Thèse Saint-Lary-Maïga

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Les chefs peuls du Yatenga à l’épreuve du changement

(Burkina Faso)
Maud Saint-Lary

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Maud Saint-Lary. Les chefs peuls du Yatenga à l’épreuve du changement (Burkina Faso). Anthro-
pologie sociale et ethnologie. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2006. Français. �NNT : �.
�tel-02496817�

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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse de doctorat

Spécialité : anthropologie sociale et ethnologie

Présentée le 20 mars 2006

par

Maud SAINT-LARY-MAÏGA

Les chefs peuls du Yatenga à l'épreuve du


changement (Burkina Faso)

Jury
Giorgio Blundo, MCF, EHESS
Mirjam de Bruijn, Professeure, ASC Leiden
Michel Izard, Directeur de recherche émérite, Collège-de-France
Jean-Pierre Olivier de Sardan, Directeur de recherche, IRD/CNRS
(directeur de thèse)
René Otayek, Directeur de recherche, CEAN
Les chefs peuls du Yatenga à l’épreuve du
changement (Burkina Faso)

Maud Saint-Lary-Maïga
A Bourëma,
REMERCIEMENTS

Ce travail s'achève à l'issue d'un peu plus de quatre années au cours desquelles
un grand nombre de personnes ont apporté leur soutien moral ou matériel. Que toute
ma gratitude aille d'abord aux Burkinabè qui ont fait preuve d'un haut sens de
l'hospitalité et de collaboration. Je pense d'abord aux chefs de Thiou et de Todiam, les
personnages principaux de cette thèse. Ma dette envers eux est immense. Ces chefs,
tout comme ceux de Banh, de Diouma et de Bosomnore ont été d'une grande
disponibilité. Toujours généreux, ils m'ont réservé un accueil chaleureux. Je remercie
tous les autres qui m'ont reçue chez eux : Saïdou Sawadogo de Bosomnore et sa
famille, Abdoulaye Tall de Dingri et les habitants du quartier de Itaore à Rom Bagare.
Je suis très reconnaissante envers les gens de Kindo Saadogo à Youba qui m'ont non
seulement accueillie mais en plus, m'ont attribué une maison afin que je sois comme
chez moi. Parmi eux, il y a bien sûr Salif Kindo, ses femmes et le vieux Saïdou dont
l'humour et la bonté sont irremplaçables. Je remercie les femmes de la concession,
jeunes et moins jeunes, pour avoir mis tant de joie dans mes séjours et particulièrement
les premiers. Je ne saurai oublier Mariam Ouédraogo à qui je dois bien plus que tout.
L'intelligence des mots et du dialogue appartient à ceux qui ont joué le rôle d'interprète
et m'ont aidée à décoder les subtilités de leur univers. Ma pensée se dirige d'abord vers
Bourëma Maïga, mais aussi Sita Diallo, Oumarou Barry et Hassane Tall.

La thèse est au jeune chercheur ce que sont les premiers édifices d'un maçon
sans expérience. Entre découvertes, erreurs, oublis et émerveillements, le travail se
construit et les conseils des maîtres expérimentés sont précieux. Je remercie d'abord
Jean-Pierre Olivier de Sardan qui a dirigé cette thèse et m'a permis de prendre
conscience de tout ce qu'apporte l'anthropologie du changement social et du
développement. Ma rencontre avec l'anthropologie s'est faite entre plusieurs "écoles",
de l'université Paris VIII-Saint-Denis à l'E.H.E.S.S. en passant par Paris X-Nanterre. Je
remercie particulièrement Faouzia Belhachemi de Paris VIII pour m'avoir tant incitée à
poursuivre dans la recherche. Messieurs Boutrais et Hamès sont de ceux qui ont lu mes
premiers écrits, m'ont conseillée et encouragée. D'autres chercheurs ont su à certaines
étapes de ce travail m'apporter un peu de leur savoir : Marc-Eric Gruénais, Pierre
Joseph Laurent, Jacky Bouju, Sten Hagberg, Jean-Pierre Chauveau et Giorgio Blundo.

5
Enfin, je dois beaucoup à Michel Izard qui n'a jamais douté que ce travail puisse
aboutir et qui s'est toujours rendu disponible.

L'isolement est le pire ennemi du chercheur et c'est à la bibliothèque du


Laboratoire d'Anthropologie Sociale puis au centre marseillais de la Vieille Charité que
je l'ai combattu. A Paris comme à Marseille, j'ai rencontré des bibliothécaires d'un
extraordinaire dévouement et d'une grande gentillesse. Mes amitiés s'adressent à Marie-
Christine Vickridge, Sandrine Lecointre et Marion Abélès ainsi qu'à Alba Balestri, Amel
Bismuth et "Boulle". J'ai pu mesurer à quel point les regards extérieurs sont importants
dans le processus d'écriture. Je remercie Anne Attané qui a relu d'un œil averti toutes
ces pages et m'a fait part, sans ambages, de ses critiques. Elisabeth Brun-Hurtado et ma
mère ont été elles aussi, des lectrices attentionnées me donnant de judicieux conseils. Je
souhaite témoigner ma reconnaissance à Cyril Lemieux et tout le groupe de l'atelier
d'écriture avec qui les séances les plus stimulantes de critique de textes ne se comptent
plus. Mes amis de la vieille charité m'ont beaucoup apporté par leur présence et leurs
connaissances. Leur passion des sciences sociales, leur amour de la vie, des bonnes
choses et des bons moments ont rendu chaque jour de rédaction plus agréable. Je
pense non seulement à Florence Bouillon et Charles Grémont mais aussi à Cyril
Farnarier, Alèssia Baldoni et Loïc Lepape.

Cette recherche n’aurait pu démarrer sans le concours de Madame Tardieu-


Dumont qui m'a attribué la bourse Louis Dumont. L'année suivante, j'ai obtenu la
bourse "aire-culturelle" de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et enfin en
tant que "lauréate du programme Lavoisier", j'ai pu poursuivre mes dernières
recherches sur le terrain. Parce qu'ils ont été présents à leur manière, merci à Céline
Lesourd, Françoise Pessidoux, Cyrille Rousset et Sylvain Saillet. Qu'il me soit permis ici
de dire à mes parents combien ils ont été généreux, financièrement mais aussi
moralement. Ils n'ont à aucun moment douté que toute passion mérite d'être vécue.

Pour finir, mes mots ne seront jamais assez forts pour exprimer à mon mari,
Bourëma Maïga, ma plus profonde gratitude. Interprète devenu mari, ce travail aurait
difficilement abouti sans lui. Du Burkina à la France, du premier entretien à la dernière
ligne de ces pages, il m'a soutenue dans chacune de ces étapes. Il m'a fait part de ses
analyses, m'a aidée à apprendre le moore et à comprendre sa société. Sa bonne humeur
et sa sensibilité ont donné à chaque instant de cette expérience, le goût du bonheur.

6
SOMMAIRE

Introduction : reconsidérer un objet. ................................................................ 17

Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga. ...... 31


Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de
différenciation. .................................................................................................. 33
I. Remarque sur les études peules .................................................................33
II. Les Peuls dans le royaume du Yatenga ....................................................38
III. L'occupation de l'espace : entre contraintes et intérêts mutuels................55
Chapitre 2. Le processus d'islamisation........................................................68
I. Remarques sur les recherches portant sur l'islam .......................................68
II. Présence discrète de l'islam dans le Yatenga précolonial ..........................71
III. Les mouvements de conversions à l'islam ...............................................80
IV. Islam et politique après les Indépendances..............................................91
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier...................................... 100
I. La chefferie comme système politique précolonial ..................................101
II. Le tournant colonial...............................................................................105
III. L'évolution postcoloniale......................................................................121

Deuxième partie : La chefferie diallube de Thiou. Réactivation des


traditions et projets de développement........................................................... 136
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie ..................................................... 148
I. Le flux migratoire : ancêtre, origines et itinéraire ....................................149
II. Les Diallube et l’Etat moaga : de l’allégeance à la défiance...................154
III. La pénétration coloniale, un moment décisif.........................................161
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, honneur et don au service du pouvoir ...... 170
I. Formation d'une société hiérarchisée .......................................................170
II. Le don et l'honneur dans l'espace public.................................................181
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie....................................... 190
I. La chefferie entre développement et politique. ........................................190
II. Sédentarisation, courtage et stratégies de développement autour du fait
minoritaire.............................................................................................................204

7
Troisième partie : La chefferie tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au
cœur du pouvoir...............................................................................................226
Chapitre 7. Passé et usages du passé. ..........................................................230
I. La formation d'une identité collective..................................................... 230
II. Les changements issus de l'époque coloniale......................................... 238
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences religieuses..................254
I. Droit musulman et jurisprudence locale.................................................. 254
II. Les connaissances ésotériques et exotériques. ....................................... 273
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux......................284
I. Soigner sa réputation. ............................................................................. 284
II. Assise économique du pouvoir.............................................................. 292
III. La chefferie religieuse : force et ambivalence....................................... 301
Conclusion générale : pour une comparaison des chefferies peules. ............. 316

8
ABREVIATIONS

A.O.F. : Afrique Occidentale Française

A.P.E.S.S. : Association Pour l'Elevage dans la Savane et au Sahel

A.S.E.S. : Association pour la Sauvegarde de l'Elevage au Sahel

C.D.P. : Congrès pour la Démocratie et le Progrès

C.D.R. : Comités de Défense de la Révolution

C.M.B. : Communauté Musulmane du Burkina

C.N.R. : Conseil National de la Révolution

C.O.N.A.T. : Comité National sur la Transhumance

F.M.I. : Fonds Monétaire International

M.D.V. : Mouvement Démocratique Voltaïque

M.L.N. : Mouvement de Libération Nationale

P.R.A. : Parti du Regroupement Africain

R.A.F. : Réorganisation Agraire et Foncière

R.D.A : Rassemblement Démocratique Africain

U.D.I.H.V. : Union pour la Défense des Intérêts de la Haute-Volta

U.N.I : Union Nationale des Indépendants.

9
NOTE SUR LES TRANSCRIPTIO NS

Dans les pages qui suivent, nous utilisons des termes issus du moore, langue des
Moose, du fulfulde, langue des Peuls et de l'arabe.

Pour le moore, nous retenons les transcriptions respectant les accords en


nombre. L'ethnonyme étant marqué par le suffixe "-se" et le singulier "-ga", cela abouti
au modèle suivant : les Moose (Mossi), un Moaga ou encore, les Fulse, un Fulga. Le moore
suppose une règle selon laquelle le toponyme admet le suffixe "-go" et la langue le
suffixe "-re". Pour ne citer qu'un exemple, le fulre est la langue des Fulse et le Fulgo, leur
"pays". Néanmoins la règle des noms de lieux n'est pas généralisable. Certains
quartiers fulse portent le nom "fulgè" et non "fulgo", de même que l'on appelle le pays des
Ninise (Samo), le Ninigi et non le Ninigo. Afin d'alléger le texte, nous avons choisi de ne
pas utiliser de signes diacritiques, à l'exception de l'accent grave et du tilde (~) pour
l'ethnonyme Marãse (sing. Marãga), le "ã" se prononçant entre le "a" et le "an" de la
langue française. Le redoublement d'une voyelle signale un son long que nous
retrouvons dans le terme "naaba". Pour les noms de lieux, nous avons fait le choix
arbitraire d'employer les noms modernes même pour les époques anciennes afin
d'homogénéiser l'écriture. Nous écrivons donc "Ouahigouya" et non "Waiguyo"
s'agissant de la capitale du Yatenga fondée par Naaba Kango, de même que nous
choisissons Ouagadougou au lieu de Wogodogo. Pour ce qui est du fulfulde, langue des
Peuls, l'usage aurait voulu que nous accordions les termes en genre et en nombre. Le
suffixe "be" indiquant le pluriel et "do", le singulier finalisant un modèle tel que les
Tooroobe, un Tooroodo ou encore les arbe, un ardo. Cependant, toujours afin d'alléger le
texte, nous avons utilisé uniquement les pluriels du fulfulde (Tooroobe, rimaïbe…). Pour ce
qui est des Peuls eux-mêmes nous avons préféré utiliser le mot français "Peul", qui
s'accorde en genre et en nombre plutôt que le mot fulfulde, Fulbe, (sing. Pullo). Les mots
arabes sont transcrits en partie sur la base de l'orthographe utilisée dans l'encyclopédie
de l'islam. On trouvera à la fin, un lexique des termes moore, fulfulde et arabes figurants
dans le texte.

11
Carte 1 . Localisation de l'étude

13
Carte 2 . Les chefferies peules du Yatenga

15
Introduction : reconsidérer un objet.

"Mort tragique d'un chef coutumier"1, "Audience du chef de l'Etat. Les chefs
coutumiers chez Blaise Campaoré"2, "Rapports chefferie coutumière-Etat de droit : une
ambiguïté à démêler"3, "L’association Voix des femmes sensibilise les chefs coutumiers et
les élus locaux" [dans la lutte contre le SIDA]4, "Duel fratricide pour un bonnet"5. Ces
quelques titres puisés dans la presse burkinabè en disent long sur la chefferie
aujourd'hui: campagnes électorales, conflits de succession mortels, aide au
développement, accusations de sorcellerie… Le domaine d'action des chefs
"coutumiers" ne se résume pas à une simple esthétique folklorique. Les chefs sont des
médiateurs qui se situent au centre de dynamiques sociopolitiques locales.

Ce travail est une contribution à l'analyse des logiques de pouvoir qui se jouent
autour de la figure du "chef traditionnel". Il s'inscrit dans le contexte particulier des
sociétés peules d'un ancien royaume moaga6 du Burkina Faso, le Yatenga. Cette étude
d’anthropologie politique conjugue un double questionnement. Le premier, qui relève
des études peules, traite d’un cas particulier où les Peuls sont en situation de marge dans
un univers dominé par les Moose. Le second questionnement pose la fonction et le rôle
du chef actuel au regard du changement et notamment à l’épreuve de la colonisation. En
nous appuyant sur l'ethnographie de deux chefferies, le fait politique est décliné sur deux
registres : l'islam et le développement.

Peuls de la marge

Présents du Sénégal au Soudan, les Peuls ont peuplé l'Afrique subsaharienne en


édifiant des formes d'organisations politiques multiples (cf. carte 3). Des grands Etats
théocratiques peuls comme le Maasina, aux petits commandements régionaux comme le

1 Lefaso.net, 14 juillet 2004.


2 Sidwaya, 10 juin 2005.
3 Lefaso.net, 17 octobre 2005.
4 Observateur Paalga, 22 décembre 2004.
5 L'événement, décembre 2001.
6 Les Moose sont majoritaires au Burkina Faso puisqu'ils représentent près 48, 6 % de la population du pays

et les Peuls 7,8 % d'après le recensement de 1991 (Atlas Jeune-Afrique 1998).


Introduction : reconsidérer un objet.

Jelgooji, l'image d'un archipel peul évoque la présence de vastes territoires de


peuplement dispersés aux côtés de petits "îlots" (Boutrais 1994). Entre les grands
royaumes et les petites chefferies, il ne faut pas oublier les Peuls marginaux qui ont su
s'intégrer dans les interstices de formations politiques fortes dominées par d'autres
groupes. C'est à cette dernière configuration que s'intéresse cette étude. Le phénomène
de marginalité, bien qu’il ne suppose aucunement l’exclusion, est donc d’abord lié au
contexte historique de l’ancien royaume du Yatenga où, dès le XVIIIè siècle, les Peuls se
sont implantés. Çà et là dans le royaume, ils ont tissé des relations spécifiques avec les
pouvoirs locaux avec lesquels ils étaient en contact direct. Quant au pouvoir central
incarné par le Yatenga Naaba, il leur accordait une autonomie relative sous réserve d'une
sorte de pacte tacite d'alliance et d'assistance mutuelle. C’est ainsi que ces minorités se
sont insérées à la société moaga dont il faut préciser dès maintenant quelques
particularités pouvant paraître paradoxales. C'est une société à la fois homogène et
hétérogène. Homogène par la langue, le système social et une culture marquée par la
double référence au pouvoir et à la terre. Hétérogène par la multiplicité des identités
collectives qui la composent. En effet, par delà la distinction entre "gens du pouvoir" et
"gens de la terre" (Izard 1985b), la société moaga est composée de plusieurs groupes
"ethniques", auxquels se superposent les catégories de forgerons et d’artisans-
commerçants. En dépit de cette hétérogénéité caractérisant la société moaga, les Peuls,
qui coexistent depuis le XVIIIè siècle avec les Moose, sont toujours restés à l'écart.
Jusqu’à aujourd’hui, ils ont conservé leur langue, le fulfulde, leur système matrimonial
endogame et ils se réfèrent à une organisation politique traditionnelle distincte de celle
des Moose. Au-delà de ces dimensions historiques et culturelles, la marginalité des Peuls
doit également être considérée sous sont aspect économique car beaucoup d’entre eux
pratiquent un agropastoralisme dont les intérêts sont peu défendus dans les sphères
politiques.

18
Introduction : reconsidérer un objet.

Carte 3 : "Une cartographie des Peuls", source : Boutrais (1994)

19
Introduction : reconsidérer un objet.

Aujourd'hui on considère que les Peuls du Yatenga se divisent en trois


principaux groupes, les Diallube, les Tooroobe et les Peuls de patronyme Barry. Au sein de
cet ensemble se sont formées cinq chefferies. Leurs chefs sont établis à Todiam,
Bosomnore, Thiou, Banh et Diouma (cf. carte 2 p 15). Bien qu'ayant reçu le titre de
"canton" à l'époque coloniale, ces chefferies n'ont actuellement plus de statut officiel
mais constituent un pouvoir local informel. Il ne faut pas surestimer leur influence qui
peut toutefois varier considérablement selon les cas. Des chefs actifs et respectés
succèdent à des chefs inactifs, impopulaires ou sans autorité. Le pouvoir qu'un chef
exerce au sein de la collectivité est donc très variable. La comparaison des cinq
chefferies peules du Yatenga en donne une illustration frappante. Ainsi à Diouma,
Adama Barry est-il un vieil homme n'ayant de chef que le titre. Loin des cérémonies en
grandes pompes, ce chef et son entourage mènent un train de vie plus que modeste. A
Bosomnore, l’autorité du chef a été largement supplantée par le "grand imam" et les
deux hommes continuent d'entretenir des relations conflictuelles. A Banh, bien qu'il soit
relativement âgé et inactif, le chef laisse derrière lui le souvenir d'une carrière bien
remplie. Le réseau de relations que les membres de son lignage (frère cadet, fils aîné)
entretiennent avec d'autres pouvoirs locaux est significatif d'une chefferie qui est loin
d'être en perte de vitesse comme peuvent sembler l'être les deux précédentes. En
revanche, à Thiou et à Todiam, nous avons rencontré de jeunes chefs investis dans des
actions d'intérêt public. Ils saisissent la possibilité que leur offre leur statut pour être de
véritables "entrepreneurs". Pour cette raison, une grande partie de ce travail leur est
consacrée. La notion d'entrepreneur doit être considérée dans une acception large, c'est-
à-dire politique, traditionnel, religieux et non exclusivement économique7. Nous
espérons, à travers ces cas spécifiques de formes politiques issues de groupes en marge
de la société moaga, réinterroger plus largement les potentialités et logiques d'action de la
chefferie. Pour cela, une approche dynamiste présente un double intérêt : elle permet de
considérer les processus de formation et de recomposition politique des chefferies mais
aussi l’usage qu’elles font de leur passé.

7Il a notamment été abordé ainsi lors du colloque de l'APAD intitulé "Entrepreneur et entreprise en
quête de normes" (2005).

20
Introduction : reconsidérer un objet.

La question du changement

L'étude des formes de pouvoir précolonial a longtemps été le domaine de


l'anthropologie politique "classique". Les nombreuses et riches monographies qui ont
jalonné l'histoire de la discipline s'attachaient à décrire parfois très finement le
fonctionnement du pouvoir politique, sa transmission, son assise religieuse et
économique. L'intérêt s'est principalement porté sur les modes de reproduction du
pouvoir et moins sur le changement. Or, les pages qui suivent révèlent que la chefferie
est d'abord une institution de "grande historicité" (Taguem Fah 2003). Qu'elle soit de
faible influence ou éminemment puissante, la chefferie a souvent été un des points
névralgiques des transformations politiques. De la mise en place du système colonial où
les Français ont besoin des chefs, à la période révolutionnaire qui les exclue violemment
de la vie politique, les chefferies se recomposent lorsqu'elles sont mises à l'épreuve du
changement. C'est pourquoi la mise en perspective historique s'impose comme une
évidence, dévoilant la nature même d'une institution politique capable d'absorber
continuellement les mutations sociales. Ce travail ne prétend pas faire une histoire de la
chefferie depuis le XIXè siècle. Nous entendons, à la lumière de nos enquêtes effectuées
dans les cinq chefferies et plus particulièrement à Thiou et Todiam, cerner les
événements historiques qui s'expriment comme ayant été des moments charnières pour
le devenir des chefferies peules : peuplement des Peuls dans le Yatenga, processus
d'islamisation, conquête coloniale, traité de protectorat, création des "cantons" peuls,
"hamallisme" et son retentissement dans le Yatenga, Révolution.

La chefferie comme objet d'étude doit également être reconsidérée à la lumière


des phénomènes politiques contemporains. Depuis le début des années 1990, historiens8
et anthropologues9 se penchent sur le phénomène de "retour des rois" dans les sphères
politiques (Perrot et Fauvelle-Aymar 2003). Ces auteurs montrent que les chefferies et
les royautés réapparaissent sous des formes nouvelles, dans un contexte nouveau. Les
manifestations de ce retour sont multiples : les élites cumulent des fonctions
administratives et traditionnelles, certains chefs se font entrepreneurs ou interviennent
dans des mouvements internationaux de pacification10, des cérémonies d'intronisation

8 Coquery-Vidrovitch (2003), Somé (2003), Traoré (2000).


9 Rouveroy van Nieuwaal (2000), Bako-Arifari et Le Meur (2000), Soumoni (2003), Warnier (2003).
10 Comme à Niamey où en 1996 onze rois se sont réunis pour proposer leur médiation dans différents

pays déchirés par la guerre civile (Perrot et Fauvelle-Aymar 2003).

21
Introduction : reconsidérer un objet.

sont sur-médiatisées. Il est donc nécessaire de s'interroger sur les rapports entre les
"organisations politiques traditionnelles et les organisations politiques modernes"
comme le préconisait Georges Balandier (1967/1995 : 10) il y a plus de 35 ans. Dans Le
retour des rois, les contributeurs déclinent une multitude de relations possibles entre la
chefferie et l'Etat, allant de l'exclusion à l'intégration. A plusieurs égards, nous
interrogeons la relation entre chefferie et Etat, en tentant aussi de confronter les réalités
globales avec le local. Ceci permet de voir de quelle manière les chefs gèrent les
contraintes imposées d’en haut.

La chefferie et la gouvernance locale

Il nous paraît néanmoins réducteur de considérer la chefferie dans ses seuls


rapports avec l'Etat. Cette institution est aussi un pouvoir local qui participe parfois à la
création et à la gestion de biens ou de services collectifs (judiciaires, fonciers,
hydrauliques, éducatifs). Pour ce faire la chefferie dispose de ses réseaux relationnels, de
son mode de "gouvernementalité", d'une idée du service public et de critères de
légitimité et d'éligibilité qui lui sont propres. A cet égard, nous souhaitons voir en quoi la
chefferie peut être considérée comme une forme de gouvernance locale. Précisons que
la notion de gouvernance est réapparue dans le contexte de crise des politiques
d'ajustement structurel à destination de l'Afrique. La Banque Mondiale focalisait sa
réflexion sur les réformes à promouvoir dans ces Etats, à savoir, favoriser une bonne
administration, accroître la responsabilité des dirigeants et des agents de l'Etat à l'égard
des citoyens, garantir la transparence et asseoir la primauté de l'Etat de droit. Ces
critères ont par la suite déterminé l'aide financière octroyée aux pays en voie de
développement. Ainsi au début des années 1990 une mutation des institutions africaines
s'opère-t-elle : décentralisation, développement des associations, transfert de
compétence vers des acteurs privés. On pourra notamment voir en quoi la chefferie
peut récupérer certaines de ces compétences et interroger son rôle dans la gouvernance.
Comme le préconise Giorgo Blundo, il importe d'analyser empiriquement le sens que
peut revêtir la gouvernance une fois débarrassée de ses valeurs normatives et de
considérer la manière avec laquelle les différents acteurs sociaux définissent et règlent les
affaires qu'ils conçoivent comme publiques (Blundo, 2002). Des auteurs11 ont montré

11 Voir à ce sujet Blundo (2002), "La gouvernance au quotidien en Afrique : les services publics et
collectifs et leurs usagers".

22
Introduction : reconsidérer un objet.

que des services qui relevaient autrefois de l'action de l'Etat sont aujourd’hui produits
par des institutions à caractère non étatique comme des associations, des groupements
de quartier, des O.N.G. nationales ou internationales, mais aussi par des acteurs privés
comme les notables ou les gros commerçants. Bien que cela soit loin d'être une règle
générale, certains chefs investissent leur fonction dans ce sens. C'est le cas de ceux de
Todiam et de Thiou.

A Todiam, le chef est quotidiennement sollicité par des personnes venant lui
soumettre une requête : bénédictions, conseils juridiques, règlement de conflits
conjugaux, accusations de sorcellerie. Il se trouve au centre d'un service judiciaire qui
atteste de son autorité sur une population allant bien au-delà de la seule référence
ethnique ou villageaoise. Le processus d'islamisation et les conversions récentes et
massives des Moose à la religion du prophète participent de son influence croissante.
L’exemple de cette chefferie donne à voir une forme de pouvoir où se cumulent en la
seule personne du chef des pouvoirs politico-traditionnels et des pouvoirs religieux. A la
fois descendant des chefs de cantons de l'époque coloniale et cheikh initié à Nioro au
Mali, le chef de Todiam porte en lui l'histoire d'un groupe marquée par le hamallisme,
une branche de la tidjâniyya malmenée par l'administration coloniale. Par conséquent, il
faut voir l'émergence de cette chefferie islamique sous le signe de l'ambivalence : entre
docilité et résistance vis-à-vis des autorités coloniales. En outre, si cet attachement au
hamallisme est encore aujourd'hui clairement revendiqué, il s'inscrit dans des enjeux
nouveaux. L'allégeance au grand maître établi à Nioro garantit au chef un pouvoir de
bénir dont il ne faut pas sous-estimer les effets structurants dans la confrérie et les
implications économiques. Inscrite dans des logiques d' "économie de la prière" (Last
1988, Soares 1996), la chefferie de Todiam gère les ressources des innombrables
demandes de bénédictions.

En effet, une chefferie ne peut s'ériger en forme de gouvernance locale si elle ne


dispose pas de ressources économiques. Certes, les chefs dont il est question ici ne
vivent pas dans l'opulence, mais ils sont au centre d'une circulation de richesses qu'ils
savent répartir. Ces chefs ne sont pas des "figures de la réussite"12 mettant en scène une

12 Dans leur article "Les figures de la réussite et imaginaires politiques", Richard Banégas et Jean-Pierre
Warnier (1999) analysent l'émergence de nouvelles figures de la réussite comme le sportif, l'opérateur
religieux ou le "diaspo", alors que d'autres comme l'intellectuel diplômé ont vu leur valeur sociale se
dégrader. Les auteurs considèrent que ces acteurs mettent en scène une "culture matérielle du succès"

23
Introduction : reconsidérer un objet.

richesse matérielle. Ils vivent modestement (ils possèdent tout au plus une moto, une
voiture et une belle cour), mais n'en demeurent pas moins dans une position sociale
singulière faisant d’eux les acteurs principaux dans leur espace de gouvernance. Sans nier
les intérêts personnels qu'ils tirent de ce jeu, dont le plus significatif est le prestige social,
il faut s'interroger sur les contraintes inhérentes à leur fonction. Le statut des chefs est le
plus souvent informel et il est essentiel de rappeler qu'ils ne perçoivent plus de
rémunération comme à l'époque coloniale. Pourtant leur budget est lourd (Olivier de
Sardan 1998) et leurs actions nécessitent des moyens financiers. Ce qui les pousse à se
consacrer à des activités pourvoyeuses de ressources.

A Thiou, c'est dans le domaine du développement que se concentre


principalement l’action du chef. Aujourd'hui chef-lieu de département et commune
rurale13, Thiou reçoit des revenus au titre de l'aide au développement affectés depuis les
années 1990 à l'économie locale. En effet, le processus de décentralisation s’est
accompagné d'une réorientation de l'aide internationale vers les collectivités territoriales,
mais aussi d'une multiplication des services déconcentrés de l'Etat (Blundo et Jacob
1997) et des représentants du pouvoir à l'échelle villageoise. Dans cette petite ville où le
pouvoir est diffus, les financements provenant des pays occidentaux drainent des
ressources économiques que de nombreux intermédiaires sont en mesure de contrôler :
président du groupement coopératif, fonctionnaires de la santé, villageois scolarisés. Ces
"courtiers en développement" sont, au même titre que le chef "traditionnel", des
médiateurs entre les organisations internationales et les bénéficiaires des aides. La
chefferie constitue ici le socle sur lequel le chef ou ceux qui revendiquent leur lien avec
la chefferie peuvent s'appuyer pour mener à bien des projets de développement. En
outre, le pouvoir du chef découle de l'attitude bien disposée de ses prédécesseurs vis-à-
vis des pouvoirs coloniaux et de l'éducation scolaire. Ceci leur a permis d'être insérés
dans les sphères politiques ou, au moins, d'entretenir un réseau de relations issues de ce
milieu. Les exemples des projets d'alphabétisation en fulfulde et d'aménagement territorial
montrent que les stratégies de réussite de ceux qui mettent en place ces projets à l'ombre
de la chefferie s'ancrent fortement dans un discours sur la marginalité des Peuls.

exhibant de manière emblématique la richesse matérielle et l'argent. Ils reconnaissant néanmoins que cette
analyse n'englobe pas les "figures de la réussite" qui, intentionnellement, ne participent pas à une "culture
matérielle du succès". Les chefs peuls du Yatenga s'inscrivent plutôt dans cette dernière catégorie.
13 Le représentant de la commune rurale est un préfet-maire, il n'y a donc pas d'élections communales à

Thiou.

24
Introduction : reconsidérer un objet.

Cette thèse s’articule autour de questions visant à comprendre d’abord la place


des chefferies peules au regard de leurs transformations et recompositions passées, mais
aussi de quelles manières elles appréhendent aujourd'hui la gestion de biens et de
services considérés comme collectifs.

De la découverte du terrain à l'élaboration du sujet d'étude.

Ce travail est issu d'une expérience de terrain dont les premiers jalons ont été
posés par un séjour de deux mois à Youba dans le cadre d'une maîtrise d'anthropologie
portant sur les forgerons (Saint-Lary 2000). Le projet de thèse préparé en D.E.A (Saint-
Lary 2001) a orienté notre intérêt sur la question de la cœxistence entre des éleveurs
peuls et des agriculteurs moose. Face au nombre réduit d’études sur les Peuls du Yatenga,
nous avons, dès le premier terrain, choisi de porter notre attention sur ce groupe plutôt
que sur les relations entre éleveurs et agriculteurs. Compte tenu de notre intérêt pour les
questions politiques, nous avons naturellement choisi d’enquêter sur les chefferies.

Cette recherche s'est déroulée en plusieurs étapes : les douze mois de terrain ont
été échelonnés en cinq séjours entre août 2001 et juin 2004. Ce choix présente l'intérêt
de pouvoir affiner et préciser progressivement la recherche au fil des allers-retours :
l'éloignement, les lectures et les séminaires permettent un recul indispensable pour
formuler de nouvelles questions. Au départ, nous pensions pouvoir étudier les cinq
chefferies peules du Yatenga, mais réalisant combien ce projet était ambitieux pour une
thèse, nous avons décidé de restreindre cette étude aux deux grandes chefferies de
Thiou et de Todiam14. Contrairement aux autres chefs, ceux-là nous sont apparus
comme de véritables entrepreneurs, illustrant que les chefs sont des acteurs capables
d’adopter des stratégies pour faire leur place dans des logiques de pouvoir. Les cas de
Thiou et de Todiam nous donnaient à voir que la chefferie n’est pas une simple
institution folklorique.

Le travail préalable dans les cinq chefferies a eu néanmoins une valeur


heuristique importante, car il a permis de dresser les grandes lignes de ce que l'on
pourrait appeler une "logique peule de pouvoir" dans un pays dominé par les Moose, de
cerner les différentes pratiques politiques en fonction des histoires locales et d'éviter

14Cette idée a été suggérée par Pierre-Joseph Laurent, Marc-Eric Gruénais, Jacky Bouju et Sten Hagberg,
lors des journées de l'école doctorale, nous les en remercions.

25
Introduction : reconsidérer un objet.

toute généralisation abusive. Enfin, ces premières enquêtes ont permis d'appréhender les
importantes variations en terme d'autorité et de pouvoir des chefs, observées d'une
localité à l'autre. Souhaitant vivre en immersion dans le milieu afin de mener des
enquêtes participantes, nous avons séjourné chez les chefs (excepté à Bosomnore où
nous étions dans une famille moaga). Or, vivre chez un chef ne va pas nécessairement de
soi. Etre familiarisé avec les codes sociaux en vigueur dans l'univers rural ne suffit pas
pour pénétrer les réalités sociales qui caractérisent le monde des chefs. La vie de cour, la
manière dont un chef mène une conversation et les prosternations quotidiennes des
visiteurs venant le saluer ou encore les rapports de domination du chef sur ses "sujets"
fournissent autant de scènes de la vie quotidienne devant être comprises.

Les explications détaillées de nos objectifs n'ont jamais empêché les chefs de
vivre notre "enquête participante" comme une intrusion dans leur vie, voire comme un
travail cachant des objectifs mal intentionnés. A Todiam, la méfiance du chef était due
au fait que nous sommes arrivés en pleine crise de succession. Prenant le turban en
janvier 1999, le chef a été confronté à d'importants conflits. Son homologue de Thiou y
était impliqué en tant que beau-frère d'un des protagonistes. Les conflits se sont
envenimés et des accusations entre les deux chefs ont été diffusées à la radio,
notamment en 2001, année de notre premier séjour à Todiam. La perspective de
recevoir une étrangère devant séjourner également à Thiou, n'était donc pas là pour
rassurer le chef de Todiam. Séjour après séjour, les soupçons se sont dissipés15 et le chef
s'est révélé être un informateur très précieux. A Thiou, le sentiment de méfiance du chef
n'a par contre jamais réellement disparu. La sensation d'être sous son contrôle constant
nous a souvent donné l'impression de faire intrusion chez lui. La peur d'être présenté
comme un personnage corrompu et l'appréhension que de vieux conflits interfamiliaux
resurgissent, telles pouvaient être certainement les inquiétudes du chef de Thiou. Cette
crainte est surtout celle de voir un jour décrites de façon explicite, des relations sociales
et politiques qui par essence même, sont implicites. La méfiance à laquelle nous avons
été confronté est pour le moins compréhensible et la question de la restitution de ce
travail se posera probablement un jour16.

15 Comme le souligne Olivier Schwartz (1993), le temps et la quotidienneté sont deux agents puissants de
banalisation de l’ethnographe.
16 Sur les questions de méfiance réciproque entre enquêteur et enquêtés et sur les difficultés liées à la

restitution, on renvoie aux contributions de l’ouvrage dirigé par Florence Bouillon, Marion Fresia et
Virginie Tallio (2005).

26
Introduction : reconsidérer un objet.

Un autre problème s'est posé : celui de l’"enclicage" (Olivier de Sardan 1995b).


Vivre chez les chefs ferme certaines portes, et notamment celles du monde des
descendants des esclaves, rimaïbe. Ce sentiment d'être assimilé à un groupe nous est
apparu beaucoup plus nettement chez les Tooroobe, c'est-à-dire à Bosomnore et à
Todiam, que dans les autres localités. Parler de l'histoire des rimaïbe, et donc des
conditions de leur mise en captivité, était si difficile à Bosomnore qu'un devoir
d'autocensure s'est imposé de lui-même. Pourtant cette réserve bienveillante s'est avérée
par la suite ne pas être toujours pertinente. En effet, à Thiou, les discours à ce sujet sont
dégagés de tabou comme en témoignent les démarches généalogiques des rimaïbe qui
tentent de retrouver leur famille d'origine dans les lieux où leurs ancêtres ont été
capturés. L'attitude des rimaïbe à l’égard de leur propre histoire variant d'un milieu à
l'autre, aucune règle ne peut être établie en la matière.

Grâce aux enquêtes "participantes", nous avons pu appréhender ces différents


mondes du pouvoir par le biais de l'observation quotidienne que nous avons conjuguée
à des entretiens nous permettant ainsi d'accéder à une histoire orale. Bien que notre
méconnaissance du fulfulde ait été, de toute évidence, un inconvénient, nous avons autant
que possible effectué des entretiens dans la langue maternelle de nos locuteurs. Dans
chacun des lieux d'enquête, Bourëma Maïga nous a accompagné et s'est chargé de la
traduction en français des entretiens en moore. Avec son aide, nous avons recherché sur
place un interprète issu de la société peule pour traduire les entretiens en fulfulde. Sur les
douze mois passés dans le Yatenga, 105 entretiens enregistrés ont été effectués avec
l'accord des interlocuteurs et traduits directement en français. A Todiam, où aucun
habitant n'a été en mesure d'accomplir ce travail d'interprète, car personne n'était
scolarisé en français, les entretiens ont été menés en moore. Il faut dire que les Peuls du
Yatenga, et plus particulièrement les hommes, maîtrisent souvent parfaitement le moore.

Nos enquêtes ont donc consisté en des observations, des discussions


improvisées et des entretiens formels semi directifs. Au départ, notre grille de questions
était ouverte à de nombreux domaines liés à l'histoire et à la vie sociale : généalogies de
chefs, récits de fondation, islamisation, pénétration coloniale, agrégation de groupes

27
Introduction : reconsidérer un objet.

formant aujourd'hui la société peule, tels que les captifs, maccube17 ou les artisans et
griots, nyeyybe et laobe. Le contexte social singuliers que constitue chaque chefferie a
appelé à des approfondissements différents. Pratiques et conceptions du droit
musulman, constitution des savoirs coraniques, histoire du hamallisme, perception de
l'école sont autant de questions qui se sont imposées avec force à Todiam. A Thiou,
d'autres interrogations ont commandé nos enquêtes : la formation scolaire des chefs,
leurs rapports aux institutions étatiques, les conséquences de la construction du barrage,
les enjeux de l'alphabétisation en fulfulde.

***

Les pages qui suivent se divisent en trois parties, chacune étant composée de
trois chapitres.

La première partie, "Marginalité et dynamiques politiques dans le


Yatenga", permet de comprendre l'émergence et les recompositions des chefferies
peules du Yatenga. On considère ici que les "frontières ethniques" entre Peuls et Moose
se maintiennent dans des rapports d'interdépendances politique et économique. Le
chapitre premier traite de la question des relations interethniques dans le Yatenga à
partir de la littérature disponible, mais aussi sur la base de nos propres données
recueillies dans les cinq chefferies où nous avons séjourné. Il s'agit de voir qu'au XVIIIè
siècle, lorsque les Peuls s'établissent dans le Yatenga, des mécanismes de différentiation
ethnique s'amorcent. On comprend alors la place des chefferies peules dans cet ancien
royaume moaga dont nous retraçons brièvement l'histoire. Des interdépendances de tous
ordres sont à l'œuvre et les relations entre Peuls et Moose s'imprègnent d'ambivalence :
entre symbiose et méfiance, les deux groupes n'en restent pas moins étrangers les uns
pour les autres. Ceci est vrai de l'intégration politique autant que du rapport à l'espace.
Le chapitre 2 décrit les mêmes logiques relationnelles dans le domaine du religieux.
L'objet est de montrer le processus d'islamisation dans le Yatenga qui compte
aujourd'hui près de 85 % de musulmans alors qu'en 1925 seulement 10% de la
population était islamisée. Ce chapitre doit permettre de comprendre qu'il n'y a pas, dans
le Yatenga, un processus unique d'islamisation, mais plusieurs mouvements de

17 Avant la "pacification", les maîtres appelaient leurs esclaves, maccube (sing. maccudo). Ce terme a
aujourd'hui cédé la place à celui, plus respectueux de dimaïdjo (plur. rimaïbe), qui implique la notion
d'affranchissement et se traduit parfois par "serviteur" ou "ancien captif".

28
Introduction : reconsidérer un objet.

conversion. Ceci aboutit à une pluralité de manières de concevoir sa pratique de l'islam


et à une valorisation des chefs musulmans issus de groupes anciennement islamisés
comme le sont les Tooroobe de Todiam. Le chapitre 3 tente d'abord d'éclairer la notion
polysémique de "chefferie" qui désigne des formations politiques précoloniales mais
aussi contemporaines. Cette notion a cheminé dans l'histoire de notre discipline autant
que dans l'histoire politique de l'Afrique. Ce chapitre ne s'en tient pas à l'exercice de
décryptage de ce qu'est la chefferie. Nous montrons que la période coloniale a marqué
une rupture majeure pour les chefferies peules du Yatenga puisque les chefs peuls
obtiennent le titre de "chef de canton". L'histoire révèle que les chefs ont fait des choix
stratégiques et qu'ils ont saisi des opportunités dont ils n'imaginaient certainement pas
les conséquences. A l'épreuve du changement, la chefferie se recompose, même lors de
la Révolution lorsqu'elle vécut ses jours les plus noirs.

La seconde partie est intitulée "La chefferie di allube de Thiou. Réactivation


des traditions et projets de développement". Dans le chapitre 4, on voit clairement
que si l'histoire est régulièrement convoquée, c'est parce qu'elle asseoit la légitimité des
pouvoirs traditionnels. Toutefois, nous ne nous contentons pas ici d'analyser les usages
du passé. Il s'agit de reconstruire une histoire mettant en lumière des logiques de
peuplement, et la formation d'un groupe. Le pouvoir chez les Diallube a pris corps dans
un processus de construction identitaire étroitement lié aux aléas de l'histoire (batailles,
relations avec l'Etat moaga précolonial, pénétration coloniale, décentralisation…). Le
chapitre 5 interroge le sens concret des rhétoriques de la hiérarchie du don et de
l'honneur, formulées lors d'une la réunion. Cet instant de la vie publique nous permet
d'examiner les échanges portant sur les devoirs de chacun dans la collectivité ainsi que
la réactivation des rapports hiérarchiques anciens. On constate que hiérarchie sociale,
honneur et don forment des éléments centraux du pouvoir en action. Enfin, dans le
chapitre 6, la chefferie s'accommode d'un jeu entre mouvements à caractère identitaire,
développement et politique. On voit comment le chef ou d'autres acteurs se réclamant
de la chefferie peuvent mettre leurs moyens de captation et de redistribution des flux
d'aide au développement au service de leur pouvoir. Il s'avère que les catégories des
domaines du politique et du développement se chevauchent et s'interpénètrent.

La troisième partie intitulée "La chefferie tooroobe de Todiam. Quand l'islam


est au cœur du pouvoir" met en scène des logiques de légitimation du pouvoir

29
Introduction : reconsidérer un objet.

analogues à celles observées à Thiou, notamment s'agissant des usages du passé. Le


domaine d'action du chef de Todiam est, quant à lui, tout autre. A la fois chef et cheikh
de la tidjâniyya, c'est un homme reconnu de ses coreligionnaires dans le Yatenga. Ses
liens avec le maître de la confrérie établi à Nioro tiennent autant à l'histoire des Tooroobe
et de Todiam qu'à une stratégie actuelle revandiquée. C'est ce que nous montrons dans
le chapitre 7. L'activité religieuse et judiciaire observée aujourd'hui à Todiam résulte
d'un processus historique qui débute avec la construction d'une identité collective
tooroobe au Yatenga, puis avec la formation de quatre factions reconnaissant un même
ancêtre et qui se poursuit avec la pénétration coloniale. Cette période de l'histoire est
décisive pour deux raisons : c'est la mise en place de la chefferie et aussi l'émergence du
"hamallisme". Le chapitre 8 présente différentes procédures de décision de justice.
Ainsi, l'application des textes sacrés est-elle loin de se soumettre à une norme figée et
rigide, elle relève plutôt d'une forme de jurisprudence. En outre, le pouvoir est fondé sur
des compétences détenues par les juristes de Todiam. Au-delà de leur pratique juridique
bien huilée, leurs connaissances exotériques et ésotériques sont déterminantes. En effet,
l'apprentissage des savoirs religieux et la pratique mystique sont considérés comme des
voies d'accès à la connaissance de la volonté divine, ce qui n'est pas sans garantir la
réputation de la localité. Le chapitre 9 interroge le cumul des pouvoirs politico
traditionnels et religieux en la seule personne du chef. Ce fait donne à la chefferie toute
sa force mais dévoile également les ambiguïtés et ambivalences qui en découlent
inévitablement. Il s'agit notamment de mettre en évidence les contradictions inhérentes
aux représentations du pouvoir politique, mais aussi d'analyser les logiques particulières
de valorisation de l'image de la chefferie lors de l'intronisation. Enfin l'implantation
d'une école primaire à Todiam ayant provoqué peurs et querelles, constitue à notre sens
un cas tout à faite éclairant sur les mécanismes de rivalité lors de la transmission du
pouvoir, les tensions entre islam et innovation et leur manipulation.

30
Première partie : Marginalité et dynamiques
politiques dans le Yatenga.

photo 1 : Marché de bétail, Thiou


Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga

Les cinq chefferies peules du Yatenga pourraient aujourd'hui être aisément présentées
comme des institutions "traditionnelles" en place depuis un lointain passé. A regarder
de plus près, on constate que ce pouvoir n'est souvent guère plus ancien que la
pénétration coloniale. Néanmoins, depuis le XVIIIè siècle où les Peuls commencent à
s'installer dans le Yatenga, leurs relations avec les populations qui peuplent le royaume
conditionnent fortement leur place dans cet espace politique. Comprendre la formation
des chefferies peules, c'est avant tout mesurer ce qu'est pour les Peuls qui s'installent, le
rapport à l'espace et aux autres. Les relations entre les Peuls et les Moose dans le
Yatenga montrent que les groupes peuvent interagir et s'emprunter des traits culturels
et établir des liens d'interdépendance sans pour autant perdre leur identité. Le maintien
des frontières ethniques entre Peuls et Moose a, d'une certaine manière, conduit les
autorités coloniales à favoriser la création des "cantons" peuls pour mieux administrer
ces populations.

Nos investigations menées dans les cinq chefferies peules du Yatenga et


quelques localités alentours nous permettent de reconstituer les dynamiques politiques
liées au phénomène de marginalité. Les deux premiers chapitres de cette partie
montrent comment les frontières ethniques entre les deux groupes se maintiennent
depuis que les Peuls se sont installés dans le Yatenga et que leurs relations sont
marquées d’ambivalence, parfois d’hostilité ou d’ignorance mutuelle et souvent
d'interdépendance. Cela s'observe aussi bien dans le domaine des relations sociales et
économiques (chapitre 1), que sur le plan religieux (chapitre 2). Ces considérations
permettent de prendre la mesure du fait que dans cet environnement socioculturel
particulier, les Peuls en marge de la société moaga, se fraient une place, forment des
groupes, puis des chefferies (chapitre 3). De la période coloniale à aujourd'hui, la
chefferie n'est jamais épargnée par les aléas de l'histoire et les vicissitudes politiques…

32
Chapitre 1. Peuls et M o o s e :
interactions sociales et logiques de
dif férenciation.

I. Remarque sur les études peules

Dispersés sur la vaste bande sahélienne, les Peuls et locuteurs fulfulde


représentent près de six millions d’individus (Dupire 1970 : 13). Comme le rappelle
Thomas Bierschenk (1997 : 5), l'abondante littérature à leur égard révèle toute la
fascination qu'ils ont produit sur les explorateurs et représentants de l'administration
coloniale autant que sur les chercheurs. Plus de deux mille références ont été recensées
en 1977 dans la bibliographie de Christiane Seydou. A cela s'ajoutent de nombreuses
publications dont certaines trouvent leur origine dans les travaux du groupe d'études
comparatives des sociétés peules (Greful)1. La littérature qui nous intéresse touche
principalement aux thèmes de l'identité, du pastoralisme, des rapports de domination et
de hiérarchie, tous étant nécessairement imbriqués.

Au Burkina Faso, plusieurs études portant sur le monde peul ayant été menées
(cf. carte p. 36), il est nécessaire d'en faire un rapide tour d'horizon. Dans le Jelgooji,
région septentrionale du pays dont la population entretient des relations particulières

1 Ce groupe de recherche, fondé en 1989 par Jean Boutrais, Roger Botte et Jean Schmitz (CEAf), s'est
réuni tous les premiers lundis de chaque mois dans le cadre d'un séminaire consacré à la "diaspora des
Fulbe" (selon l'expression des organisateurs). Au rythme de deux ou trois exposés par séance, ce
séminaire a attiré, tout au long de son existence, des anthropologues, géographes et historiens,
européens et africains, permettant ainsi le croisement de nombreux parcours individuels de recherche.
Grâce à ses rencontres, à ses échanges de savoirs, le Greful a donné à chacun la possibilité d'inscrire ses
propres travaux dans des problématiques plus larges relevant des sociétés peules. L'année 2005 marque
la fin volontaire de cette aventure.
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

avec ses voisins peuls du Yatenga2, plusieurs travaux ont attiré notre attention. La thèse
de l'historien Hamidou Diallo intitulée "Les Fulbe de Haute-Volta et les influences
extérieures de la fin du XVIIIè à la fin du XIXè siècle" (1979), sont d'une grande utilité
pour comprendre les flux de peuplement dans le bassin voltaïque, ainsi que les conflits
et les alliances historiques qui se sont opérés à l'heure où retentissait le jihad de Seku
Amadu au Maasina. Nous avons constaté avec étonnement que la "contribution à
l'histoire du Djelgodji" de Patrick d'Aquino et Saïdou Dicko (1999) ne fait pas mention
des travaux d'Hamidou Diallo, pourtant incontournables pour traiter de l'histoire de la
région. L'ouvrage d'anthropologie introspective de Paul Riesman (1974) reste, malgré
les critiques dont il fait l'objet, une source de réflexion pour comprendre les rapports
d'autorité et ce que représente cette catégorie morale qu'est la honte pour les Peuls. Au
Nord-Est, l'ancien émirat du Liptako fut dominé par les Peuls après 1804. Une partie
des recherches de Hamidou Diallo (1979) est consacrée à cet espace politique mais on
peut noter également les travaux d'historiens tels qu'Anna-Marie Pillet-Schwartz (1999)
et plus anciennement Paul Irwin (1976). Plus à l'est encore, aux confins du pays
gulmance étudié par Georges Madiéga (1982), se trouve une enclave peule, le Yagha. Les
travaux que l'anthropologue Brigitte Thébaud (2002) y a menés sont d'un grand intérêt.
Comparant les fondements du pastoralisme au Niger oriental et au Yagha burkinabè,
l'auteur montre le poids des contraintes auxquelles sont soumis les agropasteurs pour
garantir la survie de leur troupeau et la reproduction de leur société. Elle critique
vivement les théories prônant la disparition de l'élevage extensif et met en évidence la
nécessité d'une "économie de partage" fondée sur l'équilibre entre agriculture et
pastoralisme. Enfin, elle montre les limites d'un tel système toujours happé par des
déséquilibres structuraux d'où l'agropasteur ne sort pas souvent gagnant. D'une
manière générale, les rapports entre les Peuls et leurs "hôtes" sédentaires font l'objet de
mécanismes relationnels bien étudiés. Le travail effectué par Mark Breusers (1998),
intitulé On the move. Mobility, land use and livelihood practices on the central plateau in Burkina
Faso, se focalise sur ces questions en privilégiant les conséquences des migrations sur
l'accès aux terres et les "arrangements" qui en découlent. Dans cette région du plateau
central fortement touchée par les flux migratoires, les Peuls sont considérés comme

2 Les relations ont un caractère religieux, puisque beaucoup de Peuls du Yatenga vont faire une partie de
leurs études coraniques dans le Jelgooji. Les relations se manifestent également par des mariages. Sur le
plan administratif, il faut garder à l'esprit que le cercle de Ouahigouya regroupait le Yatenga et les
cantons peuls de Djibo, Tongomayel et Baraboulle situés dans le Jelgooji.

34
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

ceux qui, bien qu'étant restés sur place depuis plusieurs générations, reprendront à un
moment leurs errances. L'antagonisme des conceptions des Moose et des Peuls sur
l'accès à la terre suscite des interrogations. L'auteur analyse les représentations que
chacun a de l'autre et les interdépendances socio-économiques entre agriculteurs et
pasteurs. Le rapport de Thierry Quéant et Cécile de Rouville intitulé, Agriculteurs et
éleveurs de la région du Gondo-Sourou (1969) révèle que cette question des rapports entre
agriculteurs et éleveurs n'est pas nouvelle. Elle a également intéressé les géographes tels
que Michel Benoît (1977, 1982) et Jean-Yves Marchal (1983) précisément portés sur le
Yatenga. Le premier a d'abord étudié le pastoralisme dans la région du Boobola pour
ensuite s'intéresser au Yatenga qui constitue une zone où le pastoralisme est en "état de
survie". Cette analyse est alors confirmée et approfondie grâce au travail
impressionnant de Jean-Yves Marchal (1983) qui a consacré sa thèse d'Etat à l'étude du
pastoralisme dans le centre du Yatenga. Avec les monographies de quelques
administrateurs du cercle de Ouahigouya (Noiré 1904, Vadier 19093, Tauxier 1917), ces
travaux de géographie humaine sont à notre connaissance les seules études
systématiques qui aient porté sur les Peuls du Yatenga. Certes, Anne Bergeret (1999)
s'est penchée sur la question des savoirs pastoraux dans la région de Banh, mais son
travail ne reste qu'une étude ponctuelle. Enfin, si les auteurs précédemment cités se
sont plus spécifiquement intéressés aux moyens de conserver un mode de vie
agropastoral, et donc aux relations d'interdépendance avec les populations
d'agriculteurs, la question des conflits ne reste souvent qu'évoquée. Les mécanismes de
pouvoir, d'aggravation et de règlement des conflits ont été analysés à partir des cas
d'affrontements sanglants entre éleveurs peuls et agriculteurs qui ont soulevé la région
de Bobo-Dioulasso en 1995. Cette tragédie a fait l'objet de deux études principales
(Ouédraogo 1997, Hagberg 2000). S'agissant des études peules traitant de questions
politiques, les travaux de Youssouf Diallo, parmi lesquels, sa thèse, "Les Fulbe du
Boobola. Genèse et évolution de l'Etat de Barani" (1997), traite de ce petit Etat situé au
sud-ouest du Yatenga. Par de nombreux aspects, l'approche de cet auteur retient notre
attention. D'abord parce qu'une place importante est assignée à la perspective
historique permettant de dégager les processus de recomposition du pouvoir au gré des

3 Cité par Tauxier et Benoit.

35
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

aléas de l'histoire. Ensuite, Barani est un Etat4 qui a entretenu des relations
commerciales et politiques avec le Yatenga avant et pendant la colonisation.

Carte 4 . Des études peules au Burkina

Nous souhaitons maintenant aborder la littérature portant sur les Peuls au-delà
des frontières du pays. D'une manière générale, si "la quête des invariants caractérisant
le monde peul s'est avérée bien décevante" (Schmitz 1999 : 23), elle a tout de même
permis de montrer avec force l'hétérogénéité des configurations sociopolitiques peules.
Dans L'archipel peul (1995), Jean Schmitz et Roger Botte montrent que ce vaste
ensemble ne peut désormais plus être analysé à travers la dichotomie simpliste : Peul
nomade, païen, de la brousse/Peul sédentaire, musulman, des villes. Les auteurs
remarquent que le "paradoxe identitaire" qui traverse les sociétés peules est lié au fait
que l'opposition est aussi forgée par les Peuls eux-même au XIXè siècle, et précisément

4 Dans sa thèse, Youssouf Diallo fait le choix de désigner Barani comme un Etat. En revanche, dans
d'autres travaux (Diallo 1994), il considère Barani comme une chefferie. Ce qu'il faut retenir est qu'il
s'agit d'une forme de pouvoir centralisé.

36
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

par les musulmans (Schmitz et Botte 1995). Après les jihad des XVIIIè et XIXè siècles
menés par des Peuls, des Etats musulmans voient le jour au sein desquels les pasteurs,
présentés comme des païens, sont sédentarisés. On reconnaît désormais l'hétérogénéité
du monde peul et on considère l'ethnicité en tenant compte des analyses développées
autant par les Peuls que par les Européens. En effet, si l'on suit de près les discours
concernant les Peuls sur à peu près deux siècles, on ne peut que constater combien les
manipulations idéologiques y ont toujours été fortes (Boëtsch et Ferrié 1999)5. D'une
manière générale en Afrique de l'Ouest, on observe un essor des mouvements à
caractère ethnique au sein des communautés peules à l'occasion desquels les
stéréotypes sont mobilisés et où le pulaaku est présenté comme un symbole identitaire
figé et immuable. Récemment, Günther Schlee note à juste titre la nécessité de
s'intéresser davantage à la question de l'ethnicité peule dans des situations marginales
(Diallo et Schlee 2000). Par exemple les populations d'origine non peule "fulanisées"
ou des Peuls "arabisés", "songhaysés" ou "dogonisés" (de Bruijn et van Dijk 19886)
constituent des cas cruciaux. Günther Schlee estime regrettable que cette marginalité
du monde peul ait été relativement négligée dans la littérature pendant plusieurs
décennies. Ce n'est qu'au début des années 1990 que les "faux peuls" sont devenus un
thème reconnu (Schlee 2000)7.

Les fondateurs du Greful ont mis en évidence les multiples cas de Figures peules
(Botte, Boutrais et Schmitz 1999) déclinant dans le temps et dans l'espace des réalités
sociales très différentes : des façons d'apprivoiser l'espace, de se considérer en tant que
groupe, de voir au détour de l'histoire se transformer la société. En 1997, Thomas
Bierschenk et Pierre Yves Le Meur avaient déjà adopté un tel positionnement, mais là,
il s'agissait de montrer différents aspects de la société peule dans la seule région du
Borgou au Nord du Bénin. Les différentes Trajectoires Peules au Bénin montrent que les
pratiques économiques pastorales s'associent à l'agriculture dans un même foyer (Jung
1997), mais aussi, et c'est nouveau, que l'apparente homogénéité de la catégorie sociale
des "anciens esclaves" cache une grande hétérogénéité et des conflits identitaires forts

5 A travers l'exemple des discours sur l'ethncité peule, les auteurs suivent les aléas des classifications à
l'intérieur de l'espèce humaine et les discours qui se sont succédés depuis l'arrivée des premiers
observateurs en Afrique.
6 Thèse citée par Schlee et Diallo (2000).
7 Pourtant en 1969, Fredrik Barth préconise déjà une telle approche puisqu'il considère que le trait

décisif pour déterminer l'existence d'une ethnie est la caractéristique de l'auto attribution ou de
l'attribution par d'autres d'une catégorie ethnique.

37
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

(Hardung 1997). Comme les auteurs de Trajectoires peules au Bénin, il nous semble
important de montrer que dans une seule et même région, les nuances au sein du
monde peul peuvent être liées à des contraintes naturelles, mais aussi à des variations
historiques locales. L'économie pastorale, bien qu'étant souvent couplée avec
l'agriculture, reste un moyen de production apprécié dans la société peule et les
modalités du système agropastoral se redéfinissent au gré des crises climatiques. Les
sécheresses se font de plus en plus fréquentes et révèlent l'inquiétante "avancée du
désert". En outre, la question des relations avec les autres groupes se pose toujours au
sein du monde peul et d'une manière générale au sein des sociétés nomades (Khazanov
1984). Contre toute vision idéaliste d'un monde nomade autosuffisant, Anatoli
Khazanov montre dans son ouvrage intitulé Nomads and the outside world, l'inévitable
interdépendance des sociétés nomades avec les groupes sédentaires qu'elles
rencontrent8.

II. Les Peuls dans le royaume du Yatenga

1. Les "frontières ethniques" entre les Moose et les autres.


L’ethnonyme "Moose", désigne d’une manière générale l’ensemble des habitants
du Moogo. Il y a cependant deux degrés d’appartenance à distinguer. Au sens strict et
historique du terme, les Moose sont censés être les descendants en ligne agnatique d'un
héros fondateur, Naaba Wedraogo. Deux générations après lui, dans la deuxième
moitié du XVè siècle, commence l'histoire des Moose. Ce groupe de descendance
patrilinéaire d’une profondeur généalogique de plus d’une vingtaine de générations
s’appelle le moos buudu. Le terme buudu est polysémique et désigne autant le groupe de
descendance patrilinéaire à ancêtre unique que le patrilignage exogame minimal qui
intervient dans les échanges matrimoniaux. Pour simplifier, les Moose au sens strict,
nakombse9, sont les descendants des "conquérants" détenteurs du pouvoir, naam10.

8 Bien que les Peuls soient sédentaires et pratiquent pour la plupart une économie couplée sur
l'agriculture et l'élevage, ils se perçoivent et sont perçus comme des nomades.
9 Les Nakombse (sing. nakombga) signifie littéralement,"ceux qui ont raté le pouvoir". Ce sont les Moose au

sens strict, ceux qui se considèrent comme les descendants en ligne agnatique d'un ancêtre unique,
Naaba Wedraogo.
10 Le terme "naam" désigne le pouvoir et implicitement le pouvoir politique.

38
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

Envisagé au sens large, l’ethnonyme "moose"11 désigne les membres de la société à


laquelle se sont agrégés plusieurs groupes autochtones ou étrangers. Les autochtones
sont les "gens de la terre" (tengdemba) ou "fils de la terre" (tengbiise). Ils ont reçu ce titre
des Moose et, par le biais de leurs compétences religieuses, ils confortent le pouvoir des
nakombse. En effet, la terre est une instance de légitimation du pouvoir politique, mais
aussi de contrôle social : le rôle du maître de la terre (tengsoaba), en matière de
régulation de l'accès à des parcelles cultivables, est primordial. Ces "maîtres de la terre"
ne forment pas pour autant un univers homogène car ceux qui çà et là dans le Yatenga,
ont reçu ce titre appartiennent à des groupes autochtones d'origines multiples (Izard
1985b : 350)12. La distinction entre gens du pouvoir et gens de la terre laisse à l’écart
deux fractions de la population moaga, au sens large : les forgerons et les artisans-
commerçants marãse et yarse13. Les Marãse, qui sont supposés être des Songhay, ont une
histoire très mal connue. Cependant, on sait qu'ils étaient spécialisés dans le commerce
du sel saharien et dans la teinture à l’indigo. Les Marãse du Yatenga semblent être venus
de Hombori (Mali actuel). Beaucoup d'entre eux ont été assimilés aux populations Fulse
qui dominaient le royaume du Loroum14 avant l'arrivée des "conquérants" (à la fin du
XVè siècle). Ceux qui s'en sont démarqués forment aujourd'hui le groupe des Marãse.
Les Yarse, d'origine sarakolle (venus eux aussi du Mali actuel), étaient non seulement des
commerçants caravaniers pratiquant le négoce à longue distance, mais aussi des
tisserands. Dans un univers où le commerce est synonyme d'islam, les deux groupes se
distinguaient des Moose par leur affiliation à la religion du prophète. En ce qui concerne
les forgerons, dans le Yatenga, ils forment un groupe strictement endogame
contrairement à ceux du Moogo central qui pratiquent le mariage exogame.

Ces différentes composantes de la population une fois identifiées, il convient


d’indiquer qu’en matière de système social, la société relève d’un mode d’organisation
unique. Les Moose au sens large sont patrilinéaires et patrilocaux, mais la parenté utérine
revêt une grande importance à travers le caractère privilégié de la relation oncle
maternel/neveu utérin. Le mariage est proscrit à l'intérieur du lignage minimal.

11 Dans les pages qui suivent nous employons systématiquement le terme "Moose" le groupe au sens
large. S'agissant des Moose au sens strict nous utiliserons le terme "nakombse".
12 Michel Izard montre que si les "autochtones" ont fourni une grande proportion des maîtres de la terre,

les Moose au sens strict en ont fourni près de 35 %.


13 Marãse (sing. marãga), Yarse (sing. yarga).
14 Ou Lurum

39
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

L’alliance avec les quatre lignages des grands-parents est proscrite. Le lignage minimal
est généralement divisé en un petit nombre de fractions localisées qui forment les
quartiers de village. Autrefois, la seule subdivision du quartier correspondait à la grande
famille étendue qui a désormais cédé la place au ménage polygame, seule véritable unité
de production. Cet ensemble laisse à l'écart les membres de la société peule qui ont
conservé certaines caractéristiques culturelles (langue, système matrimonial) et
affirment encore aujourd'hui leur identité. Ce maintien des "frontières ethniques"
(Barth 1969/1995) ne s'observe pas à quelques kilomètres au Sud-Ouest du Yatenga.
En effet, dans les chefferies de Dokwe, chez les Bwa ou de Lankoy chez les Samo, les
Peuls sont totalement intégrés. Ainsi, Youssouf Diallo15 remarque-t-il que dans ces
sociétés peu hiérarchisées, les Peuls ont adopté la langue des agriculteurs bwa et samo,
ainsi que le système matrimonial. Force est de constater que dans le Yatenga, il n'en est
pas ainsi : Peuls et Moose ont maintenu des "frontières ethniques". La notion d'ethnic
boundary16 élaborée par Fredrik Barth (1969/1995) marque un tournant important pour
la compréhension des phénomènes liés à l'ethnicité puisqu'il considère que les
interactions sociales sont au fondement des distinctions ethniques. Si les différences
culturelles persistent entre deux groupes, c'est grâce au contact interethnique et à leurs
relations d'interdépendance et non du fait d'un isolement géographique ou social. Pour
l'auteur de Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference, ce n'est pas
le contenu culturel interne mais la volonté de marquer sa différence qui définit le
groupe ethnique.

Dans le Yatenga, la population peule, loin d'être homogène, est composée de


plusieurs groupes d'origine différente dont les principaux sont les Foynabe, les Diallube
et les Tooroobe. Si chacun d'entre eux se définit comme Peul lorsqu'il se réfère à ses
voisins moose, l'appartenance lignagère devient une trame de référence à l'intérieur du
monde peul. Cette diversité interne s'affirme sur des registres politiques, historiques ou
religieux. Néanmoins, prise dans sa globalité, la société peule admet plusieurs
distinctions qui prévalent en fonction des contextes locaux. L'intensité des rapports de
domination entre "hommes libres", rimbe, et anciens "captifs", rimaïbe, est variable d'un

15 D'après l'intervention de Youssouf Diallo lors d'un séminaire du Groupe de Recherches sur les
Sociétés Peules de février 2005.
16 Le texte Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference a été traduit par J. Bardolph,

Ph. Poutignat et J. Streiff-Fenart en français par "Les groupes ethniques et leurs frontières" (Poutignat et
Streiff-Fenart 1995 : 203-249).

40
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

groupe à l'autre. De même, si les Diallube et les Foynabe admettent en leur sein des
castes d'artisans, tels que les forgerons-bijoutiers, les boisseliers ou les tanneurs, il n'en
est pas de même chez les Tooroobe. En effet, ces derniers se hiérarchisent
essentiellement à travers la distinction entre hommes libres et anciens captifs, et
principalement dans les localités où résident les chefs. A Todiam et Bosomnore, les
quartiers de rimaïbe ont fourni la main d'œuvre servile indispensable aux familles de
chefs ou de marabouts et aux plus nantis. Les artisans présents à Banh et à Thiou
pouvaient posséder eux-mêmes des captifs selon les rapports qu'ils entretenaient avec
la chefferie17. D'une région à l'autre, la société s'organise en fonction de
l'environnement humain et des aléas de l'histoire.

Contrairement à la région du Jelgooji (située au nord du Yatenga) où les Peuls


sont majoritaires et ont imposé partout leur langue fulfulde, dans le Yatenga il n'en est
pas ainsi. Les Peuls s'adressent aux Moose dans un moore qu'ils maîtrisent souvent très
bien. Chacun sait que jamais un moaga ne ferait, dans le Yatenga, l'effort de s'exprimer
en fulfulde alors qu'il reconnaîtrait volontiers y être obligé dans le Jelgooji. Le choix
d'une langue est bien souvent l'expression de la domination régionale. On peut
également constater que le lexique politique des Peuls du Yatenga compte de
nombreux emprunts au moore. "Naaba", que l'on traduit en moore par "chef", est
employé parfois pour désigner le chef peul, l'équivalence en fulfulde, "amiru" ou
"kananke", étant également utilisée. Quant au chef des captifs, il porte le nom de "debere
naaba", et à Bosomnore, le chef est entouré de certains captifs portant les titres de togo
naaba18 et de kamba naaba19. Bien que l'on désigne généralement les Peuls du Yatenga
par l'expression "les Peuls des Moose", ceux-ci se distinguent nettement entre eux. Ils
forment des entités politiques précoloniales distinctes, chacune ayant son ancêtre de
référence.

Les logiques de différenciation entre Peuls et Moose s'affirment par la pratique


stricte du mariage endogame. Ce constat est mis en évidence par Marguerite Dupire
dans son Organisation sociale des Peuls (1970). L'auteur, qui a observé la pratique de
l'endogamie chez les Bororo du Niger, met cette caractéristique à l'épreuve de la

17 Nous aborderons cette configuration sociale commune aux Foynabe et aux Diallube dans le chapitre 5.
18 Le togo naaba est un dignitaire du Yatenga Naaba.
19 Signifie littéralement le "chef des enfants", à Bosomnore ce dernier était chargé de récolter les impôts

auprès des rimaïbe.

41
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

comparaison dans tous les genres de vie allant du nomadisme à la sédentarité. Elle
remarque rapidement que l'endogamie chez les Peuls sédentaires de Guinée est aussi
forte que chez les Bororo (Dupire 1970 : 15). Comme l'affirment Philippe Poutignat et
Jocelyne Streiff-Fenart (1995 : 167), "l'entretien des frontières ethniques nécessite
l'organisation des échanges entre les groupes et la mise en œuvre d'une série de
proscriptions et de prescriptions réglementant leurs interactions". Dans le Yatenga,
hier comme aujourd'hui, il est très rare d'observer des unions avec des Moose et la
préférence reste celle du mariage avec la cousine croisée ou parallèle. Face à ce que
certains jeunes estiment être un immobilisme social, les aînés sont encore ceux qui
peuvent imposer une alliance. Alors, dans la vie de tous les jours les situations sont aux
yeux de l'étranger parfois étonnantes. Une petite-fille est promise à son cousin vivant
dans la même cour. Le mariage n'est pas encore consommé, mais les deux enfants
savent qu'au demeurant rien n'empêchera cette alliance. Ils s'évitent et baissent la tête
quand au détour d'une phrase, un de leur frère vient à leur adresser une petite
moquerie. Les mariages entre groupes peuls sont aussi pratiqués, mais dans la vie
maritale d'un homme polygame, la première épouse est généralement choisie parmi les
cousines. Cette forme de mariage contribue largement au maintien des frontières
ethniques. L'union entre une femme peule et un homme moaga (et inversement) est
présentée comme une alliance prohibée : "les Moose ne veulent pas d'une femme qui ne
cultive pas", pour reprendre les paroles du chef de Diouma.

De loin en loin on entrevoit les groupes issus de cette union : les Silmimoose.
Selon Michel Izard, à côté de la société moaga et de la société peule, "une place à part
doit être faite aux Silmimoose" (Izard 1985b : 5) qui forment la troisième société présente
dans le Yatenga. Comme le propose Michel Benoît (1982 : 53), "il est douteux que
cette population ait un ancêtre commun". Ceci nous invite à relativiser l'interprétation
du Capitaine Noiré (1903) pour qui les Silmimoose sont issus de l'union d'un Peul de
Banh et d'une femme moaga. Selon l'auteur, un Peul aurait quitté Banh pour la région de
Téma. Sa femme étant morte sans laisser d'enfant, le roi de Téma lui aurait offert une
de ses filles, leurs descendants formant la "couche des Silmi-mossis". La réalité est
certainement plus complexe et il nous semble qu'au détour de l'histoire se sont créées
çà et là des alliances entre Peuls et Moose grâce auxquelles des groupes Silmimoose ont vu
le jour. Etudiant leur ethnogenèse, Zakaria Lingane (2001) définit les Silmimoose comme
une "ethnie prohibée". Le mode de vie qu'ils adoptent, ainsi que certains traits

42
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

culturels, semblent être néanmoins déterminés par les populations qu'ils côtoient. Les
Silmimoose de Todiam sont totalement "fulanisés", alors que ceux de Diouma ont
adopté la langue et le système matrimonial des Moose et pratiquent autant l'agriculture
que le pastoralisme20. La réalité est donc plus nuancée qu'une représentation de
l'univers social selon laquelle "la double activité économique des Silmimoose (agriculture
+ élevage) n'est que la conséquence de leur double origine historique (Moose + Silmiise)"
(Izard 1985 b : 67).

2. La formation du royaume du Yatenga.

Carte 5 . Royaumes moose en 1895, source : Izard (1985a).

20Alors que le Moose pratiquent un élevage intensif et refusent de traire le lait, ce qu'ils considèrent
comme le travail des femmes peules, les Silmimoose ne répugnent pas cette tâche qu'ils confient aux
enfants.

43
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

On considère qu'à la fin du XIXè siècle, le Moogo regroupe une vingtaine de


formations politiques dont les deux principales sont les royaumes de Ouagadougou
(Wogodogo) et du Yatenga (cf. carte 5 ci-dessus). On raconte que tout commence dans
l'actuel Ghana, où un certain Naaba Wedraogo serait sorti armé d'une forêt pour
s'élancer vers le nord. Plusieurs mythes, que nous n'évoquerons pas ici parlent de ce
personnage21. Ce qu'il faut retenir est que les Moose au sens strict se considèrent comme
les descendants de ce Naaba Wedraogo. En fait, on s'accorde pour dire que l'histoire
débute deux générations plus tard avec Naaba Wubri qui est reconnu comme le

21 Junzo Kawada a recensé près de 20 versions différentes de ce mythe.

44
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

fondateur du Wubritenga, littéralement "la terre de Wubri", qui deviendra le royaume


de Wogodogo. L'époque de Naaba Wubri se situe dans la deuxième moitié du XVè
siècle selon les estimations de Michel Izard (1970). Plusieurs de ses fils seraient partis
conquérir les terres en direction du nord, élargissant le territoire du Wubritenga. Ils
atteignent de petites zones méridionales du Yatenga et fondent respectivement les
petits royaumes de Giti et Gambo (cf. carte 6 p. 45). Jusque là, toutes ces expéditions
se sont faites dans le but d'agrandir le Wubritenga, mais cette conquête de nouveaux
territoires s'achèvera avec l'arrivée de Naaba Yadega, petits-fils de Naaba Wubri.

Avant l'arrivée des Moose, le Yatenga est peuplé de groupes d'origines multiples.
En premier lieu, il y a les Fulse22, présentés comme une population guerrière venue de
l'Est. Après avoir probablement démantelé quelques petits commandements songhay,
les Fulse fondent le royaume du Loroum. Ce pouvoir qu'ils imposent à des populations
autochtones d'agriculteurs sédentaires, s'étend sur l'actuel Jelgooji et dans la partie
orientale du Yatenga pour se prolonger vers le sud jusque dans la région de Gourcy23.
Parmi les groupes songhay, beaucoup sont assimilés aux Fulse et ceux qui s'en
distinguent formeront le groupe des Marãse. Ceux-là sont généralement reconnus
comme des commerçants caravaniers, musulmans et de surcroît teinturiers (Izard
1985a). Quant aux autres populations d'agriculteurs sédentaires que les Fulse dominent,
elles gardent la maîtrise de la terre et le pouvoir religieux qui lui est associé. A
l'extérieur du territoire contrôlé par les Fulse, vivent des populations organisées en
communautés villageoises. Parmi elles, aux frontières occidentales du Loroum, se
trouvent les Kibse24 dont beaucoup ont fui et que l'on désigne aujourd'hui comme les
ancêtres des Dogons. Plus à l'Ouest vivent les Kalamse en nombre réduit et les Ninise
dont une partie forme les ancêtres des Samo.

Carte 6 . Le Yatenga avant l'arrivée des Moose (XVè siècle).

22Eux-mêmes s'appellent Kurumba.


23Anciennement Gurcy.
24 "Une partie de la population du Yatenga est constituée de Kibsi, devenus culturellement Moose,

ressortissant du même ensemble de peuplement que les Dogons orientaux et septentrionaux" (Martinelli
1995 : 383).

45
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

A cette époque, l'économie est essentiellement fondée sur l'agriculture, l'élevage


du petit bétail, le commerce du sel pratiqué par les Marãse et la métallurgie. Il faut dire
que le Yatenga est un pays riche en minerai de fer comme l'Afrique de l'Ouest en
compte peu. Les forgerons sont principalement des Kibse (Izard 1985 : 20). Ainsi, avant
l'arrivée des Moose, le pays est-il habité par des populations d'origines multiples et les
jalons d'un Etat sont-ils posés par les Fulse. Des Moose commencent à s'y implanter par
vagues successives, leur dessein étant à l'époque d'étendre le royaume du Wubritenga.

46
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

Mais l'entrée en scène de Naaba Yadega en fera le deuxième royaume du Moogo par la
taille et par l'importance géopolitique après le Wubritenga…

A la mort du fils de Naaba Wubri, la compétition s'ouvre entre Naaba


Kumdumye et Naaba Yadega. Le premier est intronisé Moogo Naaba et s'installe à La
(devenu La-Todé). Evincé du pouvoir, le futur Naaba Yadega complote avec sa sœur
Pabré qui dérobe les emblèmes royaux transmis depuis Naaba Wubri. Les deux quittent
secrètement La pour Minima, localité où Naaba Yadega a fait son éducation de prince.
On dit que les deux fugitifs (probablement entourés de compagnons) sont poursuivis
en vain25. Quoi qu'il en soit et après maintes ruses, Naaba Yadega s'installe à Gourcy et
fédère sous son autorité des commandements déjà existants. Il place ses compagnons
de la première heure dans de nombreuses localités. Il brise la résistance des Kibse et
parvient à les expulser puis place les Fulse comme maîtres de terres désormais associés
au pouvoir, naam. Il renforce l'organisation militaire des localités sous son autorité
(Izard 1985a : 10-43). Au crépuscule du XVè siècle, le royaume du Yatenga est fondé,
mais il faudra attendre le règne de Naaba Yemde (1850-1877) pour que les frontières
du royaume soient définitivement stables. Nous ne reprendrons pas ici l'histoire du
royaume dont la construction est jalonnée de conflits dynastiques, de résistances
internes et externes26. Il convient néanmoins de revenir brièvement sur le XVIIIè qui
est à la fois une époque charnière dans la centralisation du royaume et aussi celle de
l'implantation des Peuls.

Vers le début du XVIIIè siècle, le pouvoir royal se consolide, les Moose n'ont
presque plus d'espaces nouveaux à faire passer sous leur domination. Le pays est
composé de commandements locaux dirigés par les fils de rois et leur densité est telle
qu'il n'est presque plus possible d'installer de nouveaux chefs. Les conflits entre
branches dynastiques sont inéluctables d'autant qu'ils sont arbitrés par des rois, qui,
soucieux de nantir leur fils laissent "les nakombse se manger les uns les autres". Dans ce
contexte de saturation des espaces politiques, il s'agit pour une dynastie désirant
renforcer son pouvoir, de consolider l'appareil d'Etat (Izard 1985 : 63-65). L'Etat du
Yatenga n'est abouti et stabilisé qu'à la fin du XVIIIè siècle sous le règne d'une figure

25 A Ouagadougou, capitale du Wubritenga, cet événement n'est pas relaté.


26 Voir à ce sujet Michel Izard (1985a).

47
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

exceptionnelle, Naaba Kango. Ce personnage, que certains récits27 qualifient de cruel et


autoritaire, organise l'économie du pays en assurant la sécurité des axes commerciaux
sur lesquels transitent les denrées telles que le sel, la cola, les nattes et les étoffes. Il
protège Youba, principal marché du royaume habité par des Yarse et des Marãse et crée
non loin de là, Ouahigouya28, la capitale. Cette phase de l'histoire, caractérisée par
l'intégration du commerce transsaharien à l'organisation du royaume, marque
l'aboutissement d'un processus progressif de formation d'un Etat. Que les Etats
soudanais soient tributaires des échanges commerciaux entre le monde noir et l'Afrique
du Nord est, d'après les conclusions de Jean-Louis Triaud, la clé de voûte de leur
existence et de leur prospérité. Ainsi, "le ralentissement du trafic, ou bien le
déplacement de ses voies de passage, est fatal aux royaumes qui en bénéficiaient
jusqu'alors" (Triaud 1973 : 218). Les pouvoirs moose avaient donc tout intérêt à
entretenir les meilleures relations avec les commerçants musulmans yarse et marãse dont
ils protégeaient les routes. Naaba Kango renforce également le contrôle des frontières
et centralise le pouvoir. Bref, le Yatenga est désormais un territoire dont les dispositifs
de contrôle économique, militaire, administratif et politique sont unifiés. Or, c'est à
cette même période et un peu avant, quand le royaume se consolide, que les Peuls
commencent à s'implanter massivement sur le royaume. Leur installation dans les
zones frontalières inhabitées recèle pour le Yatenga, un danger potentiel évident.

3. Le peuplement des Peuls dans le Yatenga.


Les trois principaux groupes peuls (cf. carte 2 p. 15) , Foynabe, Tooroobe et
Diallube, ont peuplé le Yatenga selon des logiques multiples qu'il est nécessaire de
rappeler. Connus pour leur mobilité, les Peuls, où qu'ils soient, s'inscrivent dans des
mouvements de grandes migrations.

Les Tooroobe (de patronyme Tall) sont probablement les premiers à avoir
commencé à s'établir dans le Yatenga. Comme le suppose Michel Izard (1985a), ils
seraient venus au début du XVIIIè siècle. Originaires du Fouta Toro, les Tooroobe
auraient fait une boucle vers la région de Torodi (actuel Niger) et peut-être Sokoto
(actuel Nigeria) avant de pénétrer le Moogo. Dans leur itinéraire, certains essaiment au
Liptako et du Yagha. Ils atteignent le Yatenga dans des conditions que nous

27 D'après ceux que nous avons recueilli à Youba.


28 Ouahigouya ou Waiguyo, est la contraction de "Wa ya yougouya" (venez vous prosterner).

48
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

n'aborderons pas ici (cf. chapitre 7). Chassés de Gibou, une petite localité à l'Est du
royaume, les Tooroobe peuplent le "marigot de Todiam" (Benoît 1982) pour certains, et
traversent le Yatenga d'Ouest en Est pour d'autres, afin de s'établir à Goutela puis
Bosomnore. Les Tooroobe essaiment donc dans ces deux principales zones. Du côté de
Todiam, ce n'est qu'à la période coloniale et peut-être quelques années avant
qu'apparaît un chef faisant autorité sur les Tooroobe de la région du Marigot de Todiam,
alors que Bosomnore et Goutela sont dès la seconde moitié du XVIIIè siècle, des
centres politiques où résident des chefs Tooroobe. Les traditions orales recueillies à
Bosomnore rendent compte de la formation d'un groupe sociopolitique tooroobe dans
cette zone dont le premier chef apparaît en la personne de Daoud Jibaïro. Toutefois,
les récits s'attardent plus sur le personnage de Idriss Jibaïro, frère cadet du premier chef
qui lui succède. Idriss est présenté comme un homme particulièrement versé dans
l'islam et détenteur de pouvoirs magiques exceptionnels. Il avait, d'après certains récits
que nous avons recueillis sur place, l'habitude de recevoir Naaba Kango en quête d'une
protection bienveillante. Michel Izard présente la chefferie de Bosomnore comme le
"centre maraboutique" privilégié des rois du Yatenga (Izard 1985a). Comme Todiam,
Bosomnore deviendra canton peul pendant la période coloniale.

Dans la première moitié du XVIIIè siècle probablement, les Diallube (de


patronyme Diallo) venus du Maasina pénètrent le Yatenga. En tout cas, c'est à cette
période que se situe l'arrivée de l'ancêtre commun. Rien n'empêche cependant de
penser que leur peuplement se soit fait par petits groupes dont certains seraient arrivés
dès la seconde moitié du XVIIè siècle comme le suppose Michel Izard (1985 : 68-69).
Chassés de Bosomnore et Goutela par les Tooroobe29, les Diallube essaiment dans l'ouest
du Yatenga près des frontières. Dans la seconde moitié du XIXè siècle, ils forment un
groupe sociopolitique hiérarchisé, reconnaissant l'autorité d'un chef dont la résidence
alterne entre Bouro, Bango et Thiou. Nous reviendrons sur leur peuplement dans la
seconde partie.

Les derniers, de patronyme Barry et Sangare (ou Sankara30) se disent originaires


de Fittuga dans l'actuel Mali. D'après nos enquêtes, ils s'établissent non loin de là, à
Sari, puis à Delga, sur le territoire du Yatenga. Ce n'est que sous leur chef nommé

29 Information recueillie à Bosomnore et confirmée à Thiou.


30 Sankara est aussi un patronyme attribué aux Silmimoose.

49
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

Sidiki que les Foynabe forment une chefferie dont le territoire, qu'ils appellent "foy",
s'étend dans la zone nord du Yatenga peu peuplée par les Moose. Avec Sidiki, certains
s'implantent à Banh. Plusieurs récits montrent qu'ils y chassent les Tooroobe. Cette
indication permet de supposer qu'ils étaient capables de s'imposer par la force et
confirme le fait que la présence des Tooroobe dans le Yatenga est antérieure à celle des
Foynabe. D'après certains interlocuteurs, Sidiki était un contemporain de Naaba Yemde
(1850-1877). Cette hypothèse, sachant que deux chefs ont précédé Sidiki à Delga, nous
permet de supposer que les Foynabe commencent à s'implanter dans le Yatenga au
début du XIXè siècle, c'est-à-dire bien plus tardivement que l'estimation de Michel
Izard (Izard 1985a : 70-71) ne le laisse supposer. Malgré leur réputation de mauvais
élèves des Moose, les Foynabe ont semble-t-il beaucoup combattu aux frontières du
Yatenga, essentiellement contre les formations politiques peules du Jelgooji (Diallo
1979, Izard 1985, D'Aquino et Dicko 1999). Les récits de complots avec des
mercenaires moose et des Peuls de Boni pour combattre les Touaregs mettent en scène
une géopolitique des frontières où les Foynabe occupent un espace politiquement
stratégique. Leurs pratiques fréquentes du pillage et de la guerre en faisait une
population à maîtriser. En dépit du peu de confiance que leur accordaient les Moose, les
récits recueillis à Banh rendent compte de leur allégeance au Yatenga Naaba :

"Avant, Banh faisait partie de la zone moaga. Les Moose commandaient tout.
Si tu voulais une entente avec eux, il fallait collaborer avec eux. Les Peuls,
qui étaient là aux alentours, reconnaissaient le pouvoir du Yatenga Naaba.
Pour mieux s’entendre avec lui, il fallait partir le voir et discuter avec lui
pour avoir de meilleures relations" (LB Barry, Banh, janvier 2003).

Cette allégeance n'enlève cependant rien aux mésententes entre les Foynabe et
les Moose de Ingani, localité située près de Titao à une vingtaine de kilomètres de Banh.
Il est notamment question d'une expédition de pillage effectuée à leur encontre et à
l'issue de laquelle des Moose sont capturés. Leurs descendants sont encore aujourd'hui
les rimaïbe de certaines familles peules de Delga. Il n'est donc pas impossible que
malgré une collaboration supposée avec le Yatenga Naaba, les Foynabe aient été en
conflit avec certains commandements locaux moose.

50
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

A une époque que l'on ignore, un conflit de succession éclate et une faction
commence à effectuer une descente vers Sittugo31 où elle forme progressivement un
petit groupe, les Sittugabe, sous l'autorité d'un chef. Celui-ci se déplacera à Diouma et
sera chef de canton pendant la colonisation. Michel Izard date cette rupture sous le
règne de Naaba Yemba, au milieu du XVIIè siècle. Selon l'auteur, la descente de ces
Peuls dans la région de Sittugo n'est pas étrangère au fait que dans cette même localité,
le roi avait élu domicile ou à défaut de cela, avait placé un des siens pour surveiller les
lieux. Sittugo était, dans l'hypothèse de Michel Izard (1985a), un "poste d'observation
privilégiée des mouvements migratoires fulbe". Ainsi les pouvoirs moose voyaient-ils d'un
œil inquiet l'occupation des lieux par les Foynabe mais aussi les Tooroobe. Que la région
ait été un foyer de peuplement peul important suscitant de la part des Moose des
inquiétudes est une chose fort probable, mais comme nous venons de le dire,
l'hypothèse d'une installation au milieu du XVIIè siècle nous semble tout à fait précoce,
pour le moins s'agissant des Foynabe. Quoi qu'il en soit, les Foynabe se sont vite divisés
en deux formations sociopolitiques. Celle de Banh au Nord du Yatenga et celle de
Diouma au Sud-Est. Cette dernière est peu connue parce que le chef n'a aujourd'hui de
chef que le titre, et que les Peuls y sont peu nombreux. Beaucoup ont migré
récemment, en l'occurrence vers Bobo-Dioulasso.

D'une manière générale, les traditions nous permettent de situer l'arrivée des
ancêtres respectifs de ces groupes au XVIIIè siècle, en nous référant aux rois moose
auxquels ils avaient à faire et en recoupant les informations issues des cinq localités.
Ceci étant, on peut imaginer que ces implantations dans le royaume du Yatenga aient
été précédées par des flux permanents de pasteurs antérieurs au XVIIIè siècle et même
dès le cours du XVè siècle, comme l'avance Hamidou Diallo (1979). Cet auteur, qui
s'est intéressé aux formations politiques peules du Jelgooji et du Liptako, montre
notamment que les flux migratoires sont stimulés par des influences extérieures et que
les mouvements de peuplement peul à l'intérieur de la Boucle du Niger sont
concomitants aux deux périodes d'expansions songhay d'une part, et Moose d'autre part.
C'est selon lui, au cours du XVè siècle que les Peuls commencent à s'installer dans le
Jelgooji et le Liptako et il est question de deux groupes, les Bingaabe et les Worongomaabe
qui s'établissent d'abord sur le Moogo avant de s'installer au Jelgooji (Diallo 1979).

31 Ou Sitigo.

51
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

L'auteur propose également des "causes objectives" ayant déterminé un repli des Peuls
de la zone de Tombouctou vers l'actuel Burkina. Ces causes sont essentiellement
politiques et naturelles. En effet, l'émiettement dû à la chute de l'empire songhay en
1591 sous les coups des troupes marocaines provoque l'appauvrissement du pays. La
guerre devient une entreprise économique que les Peuls cherchent à fuir. A ces
tragiques évènements s'ajoute une succession de fléaux naturels (sécheresse, invasion
acridienne) ainsi que des épidémies (Diallo 1979 : 57-62). Pour ces raisons, des vagues
de migration se sont probablement succédées entre le XVè siècle et le XVIIIè siècle.
Or, le passage permanent des Peuls dans le Yatenga est pour les Moose un sujet de
préoccupation. Comme nous l'avons vu, les Diallube et les Foynabe occupent
respectivement les frontières de l'Ouest et du Nord. Dans le contexte d'une politique
de contrôle des routes du sel empruntées par les commerçants caravaniers, on
comprend mieux l'inquiétude des pouvoirs moose craignant qu'une fièvre déloyale ne
sévisse au sein de ces groupes peuls. De plus, les Peuls commencent à être organisés
politiquement au Jelgooji et sont nombreux au Maasina. Ainsi, représentent-ils une
menace contre laquelle il convient d'être méfiant qui plus est quand à la fin du XVIIIè
siècle s'amorcent loin vers l'Est, les prédications musulmanes des Peuls de Sokoto (cf.
Chapitre 2).

4. Tolérance mesurée de l'autorité centrale

Les groupes peuls proches des frontières septentrionales du Yatenga étaient,


selon les Moose susceptibles à tout moment de s'allier aux formations politiques Peules
du Maasina ou du Jelgooji dont ils étaient proches géographiquement et culturellement.
C'est pourquoi les chefferies peules du Yatenga étaient autonomes les unes par rapport
aux autres et globalement par rapport au pouvoir moaga, sous réserve du respect d’une
sorte de pacte d’alliance et d’assistance mutuelle. Elles n'étaient pas représentées à la
cour du Yatenga Naaba. Cette exclusion politique des Peuls ne s'observait pas avec
autant de force dans d'autres royaumes. En effet, dans le Ratenga, royaume qui
appartenait à la zone d’influence du Yatenga, les commandements peuls étaient placés
sous l’autorité d’un "chef peul" (Silmii Naaba), reconnu comme tel par le pouvoir et
qui, à ce titre, avait ses entrées dans la résidence du roi, le Ratenga Naaba. Néanmoins,
la présence des Peuls dans les affaires politiques du royaume du Yatenga se manifeste

52
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

progressivement par leur intégration dans les rituels politiques moose, et une
reconnaissance de l'économie pastorale.

Pour son intronisation, ringu, le roi effectue un parcours de près de 36 jours


constitué d'étapes dans tout le royaume (Izard 1985b). Cet événement donne lieu à une
préparation principalement fondée sur l'accumulation de marchandises distribuées
pendant son voyage initiatique. Si les Yarse et les Marãse offrent au roi des barres de sel
et les forgerons, des couteaux, les Peuls du Yatenga fournissent des bœufs et des
moutons. Beaucoup de proches du roi lui témoignent leur soumission en contribuant à
cette vaste accumulation de biens que la coutume impose de redistribuer. A cette
occasion, les Peuls se sont faits les gardiens du troupeau royal : les Tooroobe de
Bosomnore établissent un campement près de la résidence royale pour garder les
animaux jusqu'au départ pour le ringu. Ces faits permettent de relativiser l'exclusion des
Peuls de la vie du royaume : non seulement ils sont intégrés aux rituels royaux, mais
participent aussi à l'économie puisqu'ils fournissent une bonne part des bovins du
troupeau royal.

L'économie du palais du Yatenga Naaba s'organise pour que des biens soient
capitalisés et redistribués à l'occasion des cérémonies annuelles et exceptionnelles.
Outre la production artisanale des forgerons qui fournissent un ensemble de biens
allant des ustensiles de cuisine aux armes, outils agricoles et bijoux, le troupeau royal de
bovin est un élément important de cette économie. Les "gens de bagare32" sont les
gardiens du troupeau royal et non des éleveurs. Ils sont établis dans plusieurs localités
du royaume, parmi lesquelles Rom Bagare où nous avons séjourné. Nos enquêtes
menées dans ce village permettent de souligner un fait singulier. Les gardiens du
troupeau royal ne sont pas des Peuls, mais leurs récits de fondation mettent en
évidence l'existence, dans un lointain passé, d'un Peul à qui le troupeau du roi aurait été
confié premièrement et qui aurait fui avec les animaux en laissant ses femmes. Ceci
révèle qu'au moins à Rom Bagare, mais certainement dans les autres localités où
demeure le troupeau royal, les gardiens appartiennent à la société moaga. Dans cette
économie, les Peuls du royaume offrent les bœufs à l'occasion des cérémonies royales :
ceux de Bosomnore fournissent le bœuf destiné au sacrifice annuel, ceux de Todiam

32 "Bagare" (mor.): l'enclos.

53
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

amènent au palais les bœufs pour la fête de filiga33; ceux de Thiou en amenent pour le
naapusum34 (Izard 1985b : 494).

On ne peut que constater la place faite à la société pastorale dans l'idéologie du


pouvoir, si l'on s'arrête sur les devises déclamées par les musiciens royaux. Dans un
chapitre intitulé "La nature, les hommes, le roi", Michel Izard (1992) analyse un
ensemble de six devises collectives tambourinées par les musiciens royaux à l’occasion
des fêtes de début d’année cérémonielle dans le Yatenga. Les six devises collectives
sont, dans cet ordre, celles des gens de la terre, réputés être des autochtones, des
forgerons, des tambourinaires royaux, des captifs royaux, des Peuls et des "boisseliers
peuls". L’auteur montre que les six groupes ainsi identifiés appartiennent à trois
entités : une société agricole pré-étatique (gens de la terre et forgerons), une société
pastorale non étatique (Peuls et boisseliers) et la société étatique moaga, dont l’existence
se manifeste ici par la "parole" du pouvoir (tambourinaires royaux) et la "force" du
pouvoir (captifs royaux). Ainsi, les Moose ont-ils une idéologie politique et une
représentation du monde qui associe société agricole et société pastorale dans un même
univers qu'ils dominent et auquel ils donnent le nom, d’origine arabe, de dunya.

Au-delà de la place qu'a progressivement acquis l'économie pastorale les


Tooroobe, en tant que marabouts guérisseurs, ont rempli un rôle dans la vie intime du
roi. Certes, on ne dit pas que le roi est malade, mais c'est un homme, et ses sujets
savent que l'âge venant, il manifeste des signes d'affaiblissement ou de présence de la
maladie. Au crépuscule de sa vie, ses dignitaires et plus précisément le balum naaba,
suivent l'évolution de son état de santé et à son chevet, des marabouts guérisseurs sont
là pour tenter d'enrayer ses maux. Ce sont ceux de Bosomnore, de Bassanga35 ou de
Youba car ils ont bonne réputation. Ces médecins musulmans, dont les techniques de
guérisons font uniquement appel aux vertus des amulettes, sont grassement payés
(Izard 1985b : 120).

Avant la pénétration coloniale, bien qu'étant aux marges de la société moaga, les
Peuls sont largement pris en compte dans l'organisation administrative du royaume.
Michel Izard a montré le rôle central des captifs royaux dans le système de

33 Fête annuelle de célébration des ancêtres familiaux.


34 Salutations annuelles au Yatenga Naaba.
35 Michel Izard évoque les consultation auprès des marabouts de Todiam. Il s'agit en fait de ceux de

Bassanga ou de Dingri car la localité de Todiam n'est fondée qu'en 1898.

54
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

gouvernement et plus largement la place des dignitaires royaux, les nesomba qui sont des
"hommes de bien", "dignes de confiance". En définitive, en haut de la hiérarchie
politique, les quatre nesomba royaux administrent l'ensemble des commandements
locaux du royaume. Ils sont les intermédiaires privilégiés entre le pouvoir local et le
pouvoir central, car le roi n'est consulté qu'en dernier recours. Ces quatre dignitaires
sont respectivement le Togo Naaba, le Balum Naaba, le Weranga Naaba et le Rasam
Naaba. Si chacun se charge de l'administration d'une partie du royaume, ils sont
également investis d'une fonction particulière à la cour du roi. Pour ce qui est de leur
rôle vis-à-vis des Peuls, Michel Izard écrit que le Weranga Naaba a la charge, avant la
période coloniale, des relations du pouvoir central avec les Diallube et les Foynabe.
Quant au Bin Naaba, le chef des captifs royaux, il est chargé des relations avec les
Tooroobe.

Le schéma général des rapports entre Peuls et gens du pouvoir moaga relève
d'un pacte tacite d'alliance et d'assistance, doublé d'une méfiance réciproque. Les Peuls
s'engagent à faire allégeance et, si besoin est, à fournir le royaume en hommes lors
d'expéditions guerrières. Quant aux Moose, ils garantissent çà et là, la paix à des pasteurs
sillonnant le pays à la recherche de pâturages et par conséquent particulièrement
soumis aux attaques fréquentes de pillards. Ici, chacun mesure les intérêts d'une
cohabitation où des formes d'échange économique s'instaurent progressivement, créant
des interdépendances : les produits de l'élevage (lait, beurre, fumure) sont échangés
contre des céréales. Ce type de relations désormais bien connues perdure encore de
nos jours, mais il faut bien garder à l'esprit que les mondes peuls et moose restent à bien
des égards cloisonnés par des codes, des systèmes sociaux et économiques très
différents.

III. L'occupation de l'espace : entre contraintes et


intérêts mutuels.

Le Yatenga est une région sahélienne située dans une zone climatique délimitée
par les isohyètes 500 mm et 600 mm : très faibles, les précipitations sont également
irrégulières. 1983, année de sécheresse, ne totalise que 30 jours de pluie. Nous sommes
donc à l’extrême limite des mises en culture non irriguées, qui selon certains

55
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

spécialistes, ne peuvent être pratiquées en dessous du seuil des 500 mm. La saison des
pluies s'étend de juin à septembre. A ces quatre mois correspond une période de travail
agricole intense. Dans leur très grande majorité, les champs sont ensemencés en mil et
en sorgho (gros mil). A ces cultures de base s'ajoutent le maïs et le gombo (plante à
sauce), cultivés autour des habitations. Les cultures du pois de terre et de l'arachide
sont des activités exclusivement féminines. L’agriculture est principalement vivrière et
généralement couplée avec un élevage de bétail : ovins, caprins et bovins (dans une
moindre mesure) tandis que l'élevage de bétail est essentiellement l'affaire des Peuls.

1. Logiques d'installation précoloniale

Si l'on associe généralement, les Peuls à leur activité pastorale, il faut garder à
l'esprit que la catégorie même de pasteur masque des réalités bien différentes. Comme
le souligne Claude Raynaut (1997 : 147-148), il convient d'éviter l'amalgame usuel entre
pasteur et nomade. Alors que le pastoralisme désigne une forme de production qui
s'organise autour de l'appropriation de l'exploitation et de la circulation du troupeau et
détermine l'existence matérielle d'un groupe, le nomadisme quant à lui ne désigne
qu'un mode de résidence et d'occupation de l'espace fondé sur la mobilité. Or la
diversité des sociétés pastorales peut s'appréhender par un croisement de ces deux
catégories, qui en plus, admettent de nombreuses nuances. En effet, il existe des degrés
dans la mobilité qui va du grand nomadisme déplaçant l'ensemble de la communauté
avec ses troupeaux, à la petite transhumance où le cheptel se replie à certaines périodes
de l'année sous la conduite de bergers. Les nuances sont toutes aussi fréquentes en ce
qui concerne le pastoralisme : une population peut dépendre plus ou moins
exclusivement du bétail pour sa reproduction matérielle et sociale. De telles variations
peuvent être appréhendées à l'aune du système politique auquel les pasteurs sont
soumis.

a. Les Peuls dans des configurations politiques diverses

L'existence d'un "archipel peul"36 qui s'étend du Fouta Toro sénégalais à


l'Adamaoua camerounais, révèle la diversité des configurations politiques façonnées
par les Peuls au cours de leur peuplement. Dans sa cartographie des Peuls, Jean

36Terme donné par Roger Botte et Jean Schmitz (1994) pour désigner l'ensemble de l'espace subsaharien
occupé par les Peuls.

56
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

Boutrais (1994) met en évidence les blocs de peuplement plus ou moins homogènes où
s'intercalent les Etats pré-coloniaux avec de petits noyaux peuls éparpillés et
minoritaires. Les grandes discontinuités sont constituées par des espaces politiques
fondés par d'autres populations. Les royaumes moose ou bambara du Kaarta et de Ségou
sont des exemples notoires et non les seuls. En outre, une autre configuration est celle
des petites formations politiques peules qui ont encerclé de grands Etats comme à
l'Ouest du Bornou ou encore, comme les chefferies peules du Jelgooji, de Barani, du
Yagha et du Liptako autour des royaumes moose.

La carte de Jean Boutrais (carte 3 p 18) dévoile également une vue d'ensemble
d'un "peuplement peul dans le cadre d'autres structures politiques" correspondant à
l'intégration de groupes peuls dans les interstices de formations politiques fortes
dominées par d'autres groupes. C'est à cette catégorie qu'appartiennent les Peuls
accueillis chez les chefs bariba du Borgou (actuel Bénin), tout comme les chefferies
peules du Yatenga. La problématique de l'espace se trouve être différente quand de
petits groupes peuls s'implantent dans les interstices de territoires politiques dominés
par des populations d'agriculteurs sédentaires. Dans ces cas, les espaces pastoraux sont
organisés en un centre politique et un réseau, plus ou moins important,
d'établissements secondaires fixes ou non, qui balisent les itinéraires de transhumance
et les zones de stabulation. En revanche sur des territoires politiquement dominés par
les Peuls, les pasteurs peuvent se déplacer plus librement. Cette libre mobilité reste à
nuancer dans la période qui suit la vague des jihad du XIXè siècle, quand les Etats
musulmans du Maasina et de Sokoto ont imposé la sédentarisation des nomades.
D'une formation politique à l'autre, le nomadisme est plus ou moins réglementé. Les
différentes formes d'utilisation de l'espace dépendent de l'intégration politique des
Peuls.

Dans son article, "Peuls majoritaires, Peuls minoritaires : contraintes et choix


spatiaux", Danièle Kintz (1986) compare deux situations où les Peuls n'ont pas le
même poids démographique et politique, et tente de cerner l'impact sur les modes
d'occupation de l'espace. L'auteur montre que dans le Liptako, où les Peuls sont
majoritaires, la chefferie contrôle l'immigration et la mise en culture sur de nouvelles
terres, et l'espace villageois est réparti de manière à favoriser l'équilibre entre agriculture
et pastoralisme. En revanche, dans la région de Maradi, les Peuls ne représentent que

57
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

10 % d'une population à dominante Hausa. Les chefs peuls sont installés sur des terres
qui sont des enclaves dans le système spatio-politique hausa dont ils ne dépendent pas.
Dans ce contexte, les besoins agricoles de l'ensemble de la population sont trop
intenses pour permettre d'effectuer des choix en faveur de l'élevage. La transhumance
dans cette région est donc une nécessité; elle entraîne une véritable scission familiale et
un manque de main d'œuvre pour assurer les travaux agricoles. L'équilibre entre
pastoralisme et agriculture est particulièrement fragile à Maradi, car les deux activités
sont en compétition (Kintz 1986).

Comme à Maradi, les Peuls du Yatenga sont minoritaires. Si leurs choix


spatiaux présentent certaines similitudes avec la région nigérienne, les différences sont
également nombreuses. En effet, l'équilibre entre agriculture et élevage a été
relativement atteint dans le Yatenga, bien qu'aujourd'hui il soit fortement menacé. En
outre, cet équilibre a été rendu possible grâce à des rapports politiques et des relations
d'interdépendance entre agriculteurs et éleveurs certainement plus fortes dans le
Yatenga qu'à Maradi.

b. Négociations avec les autorités locales

Les itinéraires de peuplement des Peuls du Yatenga montrent que les pasteurs
tentent de s'établir près des bas-fonds ou des marigots qui constituent des zones de
pâturage et des points d'eau facilitant l'élevage. Les chefs peuls, qui progressivement se
hissent à la tête de chacune de ces sociétés pastorales, s'installent tous à proximité de
ces espaces inondés. Le milieu naturel est, pour les éleveurs qui s'établissent, un critère
important d'ancrage au terroir. De plus, les logiques d'installation des chefs mettent en
évidence qu'avant la colonisation, ils n'occupent pas nécessairement des endroits fixes
et possèdent même souvent plusieurs résidences. En effet, nos enquêtes menées dans
les cinq chefferies nous montrent que systématiquement, la résidence d'un chef n'est
pas un endroit unique. Ainsi, dans le nord du Yatenga, le chef des foynabe se déplace-t-il
entre Banh et Delga. A Bosomnore, les chefs tooroobe sont aussi à Goutela. A Todiam,
on évoque également la localité de Bassanga. Enfin, la chefferie de Diouma est, à ses
débuts, établie à Sittugo. Pour les Diallube, Thiou Bango et Bouro sont les résidences
des chefs. Les fiches de renseignements, établies par les administrateurs coloniaux dans
les années 1920, montrent que les commandants de cerle n'ont pas imposé d'endroit
fixe aux chefs, se contentant de constater leur mobilité entre les différentes localités.

58
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

Dans le Yatenga, deux formes de territorialité coexistent. Il s’agit de deux


systèmes d’emprise spatiale relevant de deux logiques opposées : une territorialité
"pleine" à vocation agricole, celle des Moose, et une territorialité "en lignes", c’est-à-dire
faite de parcours rayonnant à partir d’un centre, celle des Peuls. Pour permettre à ces
deux logiques territoriales a priori exclusives de s'articuler, il faut que les agriculteurs et
les pasteurs parviennent à des arrangements. Quand les Peuls essaiment dans le
Yatenga, la "brousse" est dense et l'espace n'est pas encore saturé. La richesse relative
du sol, et l'étendue des espaces permettent aux pasteurs de s'installer temporairement
jusqu'à ce que d'autres lieux plus riches que les précédents les invitent à de nouvelles
migrations. Plus tard, des contraintes sociales les obligent à "négocier" une
implantation plus définitive. Il n'y a pas un modèle unique de relations entre
agriculteurs et pasteurs pour s'installer en voisinage. Nous avons relevé quatre formes
de négociation.

Négociation-protection.

Dans les lieux de peuplement déjà dense, les Peuls sont venus demander la
terre à un prêtre local et ont ainsi pu se ménager une protection auprès des autorités
politiques. A Dingri, localité située sur l'imposante maîtrise de terre de Ronga, les Peuls
nous rapportent des récits relatant leurs incontournables tractations avec les
personnalités politiques locales, qu'il s'agisse des chefs moose ou des fils de la terre,
tengbiise. Dans cette localité37, les Peuls se sont établis suite à une demande rituelle au
chef de terre, tengsoaba, ainsi qu'au chef politique, le Dingri naaba : le premier leur
attribuant une terre, et le second leur assurant une protection. En échange, la famille
demandant cet accueil leur fournissait un animal en sacrifice. Chaque année, à
l'occasion des cérémonies de fin d'année agricole, un bœuf était offert. Dans un
contexte où les espaces sont souvent insécurisés, soumis aux pillards et à la guerre, les
pasteurs s'assuraient une protection que les alliances politiques rendaient possible (ce
cas est développé dans le chapitre 7).

Négociation-technique

Des récits d'installation montrent que des autorités locales ont mesuré l'intérêt
de l'élevage bovin et ont confié très tôt leurs troupeaux aux Peuls. Ce fait s'observe

37 Nous avons résidé à Dingri dans le quartier tooroobe de Kubi-Todiam.

59
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

d'autant plus dans les localités densément peuplées d'agriculteurs fulse : ces derniers
entretiennent avec les Peuls des rapports symbiotiques auxquels Jean-Yves Marchal
donne plusieurs explications. Les Fulse ont en général davantage de bétail que les Moose
et ont été, pendant longtemps, plus économes d'espaces (Marchal 1983 : 449-461). Ils
ont donc préservé les brousses en laissant leur accès libre aux troupeaux, confiés en
bonne partie aux Peuls (Marchal 1983 : 539). Dans les zones centrales, les Peuls
établissent plus aisément des "contrats" de gardiennage avec les Fulse. Si ces logiques se
généralisent par la suite, notamment quand les Moose ont commencé à juger les intérêts
que représentent pour eux la pratique d'une économie mixte, on peut supposer que de
nombreuses installations au XVIIIè siècle se font près des Fulse pour ces raisons de
symbiose économique. L'examen des cartes de Jean-Yves Marchal montre que le Sud
du royaume à dominante moaga est moins fréquenté par les Peuls, contrairement à la
partie Nord occupée par les Fulse (cf. carte 7).

Carte 7 . Les ethnies dans le Yatenga, source : Marchal (1980)

60
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

[Peuls]
[Kibse]
[Fulse]

61
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

Négociation-autonomie

Il est des cas où, pour chacun des groupes, il importe de négocier son autonomie
réciproque. C'est ce que l'on observe à Bosomnore, où les Peuls et les Fulse (plus tard
assimilés aux Moose) occupent l'espace villageois en se ménageant une autonomie
respective. D'après un interlocuteur fulga, ses ancêtres ont fui la région de Yako où le
roi avait ordonné leur mise à mort. Ils viennent dans la brousse inhabitée de
Bosomnore et plus tard les Tooroobe leur demande la permission de s'installer près
d'eux38 :

"Il y avait un marabout [peul] qui était de passage dans la brousse. Il a


trouvé Pellem [l'ancêtre des Fulse de Bosomnore] et lui a demandé la
permission de s'installer à côté de lui. Il lui a répondu : "moi je ne chasse
pas les étrangers, tu peux t'installer, je veux des voisins". Il ne savait pas
que les élèves coraniques faisaient tant de bruit. Le Peul s'est installé
derrière la colline; il y a encore actuellement les vestiges de son installation.
La nuit tombée, les élèves faisaient trop de bruit : holoholo [imitation des
récitations des élèves]; le matin aussi : holoholo. Alors que Pellem venait
pour se cacher, les Peuls faisaient du bruit et allaient lui attirer des ennuis.
"Je t'aime bien mais il faut que tu t'écartes un peu", avait dit le Fulga au
Peul. Donc le Peul est allé à Goutela. Après, la moitié de sa famille est
revenue ici" (R. Sawadogo, Bosomnore, septembre 2001).

Ce récit nous intéresse précisément parce qu'il met en évidence les logiques de
distanciation induites par la religion. Ainsi, s'agissait-il de vivre proches les uns des
autres, mais sans promiscuité.

Négociation inversée

Enfin, certaines situations historiques donnent aux Peuls, le pouvoir d'attribuer


des terres aux Moose. Il s'agit des cas où les Peuls, installés de longue date, voient arriver
par la suite des Moose leur demandant des terres. A partir des années 1910, les Moose ont
fui vers les campements peuls de Banh, en espérant se soustraire aux recrutements des
tirailleurs, puis aux travaux forcés. De nombreux villages de culture ont ainsi vu le jour
et se sont pérennisés. D'après Anne Bergeret (1999), à la période coloniale, les Peuls

38 La version des Peuls de Bosomnore soutient que les Fulse sont venus après les Tooroobe.

62
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

avaient eux aussi l'habitude de disparaître en brousse, laissant sur place les rimaïbe
auxquels les chefs confiaient certaines responsabilités. "Dès lors, les rimaïbe servaient
souvent d'intermédiaires entre les Mossi, demandeurs de terre pour s'installer, et les
chefs peuls" (Bergeret 1999 : 309). D'autres cas de négociation inversée existent
également dans la zone de Diouma, où après son installation légitimée par le chef de
terre local, le chef peul recoit le pouvoir d'attribuer en seconde main des terres aux
nouveaux arrivants, sur celles que lui-même avait reçu précédemment. Un moaga de
Diouma nous explique ceci :

"Nous sommes venus par l'intermédiaire d'un chef peul et non d'un
tengsoaba. C'est le chef peul précédent qui nous a donné un terrain"
(Ouédraogo M., Diouma, février 2003).

L'état des relations entre Peuls et Moose et les conditions de leur installation
dans le royaume sont donc variables selon les espaces et selon les dispositions des
autorités locales à l'égard des Peuls. Quand ils s'installent au XVIIIè siècle, ils trouvent
des espaces arborés, des pâturages riches. "En ce temps là c'était la brousse", mais
progressivement, la démographie se fait pesante et les espaces se saturent comme dans
de nombreuses régions du Sahel.

2. Crises climatiques et transformations économiques.

a. Le repli vers le sud

A l'époque coloniale, dans toute l'Afrique de l'Ouest, se produit une dérive


migratoire des Peuls vers l'est correspondant à l'itinéraire des anciens pèlerins vers La
Mecque. Cette "Hégire peule" mène ceux du Nord-Nigéria vers le Soudan et des
poussées vers le nord se manifestent au Niger et en Mauritanie où les Peuls empiètent
de plus en plus sur les parcours d'autres pasteurs touaregs et maures. Cette progression,
qui a atteint dans certains secteurs 300 kilomètres par rapport aux localisations du
début de la colonisation, est due à la recherche de nouveaux pâturages. Dans les zones
sahéliennes, l'administration coloniale permet les flux migratoires qu'elle contrôle en
instituant des espaces libres sur les pâturages et en aménageant des points d'eau. Il n'en
est pas ainsi dans les zones méridionales où l'administration identifie les Peuls à l'islam
et voit leur migration comme le support d'un prosélytisme religieux (Boutrais 1994).

63
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

Aujourd'hui, les données en matière d'occupation de l'espace ont bien sûr


beaucoup changé. Toutefois, d'une manière générale, "les administrations issues des
Indépendances reprennent à leur compte des politiques de contrôle, notamment
d'ordre fiscal, des populations" (Boutrais 1994 : 143), et ont même tendance à les
durcir (Bourgeot 1989). Les graves sécheresses de 1973 et 1983 marquent une rupture
sans précédent dans les mouvements migratoires des pasteurs qui désormais se replient
vers les savanes du sud. On assiste alors à une nouvelle forme de pastoralisme peul qui
s'insère dans les régions méridionales. Cette progression n'est pas sans poser de
problèmes avec les populations d'agriculteurs sédentaires (Ouédraogo 1997, Hagberg
2000). "Assurer une coexistence entre des groupes humains aussi différents représente
un véritable défi pour les autorités administratives" (Boutrais 1994). Le Yatenga
n'échappe pas à ce constat : des groupes de pasteurs ont émigré en masse du Yatenga
vers le Boobola ou le pays gurunsi. Après les sécheresses de 1972-1973, "la migration
hors du Yatenga, et d'une façon générale, hors du Mogho est devenue […] un fait
inéluctable pour qui veut simplement maintenir l'effectif de son troupeau" (Benoît
1982 : 118).

b. Complémentarité et échange

Pour les éleveurs qui restent (et ils sont nombreux), le climat pose des
difficultés croissantes jour après jour. Les années 1970-1980 ont conduit à une
paupérisation des pasteurs nomades qui ont dû se convertir un peu plus à l'agriculture
pour survivre (de Bruijn 2000, Thébaud 2002). Ceux là admettent volontiers qu'ils
n'auraient pas pu maintenir leur charge bovine si personne n'avait migré. Si l'on
distingue parfois les Peuls nomades, qui dépendent entièrement de leur bétail pour
leurs besoins, et les Peuls sédentaires, qui pratiquent à la fois la culture et l'élevage,
Jean-Yves Marchal remarque que les Peuls du Burkina font majoritairement partie de la
deuxième catégorie. A l'exception de quelques fractions gaobe et bella, "tous les autres
pasteurs, ressortissants voltaïques, ont une économie mixte" (Marchal 1983 : 540) et,
par conséquent, leur mobilité se réduit à des transhumances de saison pluvieuse,
pratiquées par un membre de la famille ou confiée à un berger. Autrefois, leur
économie de subsistance était fondée sur l'association de l'élevage à l'agriculture
généralement pratiquée par les rimaïbe. En fait, il y a longtemps que les Peuls pratiquent
l'agriculture et particulièrement ceux qui se sont établis dans le centre du Yatenga,

64
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

parmi les Moose et où des Peuls "très mobiles ne pourraient pas vivre" (Marchal 1983 :
541). Les Peuls du centre du Yatenga se sont toujours satisfaits d'un pastoralisme
cantonnés à des espaces autour de leur résidence ou dans des aires de "délestage" en
suivant des itinéraires précis.

Photos 2 : Activités de la terre et d'élevage

En haut à gauche : la récolte du


petit mil à Youba.

En haut à droite : travaux


champêtres à Youba

En bas : le troupeau d'un


agriculteur moaga à Bosomnore.

En haut à gauche : traite du lait par


une femme peule, Diouma.

En haut à droite : maison d'une grand-


mère peule, Bosomnore.

En Bas : concession d'une famille


peule, Bosomnore.

65
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

De leur côté, les agriculteurs associent leur activité principale à l'élevage de


petits ruminants et de bovins qu'ils confient généralement à des bergers peuls. En
2005, la région du Yatenga totalise cinq années de récoltes médiocres et prolonge les
difficultés économiques qui se sont amorcées depuis le début des années 1970. Les vols
de bétail sont de plus en plus nombreux et nous avons pu constater que ce type de
problème se règle grâce à l'intervention des Peuls. Un animal volé est généralement
revendu dans un marché éloigné de la localité où il a été dérobé. Seul un Peul est
capable de conduire un animal sur une longue distance et seul un berger est susceptible
de retrouver en brousse un animal "signalé". Les Moose victimes de tels vols s'en
remettent à des bergers de confiance qu'ils paient pour retrouver l'animal. En outre, si
les agriculteurs pratiquent l'élevage de petits ruminants, ils peuvent aussi posséder
quelques bovins destinés à être revendus après la saison des pluies. Cette transaction
leur permet de tirer une plus-value de l'embouche bovine, mais aussi d'exploiter
certaines races assez robustes pour labourer un champ. En revanche, la conception de
l'élevage bovin chez les Peuls est tout à fait différente. L'élevage reste extensif et la
vente d'un animal est considérée comme une solution de dernier recours, alors que
pour les agriculteurs, la vente de l'animal est envisagée comme une fin. L'élevage chez
les Peuls accorde une grande importance à l'exploitation du lait qui reste le monopole
des femmes, alors que jamais un homme, ni une femme moaga n'envisagerait de traire
une vache.

Peuls et Moose tendent donc vers la pratique généralisée d'une économie mixte
couplant l'agriculture à l'élevage, mais il faut bien reconnaître que les conceptions sont
très différentes selon les groupes. Jean-Yves Marchal constate l'existence de "pasteurs
résignés au travail des champs, paraissant plus soucieux de protéger les cultures contre
les animaux que de soigner les sarclages" (Marchal 1983 : 551). Ceci étant, Peuls et
Moose bénéficient à certains égard de la complémentarité des deux activités.
Aujourd'hui, il est fréquent qu'en période de saison sèche, les Peuls partent en petits
groupes s'installer sur les champs des agriculteurs avec leurs animaux. Mirjam de Bruijn
(2000) montre les bénéfices réciproques de l'institution des jatigi dans laquelle le paysan
hôte reçoit les pasteurs transhumants sur son lopin de terre. Dans un espace où
cohabitent les compétences pastorales et agricoles, les conflits sont plus fréquents :
dégâts champêtres, vol de bétail, pistes mises en culture sont autant de raisons qui
mènent devant une autorité judiciaire les éleveurs Peuls et les agriculteurs moose. Il

66
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation

n'existe pas un unique recours juridique. En cas de conflit, il est même fréquent que le
règlement se fasse à l'amiable. Des complications ou des désaccords plus profonds
mènent les protagonistes devant un chef traditionnel ou, comme c'est le plus souvent
le cas, au niveau du tribunal départemental, présidé par le préfet et assisté d'assesseurs.
Enfin, si le litige ne se règle pas à ce niveau, l'affaire peut se poursuivre au niveau
provincial, voire même national. Ceci est cependant très rare, tant les délais sont longs
et les frais élevés.

On voit donc ici comment au cours du temps, le mode de production pastoral


a déterminé l'instalation des Peuls faisant ainsi naitre des interdépendances avec les
Moose allant parfois jusque dans les sphères les plus centrales du pouvoir.

67
Chapitre 2. Le processus
d'islamisation.

Entre le début du siècle et aujourd'hui, le Yatenga a connu d'importants


changements sur le plan religieux. Cette province qui compte aujourd'hui 85,3 % de
musulmans et 91,4 % dans sa capitale (Barbier 1999), n'en comprenait que 10 % en
1925 (Audouin et Deniel 1978). Le paysage religieux, à dominante animiste, s'est
progressivement transformé pour donner une large majorité aux musulmans. On
comprendra alors pourquoi les Tooroobe, en tant que groupe anciennement islamisé, ont
bénéficié de l'islamisation massive. La dernière religion du Livre s'est imposée selon un
processus complexe que nous tentons de relater ici. Si elle a donné naissance à
l'existence de valeurs partagées, elle a aussi fait émerger une pluralité d'affiliations et de
conceptions sur la pratique de l'islam.

I. Remarques sur les recherches portant sur


l'islam

La question de l’islam en Afrique de l’Ouest n'a été traitée que tardivement par
les historiens et surtout par les anthropologues. Cette lacune a longtemps été liée à la
fascination que les religions dites du terroir ont exercée sur des chercheurs parfois en
mal d'exotisme. A ce sujet, David Robinson évoque la nécessité de "répondre à un
manque de recherche monographique et comparative sur les rapports entre sociétés
musulmanes et autorités coloniales françaises en Afrique de l’Ouest, et l’omission
d’une manière générale de l’Afrique de l’Ouest dans les débats sur les sociétés
islamiques" (Robinson 1997 : 538). Pour reprendre l’expression de Jean-Louis Triaud,
"l’islam d’Afrique Noire fait un peu figure provinciale par rapport à ses aînés proche-
orientaux ou maghrébins" (1998 : 6). Toutefois, des travaux d'historiens, et notamment
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

de Jean-Louis Triaud, ont révélé combien l'Afrique constitue une mine de recherches
possibles sur la question de l'islam. Contre une vision simpliste selon laquelle l’islam
s’est imposé en Afrique Noire comme un véritable conquérant pratiquant un
prosélytisme armé et rigide, les études de cet auteur sur l’islam médiéval montrent que
la religion du prophète s’est intégrée en Afrique Noire d’une manière progressive et
discontinue. De plus, Jean-Louis Triaud réfute la pertinence de la notion d'"islam noir"
(Vincent Monteil 1964) devant faire la spécificité de l'islam d'Afrique Noire associé à
des "religions animistes". Vincent Monteil a néanmoins eu le mérite de poser une
première critique de taille sur les présupposés autour des peuples qui auraient "fait
barrage" à l'islam.

L'effervescence du monde islamique à partir des années soixante-dix a attiré


l'attention sur l'Afrique. Le choc pétrolier, la guerre du Kippour en 1973 et la
révolution islamique iranienne en 1979 suscitent partout, y compris en Afrique
subsaharienne, un réveil de l'islam et l'Afrique sort de l'oubli. La bibliographie
d'Elisabeth Hodgkin (1998) intitulée "Islamism and Islamic research in Africa" en
témoigne. Sur près de 650 références répertoriées et portant principalement sur le
réveil de l'islam en Afrique, de nombreux travaux sont généraux et un grand nombre
porte sur le Maghreb, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et la Corne de l'Afrique. Peu de
travaux s'intéressent au Mali ou à la Mauritanie et seulement cinq sont explicitement
consacrés au Burkina Faso. Un travail d'une telle ampleur ne peut évidemment pas
espérer l'exhaustivité, mais la quasi-absence du Burkina Faso doit s'expliquer comme
étant à la jonction de deux faits. En premier lieu, l'aire voltaïque a longtemps été
considérée comme un bastion animiste et chrétien (Otayek 1984, Kouanda 1989,
Diallo 1990). En second lieu, ce pays n'est pas un terrain de prédilection pour l'étude
des fondamentalismes musulmans comme le Nigeria pourrait l'être, ceci étant, il
n'échappe pas au mouvement de réveil de l'islam qui secoue l'Afrique subsaharienne
depuis près de vingt ans.

La question de l'islam sur le Moogo a longtemps été négligée. Entre 1960 et


1980, quelques études socio-historiques méritent d'être notées : celle de Levtzion
(1968) portant sur l'islam précolonial et celles de Jean Audouin et René Deniel (1978)
concernant l'islam colonial. Plus récemment, Assimi Kouanda (1988, 1990) s'est
consacré à l'étude sociologique des fonctions économiques et religieuses des

69
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

communautés yarse en pays moaga. Les politologues se sont également penchés sur la
question de l'islam. René Otayek a été, à ce titre, l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages
et articles mettant en relation les transformations politiques avec la progression de
l'islam. Aussi bien le projet révolutionnaire de Thomas Sankara (Otayek 1993) que
l'ouverture démocratique (Otayek 2000) permettent d'analyser le changement religieux
et plus précisément la progression de l'islam (Otayek 1984). Toujours dans le domaine
des sciences politiques, la thèse d'Issa Cissé intitulée "Islam et Etat au Burkina Faso :
de 1960 à 1990", montre combien l'ouverture sur le monde arabo-islamique au début
des années 70 a provoqué l'élan de nombreuses conversions qui se sont encore accrues
dans les années 80. Avec ces deux derniers auteurs, on ne peut que constater la
progression de l'islam après les Indépendances. Malgré l'apport majeur que ces travaux
constituent pour la connaissance des mécanismes contemporains d'implantation et de
concurrence des religions monothéistes, il faut bien reconnaître que l'anthropologie
reste peu loquace sur le sujet. Toutefois le travail de Katrin Languewiesche (2003),
porte sur les phénomènes de conversion (et de reconversion) dans un contexte de
pluralité religieuse qu'elle décrit finement. Elle conclut d'abord que depuis le XVIè
siècle, islam et religion moaga coexistent sans qu'aucun prosélytisme religieux n'ait été
jamais pratiqué. Ce n'est qu'avec la colonisation et l'introduction du christianisme que
le prosélytisme prend forme. Les églises catholiques et protestantes s'estiment investies
d'une mission civilisatrice : celle de délivrer les Africains du paganisme considéré
comme un véritable état de déchéance. Les tentatives des prêtres et pasteurs pour
convertir la population réveille les ambitions prosélytes des responsables musulmans. A
l'aube des Indépendances, le prosélytisme musulman prend une tournure politique et
s'aligne ainsi à la méthode chrétienne qui s'était toujours attachée à convertir les élites
plutôt que les couches populaires. L'espoir des musulmans de voir l'église catholique
perdre du terrain se réalise au cours de la période révolutionnaire (1983-1987). L'Etat
affirme alors clairement sa volonté de se libérer de la tutelle morale et intellectuelle de
l'Eglise catholique (Cissé 1996). Ce mouvement de renouveau islamique est récent et
encore en marche. Dans le Yatenga, les conversions à l'islam s'opèrent selon de
multiples processus…

70
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

Photos 3 : Mosquées d'argile et de ciment

Todiam Youba

II. Présence discrète de l'islam dans le Yatenga


précolonial

1. La religion moaga

Avant que ne s'amorce le processus d'islamisation, Yarse, Marãse et Peuls tooroobe


représentaient la minorité musulmane du royaume alors que la majorité des habitants
pratiquait une forme d'animisme, la religion moaga. Cette religion associe une divinité
chtonienne féminine appelée Naapaga Tenga, à une divinité céleste masculine, Naaba
Wende1. A cela s'ajoute un culte des ancêtres et la présence de génies considérés comme
la réplique dans le monde invisible des hommes dans le monde visible. Cette religion
s'ancre dans le système politique moaga avec des cérémonies royales dont la plus
significative est probablement l'intronisation du roi, le ringu. Cette investiture est une
forme spectaculaire de rituel à l'occasion duquel le futur roi suit un itinéraire
strictement défini. Il sillonne les lieux forts qui ont marqué l'histoire du royaume, où
des sacrifices illustrent sa quête de légitimité auprès des "gens de la terre" des villages

1 En moore, "wende" signifie Dieu.

71
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

très anciennement dominés par les Moose2. Que ce soit au niveau local ou dans sa forme
royale, la religion moaga associe les détenteurs du pouvoir, naabiise, aux "fils de la terre",
tengbiise, présentés comme des populations "autochtones". En réalité, cette
dénomination d'"autochtone" cache un ensemble hétérogène de populations d'origines
multiples : les Fulse3 et dans une moindre mesure, des Kibse4, des Kalamse5, des Ninise6 et
des Kambose7. Si les Fulse représentent, selon Michel Izard (1985b : 360), près de 53 %
des "fils de la terre", près de 35 % sont d'origine moaga. On voit donc toute l'ambiguïté
du statut d'autochtone quand par un processus de changement d'identité lignagère bien
décrit par Michel Izard (1976), des nakombse parviennent à acquérir ce statut.
L'autochtonie n'est pas un fait historique mais une construction politique.

Parmi les tengbiise, deux personnages détiennent les fonctions religieuses


pouvant légitimer le pouvoir moaga : le tengsoaba et le bugo. Le premier est le détenteur
principal du pouvoir religieux. Il est, comme son nom l'indique, le "maître de terre" (de
tenga, la terre et de soaba, le maître, le détenteur) ; c'est-à-dire celui qui exerce le pouvoir
d'octroyer un lopin de terre à un nouvel arrivant. Analysant le pouvoir religieux dans la
région moaga de Kaya, Doris Bonnet (1988 : 60) propose de considérer les trois sens de
tenga. C'est d'abord la terre nourricière, celle qui doit être fertile parce qu'on la cultive,
celle qui donne la vie. Tenga, c'est aussi la terre qui accueille les ancêtres et qui confère
au tengsoaba le devoir de protéger l'autel des ancêtres. Enfin, tenga est l'unité territoriale
sur laquelle s'exerce le pouvoir du tengsoaba, mais aussi le village ou même le pays. Si
aujourd'hui on demande : "fo tenga bè"?, cela signifie selon le contexte, "quel est ton
village? " ou "quel est ton pays ?". La principale fonction du tengsoaba est de maîtriser
l'espace de la brousse occupé par des êtres invisibles. Son entremise est donc
nécessaire pour rendre un espace habitable ou cultivable. Ainsi, l'installation sur un
terroir ne doit en principe pas se dispenser de l'accord d'un maître de terre. Alors que
le tengsoaba dispose d'un pouvoir hérité, le bugo accède à son pouvoir sous l'impulsion

2 Pour plus de détails sur les cérémonies royales, voir Izard (1985b : 118-204).
3 Les Fulse (sing. fulga) étaient établis dans le royaume du Lurum, qui fut progressivement démantelé
après la "conquête" des Moose.
4 Les Kibse (sing. kibga), dont beaucoup ont fui vers Bandiagara, sont considérés comme une partie des

ancêtres des Dogons.


5 Ethnonyme dont on ne connaît pas l'équivalent en moore, peu nombreux, les Kamlamse sont établis dans

quelques villages de l'Ouest du Yatenga (Izard 1992 : 76)


6 Les Ninise (sing. niniga), sont considérés comme les ancêtres des Samo.
7 Sous cette appellation sont regroupés des Marka ou Dafing de Bay au Mali, des Bambara de Ségou et

des Dyula de Kong. Lointainement issus de l'empire du Mali, ils sont associés à l'emploi militaire et à la
technologie du fusil (Izard 1992 : 77).

72
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

d'une intervention divine (Bonnet 1988 : 62). C'est du moins comme cela que le
présentent les discours même s'il est possible d'établir des successions de bugo au sein
d'un même lignage. Le bugo est issu du groupe des gens de la terre ou des forgerons, il
est présenté comme un personnage capable de se métamorphoser en animal, de voir
les êtres du monde invisible, d'intervenir sur les éléments. C'est aussi un devin. Si l'on
concède volontiers ce genre de pouvoirs au tengsoaba, on reconnaît, semble-t-il, une
prééminence du bugo pour ce qui est de la maîtrise des génies (Bonnet 1988). Ce bref
rappel des principaux traits de la religion moaga ne doit pas faire oublier que dans le
Yatenga, une autre forme d'animisme était pratiquée par les Peuls.

2. Les Peuls "animistes"

S'il est généralement admis que les Peuls tooroobe soient anciennement islamisés,
il n'en est pas de même de leurs cousins diallube et foynabe. Néanmoins, il ne serait pas
juste de parler d'une religion peule pré-islamique comme nous venons de le faire à
propos des Moose. Paul Riesman, dans son ouvrage Société et liberté chez les Peuls djelgôbé de
Haute-Volta (1974), s'interroge sur l'existence d'une telle religion au Jelgooji avant les
grandes vagues d'islamisation du XIXè siècle. Selon l'auteur, l'observateur étranger est
frappé par le manque apparent de religion proprement peule. En effet, même chez
certaines fractions wodaabe faiblement islamisées étudiées par Marguerite Dupire, nous
ne trouvons ni culte des ancêtres ou des esprits, ni rites collectifs d'un caractère
nettement religieux. Dans l'avant-propos de son ouvrage Organisation sociale des Peul,
Marguerite Dupire (1970) souligne que, lorsqu'elle entreprenait ses enquêtes chez les
Bororo du Niger et de l'Adamawa, elle abandonnait "l'espoir de trouver les traces d'une
religion préislamique originale que laissait supposer l'existence en langue fulfulde d'une
classe nominale énigmatique de (nge) dans laquelle voisinent la vache, le feu et le soleil"
(Dupire 1970 : 14). S'agissant des Djelgôbe de l'actuel Burkina Faso, Paul Riesman ajoute
: "l'islam ne semble pas avoir remplacé une ancienne religion ou s'être greffé sur elle,
mais il s'est créé une place dans leur conception du monde et un rôle dans la structure
sociale qui n'existait peut-être pas auparavant" (1974 : 101). Même si aujourd'hui le fait
d'être musulman est inséparable du fait d'être peul, la ferveur religieuse varie selon les
individus.

Nous rejoignons Paul Riesman et Marguerite Dupire s'agissant des difficultés à


définir l'existence d'une religion peule préislamique, néanmoins, on ne peut nier

73
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

qu'aujourd'hui les Peuls considèrent certaines pratiques comme contradictoires avec


l'islam, et que si l'opposition islam/coutume n'est pas toujours claire, "c'est une
distinction que font les Peuls eux-mêmes" (Riesman 1974). D'après nos données, les
Peuls associent leur croyance pré-islamique à deux activités : la guerre et le
pastoralisme. Concrètement, les coutumes sensées être contradictoires avec l'islam
mettent en scène le personnage du silatigi à Banh, et le tambour de guerre à Thiou.

Au centre des pratiques religieuses des Peuls, se hisse le personnage du silatigi


évoqué s'agissant de l'origine des foynabe de Banh. Ces silatigi, réputés pour leurs
pouvoirs magiques, étaient capables de provoquer la pluie, de maudire ou de bénir :

"A Sari, il y a eu cinq Silatigi. Un Silatigi a un pouvoir dès son plus bas âge.
Dès l’enfance, on apprend à être Silatigi. Le Silatigi qui était l'ancêtre des
Foynabe avait été initié très jeune dans le groupe. Ce qu’ils adoraient
s’appelait "tooru". Le Silatigi est une personne qui est devenue puissante. S’il
la maudissait, la personne était emportée, s’il la bénissait, ça marchait aussi.
Il y a au moins cinq Silatigi enterrés là-bas" (L.B. Barry, Banh, janvier
2003).

Comme le rappelle Marguerite Dupire (1998), le silatigi est un personnage qui


ne subsiste plus qu'à l'état de souvenir chez les Sereer du Nord-Ouest du Sénégal. On
pourrait en dire de même chez les Peuls de Banh. D'après l'auteur, le silatigi serait
d'origine manding comme en témoigne son nom (sila tigi : maître de la route, chef de
migration). Déclinant les multiples variations de ce leader religieux au Sénégal, elle
montre qu'au Fouta, "les satigi8 font figure de grands chefs militaires et administrateurs
qui rendaient aussi la justice". Le siltigi est un art qui s'apprend et se transmet entre
parents agnatiques. L'apprentissage du savoir qu'il contient se fait de plusieurs manières
: de père en fils ou lors d'un apprentissage prolongé auprès d'un maître mais aussi par
les révélations d'un génie. De véritables écoles de siltigiyagal auraient existées au
Boundou, où le maître inculquait à ses jeunes élèves bergers, les connaissances des
arbres et des plantes, leur apprenant à observer et à prédire. Après avoir acquis ces
connaissances fondamentales, devaient s'ajouter celles permettant l'interprétation des
cris des animaux. Le déroulement de cet enseignement se faisait avec la collaboration
des génies. Selon une conception commune à tous les pasteurs peuls (Saint-Croix

8 Les noms varient d'une région à l'autre pour désigner le même personnage : saltigi, silatigi, satigi., siltigi.

74
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

1972)9, le monde de l'homme avec son bétail trouve sa contrepartie dans celui des
génies vivant avec les animaux sauvages qu'ils ont apprivoisés et qui, pour cette raison,
peuvent porter secours à l'homme. Au Sénégal, certaines connaissances sont
spécifiques à des lignées d'où sont issus les siltigi : ici se transmettait le secret du bétail,
là le secret de la guerre ou de la chefferie…Généralement l'apprentissage offre "d'utiles
techniques pour obtenir la participation aux guerres et aux razzia de bétail, un
accroissement de pouvoir" (Dupire 1998 : 116). Un ardo, chef d'une fraction pastorale,
cherche donc à posséder et à conserver dans sa seule lignée des techniques qui ont un
rapport étroit avec la solidité du commandement. Dans les régions anciennement
islamisées de l'actuel Sénégal où Marguerite Dupire a effectué ses enquêtes, elle révèle
que les saltigi, grands connaisseurs des plantes et des cris d'animaux, doués de pouvoirs
divinatoires, occupaient aussi la fonction de conseiller auprès des chefs politiques. Ils
ont rapidement associé leurs pratiques magiques à l'islam.

En revanche, à Banh, ces conceptions religieuses semblent être considérées


comme contradictoires avec l'islam. Le silatigi, perçu comme un représentant des
croyances pré-islamique, doit, pour certains informateurs, être omis du discours
historique. Lors d'un récit de plus d'une heure ininterrompue, un vieillard nous a
raconté le mythe de fondation des Foynabe, et les péripéties de ses ancêtres silatigi. Nous
ignorons s'il a été lui-même initié, mais sa réputation de visionnaire et de grand
connaisseur des animaux le précède toujours. Quoi qu'il en soit, les récits généreux de
ce vieillard ont probablement indisposé d'autres villageois musulmans, qui lui auraient
suggéré de ne plus donner d'informations supplémentaires de ce type. C'est ainsi que
lors de notre deuxième rencontre, il prétextait être fatigué ajoutant qu’il y a dans ce
monde beaucoup de personnes qui connaissent autant de choses que lui10.

Les traces de l'animisme sont acceptées chez les Diallube et parfois


revendiquées. A Thiou, l'islam est mis en opposition avec l'usage des tambours de
guerre. Ces objets, qui sont un peu le patrimoine du groupe, la preuve de ses victoires
passées, sont aujourd'hui présentés comme les "fétiches" que l'on sort à l'occasion des
fêtes de la chefferie. Si le chef actuel de Thiou les fait frapper sans hésitation lors des
grandes fêtes musulmanes, son père refusait en revanche de les utiliser comme symbole

9Cité par Dupire (1998)


10Nous avons interprété ce refus comme une censure car à l'occasion du premier entretien le vieillard
nous avait assuré qu'il était à notre disposition tant qu'il était de ce monde.

75
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

de la chefferie car il les estimait incompatibles avec l'islam. D'après Paul Riesman, les
vieillards interrogés dans le Jelgooji s'accordent sur le fait qu'avant l'ère coloniale, la
force de l'islam était beaucoup moins importante qu'aujourd'hui. Ils citent comme
preuve l'existence presque continue d'un état de guerre entre les différentes familles du
Maasina, de Banh et du Jelgooji. "Les conflits politiques n'étaient pas projetés ou sentis
sur le plan religieux" (Riesman 1974 : 101) contrairement à l'ère des jihad du XIXè siècle
où la guerre prenait tout son sens religieux, fondée sur le dogme du devoir de convertir
les âmes impures.

Malgré la prééminence de la religion moaga sur le royaume et l'existence de


pratiques animistes chez les Peuls diallube et foynabe, ces groupes ont longtemps côtoyé
les populations musulmanes. D'origine yarse, marãse ou tooroobe, ces adeptes de l'islam
n'ont pas pratiqué de prosélytisme mais en revanche, ont entretenu des relations
d'interdépendance avec les populations animistes et particulièrement avec les rois. Ces
derniers ont toléré la présence des musulmans sur le royaume et l'histoire montre que
certains rois ont établi des relations privilégiées avec eux.

3. Trois rois proches des musulmans

D'une manière générale, il faut dire qu'avec son millénaire d’existence, l'islam
s’est développé au Sud du Sahara, selon des processus différents11. Sur l’aire soudano-
sahélienne, la religion musulmane s'est infiltrée dans la vie quotidienne par le
commerce transsaharien. Par le biais du négoce et marginalement par la guerre, des
Etats musulmans ont vu le jour à partir du XIè siècle tels que l'empire du Ghana au Sud
de la Mauritanie actuelle puis le Mali, l'empire Songhay ou le Kanem-Bornou. Mais il
convient de rappeler que l'islam médiéval a été une religion de nantis et donc de
groupes minoritaires. Les masses n'ont été concernées qu'à partir du XIXè siècle,
période où l'on assiste à de grands bouleversements dans l'espace musulman.

11 Ousman Kane et Jean-Louis Triaud distingue trois logiques d’espaces : d’abord il y toute la zone située
entre le Sénégal et le Tchad que l’auteur qualifie comme "un vieux front d’islamisation toujours en
mouvement". Sa particularité est liée à son adaptation aux cultures locales : il s’agit là d’une islamisation
sans arabisation où les langues locales telles que le fulfulde, le wolof, le malinké ou le dioula, prennent le
relais en devenant des langues d’islam. Ensuite, la vallée du Nil constitue une zone d’islamisation
doublée d’une arabisation progressive. Enfin, le visage de l’islam au bord de l’océan indien est celui des
commerçants perses ou arabes ayant affirmés leur distinction sociale et dont une grande partie s’est par
la suite fondue à la population. Formant progressivement les groupes Swahilis, leur modèle se
"caractérise à la fois par le refus du prosélytisme et de l’islamisation à l’intérieur du continent et par une
voie linguistique originale" (Kane et Triaud 1998).

76
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

Dans le Yatenga des XVIIè et XVIIIè siècles, le commerce entre Tombouctou


et le plateau moaga a permis le passage et l'installation des groupes musulmans yarse et
marãse qui pratiquaient le négoce de longue distance. Les Peuls tooroobe ont constitué les
sociétés de lettrés musulmans établis dans toute la partie du royaume la plus peuplée.
Contrairement aux Etats musulmans du Moyen-Age, l'islam du Yatenga n'était pas
l'apanage des nantis ou des élites politiques, mais de simples commerçants et de
pasteurs lettrés. En effet, le pouvoir dans les formations politiques moose a été
étroitement lié à la religion moaga, elle-même fortement imprégnée des pratiques
religieuses des populations établies avant l'arrivée des Moose. Le pouvoir a été
précisément légitimé par les compétences magiques des maîtres de terre et des buguba
dont beaucoup sont d'origine Fulga. Cependant, au-delà de cette norme religieuse sur
laquelle s'est fondé le pouvoir, l'histoire témoigne d'une relative interdépendance de
certains rois avec les populations musulmanes.

Au cours de l'histoire du Yatenga, des rois et des chefs ont, semble-t-il, fait la
preuve d'un certain attachement à l'islam ou du moins, aux populations musulmanes.
C'est le cas de Naaba Lambwega qui, dans la deuxième moitié du XVIIè siècle, se lie
d'amitié avec un Yarga venu de Furumani. Ce Yarga, qui avait pris le bâton de pèlerin
pour se rendre à La Mecque, restera finalement aux côtés de Naaba Lambwega.
S'interrogeant sur cet épisode, Michel Izard suppose qu' à cette époque, sont arrivés
dans le Yatenga "des hommes pieux qui se proposaient d'aviver la spiritualité ou au
moins la foi des commerçants, mais ont pu aussi souhaiter des relations officielles avec
le pouvoir moaga" (Izard 1985a : 61). Sans surestimer la place que les pouvoirs moose ont
accordé aux musulmans sur leur royaume, il faut garder à l'esprit l'existence de relations
aussi fortes qu'informelles à certains moments de l'histoire du Yatenga. Qu'un Yarga ait
renoncé au hajj pour honorer l'invitation de Naaba Lambwega est peut-être la preuve
d'une attitude officielle de bienveillance à l'égard de pieux musulmans et aussi celle
d'une prise de conscience de la nécessité d'entretenir le commerce. En effet, la minorité
yarga-marãga pouvait à sa guise modifier les itinéraires caravaniers et vider les marchés
de leurs produits importés. "Il n'est pas certain que cette tolérance au moins tacite se
soit étendue au prosélytisme actif" (Izard 1985a : 61). En effet, la situation de l'islam
qui a prévalu dans le Moogo central fut autrement plus complaisante : un imam yarga
nommé à la cour du Moogo Naaba et la conversion de Naaba Dulugu (1796-1825) ont
été autant de signes de tolérance envers l'islam. En revanche, il est d'autres cas, comme

77
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

dans le royaume de Boulsa à l'Est, où l'islam est durement réprimé. Georges Chéron
(1924 : 653) note "une tentative d'islamisation" survenue après les vagues de
peuplement marãse entre 1778 et 1818, sur l'initiative d'un Peul du Fouta Jalon nommé
Modibo Mamadu, plus connu sous le nom de Wali. Avant de convertir les masses, Wali
a tenté de convaincre le Boulsa Naaba d'abandonner ses pratiques religieuses et de
respecter les préceptes du Coran. Devant le refus du roi, Wali soulève les musulmans -
yarse, marãse et peuls - contre le souverain. Ce dernier est d'abord contraint
d'abandonner la résidence royale avant de reprendre la situation en main. Avec l'aide
du Moogo Naaba Kutu, il réprime durement les partisans du mouvement insurrectionnel
qui sont massacrés. Wali parvient à s'enfuir, mais son histoire montre en l'occurrence
que les actions de prosélytisme peuvent être réprimées dans le sang. Si de tels
évènements ne se sont jamais produits dans le Yatenga, force est de constater que les
musulmans se sont bien gardés de convertir les masses. Comme le rappelle Issa Cissé
(1994 : 42), contrairement aux rois de l'ancien royaume de Ouagadougou, les
souverains du Yatenga n'ont pas sous-estimé la crainte de déstabilisation de leur
pouvoir par une éventuelle expansion de l'islam. La position géographique du Yatenga
en a fait une région autrement plus exposée que le Moogo central. Si l'islam a séduit les
Moose, c'est en partie à cause des pouvoirs magiques attribués aux marabouts.

D'ailleurs, c'est probablement par le sud que l'islam des lettrés pénètre le Moogo.
Selon Hamidou Diallo (1990), "la tradition orale fait venir les premiers musulmans du
nord, mais l'introduction de l'islam à partir du sud n'est pas à exclure". A partir des
centres musulmans de la Boucle du Niger comme Tombouctou, l'islam se serait
répandu vers le sud en contournant les régions païennes du Ninigi et du Moogo prenant
pour relais, Bobo-Dioulasso. De là, dès le XVIè siècle, commerçants musulmans et
agriculteurs animistes sont mis en contact (Diallo 1990). Nous l'avons largement dit, les
commerçants musulmans sillonnent également le nord et précisément le Yatenga.
Toutefois, leur influence dans l'implantation de l'islam est négligeable ; c'est aux
"marabouts", c'est-à-dire aux lettrés musulmans, que l'on doit l'enracinement de l'islam
dans un contexte où quelques princes ont créé les conditions politiques favorables.
Ainsi, des centres musulmans marka comme Safane ont-ils vu le jour au XVIIè siècle et
se développent-ils surtout au XVIIIè et XIXè siècles, progressant lentement vers le
nord et notamment vers le Yatenga.

78
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

A l'époque de Naaba Lambwega, c'est-à-dire au milieu du XVIIè siècle, il s'agit


d'entretenir des relations bienveillantes avec ces communautés musulmanes yarse et
marãse présentes sur le territoire depuis la chute de l'empire songhay. A la fin du XVIIè
siècle et au début du XVIIIè siècle, un autre souverain, Naaba Zangayella, était semble-
t-il bien disposé à l'égard de l'islam. Ceci étant, les rois du Yatenga ont toujours veillé à
protéger la religion de Naaba Wende, tant et si bien que le problème de leur conversion
à l'islam ne se posera pas à l'exception du cas de Naaba Kango. Le règne de Naaba
Kango (1757-1787) est celui d'un Etat qui, une fois consolidé, s'organise à l'échelle de
tout le royaume. Là encore, les commerçants musulmans yarse et marãse trouvent leur
place et participent vivement à la réussite du projet. Naaba Kango réglemente
l'économie du pays et protège les voies de passage afin de développer le négoce de
longue distance. Le marché de Youba, grosse localité marãse-yarse, a été fondé avec
l'appui de son père Naaba Nabassere. Naaba Kango renforce ses liens avec Youba :
Wade, sa sœur se marie avec un Yarga (Izard 1989). De Youba, Wade est un peu l'œil
du roi, mais elle est aussi une figure féminine de la transgression : le mariage de la sœur
d'un roi avec un musulman est une première dans le royaume. Les liens étroits qui se
tissent entre les autorités moose et les communautés musulmanes ne sont pas que le
reflet de la nécessité d'organiser l'économie du royaume.

Les questions que soulève le rapport de Naaba Kango à l'islam vont


certainement plus loin. Avant de prendre le pouvoir, Naaba Kango avait effectué un
voyage de trois ans à l'occasion duquel il a fréquenté probablement les milieux
musulmans de Kong et de Ségou (Izard 1985a). On sait aussi que pour s'assurer de
récupérer le trône qu'il avait perdu en 1754 par l'usurpateur Naaba Wobgo, Naaba
Kango a consulté des marabouts et précisément les Tooroobe de Bosomnore. Faut-il
spécifier que Naaba Kango n'avait pas effectué le ringu, rituel d'intronisation sans lequel
on ne peut prétendre au titre de rima (roi)? Devant ce constat historique, Michel Izard
s'est demandé si Naaba Kango ne s'était pas secrètement converti à l'islam. On sait
seulement qu'il entretiendra des relations d'ordres multiples avec les communautés
musulmanes. D'abord parce que les Yarse et les Marãse détiennent le monopole du
commerce caravanier et ensuite parce que les marabouts tooroobe sont susceptibles de
parer la menace que constituent les princes déchus. Les consultations maraboutiques
de Naaba Kango à Bosomnore nous ont été relatées :

79
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

"Idriss Jibaïro était un chef [de Bosomnore] très puissant. Il partait dans la
grotte pour faire ses méditations. A chaque fois qu'il demandait quelque
chose, ça se réalisait. […] Il était puissant et même Naaba Kango avait peur
de lui. Il venait voir Idriss Jibaïro et tout ce qu'il lui disait de faire, il le
faisait, et ça marchait. C'est grâce à Idriss que Naaba Kango est devenu
puissant. Quand il partait à la guerre il gagnait parce que Idriss était son
marabout" (Tall M., rimaïbe, Bosomnore, septembre 2001).

Les attitudes de Naaba Lambwega, de Naaba Zangayella et de Naaba Kango,


bien disposés à l'égard de l'islam, montrent qu'en dépit du fait que la religion moaga était
une religion d'Etat, certains rois se ménageaient de bonnes relations avec les
populations musulmanes. Cette tolérance s'effacera rapidement quand, au crépuscule
du XVIIIè siècle, le temps des réformismes musulmans ouvre une nouvelle page de
l'histoire. Le Yatenga se trouve alors au centre d'une vaste zone d'influence peule et
musulmane qui s'étend de Sokoto au Maasina.

III. Les mouvements de conversions à l'islam

1. La vague réformiste des XVIIIè et XIXè siècles.


L'Afrique subsaharienne a connu aux XVIIIè et XIXè siècles, quatre principaux
mouvements de guerre sainte menant à la formation d'Etats islamiques dominés par
des Peuls (Robinson 1988). Dans la vallée du fleuve Sénégal d'abord, deux jihad se sont
succédé : le premier au début du XVIIIè siècle donne naissance à l'Etat du Fouta Jalon,
le second est un jihad qui se déroulera plus brièvement à la fin du XVIIIè siècle,
conduisant à la formation du Fouta Tooro. Plus loin vers l'Est, l'effervescence
religieuse est également de mise. Le jihad d'Usman dan Fodio dans le Nord de l'actuel
Nigéria, marquera en 1804, l'apparition du Califat de Sokoto, un Etat trois fois plus
grand que le Fouta Jalon. En 1818, le Maasina voit le jour à l'ouest du Yatenga. Les
zones d'influence de Sokoto et du Maasina se déploient jusqu'aux frontières
septentrionales du Yatenga. Cette vague réformiste qui déferle sur l'Afrique
subsaharienne a pour particularité d'être menée par des Peuls animés de griefs à
l'encontre d'une classe dirigeante à laquelle ils sont soumis. Elle fera naître au sein de
ces Peuls musulmans, le sentiment d'être "un peuple élu" (Robinson 1988 : 83). Le

80
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

réformisme musulman des XVIIIè et XIXè siècles est motivé par l'objectif de convertir
les âmes impures qualifiées de "païennes" et d'imposer une forme de gouvernement
régi par la shari'a. Or, le Yatenga est un royaume dont les habitants (à l'exception des
Tooroobe, des Yarse et des Marãse pratiquant l'islam) adhèrent à la religion animiste moaga.
La vocation politique mais aussi religieuse du royaume du Yatenga étant le socle de sa
puissance, les pouvoirs Moose ont de quoi être inquiétés par la ferveur musulmane qui
secoue la sous-région jusqu'au seuil de leur porte…

a. Les jihad

A l'heure où un soulèvement peul est sur le point de naître, le Nord de l'actuel


Nigéria est dominé par les Hausa. Dès la fin du XVIIIè siècle, Usman dan Fodio
commence ses prédications qui consistent à façonner une communauté peule
musulmane, formuler un message, et à critiquer les dirigeants hausa. Une prise de
conscience des Peuls exclus du pouvoir dans les Etats hausa est vitale pour assurer le
succès du jihad. En 1804, après trente années de prêche, Usman démontre que la cour
hausa n'est pas musulmane comme elle le prétend (Robinson 1988 : 73-79). Il éveille
alors les craintes des "païens" qui l'attaquent. En réponse aux persécutions, il déclare le
hijra (la fuite) puis la guerre sainte. Il soumet les royaumes alentours de gré ou de force
et fonde le Califat de Sokoto qui fédère plusieurs régions délimitées par le Bornou au
Nord-Est et le Borgou au Sud-Ouest. Les échos de ce jihad retentissent au-delà de
l'Etat proprement dit. Des plateaux de l'Adamawa (actuel Cameroun) jusqu'à Bellehede
dans l'Oudalan au Nord de l'actuel Burkina, des formations politiques islamiques,
dominées par des Peuls, prennent corps avec l'appui de Sokoto. C'est ainsi que l'émirat
du Liptako, au Nord-Est de l'actuel Burkina (Pillet-schwartz 1999) et le Yagha plus à
l'Est (Thébaud 2002), voient le jour (carte 8 p 82). Au-delà de ces transformations
politiques, l'héritage le plus durable légué par Sokoto dans les savanes ouest-africaines
est une importante littérature en matière juridique, théologique et administrative
(Robinson 1988). Les nouvelles classes dirigeantes parviennent à imposer quelques-uns
des principes qui devaient caractériser un régime musulman : la dénonciation des
pratiques considérées comme impures et la détermination à s'appuyer sur la shari'a.

Plus à l'Ouest, dès 1815 Amadu Lobbo Bari commence à prêcher contre la
domination Bamanan de Ségou et contre les riches marchands marocains de la ville de
Djenné qu'il juge corrompus. L'historienne Bintou Sanankoua (1990) révèle que le

81
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

jeune érudit, en séjournant à Djenné, constate que les ulémas ont détourné l'essentiel
du commerce de la ville au détriment de l'activité religieuse. Il forme ainsi un
mouvement de rébellion auquel adhèrent quelques illustres inconnus, hostiles au
pouvoir marocain. Il est chassé par les autorités de Djenné et sa popularité ne fait
qu’augmenter. Il se réclame alors de la "doctrine de Sokoto" et encourage une stricte
observance de l'islam. En 1818, il lève l'étendard de la guerre sainte et fonde au
Maasina, un Etat "théocratique" au service des intérêts peuls qui s'appuie sur un islam
"pur". Ses partisans lui attribuent un nouveau nom : Seku Amadu, puis en 1821, il
fonde la capitale du nouvel Etat Hamdallaye ("Dieu soit loué"). L'objectif de cette
grande entreprise est de convertir les païens et de purifier un islam jugé à la dérive.
L'Etat du Maasina s'est constitué en fédérant plusieurs régions, à savoir, le Maasina, le
Jenneri, le Kunari, le Fakala, le Gimbala, Tombouctou et le Jelgooji. Cette dernière
disposant néanmoins d'un statut particulier car les chefs de Djibo et de Tongomayel
ont longtemps résisté aux tentatives d'annexion maasinanke. Ceux-ci profiteront d'un
conflit de succession pour envoyer une expédition militaire dans le Jeelgoji qui
s'achèvera par la soumission des deux chefs.

En outre, Seku Amadu, rompt avec les traditions politiques de la région par la
mise au point d’institutions inspirées de la shari'a, la militarisation de l’appareil d’Etat,
l’étatisation de l’économie et la sédentarisation des pasteurs. Amadu Séku (1844-1853),
puis Amadu Amadu (1853-1862) lui succèdent dans des conflits qui se résolvent mal.
L'Etat est profondément affaibli sous Amadu Amadu à qui l'on reproche trop de
laxisme sur le plan religieux. El Hajj Umar Tall, qui a eu connaissance de ces faiblesses,
lève à son tour l'étendard de la guerre sainte au Maasina et détruit avec l'aide de ses
troupes futanke l'Etat fondé par Seku Amadu. Une guerre fratricide s'engage entre les
deux groupes peuls de patronyme Barry (ou Bari) et Tall. Les premiers sont affiliés à la
qadria et les seconds à la tidjâniyya. La victoire se solde à Cayawaal en faveur d'El Hajj
Umar Tall qui prend Hamdallayee en 186212.

b. Les échos du réformisme dans le Yatenga

Dans le Yatenga, à la frontière Est du Maasina, les rois se succèdent et


mesurent la menace que représente à leurs yeux la tentative d'unification des Peuls du

Pour plus d'informations sur le Maasina de Seku Amadu, lire Sanankoua (1990), pour le jihad d'El Hajj
12

Umar, voir Robinson (1988).

82
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

Maasina sous une même bannière politique, militaire et spirituelle. Ils redoutent que les
Peuls établis à l'intérieur du royaume ne soient gagnés à la cause de leurs voisins
maasinanke puis futanke. De plus, le royaume du Yatenga est, à cette époque, entouré de
formations politiques peules. Au Nord, le Jelgooji est dominé, dès la fin du XVIIè
siècle, par les Peuls avec lesquels les Moose entretiennent des relations hostiles. Au Sud-
Ouest du Yatenga, se trouvent les chefferies peules de Barani, Dokwe et Lankoy. A
l'Ouest, se trouve le Maasina dont les vastes plaines herbeuses et fertiles attirent les
pasteurs peuls depuis longtemps (cf. carte).

Carte 8 . Le Yatenga et les jihad du XIXè siècle.

Les Peuls du Yatenga ont-ils été agités par ce renouveau islamique comme le
craignaient les pouvoirs moose ? Plusieurs éléments de réponse peuvent être apportés en
la matière. Quand dans la première moitié du XXè siècle, le jihad de Seku Amadu donne

83
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

naissance à l'Etat du Maasina, certaines populations peules réfractaires fuient la région.


C'est sans doute le cas des Foynabe qui, comme nous l'avons vu dans le chapitre
précédent, s'installent dans le Yatenga à cette époque. Le récit d'un vieillard évoque la
présence de cinq silatigi au moment où les Foynabe étaient installés à Sari, dernière étape
avant leur entrée dans le Yatenga. Dans un mémoire sur l'histoire des Foynabe, Diénéba
Barry (1992) s'appuie sur une collecte de récits oraux pour montrer que l'islamisation
massive des Foynabe date de 194713. Issue de la lignée des chefs de Banh, l'auteur
suppose que ses ancêtres ont quitté le Mali afin d’éviter les expéditions d’islamisation
dépêchées par Seku Amadu puis par ses successeurs. En effet, plusieurs indices laissent
penser que dans la vague d'islamisation qui s'amorce après le jihad de 1818 au Maasina,
les partisans de Seku Amadu écrasent les coalitions des Bambara et Peuls de religion
"traditionnelle" (Bâ et Daget 1962 : 40)14. Or, les Foynabe auraient fait partie des
groupes peuls qui ont tenté de se soustraire à ces expéditions. C'est ce que laisse
supposer Pierre Bonte (1999) qui remarque que beaucoup de chefferies peules
guerrières, héritières de la tradition des ardobe de la période antérieure au jihad de Seku
Amadu se forment aux confins du Maasina et du Yatenga, c'est-à-dire dans le Séno.
"Dans la région de Ban au Burkina Faso, des chefferies Barry étaient en relation avec
les Tellem15" (Bonte 1999: 388). On est tenté de supposer, comme le fait Diénéba
Barry (1992), que les Foynabe faisaient partie de ces coalitions et qu'ils ont dû fuir une
armée puissante. Ainsi, en dépit des inquiétudes des pouvoirs moose, l'effervescence
musulmane des jihad du XIXè siècle provoque dans le cas des Foynabe, plutôt un
mouvement de replis vers le Yatenga plutôt qu'une agitation déloyale. Néanmoins, au
milieu du XIXè siècle, l'armée maasinanke effectue une expédition militaire dans le
Jelgooji. Dans leur parcours, les troupes maasinanke venues de Hamdallaye, font escale
à Banh (Bané sur la carte ci-dessous), comme le montre "l'expédition du Dyilgodyi"
(Bâ et Daget 1984). Ceci peut laisser supposer que des relations amicales existaient en
1858 entre Foynabe de Banh et Maasinanke.

13 Nous supposons que la restitution du mémoire ait provoqué l'attitude de réticence qui prévaut
désormais à Banh s'agissant de l'islamisation du village.
14 Cité par Diénéba Barry.
15 Les Tellem sont une composante de la société dogon, ils étaient animistes.

84
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

Carte 9 . "Expédition du Dyilgodyi", source : Bâ, A. M., et J., Daget (1984).

S'agissant des Diallube, d'après les informations recueillies à Thiou, des


conversions massives se seraient opérées sous le règne du chef Boukari, qui a imposé à
tout son entourage, ainsi qu'à ses captifs, la conversion à un islam affilié à la qadria.
C'est au début du XXè siècle qu'il aurait fait construire la première mosquée. En
revanche, les premières conversions se sont produites probablement sous le règne de
Mamadou Al Atchi dans la deuxième moitié du XIXè siècle. Nous proposerons, dans la
seconde partie, quelques hypothèses concernant l'influence que le Maasina et plus
particulièrement les descendants de Seku Amadu, ont exercée sur les Diallube. On peut
donc supposer que les Moose avaient une représentation des Peuls calquée sur l'image
véhiculée par les Tooroobe. Ces derniers, qui sont les plus anciennement convertis à
l'islam, vivaient pour la plupart parmi les Moose puisqu'ils ont peuplé la zone centrale du
royaume. C'est plus particulièrement avec eux que les interactions de la vie quotidienne
sont intenses. En revanche, les Diallube et les Foynabe installés près des frontières
semblent avoir été islamisés massivement tardivement, même si quelques conversions
ont pu avoir lieu à l'heure des expéditions maasinanke.

2. La propagation de l'islam à la période coloniale

A la période coloniale, la diffusion de l'islam s'accélère rapidement en Haute-


Volta, en général, et dans le Yatenga en particulier. Cette religion cesse d'être l'apanage

85
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

des minorités yarse, marãse et tooroobe. Plusieurs facteurs explicatifs sont généralement
avancés.

a. L'activité commerciale

Le régime colonial, qui souhaite développer l'activité commerciale, tente


d'améliorer les infrastructures routières en faisant construire des voies mais aussi des
ponts. La liberté de commerce et de circulation fraîchement décrétée se conjugue avec
l'obligation des populations à se soumettre aux travaux forcés pudiquement appelés
"prestation de travail". Les commerçants musulmans qui s'installent un peu partout
dans le pays, incitent les "autochtones" à embrasser le commerce et l'islam (Kouanda
1995 : 242). Dans le Yatenga, cette logique de conversion à l'islam s'observe également.
D'ailleurs, les changements d'identité lignagères de Moose qui prennent un patronyme
yarga ne sont pas rares (Izard 1976). Un rapport politique daté de 1914 présente ainsi
l'état de "l'islamisme" dans le cercle de Ouahigouya :

"Si l'islamisme fait des progrès, cela tient au développement économique.


Les Dioulas sont musulmans, leur transaction s'opère particulièrement avec
ceux de leur religion. Il paraît de bon ton aux fétichistes qui se lancent dans
cette voie de les imiter pour favoriser leurs affaires et trouver aussi dans
leurs voyages, des coreligionnaires qui leur faciliteront davantage leurs
opérations et leur offriront l'hospitalité. Car, il est à remarquer que
l'islamisme fait très peu de progrès chez les sédentaires dans les villages
mossis." (Rapport politique de 1914, in : Marchal 1980)

Le discours colonial sur la question de l'islam change rapidement. Pour Assimi


Kouanda, il oscille entre islamophilie et islamophobie. Cette religion est d'abord
considérée comme un progrès par rapport au fétichisme, "une étape intermédiaire
entre la barbarie et la civilisation, avant d'être perçue comme un réceptacle d'idéologies
subversives". Cette perception n'est probablement pas étrangère aux conversions des
"indigènes animistes", poussés vers d'autres formes de croyance. Ils préfèrent se
convertir à la religion avec laquelle ils ont longtemps cohabité. L'islam devient, selon
l'expression de Jean-Louis Triaud, une sorte de "refuge identitaire qui marque une
frontière avec les manières des blancs" (Triaud 1992)16. Les conversions à l'islam sont

16 Cité par Kouanda (1995)

86
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

aussi l'expression d'une opposition au régime colonial et progressivement les


administrateurs coloniaux attirent l'attention sur la nécessité d'être vigilant. En 1924, les
rapports politiques montrent que les autorités coloniales ne sont plus aussi tranquilles
qu'en 1914 :

"Les derniers renseignements semblent établir que le Cercle compte 50


écoles coraniques avec environs 300 élèves ; 44 indigènes ont fait le voyage
à La Mecque. Le moment paraît venu de procéder à un dénombrement
plus précis des marabouts et des talibés et de poser la situation du cercle au
regard de l'islam. Si l'on retient l'importance des neuf groupements foulbés,
à demeure sur le territoire de la circonscription, les divers autres éléments
qui s'adonnent à la pratique du Coran, la position géographique du Cercle
couvert, sur la majeure partie de ses frontières, par d'autres cercles
fortement islamisés, il est permis de conclure que la propagande religieuse
n'est pas limitée à 50 écoles et à 300 élèves. Le terrain paraît donc propice
pour ce prosélytisme" (In : Marchal 1980 : 97).

b. Le démembrement de la Haute-Volta

Pendant la période de parenthèse (1932-1947) durant laquelle les cercles de la


Haute-Volta sont rattachés à la Côte d'Ivoire, au Soudan et au Niger, des conditions
sont créées pour rapprocher la population voltaïque des cercles des centres
anciennement islamisés. Le rattachement du cercle de Ouahigouya à la colonie du
Soudan français favorise de nouveaux rapports avec les populations maliennes
anciennement islamisées. Les déplacements des Voltaïques sur les chantiers de l'Office
du Niger et de construction des voies ferrées sont un facteur important d'islamisation.
En effet, d'après Assimi Kouanda, les migrants "animistes" se retrouvent dans des
milieux où l'islam domine et sont souvent encadrés par des agents musulmans qui les
incitent à se convertir. Ce phénomène s'observe dans de nombreuses sociétés
animistes, comme celle des Dogons (Bouju 1984 : 193-203) et bien sur, dans le
Yatenga. Issa Cissé, qui s'est intéressé dans sa thèse (1994) à la progression de l'islam
au Burkina Faso à la fin de la colonisation, insiste sur le fait que l'implantation de
l'administration coloniale a entraîné la désorganisation des sociétés animistes.
Fortement ancré sur un support social, l'animisme prend des formes différentes selon
les sociétés. C'est, pourrait-on dire, une religion locale. L'adepte, isolé de la collectivité

87
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

par les travaux forcés ou l'exode rural, se retrouve exposé au prosélytisme des religions
monothéistes (Cissé 1994 : 21). L'éloignement familial a donc été une condition sine qua
non aux conversions des animistes à l'islam. Le recrutement des travailleurs moose à
l'Office du Niger et pour les travaux sur la voie de chemin de fer Thiès-Kayes est alors
à l'origine de leur éloignement et de l'abandon de leur religion pour l'islam (Cissé 1994,
Kouanda 1995).

Ce changement représente néanmoins pour un individu une rupture majeure.


Les réactions au sein du milieu social d'origine ont pu être fortes. Le travail de Katrin
Langewiesche (2003) permet de saisir les difficultés propres aux conversions des Moose
: "ils se souviennent que dans les années vingt-trente, l’adhésion à l’islam demandait un
certain courage de la part des fidèles". Les entretiens, menés à Issigui en 1995-1996 par
l'auteur, montrent qu’à cette époque, les moose récemment convertis ont pu être
victimes de lapidations lors de leur prière. Elle ajoute plus loin que les musulmans moose
"qui souhaitaient approfondir leurs connaissances coraniques étaient obligés de se
rendre dans les villes éloignées". Le prosélytisme et la conversion dans les milieux
animistes sont confrontés à des contraintes sociales et si le passage à la religion
musulmane se fait par le biais de la migration, les nouveaux convertis se heurtent à des
difficultés lors de leur retour au village. Il faut donc à notre sens considérer deux étapes
dans le processus de conversion: la première étant la conversion des migrants loin de
leur milieu familial et la seconde correspondant à la pénétration progressive de l'islam
dans les localités animistes après le retour des migrants. C'est bien comme nous l'avons
vu, au prix de nombreuses difficultés et de multiples échecs que l'islam parvient
finalement à atteindre les quartiers animistes. Un vieillard issu d'un quartier fulga de
Bosomnore nous révèle qu’il a fallu plusieurs tentatives avant que la conversion à
l’islam ne soit effective dans le quartier. Selon lui, l'interdit de l'alcool a été un obstacle :

"Dans le quartier il y a eu un moment où on a construit une mosquée mais


entre temps on a cessé de prier et on a recommencé à boire le dolo17. Entre
temps, on a reconstruit ça de nouveau mais il y a eu un moment où la
mosquée était une ruine, avec le dolo c'était difficile" (Sawadogo R., fulga,
Bosomnore, septembre 2001).

17 "Alcool" et par extension, "bière de mil", raam en moore, dolo en dioula (repris en français).

88
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

c. Le "hamallisme"18

Dans le Yatenga le "hamallisme" a connu un succès important chez les adeptes de la


tidjâniyya d'El Hajj Umar d'une part, et chez les Moose animistes, d'autre part. Entre
1920 et 1940, ils commencent à être traqués par l'administration coloniale qui voit en
eux des agitateurs "xénophobes" et "anti-français". A partir des années 40, ces derniers
sont persécutés. Dans le Yatenga, le plus connu des hamallistes est le Cheikh de
Ramatoulaye qui, maintes fois emprisonné à partir de 1916, est perçu aujourd'hui
comme une figure emblématique de la résistance. Cette branche de la tidjâniyya se
développe également à Djibo avec le Cheikh Doukoure. Si le premier foyer à partir
duquel le hamallisme se propage, n'est pas identifié de façon sûre, les thèses les plus
courantes sont favorables au foyer de Ramatoulaye (Juliette Van Duc 1988 : 383). Des
études montrent que le mouvement se répand à partir du Yatenga vers la Boucle de la
Volta Noire puis vers la Côte d'Ivoire (Savadogo 1998). Issa Cissé précise que sous
l'action conjuguée d'un Peul de Todiam, et de certains Moose sous l'influence du Cheikh
de Ramatoulaye, le hamallisme se serait répandu vers le Sud, à Barani et dans la zone
de Nouna (Cissé 1994). L'action du Cheikh de Ramatoulaye est attestée et son succès
révèle aussi que l'adhésion à l'islam est alors considérée comme un moyen
d'émancipation face aux pouvoirs coloniaux. Dans ces régions comme au Yatenga,
l'administration cherche à endiguer le hamallisme en utilisant le concours de Seydou
Nourou Tall. Considéré comme un "bon musulman", cet auxiliaire de l'administration
s'est opposé à l'islam "subversif" (courant réformiste wahhabite et hamalliste). Quand,
à l'époque coloniale, le hamallisme se développe et que l'influence du Cheikh de
Ramatoulaye se fait grandissante, le Yatenga Naaba fait entendre ses plaintes auprès de
l'administration coloniale. Issa Cissé cite le rapport de l'inspecteur des Affaires
Administratives, Alfred Marchand, daté de novembre 1941 : "Le Yatenga Naaba m'a
exprimé en effet sa méfiance à l'égard de l'activité de El Hajj Boubacar [le Cheikh de
Ramatoulaye] et m'a déclaré que l'influence grandissante de ce marabout portait
préjudice à son autorité vis-à-vis de ses sujets. Car les adeptes de ce dernier affectaient

18 Nous développons la question du hamallisme dans le chapitre 7. Sur l'histoire du hamallisme en AOF,
voir Savadogo (1998), Alioune Traoré (1983) et concernant le Yatenga, voir l'article de Assimi Kouanda
et Boukari Sawadogo (1993).

89
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

depuis peu, de ne plus le saluer à son passage et ne venaient plus chez lui, lui rendre les
hommages rituels prévus par la coutume19".

Les Pères Blancs20, voient également d'un œil méfiant cette montée de l'islam.
En dépit du fait qu'ils soient en conflit fréquent avec l'administration coloniale, les
Pères Blancs cherchent à gagner à leur cause les groupes animistes et surtout à
conjuguer leurs efforts pour convertir les chefs de canton. Le rôle de Monseigneur
Thévenoud a été, selon Assimi Kouanda, non négligeable en la matière. En effet,
pendant la période de déstructuration de la Haute-Volta entre 1932 et 1947, avec sa
"méthode de l'apostolat direct", il met en place des infrastructures scolaires et
médicales et prend la défense des chrétiens contre les abus de l'administration. Ainsi,
gagne-t-il à sa cause plusieurs milliers de voltaïques. Le problème de taille auquel il se
heurte, est néanmoins que les populations rurales n'entendent pas renoncer aussi
facilement à la polygamie. Et finalement, des mouvements de conversions à l'islam se
poursuivent jusqu'à la réunification du pays en 1947. Après cette date, en raison du
poids démographique important des musulmans, les partis politiques cherchent l'appui
des personnalités maraboutiques lors des élections. Contre une idée souvent avancée,
selon laquelle les intérêts des hamallistes convergent avec ceux du R.D.A.21, Boukari
Savadogo (1998) montre qu'il s'agit d'une interprétation abusive. Selon l'auteur, il y a
une tendance à exagérer la mobilisation politique des hamallistes dans la période de
décolonisation. Ceci étant, il est certain que les Partis politiques cherchent leur soutien
dans les milieux urbains. L'auteur montre qu'après l'installation du Cheikh Doukoure
de Djibo dans la capitale, plusieurs partis politiques cherchent son soutien. Certes, le
R.D.A., mais aussi le M.D.V., dirigé par Gérard Kango Ouedraogo (Savadogo 1998 :
386-387).

Malgré cette influence croissante des chefs musulmans, les nombreuses


conversions à l'islam pendant la période coloniale et la création des premières
associations musulmanes à Bobo-Dioulasso en 1950, l'influence politique des
musulmans reste limitée parce qu'ils exercent une faible autorité sur les classes

19 Rapport daté du 7 novembre 1941 de l'inspecteur des Affaires Administratives Marchand, sur les
activités des hamallistes, adressé à Monsieur le gouverneur, p. 23 (cité par Cissé 1994 : 44).
20 Ceux que l'on appelle communément "Pères Blancs" sont les premiers missionnaires qui arrivent dans

les régions voltaïques en 1900. Ils appartenaient à la Société des Missionnaires d'Afrique (Languewiesche
2003)
21 Rassemblement Démocratique Africain est un Parti fondé en 1946 par Houphouët Boigny.

90
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

dirigeantes. Ils restent à la marge du monde politique notamment parce que les voies
d'accès aux structures représentatives imposent la maîtrise de la langue française et la
scolarisation (Otayek 1993). Les élites musulmanes sont ainsi exclues de la "modernité
occidentale", condition sine qua non à l'accès au pouvoir…

IV. Islam et politique après les Indépendances

1. Un phénomène fortement lié aux dynamiques de l'Etat


postcolonial

Les Indépendances marquent le début d'une progression sensible des


conversions à l'islam qui se poursuit encore aujourd'hui. Ce phénomène reste
majoritairement étudié par les politologues (Cissé 1996, Otayek 1984, 1993). Dans sa
thèse intitulée, "Islam et Etat au Burkina Faso : de 1960 à 1990", Issa Cissé (1996)
remarque que l'islamisation, après les Indépendances, a fait l'objet d'un processus peu
étudié. Bien qu'ayant progressé pendant la période coloniale, l'islam en Haute-Volta
demeure, au début des Indépendances, une religion pratiquée par des minorités
comparativement à d'autres pays comme le Sénégal, le Niger ou le Mali. Au début des
Indépendances, ce sont les élites chrétiennes qui détiennent les rênes de l'Etat
postcolonial. Face à une domination ressentie comme une marginalisation politique, les
musulmans s'organisent au sein d'une association unique dénommée "communauté
musulmane". Parallèlement, le pays est confronté à un double mouvement : face à
l'influence progressive des pays arabes, l'église catholique fait pression sur un Etat dans
lequel elle est fortement ancrée. L'Etat de son côté utilise simultanément les
musulmans comme un moyen d'appui à la politique extérieure orientée vers les pays
arabes, puis comme une clientèle électorale. Tout cela a contribué au regain de l'islam
après les Indépendances.

a. La politique extérieure tournée vers les pays arabo-islamiques

Alors que sous le Président Maurice Yaméogo, la coopération internationale est


plutôt orientée vers l'Occident, un tournant important s'opère sous le régime du
colonel Lamizana (1966-1980). La Haute-Volta s'inscrit alors dans la mouvance
continentale africaine en mal d'émancipation vis-à-vis de l'Europe. L'église catholique,

91
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

en noyautant fortement l'Etat, représente "une main invisible"22 empêchant le pays de


s'exprimer avec le monde arabe. La crainte du panislamisme de l'époque coloniale
semble avoir un effet sur les catholiques du Burkina durant les Indépendances (Cissé
1994 : 126). Les années 1973/1974 conjuguent deux évènements décisifs dans
l'ouverture de la Haute-Volta au monde arabo-islamique. Premièrement, la sécheresse
de 1973, qui n'a eu d'égal qu'en 1913, a énormément appauvri le pays. Deuxièmement,
le choc pétrolier de 1973 et l'enrichissement des pays arabes qui s'en est suivi, poussent
ces derniers à se mobiliser en faveur de l'islamisation des pays d'Afrique Noire. En
1977, une coopération afro-arabe naît au Caire. Elle comporte le volet attrayant de
l'aide au développement, fournie par le monde arabe aux pays africains grâce aux
nouveaux revenus pétroliers, qui ne laissent pas les dirigeants voltaïques indifférents.

C'est véritablement dans les années 80 que l'ouverture sur le monde arabo-
islamique est le plus significatif. Les partis-Etat23 des régimes d'exception qui se
succèdent, développent et accentuent une coopération internationale avec les pays
arabo-islamiques permettant l'accélération du mouvement de conversion à l'islam. Si
cette décennie se caractérise par l'instabilité politique, elle est également marquée par
des difficultés économiques profondes. La consolidation des liens avec le monde
arabo-islamique apparaît alors comme une des solutions (Cissé 1994 : 266). Du
C.M.R.P.N.24 à la R.D.P.25, bien que les partis au pouvoir ne s'implantent pas par les
urnes, ils cherchent à légitimer leur avènement à travers une politique économique
fortement ancrée sur le développement. Parmi les régimes qui se succèdent de 1980 à
1987, c'est surtout la Révolution Démocratique et Populaire qui doit multiplier les
efforts pour se maintenir au pouvoir. En effet, les leaders du R.D.P. doivent faire face à
l'hostilité de la Côte-d'Ivoire dirigée par Houphouet Boigny et de la méfiance de la
France. Ils devaient aussi bien veiller à la politique intérieure qu'à l'environnement
international. Le rapprochement avec des pays "progressistes" et "modérés"
musulmans demeure donc une solution.

22 Selon l'expression d'un ambassadeur cité par Issa Cissé (1994).


23 A savoir le Comité Militaire de Redressement pour le Progrès National, le Conseil du Salut du Peuple,
le Conseil National de la Révolution et le Front Populaire.
24 Comité Militaire de Redressement pour le Progrès National.
25 Révolution Démocratique Populaire.

92
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

b. La communauté musulmane : ses objectifs, ses crises

Dans le même temps, la Communauté Musulmane26, association représentant


l'ensemble des musulmans, profite de la coopération culturelle qui s'établit entre les
musulmans d'Afrique Noire et les pays arabo-islamiques. Certains pays arabes se sont
assignés la tâche d'une véritable vocation prosélyte et au sortir des Indépendances,
l'ouverture du gouvernement Lamizana à ces pays contribue largement à l'éveil des
musulmans. Alors, une concurrence entre les deux religions monothéistes s'instaure
pour le contrôle des populations encore animiste (Cissé 1994 : 6). René Otayek (1993)
nous apprend que lors de sa création, l'objectif de la Communauté Musulmaneest de
favoriser l'intégration des musulmans au processus de développement politique.
Cependant, au début de l'Indépendance, le recrutement dans la fonction publique
s'opère au profit des élites occidentalisées car la C.M.B. n'a pas encore su mettre en
place une doctrine en matière d'éducation capable de concurrencer les écoles
missionnaires et publiques. Dans les années 70, la perception que les musulmans ont
de l'éducation dite moderne évolue et une élite musulmane formée à l'école occidentale
émerge. Parallèlement, l'enseignement en arabe commence à connaître un
développement important et les medersa27 s'accroissent, illustrant le souci de concilier la
modernité avec l'enseignement de la religion. Comme le rappelle Issa Cissé (1994), la
coopération, amorcée sous le Président Lamizana entre 1966 et 1980 aura une double
conséquence. D'abord, les musulmans du pays bénéficient d'aides diverses qui
permettent le financement de mosquées, de medersa et de bourses d'études ; ensuite cela
se traduit par l'apparition d'une élite arabisante assez repérable parmi la nouvelle
génération musulmane.

La direction de la C.M.B. est, dès sa création, monopolisée par deux forces


véhiculant des principes très différents : les cadres modernistes et les représentants du
courant traditionaliste. Les premiers ont, pour beaucoup, fréquenté les bancs de l'école
française et leurs discours s'articulent autour d'une rénovation des pratiques cultuelles
et d'une association de l'islam à la modernité. En revanche, les représentants du
courant traditionaliste, à savoir les imams et les marabouts influents dans les milieux
ruraux, tirent leur légitimé de la tradition dont ils s'estiment être les dépositaires. Les

26 Son nom officiel est la Communauté Musulmane du Burkina (C.M.B.).


27 Au Burkina Faso, il s'agit d'écoles franco-arabes.

93
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

tensions entre ces deux forces éclatent dans les années 70 et sont même étalées sur la
place publique au point que le spectacle de la fitna, division, devient un événement
médiatique exploité par le pouvoir en vue d'accentuer son contrôle sur la C.M.B.
(Otayek 1993).

Plusieurs forces s'opposent au sein de la C.M.B. : Les deux tendances


hamallistes, dites de Ramatoulaye et de Hamdallayee, la tidjâniyya "douze grains" et le
courant réformiste, wahhabiyya. Les conflits entre la confrérie tidjâniyya et les
mouvements réformistes sont certainement les plus profonds et les plus médiatisés. En
effet, à de profonds désaccords sur le plan dogmatique entre les mouvements
réformistes et les confréries (principalement la tidjâniyya)28, s'ajoutent des rivalités
politiques. De cette crise va naître l'inévitable scission de la communauté musulmane
en trois associations, à partir des années 80. La concurrence entre ces nouvelles
institutions, et les nouvelles rivalités au sein de la "Communauté Musulmane-mère"
sont des facteurs essentiels du renouveau islamique qui se développe sous les régimes
d'exception des années 80. Sous le régime de Thomas Sankara, les perspectives
professionnelles des élites arabisées étant très limitées, un discours de "relecture du
projet révolutionnaire" (Otayek 1993) émerge au sein des intellectuels réformistes. La
modernité est le point de rencontre entre eux et le régime révolutionnaire. René
Otayek révèle le parallélisme entre le discours révolutionnaire et la parole réformiste.
Cette époque est pour les réformistes l'occasion de critiquer les représentants d'un
islam traditionaliste dont les méthodes d'enseignement (l'école coranique) sont
présentées comme formant des incultes. Les discours de Sankara appelant au
bouleversement des hiérarchies sociales sont "l'occasion de contester enfin, cette
"force de l'âge" incarnée dans les leaderships traditionnels et bloquant leur accès aux
postes de responsabilité dans les institutions organisant la umma" (Otayek 1993 : 125-
126).

Entre 1983 et 1987, le Burkina Faso adopte une politique extérieure clairement
ouverte sur les pays arabo-islamiques et à l'intérieur les représentants des différents
mouvements musulmans cherchent à se positionner sur un échiquier politique
nouvellement favorable aux musulmans.

28Les mouvements réformistes considèrent que le seul intermédiaire ente Dieu et les Hommes est le
prophète Mohammed. Ils rejettent donc catégoriquement l'existence de "saints", fondateurs des
confréries, ainsi que les pratiques mystiques qu'ils jugent hétérodoxes.

94
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

2. L'impact du changement religieux sur les dynamiques


politiques locales.

La révolution a produit "l'éveil d'un islam" qui est toujours en marche


aujourd'hui. Cet éveil a été plus celui d'une réactivation de la ferveur religieuse qu'une
véritable vague réformiste. Si les mouvements réformistes tels que les "sunnites"
(wahhabites) ou les hamadiyya (mouvement pakistanais) sont visibles dans les centres
urbains, leur ampleur reste encore limitée dans les campagnes. En revanche plusieurs
signes montrent que la ferveur des musulmans est ravivée : les prénoms s'arabisent, les
imams installent des haut-parleurs sur les minarets de leur mosquée, le Yatenga Naaba
fait le pèlerinage à la Mecque…Nous touchons là un aspect qui mériterait de faire
l'objet d'une recherche. En effet, comme l'affirme Elisabeth Hodgkin (1998), il faut
distinguer deux mouvements récents : celui d'une résurgence de l'islam qui se manifeste
par l'accroissement de la ferveur et de l'observance des pratiques religieuse dans toutes
les couches sociales, d'une part, et l'émergence de mouvements intellectuels qui
s'attachent à ce que l'islam s'infiltre dans de nombreux aspects de la vie sociale,
politique et culturelle des hommes, d'autre part. Il nous semble que les rapports entre
ces deux phénomènes doivent être analysés, pour montrer comment les tendances
globales s'articulent aux réalités locales.

a. Les logiques de différenciation entre musulmans

L'histoire de l'islamisation du Yatenga permet de prendre la mesure des


multiples processus de conversion et finalement de la multiplicité des façons
d'appartenir à la dernière religion du livre. Face à ce constat, nous nous interrogeons
sur les éventuelles conséquences en terme d'identité religieuse et sur la place
qu'occupent les groupes anciennement islamisés.

Déjà, s'agissant de la pluralité religieuse, Katrin Languewiesche observe au


Yatenga "une nette opposition entre le discours officiel de différenciation religieuse et
les pratiques quotidiennes de cohabitation" (Languewiesche 2003 : 391). Au travers des
parcours de conversion à l'une des religions monothéistes, l'auteur constate que dans
les milieux du pouvoir moaga, la religion traditionnelle reste en "arrière-fond" de toutes
les autres. Toutefois, les gens du commun qui ne se sont point investis d'un rôle rituel
auraient plutôt tendance à passer sous silence leurs pratiques animistes. "Un musulman

95
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

qui participe en même temps activement aux cérémonies traditionnelles sentira la


réprobation de son entourage lorsqu'il cherchera, par exemple, à marier son fils"
(Languewiesche 2003 : 390). Déjà entre les religions catholique, protestante,
musulmane et traditionnelle, Katrin Langewiesche a bien montré que les individus
manifestent leur appartenance religieuse par des discours de différenciation fondés sur
la théologie quand bien même la réalité d'un croyant est caractérisée par les
enchevêtrements entre les religions. Etudiant la mobilité religieuse dans le Yatenga,
l'auteur s'interroge sur le phénomène, relativement fréquent dans les parcours religieux
des individus, de va-et-vient entre les religions monothéistes et les retours temporaires
à la religion traditionnelle. Les exemples sont nombreux : "des hommes nés dans la
religion traditionnelle, convertis à l'islam à l'occasion d'une migration qui, de retour
dans le village natal, suivent les catholiques, avant de reprendre, pour un certain temps
les coutumes ancestrales afin d'effectuer les cérémonies funéraires de leurs pères. Ou
encore des femmes nées dans une famille catholique, qui se marient avec un musulman
et adoptent la religion de leur mari, puis se tournent vers le protestantisme évangélique
à la suite d'une maladie prolongée" (Langewiesche 2003 : 18). Certes, il faut nuancer ce
phénomène en rappelant que beaucoup d'individus gardent la religion héritée de leurs
parents tout au long de leur vie et beaucoup de musulmans pratiquent avec plus ou
moins de ferveur leur culte de façon stable. Ceci étant, cela n'interdit pas de constater
la perméabilité des identités religieuses, sinon la constante cohabitation entre les
différentes religions. Pierre Joseph Laurent (2003) a lui aussi montré, que dans le cadre
de l'émergence récente des églises protestantes, les mariages ont été le résultat d’un
bricolage social permettant de garantir "l’entente", wum taaba, entre lignages ne
partageant pas la même religion. L'entente est finalement placée au-dessus de toutes les
pratiques religieuses, chacun ayant conscience que la famille reste la garantie la plus
fiable de sécurité sociale et économique. Ainsi malgré des discours de diabolisation des
pratiques animistes et de rejet des autres religions, les pasteurs des églises des
Assemblées de Dieu se hissent-ils en haut d'un vaste réseau en se réappropriant les
règles du mariage traditionnel. On voit donc, en se penchant sur les travaux de ces
auteurs, que l'opposition entre le discours officiel de différentiation et les pratiques
quotidiennes de cohabitation procède finalement d'une norme pratique. La nette
opposition constatée par Katrin Langewiesche (2003 : 391) à l'échelle des religions
chrétienne, musulmane et traditionnelle s'observe également au sein même de l'islam.

96
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

Ainsi, les frontières qui s'établissent entre les croyants se déplacent-elle dès lors que
l'on change de focale.

Les discours de différenciation au sein même de la population musulmane


s'appuient précisément sur une caractéristique fondamentale : être ou ne pas être né
musulman. C'est précisément sur cette différence que les leaders religieux des groupes
anciennement islamisés (Tooroobe, Yarse et Marãse) s'appuient pour marquer leur
supériorité. En effet, tout se passe comme si une expérience religieuse était acquise et
améliorée au cours des générations garantissant la légitimité du prestige. Etre né
musulman, qui se dit en moore "rogom mouenda pougè" signifie littéralement : "être né à
l'intérieur de l'islam", ce qui suppose que l'on est né dans un milieu où l'entourage est
musulman et que personne n'est converti. Celui qui est issu d'un lignage de maîtres de
terre que l'on peut aisément reconnaître au patronyme (par exemple Sawadogo) n'entre
pas dans la catégorie des "gens nés à l'intérieur de l'islam", contrairement aux Marãse,
aux Yarse ou aux Tooroobe. L'idée que l'on se fait de la pratique religieuse d'une personne
est donc fortement liée à son appartenance socio-ethnique. L'histoire n'est pas avare
d'exemples qui le confirment. En effet, quand l'animisme dominait, une conversion à
l'islam s'accompagnait généralement d'un changement d'identité lignagère. A une
époque où commerce et islam étaient synonymes, ceux qui souhaitaient s'investir dans
le négoce à longue distance intégraient la communauté yarga en adoptant leur
patronyme (Guiro par exemple) et se convertissaient. Les Yarse sont bel et bien une
"communauté ouverte" (Kouanda : 128). Si comme le montre bien Assimi Kouanda
(1989), la pratique de l'islam n'est pas réduite à une appartenance ethnique, il faut aussi
reconnaître que le groupe ethnique a été le terreau de construction de l'identité
religieuse. Un autre exemple est celui de l'illustre Cheikh de Ramatoulaye qui, suite à sa
conversion au hamallisme, abandonne le nom de Sawadogo contre celui de Maïga. Ce
changement d'identité lignagère bien connu (Kouanda et Sawadogo 1993), montre que
l'imaginaire collectif établi un lien entre patronyme et pratique religieuse. Qui oserait se
rappeler que le grand Cheikh Sidi Mohammed Maïga de Ramatoulaye est le descendant
d'un lignage de fils de la terre, tengbiise, de patronyme Sawadogo ? Si tout le monde
connaît cette réalité historique, seuls les historiens la rappellent avec précision
(Kouanda et Sawadogo 1993). Cet "oubli" de l'histoire témoigne qu'"être né musulman"
est un élément important pour légitimer l'autorité d'un chef religieux. Aujourd'hui,
alors que près de 85 % de la population du Yatenga est musulmane, on comprend

97
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.

mieux que des chefs religieux issus de groupes anciennement islamisés comme le chef
de Todiam, bénéficient d'une reconnaissance religieuse liée à leur identité.

b. Conflits d'influence entre chef religieux et chef "traditionnel"

Dans ce contexte de conversions massives, les chefs musulmans sont de plus


en plus influents et concurrencent bien souvent les pouvoirs des chefs traditionnels.
Nous avons vu tout à l'heure combien le succès du Cheikh de Ramatoulaye a indisposé
le Yatenga Naaba, mais l'on pourrait décliner les multiples scénarios où les leaders
musulmans rivalisent sérieusement avec les pouvoirs des chefs. A Bosomnore,
l'influence croissante du "grand imam" (cheikh) est la preuve de l'importance de cet
acteur dans l'espace politique local et de sa légitimité aux yeux des villageois. Suite à un
conflit avec le chef ayant abouti à la division en deux groupes pour la prière du
vendredi, la majorité de la population décide de suivre le "grand imam".

"Au milieu de leur quartier, il a une ancienne mosquée et par la suite, le


Cheikh a eu des aides de la part du Koweit pour construire une nouvelle
mosquée pour la prière du vendredi. Dans ce monde, il y a des gens qui
sont toujours jaloux comme le kobo naaba ["le chef des cultures" :
l'animateur agricole]. Le kobo naaba est un des frères du chef [peul]. C'est lui
qui s'est interposé entre les deux. Il a demandé au chef qu'il fasse à ce que
les gens ne prient pas dans la nouvelle mosquée, mais dans l'ancienne. Le
Cheikh a dit que les deux, c'est la même chose et que dans le Coran, il est
dit de ne pas faire la différence entre deux mosquées. On a le droit de faire
ce que l'on veut, les deux mosquées appartiennent à tous. La vieille
mosquée a été construite par son papa et la nouvelle, Dieu a fait qu'ils
puissent avoir des aides pour la construire. Le chef et ses partisans ont dit
qu'ils n'iraient pas dans la nouvelle mosquée pour la prière du vendredi
tout en sachant qu'ils n'ont pas de connaissance dans le domaine de la
religion" (Sawadogo S., Bosomnore, janvier 2002).

Si le "grand imam" de Bosomnore a visiblement supplanté le chef, le premier


développe une forme de gouvernance locale grâce à des réseaux relationnels créés et
entretenus par son activité de maître coranique ainsi que par ses relations avec le
monde arabo-islamique. En l'occurrence le "grand imam" a construit la mosquée grâce
à des aides fournies par le Koweit. Il a été à l'initiative de la création de l'école franco-

98
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.

arabe et en tant que cheikh, son espace d'influence est élargi. Chef et imam sont des
personnages dont les sphères d'influence sont en compétition. Comme le montre cet
extrait d'entretien, les rivalités peuvent aussi s'exercer entre des acteurs assimilés à une
des deux sphères d'influence. Ces jeux de concurrence s'observent également à Banh
ou à Thiou. Les conflits au sujet des mosquées sont des éléments révélateurs des
rapports de force entre les deux notabilités. Le scénario privilégié du conflit se
concentre principalement autour du choix de la mosquée pour la prière du vendredi :
un imam en relation avec des associations musulmanes propose de construire une
nouvelle mosquée (dont il serait responsable) et le chef ou un de ses partisans s'y
oppose rappelant que l'ancienne mosquée a été construite sur l'initiative d'un chef
renommé. Le premier s'appuie sur son prestige actuel et sa capacité à mobiliser un
réseau religieux, alors que le second s'appuie sur la légitimité historique. Il fait valoir la
nécessité de faire honneur au chef qui a été à l'origine des conversions dans le village
en priant dans la mosquée qu'il avait fait construire.

99
Chapitre 3. La chef ferie, du général
au par ticulier

Il est de rigueur aujourd'hui de se méfier du terme "tradition"1 et plus encore de


celui de "chef traditionnel" qui fait référence à une variété de formations politiques
précoloniales. Le point commun à tous ces chefs est qu'ils puisent leur légitimité dans
le passé, même peu lointain. Ainsi, certains se présentent comme des chefs
"traditionnels" alors même qu'ils sont de purs produits coloniaux. C'est le cas des
"chefferies administratives" étudiées par Jean-Pierre Olivier de Sardan (1984), de ces
paramount chiefs ghanéens (Lenz, 2000). C'est aussi le cas des chefs peuls du Yatenga
dont l'acquisition d'un pouvoir effectif a été possible grâce à leur statut de "chef de
canton".

Pourtant, le terme de "chef coutumier" ou "chef traditionnel" a un sens


"émique2" certain. D'abord, il a des équivalences en moore aussi bien qu'en fulfulde. Dans
le Yatenga, il n'est pas rare d'entendre le terme moore, "naaba", pour désigner un des
chefs peuls du Yatenga, pour lesquels on emploie également les termes fulfulde de
"kananke", "amiru" ou "lamiido". Ces chefs incarnent l'autorité supérieure du groupe et
se distinguent nettement du chef de village ou du doyen de lignage positionnés à des
échelons inférieurs dans la hiérarchie sociale. En dépit de cela, le vocable "chef
traditionnel" tel qu'il est employé aujourd'hui, désigne tous les représentants d'un
système politique précolonial ou supposé l'être.

Il convient donc de faire un tour d'horizon pour rendre compte de la polysémie


du terme "chefferie", afin de faire l'examen, à la lumière de l'histoire, de ce que sont les

1 Voir à ce sujet Anthropo-logiques de Geaoges Balandier (1974) et précisément le chapitre intitulé


"tradition, conformité, historicité".
2 Une notion qui pénètre le langage et les représentations des groupes étudiés.
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

chefferies peules du Yatenga. Il faut distinguer trois périodes : précoloniale, coloniale et


postcoloniale.

I. La chefferie comme système politique


précolonial

1. Les études d'anthropologie politique sur les sociétés


précoloniales.

Le terme "chefferie" apparaît dans les années 1960 dans les études américaines
d'anthropologie politique sous le nom de chiefdom. La chefferie est d'abord envisagée
comme un stade intermédiaire de l'évolution de l'humanité dont la forme la plus
archaïque serait les "bandes" puis, les "tribus" cédant la place aux chefferies pour finir
avec la forme la plus évoluée qu'est l'Etat (Muller 1991). Cette vision du monde a été
rapidement remise en question pour reconnaître que les chefferies sont constituées
selon une logique spécifique. Quelle que soit cette apparition tardive du terme
"chefferie", les sociétés politiques à la tête desquelles se trouvent des chefs sont
étudiées depuis que la discipline existe. En effet, dans le prolongement de la pensée
évolutionniste, l'anthropologie politique s'est longtemps intéressée aux différentes
formes d'organisation politique et l'on pourrait dire que jusque dans les années trente,
la question des origines de l'Etat fascine. Les systèmes politiques que les ethnologues
observent dans les sociétés dites exotiques sont considérés comme des formes
inachevées, en cours d'évolution vers un stade définitif et moderne que serait l'Etat.
Comme l'affirme Pierre Clastres dans La société contre l'Etat (1974)3, la pensée
évolutionniste est stimulée par une vision ethnocentrique du politique et pendant
longtemps les ethnologues ont cherché à recenser les sociétés selon leur degré de
rapprochement avec nos sociétés. En effet, depuis la fin du XIXè siècle jusque dans les
années 40, les monographies se multiplient et on découvre une multitude de formes
politiques. Si les typologies des formes d'organisation politique ont été nombreuses, on
s'accorde généralement pour distinguer les sociétés égalitaires des sociétés stratifiées
(Lombard 1998). Parmi les sociétés égalitaires, on classe généralement les "tribus" et les

3 Son ouvrage, bien que très contesté, reste une critique intéressante de l'ethnocentrisme.

101
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

"sociétés lignagères". Parmi les sociétés stratifiées, se situent les chefferies et les Etats.
Nous retiendrons la définition de Claude Rivière (2000 : 57), qui considère que l'"on
réserve généralement le nom de chefferie aux communautés territoriales, à base
régionale, non purement clanique, soumises à l'autorité d'un représentant spécialisé
dans la direction des affaires collectives et dans un rôle de régulation sociale. Le mot
désigne à la fois l'institution (la chefferie comme on dit royauté), et le territoire (la
chefferie comme on dit le royaume)". En outre, beaucoup d'anthropologues (Abélès et
Jeudy 1997, Rivière 2000) s'accordent sur le fait que la définition de l'Etat proposée par
Siegfried Nadel dans A Black Byzantium (1942)4 fait désormais autorité. Largement
inspiré de Max Weber, Nadel considère l'Etat comme un système politique qui résulte
de la conjonction de trois facteurs : l'existence d'une unité politique fondée sur la
souveraineté territoriale, un appareil gouvernemental spécialisé qui détient le monopole
de la violence légitime, un groupe dirigeant qui se distingue du reste de la population
par sa formation, son recrutement et son statut et monopolise l'appareil de contrôle
politique.

Pour beaucoup d'anthropologues se pose le problème des critères de


différenciation entre chefferie et Etat. Comme le fait remarquer Georges Balandier
(1984), dès lors que l'on compare ces deux catégories de pouvoir centralisé que sont la
chefferie et l'Etat, "la frontière entre les systèmes politiques à chefferie et les systèmes
monarchiques n'est pas encore rigoureuse". Il remet en question les critères de
différenciation (taille de l'unité politique, complexité et coïncidence de l'espace
politique avec l'espace culturel) et estime que les éléments de différenciation sont d'une
autre nature. Pour l'auteur d'Anthropologie politique, le chef et le roi ne diffèrent pas
seulement par l'extension et l'intensité du pouvoir qu'ils exercent mais aussi par la
nature de ce pouvoir. Le premier ne détient pas l'usage de la force qui relève souvent
d'un chef de guerre, il ne légifère pas, mais veille au maintien de la coutume et n'a pas
le monopole du pouvoir exécutif. Il se caractérise par son don de persuasion, son talent
pacificateur et sa générosité. Ces caractéristiques sont en effet valorisées dans les
sociétés à chefferie, en Afrique certes, mais aussi chez les chefs des sociétés
amérindiennes (Clastres 1974).

4 Traduction française, La Byzance Noire (1971).

102
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

Si la chefferie s'inscrit généralement dans le cadre de sociétés hiérarchisées, les


ambiguïtés demeurent dès lors que l'on se penche sur les représentations populaires de
cette institution. Jean-Pierre Olivier de Sardan (1984) montre combien la chefferie
renvoie à des réalités multiples. Tantôt il s'agit d'une prééminence reconnue aux
descendants des premiers occupants, fondateurs d'un village ou d'un puits, c'est ce que
l'auteur appelle la "chefferie paysanne" ; tantôt il s'agit d'un pur acte de force d'un chef
imposant son pouvoir, c'est la "chefferie aristocratique". La chefferie semble parfois
connoter un pouvoir politique contraignant associé à une classe dominante ou encore
désigner une instance politique dans des groupes dits segmentaires ou peu hiérarchisés.
Dans l'un comme dans l'autre cas, on évoque la présence d'un chef. Et on le voit, les
pouvoirs d'un chef et son mode de désignation renforcent toute l'ambiguïté de cette
forme politique. Le chef désigné peut être le plus ancien de la famille régnante, mais il
peut aussi y avoir rotation entre les rameaux de la famille, dans d'autres cas, le chef est
issu d'une seule et même maison. Parfois, on procède à une séance de divination, ou
c'est un chef de guerre choisi pour son courage et sa capacité à défendre le groupe
(Olivier de Sardan 1984). On pourrait multiplier les exemples de chefferie, qui les uns
après les autres, rendent toujours plus difficile de concevoir un modèle idéal typique.

2. Organisations politiques peules

En fait, il faut distinguer la chefferie du fait d'être chef. Chez les Peuls,
plusieurs niveaux de pouvoir peuvent être distingués. "Amiru" et "lamiido" sont des
statuts qui semblent renvoyer à des positions équivalentes : celle d'un chef supérieur.
"Lamiido" est tiré du terme "laamu", le pouvoir. La distinction avec l'amiru se situe
plutôt au niveau de la représentation du pouvoir et non de la hiérarchie. En effet,
"amiru", que l'on traduit généralement par "émir", fait référence à la hiérarchie politique
qui prévaut dans les systèmes politiques musulmans. Au Maasina comme au Liptako,
c'est ce terme qui est employé pour désigner les chefs qui, à l'époque des jihad, ont levé
l'étendard de la religion ; il en est de même à Todiam. Dans chacun des cas, le chef est
aussi appelé "kananke". Deux autres personnages suivent dans la hiérarchie politique
peule, le ardo et le jooro (Kintz 1985). Jooro est une contraction de jom wuro. Jom est un
concept large qui recouvre l'idée de "chef" ainsi que celle de propriétaire. Wuro est
souvent traduit en français par "village" et jooro par "chef de village", mais cette
traduction est simplificatrice. Wuro désigne un espace habité, un établissement humain

103
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

sans distinction de taille. Le wuro peut autant être un hameau qu'une ville et, dans des
cas extrêmes, la seule famille nucléaire (Riesman 1974 : 39-42). "L'élément déterminant
l'emploi de ce terme est la présence de femmes dans l'espace considéré qui conditionne
le déroulement normal de la vie quotidienne" (Kintz 1985 : 94). En aucun cas, un petit
groupe en transhumance ne peut donc être considéré comme un wuro. La fonction de
jooro est d'ordre foncier, juridictionnel, fiscal et représentatif. Le jooro est censé
déterminer l'accès à l'espace pour ce qui concerne l'habitat, l'agriculture et le
creusement des puits. Il dispose d'un pouvoir juridictionnel sur son espace. Le jooro est
consulté pour régler des conflits interpersonnels qui, s'ils ne sont pas résolus, peuvent
être portés devant la justice, la police ou encore devant le laamido. Chez les Diallube, les
jooro sont à la tête de petits groupes dispersés dans des villages et vivent parmi les
Moose. Comme le suggère Danièle Kintz, les jooro ont un rôle représentatif important.
Ils sont les intermédiaires entre le chef de canton et la population. A l'époque coloniale,
ils percevaient les impôts dans leur espace et le remettaient au chef de canton ou à son
représentant. Constituant la clientèle politique du chef lors de sa nomination, les jooro
forment ensembles ce que le chef diallube de Thiou appelle le "conseil des sages". Leur
décision est fortement influencée par la relation qu'ils ont entretenue avec le chef
défunt qui d'ordinaire cherche plutôt à nantir ses propres fils. En règle générale, le
principe de succession se fait d'abord en faveur du fils aîné, et en second lieu, du frère
puîné.

"Alors que le jooro est incontestablement lié au territoire du groupe et à sa


résidence, le ardo est, au contraire, associé au déplacement dont il est même le moteur,
le leader" (Kintz 1985 : 98). Le verbe artaade, qui a la même racine, signifie "précéder,
marcher en tête". Jooro et ardo ne doivent pas renvoyer à une dichotomie trop simpliste
sédentaire/nomade qui ne rendrait pas compte de l'organisation spatiale des Peuls,
faite de toutes les possibilités intermédiaires entre ces deux pôles. Un Ardo est un leader
de migration. Il est à la tête d'un groupe dont toute l'histoire connue est faite d'une
succession de migrations et d'installations. Le ardo a en effet, une forte connotation
historique et païenne. Les arbe ont disparu avec l'islamisation parce que les régimes
musulmans se sont efforcés de sédentariser les Peuls et surtout, ont combattu (à
l'époque des jihad) toute forme de paganisme qu'incarnaient les ardobe. D'après Danièle
Kintz, ardo et jooro ne sont généralement pas indépendants. Ils appartiennent à une
entité politique propre conduite par un laamido, ou alors ils relèvent d'une structure

104
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

politique non-peule plus vaste, dirigée par d'autres groupes tels que les Moose ou les
Hausa. Etablissant une typologie des formes de pouvoir chez les Peuls, elle met en
évidence l'existence de quatre configurations principales de pouvoir chez les Peuls :
- Un jooro seulement. Cette forme caractérise les entités politiques de
petite taille.
- Un ardo seulement. Cette forme renvoie également à de petites
unités, généralement mobiles.
- Des joorobe et un laamiido. C'est la forme qui prévaut chez les Peuls
du Yatenga à la période coloniale et chez les Diallube quelques années
avant l'occupation française.
- Des arbe et un laamiido qui renvoie à une époque pré-islamique.

II. Le tournant colonial

1. Généralités africaines
Bien que les distinctions entre politique coloniale française et anglaise doivent
être relativisées, il est de coutume de différencier l'indirect rule des Anglais, du
gouvernement direct des Français. L'attitude des autorités coloniales vis-à-vis des chefs
en découle. D'un côté des Anglais, sensibles au culte de l'apparat monarchique et de
l'autre des Français, censés avoir rompu depuis la Révolution française avec toute idée
de royauté. La politique anglaise visait à ce que les institutions administratives et
juridiques africaines demeurent pour les populations en étant au besoin développées.
Pour les Français, le chef constitue simplement un intermédiaire entre l'administration
et ses populations.

A la différence des Anglais, le contrôle des "indigènes" est fait par les Français
de manière plus directe. Ceci étant, les uns comme les autres cherchent à passer par des
intermédiaires qui se mettent au service des Blancs. Parmi eux, on peut distinguer deux
catégories : le petit personnel d'une part, et les chefs de canton d'autre part (Olivier de
Sardan 1984). Les premiers forment les auxiliaires de l'administration coloniale, à
savoir, les interprètes, les soldats, les gardes... Au début de la colonisation, ces derniers
sont choisis parmi les couches défavorisées de la société, mais avec le temps le
recrutement s'élargit à d'autres catégories et notamment à celle qui aura fréquenté

105
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

"l'école des Blancs". Au début de l'ère coloniale, les chefs ont tendance à envoyer à
l'école leurs captifs plutôt que leurs propres fils qu'ils ne veulent pas voir devenir des
"Incroyants", mais progressivement beaucoup de chefs, conscients des avantages que
constitue l'école, enverront leur fils. La deuxième catégorie du personnel de
l'administration coloniale est l'aristocratie villageoise, c'est-à-dire les chefs et les
notables avec lesquels le pouvoir colonial a souvent choisi de faire alliance. Ils sont
choyés par le colonisateur qui les perçoit comme des personnages influents à utiliser.
On leur donne le nom de "chef de canton" pour administrer les groupes sédentaires et
le nom de "chef de groupement" ou de "tribu" pour les nomades. On les choisit parmi
les notables légitimes en respectant relativement les règles de succession préexistantes.
Derrière cet apparent respect de l'ordre établi, les Français ont souvent laissé peu de
prérogatives aux chefs, contrairement aux Anglais. Ils leur ont assigné les tâches d'un
pouvoir despotique. Ils les ont chargés du recrutement des travailleurs forcés et des
tirailleurs, du recouvrement de l'impôt et des réquisitions, leur confiant ainsi des
responsabilités méprisantes qui demeuraient les principaux outils de la machine
coloniale. L'administration mobilisait volontiers la légitimité traditionnelle des chefs
pour leur imposer des fonctions qui étaient sans rapport avec leurs prérogatives
anciennes. De plus, le respect de cette légitimité avait des limites. Si les chefs n'étaient
pas fidèles au pouvoir colonial, ils étaient peu sûrs de conserver leur fonction. Et
surtout, on ne gardait pas un chef incapable de faire rentrer l'impôt. En outre, certains
chefs abusaient aussi de leurs prérogatives en employant la force amenant la population
à vivre la chefferie comme "le pire des maux de la colonisation (Somda 2003 : 798).
Les chefs étaient le maillon reliant les "indigènes" aux Blancs. Si l'ambiguïté de leur
statut incommodait beaucoup d'entre eux, certains en abusaient et d'autres savaient
l'exploiter avec ruse et habileté.

2. Les Peuls, les chefs et le commandant de cercle

Ce que nous appelons chefferies, s'agissant des cinq entités politiques peules
ayant obtenues de la part de l'administration coloniale leur reconnaissance officielle
sont, bien souvent avant la pénétration coloniale, des formations politiques fragiles
faisant allégeance aux pouvoirs moose : en s'installant dans le royaume du Yatenga, les
Peuls se soumettent à l'ordre imposé par le Yatenga Naaba. En cas de guerre ou
d'incursion extérieure, les Peuls fournissent des soldats recrutés parmi les rimaïbe,

106
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

partagent leur butin de guerre avec le Yatenga Naaba, mais ils préservent relativement
leur autonomie, les pouvoirs moose se gardant d'ingérer dans leur vie politique. Ce n'est
pas du jour au lendemain que les chefferies se sont constituées chez les Peuls.
L'organisation politique de ces groupes est très variable selon les localités, même si les
pouvoirs des chefs peuls ont été nettement marqués par la conquête coloniale qui signe
la rupture avec l'époque antérieure. Il convient de faire une parenthèse sur l'appellation
officielle que les occupants français ont donnée aux chefferies peules. S'agissait-il de
"groupements" peuls, de "cantons" ou de "tribus" ? La réponse n'est pas aisée. En
effet, dans la Chronique d'un cercle de l'A.O.F. (Marchal 1980), les rapports politiques du
cercle de Ouahigouya révèlent que les trois terminologies sont employées. Tantôt il est
question "peuls fittobés, tribu assez remuante" (Marchal 1980 : 36), où des "Peuls
répartis en groupements" (Marchal 1980 : 58), le Capitaine Noiré (1904) quant à lui
parle de commandements et de cantons. Ceci dénote d'une terminologie changeante
employée par les administrateurs et personnels de cercle. Ce fait est certainement
influencé par la connotation "nomade" des "groupements" peuls alors que le "canton"
renvoie à la sédentarité. Quoi qu'il en soit il s'agit là d'une configuration qui ressemble à
la "chefferie administrative" nigérienne observée par Jean-Pierre Olivier de Sardan où
la période coloniale marque une rupture évidente. "Avec la conquête, les chefs, en
perdant le pouvoir, ont souvent accru leur pouvoir. Le pouvoir c'était en effet la
souveraineté de la chefferie comme unité politique, et non forcément celle du chef
comme monarque absolu" (Olivier de Sardan 1984). L'analyse des rapports politiques
du Cercle de Ouahigouya rassemblés et présentés par Jean-Yves Marchal (1980), ainsi
que la monographie du Capitaine Noiré (1904) permettent de prendre la mesure des
changements produits par l'occupation française.

a. La vie du cercle de Ouahigouya.

En 1895, profitant d'un conflit de succession qui a bouleversé tout le pays, les
militaires français entrent sans encombre dans le Yatenga par Thiou. Ils atteignent
Ouahigouya où ils signent le traité de protectorat avec le Yatenga Naaba Baogo
soucieux d'obtenir le soutien de forces coercitives contre son rival. En dépit de ces
vaines espérances, l'objectif des Français est bel et bien de conquérir le Moogo et surtout
Ouagadougou. Il leur faut à tout prix devancer les Anglais et les Allemands qui, eux

107
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

aussi ont des visées expansionnistes sur les territoires du bassin des Volta. Après 1897,
les conquêtes se poursuivent vers les royaumes moose de l'Est.

Le Yatenga comme tous les territoires voltaïques ont subi les découpages et
redécoupages du pays. Les territoires voltaïques sont d'abord rattachés à la colonie de
la Sénégambie-Niger entre 1896 et 1904, puis au Haut-Sénégal-Niger entre 1904 et
1919. Le poste de Ouahigouya est créé dès mars 1897 (Marchal 1980 : 12) puis, suite au
traité du 17 octobre 1899, une première organisation administrative des territoires
soumis est fixée. En 1904, le commandement militaire cède la place à une
administration civile, et le cercle de Ouahigouya est créé. Progressivement, les
contraintes coloniales instituées pèsent sur les "indigènes" : code de l'indigénat,
portage, impôt de capitation, réquisitions, cultures obligatoires, prestations de main
d'œuvre, recrutements militaires. Les sociétés non centralisées du Sud qui ont rendu la
conquête coloniale difficile donnent de nouveau du fil à retordre au colonisateur : en
1915-1916, la "révolte de la boucle de la Volta Noire" soulève près de 300 000
personnes issues des groupes marka, bwaba, bobo, samo et gurunsi, contre les
recrutements militaires et les exactions des agents de l'administration. Réprimée dans le
sang, cette révolte entraîne la division du Haut-Sénégal et Niger et la création de la
colonie de la Haute-Volta en 1919. Ouagadougou, ancienne capitale du royaume du
Moogo Naaba, devient le chef-lieu de la nouvelle colonie qui regroupe les cercles de
Bobo-Dioulasso, Gaoua, Dédougou, Dori, Fada N'Gourma, Ouagadougou, Say et
Ouahigouya. En 1932, la Haute-Volta est sacrifiée pour les autres colonies : elle est de
nouveau divisée entre le Soudan, le Niger et la Côte-d'Ivoire. Les autorités
traditionnelles moose, opposées à la division du peuple moaga, réclament la restauration
de la Colonie. L'administration se contente d'une demie mesure et crée la région
administrative de la Haute-Côte-d'Ivoire en 1937, placée sous l'autorité d'un
administrateur, délégué du gouverneur de Côte-d'Ivoire. Quant au cercle de
Ouahigouya, il reste rattaché au Soudan français. La volonté de l'aristocratie et des
"élites" moose de faire aboutir leurs revendications, l'éveil de la Haute-Volta à la vie
politique et les luttes contre le R.D.A. aboutissent à la reconstitution en 1947 de la
colonie Haute-Volta dans ses limites de 1932. Ce dernier-né de l'A.O.F. évolue dès lors
dans l'Union française et élit ses représentants aux institutions de la IVème République
(Madiega et Massa 1995). Au cours de la période coloniale, les préoccupations des

108
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

commandants de cercle évoluent, eux-mêmes recevant des ordres de plus haut. Jean-
Yves Marchal (1980) présente la vie du cercle en trois périodes.

La période 1908-1916 voit l'administration coloniale se renforcer dans le


territoire. Les Européens explorent, pointent les villages sur les cartes, délimitent des
circonscriptions. Les administrateurs se familiarisent avec les lieux et les populations, la
machine coloniale se met en place. "Les commandants "palabrent", tentent de justifier
le bien fondé de l'"occupation" en démontrant les avantages de la juridiction française,
de l'assistance médicale, de l'enseignement (des fils de chefs). Le poste s'équipe, le
médecin s'établit, le bureau de poste est ouvert, les chemins sont débroussaillés ; les
automobiles vont arriver" (Marchal 1980). Chaque commandant y va de son petit
effort et les impôts augmentent. "Il le faut, les ordres sont là pour le rappeler." L'année
1914 provoque dans le cercle un grand chambardement : la guerre éclate et des
recrutements militaires se font de plus en plus pesants ; la famine ravage non
seulement le cercle mais aussi toute la sous-région. Dix années d'administration civile
ont provoqué de profonds changements. Le système fiscal se met en place. Dans les
zones frontalières du Yatenga, des révoltes se multiplient : les Samo apparaissent
comme les plus indisciplinés et rebelles. Les Moose, sans participer aux mouvements de
révolte, sont présentés dans les rapports comme ceux qui cherchent à éviter par tous
les moyens les recrutements de tirailleurs. Ils fuient vers le Nord et fondent ce que l'on
appellera les "villages de culture" dans les interstices des zones pastorales peules. A la
fin 1916, les recrutements s'arrêtent mais l'administration réquisitionne pour les travaux
forcés, pudiquement appelé "prestations de travail" (Marchal 1980 : 90).

La période 1924-1932 est le temps du développement du cercle. Les ressources


doivent être exploitées au maximum et à n'importe quel prix. Les possibilités agricoles
et humaines du cercle doivent servir les intérêts de la métropole. L'"œuvre civilisatrice"
est de plus en plus contraignante pour les populations qui doivent se soumettre à un
rendement agricole, les recrutements de main-d'œuvre, les prestations et les impôts qui
ne cessent d'augmenter. Ainsi, comme l'exprime Jean-Yves Marchal, la décennie 1922-
1932 est un "banc d'essai" : coton, cire, kapok, beurre de karité, miel, indigo, tabac,
sésame doivent être fournis aux autorités coloniales. Les administrateurs s'acharnent à
faire appliquer, au besoin par la force, les circulaires qui tombent les unes après les
autres pour "renforcer les cultures industrielles". Ils exigent le "plein rendement des

109
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

chefs coutumiers en matière agricole et commerciale", ils réquisitionnent les animaux


de bât. Cet effort est cher payé par les populations qui voient le prix du mil et l'impôt
augmenter et leur cheptel décimé par les épizooties. Les paysans se débarrassent de
leurs animaux porteurs pour éviter les réquisitions. Les jeunes fuient en Gold Coast par
milliers et des familles cherchent à s'implanter dans les zones de refuge périphériques
afin d'échapper aux multiples contraintes. Parallèlement, les autorités continuent de
vérifier l'état des greniers à mil et lorsque la disette frappe, l'impôt est quand même
exigé.

La période 1933-1941 est celle de la réorganisation administrative du cercle. En


effet, après le décret de suppression de la Haute-Volta, le cercle est rattaché au Soudan
français et ce, jusqu'à la reconstitution de la Haute-Volta en 1947. Dans son recueil
d'archives, Jean-Yves Marchal intitule la période 1933-1941, "le temps des bienfaits".
Certes, la conduite économique et politique du cercle n'est pas remise en cause mais en
comparaison avec les autres périodes, le commandant de cercle adoucit ses relations
avec ses administrés et les contraintes exercées sur la population s'apaisent. Si l'impôt
ne diminue pas pour autant, la mise en place d'un recensement plus précis est censée
en permettre une répartition plus équitable. L'auteur ajoute également qu'à cette
époque, corvées de transport et réquisitions se font moins pesantes. Le nombre de
journées de "prestations" passe de 677 000 en 1930 à 247 000 en 1938. Elles sont
supprimées en 1940 dans la colonie du Soudan, en application d'une décision créant
une section de Travaux Publics dans les Cercles des colonies. L'administration du
cercle de Ouahigouya recrute dix fois moins d'hommes que dans les cercles voisins où
plus de 9500 hommes sont réquisitionnés pour travailler au "chemin de fer du Mossi"
ou dans les plantations et chantiers des zones forestières ivoiriennes. L'objectif des
administrateurs n'est pas philanthropique mais résulte d'une volonté d'agir plutôt sur le
long terme, d'introduire des techniques nouvelles et plus efficaces en matière de
rendement agricole. En outre, la seconde guerre mondiale vient mettre un terme à ce
désir de transformation lente des conditions de vie des populations. "Beaucoup
d'espoirs, beaucoup de projets sont enterrés". Le rattachement du Gouverneur Général
Boisson au régime de Vichy a pour conséquence une levée de près de 6000 hommes
employés aux travaux d'infrastructure pour "l'effort de guerre". Il faut attendre 1946
pour que soit interdit toute forme de contrainte en vue d'engager de la main d'œuvre,

110
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

puis 1947 pour que les "prestations de travail" soient supprimées et la liberté de
circulation redonnée aux populations (Marchal 1980 : 203).

b. La formation des cantons peuls

"Ce sont donc les foulbés qui ont le plus profité de notre venue dans ces
régions car nous sommes la sauvegarde de leurs troupeaux et c'est pour
cette raison qu'ils nous paraissent si dévoués " (Rapport du Capitaine
Noiré, 1904)5.

Les premières années de l'occupation française constituent pour les Peuls, non
pas une aubaine, mais une occasion d'obtenir plus d'autonomie vis-à-vis des Moose. La
monographie du Capitaine Noiré (1904) retrace un "historique de la conquête et de
l'occupation jusqu'en 1904". Les données qu'il fournit, bien qu'ayant un caractère
événementiel, nous informent sur des faits précis de l'époque. En 1904, le Capitaine
Noiré dresse un état de l'"organisation politique, administrative et judiciaire indigène"
et précise qu'elle était "à peu près semblable à celle qui existe aujourd'hui", c'est-à-dire
sous l'occupation coloniale. En 1904, le cercle est constitué de plusieurs provinces ou
cantons :

- Le Yatenga proprement sous l'autorité du "grand Naaba" qui réside à


Ouahigouya.

- Le canton de Kosuka au sud est du Yatenga.

- Le canton de Zittenga à l'est de celui de Kosuka.

- Le canton de Riziam à l'Est de celui de Zittenga.

- Le canton du Ratenga à l'est et au nord-est de celui de Riziam.

- La région des Samo.

Quant aux Peuls, "ils étaient dispersés dans toutes ces provinces" précise Noiré.
A l'exception des territoires samo, les cantons constitués par les autorités coloniales
sont, avant leur occupation, sous l'influence plus ou moins directe du Yatenga (cf. carte
des "royaumes moose en 1895": p 43). Les Peuls étant établis dans les interstices du
territoire du Yatenga, le choix d'un mode de gestion administrative pour eux n'est pas

5 Archives d'Outre Mer- (Aix) : 14 MIOM 690, (Dakar : 1G326).

111
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

aussi aisé que pour les Moose. Ils sont d'abord mis sous l'autorité des dignitaires du
Yatenga Naaba, mais progressivement, ils réclament leur autonomie administrative :

"C'était le Baloum Naba du Yatenga qui commandait les Dialloubés et les


Fittobés et le Bagaré Naba, chef des captifs : les Torombés. Au moment de
notre occupation, les Mossis ayant eu recours aux Foulbés pendant les
luttes politiques entre le Naba Bakaré [Bagare devenu Naaba Bulli] et le
Naba Bango [Naaba Boago], tous deux compétiteurs à la place de grand
Naba du Yatenga : Mahomadou Laky [Mamadou Al Atchi, chef des
Diallube], chef des Foulbés du Nord du Yatenga se dispensa le premier de
cette vassalité près des Mossis et ne vint plus saluer le grand Naba. Moussa
Douré [chef des Tooroobe de Todiam], chef poullo le plus important du
Yatenga cessa à son tour, Demba Sidiki [chef des Foynabe de Banh] suivi
son exemple. Nous avons d'ailleurs tout intérêt à ce qu'il en soit ainsi car
les deux races se détestant cordialement, assurent d'elles-mêmes la sécurité
de la région" (Rapport du Capitaine Noiré 1904).

Comme le montrent ces quelques phrases, l'initiative de Mamadou Al Atchi6


marque le coup d'envoi d'une série de négociations avec les autorités coloniales.
L'objectif des Peuls est double : se détacher de la tutelle moaga et devenir autonomes les
uns des autres. S'il est dérangeant pour un chef peul d'être sous l'autorité parfois
humiliante du Yatenga Naaba, il est encore moins envisageable pour lui de se
soumettre à un de ses pairs. Plusieurs vagues de segmentation se succèdent : d'abord,
l'espace des Peuls se segmente en trois. Mamadou Al Atchi avait à sa tête l'ensemble
des Peuls habitant à l'Ouest Ouahigouya jusqu'à Lankoy dans l'actuel pays samo. A
l'Est, le chef de Todiam était le leader de tous les Peuls et Silmimoose de la zone. Quant
au chef de Banh, Demba Sidiki, il avait à sa charge l'ensemble des Peuls du Nord. Par
la suite, le jeu des rivalités produit des cantons supplémentaires. C'est ainsi que
prétextant des conflits, les Peuls de Lankoy s'affranchissent de la tutelle de Mamadou
Al Atchi ou que les Silmimoose se libèrent du chef de Todiam :

"A la suite de différends très grands survenus entre Mamadou Laky et un

6Al Atchi est le prénom de son père qui signifie en fulfulde "que Dieu te garde", parce que sa mère aurait
mis au monde des enfants qui ne survivaient pas. Le personnage de Mamadou Al Atchi a retenu
l'attention de nombreux chroniqueurs parce qu'il a facilité la pénétration coloniale sur le territoire du
Yatenga. Cependant, la littérature le présente à tort sous le nom de Mamadou Al Hadji et certains
rapports coloniaux sous le nom de Mamadou Laky.

112
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

de ses chefs Mamadou Dioubouri, au moment de notre occupation, ce


dernier demanda à ne plus faire partie du commandement de Mamadou
Laky ; satisfaction lui fut donnée après enquête et ce chef habite
aujourd'hui à Ouré près de Lankoy, avec plus de cent familles sous son
commandement."

"Les Silmi-Mossis étaient, depuis leur entrée dans le Yatenga, sous le


Commandement de Moussa Rouré [chef de Todiam], mais un peu
tyrannisés par les foulbés de ce chef, ils demandent l'intervention du
Commandant Destenave qui les rend indépendants avec leur chef
Ousman" (Rapport du Capitaine Noiré 1904).

Sous la tutelle de son chef, le canton de Todiam est alors le plus important avec
91 localités7, suivi du canton de Mamadou Al Atchi qui en rassemble 66. Au Nord, le
chef des Foynabe à Banh et Delga se voient attribuer 12 villages ; 19 pour ceux de
Diouma (que les rapports appellent Zouma) ; 9 pour les Tooroobe de Bosomnore ; 8
pour les Diallube de Lankoy-Ouré et 16 pour ceux de Diora (ou Ziora dans le Riziam).
A Bankassoko, le chef des Foynabe du pays samo a 3 localités à administrer. Enfin,
toujours en milieu samo, de Konkabaco-Gan, le chef diallube est à la tête de 23 localités
(cf. annexe 3). Ainsi plusieurs groupes peuls d'un même village se réclament-ils de
cantons distincts parce que leur appartenance les rattachent à des chefs différents.

Ceci étant, c'est aussi l'envergure des chefs de l'époque qui a présidé au choix
dans l'attribution des commandements. En effet, le sens de cette division
administrative est bel et bien de placer des chefs assez autoritaires pour collecter
l'impôt. Le statut de chef de canton est loin d'être systématiquement établi en fonction
de la hiérarchie précoloniale. On observera par exemple que le chef tooroobe de Kindugu
se voit attribuer un statut de "chef secondaire" alors que d'après la coutume, il était issu
de la faction aînée, donc de la plus légitime pour les attributions d'un chef de canton.

Comme le montre un peu l'état des lieux de la vie du poste de Ouahigouya


entre 1908 et 1941, l'administration organise progressivement son économie. Le cercle
doit s'autofinancer et répondre à des exigences relevant de la politique coloniale. Il faut
percevoir les impôts, recruter les soldats pour la "grande guerre" mais aussi pour les
travaux de construction, inciter à la production de denrées et développer le commerce.

7 D'après le chef actuel de Todiam, en 1953, 67 localités étaient tooroobe.

113
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

Pour aboutir à ses fins, l'administration a grandement besoin de la population qui ne se


soumet pas aussi aisément. C'est sur les chefs que les autorités coloniales fondent en
grande partie leurs espérances. Le chef fait un peu figure de personnage charnière entre
les deux mondes. Mais rapidement, dans les représenations des commandants de
cercle, la docilité des chefs moose contraste avec l'insoumission des Peuls…

c. Désillusion des commandants de Cercle.

Les rapports politiques des commandants de cercle recueillis à partir de 1908


(Marchal 1980) montrent que face à leurs difficultés à administrer les Peuls, la seule
solution semble être de renforcer leurs pouvoirs :

"[…] Ces indigènes sont fourbes et se plient fort difficilement à une


discipline étroite. Nous avons, par conséquent, été obligé de nous servir de
leurs chefs naturels dont nous avons confirmé l'autorité en la contrôlant de
très près. Et grâce à ce procédé que nous employons encore, nous avons
pu amener à nous des gens qui, autrement, auraient échappé à notre
influence" (Situation politique, décembre 1909, In : Marchal 1980 : 39).

Si l'administration perçoit les Peuls comme des groupes peu hiérarchisés et


donc insoumis à leur chef, la nomination de chefs peuls représente à leurs yeux une
solution de moindre mal. Les chefs sont, certainement plus que n'importe quel
administrateur, en mesure de faire pression pour que les "indigènes" s'acquittent de
l'impôt. Les administrateurs notent leur plus grande facilité à gouverner un pays dont
l'organisation politique est fortement hiérarchisée depuis longtemps. Dans un rapport
politique du deuxième semestre de l'année 1934, la question des "chefs indigènes" est
soulevée :

"Je ne m'attarderai pas à exposer au chef de la Colonie, qui a vécu en pays


mossi, l'organisation féodale de ces régions, l'autorité encore réelle dont
jouissent ses chefs et l'attachement de la population à la plupart d'entre
eux. En dépit de quelques exceptions, nous trouvons là des facilités
d'administration sans doute inconnues dans bien des cercles et si, de cette
autorité peuvent naître parfois quelques abus, le contrôle politique du
Commandant de Cercle, l'évolution des indigènes qui n'ignorent plus qu'ils
peuvent se faire entendre, permettent de les éviter et, dans tous les cas, de

114
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

les réprimer avant qu'ils ne soient devenus trop graves.

Le commandement des groupes peuls est tout différent. Les chefs, moins
écoutés par les populations d'esprit plus indépendant et dont certaines, à
demi-nomades, ont ici tâche beaucoup plus ardue. Il suffit de se reporter
aux tableaux de perception de l'impôt personnel indigène pour se rendre
compte de l'infériorité relative de ce commandement" (rapport politique
du cercle de Ouahigouya en 1934, In : Marchal (1980) : 173).

Ainsi, les administrateurs ne parviennent-ils pas à gouverner les groupes peuls


aussi aisément que les Moose. Un premier fait troublant les autorités coloniales relève de
leur incapacité à saisir les pasteurs "éparpillés dans la brousse". Les rapports des
commandants de cercle insistent sur ce fait et soulignent leur impossibilité de les
rassembler pour les recensements et donc, pour la perception de l'impôt. Ceci étant, les
Peuls sont assujettis non seulement à l'impôt de capitation, particulièrement injuste,
puisqu'il se base non pas sur les ressources des foyers "indigènes" mais sur le nombre
de personnes, et en plus, ils doivent payer en fonction du nombre de têtes de bovins
que compte leur troupeau. On comprend donc mieux, à la lecture d'un tel rapport, les
raisons de leur éparpillement et d'où est venue cette nécessité pour l'administration
coloniale de donner un statut officiel aux chefs peuls sur lesquels repose l'espoir de
voir cette population maîtrisée au mieux :

"A parler franc, il faut avouer que notre action dans cette région est surtout
théorique et que nous restons la plupart du temps dans la plus complète
ignorance de ce qui s'y passe… Nous ignorons tout de la vie courante de
tout ce pays. Les Fulbés, éparpillés dans la brousse, sont quasi-invisibles et
les seuls indigènes qu'il nous est possible de toucher au cours de nos
tournées, toujours trop rapides, sont les rimaïbe. A peine, de-ci, de-là,
quelques Fulbé se rencontrent-ils. Les rassembler demanderait un temps
considérable. Il faut presque aller les chercher un par un, et leurs
égaiements constant les mettent à l'abri de nos atteintes et aussi de celles de
leurs chefs. Nous ne sommes plus là en pays moré, où les gens sont
groupés en cantons, en villages nettement déterminés, où ils ont des chefs
dont ils reconnaissent et respectent l'autorité, où la société est nettement
hiérarchisée, où l'individu reste fermement attaché à sa terre. En pays peul,
c'est l'indépendance de l'individu qui domine. Il existe bien des chefs, mais

115
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

leur autorité est souvent bien faible, surtout en matière administrative et


bon nombre d'entre eux ont pour principale occupation de "courir après
leurs ressortissants". Et la proximité de la limite du Soudan et de la région
semi-désertique qui s'étend sur le nord-ouest du cercle de Dori n'est pas
faite pour faciliter la situation…" (Rapport politique du Cercle de
Ouahigouya, 1930, In : Marchal 1980 : 153-154).

En outre, le personnel du cercle de Ouahigouya est mal informé sur les us et


coutumes des Peuls dont ils ne contrôlent pas les déplacements. L'examen des
qualificatifs caractérisant les Peuls dans les rapports administratifs montre à quel point
l'administration est guidée par des représentations stéréotypées et péjoratives des Peuls.
"Fourbes" et "indisciplinés", "intelligents mais hypocrites", "dissimulés", "d'esprit
chicanier", sont des adjectifs qui révèlent aussi bien leur mépris que leur ignorance. Les
commandants de cercle sont à dire vrai impuissants face à la mobilité qu'impose
l'économie pastorale. Cette utilisation de l'espace est interprétée comme un signe
d'"indépendance de l'individu" caractérisant la société peule et expliquant l'incapacité
des chefs à faire autorité sur leur groupe.

"Nous signalons toutefois que les Peuls, qui nous ont fort occupés pendant
tout l'hivernage, en raison des pâturages plus ou moins "captés" par les
Mossis cultivateurs, nous assaillent maintenant de réclamations contre les
mêmes Mossis qui défendent l'accès de leurs puits aux troupeaux. La vérité
est que le Peul n'a jamais fait, lui-même, la moindre excavation en vue
d'abreuver ses animaux et qu'il essaie de mettre en jeu la supériorité qu'on
lui a peut-être, jusqu'à ce jour trop ouvertement reconnue, pour imposer à
l'élément mossi certaines charges" (Rapport sur "l'esprit des populations",
1911, In : Marchal 1980 : 52).

Comme le fait remarquer Jean-Yves Marchal, que les Peuls viennent dès le
mois de novembre réclamer l'accès aux puits villageois prouve que les mares naturelles
sont déjà asséchées et que les pluies n'ont pas été abondantes. On voit donc combien
les contraintes sociales liées au pastoralisme échappent à la connaissance des
administrateurs.

Quand bien même leur activité de pasteurs transhumants leur a permis de


profiter de leur éloignement pour échapper au recensement, ces comportements de

116
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

fuite et la formation de zones refuges n'ont en réalité rien de spécifique aux Peuls. En
effet, des zones de refuge se sont progressivement constituées dans des espaces loin
des routes et des pistes8. Et des "villages de culture" se sont principalement formés
suite aux migrations massives des Moose désireux d'échapper à la contrainte que
représentait à leurs yeux la "mission civilisatrice".

"J'ajouterai encore qu'une surveillance de toute région limitrophe du pays


moré est nécessaire. Là, peu ou point de village ! Par contre, des isolés en
masse ! Tout le secteur sud des cantons de Tongomayel, Djibo et
Baraboullé est le refuge des indépendants mossi, tant du cercle de Kaya
que de celui de Ouahigouya et même de nombreux indigènes provenant du
cercle de Koudougou, surtout du canton de Lallé. Là, ils se sentent en
sécurité et à l'abris des atteintes de leurs chefs. Pour eux, plus d'impôts,
plus de prestations, plus de recrutements de tirailleurs, non plus que de
travailleurs… Plusieurs tournées y ont été effectuées au cours de l'année
1930. Elles ont généralement été fructueuses et nombreux sont les
indigènes qui ont été renvoyés là d'où ils étaient venus. Mais, au cours de
ma dernière tournée, le bruit m'arrivait que presque tous étaient revenus
clandestinement se réinstaller dans la région même de laquelle ils avaient
été éconduits…" (Rapport de 1930, "Evènements particuliers au cercle" In
: Marchal 1980 : 153-154).

Dès les années 1914-1915, les Moose ont commencé à migrer dans les brousses
du Nord essentiellement occupés par les Peuls foynabe. D'après Anne Bergeret (2000), la
région de Banh a été le théâtre de formation de ces zones refuges. A partir de 1927, les
commandants de cercle commencent à pénétrer les brousses peules. Ils n'y trouvent
que des rimaïbe qu'ils désigneront comme interlocuteurs pour pallier l'absence des Peuls
"quasi-invisibles". Les rimaïbe sont donc nommés chefs de village et chargés du
recouvrement de l'impôt. En plus de ces difficultés à administrer les Peuls, les rapports
insistent aussi sur les abus des chefs peuls :

"Une autre considération d'ordre politique vaut encore d'être retenue : c'est

8 Dans d'autres contrées éloignées des centres politiques du pays, comme le cercle de Kaya,
l'administrateur Buttavand (1948) avait constaté que "ces régions sont utilisées par les éleveurs pour la
transhumance des grands troupeaux. Elles sont également le refuge des gens indésirables des cercles de
Dori, Ouahigouya et Kaya, en raison de leur éloignement des centres administratifs et des rares visites
dont elles sont l’objet de la part des autorités".

117
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

la surveillance que, plus que sur tous autres, il importe d'exercer sur les
Chefs peuls, trop souvent portés aux abus, forts de la certitude dans
laquelle ils sont, que l'indigène lésé n'ira pas se plaindre à Ouahigouya, en
raison de la distance d'abord et aussi et surtout en raison de ce que le
paysan foulla n'a qu'une confiance relative en nous, parce que ne nous
connaissant pas suffisamment" (Rapport de 1930, "Evènements
particuliers au cercle" In : Marchal 1980 : 153-154).

On voit donc combien la période coloniale est celle où les chefs Peuls se voient confier
des responsabilités en dépit du peu d'estime que leurs accordent les autorités
coloniales. Les deux cantons les plus importants sont ceux de Thiou et de Todiam.

3. Les années 1944-1960.


Les années 1944-1960 marquent un tournant dans l'histoire coloniale puisque
c'est dans cette période qu'émergent puis aboutissent, les luttes pour l'Indépendance.
D'une manière générale, en Afrique, les chefs de canton (traditionnels ou néo-
traditionnels) aux côtés des administrateurs coloniaux, forment avec eux, les forces
opposées aux mouvements indépendantistes des nouvelles élites africaines dont le
R.D.A. se fait dès 1946 un des représentants. Toutefois ces considérations généralistes
ne doivent pas faire oublier que dans les territoires voltaïques entre 1944 et 1960, les
forces en présence dans l'espace politique sont nombreuses et les combats qui se
forment vont bien au-delà d'une simple dichotomie : colonialistes, chefs coutumiers/
indépendantistes, nouvelles élites socialistes.

En 1944, au lendemain de la "Conférence africaine" de Brazzaville, un tournant


s'effectue en Afrique : les administrateurs passent d'une pratique autoritaire du
commandement à l'exercice en souplesse d'une autorité partagée avec les élites
africaines désormais acquises à l'idée d'Indépendance (Maillard 2003). Jusqu'en 1958,
l'idée fait son chemin chez les élites scolarisées qui commencent à s'organiser en une
force d'opposition à la politique coloniale. C'est dans cet esprit qu'en octobre 1946, lors
du congrès de Bamako, le R.D.A.9 voit le jour. Associé au Parti Communiste Français,
le R.D.A, qui affiche ses positions anticolonialistes, a de quoi inquiéter les cercles
coloniaux (Savonnet-Guyot 1986).

9 Rassemblement Démocratique Africain.

118
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

Cette période est aussi celle de la création de l'Union française qui, de 1946 à
1958, constitue l'ensemble formé par la République française et ses colonies. Cette
époque est parfois présentée comme une ère de promesses et d'espoir qui s'ouvre pour
les populations colonisées d'Afrique occidentale puisque qu'elle consacre l'abolition des
travaux forcés, reconnaît la liberté syndicale et définit un code de travail pour les
"indigènes" qu'elle élève désormais au rang de citoyens français (Ouédraogo 1995a).
L'élan d'espérance, qui suit ces promesses, devait traverser l'Afrique, mais les voltaïques
ne le vivent qu'en demi-teinte. En effet, à cette époque et ce depuis 1932, la Haute-
Volta était démantelée sous l'influence des entreprises privées françaises qui
souhaitaient constituer un réservoir de main d'œuvre pour les autres colonies françaises
voisines. Pour beaucoup de voltaïques ce changement a été vécu comme une
humiliation (Magnini 1995) ou encore comme une mesure prise au "mépris de leur
dignité" (Ouédraogo 1995a). "Les conditions misérables et humiliantes qui sont faites
aux manœuvres voltaïques recrutés de grés ou de force et acheminés sur les chantiers
et plantations de la Basse Côte d'Ivoire" (Magnini 1995) marquent une grand nombre
d'entre eux. Si les travaux forcés s'opèrent de cette manière partout en A.O.F., il est
certain que les régions du Moogo ont été le plus touchées par ce transfert de main
d'œuvre. Ainsi, le problème le plus urgent à régler dans les cercles voltaïques était-il
celui de la réunification de la Haute-Volta qui devait mettre un terme aux recrutements
abusifs et vécus comme une humiliation. Or, ce combat sera en partie celui des chefs
Moose.

Le parti de l'Union pour la Défense des Intérêts de la Haute-Volta


(U.D.I.H.V.), créé par le Moogo Naaba Saaga, cède rapidement la place à l'Union-
Voltaïque. Naaba Saaga rassemble d'autres chefs moose et Gourmantché. Le Yatenga
Naaba fait alors parti du combat. Au mois de juillet 1946, les chefs moose se réunissent à
Ouahigouya autour de leur doyen d'âge, "sa majesté" le Yatenga Naaba Tigré pour
rédiger une pétition demandant à la France de reconstituer la Haute-Volta. Ces projets
politiques s'opposent clairement à ceux du R.D.A. et sont ralliés par des intellectuels
comme Nazi Boni qui se fait un fervent défenseur de la cause voltaïque. Le combat
pour la réunification de la Haute-Volta provoque donc le rassemblement sous une
même bannière, d'intellectuels, gagnés à l'idée d'indépendance et de chefs
"coutumiers", par ailleurs présentés comme les forces rétrogrades. Les désaccords
entre les deux partis se précisent quand Houphouët-Boigny, sous prétexte de refuser la

119
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

balkanisation de l'Afrique par la métropole, manifeste clairement son hostilité à la


réunification de la Haute-Volta. Les autorités coloniales, résolues à lutter contre le
R.D.A et à soustraire les territoires voltaïques à l'influence du Parti Communiste,
décident de donner leur appui au parti des chefs moose. En 1947, la Haute-Volta
retrouve son territoire d'antan.
Parallèlement à ces coalitions politiques, se façonne dans le Yatenga une autre
force politique autour du Colonel Michel Dorange. Celui-ci est engagé pleinement pour
la cause des anciens combattants délaissés par l'Etat français. Les soldats de retours des
champs de bataille européens, moins dociles, moins esclaves et moins malléables qu'au
premier jour de leur incorporation, avaient certainement de quoi irriter les chefs. Les
administrateurs de Cercles qui donnent gain de cause aux plaintes des chefs les
considèrent désormais comme des résistants à l'ordre colonial, de mauvais exemples
refusant d'obéir, des faiseurs de désordre montant la population contre le chef (Balima
1995). Les chefs coutumiers seront alors une des cibles principales du Colonel
Dorange qui entend libérer les paysans "des abus d'autorité de l'administration et des
exactions de la chefferie coutumière" (Balima 1995). Conseiller général de la Haute-
Volta de 1947 à 1957 et conseiller de l'Union française pour la Haute-Volta de 1948 à
1958, Dorange n'en était pas moins considéré par ses adversaires, et notamment les
tenants du parti des chefs coutumiers comme un "fils du pays qui servait d'instrument
d'appoint à la politique colonialiste" (Ouédraogo 1995b : 481). En 1962, sous le régime
de Yaméogo (R.D.A.), il est expulsé de Haute-Volta.
On voit donc qu'à l'aube des Indépendances, les forces politiques en présence
et les luttes en marche ont donné lieu à des jeux d'oppositions et d'alliances complexes
dans lesquelles les chefs traditionnels occupaient une place. Concernant les chefferies
peules du Yatenga, des études restent à mener sur leurs positions à cette époque.
Certains auraient participé au premier congrès de Bamako donnant naissance au RDA,
d'autres se seraient ralliés au parti de l'Union Voltaïque auquel appartenait le Yatenga
Naaba Tigré. On devine que dans le sillage des chefs peuls, les logiques politiques
étaient loin d'être unanimes. Ceci n'ayant pu faire l'objet d'approfondissement dans ce
cadre gagnerait à l'être au cours de recherches ultérieures.

120
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

III. L'évolution postcoloniale

1. Les vicissitudes des chefs

Au lendemain des Indépendances, dans les années 60 et un peu au-delà, les


nouvelles élites africaines voient dans les rois et les chefs les "reliques d'un passé" à
abolir. Pour les élites, les chefs traditionnels, auxiliaires et instruments de la politique
coloniale, n'offrent rien d'autre qu'une caricature de ce qu'étaient les royautés avant la
colonisation. L'idée d'un pouvoir héréditaire fondé sur les hasards de la naissance, n'est
plus soutenable (Perrot 2003). D'une manière générale, les chefs subissent les
vicissitudes des jeunes Etats africains. Des régimes révolutionnaires alternent avec des
régimes dits démocratiques. Dans le cadre du multipartisme, nombreux sont les partis
qui négocient avec les forces traditionnelles pourvoyeuses de voix. Un des débats qui
alimentent les luttes politiques est de savoir s'il faut dénoncer et montrer du doigt la
chefferie où s'il faut en revanche la rallier à sa cause. Les situations varient selon les
pays et selon les régimes. Les chefs sont inégalement traités et soumis aux pouvoirs
discrétionnaires des gouvernements. Cette discrimination semble être dans le
prolongement des Etats coloniaux qui classent les "bons" et les "mauvais" chefs. Par
exemple, dans des gouvernements à parti unique comme au Togo, la docilité des chefs
est souvent à l'origine de leur affaiblissement. Les chefferies sont embrigadées sous une
bannière d'association de chefs traditionnels au sein du parti unique et perdent ainsi
leur indépendance (Rouveroy van Nieuwaal 2000). Il en est de même au Niger où,
après le coup d'Etat de 1974, les militaires cherchent à contrôler l'association des chefs
en leur imposant des règles concernant leur révocation et leur nomination (Abba
1990). Bien souvent, l'attitude des gouvernements à l'égard des chefferies est marquée
d'une grande ambiguïté. Nassirou Bako-Arifari et Pierre-Yves Le Meur (2003)
établissent une esquisse typologique des politiques nationales vis-à-vis des chefferies et
identifient quatre attitudes :
1. L'intégration (Niger)
2. L'association ou le dualisme contrôlé (Togo, Ghana à partir de 1970, Nigeria)
3. L'exclusion (Guinée-Conakry en 1958)
4. L'informalisation (Ouganda après les années 1990)

121
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

Comme au Bénin, on peut constater au Burkina, l'oscillation historique entre


l'exclusion et l'informalisation. S'agissant des chefferies moose, Magloire Somé retrace
leurs tribulations et rappelle qu'elles ont éprouvé une double frustration : "ni
l'administration coloniale qui avait pourtant trouvé en eux des auxiliaires efficaces, ni
les autorités successives du Burkina Faso, n'ont pu élaborer un statut particulier aux
chefs" (Somé 2003: 220). L'épineuse question du statut des chefs coutumiers qui
jalonne l'histoire récente du pays est en fait principalement celle des chefs moose et dans
une moindre mesure des chefs gourmantché, dont le pouvoir n'a pas d'égal chez les
Peuls et encore moins dans les sociétés du Sud-Ouest considérées comme acéphales.
Néanmoins tous ceux qui ont été nommés chef de canton ou de province ont été
concernés par les mesures des administrations successives : coloniale puis
indépendante.

Sur le plan financier, les traitements des chefs sont vivement discutés et
reconsidérés dès 1955, pour être supprimés en 1965 sous la première république de
Maurice Yaméogo, puis rétablis sous le régime militaire du Général Lamizana. Les
rémunérations sont définitivement supprimées après l'avènement du régime
révolutionnaire de Thomas Sankara qui considère les pouvoirs traditionnels comme
des forces obscurantistes et rétrogrades (Somé 2003 : 241). Après le renversement du
régime révolutionnaire en 1987 et l'avènement de Blaise Campaoré, les chefs supérieurs
sont tacitement réhabilités, mais les cantons qui sont remplacés par les départements
pendant la révolution ne sont pas rétablis. Selon Magloire Somé, la chefferie
aujourd'hui fonctionne, dans le cas du Moogo, sans que les dispositions antérieures, à la
défaveur des chefs, ne soient modifiées. "En réhabilitant tacitement les chefs
coutumiers, le Président Blaise Campaoré évite de se faire taxer de traditionalisme et de
se voir accuser de brader la République mais, en même temps, il contente cette force
sociale ciblée par le régime précédent comme ennemie de la Révolution, en lui
accordant des avantages matériels et financiers" (Somé : 242). De Sankara à Campaoré,
l'attitude de l'Etat à l'égard de la chefferie oscille entre l'"exclusion" et
"l'informalisation". Magloire Somé ajoute qu'il existe aujourd'hui, chez certains
intellectuels issus de familles de chefs, un engouement pour la fonction de chef. Et
nombreux sont les fonctionnaires qui se font introniser chefs, cumulant leur fonction
administrative avec celle de la coutume. Ces faits préparent le tournant que l'institution

122
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

de la chefferie connaîtra dès les années 90 au Burkina Faso tout en étant significatif de
l'ensemble du continent africain (Perrot et Fauvelle-Aymar 2003).

2. Le retour des chefs

Les travaux concernant la chefferie après les Indépendances, sont


"étonnamment faibles" comme le fait remarquer Catherine Coquery-Vidrovitch (2003).
Elle ajoute : "le nombre de recherches est plus limité encore sur l'évolution et le rôle
des formes de pouvoir coutumier, leur transformation, voire leur manipulation et leur
résurgence à l'époque contemporaine. Ce dernier thème est à peu près inconnu en
Afrique avant 1996" (Coquery-Vidrovitch 2003 : 514). En effet, dans les années 80, les
historiens et les anthropologues s'intéressent davantage aux processus de construction
et de formation des jeunes Etats africains. Toutefois, ces dernières années la recherche
s'oriente sur la "reviviscence" dans un contexte nouveau et sous des formes nouvelles,
des royautés et des chefferies. Leur relation à l'Etat est à l'ordre du jour. On parle
d'incorporation ou de synergie (Warnier 2003 : 318). On montre aussi le chef comme
un leader syncrétique qui représente la synthèse des forces antagonistes de la tradition et
du modernisme (Rouveroy van Nieuwaal 2000). Catherine Coquery-Vidrovitch fait
remarquer que les travaux sur cet aspect du politique sont postérieurs à 1990. Alors
pourquoi cet intérêt soudain pour la chefferie africaine ?

L'analyse de ce "retour" de la chefferie au tournant des années 90 en Afrique


nous invite à un triple questionnement relatif aux signes de ce retour, à ses causes et
enfin, aux moyens mis en œuvre par les chefs pour réapparaître sur la scène politique,
et plus généralement pour que leur autorité connaisse un regain de prestige. Pour
Claude-Hélène Perrot, de surprenants événements ayant eu lieu en Afrique
subsaharienne depuis le début des années 90 sont des signes de retour des chefs : les
cérémonies dites traditionnelles qui marquent la vie des royautés ou chefferie
(funérailles, intronisation…) attirent une population d'une extraordinaire ampleur. Au
Ghana en 1995, l'intronisation du roi des Asante a donné lieu à une somptueuse fête où
ont d'ailleurs été invités le Moogo Naaba et le roi des Zulu. On a vu également à
Niamey, en 1996, un rassemblement de chefs au-delà des frontières des Etats : onze
rois se sont réunis pour proposer leur médiation dans différents pays déchirés par la
guerre civile. Un autre phénomène fait aussi que les chefs sont presque toujours issus
des nouvelles élites : se retrouvent chefs des personnages ayant fait des carrières de

123
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

préfet, sous-préfet, diplomate, universitaire et parfois d'entrepreneur privé. On voit des


anciens fonctionnaires devenir chefs ou des chefs occupant de hauts postes aux
commandes de l'Etat. L'exemple des chefferies moose est à cet égard très probant
comme le note Magloire Somé (2003 : 242) : "il existe aujourd'hui, chez certains
intellectuels issus de familles de chefs, un engouement pour la fonction de chef
coutumier, sans doute en raison du prestige qu'offre ce statut". La carrière
d'administrateur du défunt chef de Thiou, en est exemplaire.

Plusieurs causes sont proposées pour expliquer ce changement et le retour des


chefs en tant qu'"élites". Dans bien des cas, il est vu d'un œil favorable par les villageois
qui considèrent ces lettrés plus à même de défendre leurs intérêts que ne l'auraient été
des chefs n'ayant jamais été à l'école. Claude-Hélène Perrot (2003) donne l'exemple
d'un village en Côte d'Ivoire où la population a prié son chef de démissionner parce
qu'il était illettré. Ceci est la preuve que le chef est perçu aujourd'hui comme un acteur
chargé de défendre des intérêts collectifs, et qu'il doit répondre à des compétences
particulières. Ce désir d'investir des fonctions de l'Etat est parfois très poussé : c'est le
cas d'un sultan bamoun qui se présente aux élections municipales ou législatives, du
chef de Thiou qui ne cache pas ses projets de mener la localité au statut de municipalité
voire de se présenter aux élections municipales. Parmi les explications, on évoque
encore la triste performance des pouvoirs politiques dits modernes (Soumonni 2003 :
176). Dans le même sens, le regain d'intérêt des intellectuels pour la fonction de chef
serait dû à la crise de l'Etat contemporain en Afrique. La cause de la décomposition de
l'Etat est souvent invoquée comme explication. Aussi, la chefferie est-elle pour Jean-
Pierre Warnier (2003), une alternative à l'Etat.

Le retour des chefs est aussi expliqué par le mouvement de démocratisation qui
s'engage en Afrique à partir des années 80. En effet, les Etats africains sont vivement
critiqués dès la fin des années 80. A l'occasion des conférences internationales, les élites
sont invitées à s'interroger sur les nouvelles formes d'organisations administratives à
adopter pour satisfaire les exigences de transparence et de démocratie imposées par la
banque mondiale. L'ère de la décentralisation s'amorce. Selon Rouveroy van Nieuwaal
(2000), ce mouvement s'accompagne d'une aspiration à se défaire des conceptions
européennes de l'Etat et de penser un système politico-administratif propre à l'Afrique.
C'est alors que se greffe le désir de s'inspirer des vieilles structures politiques encore

124
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

existantes et de leur donner une place dans de nouvelles formes de gouvernement


démocratique. Il va alors de soi que l'on recherche dans quelle mesure des institutions
comme la chefferie peuvent jouer un rôle dans cette évolution.

Les moyens mis en œuvre par les chefs pour réapparaître sur la scène politique
sont multiples et nos données empiriques en fournissent une illustration concrète.
D'ores et déjà, on peut dire que le renforcement de leur image de gardiens de la
tradition et de la mémoire est un enjeu important pour asseoir leur légitimité.
Contrairement aux hommes d'Etat, les chefs et rois sont dépositaires d'une plus ou
moins longue tradition spécifique à chaque culture locale. Les personnages de haute
stature sont ancrés dans les mémoires et leurs épopées sont inlassablement ressassées.
Nous l'avons observé à Thiou à l'occasion d'une réunion dont nous aurons l'occasion
de reparler (cf. partie II). Mais la manipulation du passé et des traditions n'est pas une
condition suffisante pour faire valoir leur influence, les chefs doivent disposer de
moyens financiers. Ces acteurs ne doivent compter que sur eux-mêmes. Autrefois, ils
étaient rémunérés (en pourcentage de l'impôt collecté, avec les amendes judiciaires, les
prestations de travail fournies…) mais les jeunes Etats africains les ont
progressivement privés de leurs traitements, c'est le cas dans beaucoup de pays à
l'exception du Niger où les chefs perçoivent encore quelques revenus. Malgré ce
manque de moyens, le budget des chefs est lourd car ils doivent financer des
cérémonies, l'accueil fréquent des étrangers ou encore, des dons à leurs dépendants et à
leurs égaux. Pour faire face aux exigences de leur statut : "ils constituent leurs propres
assises financières en tant qu'entrepreneurs privés" (Perrot 2003). En effet, il est des
cas où les chefs se font entrepreneurs au sens premier du terme. Les zones forestières
du Nigeria, du Ghana, du Cameroun et de Côte d'Ivoire, ont connu des chefs qui se
sont faits grands planteurs en s'adonnant aux cultures de rente… Bien des chefs ont eu
autrefois la mainmise sur les mines d'or et il n'est pas rare qu'ils tirent des revenus du
commerce national. Cette notion "d'entrepreneur privé" proposée par Claude-Hélène
Perrot mérite néanmoins d'être nuancée car il existe d'autres cas où les chefs ont tout
simplement une mainmise sur des ressources économiques. Leur statut leur permet
d'obtenir certains revenus dont la redistribution est source de prestige et de pouvoir.
C'est ainsi que les chefs s'entourent d'acteurs qui deviennent leurs obligés. Il s'agit
d'une logique de pouvoir où le chef doit être capable de se positionner dans une
relation de donneur-receveur.

125
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

3. Changements nationaux et réalités locales

a. Les chefs et le découpage administratif, un goût de déjà vu ?

En 1960, le territoire du pays se divise en 17 cercles, 34 subdivisions, 13 postes


administratifs et communes auxquels il faut ajouter les cantons et villages qui n'ont pas
de personnalité juridique (Blundo et Jacob 1997 : 37). Bien qu'une première expérience
de décentralisation soit tentée au lendemain des Indépendances, des années 60 à 80, la
tendance est plutôt à la déconcentration. A partir de 1981, un effort est
particulièrement fait dans ce sens. De nombreux arrondissements sont créés, souvent à
la demande de la population, qui se charge parfois de construire des bâtiments (op.cit :
38). Si dans aucune des localités peules, nous n'avons eu l'occasion d'analyser le
processus de décentralisation, les rivalités politiques s'expriment également lors du
processus de déconcentration politique. Selon le debere naaba de Banh, le découpage
administratif du cercle en subdivisions a créé, dans les années soixante, sous le régime
de Maurice Yaméogo, des discussions entre notables. Chez les Peuls de Banh, l'enjeu
est double : obtenir à terme une préfecture et éviter d'être sous l'autorité d'une autre
localité peule :

"On nous avait proposé d'être avec Thiou, mais on a refusé


catégoriquement et on a choisi d'être avec ceux de Titao pour avoir un jour
un préfet. Comme ceux de Titao sont loin, on était sûr d'avoir un préfet un
jour, alors qu'avec Thiou et Koumbri, on aurait jamais eu de préfet. C'est à
cause de la rivalité entre Diallube et Foynabe. Si on avait été avec ceux de
Koumbri, Banh aurait eu un préfet tardivement ou jamais car Koumbri
n'est pas loin. Alors que là on a eu un préfet parce que Titao et Banh sont
éloignés[ …].

"On voulait un préfet pour l'évolution de Banh. Les Djelgôbe ont eu un


préfet, ceux de Thiou ont eu un préfet et maintenant Banh a un préfet.
Donc nous sommes sur le même pied d'égalité. Avec Titao on peut
s'entendre parce qu'avec les Tooroobe [qui dépendent aussi de Titao], il y a
une entente entre nous depuis nos ancêtres. Il n'y a pas de rivalité entre
nous" (debere naaba de Banh, janvier 2003).

126
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

Le refus "catégorique" fait écho avec les rivalités qui se sont jouées à la période
coloniale lors de la création des cantons. Pour les notables de la chefferie foynabe, leur
localité ne doit pas être intégrée au département de Thiou ; ceci équivaudrait à être mis
sous l'autorité d'un homologue et donc à un déclassement. La compétition
administrative puise ses sources de légitimité dans le rapport hiérarchique façonné au
cour de l'histoire. Ces logiques se répètent presque inévitablement à chaque fois que le
territoire se recompose10.

b. Les chefs et les élections.

Après les Indépendances de nombreux privilèges détenus par les chefs sont
discutés. De même que leur rémunération est une question qui ne cesse d'être posée à
chaque changement de régime, leur mode de nomination est régulièrement interrogé.
Le pouvoir des chefs répond à des règles de transmissions souvent floues, autant chez
les Peuls que chez les Moose, mais la chefferie est généralement transmise à un
descendant masculin de chef. Plus ce dernier est généalogiquement proche d'un ancien
chef, plus il a de chances d'obtenir le turban. Chez les Moose du Yatenga, les chefs
locaux sont désignés par le Yatenga Naaba et chez les Peuls, le chef, laamido est nommé
par les jooro qui forment sa clientèle politique. Comme nous l'avons vu, la préférence
est généralement donnée au premier fils. Les chefs peuls du Yatenga intronisés
reçoivent hier comme aujourd'hui, l'approbation du Yatenga Naaba. Ce principe de
succession héréditaire est fermement décrié un peu partout en Afrique post-
indépendance, et particulièrement en Haute-Volta sous le régime de Maurice Yaméogo.
Sur une proposition formulée au IVè congrès du R.D.A, le principe d'élection des chefs
de village au suffrage universel direct par les habitants inscrits sur les listes électorales
est instauré (Savonnet-Guyot 1986 : 153). Avec l'avènement du général Lamizana qui
gouverne de 1966 à 1980, les chefferies sont réhabilitées. Néanmoins, comme l'affirme
Claudette Savonnet Guyot, les chefferies sont rétablies car le régime en a besoin. A
Banh, entre 1967 et 1975, la chefferie est vacante parce que les candidats ne sont pas
issus du R.D.A., qui malgré l'expérience multipartite que connaît le pays, domine la
scène politique de l'époque :

10 On peut supposer que la création récente (1996) des provinces du Loroum et du Zondoma a été le
résultat d'une argumentation fondée sur une légitimité historique puisque ces territoire portent les noms
des royaumes datant du XV è siècle.

127
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

"[La vacance de la chefferie] c’est la politique qui a fait ça. Chacun veut
nommer son candidat. S’ils trouvent des candidats appartenant au pouvoir,
ça va, mais s’il n’y en a pas, ils partent voir le préfet. Ça a duré de 1967 à
1975. Moi je n’étais pas au R.D.A, en ce moment, j’étais au parti de
Bougourawa, les Indépendants du Yatenga [l'Union Nationale des
Indépendants]. Le parti au pouvoir a son candidat ; ils sondent la
population et s’ils constatent que la population ne veut pas de lui, ils
empêchent de faire la nomination" (A. Barry, chef de Banh, janvier 2003).

Entre 1974 et 1976, les institutions de l'Etat sont remilitarisées et les pouvoirs
se concentrent entre les mains du Général Lamizana qui cumule les fonctions de
Président de la République et de Président du Conseil des Ministres. Bien que la
présence militaire soit renforcée, les civils ne sont pas exclus du gouvernement qui se
partage entre quatre principaux Partis politiques (Savonnet-Guyot 1986) : R.D.A.,
P.R.A. (Parti du Regroupement Africain), le M.L.N. (Mouvement de Libération
Nationale) et l'U.N.I (l'Union Nationale des Indépendants). C'est à ce dernier parti
qu'appartient le chef de Banh à l'époque. Répondant désormais aux exigences
politiques, il est élu chef en 1975. Certes, le principe électif est nouveau, mais dans les
faits, il ne change pas la règle de succession : les candidats à la chefferie restent des
prétendants légitimes (premier fils ou frère puîné) :

"Si les candidats sont nombreux, chacun cherchait un endroit convenable


avec ses partisans, comme ça ils font l'estimation de celui qui a le plus de
partisans et c'est celui qui est proclamé chef. Chaque candidat a ses
proches qui vont en campagne pour lui. Il y avait deux candidats [pour
l'élection de l'actuel chef]. A ce moment c'était différent des autres années.
Avant on cherchait un lieu mais les dernières élections on cherchait des
petits cailloux que l'on peignait en rouge ou blanc et chaque couleur
correspondait à un candidat. Les partisans prenaient le caillou qu'ils
voulaient et allaient le mettre dans le canari11. Avant ce n'était pas par vote,
le chef le plus courageux s'imposait. C'est au temps de ce chef que les vrais
votes ont commencé. Dans les années 1972-73" (S. Barry, Foynabe, Banh,
mars 2003).

11 Pot en argile.

128
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

c. L'époque révolutionnaire, la disparition des chefferies ?

L'histoire contemporaine montre que dans les Indépendances, les régimes


révolutionnaires marquent pour les chefferies des ruptures radicales dans leur relation à
l'Etat. L'attitude parfois violente des régimes dits révolutionnaires vis-à-vis de la
chefferie correspond à ce que Nassirou Bako-Arifari et Pierre-Yves Le Meur (2003)
nomment le modèle de l'exclusion. Il convient néanmoins de se demander si de telles
ruptures ont pu s'observer à l'échelle locale.

Au Burkina, entre 1983 et 1987, sous le régime révolutionnaire du capitaine


Thomas Sankara, les prérogatives des chefs sont supprimées au profit des délégués
administratifs qui deviennent désormais les interlocuteurs de la population. Dans les
campagnes, c'est le délégué qui est censé détenir le pouvoir, l'objectif étant d'abolir
toute forme de privilège et de donner aux groupes dominés l'accès au pouvoir (anciens
captifs, jeunes, femmes). Les analyses rétrospectives sur cette période de l'histoire du
pays déclarent son échec relatif tout en reconnaissant le C.N.R. (Conseil National de la
Révolution) comme un véritable moteur de changement. Par des stratégies de
subversion et de détournement des structures révolutionnaires, par le biais de ses
cohortes de dépendants, la chefferie réussit à vider de sa substance le projet
révolutionnaire (Guingané, Otayek et Sawadogo 1996 : 10-11). A cet échec s'ajoute
celui de la réforme agraire qui, donnant à l'Etat la totalité du pouvoir sur les terres, doit
être un instrument de démantèlement des rapports de domination. Là encore, c'est
sous-estimer la capacité de résistance du pouvoir traditionnel. Quant aux autorités
religieuses, leur attitude est marquée du "sceau de l'ambiguïté". D'un point de vue
macroéconomique, on reconnaît au C.N.R. sa gestion des finances publiques d'une
"grande orthodoxie". Il s'agit bien de rétablir les grands équilibres économiques, une
"réduction drastique du train de vie de l'Etat". Le régime révolutionnaire n'est pas un
bon élève pour la Banque Mondiale, non pas pour sa logique économique
essentiellement fondée sur une meilleure maîtrise budgétaire, mais parce qu'il n'est pas
"politiquement correct" (Zagré 1994 : 172)12. En effet, comme l'a largement montré
Issa Cissé (1996), le Burkina entre 1983 et 1987 a troqué une politique de
développement sous la férule du F.M.I. contre celle des pays arabo-islamiques.

Cité par Guingané, Otayek et Sawadogo (1996) : Zagré, P., In : Les politiques économiques du Burkina Faso.
12

Une tradition d'ajustement structurel. Paris, Karthala, 1994.

129
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

Les effets de la Révolution sur le pouvoir des notables et précisément des chefs
"traditionnels" semblent, à l'échelle locale, très variables d'une région à l'autre et même
d'un village à l'autre. Les changements imposés d'en haut, font ici l'objet de résistance,
là de recomposition. Dans certains cas de figures, les délégués issus des couches
sociales défavorisées profitent de leur nouveau statut pour s'élever contre l'ordre social
fraîchement aboli. Le chef de Banh, intronisé en 1975, évoque, en 2003, le souvenir
pénible de la période révolutionnaire :

"Ça nous a fatigués. Sankara a pas trop embêté, mais il a dit qu'il ne voulait
pas travailler avec les chefs. Il voulait travailler avec les jeunes du village.
Alors on a choisi des délinquants pour embêter le monde C'est ce qui a
fatigué la population. Il a choisi des jeunes, il ne voulait même pas des fils
de chefs. Ça a duré quatre ans, on a souffert ici quatre ans. Le délégué
faisait tout, il dépassait même le chef" (chef de Banh, Banh, janvier 2003).

A Bosomnore, le délégué désigné parmi les groupes d'anciens captifs, rimaïbe,


est en 2001, le même qu'en 1984. Son discours, très réservé, révèle que la rupture a été
effective. Il considère que ce changement n’a "pas causé de problèmes à dabere13", mais
il précise :

"Au temps de Sankara, le délégué se foutait du chef, mais maintenant on a


l’habitude de demander conseils aux sages, sinon on ne peut pas arriver à
faire quelque chose" (O. Tall, délégué administratif, rimaïbe, septembre
2001).

Dans d'autres situations (du moins dans les chefferies peules du Yatenga), le
délégué administratif est choisi parmi les dépendants (griots, descendants de captifs),
mais il n'est pas rare que ces derniers n'envisagent, ni ne souhaitent prendre la place de
leur chef. Voici comment le chef de Diouma parle de cet épisode de l'histoire :

"Il y avait une entente entre le délégué et moi. Je sais qu'il y a certains chefs
qui ne se sont pas entendu avec les délégués. Le délégué était un rimaïbe
nommé Saado. Il y a eut aussi un autre jeune à Bascouda, il s'appelait
Hassane. Ces deux là étaient les délégués, chaque fois qu'ils faisaient

13 Dabere est le quartier des rimaïbe où résident le chef peul de Bosomnore et le "grand imam". Dans
d'autres villages, on appelle ce quartier debere.

130
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.

quelque chose, ils me faisaient un compte rendu et on prenait les décisions


ensemble pour régler les affaires. Certains ont été délégués et ont eu
tellement de problèmes que quand on a redonné le pouvoir aux chefs
traditionnels, ils ont quitté leur propre village" (Barry A., Chef de Diouma,
Diouma, février 2003).

Le cas de Diouma montre que l'abolition de la chefferie n'est que formelle. Il


en est de même à Todiam, où le chef Souahibou Tall (1965-1998), désigne son premier
fils pour être délégué administratif. Ceci nous invite, comme les auteurs de l'ouvrage Le
Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), à relativiser la supposée rupture du
régime révolutionnaire. Certes à l'échelle globale, le régime marque nettement, au nom
de la modernité politique, son désir d'émanciper les "masses" des formes politiques
considérées comme rétrogrades. Ces extraits d'entretiens montrent que les
conséquences à l'échelle locale ne sont pas toujours aussi violentes qu'elles sont
supposées l'être. Certains chefs ont continué à exercer leur pouvoir par l'intermédiaire
du délégué. Comme le rapellent Jean-Pierre Guingané, René Otayek et Filiga Michel
Sawadogo (1996 : 10) : "le projet révolutionnaire échouera en son point névralgique : la
transformation des rapports sociaux organisant le monde paysan. Reposant sur la
marginalisation du pouvoir traditionnel au bénéfice des C.D.R. (Comités de défense de
la Révolution), bras séculier du régime, il achoppera décisivement sur la capacité de
"ruse" de la chefferie, cible désignée des CDR."

Le décalage entre le discours du régime révolutionnaire et les réalités observées


varie d'une localité à l'autre. On peut émettre l'hypothèse que l'échec des C.D.R. est en
lien étroit avec le rapport que les chefs entretiennent avec leurs dépendants. Là où des
relations d'interdépendance commencent à se substituer à la domination d'autrefois, la
marge de manœuvre et de "ruse" des chefs se fait plus grande. En revanche, là où des
relations de domination des maîtres sur les "anciens" captifs sont fortes, ces derniers
ont saisi l'opportunité que leur offrait le régime révolutionnaire. Bien que la chefferie
ait été en péril à l'époque du régime révolutionnaire, il faut garder à l'esprit que ses
capacités de recomposition politique ont été importantes dans la mesure où elle
disposait de dépendants et d'une clientèle politique. En outre, cette exclusion déclarée
de l'époque révolutionnaire n'a pas empêché qu'à l'échelle locale, cette institution à
continuer d'exister. Comme l'observent Nassirou Bako Arifari et Pierre-Yves Le Meur

131
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.

s'agissant du Bénin, "l'exclusion de la chefferie n'est pas synonyme de suppression"


(Bako Arifari et Le Meur : 130).

132
133
.

Conclusion : des dynamiques sociales a priori exclusives les


unes des autres.

A plusieurs égards, le Yatenga est un contexte où les Peuls et les Moose


entretiennent des relations d'interdépendance tout en maintenant la frontière qui les
différencie en tant que "groupes ethniques". Les pratiques sociales montrent qu'à bien
des égards, Peuls et Moose opèrent des ajustements, des emprunts et des échanges
autant sur le plan économique que culturel ou religieux. Des logiques sociales, a priori
exclusives, s'articulent entre elles. D'un autre côté, la revendication de certains traits
culturels révèle le désir de toujours affirmer sa différence. Les uns incarnent pour les
autres l'altérité près de chez eux : ils ne parlent pas la même langue, n'échangent pas de
femmes et ne pratiquaient pas la même religion. Le processus d'assimilation de
nombreux groupes socio-ethniques (fulse, kibse, ninise, puis marãse et yarse) à la société
moaga ne s'observe pas chez les Peuls, mais les relations d'interdépendance ne s'en sont
pas moins instaurées. Les logiques d'installation et les rapports socio-économiques avec
les populations d'agriculteurs sédentaires varient selon les contextes locaux. La pluralité
des formes de négociation sur les terres montre qu'il est souhaitable de sortir d'une
analyse unique où les agropasteurs sont exclusivement soumis aux logiques des
agriculteurs. Le Yatenga a subi de plein fouet les crises climatiques qui poussent
perpétuellement à des réajustements économiques, à des bricolages sociaux.
Agriculteurs et éleveurs ont très vite diversifié leurs activités. La complémentarité est à
l'œuvre en même temps qu'elle est source de tension car les conflits sont eux aussi
monnaie courante.

En outre, le religieux est un domaine d'observation des adaptations sociales,


d'autant plus qu'en l'espace d'un siècle, le Yatenga s'est fortement islamisé. L'examen
des processus de conversion à l'islam montre que le rôle des Peuls anciennement
islamisés est minime dans ce changement. Les exodes provoqués par la politique
coloniale puis l'ouverture postcoloniale sur les pays arabo-musulmans, constituent des
facteurs tout à fait déterminants en matière d'islamisation. La faible influence exercée
par les Peuls sur l'islamisation des Moose révèle qu'ils se sont gardés de tout
prosélytisme, respectant ainsi leur pacte tacite avec les pouvoirs moose. Tout se passe
comme si malgré des pratiques quotidiennes de cohabitation entre religion moaga et
islam, les appartenances religieuses revêtaient une importance fondamentale pour ce
qui est de l'affirmation de l'identité. Ceci plus spécifiquement pour les Tooroobe islamisés
de longue date, et enclavés dans les espaces de peuplement moose. On sait combien les
vagues réformistes des XVIIIè et XIXè siècles ont constitué un facteur de méfiance
important pour les Moose, dont le pouvoir est traditionnellement fondé sur la religion
de Naaba Wende.

Les logiques de différenciation identitaires au sein du monde peul et vis-à-vis


des Moose qui s'affirment dans de nombreux registres de la vie quotidienne prennent un
sens politique au moment de la pénétration coloniale. Les rivalités entre groupes
servent d'appui aux chefs peuls charismatiques qui parviennent à convaincre les
autorités coloniales d'obtenir leur "autonomie". Progressivement, les cinq chefferies
peules se forment sur ce mode de distinction. Cette indépendance relative à l'égard des
cantons moose n'empêche pas le colonisateur de considérer les Peuls comme des
populations difficiles à maîtriser. C'est précisément pour cela que les commandants de
cercle entendent se servir des chefs auxquels ils donnent plus de pouvoir qu'ils n'en ont
jamais eu. Ceci étant, l'autorité précoloniale la plus considérée reste celle du Yatenga
Naaba et l'on se rappelle des paroles du chef de Banh : "quand les colons sont venus, le
Yatenga Naaba pouvait faire en sorte que les colons favorisent un prétendant". Mais
une analyse des enjeux de la chefferie contemporaine permet de mesurer le fait que
cette forme politique doit être considérée à deux échelles : du point de vue de ses
relations avec l'Etat, puis en tant que pouvoir local. Pour paraphraser Jacques Revel, le
changement de focale ne permet pas seulement de faire grandir ou diminuer la taille de
l'objet dans le viseur, c'est en modifier la forme et la trame (Revel 1996). Au regard des
vicissitudes que la chefferie subit à l'échelle nationale, celle-ci parvient malgré tout à se
maintenir et se recomposer. Si aujourd'hui les chefs n'ont plus aucun statut officiel, ils
disposent de moyens informels d'action. L'analyse de Nassirou Bako Arifari et Pierre
Yves Le Meur (2003) laisse penser que l'époque révolutionnaire a donné naissance à
l'emploi du terme "chef traditionnel" ou "chef coutumier". Ceci dénote que les
attributions coutumières du chef sont apparues récemment par opposition aux
fonctions administratives des "délégués". Les fonctions traditionnelles font l'objet
d'une rhétorique qui ne doit pas faire oublier que les chefs peuvent se placer au centre
de dynamiques sociales particulières. Ce que montrent les études de cas qui suivent.

135
Deuxième partie : La chefferie diallube de
Thiou. Réactivation des traditions et projets de
développement.

Photo 4 : Chef de Thiou, 2002.


Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Aux confins septentrionaux du Yatenga, la chefferie de Thiou s'est érigée sur


les ruines d'un peuplement dogon autant que sur un territoire contrôlé par les Moose. A
Thiou, les chefs diallube se succèdent depuis un siècle et demi et aujourd'hui, l'histoire
d'hier est plus que jamais présente. C'est en partie ce que révèle une réunion qui, en ce
jour du 20 février 2004, est organisée par le chef désireux d'exposer officiellement à ses
joorobe un projet ambitieux : il envisage de rassembler l'ensemble des chefs Peuls du
Burkina. La réunion est un événement singulier qui inspire fortement le
développement des deux premiers chapitres de cette partie. Hiérarchie sociale, pratique
du don, manipulation de l’histoire et rappel des obligations morales à respecter pour
éviter la honte, sont autant de registres laissant à voir une rhétorique du pouvoir
"traditionnel". C'est ce que montre la longue description que nous avons fait de la
réunion.

Réunion dans la cour du chef de Thiou1.

Ce vendredi 20 février 2004, la vie dans la cour royale est un peu perturbée
: le chef a prévu de rassembler les joorobe pour leur faire officiellement part
d'une nouvelle. Dès cinq heures du matin, le domestique du chef s'affaire
en balayant la cour. Il faut recevoir dignement les chefs de village
convoqués à neuf heures. La rencontre va se dérouler sous le hangar que
l'on aménage pour la circonstance : les grandes nattes sur lesquelles
s'installeront les aînés, entourées de quelques chaises en plastique blanc et
le lit qu'occupera le chef pour présider la réunion.

Les personnes convoquées arrivent au compte-gouttes et la réunion débute


aux alentours de onze heures avec le griot Moussa qui, tout en
s'approchant, déclame ses louanges au chef. Ce dernier l'invite rapidement
à s'asseoir et tout le monde commence à se saluer mutuellement. Le griot,
"qui est là pour parler" va assumer pleinement sa fonction tout au long du
cérémonial qui s'ouvre dans une alternance de chants, de généalogies et de
déclamations. Le voilà qui reprend avec la généalogie d'El Hajj Ousman,
un vieillard qui jadis avait assuré la chefferie par intérim ; un autre
l'accompagne d'un rythme discret de hoddu. De nouveau, il récite la
généalogie du chef et amorce une chanson en guise d'introduction : "il est

1 Nous avons assisté à la réunion qui a été enregistrée puis traduite du fulfulde en français avec Sita Diallo.

137
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

agréable d'écouter le bon tambour et il n'est pas fâcheux d'être témoin quand le tambour
annonce une mauvaise nouvelle. Les Diallube sont les rejetons d'une flèche et non pas
ceux des rires." Le griot rappelle aux Diallube ce dont ils sont fiers : ils sont
les rejetons d'une flèche, car ils ont victorieusement combattu lors de la
bataille de Thiou. Parce que cette guerre a marqué un tournant majeur dans
la vie politique des Diallube, elle est restée aujourd'hui dans toutes les
mémoires (cf. infra). Le griot revient sur la généalogie en commençant par
l'ancêtre Hamani et remonte dans le temps en citant des personnages et
familles issus d'une époque supposée être antérieure à la venue des Diallube
dans le Yatenga.

Il rappelle que chacun a prêté main forte le jour de la bataille de Thiou.


Enfin, les généalogies paternelles et maternelles du chef viennent combler
un débit de paroles qui n'a rien d'insolite pour les membres de l'assemblée,
habitués et attendant patiemment que ce spectacle s'achève. Le griot
Saïdou termine en s'adressant au chef : "tu as trouvé la chefferie, tu as
l'honneur d'être chef". Puis le griot Moussa enchaîne : "chef des chefs,
qu'on le veuille ou pas, c'est ainsi. Si on prend Dieu à témoin, on a pas eu
un bon témoin, car il est trop patient". En d'autres termes, tant pis pour
ceux qui ne veulent pas qu’il soit chef. Dieu n’est pas un témoin qui se
manifeste sur terre, il faut attendre d’être dans l’au-delà pour savoir s'il a
été un bon ou un mauvais chef, mais en attendant il faut soutenir ce chef
coûte que coûte.

Le chef commence à expliquer l’objet de la réunion : "Je vais vous dire ce


qui nous a réunis ici. Seulement, les femmes ne sont pas nombreuses.
L'appel d'aujourd'hui n'est pas une mauvaise nouvelle : il y a un envoyé qui
est venu me dire que tous les chefs peuls doivent se réunir à Thiou le 13
mars prochain. Il reste 20 jours". Pour que chacun mesure l'envergure de
l'événement, il énumère les invités, à savoir l'ensemble des chefs peuls du
Burkina, mais aussi le noms des associations d'éleveurs, de certaines ONG
et de près de dix radios. Un membre de l'assemblée se manifeste en
demandant le but de leur arrivée :

- "Ce qui les amène, c'est que tous les chefs viendront pour mettre en place
un bureau des chefs peuls."

138
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Nous n'en saurons pas plus sur cette association des chefs peuls, car la
réponse vire vite aux modalités d'organisation. Le chef poursuit ses
explications :

- "Il y aura des chefs qui ne pourront pas venir. La rencontre est pour le 13
mars et le chef de Lankoy vous invite le 15 du même mois. C'est
l'anniversaire de son intronisation qui était le 15 mars dernier, donc c'est le
surlendemain de la rencontre. Tous les chefs qui seront ici, iront à Lankoy
après la réunion. L'année dernière, je suis allé à Lankoy pour l'intronisation
et certains de nos griots étaient présents. Des Peuls de Faougdo y étaient
aussi et ceux de San y sont allés nombreux. Le jour de l'intronisation du
chef de Lankoy, je n'étais pas à Thiou, je suis parti de Bobo. Nous avons
évalué le nombre d'invités en comptant un chef accompagné de trois
personnes au moins, un rimaïbe et un griot. D'autres viendront nombreux,
mais notre évaluation est à trois personnes par chef."

Un griot intervient pour donner une estimation du nombre de convives


compte tenu des relations que Thiou entretient avec les autres localités
peules :

- "Ceux du Jelgooji viendront très nombreux, ceux de Nabou aussi, ils se


plaisent de venir à Thiou, à Wuro Soro, seul celui qui ne peut pas marcher
ne viendra pas. Ceux de Boobola viendront. Nous griots, nous savons que
ces trois là viendront".

- "Pour moi, tous ceux qui vont venir ne m'inquiètent pas", répond le chef.
"Vous n'avez pas cité ceux qui m'inquiètent, c'est-à-dire les Foynabe. C'est
pas facile de les entretenir. Ils sont les mieux placés pour être nombreux
parce qu'ils ne sont pas loin, ils pourraient même venir à pied, mais le
problème est que si quelqu'un se prend pour un grand, on ne sait pas ce
qu'il faut faire pour le satisfaire".

Le chef introduit le principal objet de la réunion, à savoir la nécessité que


l'ensemble des Diallube se mobilise pour que la cérémonie soit réussie. Il
poursuit :

- "L'année dernière, je suis allé à Nabou avec le Debere Naaba. Quand nous
sommes arrivés, nous avons trouvé qu'ils avaient rassemblé 16 bœufs et en

139
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

avaient abattu 5 avant. Là-bas, ce n'est pas comme chez nous où il faut
attendre que l'étranger arrive avant d'abattre. Un dignitaire est venu nous
voir, ils avaient rassemblé les onze autres bœufs pour notre transport [pour
nous en faire cadeau]. Nous, à notre tour, nous avons pris neuf de ces onze
bœufs pour en faire des cadeaux. Les deux restants nous ont servi pour le
déplacement [il les a gardés]. Leur dialecte n'a pas changé"[ils parlent la
même langue que les Peuls de Thiou, autre manière de dire que ce sont des
Peuls].

Le griot vante la générosité des Diallube :

- "Quand nous nous présentons à Nabou, on nous pose la question de


savoir d'où nous venons. Si tu n'es pas de la région de Thiou, on considère
que tu n'es pas un bon griot. On ne te reconnaît pas si tu n'es pas de
Thiou. Je demande des excuses, j'ai quelque chose à vous dire, je ne serais
pas très long. Nous, griots, nous demandons [de l'argent] aux Diallube. Nos
grands-parents vivaient des dons de vos grands-parents, nos pères des
dons de vos pères et vous continuez à nous entretenir. Je vous demande de
laver le chapeau et de porter les chaussures. Nous avons entendu depuis
l'année dernière la venue des chefs coutumiers peuls à Thiou. On ne
pouvait pas en parler puisque ce n'était pas officiel. Nous les griots, nous
sommes la queue du coq qui se tourne là où le vent souffle." [Ils ne suivent
que la volonté des chefs Peuls].

Pour convaincre les Diallube de faire preuve de générosité, le griot leur


rappelle qu'ils donnent depuis plusieurs générations rappelant ainsi la
tradition. Il attire leur attention sur leur devoir de s'unir pour honorer la
chefferie en comblant les convives. La manifestation est coûteuse et doit
être assurrée par l'ensemble des Diallube. Le griot argumente la nécessité de
répondre à la demande du chef actuel en évoquant son pouvoir dans le
monde politique :

- "Le jour de la rencontre à Bobo, j'étais présent : il y avait près de sept


ministres et il y avait quinze chefs peuls. Le seul qui était assis avec les
ministres était le chef des Diallube. Si tous les Peuls veulent venir ici, c'est
l'honneur du chef de Thiou, mais c'est aussi votre honneur. On n'est pas
chef du vent, on n'est pas chef des arbres, ni des animaux. On est chef que

140
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

des personnes. Le chef n'est reconnu que s'il a le soutien des siens. Si le
chef est influent, c'est que les siens sont influents. Cette réunion ne
concerne pas seulement le chef, mais tous les Diallube. A la réunion, il y en
a qui viendront pour connaître Thiou, il y en a qui viendront par simple
curiosité, d'autres viendront uniquement pour chercher les erreurs. Ces
derniers seront les plus nombreux. S'il y a honte dans cette cérémonie, ce
ne sera pas celle du chef, mais celle de tous les Diallube de Gomboro. Si on
dit Diallube de Gomboro, ne faites pas de discrimination : que se soient les
Baakano [c'est-à-dire les Barry devenu Diallo], que ça soit wuro2 Daabo, que
ça soit wuro Milima, tous sont des Diallube. Je vous demande de ne pas
enlever le chapeau de votre tête, je vous demande de ne pas vous
déchausser. Quelle est la signification de se déchausser ? Si on dit que tu
portes des chaussures, cela signifie que tu es monté [à cheval, symbole du
chef]. Porter le chapeau n'est pas prendre un chapeau et le mettre sur sa
tête, c'est avoir une responsabilité [la chefferie]. Vous voilà assis Diallube !
Dieu vous a donné la chance de porter un chapeau et de vous chausser
[d'avoir du pouvoir et des richesses]. C'est grâce à ceux qui sont venus en
premier à Thiou que nous pouvons porter le chapeau et nous chausser.
C'est la parole des griots, voilà ce que nous vous demandons."

Les vieux répliquent par des remerciements. Et plusieurs membres de


l'assemblée donnent leur approbation, considérant que la chefferie doit être
assumée non seulement par son chef, mais aussi par les membres de la
société qui doivent la soutenir. Le recours à l'histoire, et particulièrement
aux batailles dont les Diallube sont sortis victorieux, est un registre
permettant à chacun de justifier constamment son point de vue. Un
Diallube de Bango renchérit :

- "Je salue l'assemblée. Ceux qui ont fait la bataille pour que Thiou soit,
n'étaient pas plus nombreux que nous. Ils étaient courageux. Nous
pouvons avoir du courage pour affronter tout problème. Aujourd'hui, les
gens sont nombreux, ils ont les moyens. Que Dieu nous aide à résoudre ce
problème [fournir toutes les bêtes]. Voilà ce que j'avais à vous dire, ne
reculez pas, il faut toujours avancer. On a vu ce genre de manifestation à

2 Wuro (plur. gure) désigne un espace habité sans distinction de taille, c'est la cellule familiale restreinte
autant que le quartier ou le village (Kintz 1985). Par extension, cela peut désigner une lignée, une
fraction, comme c'est ici le cas.

141
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Thiou et ça s'est bien passé. Si nous sommes unis, nous réussirons."

Le vieux El Hajj Ousman continue :

- "Je salue l'assemblée. Je vous remercie. Si l'oreille entend, si l'œil voit, on


a appris que [Naaba] Baogo3 est venu [se battre] à Thiou, on a appris aussi
qu'il est reparti [il a perdu la bataille]. On a appris que ceux du Fouta sont
venus à Thiou, on a appris qu'une autre bataille est venue".

A ce moment le griot Moussa intervient et dit :

- "C'est celle de Boulkadre, c'est son tambour que nous tenons. Même
l'autre jour, on a tapé sur ce tambour".

Après cette précision du griot, El Hajj poursuit et ses paroles sont reprises
à haute-voix par Moussa.

- "On a vu le Jelgooji, les Foynabe, on a vu Léo, tous sont venus ici [pour
combattre]. Nous avons réussi grâce aux Diallube. On a vu l'arrivée des
trois chefs du Jelgooji et les Diallube ont fait ce qu'ils devaient faire. Pour
cela, je remercie tous les Diallube. Veillez à ce problème : si tous les
étrangers ont promis de venir à Thiou, c'est parce qu'ils savent que vous
pouvez les recevoir. Il n'y a pas de crainte si les Diallube sont en vie. Avant,
vous avez contribué, cette fois-ci, je suis sûr que vous contribuerez, mais
les vieillards parlent beaucoup. Nous les vieillards, nous sommes une hache
tombée dans un trou. Il faut une autre hache pour sortir la première.
Persévérez dans la même voie. Tout ce qu'on a vu et entendu, c'est grâce à
vous. Je compte sur Dieu et sur vous. Si vous êtes présents, il n'y a pas de
crainte, je souhaite la prospérité pour tout le monde. Si quelqu'un a autre
chose à dire, qu'il prenne la parole".

- "A Salam alecum Diallube", dit un griot.

- "Alecum a salam", répondent les membres de l'assemblée.

- "On a dit qu'il faut toujours garder un peu de nourriture en réserve. On a


l'habitude d'avoir ce genre de cérémonie. Si on dit "Thiou", ce n'est pas la

3 Yatenga Naaba vaincu à la bataille de Thiou en 1895.

142
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

ville de Thiou seulement, c'est l'ensemble des Diallube. Donc, les rimbe4, les
rimaïbe et les laobe5 doivent s'associer comme d'habitude. Il ne faut pas se
dissocier en disant "j'avais fait ceci ou cela et je ne ferais plus rien", parce
que si tu dis que tu aimes le chef, il faut donner des preuves. Soit, tu parles
bien et tu l'aides avec la parole [allusion au rôle du griot], maintenant, si tu
as le physique, tu es fort, tu travailles pour lui [allusion au rôle des rimaïbe],
ou tu as la fortune, et tu l'aides avec ta fortune" [rôle des Diallube]. Toute
personne ressortissant du territoire diallube, qu'il soit dimo, rimaïbe ou
nyeenyo6, n'a qu'à donner sa part, chacun n'a qu'à se mettre au cœur du
problème. C'est comme ça que nous trouverons la solution au problème".

Le griot Moussa enchaîne :

- "J'avais pris la parole, ce n'était pas des bêtises, j'ai cru dire la vérité. La
fête de Tabaski de l'an passé, le chef et moi, nous étions chez les Baleri7 au
Sud. Il est allé là-bas pour plaider pour les Diallube. On a appris qu'il y a eu
une tuerie entre les Baleri et les Peuls. Beaucoup de Peuls y sont allés, mais
ils n'ont pas trouvé de solution favorable. Le chef diallube a combattu de
toutes ses forces. Ce n'est pas avec sa force physique, c'est parce qu'il a
combattu avec la confiance de tous les Diallube. Il n'a pas utilisé sa force
physique pour frapper ou terrasser quelqu'un, mais sa puissance. Sa
puissance, c'est quoi ? C'est le fait d'être au devant des Diallube de
Gomboro8. C'est Dieu qui lui a donné. Tout le monde a entendu parler de
lui. Nous, nous sommes des griots, si vous êtes biens, nous serons bien.
Nous vous demandons d'éviter la honte. C'est à Boboola qu'il est allé
défendre les Peuls et non dans les territoires diallube. Il a réussi. Quand on
dit "un chef", c'est la popularité, quand on dit "un imam", c'est la
popularité aussi."

Il termine son discours en plaisantant : "le jour de la fête, ma femme


viendra danser et moi je jouerai de la guitare."

La musique reprend, alors Hassane, un vieux diallube, commence à

4 Dimo (ful., plur., rimbe) : homme libre


5 Labo (ful., plur., laobe) : griot
6 Nyeeyno (ful., plur., nyeybe ) : artisan.
7 Littéralement baleri signifie noir et désigne les populations du Sud, les sédentaires, en opposition avec

les Sahal, allusion au sable, à la peau claire et donc au nomadisme, c'est le Sahel, le Nord.
8 L’ancêtre des Diallube était d’abord à Gomboro.

143
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

s'exprimer, il expose d'abord sa place dans le lignage ainsi que son statut
doyen. Le vieillard est un descendant du chef Mamadou Al Atchi qui a
régné au moment de la conquête coloniale : "Parmi les Diallube, aucun ne
peut dire qu'il m'a mis au monde. Ce n'est pas la première fois que les
Diallube se réunissent pour arranger quelque chose. Lors d'une réunion, si
on ne se dit pas la vérité, soit on se cache pour échapper ou on court pour
échapper. Quand Mamadou Al Atchi et Salliou étaient au pouvoir, ils
disaient les vérités aux gens. Ils affrontaient tous problèmes. S'ils s'étaient
cachés derrière les problèmes, ils n'auraient pas permis ce que Thiou est
aujourd'hui. Je demande à la population d'affronter les problèmes
sérieusement, ainsi qu'au chef. C'est tout ce que j'avais à dire". Le griot
Moussa reprend un air de hoddu pour accompagner la généalogie du chef.
Puis il chante la généalogie de Sambo, un Peul de l'assemblée :

- "Sambo qui tue la pauvreté. Sambo qui tue la faim. Sambo qui accepte
d'être petit frère, mais qui n'accepte pas l'infériorité. Tu as trouvé la
richesse à ta naissance. C'est pas le Peul qui sait aimer. Merci à toi Peul qui
ne revient pas sur sa parole. Tu es de la famille de Ardo Seïni. Tu as trouvé
la bonté, la générosité. Sita, Moussa, Kodo, Bocari".

Il précise :

- "Ce Peul, nous avons été chez lui à Yensé. Il a égorgé un animal pour
nous [les griots]. Il nous a donné un taureau. On était trois : moi et mes
deux frères. Il a dit "je vous donne un taureau, mais je ne voudrais pas
vous fatiguer puisque Yensé est loin de Thiou. Alors allez à Ingaré
chercher votre taureau".

Il rappelle qu'il n'a inventé aucun de ces propos :

- "Si tu mens pour un dimo, que tu dis qu'il a fait ce qu'il n'a pas fait, tu l'as
insulté, tu ne l'as pas honoré. Mentir sur quelqu'un, c'est l'insulter. Le
bienfait que le Peul puisse faire, c'est de donner un bœuf. Si le bœuf
protège de la honte, c'est un bœuf. S'il donne un bœuf, c'est un grand
bienfait."

Il récite la généalogie de Sambo et poursuit :

144
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

- "Tous les griots connaissent la générosité de chez nous. Les griots


dépendent des Peuls. Quand ils irons quelque part, ils diront qu'ils sont de
Thiou ou de Bouro. En général, les griots ne sont pas sérieux, ils ne suivent
que là où on leur fait des cadeaux. Tous les Diallube sont au courant, les
griots des autres villages [non diallube] viennent demander aux Diallube. Je
prends un exemple en disant que les Peuls de Foy nous donnent beaucoup,
mais nous ne connaissons pas leur région. Nous ne connaissons pas le
Jelgooji, ni le Boboola, c'est pourquoi, nous griots, s'il y a une
manifestation de ce genre, que les Diallube soient en première position,
c'est ce que nous demandons à Dieu et nous le crierons partout. Que Dieu
vous aide, Diallube. C'est ainsi qu'il y a eu la bataille de Boulkadre. En ce
moment, Thiou n'avait pas de tambour. Les Diallube se sont tus et se
faisaient des cadeaux. Les cadeaux n'étaient pas de se donner des bœufs,
parce que entre dimo et dimo, on ne se donne pas d'animaux. Le cadeau
entre dimo et dimo c'est de dire : "est-ce que un tel est au courant de cela ?"
C'est la communication, la solidarité, il faut la présence d'un autre pour
faire quoi que se soit. C'est ça les cadeaux entre Peuls. On a demandé à
Jibril ce qu'il faut faire et il a répondu : "si quelqu'un piétine ta chaussure,
tache de ne pas la perdre. Tache de ne pas perdre la chaussure, parce que
celui qui la piétine veut la récupérer. Si on t'enlève cette chaussure, tu
piétineras des épines pour toujours". Ce que je sais est que personne ne
rentrera à Thiou et personne ne sortira. Je ne parle pas de la bataille de
Baogo, je parle de la bataille de Boulkadre. Ils ont affronté Boulkadre entre
Thiou et Kalo, c'est ce tambour qui est ici aujourd'hui. Il y a des chefs
généreux comme toi, il y a des chefs puissants comme toi, mais un chef
avec un tambour, il n'y en a pas beaucoup. Que Dieu nous aide, c'est une
bravoure. Que signifie bravoure ? C'est l'intention, c'est la décision."

Il reprend la chanson qui avait ouvert la réunion : "il est bon d'écouter le
tambour", puis récite la généalogie du chef. Ce dernier informe les joorobe
que trois autres réunions s'organiseront pour que les joorobe des villages
plus éloignés soient mis au courant. La réunion se termine, mais des
retardataires arrivent. Le chef clôt la rencontre :

- "Prochainement, j'irai vers Sénokayel pour passer l'information et tout ça,


avant vendredi prochain. Le vendredi, tous viendront ici pour une dernière
mise au point. Si quelqu'un peut dire mieux, qu'il le dise. Donc, je demande

145
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

à tout le monde de se présenter ici vendredi prochain".

On distribue des colas et après quelques plaisanteries, le chef demande à


un griot de faire un compte rendu aux retardataires. Ce dernier s'exécute.

Cette réunion montre que sans cesse, le passé est invoqué. Les événements
glorieux sont rappelés en préambule de chaque discours pour persuader les membres
de l’assemblée de contribuer à leur manière à la réussite du rassemblement des chefs
peuls annoncé. Les nombreux discours puisés dans le registre historique révèlent que le
pouvoir d'un chef est d'abord légitimé par son passé. Il convient donc de retracer le
processus de formation politique allant de la reconnaissance d’un ancêtre à la
formation d'une chefferie (chapitre 4).

Nous souhaitons questionner le sens concret des rhétoriques de la hiérarchie,


du don et de l'honneur qui sont largement formulées lors de la réunion. L'examen des
dialogues échangés lors de cet instant de la vie publique montre qu'il n'est pas question
d'évoquer les objectifs du rassemblement des chefs peuls, mais plutôt de rechercher
une cohésion sociale. En dépit d’une réalité historique montrant que les rapports
hiérarchiques se sont construits et tranformés, l'exemple de cette réunion révèle que les
assignations statutaires sont réactivées comme des normes semblant ne jamais avoir
bougé. Tout se passe comme si la hiérarchie sociale, l’honneur et le don étaient au
service du pouvoir (chapitre 5).

Au-delà de l'histoire, des structures sociales et des valeurs sur lesquelles la


chefferie fonde sa légitimité, la chefferie de Thiou puise aujourd'hui sa force dans les
projets de développement (chapitre 6).

146
Chapitre 4. D'un ancêtr e à une
chef ferie

Si l'histoire est un élément légitimant les actions politiques d'aujourd'hui, elle est
aussi le socle sur lequel repose l'identité du groupe. La formation du pouvoir chez les
Diallube a pu prendre corps dans un processus de construction identitaire
(reconnaissance de l'ancêtre commun, structuration d'une hiérarchie interne)
étroitement lié aux aléas de l'histoire (batailles, relations avec l'Etat moaga précolonial,
pénétration coloniale). Un proverbe de la Boucle du Niger affirme que "quand la
mémoire va ramasser du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît" (Bouju 1995 : 95).
De sorte, il est presque banal de rappeler que l'histoire telle qu'elle nous a été racontée
par des informateurs issus de toutes classes (descendants de captifs, griots ou Peuls),
est marquée par les enjeux du présent. C'est une évidence sans cesse confirmée par la
description de la réunion où les acteurs ne se lassent pas de ressasser une histoire que
tout le monde connaît.

Les traditions orales ont également un contenu historique que nous souhaitons
exploiter. Bruno Martinelli (1995) considère que, dans l'ouest du Yatenga, les identités
s'appuient essentiellement sur les traits caractéristiques que sont les marqueurs et les
stéréotypes. "Les marqueurs sont des traits construits et codifiés pour répondre à une
fonction de repérage et d'identification dans des contextes déterminés d'interaction et
de symbolique sociales (assignation statutaire, spécialisation fonctionnelle, assistance
mutuelle, rivalité, plaisanterie etc.). Les stéréotypes sont des unités de discours
standardisées et des schèmes de représentations comportant un double contenu
d'information et d'évaluation dans les rapports à soi et aux autres" (Martinelli 1995 :
367). C'est ce double contenu, d'informations et d'évaluation dans les rapports à soi et
aux autres, présent dans les récits que nous souhaitons exploiter ici. Nos sources sont
principalement issues des traditions orales recueillies entre 2002 et 2004 à Thiou,
Nomou et Sanga pour les localités Diallube et parfois recoupées avec d'autres récits
évoquant les Diallube, dans les localités de Todiam, Bosomnore, Banh et Diouma.
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

Nous avons également exploité la littérature historique sur le Yatenga, essentiellement


produite par Michel Izard, mais aussi par des commandants de cercle tels que le
Capitaine Noiré (1904) et Louis Tauxier (1917).

Une généalogie de chefs1.


Hamani (~1750-?)

Paaté dit "kabakoye"

Al Atchi (~1850-~1875)

1. Mamadou Al Atchi (~1875-~1900) 2. Salliou (1900- ?)

3. Jibril (…-~1920) 4. Boukari 5. Sambo

6. Amadou (1959-1975)

7. Ousseni (1975-1998)

8. Jibril (1998-)

I. Le flux migratoire : ancêtre, origines et


itinéraire

Notre propos n'est pas de reconstituer une histoire du peuplement mais plutôt
les discours dont elle fait l'objet. En effet, qu'il s'agisse des récits recueillis sur le terrain
ou des monographies des administrateurs coloniaux, l'histoire du peuplement des
Diallube (mais aussi des autres groupes peuls) est toujours présentée comme s'il
s'agissait d'un groupe homogène où chacun peut se revendiquer d'un même ancêtre. Or
seules des investigations à visée d'anthropologie historique dans chacune des localités
où résident des Diallube permettraient de comprendre comment ce groupe s'est formé.

1Sur la base des informations recueillies et présentées dans le corps du texte, nous avons donné des
datations approximatives.

149
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

L'histoire des Diallube n'est certainement pas aussi linéaire et consensuelle que semblent
montrer les quelques récits recueillis à Thiou et croisés avec les versions des
administrateurs. Les groupes se forment par agglomération progressive de petites
familles d'origines diverses. En outre, les récits dont nous disposons permettent de
donner quelques éléments apportant un aperçu des recherches à entreprendre sur
l'histoire des Diallube. L'origine du flux migratoire, les moyens d'existence, les raisons
d'implantation dans le Yatenga, le processus d'ancrage territorial, sont autant de points
de réflexion pour une histoire des Diallube, qui n'est ici qu'esquissée.

Louis Tauxier (1917) fait des Dialllube du Yatenga, un groupe originaire du


village de Yoronga dans le Fouta Jalon. De là, ils seraient venus directement à
Gomboro, au Sud du Yatenga, suite à des conflits entre le chef du Fouta et leur
ancêtre, Hamani. Nous préférons nous en tenir à l'hypothèse des origines
géographiques plus proches, même s'il n'est pas exclu que dans des temps plus anciens,
les Diallube soient partis du Fouta Jalon. Les traditions, bien que variables selon les
interlocuteurs, s'accordent sur le fait que les Diallube sont venus de l'Hayre2 dans une
région malienne de la Boucle du Niger située à moins de 250 km au Nord de Thiou.
Pour certains, l'ancêtre Hamani est originaire de Dalla, pour d'autres de Hombori. C'est
suite à un conflit de succession que l'ancêtre aurait fui.

L'étude de Mirjam de Bruijn et de Han Van Dijk (1995) montre que les Peuls
de l'Hayre se divisent selon une hiérarchie composée de l'élite politique, à savoir les
chefs et les guerriers (Weheebe), de l'élite musulmane (Modibaabe), des commerçants
(Jawambe), des artisans (Nyeeybe), des pasteurs (Jallube) et des groupes d'esclaves
(Rimaïbe). On peut imaginer que les Diallube de Thiou sont issus du groupe des pasteurs
Jallube de l'Hayre. Le chef de Thiou considère que ses ancêtres sont venus de Hombori
au début du XVIIIè siècle:

"Si on reprend nos ancêtres, on les fait remonter jusqu’aux falaises de


Hombori. Ils sont descendus par le lac Soum. Ils sont venus par Soule
[Solla ?] Dana Koumbri, Tanvusé, ils sont remontés jusqu’à Gomboro
dans le Sourou et de là, ils ont mis du temps. Ils se sont installés à
Bosomnore puis sont revenus à Bouro, Bango, puis Thiou. […] Ils sont

2 Ne pas confondre cette région du Mali central avec l'autre, plus vaste, dénommée également Hayre,
située à l'extrême Nord-Est du Niger.

150
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

partis du Maasina parce qu’ils commençaient a être nombreux là-bas, vers


Hombori. Ils étaient à la recherche d’autres terres, mais leur départ sur les
falaises, c’est un problème de chefferie entre un grand frère et un petit
frère. Le petit frère, qui était plus aimé par les gens, n’a pas pu accéder au
pouvoir. Il s’est fâché avec lui et il est parti. C’est lui qui est venu installer
tous les Diallube au Burkina Faso. Il s’appelait Hamani" (Chef de Thiou,
Thiou, juillet 2002).

Les Diallube ont essaimé au-delà du Yatenga comme le sous-entendent les


paroles du chef de Thiou. Selon Michel Izard (1985a) et Louis Tauxier (1917), le
peuplement s’est divisé en trois rameaux entre la seconde moitié du XVIIè siècle et la
première moitié du XVIIIè siècle. Les auteurs précisent que le premier rameau se serait
constitué en pénétrant le Yatenga, le second avec d'autres se dirigeant au sud du
royaume vers la localité de Lankoy et le dernier rameau s'établissant dans le Tatenga.
Ces groupes correspondent à des foyers de peuplement dont les chefs ont obtenu le
statut de chef de canton à l'époque coloniale. Ceci étant, la seconde moitié du XVIIè
siècle nous paraît précoce pour dater ces vagues de peuplement diallube. Le passage à
Bosomnore est une étape importante pour dater les faits. En effet, les récits que nous
avons recueillis à Bosomnore confirment ce passage des Diallube. Les Tooroobe
prétendent les avoir chassés, et nos investigations à Bosomnore nous permettent de
supposer que leur implantation dans cette zone est contemporaine au règne de Naaba
Kango (1757-1787). De nombreux récits évoquent les relations des Tooroobe avec ce roi.
C'est donc dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle que les Diallube sont chassés de
Bosomnore pour se diriger vers Bouro, qui deviendra une des trois résidences du chef.
Voici ce que l'on relate à Bosomnore :

"De Goutela, il y a un des nôtres qui est venu à Bosomnore. En arrivant


ici, il a trouvé un autre Peul nommé Saïdou Hamani Diallo, le nôtre portait
le nom Tall. Il s'appelait Idriss Jibaïro et c'était un grand marabout. Celui
qui était sur place était un pasteur, il avait beaucoup de bœufs et Idriss
avait ses élèves coraniques. Il a dit à celui qui était là de s'en aller, parce que
deux grandes personnes ne peuvent pas rester au même endroit. L'autre a
répondu : "non, toi tu viens, tu me trouves sur place, et tu me dis de m'en
aller ?" Idriss lui a dit, "si tu veux la paix et la santé, il faut suivre mes
conseils". En restant, le premier a subi des évènements bizarres dont on ne

151
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

connaît pas la cause. L'autre est revenu : "tu m'as dit de m'en aller, tu me
conseilles d'aller où ?" Idriss lui a conseillé d'aller à Tangaye. "De Tangaye,
tu continues à Tangré et après Gomboro". Effectivement, c'est ce qu'il a
fait. Il est parti à Tangaye. Là, on lui a donné une fille moaga en mariage.
Jusqu'à présent, il y a des silmiimoose à Tangaye et un lien de parenté à
plaisanterie. Après, ils ont continué à Gomboro, il a pris le pouvoir, il a été
très populaire, puis il est allé à Bango. De Bango, il est allé à Thiou, c'est
pour ça qu'il y a beaucoup de Diallo à Thiou (Tall I., Peul, Bosomnore,
octobre 2001).

C’est dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle que Saïdou Hamani et Idriss
Jibaïro se rencontrent à Bosomnore. Le nom de l’éleveur diallube laisse supposer qu’une
génération s’est déjà écoulée depuis leur départ de Hombori3. On peut donc imaginer
que les Diallube ont quitté leur région d'origine dans la première moitié du XVIIIè
siècle, à la recherche de pâturage ou pour chercher mains fortes et armes. Ce récit, qui
présente le dénommé Saïdou Hamani comme un éleveur, confirme l'hypothèse selon
laquelle les Diallube sont les descendants d'un membre du groupe des pasteurs jallube de
L'Hayre. Ensuite, les Diallube ont progressivement peuplé le Yatenga à partir d'une
multitude de parcours initiés par des unités familiales se détachant du groupe pour aller
à la recherche d'espaces pastoraux.

Aussi, le scénario de l'ancêtre unique est-il une reconstruction a posteriori, d'un


peuplement qui apparaît trop linéaire pour être réaliste. En effet, rien ne dit que
d'autres Peuls ne soient venus s'établir après pour se réclamer plus tard de la
descendance de Hamani par souci de repères identitaires. On sait que les identités sont
mouvantes comme en témoignent les changements d'identité collectives observés dans
le Yatenga (Izard 1976). Ce phénomène a été étudié chez les Moose, mais des
investigations pourraient certainement montrer un phénomène analogue chez les Peuls
du Yatenga. Par exemple, à Thiou, un lignage appelé Dankano, assimilé aux Diallube est
d'origine foynabe. En outre, l'origine des Diallube telle qu'ils la présentent, est
intéressante en ce qu'elle nous permet de reconstruire avec eux un passé qui trouve un
écho dans de nombreuses actions politiques présentes ainsi que dans des

3 Il porte le nom de son père en second.

152
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

revendications identitaires. A en croire les récits, l'ancêtre commun serait le père de


douze enfants, desquels les Diallube se considèrent être les descendants :

"Ils ont quitté les falaises ensemble. Le frère aîné a continué jusqu’au
plateau central et notamment dans la région de Ziniaré et le second est
resté dans la zone du Passoré. Le père s’était installé à Gomboro. Il
s’appelait Hamani. Ce sont les descendants du père qui forment le canton
diallube de Thiou. Hamani a eu douze fils. Ses descendants forment douze
familles dans le Diallube qui possèdent chacune un ou plusieurs villages de
référence. Par exemple la famille Djamo du chef de canton, est à Thiou,
Noumou, Bani, Bango et Komsiliga. Si tu vas à Arbété, tu vas rencontrer
des Aïsha. Parmi les Diallube, il y a douze sous-familles" (Chef de Thiou,
Thiou, juillet 2002).

Ces paroles montrent que tous les Diallube du Yatenga sont censés être issus
d'une de ces douze lignées. Un tel discours standardisé permet à chacun de s'appuyer
sur une argumentation présentée comme historique pour affirmer son appartenance au
groupe. A y regarder de plus près, la formation de ces lignées ne fait pas l'objet de
versions consensuelles. Le récit qui suit témoigne des contradictions qui accompagnent
la version des douze fils :

"Dans la famille de Djamo, une femme était mariée et la petite sœur de la


femme est venue séjourner chez elle. La femme est partie chez ses parents
en laissant la petite sœur dans la maison conjugale. Après le départ de la
femme, son mari a eu des rapports avec la petite sœur. A son retour, la
femme a compris que sa sœur avait une grossesse de son mari. La petite
sœur a dit qu'elle allait rentrer chez ses parents et la grande sœur s'y est
opposée en disant que c'est elle qui devait partir et laisser sa jeune sœur
avec son mari. Aïsha est la grande sœur et la première femme des Djamo.
Quand la petite sœur est tombée enceinte, on a dit que "dum yo djam" : "ce
n'est pas grave". Djamo est issu de ce mot "djam". Tous ceux qui sont issus
de la grande sœur, c'est wuro Aïsha, alors que la petite sœur, c'est Djamo"
(O. Diallo, Peul, Thiou, février 2004).

153
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Ici par exemple, le discours expliquant l'apparition des lignées Djamo et Aïsha
contredit la version des douze fils de Hamani. En outre, ces deux interlocuteurs
affirment que les Diallube forment douze lignées, mais il ne leur est pas possible de les
citer dans leur totalité. :

Version de O. Diallo Version du chef Principaux villages d'implantation.

Djamo Saïdou Djamo Thiou, Bango, Bouro, Nomou


Ardo Hamadi Hamadi Djumpaye, Bassagouro,
Wuro Aïsha Aïsha Arbèté
Ardo Seïni Séïni Kalo
Uthman Utmana Oukoulindu, Kalo, Benh
Wuro Djeidi Guiédi Sambo
Wuro Daabo Daabo Nénébouro
Wuro Milima Milma Faougdo
Ardo Ali Boukari Kessombodé
Wuro Sora Arsiké Séemé
Wuro Wakambe

L'énumération des douze lignées dans la version de O. Diallo, met en évidence


le fait que certains ont reçu le titre d'ardo. Ceci permet de supposer que le pouvoir a
circulé au moins entre quatre lignées avant de se stabiliser au sein des Djamo. Nous
ignorons le processus qui a permis un tel changement, mais il ne fait aucun doute
qu'aujourd'hui, c'est au sein de la lignée Djamo que le chef des Diallube est choisi.

II. Les Di allu be et l’Etat moag a : de l’allégeance à


la défiance

1. L'allégeance au Yatenga Naaba : les Diallube, un groupe


tributaire ?

En s'installant sur le territoire du royaume moaga, les Diallube n'ignoraient


probablement pas les implications d'un tel choix de vie : protégés à l'intérieur d'un
espace dont les frontières étaient relativement bien défendues, ils devaient aussi prêter
allégeance au Yatenga Naaba. Ils ne payaient pas de tribut annuel mais devait partager
leur butin de pillage. A l'époque où les Diallube s'installent, à savoir sous le règne de
Naaba Kango (1757-1787), le Yatenga est en passe de devenir un royaume au pouvoir

154
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

centralisé et aux frontières stabilisées. En effet, Naaba Kango met définitivement en


forme le système de gouvernement qui prévaut jusqu'à la fin du XIXè siècle. Il
réorganise la défense, probablement sur le modèle des armées de Kong et de Ségou
qu'il a côtoyées. Il crée son domaine royal, Ouahigouya, favorise le développement du
commerce et assure la sécurité des caravanes dans les zones frontalières du Nord
(Izard 1985 : 87-90). Les Diallube ont probablement eu des avantages à s'installer sur ce
territoire relativement sécurisé. Comme les Foynabe, ils s'installent aux frontières pour
éviter l'enclavement dans le territoire Moaga et pour développer leur économie
pastorale librement. Dans de nombreux récits recueillis à Thiou, il apparaît de façon
récurrente que les Peuls étaient soumis aux pouvoirs moose :

" Au début, les Peuls dépendaient totalement des chefs moose.


Tout ce que les chefs moose demandaient, ils leur payaient pour
pouvoir s’installer. Quand les Peuls sont arrivés, les terres
appartenaient aux Moose. Les Moose ont chassé les Fulse, et les
Fulse ont chassés les Dogons. Il y avait des accords qui
permettaient aux Peuls de s’installer. Le plus souvent, les Peuls
aidaient avec les richesses qu’ils possédaient : l’or, les animaux.
S’il y avait des guerres, ils aidaient les Moose…C’est depuis que
Thiou est construit qu’ils ne dépendent plus des Moose. Sinon,
avant ils avaient un chef qui collaborait avec le chef Moose, qui
les commandait" (Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002).

Certes, avant la période coloniale, les Diallube ne paient pas de tribut annuel,
mais on voit bien qu'ils sont soumis à l'autorité du Yatenga Naaba. Ils lui prêtent main
forte et partagent leur butin de pillage. On peut voir là une forme de tribut révélant
leur devoir d’allégeance. Il y avait donc bien des avantages réciproques pour les Peuls
et les Moose : les premiers prêtant main forte et les seconds assurant une relative paix
intérieure.

2. La dégradation des relations sous Naaba Yemde (1850-


1877).

Dans le chapitre 2, nous avons montré combien la formation de l’Etat


théocratique du Maasina en 1818 était pour le Yatenga une source de préoccupation.
En effet, quand le Maasina se constitue aux frontières du Yatenga, c'est un nouveau

155
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

pays qui s'organise. De grosses réformes politico-religieuses prennent corps dans un


Etat qui est prévu pour servir les intérêts des Peuls. Trois règnes se succèderont au
Maasina sous la dynastie des Ham Lobbo entre 1818 et 1862. Or, sous le règne de
Naaba Yemde (1850-1877), des mesures sont prises pour faire face aux incursions de
l'armée maasinanke. A l'époque où les Diallube s'installent à Thiou, les Moose s'y
établissent également à la demande de Naaba Yemde qui souhaite créer un poste voué
à la surveillance des Peuls du Gondo et des Diallube du Yatenga. Ce dispositif doit
permettre de protéger des frontières régulièrement menacées. En effet, plusieurs
affrontements ont lieu entre les troupes du Yatenga et du Maasina. D’abord, entre
1834 et 1837, où les mercenaires moose viennent prêter main forte à leurs voisins du
Jelgooji que les Peuls du Maasina tentent d’annexer4. Entre 1853 et 1861, une seconde
guerre a lieu, opposant le Yatenga à Ba Lobbo5, sous le règne de Naaba Yemde. Les
affrontements reprennent après la chute de Hamdallayee, entre 1864 et 18676 (Izard
1985 : 113). Ba Lobbo, qui mène des attaques dans la vallée du Sourou vers 1867,
espère isoler la chefferie peule de Barani de son allié moaga du Yatenga. D'après Michel
Izard, il tente dans le même temps de s'assurer la loyauté des communautés dafing
musulmanes et peut-être de gagner à sa cause les Diallube de Lankoy et de Thiou.
L'action de Ba Lobbo provoque une certaine agitation chez les Diallube (carte 10 p
156).

C'est dans ce contexte que le Yatenga Naaba Yemde, doutant sérieusement de


la loyauté des Diallube, crée à Thiou un commandement dont le chef moaga, avec le titre
de tãsoba (chef de guerre), a pour mission de surveiller la frontière nord-ouest (Izard
1985 : 123). Plusieurs autres indices convergent, amenant ainsi à penser que les
relations entre les Diallube et Naaba Yemde sont particulièrement tendues. Dans de
nombreux récits recueillis à Thiou, il est question de la mise à mort d'Al Atchi, chef des
Diallube et père de Mamadou Al Atchi, par Naaba Yemde :

"Un jour, Naaba Yemde avait invité Al Atchi [qui était chef des Diallube].

4 Les Moose eux aussi ont des visées clairement expansionnistes sur le Jelgoogi.
5 Ba Lobbo, qui avait convoité le trône du Maasina, entretenait d'amères rancœurs envers le 3ème calife
maasinanke. Ce dernier lui avait cependant confié des responsabilités militaires importantes qu'il s'était
résolu à assumer. Suite à la bataille de Caayawal, lieu de la défaite maasinanke, beaucoup de Ham Lobbo
vaincus firent leur soumission à Al Hajj Umar. Ba Lobbo en faisait partie. Néanmoins, il ne faudra pas
attendre longtemps pour que ces nouveaux fidèles se révoltent (Sanankoua 1992).
6 Ces deux premières batailles sont des affrontements contre le Maasina sous la dynastie des Ham

Lobbo, alors que la troisième est contre les troupes futanke nouvellement installées.

156
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

Les Peuls s'étaient réunis pour réfléchir : "nous savons que si Al Atchi va à
Ouahigouya, il ne reviendra pas vivant, que faire ?" Un dénommé Idrissa
s'était porté volontaire pour accompagner Al Atchi : "si vous me voyez
revenir, c’est que Al Atchi est vivant, par contre si vous ne me voyez pas,
vous ne le verrez pas non plus". Ils sont morts là-bas tous les deux" (O.
Diallo, Peul, Sanga, août 2002).

Carte 10 . Les visées de Ba Lobbo sur le Yatenga.

Cette mise à mort du chef diallube indique que de profonds différends


pouvaient être dus à des relations entretenues entre des Peuls de Thiou et du Maasina.
Dans le chapitre 2, nous avons esquissé l'hypothèse d'une conversion massive des
Diallube au début du XXè siècle (sous le chef Boukari). Néanmoins, les conversions
massives étant étént souvent précédées de conversions ponctuelles, il est possible que
Ba Lobbo soit parvenu au milieu du XIXè siècle à gagner à sa cause quelques Diallube.

157
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Les Diallube, qui commencent à se convertir à l'islam ont-ils souhaité se rapprocher de


leurs coreligionnaires Peuls ? Ont-ils tenté de se dégager d'une autorité moaga qu'ils
savaient parfois violente et souvent oppressante ? Cet épisode est peut-être le signe des
premières formes de rébellion de la part des Diallube. Quelques temps après, sous le
règne de Naaba Baogo (1885-1895), l'épisode de la bataille de Boulkadre, montre que
les tensions sont loin d'être terminées…

3. L'épisode de la bataille de Boulkadre et la naissance d'une


chefferie.

Un récit rapporté par plusieurs interlocuteurs, diallube, rimaïbe et laobe, relate que
lors d'une expédition de pillage, Mamadou Al Atchi revient avec des animaux, un
tambour, un fusil et une femme. Cet incident, appelé la bataille de Boulkadre (~1890),
est présenté comme un tournant dans la vie politique des Diallube.

"Quand ceux de Thiou sont partis [faire la guerre] chez les Samo, ils ont
ramené le tambour, le fusil et une femme. Je crois que c'était la princesse
du vaincu. C'est la région de Soleso, sur la route de Bobo. Naaba Baogo
voulait tout retirer de même que la femme et le tambour, puisque Naaba
Baogo était le chef de tout. Les laisser à Thiou, c'était laisser quelque chose
qu'il voulait. Comme Naaba Baogo était le grand roi, il fallait lui remettre
tout ça, alors que, pour les Peuls, remettre le tambour, c'est perdre la
chefferie. Donc ils ont donné le fusil, mais ils ont refusé de remettre le
tambour et la femme. Naaba Baogo a alors réclamé le tambour et la
femme. Un premier messager a attrapé une poule qu'il a déplumée et qu'il a
envoyée à Mamadou Al Atchi. Ça signifiait : si vous ne me donnez pas le
tambour et la femme, je vous finirai comme les plumes de cette poule. Et
Mamadu a pris du sésame qu'il a mélangé avec du sable pour lui envoyer.
Ça voulait dire que, quel que soit ton pouvoir, même si tu nous attaques, tu
ne pourras pas finir les Peuls, puisque le sésame et le sable, on peut pas
tout trier." (Diallo K., rimaïbe, Debere Naaba, juillet 2002)

D'après ce récit, la possession du tambour par les Diallube est perçue à la cour
du Yatenga Naaba comme un réel défi. "Pour les Peuls, remettre le tambour, c'est
perdre la chefferie", mais le garder, c'est ici affirmer son pouvoir politique dans un
monde où l'on est supposé faire allégeance au Yatenga Naaba. Aujourd'hui, conçu

158
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

comme un bijou de famille et en définitive, un objet que l'on échange pas (Godelier
1996), le tambour (tubal) était hier considéré comme un véritable symbole du pouvoir.
Tubal, signifie "tambour" en fulfulde et par extension, tambour de guerre, mais à y
regarder de plus près, on retrouve le terme dans un grand nombre de sociétés. Par
exemple, chez les Songhay-Zarma, le tambour est un symbole de la chefferie
aristocratique. Son nom zarma, tubalo, vient directement du tamasheq. A travers le pays
songhay comme le pays zarma, il est "l'emblème éminent des chefferies puissantes"
(Olivier de Sardan 1984 : 86). Le nom tamasheq, ettebel est selon André Bourgeot, un
terme dérivé de l'arabe, tobol qui signifie "tambour". Il est pour les Touaregs Kel Aïr du
Niger, comme pour l'ensemble du monde touareg, la clé de voûte de la structure
politique. L'ettebel est le symbole du pouvoir détenu par un souverain, l'amenokal, dont la
figure incarne un pouvoir aristocrate-guerrier exercé sur un territoire aux limites
flexibles. Pour les Touaregs, "l'ettebel incorpore quatre dimensions : politique,
territoriale, morale, sacrée, dont le tambour est le symbole car il incarne la légitimité du
pouvoir tiré des traditions et des ancêtres" (Bourgeot 1994). Dans le Yatenga, les Peuls
de Banh possèdent également un tambour et ceux de Bosomnore reconnaissent en
avoir un qu'ils appellent en revanche "gangaogo", terme emprunté au moore. Les Moose
possèdent eux aussi un gangaogo, conservé dans le village de Youba et sorti à l'occasion
des grands évènements concernant le roi. On voit donc que dans plusieurs sociétés, le
tambour est un symbole de pouvoir. S'emparer de celui d'un clan assailli lors d'une
razzia ou d'une guerre est une manière de prouver partout sa force. Ainsi, en
choisissant de conserver le tambour dérobé chez les Samo, Mamadou Al Atchi défi les
pouvoirs moose. Il proclame son autonomie. L'événement se situe après 1885, date du
début du règne de Naaba Baogo, alors que Mamadou Al Atchi est chef depuis au
moins 10 ans. Pour les Diallube, le tubal est bien plus qu'un simple tambour, c'est
l'emblème d'un système politique centralisé détenu par un laamido. Danièle Kintz
considère que "trois éléments symbolisent le pouvoir du laamido : le turban ou lefol, le
tambour de guerre, tubal, et l’étendard de la religion, desewal diina" (Kintz 1985). On
peut se demander si l'épisode de la bataille de Boulkadre et le refus de donner au
Yatenga Naaba, la femme et le tambour, ne recèlent pas un sens historique fort, à
savoir la naissance de la chefferie diallube comme forme de pouvoir centralisé. Comme
nous venons de le voir précédemment, en 1885 de nombreux signes révèlent la
dégradation des rapports entre les Diallube et les pouvoirs moose. Mamadou Al Atchi,

159
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

qui a succédé à son père mis à mort par Naaba Yemde a donc été chef sous le règne de
Naaba Yemde, vraisemblablement aux alentours de 1870-75. Mamadou Al Atchi est
fréquemment présenté comme le premier véritable chef, laamido. Avant lui le pouvoir
était diffus et assuré par les doyens de quartier (joorobe) :

"Il y a douze lignées issues de la famille de Hamani. Jusqu'à Mamadu, il n'y


avait pas de chefferie en tant que telle mais la lignée la plus puissante
assumait la responsabilité. La responsabilité traînait entre les douze lignées.
Avant Mamadou Al Atchi, on ne parlait pas de chefferie, on parlait de
doyens. C'est ce dernier qui prenait la responsabilité" (O. Diallo, Thiou,
février 2004).

Avec Mamadu, on passe donc d'une forme de pouvoir diffus parmi les joorobe à
une forme où le laamido devient le chef supérieur. Cette configuration renvoie à un des
archétypes politiques peuls (laamido + joorobe) proposé par Danièle Kintz (1985) et dont
il a déjà été question dans le chapitre 3. S’agissant de cette forme de pouvoir, l'auteur
apporte une précision qui nous intéresse ici : elle évoque le lien étroit entre hiérarchie
de pouvoir et rapport de domination avec les groupes d’agriculteurs que les Peuls
côtoient. Dans un contexte où les Peuls sont dominés politiquement, leur système
politique est censé rester peu hiérarchisé (forme joorobe seulement ou ardobe seulement).
Or, c'est précisément l'inverse qui se produit sous le règne de Mamadou Al Atchi, chef
à qui l’on attribue la paternité du titre de laamido. Dans le cadre d’un royaume
fortement centralisé comme l’était le Yatenga, l’existence d’une chefferie comme
pouvoir autonome et refusant de payer tribut au Yatenga Naaba est difficilement
conciliable avec le royaume comme pouvoir centralisé. Ainsi, le règne de Mamadou Al
Atchi et les événements qui le caractérisent marquent-ils une véritable défiance aux
pouvoirs moose. En voulant s'accaparer le tambour de guerre et la femme, le chef peul
insinue à Naaba Baogo qu’il entend ne plus lui faire allégeance. La bataille de
Boulkadre, qui se situe probablement entre 1885 et 1892, marque donc la naissance de
la chefferie diallube. Cette période qui précède la colonisation se caractérise par des
conflits dynastiques graves et le chef peul de Thiou est du côté de la faction rebelle,
celle que les militaires français ménagent intelligemment…

160
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

III. La pénétration coloniale, un moment décisif.

1. Le royaume du Yatenga en crise : "fils de Saaga contre fils


de Tuguri"

Les dernières années qui précèdent la colonisation sont une période de grands
troubles. La guerre de succession qui divise les petits-fils de Naaba Saaga se transforme
progressivement en une guerre civile inexorable. Naaba Saaga (1787-1803) a eu
plusieurs fils parmi lesquels les plus connus sont Naaba Tuguri (1806-1822), Naaba
Totebalbo (1834-1850) et Naaba Yemde (1850-1877). A Naaba Yemde succède un
neveu de Naaba Saaga, Naaba Sanum (1877-1879). Son règne est bien moins important
que sa mort qui fait éclater au grand jour les conflits dynastiques latents. Le pouvoir
doit passer à la génération des petits-fils de Naaba Saaga qui se divisent en deux
factions : d'un côté les fils de Naaba Totebalbo et de Naaba Yemde et de l'autre, les fils
de Naaba Tuguri. Le premier groupe est connu sous l'appellation "fils de Saaga" par
opposition aux "fils de Tuguri". En 1879, quand les conflits s'exacerbent, c'est un fils
de Tuguri, Naaba Woboga qui prend le trône, mais cinq ans après, en 1884, la question
se pose de nouveau et c'est un fils de Naaba Totebalbo, Naaba Piiga (1884-1885), qui
s'empare du pouvoir. Sa disparition rapide ravive les querelles. Après la mort de Naaba
Piiga, le pouvoir doit revenir à l’un des fils de Tuguri, mais par une subtile
manipulation de la coutume successorale (qui est d'ailleurs très mouvante), le chef de
Zogore, un fils de Naaba Yemde, est intronisé sous le nom de Naaba Baogo (cf.
généalogie). Bagare (futur Naaba Bulli) qui s'estime successeur de droit, s’insurge
contre ce choix et ne cesse de diriger la rébellion dans le royaume. De part et d’autre,
des armées s’organisent, cherchant des soutiens dans certaines localités. Le pays, déjà
exsangue, est mis à feu et à sang. Après sept ans de règne, Naaba Baogo n'est pas
parvenu à s'imposer véritablement, ses ennemis continuent d'agir en toute impunité et
paraissent plus forts que jamais… Nous sommes en 1892.

161
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Ce conflit de succession et la pénétration coloniale qui suit, ont fait l'objet de


plusieurs écrits (Noiré 1904, Tauxier 1917, Izard 1985, Kambou-Ferrand 1993).
D'après Michel Izard (1985b), le chef de Thiou, Mamadou Al Atchi est, jusqu'en 1892,
un allié de Naaba Baogo. C’est après cette date, qu’il aurait rejoint le camp rival de
Bagare : "En 1892, Naaba Baogo n’est plus maître de la situation ; ses ennemis sont
plus déterminés et plus forts que jamais, d’anciens fidèles le trahissent. A Waiguyo
[Ouahigouya], il acquiert la conviction que le togo naaba7, Tibisidu, est passé dans le
camp adverse ; celui-ci se sachant découvert, quitte le natenga8 pour Nodé, puis se
réfugie chez le chef silmiiga9 de Tyu [chef peul de Thiou], Mamadu. Le Yatenga Naaba
envoie alors des émissaires auprès de Mamadu pour lui demander de faire mettre à
mort le fugitif ; le chef de Tyu refuse, mais accepte de livrer le togo naaba. Cependant,
quand une petite troupe de guerriers royaux chargés de ramener le togo naaba arrive à
Tyu, Tibisidu n’est plus là : il s’est enfui avec la complicité au moins tacite du chef de
Tyu, et s’est réfugié à Tallé, d’où Bagare conduit la rébellion. On imagine la colère de
Naaba Baogo ; il mande Mamadu, qui se rend à Waiguya et descend chez le weranga
naaba ; il apprend que le roi veut le faire mettre à mort et rentre précipitamment chez
lui. A Tyu, Mamadu [Al Atchi] va chercher à la fois à se disculper aux yeux de Naaba
Baogo, pour éloigner la menace d'une intervention de l'armée royale contre lui, et à se
rapprocher de Bagare" (Izard, 1985a : 130-131). A Thiou, aucune tradition ne révèle

7 Le togo naaba est un des plus hauts dignitaires du roi.


8 Le domaine royal.
9 Silmiiga (plur. Silmiise) : Peul en moore.

162
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

cette alliance entre Naaba Baogo et Mamadou Al Atchi, qui est uniquement présenté
comme l'allié de Bagare.

2. Le traité de protectorat

En 1892, la conquête coloniale bat son plein : les traités de protectorat se


multiplient dans les régions du Mali. Ségou est prise en 1890, Nioro en 1891. En 1893,
Djenné et Bandiagara sont occupées. On est à la veille de l'entrée des militaires français
dans le bassin des Volta, et cela fait plus de dix ans que la guerre sévit. Le Yatenga
Naaba Baogo au pouvoir se trouve à la tête d’un royaume affaibli par une guerre civile.
Bagare et le chef peul de Thiou ne semblent pas décidés à abandonner leur lutte.
Chaque camp devant consolider son assise politique, des émissaires viennent chercher
l'appui des Français aux portes du Yatenga, sans soupçonner les conséquences de leurs
actions. Après une tentative de Naaba Baogo pour trouver appui auprès du Fama
Aguibou établi à Bandiagara, c’est finalement au Capitaine Destenave, à la tête de la
colonne en poste à Bandiagara, qu’il s’en remet, tout comme son adversaire Bagare. La
"double ambassade du Yatenga au Macina" (Kambou-Ferrand 1993 : 79) facilite donc
l'entrée de la colonne militaire menée par Destenave, qui s'ébranle de Bandiagara pour
Ouahigouya, le 28 avril 1895.

Sur le chemin qui les mène à Ouahigouya, les Français sont accueillis à bras
ouverts dans les fiefs des camps ennemis, chacun voyant en eux la solution à tous leurs
maux. C'est au terme d'un trajet sans incident, agrémenté de quelques louchées de lait
offertes à Thiou que la colonne parvient à Ouahigouya, lieu de résidence de Naaba
Baogo. Michel Izard (1985a : 135-152) et Jeanne-Marie Kambou-Ferrand (1993 : 75s)
décrivent avec précision le traité de protectorat signé entre Naaba Baogo et Destenave
le 18 mai 1895. Ils s'appuient notamment sur des lettres de ce dernier destinées au
gouverneur du Soudan français, le 19 mai 1895. La présence d'une petite troupe
française a ravivé les espoirs de Naaba Baogo qui souhaite, avec leur aide, mater la
rébellion. Pendant que les négociations s'achèvent à Ouahigouya, des émissaires du
Capitaine Destenave se rendent à Ouagadougou, espérant en faire autant avec le
Moogo Naaba. La déception de Naaba Baogo sera immense quand, aussitôt après avoir
signé le traité, Destenave charge ses tentes pour se replier vers Thiou. Les négociations
avec le Moogo Naaba sont loin d'être faciles et Thiou est un point stratégique. En cas
de menace, il rapproche son groupe des casernes de Bandiagara, et d'un point de vue

163
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

matériel, ce centre peul regorge de vivres. En outre, ce repli cache un profond


malentendu entre le Capitaine Destenave et Naaba Baogo. Le roi n'a pas cessé de
retenir le Capitaine et ses troupes. Destenave l'accuse d'avoir mandaté des agents à
Ouagadougou pour retarder le plus longtemps possible ses envoyés et d'empêcher les
populations de lui céder des vivres. (Kambou-Ferrand 1993 : 86). Naaba Baogo est aux
abois, il voit son pouvoir vaciller et le Capitaine se ménager une bonne entente avec ses
rivaux. En effet, Destenave ne sous-estime pas la puissance et la popularité de la
faction rebelle menée par Bagare et Mamadou Al Atchi. Néanmoins, il marque bien sa
ferme intention de ne pas intervenir dans la querelle dynastique et décide de modifier
son itinéraire originel. Il allonge sa route par Lanfiéra où l'almami promet de lui "fournir
d'excellents renseignements sur le Mossi et le Lobi" (Kambou-Ferrand 1993)10. Comme
l'affirme Michel Izard, Destenave joue sans conteste un jeu ambiguë en se rendant à
Thiou et en traversant les fiefs des "fils de Tuguri" pour se diriger vers Lanfiéra. Il sait
que, de part et d'autre, une bataille se prépare et il connaît les moyens militaires des fils
de Tuguri. Soit Destenave a lâché le Yatenga Naaba en laissant aux seules armes des
protagonistes le soin de décider de l'issue du conflit, ou alors, il aurait joué Bagare
contre Naaba Baogo après avoir utilisé le souverain régnant pour lui imposer un traité
liant son successeur (Izard 1985a : 141).

3. La bataille de Thiou

Naaba Baogo a des projets de campagne contre Thiou. Michel Izard et Jeanne
Marie Kambou-Ferrand expliquent le désaccord entre Mamadu et Naaba Baogo suite à
une mauvaise volonté de la part du chef Peul "à livrer au Yatenga Naaba, les bœufs que
celui-ci avait demandés". En réalité, nous l'avons vu plus haut s'agissant de la bataille
de Boulkadre, l'appétence déloyale de la part de Mamadou Al Atchi gronde en lui
depuis longtemps. Son père, Al Atchi, a été mis à mort par Naaba Yemde, le père de
Naaba Baogo. Ses sentiments envers Naaba Baogo sont probablement partagés entre la
peur et la rancœur, mais le conflit de succession qui oppose les fils de Saaga aux fils de
Tuguri sont certainement pour lui l'occasion de contester fermement Naaba Baogo en
rejoignant les rebelles. Le conflit n'est donc pas un simple désaccord autour d'un don

10 Citant une lettre du capitaine Destenave au gouverneur du Soudan, à Thiou, le 8 juin 1895.

164
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

méprisé mais bel et bien une succession de crises ayant débuté dès les générations
précédentes, sous le règne de Naaba Yemde.

Le 12 juin 1895, trois jours après le départ des Français de Thiou, Naaba Baogo
se met en route avec ses plus fidèles partisans. Ce n'est pas une armée qui empreinte la
route de Thiou, mais les plus déterminés des "fils de Saaga" qui vont à la mort. Le soir
les hommes de Naaba Baogo campent à Sulu et le lendemain à Sim, deux villages
loyalistes. Bagare est, de son côté, avec le chef peul, Mamadou Al Atchi qui a pris soin
de consulter son marabout. Celui-ci est formel, la bonne stratégie est de combattre à
Thiou et non pas à Bango. A Thiou les guerriers sont en place, les archers samo de
Gomboro viennent leur prêter main forte, ainsi que les rimaïbe et certains captifs moose
armés de fusils et d'arcs.

"Naaba Baogo avait rassemblé ses grands guerriers, ils avaient pris la route
de Thiou. Quand ils ont dépassé Sodé, Soulou, Saya et Sim, ceux de Thiou
étaient prêts. Le lieu de rencontre était sur la place du marché actuel. Parmi
les guerriers de Naaba Baogo, il y avait un guerrier de Pogolo, il se
nommait Konsekedo. Il n'a jamais reculé devant un guerrier. Quand il est
venu à Thiou, il ne voulait combattre personne d'autre que le chef, parce
qu'il considérait tous les autres guerriers de Thiou inférieur à lui. Il était
venu à Thiou seulement dans le but de ramener la tête du chef peul.
Parfois, si tu sous-estimes quelqu'un, cette personne-là peut te tuer. Quand
ceux qui se disaient grands sont arrivés à Thiou, ils avançaient un à un,
lentement. Quand le chef peul a su que Konsekedo était parmi les
guerriers, il leur a dit qu'il ne cherchait personne d'autre que lui. "Il n'y a
que moi qui puisse me mesurer à lui. Il est en train de venir et il est
invulnérable aux balles et aux flèches et c'est moi qu'il cherche à tuer, je ne
veux pas me sauver", leur dit Mamadu. Quand les tambours des Moose ont
commencé à retentir, Konsekedo s'avançait en laissant derrière lui l'armée
de Naaba Baogo. Mamadu en a fait de même en se détachant de son
armée. Les Moose surnommait le chef peul "nindyuse", "yeux enfoncés" et ils
ont dit : "nindyuse s'est détaché de son armée, le voici là-bas". A ce moment,
il se trouvait que Konsekedo avait déjà tué trois personnes en avançant. Le
chef peul dit alors : "soyez prêts car il ne cherche personne d'autre que
moi." Il avait fait en sorte que ses guerriers soient camouflés autour de lui
et il avait ordonné de tirer sur le cheval de Konsekedo. Konsekedo

165
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

avançait avec sa lance et quand il était assez proche du chef, les guerriers
ont tiré sur son cheval. Le cheval s'est écroulé et Konsekedo est tombé.
Alors, il a pris du tabac pour le mettre dans sa pipe. Il s'est assis et s'est mis
à fumer son tabac. Konsekedo disait qu'il ne courrait jamais devant un
homme. Il était seul et il avait presque mille personnes contre lui. Les Peuls
l'ont attrapé et l'ont traîné vers la colline où ils l'ont lapidé jusqu'à ce que
tous ses os soient brisés. Ils l'ont abandonné comme ça, alors qu'il
continuait à respirer. Pendant ce temps, de l'autre côté, la bataille
continuait et Naaba Baogo avait été atteint d'une flèche. Le tambour
résonnait pour lui dire de se lever. Quand il s'est levé, les guerriers de
Naaba Baogo ont vu que ça n'allait pas pour lui. Ils ont essayé de le
ramener et le roi a perdu ses forces en arrivant à Sim. Vers Sodé, il y a un
village qui s'appelle Rim. On continue de l'appeler Rim-gaaga ["Rim-lit" ou
"le lieu où le roi s'est couché"]" (Ouedraogo A., chef des Moose de Thiou,
Thiou, août 2002).

Après la bataille de Thiou, Mamadou Al Atchi et Bagare ressortent grandis de


cette victoire. Le roi est mort et il faut désigner son successeur. Selon la règle édictée
par Naaba Baogo, l'alternance doit revenir aux "fils de Tuguri", en l'occurrence à
Bagare. Il devient Yatenga Naaba, sous le nom de Naaba Bulli, dès la fin du mois de
juin 1895 (il ne fait le ringu qu'en 1898). Ce changement mécontente les "fils de Saaga"
qui refusent de lui faire allégeance. Les luttes fratricides se poursuivent dans le pays et
Sisamba11 devient la capitale de l'opposition à Naaba Bulli. Au mois d'octobre,
Destenave, qui a quitté le Yatenga, y revient en se portant directement sur le village de
Sisamba qui est incendié. Les "fils de Saaga" se dispersent. Dès les premiers jours de
novembre, quand le calme semble revenu, Destenave quitte le Yatenga pour
Bandiagara. D'après Michel Izard, il passe par Thiou où il signe "une sorte de traité
séparé avec Mamadu, qui sera sans effet sur l'organisation administrative du Yatenga
colonial" (Izard 1985b : 146)12. Après le départ de Destenave, les affrontements
reprennent de plus bel, les "fils de Saaga" réunissent une armée permanente de 500
cavaliers et 300 piétons. Ils affrontent les hommes de Naaba Bulli, moins nombreux,
aux portes du Yatenga et parviennent à prendre le domaine royal. Naaba Bulli s'enfuit à

11Sisamba est à une dizaine de kilomètres de Ouahigouya.


12A Thiou c'est ce traité séparé qui, dans les mémoires collectives, marque l'arrivée des Blancs et non le
premier passage de la colonne militaire qui a précédé le traité de protectorat avec Naaba Baogo.

166
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.

Bango chez son allié Mamadou Al Atchi. Les Français interviennent en mettant en
place une colonne militaire menée par le Lieutenant Voulet. Celle-ci lève le camp de
Bandiagara le 30 juillet 1896. Le 8 août, Voulet est à Thiou où il retrouve Naaba Bulli et
Mamadu qui lui fournissent 200 cavaliers et 400 piétons s'ajoutant à leurs 180
auxiliaires. Le 10 août a lieu la bataille de Sim. Cet épisode est resté gravé dans les
mémoires locales. Le village est incendié et la défaite des "fils de Saaga" est grave. Le
29 janvier 1897, Naaba Bulli réintègre son domaine royal où l'on construit un poste
militaire et le 21 de ce même mois, le royaume de Ouagadougou passe sous protectorat
français. Des épisodes d'effervescence provoqués par des "fils de Saaga" réapparaissent
régulièrement et systématiquement, ils sont durement réprimés. Lorsque arrive la fin de
l'année 1900 et le début de 1901 plusieurs rebelles reviennent d'exil. Ils finissent par se
soumettent au nouveau roi. Entre 1902 et 1911 plusieurs incidents plus ou moins
graves éclatent encore çà et là. Enfin, en 1912, les rapports politiques du cercle
indiquent qu’il n’y a plus lieu de s’inquiéter des agissements du "parti des fils de Saaga".
La paix est définitivement revenue.

A l'issue de la pénétration militaire, le chef de Thiou voit son prestige grandi.


Avec le renversement des alliances à la cour du Yatenga Naaba, le vent a donné le
trône à son allié le plus prestigieux et le poste militaire est là pour faire face en cas de
débordement. Chacun tire profit de cette nouvelle situation. C'est une période
charnière pour les Peuls du Yatenga. Ils adoptent, comme Mamadou Al Atchi, une
attitude relativement docile envers les autorités coloniales et obtiennent leur canton
(chapitre 3). A Thiou, dans les années vingt, le chef Jibril sera très célèbre. Il est
question de lui dans L'étrange destin de Wangrin (Bâ : 1979). Ce roman documenté
montre que cet illustre chef s'enrichit au point d'être la deuxième personnalité du
Yatenga après Naaba Tigré. "Il était également un marabout très instruit et la première
fortune du pays" (Bâ 1979). Des chants moose évoquent la grande richesse et le prestige
du chef Jibril. A la mort de ce chef, Hampâté Bâ rapporte une scène où un de ses fils
prétendant au trône écoute son fidèle captif lui énumérer les richesses du défunt :
"nous sommes à la tête de la première fortune du pays. Nous pouvons compter, dans
nos cinquante parcs à bovins, cinquante mille têtes adultes. Nous sommes deux mille
huit cent douze captifs adultes, tous en âge de porter les armes. Nos femmes et nos
enfants nous triplent. Vendus à l'encan, nous vaudrions une fortune qui pèserait le
poids d'une montagne. Nous possédons au bas mot, trois millions de grammes d'or

167
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

malléable extraits des mines du Bouré. Nos greniers sont pleins de perles précieuses,
nos vastes magasins rengorgent de cauris" (Bâ 1973 : 165). Jean-Pierre Olivier de
Sardan a montré que la chefferie pouvait constituer le lieu fondamental d'une
accumulation de pouvoir et de richesse. En, effet, à l'époque où le chef diallube Jibril a
le turban à Thiou, sa richesse en or et en captifs sont la marque de son autorité et de sa
popularité. Une chanson d'un moaga de Roba devenue aujourd'hui populaire vante ce
chef :
Silmi Naaba Jibril Chef peul Jibril
Ye na la Naaba Tu es le chef
Ye na la zina Tu es un génies [extraordinaire, surnaturel]
Ye na su la Yadega tenga Tout le pays de Yadega [le Yatenga] t'appartient

Cette histoire de la formation de la chefferie de Thiou revit dans des instants de la vie
politique où chef et notables s'appuient sur la légitimité traditionnelle de leur chef.

168
Chapitre 5. Hiérarchie sociale,
honneur et don au ser vice du pouvoir

Dans l'espace public comme lors de la réunion décrite plus haut, les normes
statutaires sont réactivées comme des marqueurs identitaires : le captif donne sa force
de travail, le griot sa parole et le noble ses richesses. La réalité actuelle et les aléas de
l'histoire montrent que la hiérarchie sociale évolue et que les marges de manœuvres
dont chacun dispose vont bien au-delà de ce que les assignations statutaires attribuées
lors de la réunion pouvaient laisser penser…

I. Formation d'une société hiérarchisée

L'organisation sociale des Diallube, bien que présentant des points communs
avec celle des Tooroobe, est très différente par de nombreux aspects. La hiérarchie chez
les Diallube va bien au-delà de la simple opposition maître-captif. Plusieurs catégories
sociales se sont agrégées à cette société au cours du temps : griots, bijoutiers, anciens
captifs des Peuls et des artisans, composent des ensembles interdépendants. Le chef
des Diallube est à la tête d'un groupe dont l'homogénéité supposée de l'extérieur
contraste avec son hétérogénéité interne.

1. L'homme libre, l'artisan et le captif.

Le terme "rimaïbe" (sing. dimaïdjo), que l'on définit le plus souvent par "captifs"
ou "serviteurs" a remplacé, après la "pacification", le terme "maccube" (sing. maccudo),
que l'on traduit par "esclaves". La connotation méprisante du vocable "maccube" incite
généralement les gens à ne pas l'employer, du moins en public. Cette prudence vis-à-vis
du vocabulaire à utiliser est néanmoins soumise à des variations régionales : à Thiou, le
terme maccube semble banni du vocabulaire, alors qu'à Banh le chef des captifs l'emploie
lui-même sans ambages. Après la période dite de pacification, les captifs échangent le
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

nom de Tambura contre celui de leur maître. L'abandon de ce patronyme qui en dit
trop sur le passé, s'effectue à l'occasion de la délivrance des pièces d'identité.
A Thiou comme à Banh, si les rimaïbe dépendent généralement des Peuls
proprement dits, les laobe et les captifs des chefs ont, pour certains, possédé des
esclaves. Les rimaïbe ont des statuts différents selon les catégories de "maîtres"
auxquelles ils sont liés. Cette distinction interne à l'intérieur de la classe servile a été
mise en évidence par Jean-Pierre Olivier de Sardan (1984) s'agissant des sociétés
songhay-zarma et plus tard, par Christine Hardung (1997) décrivant le conflit
identitaire au sein des descendants de captifs, appelés "gando" dans le Nord-Bénin.
L'emploi unique du terme rimaïbe pour désigner la classe servile laisse supposer une
homogénéité qui cache de nombreuses nuances. Les rimaïbe s'insèrent dans la hiérarchie
en fonction de la position de leur maître. A Thiou, ceux du quartier de "debere"
occupent, en tant que descendants de captifs de chef, la place la plus valorisée. Non
seulement des terres leurs étaient allouées, mais ils bénéficiaient de certains privilèges et
pouvaient déléguer des tâches à d'autres captifs :

"Il n'y a pas un seul rimaïbe qui peut dire qu'une parcelle de terre lui
appartient, à part notre famille, parce que mon grand-père est venu ici avec
les Peuls. Ils ordonnaient aux rimaïbe de débrousailler et quand ils avaient
fini, les Peuls disaient : "dis-leur de débrousailler ici, cette place sera pour
toi"" (K. Diallo, Debere Naaba, rimaïbe, Thiou, juillet 2002).

Si les captifs cultivaient les terres de leur maître, ils ne possédaient pas de
champ et devaient se contenter d'une partie de la récolte pour subvenir à leurs besoins.
Seuls les rimaïbe du chef échappaient à cette règle, parce que leur grand-père est venu ici
en même temps que les Peuls. Cette précision apportée par le Debere Naaba rappelle
que le statut d'un captif est fortement lié aux moyens par lequel son maître l'a acquis
(razzia, vente). Une griotte de Banh nous explique cette distinction :

"A l'intérieur du groupe des captifs, certains sont plus bas dans la
hiérarchie : ceux qui ont été achetés. Sinon, il y a ceux qui ont été capturés,
ils n'ont pas été payés. Les captifs des chefs ne peuvent pas être ceux qui
ont été payés" (K. Gadiaga, griotte, Banh, janvier 2003).

171
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Qu'il ait été acheté, capturé ou qu'il soit "né dans la maison" (Olivier de Sardan
1984), le captif ne disposait pas des mêmes considérations de la part de ses maîtres.
Alors que les razzias étaient l'occasion d'emporter bêtes et humains destinés à fournir
la main d'œuvre servile, les disettes contraignaient les plus pauvres à gager un de leurs
enfants dans une riche maisonnée.

"L’or des famines, c'est lorsqu'une famille n’a pas à manger, elle peut
confier certains membres de la famille à une personne qui pourrait
satisfaire la famille en vivres. Il y a un délai de remboursement. Si la famille
pauvre arrive à rembourser dans les délais ce qu’elle a pris, elle reprend les
membres de la famille confiés à ce riche. Dans le cas contraire, le riche
garde les membres de cette famille qui deviennent leurs serviteurs. Les
Peuls et les laobe le faisaient. Même les Peuls donnaient leurs enfants pour
ce service" (Gadiaga O., laobe, Thiou, août 2002).

Ceci étant, le négoce des esclaves pouvait être pratiqué à domicile ou sur les
grandes places marchandes comme Dori et les enfants des captifs étaient considérés
comme des biens pouvant être vendus par les maîtres en cas de pénurie. En plus d'être
chargés des tâches domestiques et agricoles, les rimaïbe fournissaient la chair à canon.
"Les Peuls ne font pas la guerre, ce sont les rimaïbe qui sont appelés si Thiou doit faire
la guerre", nous explique le Debere Naaba. De même quand le Yatenga Naaba sollicitait
l'alliance de certaines factions peules pour combattre à l'extérieur des frontières, ces
derniers fournissaient leurs hommes, des rimaïbe.
Les Peuls proprement dits sont considérés comme des "hommes libres", rimbe,
statut qui ne peut être attribué aux castes d'artisans-médiateurs comme les laobe même
si ces derniers pouvaient également posséder des captifs :

"Le plus souvent les Peuls donnaient des esclaves aux laobe lorsqu’ils
allaient à des razzias. Si un Peul ramenait dix personnes, il appelait son
griot et lui disait : je te donne cinq esclaves" (Chef de Thiou, Thiou, juillet
2002).

Si les rimaïbe, les laobe et les Peuls peuvent posséder des captifs, il y a bien évidemment
une différence statutaire entre les trois catégories sociales. Les représentations sont
marquées par des stigmates rappelant que les uns sont chargés des viles tâches et les
autres sont des hommes de caste. Que leurs maîtres soient Peuls ou laobe, les rimaïbe

172
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

cultivaient et leurs femmes effectuaient les travaux ménagers. Quant aux Peuls diallube,
ils sont les "hommes libres", rimbe, ceux dont le statut implique le respect de règles de
bienséance : "s'habiller grand", c'est à dire en couvrant la totalité de son corps, manger
à l'abri des regards, ne pas parler trop car c'est une tâche qui revient aux griots1.

2. Transmission du savoir-faire des laobe à leurs captifs

"La manière dont les Peuls et les laobe gèrent leurs rimaïbe, c’est à peu près
la même chose sauf que les rimaïbe des laobe sont devenus des sculpteurs et
ont appris à travailler le bois, contrairement aux rimaïbe des Peuls qui sont
restés cultivateurs" (Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002).

Les laobe que l'on désigne comme des griots et travailleurs du bois
appartiennent à la catégorie des nyeeybe, à savoir les groupes endogames d'artisans
incluant également les bijoutiers, mais aussi les tisserands ou les tanneurs. Les laobe
représentent une majorité parmi les nyeybe de Thiou, les bijoutiers étant très peu
nombreux, les tisserands et les tanneurs étant totalement absents. En dépit d'une
définition classique selon laquelle les laobe cumulent les fonctions d'artisan du bois et de
griot-généalogiste (Pageard 1961, Izard 1985), la réalité observée est plus complexe. Il
faut à ce titre revenir sur les analyses développées par Robert Pageard, dans ses Notes
sur les Setba où il identifie les laobe aux setba (en moore) et reprend la définition de R. P.
Alexandre (1953) : "Caste peule, appelée par ceux-ci 'Laobé'. Ils travaillent le bois, font
les écuelles, les mortiers à mil, les pilons."2 Pourtant, les laobe semblent avoir, au cours
du temps, transmis leur savoir-faire technique à leurs captifs qui en ont définitivement
eu le monopole. Aujourd'hui, à Thiou comme à Banh, les rimaïbe sont bel et bien ceux
qui détiennent ce savoir-faire et c'est essentiellement l'activité de griot-généalogiste ou
de musicien que les maîtres ont conservé :

"Les laobe suivaient les Peuls pour faire leur louanges et leur vendre les
instruments taillés dans le bois" (Gadiaga A. A., laobe, Thiou, juillet 2002).

"A Thiou, ce sont les laobe qui nous ont appris à travailler le bois : nous
cultivons pour eux et nous travaillons le bois pour eux" (Gadiaga I., rimaïbe

1 Précisons qu'il s'agit bien de représentations. Dans la pratique, les rimaïbe et les laobe adoptent aussi ces
règles de bienséance.
2 Dans sa définition, le Père Alexandre nie l'existence de rimaïbe chez les laobe.

173
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

de laobe, Thiou, août 2002).

"Le rôle des captifs était de partir couper le bois, le tailler et le remettre aux
laobe qui le vendaient. Maintenant, c’est devenu un travail pour eux, ils les
vendent eux-même" (Gadiaga O., laobe, Thiou, août 2002).

Les discours le montrent bien, les maîtres se sont petit à petit débarrassés de
leur activité artisanale et une définition plus juste des laobe serait : groupe de la société
peule dont les maîtres sont traditionnellement griot-laudateurs ou musiciens et les
descendants des captifs, artisans boisseliers confectionnant les ustensiles de cuisine
(écuelles, mortiers…)3. En outre, l'étude de Robert Pageard (1961) ne fait guère de
place à cette transmission des savoir-faire techniques. Toutefois, il faut ajouter à la
décharge de l'auteur, que cette confusion est entretenue par le mythe des origines des
laobe dont nous proposons une version ici :

"Le Peul et le laobe étaient des frères, même père, même mère. Le laobe était
l’aîné. Il était étourdi et gaspillait tout ce qu’on lui donnait (argent et bêtes).
Alors, leur papa a pris tous ses biens pour que les frères du laobe les
partagent. Quand il n’a plus rien eu à gaspiller, le laobe a pris une hache et a
commencé à couper le bois pour en faire des pilons qu’il vendait pour se
nourrir. Quand le papa est décédé, il avait laissé un testament disant que le
grand frère ne devait hériter d’aucune vache mais seulement d’un taureau4.
Il était sûr qu’il aurait vendu la femelle. Par contre, à chaque fois que le
grand frère amènerait un objet en bois qu'il aurait taillé, il fallait lui
remettre un taureau. C’est pourquoi, si un laobe donne un plat ou un
ustensile en bois à un Peul, on lui remet un taureau. Tout a commencé
ainsi, et c’est à cette histoire que les gens se réfèrent en donnant un taureau
à un laobe, si toutefois il lui rend visite. Moi-même, si je vais chez un Peul
pour la circonstance, on me remet un taureau" (Gadiaga O., laobe, Thiou,
août 2002).

3 Etudiant les groupes d'artisans spécialisés en milieu dogon, Anne-Lise Granier-Duermaël (2003)
observe une hétérogénéité des activités pratiquées, qui varient d'un clan, d'une famille, voire même d'un
individu à l'autre. En dépit de ces variations régionales, la transmission du savoir-faire technique aux
rimaïbe des laobe s'observe aussi bien à Thiou qu'à Banh.
4 Notons que cette version s'oppose à la règle d'héritage ante-mortem observée généralement dans le

monde peul (Dupire 1962).

174
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

On le voit bien, le récit des origines évoque deux aspects essentiels : d'abord les
liens qui unissent les laobe aux Peuls, mais aussi leur activité de boisselier. Présentant les
différents groupes d'artisans composant le milieu dogon, Anne-Lise Granier-Duermaël
fait mention "du groupe laobe peul" (Granier-Duermaël 2003). Le récit de leur origine
met l'accent, comme à Thiou, sur le fait que l'ancêtre des laobe était le petit frère,
"même père même mère" d'un Peul. Ayant perdu ses bœufs, le jeune frère aurait coupé
un arbre pour sculpter une écuelle et la vendre (op-cit : 327). Dans le milieu dogon
comme à Thiou, les mythes rappellent qu'au départ les laobe étaient Peuls et par
nécessité, se sont fait boisseliers. L'auteur note que les laobe ont, eux aussi, transmis
progressivement leur savoir-faire à leurs captifs (Granier-Duermaël 2003 : 220).
Le phénomène de transmission qui s'est établi entre les "maîtres" et leurs
"captifs", n'est pas circonscrit au seul aspect technique. Des caractéristiques culturelles
se sont également transmises, la plus évidente étant la religion musulmane. Que ce soit
le résultat de la domination ancienne des maîtres sur leurs captifs ou l’œuvre du temps
passé ensemble, l'islamisation des rimaïbe de Thiou leur a été imposée sous le chef
Boukari à qui l'on attribue souvent la paternité des conversions massives au début du
XXè siècle. Les rimaïbe sont devenus musulmans en même temps que les autres Peuls :

"Il y avait un chef qui était marabout et c’est lui qui les a initiés [les rimaïbe].
C’était le grand-père du papa de celui-ci qui était marabout et il a obligé les
rimaïbe à prier donc ça a contaminé tout le village" (K. Diallo, Debere Naaba,
Thiou, juillet 2002).

3. Liens de dépendances entre Peuls et laobe

Les récits sur les origines selon lesquels les laobe et les Peuls sont des frères
utérins contribuent à légitimer un lien que les griots aiment revendiquer et qui leur
confère le droit de "demander pour la circonstance":

[Demander pour la circonstance c’est] "si vous arrivez et que vous


l’informez [le chef] que vous êtes venu pour cela. Mais entre moi et le chef,
ça ne vaut pas la peine que je lui dise que je suis venu pour la circonstance
puisque à tout moment il me fait des cadeaux". (O. Gadiaga, laobe, Thiou,
août 2002)

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Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Cet interlocuteur ne pratique ni l'artisanat, ni la fonction de griot. Il est tailleur


et guérisseur maraboutique et selon lui "demander" comme le griot est une forme de
mendicité qu’il se refuse à pratiquer. Etre laobe est bien plus qu'une simple activité, c'est
un statut. Comme l'affirme Jean Bazin, le nom des groupes "castés", en toute rigueur,
"ne devrait pas être traduit par des termes professionnels. Le nom ne désigne pas le
métier, mais le groupe qui en a le monopole" (Bazin 1985 : 112). Si les liens de
dépendance entre Peuls et laobe s'expriment à travers une parenté symbolique, ils ont
surtout une portée économique :

"On a fait ce trajet parce que l’on est des artisans. On taillait le bois pour
faire des pilons, des mortiers et des plats que l’on vendait aux Peuls
(Gadiaga A. A., laobe, Thiou, juillet 2002).

Les vagues successives de peuplement des laobe à Thiou mettent en évidence les
raisons économiques qui les ont poussés à quitter certains groupes peuls pour en suivre
d'autres :

"On a suivi les futanke, puis nous sommes allés chez les Gondobe, ensuite
chez les Tooroobe de Todiam et on a terminé par les Diallube. Au Fouta, le
village que l’on habitait s’appelait Gadiaga. C’est tiré du mot gaaje qui veut
dire causerie. […] Ce qui a poussé la séparation entre les laobe et les Gondobe
était une famine. Nous sommes partis à la recherche de nourriture. A notre
retour dans le village Gondo (Bodéa), nous avons trouvé que les Peuls
étaient partis avec nos captifs et les biens que nous avions laissés. Quand
on a vu ça, on a décidé d’aller chez d’autres Peuls. Je ne sais pas
exactement quand nous sommes allés à Todiam, mais s’était à l’époque du
grand-père de Souahibou de Todiam 5. Nous sommes venus chez les
Diallube parce qu’on cherchait des Peuls pour faire leurs griots, et les
Diallube donnent mieux" (Gadiaga A. A., doyen des laobe, Thiou, juillet
2002).

Cet extrait d'entretien montre que la nécessité économique a été déterminante


dans les déplacements des laobe. S'ils évoquent généralement les mythes pour montrer
leur lien avec les Peuls, ils ne s'estiment pas coûte que coûte attachés à un groupe

5 Début du XXè siècle.

176
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

précis. Ce récit révèle que c'est à la période coloniale que ce groupe de laobe est venu
s'installer à Thiou. Or, on sait que le chef Jibril, dont le règne date des années vingt,
"était si généreux que les griots le comparait à l'hivernage qui répand ses pluies sans les
mesurer" (Bâ 1992/1973 : 114). Que les laobe aient été artisans est un fait technique qui
les unissait aux Peuls, mais être griot implique un savoir-faire qui lie davantage aux
chefs. En outre, le lien de dépendance entre un chef et un griot n'est pas à sens unique.
Par leurs louanges et leurs récits de généalogie, les laobe vantent les qualités des chefs et
de leurs ancêtres.

"Les laobe sont venus ici à la demande des Peuls. Il y a aussi des chefs qui
sont allés les chercher car ils voulaient leurs propres griots et sont partis les
chercher à leur source. […] Quand il y a un chef de canton très puissant,
les laobe viennent d’eux-mêmes car ça leur permet de vivre. Pour un chef,
c’est plus valorisant d’avoir un griot qui lui chante ses louanges tous les
jours ; il y a des chefs qui se font réveiller tous les matins par leur griot"
(Chef de Thiou, Thiou juillet 2002).

Non seulement les griots sont les porte-parole des chefs, mais leurs louanges
sont source de prestige. Leur présence appelle à la générosité de chacun. Se faire vanter
les prouesses de ses ancêtres en public est un instrument de rivalité où l'on montre, en
remettant de l'argent de façon ostentatoire au griot, que l'on est généreux. Christiane
Seydou qui, dans son ouvrage, Silamaka et Poullôri (1972), s'est interessée notamment
aux griots, insiste sur le fait que certains n'hésitent pas à humilier publiquement ceux
qu'ils jugent trop avares. Les injures proférées dans ce contexte sont aussi très
redoutées.

4. La hiérarchie aujourd'hui.

a. Réflexivité des rimaïbe et recherche des origines

Chez les Tooroobe de Bosomnore, l'ambiguïté du statut des rimaïbe nous est
apparue dans un malaise ambiant. L'histoire de leur capture y est presque censurée
alors qu'à Thiou, il n'est pas question de taire cet épisode. Voici, par exemple, un
rimaïbe qui raconte le jour d'une razzia qui a changé le destin de sa lignée :

"Nous, on appartient aux laobe mais mon arrière-grand-père était de Léo. Il

177
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

s’appelait Bapoulou. On avait dit à lui et deux autres personnes d’aller


surveiller les champs, c’était des enfants à l’époque. Quand ils étaient aux
champs, les laobe sont venus avec des chevaux, ils les ont pris comme cela.
Ils ne les ont pas achetés6. Chaque laobe a pris un enfant. Les enfants ont
crié, mais la maison était trop loin et ils n’ont pas été secourus. Jusqu’au
soir, les enfants ne sont pas revenus. Les laobe sont revenus avec eux à
Thiou. Après avoir passé des années ici, ils ne se rappelaient plus de chez
eux parce qu’ils étaient venus alors qu’ils étaient enfants. Les laobe ont
quelque chose qu’ils font manger aux enfants capturés et qui leur fait
perdre l’intention de rentrer. Ce sont les laobe qui ont expliqué ça. A
l’époque notre famille était celle du chef de marché de Léo" (I. et B.
Gadiaga, rimaïbe de laobe, Thiou, août 2002).

Ils évoquent volontiers des anecdotes de membres de la famille qui sont


retournés à Léo, sur les traces retrouvées d’un ancêtre. Ce phénomène de retour aux
sources ne semble par résiduel à Thiou, car plusieurs interlocuteurs, anciens captifs de
laobe ou de Peuls, nous ont fait part de l’expérience d’un proche en visite à Léo. Les
deux vieillards poursuivent :

"Notre grand-père est allé à Léo, il a passé du temps là-bas et il est revenu
[…] Une de nos filles a même fait la connaissance d’un gendarme de Léo.
Elle lui a demandé de l’aider à Léo. Il l’a aidée à retrouver sa famille. Elle a
eu beaucoup de cadeaux qu’elle nous a montrés à son retour. [Quand elle
est arrivée là-bas] elle a expliqué que son arrière-grand-père était de Léo et
que le reste de la famille se trouve à Thiou. Elle a expliqué cela par
l’intermédiaire du gendarme et on lui a répondu qu’il fallait qu’elle passe
l’année à Léo avant de rejoindre Thiou" (I. et B. Gadiaga, rimaïbe de Laobe,
Thiou, août 2002).

Cet attrait pour les origines n'est pas unilatéral. A Léo, le jour du rapt des
enfants est resté gravé dans la mémoire collective. Ils savent que quelque part, un des
leurs aurait dû rester à Léo. Un autre rimaïbe nous relate un souvenir d’enfance où un
militaire originaire du pays gurunsi, avait été de passage à Thiou :

6 Cette précision apportée par l'informateur montre la pertinence des distinctions entre captifs achetés et
razziés puis leurs descendants, "nés dans la maison".

178
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

"Moi j’ai su que j’étais originaire de Léo par les griots. Et en 1974, il y a eu
la guerre Burkina-Mali et des militaires étaient venus ici. Il y a un camp ici
et il y avait un militaire qui était de Léo. Mes deux grand-frères étaient à
l’école primaire, et vers 17 heures, ils ont quitté l’école pour rejoindre la
maison. Le vieux militaire les a vu venir, il a vu leur démarche et il s’est dit
que ceux-ci doivent être issus de sa famille. Il les a suivis jusqu’à la maison,
il est arrivé, il a salué. Les vieux ont répondu, mais ils se demandaient
pourquoi puisque à l’époque on ne connaissait pas de militaire ici. Il a dit :
" j’ai suivi ces enfants depuis l’école parce qu'ils ressemblent à une famille
que je connais". Donc, on lui a donné une natte pour s’asseoir. Il s’est assis
et a dit qu’il avait appris à Léo qu’il avait des parents à Thiou. Il a expliqué
qu’il avait pensé que par leur démarche, les enfants étaient issus de cette
famille. Il était venu poser des questions pour savoir. Alors, le vieux lui a
demandé : "le nom de quel vieux vous connaissez ?" Et il a donné le nom
du papa de mon grand-père. Alors, comme la tombe est toujours là, on lui
a montré. A ce moment, il est parti se coucher sur la tombe et il était là en
train de pleurer. Pour moi ça ne voulait rien dire puisque j’étais enfant.
C'était des futilités, mais c’est à partir de ce moment que j’ai compris que
nous étions de Léo, en plus de ce que les griots ont dit" (S. Diallo, rimaïbe,
Thiou 2002).

La région de Léo, et plus généralement le pays gurunsi, a constitué un foyer de


captifs, non seulement pour les Peuls du Yatenga, mais aussi, semble-t-il, pour d'autres
sociétés telles que les Songhay-Zarma (Olivier de Sardan 1984). Faut-il en déduire que
les Gurunsi faisaient particulièrement l'objet de razzias ? Probablement pour la double
raison que peu organisés politiquement, ils ne disposaient pas d'un appareil de défense,
contrairement à leurs voisins moose, mais aussi parce que leur pratique animiste faisait
d'eux "des prétextes à la guerre sainte" (Meillassoux 1986). Quoi qu'il en soit, cette
facilité à parler de leur origine captive et ces démarches réflexives révèlent un intérêt
pour une autre histoire que celle qu'ils avaient jusque-là apprise de leurs maîtres. C'est
aussi la marque d'une émancipation qu'ils revendiquent. Le retour aux sources est
l'occasion de rétablir des liens de parenté rompus par l'histoire, amnésiés par la honte7.

7 Mais on l'a dit, ce rapport à l'histoire collective ne s'observe pas partout. Ce constat n'est pas sans
soulever quelques questions qui dépassent le cadre de cette recherche : comment se produit le besoin
collectif de connaître son origine, de renouer avec un monde oublié ?

179
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

b. La transformation des liens de dépendance.

Nous avons vu comment la hiérarchie sociale qui structure le monde peul s'est
formée historiquement et comment des liens de dépendance et de domination se sont
progressivement créés. Certes, dans bien des situations actuelles, ces liens se sont
distendus ou plutôt se sont tranformés. L'indépendance économique des rimaïbe leur a
donné des moyens de pression dont ils ne disposaient pas avant. Aujourd'hui, les
rimaïbe marquent leur émancipation sur le terrain même de leurs anciens maîtres (Botte
et al. 1999). Ils investissent dans un élevage traditionnel en confiant leurs bêtes aux
bergers peuls, et associent cette activité au commerce du bétail et à l'agriculture. On a
vu également que l'acquisition d'un savoir-faire technique par les rimaïbe des laobe leur
offre une activité dont ils peuvent vivre. Les rapports que les rimaïbe entretiennent
aujourd'hui avec leurs anciens maîtres sont comparables à une relation de parenté (sans
l'être) et ont comme tout lien familial, quelque chose de contraignant. Un rimaïbe qui
confie ses bêtes à "son Peul" ne rompra pas aussi facilement des liens
intergénérationnels sous prétexte que le berger a vendu une de ses bêtes. La contrainte
implique un devoir d'entraide, de secours. Cette logique est aussi celle qui justifie la
facilité des rimaïbe à rendre des "services" comme cultiver le champ du maître, réparer
son hangar... Il est difficile d'évaluer la teneur de ce que les rimaïbe appellent des
"services". S'agit-il d'un euphémisme pour ne pas évoquer une quelconque obligation
dans les travaux que les rimaïbe effectuent pour leurs anciens maîtres ? S'agit-il de
services rendus en contrepartie d'une sécurité économique et sociale que les maîtres
assurent parfois aux rimaïbe ? La réalité est certainement entre ces deux pôles. Les
maîtres, propriétaires de terres que les captifs cultivent aujourd'hui pour leur propre
compte, défendent les droits des rimaïbe quand surgissent des conflits fonciers.

En outre, pour ce qui est de la vie quotidienne, on doit distinguer les rapports
entre le chef et ses "sujets" (Olivier de Sardan 1984 : 85-108), de ceux des autres Peuls
avec leurs rimaïbe. La cour du chef, plus qu'ailleurs, est un lieu où sont réactivées la
hiérarchie et les conventions sociales correspondantes. Cet espace est rythmé au
diapason des visites qui se succèdent et les liens hiérarchiques peuvent s'observer à
travers le comportement des courtisans qui respectent des attitudes codées à l’égard du
chef. Le debere naaba, certains "rimaïbe", bijoutier et laobe, se rendent quotidiennement
dans la cour du chef pour le saluer. Si un hangar s'écroule, ils se mobilisent pour le

180
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

reconstruire. Quand le chef est entouré d'une dizaine de personnes, il propose la


préparation du thé et dirige généralement la conversation. Ceux qui souhaitent
s'entretenir en aparté se retirent à l'entrée de la cour. De plus, le chef de Thiou
s'entoure d'un personnel effectuant les tâches domestiques. En 2002, nous avons
constaté qu'un grand nombre de travaux étaient effectués par un cadet issu de la
maisonnée et les corvées de préparation des repas, attribuées à une adolescente issue
d'une famille de rimaïbe de Thiou. A notre retour en 2004, le frère cadet passant son
B.E.P.C., il avait été remplacé par un jeune dogon. Celui-ci était venu, selon le chef,
d'un village voisin pour lui proposer sa force de travail. Une charge de travail
importante reposait sur lui : corvée d'eau, travaux de construction, service des repas.
Payé la somme de 5 000 francs CFA par mois8, le jeune homme, corvéable à merci était
constamment chargé de petites commissions en ville, confiées par chacun des
membres de la maisonnée, l'obligeant à faire sans cesse des aller-retours. "On ne va pas
y aller nous même puisqu'il est là pour ça", nous expliquaient certaines jeunes filles de
la cour. La relation de subordination à laquelle est soumis ce jeune homme contraste
avec la relation de complicité entre la jeune rimaïbe chargée de cuisiner et les femmes
peules de la famille. L'absence de liens intergénérationnels entre ce jeune dogon à la
recherche d'un emploi explique-t-elle le peu de considération à son égard ? Faut-il voir
là une analogie avec les classifications émiques des membres de la classe servile où
l'étranger proposant sa force de travail serait assimilé au captif acheté d'antan ? D'une
manière plus générale, les rapports de servitude d'autrefois ont évolué de façons
diverses et parfois contradictoires. Quand certains s'émancipent et parviennent à
transformer les rapports de domination en rapports de dépendance, d'autres restent
soumis à des logiques de domination.

II. Le don et l'honneur dans l'espace public.

Dans la cour du chef et plus encore à l'occasion d'un rassemblement public


comme cette réunion, il nous semble que les assignations statutaires de chacun sont

8Cette information provient du jeune homme en question. Le salaire d'un instituteur est d'environ 75
000 francs CFA en début de carrière.

181
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

ravivées comme si laobe, rimaïbe et rimbe devaient pour l'honneur du groupe "jouer le
jeu" de la hiérarchie et remplir les tâches que supposent leur catégorie sociale.

1. Honneur et pulaaku

D'après Paul Riesman, le comportement des individus qui composent la société


peule est indissociable de leur appartenance sociale. Les groupes "non peuls"9 qui
forment la société globale tels que les nyeeybe ou les rimaïbe, participent par définition à
un corps social autre que celui des Peuls. "Le peul se définit ainsi en large mesure par
rapport à tous ceux dont il se différencie" (Riesman 1974 : 118). Selon l'auteur, les
Peuls considèrent que les groupes sociaux avec lesquels ils ont des rapports, possèdent
des caractéristiques stéréotypées et méprisables. Pour les Peuls, le comportement
d'autrui s'oppose au comportement du Peul idéal. Précisons bien que nous sommes du
côté des représentations et qu'il n'est jamais question pour Paul Riesman de parler des
comportements réels. Il ajoute que ce sont chez les rimaïbe que l'on trouve le plus
clairement exprimé le contraste avec les Peuls. Dominés par leurs besoins et leurs
émotions, noirs, gros, sans vergogne, naïfs, irresponsables et incultes seraient autant de
traits attribués aux rimaïbe, contrastant avec les traits des Peuls qui, par opposition,
devraient être clairs, sveltes, rusés, responsables, cultivés, dotés du sens de la pudeur,
maîtres de leurs besoins et de leurs émotions. "Dans la pensée peule, donc, il y a un
clivage absolu entre le pullo et le maccudo10, ce dernier étant considéré en quelque sorte
comme le contraire du premier" (Riesman 1974: 121). Par exemple, quand les griots
ont pour tâche de parler, chanter ou crier, cela s'oppose totalement aux règles de
bienséance de la "noblesse" peule. Il en va de l'honneur de chacun d'assumer sa propre
place. Voici ce que l'on dit d'un Peul qui s'est fait griot :

Si le Peul est devenu griot, c’est qu’il a perdu son honneur et on lui dira en
l’humiliant. Ceux qui se transforment en griot, on les appelle les tchapwarta,
c'est pire que le mendiant. Pour un Peul, c’est comme s’il bafouait son
honneur pour de l’argent. Et les laobe ne veulent même pas sentir cette
personne là. Les tchapwarta viennent même demander aux laobe. Or, celui
qui a l’habitude de demander ne veut pas que l’on vienne lui demander. Le
tchapwarta peut demander aux griots parce que c’est quelqu’un qui n’a pas

9 Haabe (sing. Kaado).


10 Maccudo (plur. maccube) : terme plus péjoratif que rimaïbe qui se traduit généralement par "esclave".

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Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

froid aux yeux. Ce genre de personne est capable d’enlever son pantalon et
de chier dans la cour, si on ne lui promet rien" (O. Gadiaga, laobe, Thiou,
juillet 2002).

La figure extrême du déshonneur apparaît ici à travers ce Peul qui par nécessité
a renié son statut de dimo. Il est décrit comme celui qui est prêt à enfreindre les règles
de bienséance les plus rudimentaires. Le tchapwarta est celui qui ne connaît pas la honte
et qui est capable du pire comme du plus humiliant. Ces paroles montrent l'importance
du devoir d'assumer son rang pour un homme. La rhétorique de l'honneur est
mobilisée pour signifier que quelqu'un doit respecter les règles que lui impose son
appartenance à une classe. Il en est de même lors de la réunion où l'honneur est
invoqué comme registre de persuasion. L'honneur doit être défendu pour éviter la
honte. On se rappelle des propos des griots pendant la réunion :

"Tu as trouvé la chefferie, tu as l'honneur d'être chef".

"S'il y a honte dans cette cérémonie, ce ne sera pas celle du chef mais celle
de tous les Diallube".

"Si tous les Peuls veulent venir ici, c'est l'honneur du chef de Thiou mais
c'est aussi votre honneur".

"Si tu mens pour un dimo, que tu dis qu'il a fait ce qu'il n'a pas fait, tu l'as
insulté, tu ne l'as pas honoré".

Les notions de honte et d'honneur ont été bien étudiées par Fatoumata
Ouattara (1999) chez les Nanerge, un groupe senufo du Burkina Faso. Selon l'auteur,
Siige, traduit par "la honte", recouvre de nombreux sens allant de la honte au savoir-
vivre. Siige doit être envisagé comme un mécanisme de contrôle social : "les Nanerge
considèrent que l'évitement de siige doit être un combat quotidien". Ainsi "la face" de
toute personne doit éviter siige. La honte n'est pas contradictoire avec l'honneur. Au
contraire, "connaître la honte suppose implicitement de se conduire conformément
aux règles du savoir-vivre". Siige, la honte, joue comme un dispositif d'évaluation des
conduites des acteurs sociaux dans l'espace public (Ouattara 1999 : 23-24). Comme
l'affirme l'auteur, honte et honneur sont intimement liés, et ce, particulièrement dans

183
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

l'espace public. Cette idée apparaît dans de nombreuses études peules portant sur la
notion de pulaaku.

Pulaaku est une notion qui a attiré l'attention de nombreux anthropologues, les
pionniers étant Stenning (1959), Marguerite Dupire (1962, 1970) et Paul Riesman
(1974). S'intéressant à l'identité peule, ces auteurs considèrent que pulaaku est un
comportement adopté par les Peuls dans l'espace public. Pour Marguerite Dupire,
pulaaku est un "code socio-moral", une "manière de se comporter en peul", en bref,
"l'énoncé des actes et des situations à éviter (gace) et qui sont générateurs d'un
sentiment de honte (semteende, kersa)" (Dupire 1962 : 189). Les premières réflexions sur
l'identité des Peuls se penchant sur le terme pulaaku, y ont vu une notion fondamentale
pour comprendre la fulanité. Pour Paul Riesman, "pulaaku signifie non seulement les
qualités appropriées au Peul, mais encore et en même temps le groupe d'hommes peul
possédant ces qualités" (Riesman 1974 : 128). Ce deuxième sens, le "groupe
d'hommes", proposé par l'auteur sera longtemps délaissé par les anthropologues plus
attachés à analyser pulaaku comme un comportement. Dans une critique récente,
Mirjam de Bruijn et Anneck Bredveld (1996) réexaminent le sens de cette notion. Elles
constatent d'abord que les travaux de Stenning (1959), Marguerite Dupire (1962) et
Paul Riesman (1974) sont probablement à l'origine de cette tendance à considérer
pulaaku comme "la valeur centrale de la vie même des Fulbe" (De Bruijn et Bredveld
1996 : 795). Elles précisent que de nombreuses publications qui ont suivi celles de ces
trois auteurs, reprenent leurs interprétations selon lesquelles les éléments les plus
importants de pulaaku sont semtemde (la retenue, la réserve ou encore la honte), hakkilo
(l'intelligence), teddeengal (le respect) et munyal (la patience). Mirjam de Bruijn et Anneck
Bredveld considèrent que de nombreux chercheurs transposent l'interprétation de
pulaaku comme marqueur d'identité applicable à toute l'Afrique de l'Ouest. Ce désir
d'unification des Peuls a déjà fait l'objet d'une critique par Thomas Bierschenk à
Martine Guichard estimant qu'elle utilise le terme pulaaku sans se référer à la situation
locale. Thomas Bierschenk considère que pulaaku peut avoir des significations diverses
selon les régions (Bierschenk 1992 : 516).

Dans cette perspective, Mirjam de Bruijn et Anneck Bredveld proposent


d'analyser empiriquement ce concept, récusant ainsi la traduction de pulaaku par "code
moral et social". S'appuyant sur le cas des Peuls du Gourma, elles suggèrent que le

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Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

terme définit plutôt la "communauté des Fulbe" (de Bruijn et Bredveld 1996 : 814) dont
les membres sont cependant attachés à certaines normes sociales communes. Cette
interprétation est proche de celle des Peuls du Yatenga qui définissent pulaaku comme
"tout ce qui est Peul". Le chef de Todiam explique que l'on peut dire : "pullo, viens ici" ;
alors que l'on ne peut pas dire "pulaaku, vient ici parce que pulaaku désigne tout un
groupe". Il y a donc bien cette notion de population qui prévaut pour définir le terme
pulaaku. Comme Mirjam de Bruijn et Annek Bredveld, nous estimons que le terme
pulaaku ne doit pas être traduit partout par le comportement idéal du Peul. Ceci
n'empêche pas l'existence de représentations selon lesquelles certaines attitudes sont
attribuées à des catégories sociales. Nous rejoignons là certains points d'analyse de Paul
Riesman qui estime que la fulanité se définit en opposition aux stéréotypes attribués
aux autres classes sociales.

Marguerite Dupire et Paul Riesman insistent sur l'idée selon laquelle pulaaku est
un comportement qui se consent dans l'espace public. Selon Paul Riesman, pulaaku
correspond à une attitude de strict conformisme que les Peuls doivent adopter vis-à-vis
de certaines catégories de gens tels que les beaux-parents, les agnats lointains et la
plupart des hommes ou femmes de la génération du père ou de celle de l'enfant. Ce
devoir de strict conformisme s'oppose à la situation de parenté à plaisanterie,
dendiraagu, qui autorise certaines catégories d'individus à s'insulter et à adopter une
attitude de familiarité outrancière. Pulaaku et dendiraagu ont néanmoins un point
commun : ils appartiennent au domaine de ce que les Peuls appellent "la coutume" et
qui est également le domaine de la vie publique où la honte peut facilement advenir.
En effet, on dira d'un Peul qui a manqué à la pulaaku, qu'il a fait une chose honteuse.
Ce qui implique qu'il révèle une incapacité, une faiblesse.

Les représentations des rôles et statuts de chacun sont réactivées dans un


contexte de mise en scène du pouvoir comme dans le cas de la réunion décrite
précédemment. C'est un moment de la vie politique orchestré en scènes théâtrales,
avec ses personnages, ses discours, ses codes, son décor. Néanmoins, la réussite du
projet de rassemblement des chefs peuls semble nécessiter que chacun endosse son
rôle en donnant ce que la "coutume" impose (un bœuf, sa force de travail ou ses
paroles). Cette réunion est un lieu de contrôle des conduites et donc un lieu où les
codes structurent le jeu politique. Dans l'espace public d'abord, le chef parle peu, les

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Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

vieillards un peu plus et ce sont majoritairement les griots qui ont la parole. Paul
Riesman précise au sujet des griots que leur devoir même consiste à aider le Peul à
maintenir son identité (Riesman 1974). En effet, à plusieurs reprises, les griots
rappellent le devoir des membres de la société, à savoir, œuvrer pour la réussite de la
cérémonie et éviter la honte. Pour cela, ils utilisent plusieurs registres de persuasion.
D'abord, il y a l'histoire. On le voit tout au long de la réunion qui ne laisse de façon
effective que peu de temps consacré à l'organisation et aux motifs annoncés de la fête
qui se prépare. Nombreux sont les récits de généalogies et de batailles victorieuses
illustrant la force des Diallube. A quoi bon répéter une histoire que tout le monde
connaît ? Probablement pour que chacun fasse en sorte d'établir une continuité entre le
passé et le présent. Dans un univers où l'on n'est que le prolongement de ses ancêtres,
il est bon de rappeler que les aïeux ont fait preuve de courage et de solidarité. Si
l'histoire est un argument de persuasion essentiel, le griot vante les qualités morales du
chef qu’il désigne comme un homme capable de défendre les siens, de mobiliser un
réseau de relations. Il le présente comme celui qui est à la tête du groupe dont chacun
se doit de montrer la cohésion.

2. Le don comme action politique

Comme le considèrent certains anthropologues, le don a un langage multiple,


c'est un principe fondateur du lien social (Mauss 1924). Parce qu'il s'accompagne de
l'obligation de rendre, il crée l'endettement du receveur, qui se retrouve soumis au
donneur. En cela le don exprime le lien hiérarchique ou le consolide. Cette
interprétation ancienne (mais toujours d'actualité) de Marcel Mauss concernant la
pratique du don offre un angle de vue intéressant pour analyser la réunion. Il faut
insister sur la dimension politique du don qui apparaît en deux temps lors de la réunion
: le don est d'abord la contribution collective des membres de la société et ensuite un
instrument de rivalité entre les groupes peuls. Nous sommes dans le double rapport
que crée le don : il est à la fois rapport de solidarité et rapport de supériorité. C'est un
partage qui rapproche les protagonistes en même temps qu'il les éloigne parce qu'il fait
de celui qui reçoit l'obligé de l'autre (Godelier 1996). En d'autres termes, le don
apparaît comme un élément structurant les rapports hiérarchiques entre les différentes
catégories sociales. C'est aussi pour le chef, une manière de se faire plébiciter des siens
et de mettre à épreuve la rivalité implicite des chefs peuls.

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Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

Analysant d'une manière empirique le don11, nous sommes tentés de


décomposer son processus comme une action. Pour que les dons aux chefs peuls se
fassent, il faut qu'il y ait préalablement contribution des rimbe. Le chef ne peut
assumer à lui seul autant de présents, c'est pourquoi la générosité des "nobles" et par là
même, leur solidarité à l'égard du chef, est sollicitée.

"Le bienfait que le Peul puisse faire, c'est de donner un bœuf. Si le bœuf
protège de la honte, c'est un bœuf. S'il donne un bœuf, c'est le maximum
de son bienfait."

Si les Peuls proprement dit contribuent par des dons de taureaux, les autres
catégories sociales (laobe et rimaïbe) contribuent également. Ce que donnent les rimaïbe et
les laobe correspond à un processus identique, même s'il ne s'agit pas d'un bien mais
plutôt de service : la force de travail pour les premiers et la parole de persuasion pour
les seconds. C'est un peu un "discours coutumier", pour reprendre l'expression de
notre informateur. Il s'agit d'un discours public qui vise à attribuer à chacun les tâches
correspondant à son rang.

En tant que "gens de la parole", les griots occupent une place importante dans
le jeu du pouvoir et des dons qui en sont indissociables. Ils se mettent au centre du
dispositif politique : ils sont là pour faire des louanges, ils sont là pour dire ce que le
chef pense, ils sont là pour convaincre et rappeler à chacun ses fonctions. Comme les
Gens de la parole étudiés par Sory Camara (1992) en pays malinké, les griots ont une
fonction de médiation sociale et surtout politique. Selon l'auteur, aujourd'hui encore,
un chef s'adresse très peu directement au peuple. C'est au griot que revient la tâche de
le faire. En pays malinké, ce sont les griots qui transmettaient le discours de leur chef.
"Dans les conseils qu'ils tenaient au palais, ils ne s'adressaient aux ministres et à leurs
commandants que par la voix des gens de la parole "(Camara 1992 : 214). N'a-t-on pas
vu lors de cette réunion un vieillard, dont les paroles exprimées à voix basse, étaient
reprises à haute-voix par le griot ? Le noble, rimbe, en théorie, ne parle pas trop et ceci
coïncide d'ailleurs avec les règles de bienséances. Il ne faut pas être bavard, "on trouve
qu’il y a des gens à qui ça revient comme les griots", nous confie le chef.

11 Pour un état des lieux de l'anthropologie du don, voir Anne Attané (2003).

187
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Que l'autorité du chef s'érige comme telle face à sa population ne coule pas de
source, c'est l'objet d'un travail de persuasion, dans lequel, on le voit, le griot a un rôle
essentiel de transmission. Le griot provoque l'approbation populaire, mais celle-ci n'est
semble-t-il pas gagnée d'avance. Pour cela, son argumentaire s’appuie sur plusieurs
registres : le passé, l'honneur et le devoir d'éviter la honte.

"L'homme libre, les rimaïbe et les griots doivent s'associer comme


d'habitude. Il ne faut pas se dissocier en disant : "j'avais fait ceci ou cela et
je ne ferai plus rien", parce que si tu dis que tu aimes le chef, il faut donner
des preuves. Soit, tu parles bien et tu l'aides avec la parole, maintenant, si
tu as le physique, tu es fort, tu travailles pour lui ou tu as la fortune et tu
l'aides avec ta fortune"

Que les convives reçoivent des taureaux est la condition sine qua non pour que la
fête soit réussie. Le chef qui reçoit un tel don y comprendra que le chef de Thiou est
capable de mobiliser les siens. Son obligation de rendre n'en sera que plus forte.
Lorsque le griot affirme que "beaucoup seront là pour voir ce qui ne va pas", il évoque
l'envie inavouée des convives de voir que le chef de Thiou ne rivalise pas, parce qu'il
n'aura pas su organiser la fête, parce qu'il n'aura pas fait autorité sur les siens. Le chef,
par l’influence qu’il exerce sur les siens, assoit son pouvoir face à ses pairs et se ménage
une place de choix dans une future association de chefs peuls.

Le caractère ostentatoire de la fête qui s'organise est anticipé. A cette occasion


le chef doit montrer sa générosité. Nous avions vu par ailleurs que cette qualité est
presque intrinsèque au statut de chef (Clastres 1974). Selon cet auteur, le chef doit être
généreux de ses biens et ne peut se permettre de repousser les incessantes demandes de
ses administrés. "Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles". Les chefs sont soumis
au devoir d’hospitalité et de générosité. Ils ne peuvent déroger à cette règle. Il y va de
l’honneur du groupe et surtout du chef qui se doit de tenir son rang par ses largesses.

Qu'en a-t-il finalement été du rassemblement des chefs Peuls du Burkina, objet
de toutes les paroles et conjectures échangées lors de la réunion ? Nous n'avons pas été
présente le 13 mars 2004, jour de l'événement, mais, de retour sur le terrain au mois de
juin de la même année, nous avons pu néanmoins prendre la mesure de l'échec : le
rassemblement n'a visiblement pas été à la hauteur de ce qui était prévu. Un des
"organisateurs" nous avoue à demi-mot la triste réalité :

188
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.

"Tous ne sont pas venus parce qu’il s’est trouvé qu’il y a eu un


empêchement. Je crois que ça coïncidait avec l’anniversaire de
l’intronisation du chef de Lankoy et je crois qu’il y a eu un décès quelque
part qui a fait que le gens ne sont pas venus. Mais la réunion a quand
même eu lieu, l’assemblée générale a eu lieu" (Diallo S., rimaïbe, Thiou, juin
2004)

Tous les chefs peuls du pays étaient prévus et finalement, seul celui de Barani a
répondu à l'appel. L'initiative du chef de Thiou, qui a tenté de donner une grande
réception où devaient s'élaborer des stratégies politiques, n'a reçu qu'un écho timide.
Pourquoi un tel échec ? Il nous semble que ce fiasco est la preuve que des enjeux de
pouvoir se font sentir dans le champ des chefs "traditionnels" et qu'il n'est pas aisé
pour un chef de se hisser au devant de la scène. Participer à la cérémonie et répondre à
l'invitation aurait été pour les chefs peuls une forme d'approbation au leadership du chef
de Thiou dans l'association.

189
Chapitre 6. Du cour tage à l'ombre
d e la chefferie.

Notre propos sera de montrer dans ce chapitre que la chefferie diallube peut
s'ériger en véritable réseau de courtage dans le développement. Cette institution
traditionnelle constitue un socle sur lequel le chef ou ceux qui se réclament de la
chefferie, pourront s’appuyer pour mener à bien des projets de développement. Les
stratégies développementalistes qui s'opèrent à l'ombre de la chefferie bénéficient du
fait que le chef est à la fois un médiateur politique et un intermédiaire du
développement. Le chef met ses moyens de captation et de redistribution de la rente
du développement au service de son pouvoir, il renforce des positions sociales
anciennes. Quant aux acteurs issus de la chefferie, ils se servent de leur appartenance
cheffale pour mettre en place des projets de développement. D'une manière générale,
les stratégies de réussite s'ancrent fortement dans un discours qui évoque la marginalité
des Peuls.

I. La chefferie entre développement et politique.

1. Politique de développement : du global au local.

Au sortir de la colonisation, les pays africains indépendants entrent dans de


nouvelles logiques de rapports économiques avec les pays qui les avaient colonisés : des
politiques de développement se mettent en place dans les hautes sphères des Nations-
Unies. La "décennie développement" décrétée en 1961 à l'Assemblée Générale des
Nations-Unies par le Président Kennedy devait faire sortir les pays du Tiers Monde de
la pauvreté en dix ans. Plusieurs doctrines s'opposent pour la réalisation de ces pieux
objectifs. Des théories néomarxistes aux approches libérales en passant par les postures
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

néokeynesiennes1, de multiples politiques de développement s'instaurent dans le


monde. Les économistes tiers-mondistes mettent en évidence les effets de la
domination exercée sur les pays en développement. Ils prônent un développement
auto-centré, basé sur la substitution d'importations, une forte intervention publique et
la réforme agraire (collectivisation ou redistribution des terres). Les économistes
néokeynesiens quant à eux, souhaitent une dynamique de croissance lancée grâce à une
action volontariste de l'Etat et au financement des institutions internationales comme
la Banque Mondiale. Ils accordent de l'importance à l'exportation des techniques et à
l'éducation de masse. Il s'agit pour eux de stimuler les pôles de croissance, de favoriser
l'industrie en s'appuyant sur des filières porteuses. Finalement dans les années 1980, les
politiques libérales sont proposées comme solution à l'échec constaté des propositions
précédentes. La Banque Mondiale et le F.M.I. adoptent une nouvelle stratégie devant
permettre de diminuer la dette, l'inflation et le poids de l'Etat. C'est le "consensus de
Washington" : tout crédit est désormais subordonné à l'adoption de "Programmes
d'Ajustement Structurel". L'aide est déterminée par le respect de critères : la baisse des
dépenses publiques, la maîtrise de l'inflation, la libéralisation des prix, l'ouverture des
économies vers l'extérieur, la privatisation…Pendant près de quinze ans, plus de 60
pays d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique vont être soumis aux programmes
d'ajustement structurel avec des résultats très contrastés selon les continents. En
Afrique l'échec est probant.

Les années 1990 marquent alors un nouveau tournant dans les rapports
économiques entre les anciennes colonies et les pays européens. Les tenants de la
Banque Mondiale considèrent désormais que les politiques de développement ne
doivent pas être appliquées par le "haut". Au nom de la démocratisation et de la
décentralisation, et pour court-circuiter les Etats jugés corrompus, les financements
provenant de l'occident sont directement affectés à l’échelle locale. La politique d'aide
doit mobiliser différents acteurs : la société civile, c'est-à-dire des associations, mais
aussi l'Etat, les collectivités décentralisées et les investisseurs. La notion de
gouvernance rayée du vocabulaire pendant plusieurs siècles fait un retour fulgurant sur
la scène internationale. Elle suppose en filigrane, la "bonne gouvernance". Si les
nouvelles normes de la Banque Mondiale ne favorisent pas pour autant la croissance

1 Ces postures s'inspirent des théories de Keynes, économiste du XXè favorable à une régulation par
l'Etat pour rétablir les équilibres macroéconomiques.

191
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

des pays d'Afrique, elles provoquent une mutation des institutions africaines :
décentralisation, développement des associations, transfert des compétences vers des
acteurs privés… Le processus de décentralisation s'opère avec un succès relatif et
s'accompagne d'une réorientation de l'aide internationale vers les collectivités locales,
d'une multiplication des services déconcentrés de l'Etat (Blundo et Jacob 1997) et donc
de représentants du pouvoir à l'échelle villageoise. De la nouvelle donne économique
issue de la réorientation des ressources de l'aide au développement naît tout un
ensemble d’acteurs capables de servir d’interlocuteurs entre les populations à qui sont
destinés les projets et les bailleurs occidentaux. Les politiques d’aide au développement
ont progressivement donné aux activités de courtage une dimension économique sans
précédent (Bierschenk, Chauveau et Olivier de Sardan 2000). Le Burkina Faso est à ce
titre un des pays les plus concernés par ce processus, les O.N.G. y sont très présentes
et les courtiers se sont multipliés jusque dans les villages les plus reculés.
Thiou, en tant que commune rurale dotée d'un préfet-maire, offre un exemple
révélateur de ce que peut être la gouvernance locale. Pour les uns c'est une petite ville,
pour les autres c'est un gros village, mais il est certain que la localité a tout de la ville
émergeante : les marchés de bétail et de biens ordinaires se tiennent tous les trois jours
; petits commerces et services administratifs ne manquent pas. Préfet, police, douanes,
commissariat, écoles, dispensaire et autres services techniques déconcentrés de l'Etat
occupent majoritairement l'espace situé au sud de "la grande voie". Cette route qui relie
Ouahigouya à Koro au Mali, est bordée sur cent mètres de lampadaires éclairant les
quelques boutiques et kiosques qui y sont installés. En ce lieu précis, l’automobiliste de
passage pourrait croire être en ville, si quelques mêtres plus loin il ne retrouvait pas les
braiements d'ânes et gloussements de poules habituels de la campagne. En outre, il y a
à Thiou un fourmillement associatif au point que l'on ne saurait compter le nombre
d'associations qui y ont tenté des projets. On peut citer parmi les plus fameux, le "Six-
S" (Savoir Se Servir de la Sécheresse au Sahel et en Savane), l'association "ECLA" (Etre
Comme Les Autres) qui organise des campagnes de reboisement, d'assainissement et
d'aide aux handicapés. Plusieurs mouvements musulmans y sont établis ainsi que
l'église protestante des Assemblées de Dieu. De tout cela découle une présence
internationale importante. On nous confie que Coopération 92, "l’O.N.G de Pasqua", a
construit des forages à Thiou. L’association est semble-t-il fortement ancrée dans le
Yatenga et nous avons constaté au cours de nos séjours que le chef de Thiou entretient

192
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

toujours des relations avec certains membres de l’O.N.G qui lui rendent visite. Le chef
justifie le maintien de ces liens par la colonisation : "on préfère travailler avec ceux que
l’on connaît et qui nous connaissent. Comme c’est le colonisateur, il y a un lien
culturel". Cependant, la coopération suisse y est également très présente, finançant des
projets tels que le programme d'alphabétisation en fulfulde ou les micro-crédits octroyés
au Six-S pour des groupements exploitant le "périmètre irrigué".

Comme l'ont bien montré Thomas Bierschenk, Jean-Pierre Chauveau et Jean-


Pierre Olivier de Sardan (2000), la rente du développement transite par des
intermédiaires, les "courtiers en développement", qui ne se confondent pas avec les
appareils politiques et administratifs classiques. D'une manière générale, les courtiers en
développement sont des acteurs sociaux implantés dans une arène locale. Ils servent
d'intermédiaires pour drainer des ressources extérieures relevant de l'aide au
développement. Les courtiers sont les porteurs locaux de projets. Ils constituent
l'interface entre les destinataires du projet et les institutions de développement. Ils sont
censés représenter la population locale (Bierschenk et al. 2000). Les auteurs précisent
également que le concept de "courtier" est purement analytique et "ne renvoie ni à un
statut réel, ni à une position institutionnelle officielle ou officieuse, ni à une notion
"émique"qui mobiliserait des représentations conscientes chez les intéressés. Personne
n'est promu courtier, personne ne se considère comme courtier". Ceci n'enlève
pourtant rien au sens que ce concept a dans la réalité. Dans un village comme Thiou les
associations sont aussi nombreuses que les courtiers en développement, lesquels
appartiennent à des réseaux différents : la coopérative paysanne, les fonctionnaires de
santé, les confessions religieuses et la chefferie. Dans ce réseau de courtage, le chef a
bien évidemment une place particulière en ce qu'il est à la fois un médiateur politique et
un médiateur du développement. A de nombreux égards, il peut jouer de ce double
lien.

2. Un courtier enturbanné

a. Un chef formé loin de chez lui

Jibril Diallo, l'actuel chef des Diallube, a passé son enfance à Thiou d'où il part
en 1975 pour entrer en classe de 6ème. Cette année marque le début d'une longue
expérience hors de Thiou, il n'y reviendra définitivement qu'en 1997. Son parcours

193
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

scolaire l'emmène jusqu'en terminale A, après quoi il se rend à Banfora. Là-bas, il est
embauché comme électricien à la SOSUCO, principale société de fabrication de sucre
du pays. Il y reste trois ans. En 1984, il part pour Abidjan, ses premières expériences de
vendeur ambulant de poisson au port de pêche l'ouvrent à toute la Côte-d'Ivoire. Sa
découverte du pays est riche d'enseignements : commerce, dédouanement et transit de
voitures en provenance d'Europe pour la sous-région, assurances pour le
dédommagement des victimes d'accidents de la circulation, sont ses principaux
domaines d'activité. Il démissionne pour se rendre à Lomé où il rencontre des Français
pour lesquels il devient intermédiaire dans la vente de tambours fabriqués au Burkina.
Cette expérience le propulse en France où il fait un bref séjour : Bordeaux et Poitiers
sont ses principales destinations. Il rentre à Thiou quelques mois avant son
intronisation en 1997. Il affirme ne pas avoir tenu à être chef : c'est plutôt un devoir
auquel il a été préparé toute sa vie sans le savoir. Etre chef change radicalement la vie.
Il faut troquer le jean contre le grand boubou, les souliers contre les babouches et
comme l'affirme le chef, "ça n'a pas été facile de s'adapter". Lors de son intronisation,
"les Diallube" lui proposent 48 femmes, il en choisi une, Awa avec qui il a deux enfants
(Ousseni dit vieux et Bouba), son second mariage ne se fera qu'en 2001 avec une Peule
mauritanienne née au Burkina, de cette union naît Sambo, en août 2002. Le chef a fait
le pèlerinage à La Mecque mais dit ne pas vouloir porter le titre de El Hajj parce que
pouvoir religieux et politique doivent être distingués.

Le chef est instruit et parle plusieurs langues, il est jeune et s'est beaucoup
"baladé", il a côtoyé des milieux culturels différents. C'est un homme de réseau qui
cumule ses propres relations et celles de son défunt père. Comme le courtier en
développement typique, le chef a acquis une expérience "ailleurs", ainsi qu'"un savoir-
faire, un savoir-parler ou un savoir-vivre s'accommodant en partie de cultures
hétérogènes" (Bierschenk et al. 2000). Nous sommes donc dans l'univers de ce chef,
loin des chefferies rétrorades cultivant l'illetrisme afin de conserver ses privilèges
(Hahonou 2002). Ici un grand attachement est accordé à l'école. L'expérience acquise
hors de chez lui va contraster avec sa nouvelle vie de chef qui exige de s'ancrer dans
un univers villageois.

194
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

b. L'intronisation : "le jeu du pouvoir"

Généralement, la cérémonie d’intronisation d’un nouveau chef, fijirde laamu2


s’organise une semaine après le décès du chef précédent. Lors de l’enterrement, on
s’informe déjà des éventuels prétendants à la chefferie :

"Tout commence le jour des funérailles du chef défunt. On remercie les


gens qui sont venus, puis on se donne rendez-vous peut-être une semaine
après, on se retrouve avec toute la famille et tous ceux qui peuvent ; et on
dit : "il est temps maintenant que l’on trouve quelqu’un pour succéder au
défunt chef". Chez moi, sur 106 personnes qui étaient réunies, il y en avait
au moins cent une qui avaient dit de faire comme d’habitude, c’est-à-dire
de remettre ça au premier fils du chef" (Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002).

Entre l'enterrement d'un chef et la désignation officielle de son successeur, les


candidats mettent en place des tactiques politiques, la première étant de rechercher le
soutien du Yatenga Naaba. Les rivaux du chef, ses oncles, se rendent alors à
Ouahigouya pour obtenir le soutien du Yatenga Naaba Gigma :

"Ils sont allés voir Naaba Gigma pour la chefferie. C’est comme un coup
bas. Ils y sont allés à l’avance sans que nous sachions. Quand on a appris
cela, on est allé voir le Rasam Naaba chez lui, l’informer du décès du chef
peul. Nous voulions suivre la hiérarchie Le Rasam Naaba s’était plaint que
les oncles aient informé Naaba Gigma du décès du chef de Thiou sans
passer par lui. Il nous a proposé de nous accompagner chez le Naaba
Gigma. Il y avait moi, un oncle du chef, le bijoutier et un des ses petits
frères. Le chef ne pouvait pas bouger d’ici, mais c’est lui qui nous a dit d’y
aller. Quand on est arrivé, on lui a expliqué le problème. On lui a dit :
"nous ne sommes pas venus te demander la chefferie à Thiou, nous en
savons et toi aussi tu en sais". Il nous a dit que n’importe quelle personne
qui viendrait ici pour lui donner quelque chose pour avoir la chefferie, qu’il
le prendrait, mais qu’il ne s’en mêlerait pas. Il a dit que ça ne le regardait
pas. Depuis la bataille de Thiou, il y a une alliance qui continue encore,
c’est pour cela que Naaba Gigma a dit qu’il ne voulait pas s’en mêler" (S.
Diallo, rimaïbe, août 2004).

2 Du fulfulde : fijirde, le"jeu" et laamu, le "pouvoir".

195
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

L'épisode de la bataille de Thiou (cf. chapitre 4) et l'aide que les Diallube ont
apporté à Naaba Bulli a scellé l'alliance entre le chef des Diallube et le Yatenga Naaba,
tant que seront intronisés des descendants de Naaba Bulli. Les paroles de ce partisan
du chef montrent que cet épisode de l'histoire est convoqué pour convaincre le
Yatenga Naaba de ne pas intervenir dans la vie politique de Thiou. Finalement Jibril
Diallo est désigné et son intronisation est célèbrée en avril 1998.

L'événement3 s’est déroulé dans la cour royale. Les premières images nous
offrent le portrait du debere naaba avec sa lance, dans un après-midi déjà animé par la
musique du hoddu et des calebasses. Les griots s’en donnent à cœur joie pour accomplir
leur rôle : louer les nantis, les combler de flatteries en rappelant à l'assemblée les
épopées de leurs vaillants ancêtres. Le nouveau chef est vêtu d’un grand boubou blanc
et coiffé du turban noir, symbole de la chefferie. Ses lunettes, tout en le voilant,
accentuent un regard sérieux. Bientôt l’ambiance musicale va laisser la place aux benda4
puis aux Dogons. Soudain un griot déchaîné prend la parole au micro pour faire les
louanges du chef peul de Djibo. Beaucoup de personnalités sont venues de loin et le
moment est arrivé pour "les représentants de Thiou" de leur souhaiter la bienvenue
dans une succession de discours protocolaires.

C’est El Hajj Ousman Diallo qui va commencer. Celui-là même qui assurait
l’intérim du chef défunt dont la fonction de préfet ne laissait guère le temps de résider
à Thiou. "C’est toute la famille des Kabakoy5 qui m’a donné la parole pour remercier
ceux qui sont venus : les délégations de Yamasoukro, Abidjan, Bobo Dioulasso,
Ouahigouya, Koudougou, Djibo, Tondomayel et le représentant de Baraboulle… ".
D’autres personnalités prennent le relais comme le chef coutumier de Kalo. Après
avoir salué avec ferveur les autorités administratives, le notable fait remarquer qu'il
entend assumer son rôle de représentant du Yatenga Naaba en rappelant que la
cérémonie a réuni tous ces gens "pour la tradition". Ponctuées par les tambours des
benda, les déclarations se relaient et enfin, le représentant du chef de Thiou s’exprime
en son nom. Le message insiste sur la nécessité de promouvoir l’association des
autorités "traditionnelles" aux autorités "modernes" : "le chef coutumier est autant au

3 Nous avons observé la cérémonie grâce au film amateur fait à cette occasion à la demande du chef.
Nous avons conscience qu'une telle source n'est que partiellement satisfaisante, mais elle nous informe
sur les acteurs présents et le discours officiel du nouveau chef.
4 Bendre (mor., Plur. Benda) : tambourinaires moose.
5 Surnommé Kabakoy, le vrai nom de ce chef était Paate Diallo.

196
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

service de sa population qu’un service public". Il manifeste ainsi son désir de


"collaborer avec les autorités administratives pour un développement durable". Le
discours, traduit ensuite en fulfulde puis en moore, donne les lignes directrices d'une
action tournée vers l'Etat et le développement sans omettre le maintien des "valeurs
traditionnelles". D’ailleurs, les gens présents à la cérémonie sont autant de chefs (chefs
peuls de Djibo, Tondomayel, Baraboulle, Yatenga Naaba…), que de personnalités
administratives (préfet, haut commissaires, maires, directeur général de
l’environnement et de l’eau, l'adjudant major de l'armée), en passant par quelques
personnages dont la réussite sociale ne manque pas d’agrémenter le réseau de relations
qu’un chef "coutumier" ambitieux se doit d’avoir : députés, docteurs, et le patron de
l’hôtel restaurant dancing radio de Ouahigouya, "L’Amitié". Les remerciements et
présentations alternent avec les danses des rimaïbe rythmées par les guitares des griots6
et des Moose7, les sons des calebasses et des kema. Alors que le nouveau chef trône
comme un roi, les artistes le saluent, d'abord engoncés dans des attitudes protocolaires
puis, emportés par le rythme, ils poursuivent en dansant. La nuit tombe sur la musique
des griots de Thiou et de Bahn. Le chef ressort avec une nouvelle tenue : un grand
boubou bleu et sa chéchia sur la tête remplaçant un turban maintenant tombé sur les
épaules. Les effets des invités sont mûrement réfléchis, chaque délégation étant parée
de la couleur qui la représente. Les chants et les danses deviennent la principale source
d’attraction des invités qui se plaisent à regarder les griots exhiber leurs billets
fraîchement gagnés. Le film de la cérémonie du fijirde laamu s’achève sur le discours du
porte-parole de la délégation d’Abidjan dans une ambiance de fin de soirée.

Cette brève description de la cérémonie d'intronisation montre que cet instant


est l'occasion pour le chef de diffuser une certaine image de lui : celle d'un homme
associant avec succès tradition et modernité, développement et politique. Le chef se
met en scène comme un dépositaire de la tradition, un représentant des Diallube, c'est
d'ailleurs ainsi qu'il est considéré ; mais il se montre aussi comme un homme capable
de mobiliser des réseaux issus de la bourgeoisie urbaine, des affaires et du monde
politique. Son discours est d'ailleurs semblable à celui d'un homme politique :
consensuel et développementaliste. La cérémonie d'intronisation est un moment qui
permet au chef de renvoyer à la collectivité une certaine image de lui, une certaine

6 Hoddu (ful.)
7 Kunde (mor.)

197
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

conception de son rôle de chef. La présence de personnalités issues du monde


politique montre qu'avant d'être un médiateur du développement, le chef est un
courtier politique.

3. La médiation politique

a. L'école une passerelle entre hier et aujourd'hui

Les chefs, hier comme aujourd'hui ont un rôle de médiateur politique. Un bref
retour à l'époque coloniale suffit pour rappeler que les "chefs de canton", étaient
autrefois les interlocuteurs privilégiés de l'administration coloniale (Chapitre 3). Avec
les représentants et interprètes, ils font partie de ces personnages qui "ont largement
détourné et amplifié la fonction prescrite par le dispositif colonial et contribué à
orienter les politiques et les pratiques coloniales dans le sens de leurs intérêts ou en
fonction de leurs propres systèmes de représentation politique" (Bierschenk et al. 2000
: 6). A Thiou particulièrement, il n'était pas rare qu'avant de prendre le turban de la
chefferie, les futurs chefs assurent la fonction de représentant du chef. C'est ainsi qu'ils
assimilaient sur le long terme leurs devoirs liés à la chefferie. Les chefs désireux de
nantir leur fils avaient tout intérêt à lui attribuer cette fonction et ceux qui s'estimaient
héritiers légitimes y voyaient un moyen de gagner la confiance du colonisateur. Aussi,
avant d’être chefs, Boukari, Sambo et Amadou (1959-1975) ont occupé les fonctions
de représentant du chef auprès de l’administration coloniale. Ils ont certainement
profité de leur position privilégiée pour se garantir leur place future à la tête de la
chefferie. Les chefs de Thiou qui se sont succédés offrent le portrait typique du
médiateur politique de l'époque coloniale.

L'école a joué un rôle primordial pour établir une continuité entre l'époque
coloniale et aujourd'hui. Bien qu'ils n'étaient pas allés eux-mêmes à l'école, les chefs de
Thiou ont perçu les enjeux de la scolarisation pour intégrer le monde des élites :

"Notre premier parent qui a fréquenté l’école, c’était vers les années 1918.
C'était sous Jibril je crois, mais c’est surtout Sambo qui a forcé les gens à
aller à l’école" (Chef de Thiou, Thiou, février 2004).

Aujourd'hui, l'analyse que les gens font de l'ancienneté de la fréquentation des


bancs de l'"école du Blanc" est toujours corrélée avec leur piètre pratique de l'islam.

198
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

Particulièrement à Thiou où les Diallube reconnaissent volontiers leur islamisation


tardive comparativement aux Tooroobe de Todiam qui, rappelle-t-on toujours, n'avaient
pas d'école jusqu'en 2001. C'est à ce titre que certains de nos interlocuteurs pratiquent
l'autodérision avec facétie disant que les Diallube n'étaient pas des musulmans comme
les Tooroobe : "ils pillaient, faisaient la guerre et pintaient du dolo". D'ailleurs, les
traditions s'accordent sur le fait que l'islamisation massive des Diallube, a eu lieu avec
Boukari, c'est-à-dire au début du XXè siècle. C'est avec Sambo, le fils de Boukari, que
les enfants auraient été poussés à fréquenter l'école. Pourtant, ce chef n'a semble-t-il
pas imposé cet ordre à sa progéniture puisque Amadou, son fils et successeur, n'était
pas scolarisé. Ousseni, né en 1929, qui succède à Amadou, a définitivement entériné la
tradition scolaire en suivant même une carrière d'administrateur. Beaucoup de ses fils
ont poursuivi des études. S'il l'on considère la place de l'école au fil du siècle dernier, il
n'y a aucun doute qu'elle a été valorisée au fil du temps, avec quelques reculs et
accélérations liés à la personnalité des chefs, à leur rapport à l'administration coloniale.
Aujourd'hui, les jeunes gens vivant dans la cour "royale" sont au collège, filles comme
garçons. La scolarisation est pour eux une banalité, c'est aujourd'hui une composante
du processus d'éducation et de socialisation de l'enfant, même s'il n'en allait pas de
même au début du siècle où le choix de l'école "étrangère" se trouvait être un véritable
"calcul" (Bayart 1989).

A Thiou comme dans beaucoup d'autres régions d'Afrique de l'Ouest, l'histoire


coloniale africaine a aussi montré que des groupes particulièrement attachés à la
religion du prophète ont accepté l'école du Blanc comme un compromis, choisissant
parfois d'y envoyer un membre de l'aristocratie (et souvent leurs captifs). Le roman de
Cheik Hamidou Kane, dans lequel le personnage principal, un Peul, allie dans un
tiraillement interne, sa découverte de la philosophie à sa foi religieuse, en est un bon
exemple. On a vu qu'à Bandiagara, envoyer les fils de chefs à l'"école qui fait des
mécréants", était vécu comme une hérésie. Dans ses Mémoires (tome 1), Hamadou
Ampâté Bâ raconte le mécontentement généralisé qu'avait engendré le devoir de
fréquenter l'école, tant et si bien qu'on y envoyait les captifs. S'agissait-il "d'une
intelligence politique" que d'envoyer ses enfants à l'école comme l'affirme Jean-
François Bayart (1989 : 158) ? Ce politologue montre que cela pouvait être parfois le
cas. En effet, des régions comme le Nord-Cameroun où l'aristocratie peule a persisté à
envoyer les enfants de basses conditions, se sont condamnées à abandonner à une

199
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

nouvelle élite la conduite des affaires lors de la décolonisation. "Nous verrons ainsi ce
siècle habité de princes éclairés jusqu'à en devenir "rouges", et de roturiers
révolutionnaires non moins décidés. L'habileté et l'audace de leur calculs ont pu faire
long feu" (Bayart 1989). Contrairement à ce qu'affirme l'auteur, nous montrerons que
le choix de l'école coranique s'est avéré par la suite être un calcul faisant la preuve de
son "intelligence politique" permettant l'insertion dans la hiérarchie confrérique et une
autorité spirituelle reconnue au niveau local (cf. troisième partie). Confier son enfant à
un type d'enseignement particulier favorise une certaine vision de la reproduction
sociale. C'est un choix politique.

Photo 5 : Ousseni Diallo, chef de Thiou (1975-1998), dessin de Laurence Jalin.

Si l'on poursuit le fil de l'histoire, après les Indépendances, la chefferie de


Thiou, en envoyant ses enfants à l'école, a produit des élites de fonctionnaires. Parmi
eux, le chef Ousseni Diallo (1975-1998) en est une illustration frappante. Avant d'être
chef, il occupe ses fonctions d'administrateur dans plusieurs département. En 1972, il
seconde le préfet de Thiou. Un document de l'inspection générale des affaires

200
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

administratives8 de la subdivision de Thiou, daté du 10 mai 1972, mentionne que ce


territoire est dirigé par Dicko Hamma Amadou et assisté d’une délégation spéciale de
deux membres dont Diallo Ousseni Sambo, né en 1929. Ce dernier sera chef de Thiou
trois ans plus tard, en 1975. A l'image des représentants du chef qui préparaient leur
trône à l'époque coloniale, la fonction d'assistant du préfet occupée par Ousseni l'a
peut-être avantagé dans sa "quête du turban". Quand il l'obtient en 1975, sa carrière
d'administrateur ne cesse pas pour autant. Bien au contraire. Ousseni Diallo cumule
son statut de chef avec celui de préfet dans d'autres départements et s'absentera
fréquemment de la "cour royale". Les vingt-trois années de règne de ce chef sont celles
d'une carrière politique qui l'ouvre à un ensemble de relations nationales et
internationales. Il tisse des relations avec l'association Coopération 92 qui reste
aujourd'hui en contact avec son fils, l'actuel chef. Il développe des liens avec la
coopération suisse alors qu'elle finance des actions en faveur des pasteurs à
Ouahigouya avec l'A.P.E.S.S.9, une association active dans de nombreux pays d'Afrique
de l'Ouest. Le parcours du défunt chef Ousseni Diallo montre qu'une carrière politique
est loin d'être incompatible avec celle de chef traditionnel. Au contraire, les deux
fonctions sont plus que jamais complémentaires. La perméabilité des sphères
traditionnelles et politiques comporte une contrainte pour un chef : il doit se soumettre
à des logiques de clientélisme politique.

b. Le clientélisme politique

Que les chefs traditionnels aient le plus souvent leur carte du parti au pouvoir
n'est une nouveauté pour personne et cela répond à des pratiques contemporaines de
clientélisme politique en continuité avec l'époque coloniale (chapitre 3). D'ailleurs le
titre même de chef de canton, bien que n’ayant plus de valeur officielle aujourd’hui, est
fréquemment revendiqué par les chefs. Doit-on y voir la manifestation de leur
nostalgie d’un temps où leur autorité était officiellement reconnue ou la revendication
d’un titre qui aujourd’hui légitime leur place dans les arènes politiques locales ? Le chef
de Thiou emploie indistinctement le terme "canton" pour désigner la chefferie dite
traditionnelle ou le chef-lieu de département et n’y voit que le continuum d’une logique
territoriale coloniale :

8 Archives de Ouagadougou, 8V180, 10 mai 1972.


9 Association Pour l'Elevage au Sahel et dans la Savane.

201
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

"Le plus souvent, se sont les cantons qui sont devenus des départements.
A part ceux qui étaient liés à la religion comme Todiam et Bosomnore et
qui ne voulaient peut-être pas de l’administration. Les chefs de canton sont
devenus des chefs lieux de département. […] Il y a eu un moment, dans les
années 70, où le chef de canton était élu. Mais à l’époque les candidats
étaient parmi les fils d’anciens chefs de canton ou ses frères ou ses enfants.
C’est toujours dans la famille royale du canton qu’il y a des candidats"
(Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002)

Le clientélisme politique était un moyen utilisé par le colonisateur pour


administrer la "brousse" et les chefs étaient, dans ce sillage, particulièrement sollicités
pour faire appliquer leur politique. L'administration tirait profit des règles de
succession généralement floues dictées par la coutume. Elle s'appuyait généralement
sur la pluralité des règles en vigueur pour mettre en place un chef de canton
complaisant :

"Parfois, ils choisissaient le plus influent qui pouvait être le frère du chef.
Ce dernier pouvait arranger davantage l’administration ou les hommes
politiques que le premier fils. C’est ce qui est arrivé ici, l’administration
coloniale a brouillé les pistes."

Tout se passe comme si la chefferie était en partie victime des effets de système
lui imposant des rapports clientélistes avec l'Etat datant de l'époque coloniale. Hier les
prétendants à la chefferie devaient se montrer capables de collaborer avec le
commandant de Cercle, aujourd'hui, il est préférable d'avoir sa carte au pouvoir pour
un candidat légitime en quête du turban. Aujourd'hui, les choix politiques des chefs
sont donc extrêmement contraints. Tous les chefs que nous avons rencontrés
reconnaissent leur proximité (plus ou moins effective) avec le C.D.P., le parti du
Président actuel, Blaise Campaoré. "Les chefs coutumiers sont souillés par la
politique", affirme le chef de Banh avec écœurement. A Thiou, une simple visite au
chef suffit pour remarquer le portrait de son grand-père Amadou accroché sur le mur
du fond, et symétriquement sur sa droite, une photo de Blaise Campaoré. D'un côté le
regard grave de l'ancien chef, de l'autre, le cliché présidentiel. La plaisanterie s'imposant
à ce sujet, le chef nous rétorque que c'est sa "femme qui aime trop Blaise". On voit ici
toute l'ambiguïté d'une appartenance politique à la fois revendiquée et inavouée. En

202
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

effet, il n'est pas aisé pour le chef de Thiou d'avouer son appartenance politique. Il
présente l'intervention de l'administration dans les affaires de la chefferie comme étant
résolument passive : "elle ne fait qu’apprécier la nomination du chef", nous explique-t-
il évoquant tout de même les "enquêtes de moralité" sur la personne à introniser.
"C’est pour savoir si la personne est de bonne moralité ou si elle a des antécédents
juridiques", nous dit-il d'abord pour finalement reconnaître le réel objectif de
l'"enquête de moralité":

"L’appartenance à un parti politique influence beaucoup sur la nomination


des chefs de canton. Depuis les indépendances, quand un chef de canton
décédait, si les candidats dans la famille avaient leur carte au pouvoir, ils
avaient plus de chances de passer" (Chef de Thiou, Thiou, août 2002).

Plus tard, le chef nous fait part de certaines visées politiques et d'une stratégie
d'avenir pour Thiou : que la localité atteigne des revenus nécessaires pour être promue
au rang de commune, condition sine qua non pour obtenir un jumelage avec une ville
européenne, duquel découle des ressources bien connues. Dans une telle éventualité, se
présenter aux élections municipales serait même envisageable. Le chef de Thiou
mesure les avantages d'une telle attache institutionnelle, autant pour ses propres
intérêts que pour ceux de sa localité. Le jumelage ouvre une commune à des ressources
et des projets de développement mais aussi à des échanges culturels avec l'Europe. En
effet, la décentralisation offre l'opportunité d'un changement social et économique et
d'une redistribution des pouvoirs à l'échelle locale. Elle fait comme on le voit ici l'objet
de stratégies anticipatives de la part du chef qui entend se positionner dans une
nouvelle arène politique locale. Il est à cet égard interressant de souligner que
contrairement à ce qui a cours au Niger, où les chefs coutumiers envisagent la
décentralisation comme un risque pour leurs pouvoirs et leurs privilèges (Hahonou
2002), elle est envisagé à Thiou comme une force pour la chefferie.

203
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

II. Sédentarisation, courtage et stratégies de


développement autour du fait minoritaire.

1. Les pasteurs marginalisés

a. Problématique des conflits entre agriculteurs et éleveurs.

Un climat de conflit entre éleveurs et agriculteurs s'est fait de plus en plus


intense dans certaines régions que l'on pourrait qualifier de sensibles. La Comoé au
sud-est du Burkina a été à cet égard le théâtre d'affrontements violents depuis les
années 1980 (Ouédraogo 1997, Hagberg 2000) et ne constitue qu'un exemple étudié
parmi tant d'autres ignorés. Ainsi pouvons-nous citer l'affrontement mortel ayant
opposé un agriculteur dogon à un berger peul dans le village malien de Koro pendant
l'hivernage 2002. Etant à quelques kilomètres d'ici, l'événement retentissait dans un
mécontentement général dans la cour du chef de Thiou, mais aussi dans les
communautés voisines qui s'identifiaient à l'une des victimes par rapport à leur propre
expérience d'agriculteur ou d'éleveur. Le sujet est bel et bien brûlant et les arguments
de part et d'autre sont recevables. Les passages des troupeaux font l'objet de conflits
récurrents : il existe des couloirs de passage, mais ceux-ci sont parfois abusivement mis
en culture et les troupeaux occasionnent des dégâts dans les champs, parfois à
l'incitation des bergers. Tous les cas de figures se produisent. Les agriculteurs qui
confient leurs animaux aux bergers et se retrouvent injustement responsables de dégâts
champêtres. Il y a aussi certains paysans qui déposent des produits toxiques pour que
l'animal qui broute leur champ le paie cruellement. Il arrive également que des bergers
volent des bœufs et les revendent à des agriculteurs qui les achètent à des prix
dérisoires en déniant leur origine. Toutes ces difficultés ne sont pas sans lien avec la
situation de haute densité démographique qui caractérise le plateau central burkinabè
de même que le pays dogon au Mali. Cette zone est qualifiée par Claude Raynaut
(1997) comme "une des plus fortes concentrations de population de la zone sahélo-
soudanienne" (Raynaut 1997 : 238). Ceci conduit en bien des endroits à des situations
de saturation foncière interdisant toute pratique de la jachère longue, réduisant les
friches au point de présenter un grave handicap pour les activités d'élevages privées de
nombreux espaces pastoraux.

204
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

Cette situation provoque un sentiment de mécontentement que résument bien


les paroles de cet agropasteur peul dont les ancêtres, ou plutôt leurs captifs, avaient
défriché le terroir :

"Le chef [moaga] de Sanga et moi, on ne s’entend pas depuis six ans car il a
fermé les pistes et les mares. Il empêche la pâture de nos animaux. Moi je
suis allé lui dire ainsi qu'au préfet et le problème est presque résolu parce
qu'ils ont ouvert une piste et une autre est en voie d’ouverture. […] On sait
comment étaient disposées les pistes dans le temps, mais c’est tout
simplement la domination qui fait que les Moose peuvent fermer les pistes.
C’est Jibril [ancien chef de Thiou] qui a installé les Moose à Sanga. Si ton
grand-père t’installe dans un lieu et qu’il est contre toi, c’est à cause de la
domination ! Le premier Moaga installé à Sanga a trouvé un rimaïbe qui
s’appelait Manga Sim et qui l’a accompagné chez Jibril. Quand on a montré
au Moaga où il devait s’installer, le rimaïbe est revenu voir Jibril en lui disant
: "tu m’as chassé de Sanga parce que tu as amené un Moaga près de moi".
[…] Ce sont les Moose qui ont fermé les pistes. C’est le chef [de Sanga] lui-
même qui a fermé les pistes et moi, je suis allé trouver son fils. Je lui ai
demandé s’il y avait une piste à Sanga pour les animaux excepté la grande
voie. Le fils a dit " il n’y a pas de piste à Sanga ". Moi j’ai répliqué : "ce sont
les propriétaires des animaux qui vous ont installés à Sanga et vous dites
qu’il n’y a pas de piste à Sanga ?" (O. Diallo, Sanga, août 2002).

Cet agropasteur installé à Sanga, à quelques kilomètres de Thiou, est issu d'une
lignée cheffale. Son discours montre que malgré le fait qu'ils ont concédé des terres aux
Moose s'installant après eux, les Peuls de Sanga sont dépossédés de leur droits fonciers.
Les Moose avaient reçu leurs terres du chef peul Jibril, mais ne reconnaissent plus
aujourd'hui les droits des Peuls, en l'occurrence l'existence ancienne de pistes de
passage. Cet interlocuteur considère que les Moose ont pris le dessus parce qu'ils sont
mieux représentés dans les sphères de l'Etat : "Si on dit gouverneur, c’est un Moose,
gendarme, policier, agent de l’élevage, des eaux et forêts, préfet, tout est Moose ; le Peul
n’a pas la parole devant tout cela". A y regarder de plus près, cet état de fait révèle que
la dégradation de l'économie pastorale s'explique en partie par les mesures limitatives
de l'Etat postcolonial en matière de pastoralisme.

205
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

b. Le foncier pastoral après les indépendances

Dans beaucoup d'Etats africains post-coloniaux, le mode de vie pastoral a été


relégué au second plan. Ainsi André Bourgeot constate-t-il que l’Etat postcolonial est,
plus que l’Etat colonial, en rupture totale avec les sociétés touaregs du Mali, du Niger
et de l’Algérie. Les frontières "flexibles et formelles à l'époque coloniale permettaient
toutefois la reproduction du système pastoral sur de très larges espaces nécessaires aux
activités de transhumance, à l'élevage extensif et aux échanges caravaniers sahariens et
transsahariens. Elles se sont rigidifiées depuis les indépendances pour finalement
aboutir à un récent bornage entre les Etats riverains" (Bourgeot 1989). Au Burkina, le
rôle de l'Etat sur la gestion de l'espace foncier s'est posé avec autant d'acuité au sortir
des indépendances. En effet, deux lois importantes sont promulguées en 1960 et 1963
en Haute-Volta et établissent progressivement que la terre appartient à l'Etat et que "le
domaine foncier englobe les terres peu peuplées ou éloignées des agglomérations ayant
fait l'objet d'aménagements spéciaux". Grâce à ces deux lois, l'Etat se constitue un
patrimoine foncier et rend difficile l'appropriation privée de la terre par les individus.
En 1984, le capitaine Thomas Sankara instaure le cadre général d'une Réorganisation
Agraire et Foncière (R.A.F.), établissant sans équivoque le principe du monopole
foncier de l'Etat. Un Domaine Foncier National est créé dès le premier article, incluant
les terres détenues en vertu des coutumes. Il fait du Domaine Foncier National une
propriété exclusive de l'Etat annulant les titres de propriété obtenus précédemment.
L'Etat se fait le propriétaire des ressources en eau et notamment des barrages et
aménagements hydro-agricoles, mais l'usage de l'eau pour satisfaire aux besoins
humains et aux productions animales ou végétales est libre. Cette démarche aménagiste
est appliquée aux ressources pastorales, définissant dans chaque région des "zones à
vocation pastorale". L'exploitation de ces zones exige la délivrance par l'administration
d'un "titre de jouissance" réservé aux groupements, aux associations et aux fermes
publiques (Art. 159). Ainsi, "à bien des égards, la R.A.F. est donc lourde et
centralisatrice", conclu Brigitte Thébaud (2002 : 245-247). Malgré une relecture de la
R.A.F. en 1991, le gouvernement n'apporte pas en matière de pastoralisme d'éléments
véritablement nouveaux sur le statut des pâturages. Au sortir de l'indépendance et dans
un mouvement continu jusqu'à aujourd'hui, les Etats se sont plutôt efforcés de durcir
la marge de manœuvre des pasteurs. On ne peut que constater à quel point les Etats
indépendants ont participé à la mise en déroute l'économie pastorale traditionnelle.

206
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

Analysant et comparant le code rural nigérien et la Réorganisation Agraire et


Foncière burkinabè, Brigitte Thébaud en arrivait au constat qu'"en s'appuyant sur un
corps imposant de mesures législatives, institutionnelles et réglementaires inadaptées -
voire franchement hostiles- au pastoralisme, l'Etat a tenté de se substituer aux pasteurs
dans la gestion des ressources sans pour autant apporter d'amélioration techniquement,
économiquement et socialement viables. Ce faisant, l'Etat a restreint les marges de
manœuvres dont disposent les pasteurs sahéliens dans le domaine foncier" (Thébaud
2002 : 252). En 2002, un texte de loi d'orientation relative au pastoralisme a été
promulgué par l'Assemblée Nationale. En 2003, six décrets d'application ont été
discutés dans des ateliers organisés par le ministère des Ressources Animales. Un des
ateliers régionaux s'est tenu en novembre 2003 à Ouahigouya. Le chef de Thiou y a
participé. Il apparaît que les six décrets d'application de la Loi de 2002 sur le
pastoralisme traduisent un souci de combler un vide juridique concernant le
pastoralisme, mais que les mesures confirment le souhait de l'Etat de contrôler et de
sédentariser les pasteurs. Dans l'avant décret de 2003 portant les modalités
d’identification et de sécurisation des espaces pastoraux d'aménagement spécial et des
espaces de terroir réservés à la pâture du bétail, il est stipulé dès l'article 2 que le décret
vise, entre autres, "la promotion de l'élevage, notamment la sédentarisation et de la
modernisation à terme de l'élevage traditionnel". Un autre décret vise à définir la
création, les attributions et le fonctionnement du Comité National sur la
Transhumance (C.O.N.A.T.). Ce nouvel organe a pour objet d'élaborer "la mise en
œuvre des stratégies en vue de l'organisation et de la bonne conduite de la
transhumance et de toutes les activités connexes". Il est chargé de "rechercher les voies
et moyens nécessaires à la sédentarisation progressive de l'élevage conformément à la
politique nationale". Ces quelques articles issus des décrets d'application de la loi sur le
pastoralisme montrent qu'en 2003, l'Etat ne s'est pas écarté de ses objectifs initiaux en
matière de sédentarisation des pasteurs. Il faut noter néanmoins que les mesures visent
à faciliter l'accès aux points d'eau pour les pasteurs. Il est notamment question de
donner un droit d'accès préférentiel aux éleveurs en cas de concurrence avec des
activités agricoles ou domestiques sur un point d'eau naturel ou artificiel et de réserver
des couloirs larges de 100 mètres pour leur accès. En cas de sécheresse, le décret
prévoit des mesures importantes comme l'ouverture des forêts classées ou encore la
sollicitation par les autorités locales des opérateurs privés pour l'accès à leur plan d'eau

207
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

par le bétail. Ces possibilités données aux éleveurs en cas de crise alimentaire
s'accompagnent cependant de démarches bureaucratiques lourdes pour l'éleveur qui
doit être muni de plusieurs pièces justificatives pour mener et faire entrer son troupeau
dans les forêts classées par exemple. Si l'Etat manifeste des efforts pour favoriser le
développement de l'élevage il est clair que cette activité doit, dans l'esprit du législateur,
être amenée à se moderniser, et surtout à devenir un élevage sédentaire. Comme nous
le verrons plus loin à travers l'exemple d'une association oeuvrant pour
l'alphabétisation et la formation des éleveurs peuls, ces contraintes imposées par l'Etat
ne leur échappent pas…

2. Mouvements culturels et alphabétisation : l'exemple de


l'A.S.E.S.

a. Le mouvement culturel, un réseau de courtage

D'une manière générale, dans le monde peul, des mouvements de revendication


identitaire, culturels ou ethniques se sont multipliés ces dernières années. Parmi les plus
connus, on peut citer "Tabital Pullaaku" au Mali (Fay 1999) et dans la même veine, les
rassemblements de plusieurs associations oeuvrant pour une défense de la langue
fulfulde à l'image de celle qui s'est déroulée au Bénin (Bierschenk 1995). Les
affrontements qui découlent de la cohabitation parfois difficile entre agriculteurs et
éleveurs (mais quand même souvent pacifique) sont toujours de bonnes occasions pour
s'organiser en mouvements présentés comme corporatistes mais, en réalité, a fort
ancrage ethnique. Les problèmes de cohabitation entre éleveurs et agriculteurs ne sont
certainement pas les seules raisons valables pour expliquer ce phénomène. Le statut
minoritaire des Peuls sous-représentés dans les sphères de l'Etat, la dégradation de
l'économie pastorale constituent d'autres facteurs concourant à l'émergence des
mouvements culturels. D'autant plus que ces mouvements obtiennent souvent gain de
cause auprès des bailleurs de fonds occidentaux et forment donc des réseaux de
courtage tout à fait efficaces. Comme l’a montré Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995)
dans sa typologie des courtiers en fonction de leur réseau. Il met en évidence
l'existence de quatre réseaux de courtage, à savoir les confessions religieuses, les
"cadres" originaires d'une localité encore appelés les "associations de ressortissants", les
"leaders paysans", partenaires que les O.N.G. tentent d'ériger en position de "courtiers

208
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

aux pieds nus" et enfin, les "mouvements culturels ou ethniques" (Olivier de Sardan
1995a : 161-163). D'après l'auteur, cette dernière catégorie est souvent constituée
d'intellectuels ou de fonctionnaires qui tentent de faire bénéficier une population dont
ils se réclament, d'une plus grande part de la rente du développement. Ces courtiers
agissent en général au nom "d'inégalités dont ils s'estiment victimes dans la répartition
ethnique de cette rente". Les animateurs de ces réseaux culturels et ethniques tentent
d'obtenir pour leurs dirigeants un meilleur accès aux positions politiques nationales"
(Olivier de Sardan 1995a : 162). Çà et là, les Peuls s'organisent au nom de ces inégalités.
Au-delà des mouvements de revendication culturelle ou ethnique qui se concrétisent
dans des conférences relayées par les médias comme ceux que nous avons cités plus
haut (Tabital pullaaku et le séminaire fulfulde au Bénin), il y a toutes les initiatives
associatives peu ou pas médiatisées qui fonctionnent sur ce même registre culturel.
Leurs animateurs tentent eux aussi, par le biais d'association, d'obtenir des
financements destinés à permettre une amélioration des conditions d'existence de la
population dont ils se réclament. L'exemple de l'A.S.E.S, créée par un Peul issu de la
chefferie doit montrer comment des courtiers en développement s'appuient sur un
registre ethnique pour mettre en place leur association.

L'A.S.E.S. (Association pour la Sauvegarde de l'Elevage au Sahel), créée en


1994 est une association qui, en dépit de ce qu'indique son nom, a pour objectif
premier d'alphabétiser en fulfulde les éleveurs peuls, adultes et enfants, puis de les
former à de meilleures connaissances relatives à l’élevage. Forte de 70 centres (c'est le
nombre qui nous est donné) répartis dans les provinces du Yatenga, du Loroum et du
Zondoma, l'A.S.E.S. s'est dotée d'une organisation pyramidale dans laquelle le
président, un Peul Diallube de Nomou, est "coordinateur de l'association". Il pilote les
sept "superviseurs" qui s'occupent des "animateurs" établis dans chaque centre et
formés pour alphabétiser. Le président de l'A.S.E.S. est issu d'une lignée de la chefferie
de Thiou dont les membres sont établis à Nomou, village situé à cinq kilomètres de
Thiou, il nous présente son association avec un discours très officiel comme si nous
étions de potentiels bailleurs de fonds. Nous avons donc décidé de tirer quelques
instructions de ce discours qui en dit beaucoup sur les stratégies mises en œuvre pour
perpétuer le projet de l'association et renouveler ses financements en provenance de la
coopération suisse.

209
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

b. La double appartenance

Dans le cas d'un mouvement culturel comme l'A.S.E.S, il faut souligner


l'importance du statut de fonctionnaire occupé par son président. Cela est d'ailleurs une
caractéristique de ce type de réseau de développement (Olivier de Sardan 1995a) :

"A 19 ans j'ai fait l'éducation rurale, c'est-à-dire apprendre aux paysans à
lire et à écrire dans leur langue. J'ai commencé par ça en 1991. En ce
temps, il n'y avait pas de service d'alphabétisation. Maintenant l'Etat a
trouvé que c'était bon de créer ça à Ouahigouya. Donc on m'a mis là-bas à
Ouahigouya, au nom de tous les Peuls de la région pour faire
l'alphabétisation. C'est la Coopération suisse qui finançait. […]J'étais là-bas
en 1993 jusqu'en 1999 quand la coopération suisse a dit "je ne donne pas à
l'Etat, il faut travailler avec la masse. Il faut que la masse organise". Moi, je
savais ça et j'ai créé l'association, je fais partie de la masse. La coopération
suisse a dit, "bon puisque tu as une association, on t'aide au lieu d'aider
l'Etat"" (D. Diallo, Nomou, février 2004).

On voit à travers ces paroles, l'importance des relations établies entre le


fonctionnaire et la coopération suisse. Les décisions de la coopération suisse
s'inscrivent dans un mouvement général de réorientation de l'aide à l'échelle locale
destiné à éviter le noyautage des budgets dont les Etats africains étaient souvent
accusés. Avant cela, l'Etat percevait l'aide provenant de l'Europe et finançait des
projets confiés à des fonctionnaires. Ces mêmes fonctionnaires se sont ensuite projetés
à la tête d'associations susceptibles de travailler avec "la masse". Le discours de notre
interlocuteur montre bien que derrière la coopération Nord-Sud se créent des relations
de travail et des amitiés qui contribuent à établir une continuité entre l'ancien système
et le nouveau. En tant que fonctionnaire du service d'alphabétisation, D. Diallo était
bien placé pour savoir qu'après la réorientation des flux d'aide au développement,
l'association serait une structure plus à même de capter les financements de projet. On
voit donc ici la continuité entre le statut de fonctionnaire d'Etat, en contact, avant le
processus de décentralisation, avec les bailleurs de fonds étrangers qui finançaient
l'Etat et la formation de l'A.S.E.S. propice à recevoir les financements nécessaires de
par son statut d'association travaillant avec "la masse". Le courtier-fonctionnaire se
pose là en véritable représentant de la société civile. L'atout majeur du courtier en

210
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

développement tient à sa capacité à jouer "de sa double appartenance, soulignant selon


les cas, tantôt sa proximité sociale avec les acteurs locaux et tantôt sa maîtrise des
mondes lointains et inconnus de ceux-ci" (Bierschenk et al. 2000 : 21). Le président de
l'association est à l'interface de l'univers rural des Peuls auquel il appartient et du
monde des fonctionnaires urbains en relation avec divers services de l'Etat et de la
coopération internationale. Si cette double appartenance rural/urbain est un atout, son
lien de parenté avec la chefferie n'en est pas moins important.

Ainsi, sa double appartenance fait également référence à son double statut :


fonctionnaire/chefferie.

"Le premier contact. Bon d'abord vous savez que tout ce qui touche au
fulfulde touche Thiou. Moi je suis à Ouahigouya et depuis 89, on a dit "il
faut un centre fulfulde dans la région Nord". Quand on dit "fulfulde", il faut
aller à Thiou, mais maintenant si vous voulez être avec les gens, il faut être
avec le chef. C'est lui qui est responsable des Peuls. Donc on l'a informé et
il a organisé les Peuls et moi, son petit frère, je suis venu alphabétiser les
Peuls" (D.Diallo, Nomou, février 2004).

Le lien de parenté du président avec le chef, cumulé avec son statut de


fonctionnaire, constitue une combinaison féconde et, certainement, un gage de
confiance pour les bailleurs de fonds. Tout se passe comme si un projet de
développement sur fond culturel ou ethnique comme celui-ci n'était légitime que s'il
émanait de la chefferie. Médiateur traditionnel gérant les rapports entre Etat et acteurs
locaux, la chefferie peut abriter en toute légitimité des réseaux de développement
émanant d'initiatives culturelles et ethniques. Le président de l'A.S.E.S., en cumulant
proximité sociale de la chefferie et statut de fonctionnaire d'Etat se ménage des
responsabilités importantes en matière de développement et des positions privilégiées
avec les bailleurs de fonds. Les paroles du président de l'A.S.E.S. sont importantes
pour comprendre la place stratégique de la chefferie dans le prisme de l’aide au
développement. Le rôle du défunt chef dans la fondation de l'A.S.E.S. n'est d'ailleurs
pas sans être rappelé par le chef lui-même :

"Les gens [de Thiou] ont connu les Suisses à cause de l’APESS 10 et surtout

10 Association Pour la Sauvegarde de l'Elevage au Sahel et en Savane, à ne pas confondre avec l'ASES.

211
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

ils étaient venus financer le marché de Ouahigouya. […] En fait, le plus


souvent les Occidentaux ou les Européens sont intéressés par des projets
que vous montez et que vous ne pilotez pas vous-même. C’est-à-dire tu as
l’idée, tu montes, c’est bien et puis tu laisses le projet à quelqu’un d’autre.
Ça veut dire que tu le montes pas pour bouffer les sous. Le vieux [le chef
précédent] a eu l’idée d’amener les Suisses ici et puis c’est d’autres
personnes qui ont monté tous ses projets que ces Suisses là sont venus
financer. C'est le cas le l'A.S.E.S." (Chef de Thiou, février 2004).

c. Altruisme et rhétorique du retard

Toute action de développement s'accompagne d'une idéologie tantôt fondée


sur un paradigme modernisateur (il faut apporter des techniques nouvelles), ou sur un
paradigme altruiste (il faut aider son prochain) (Olivier de Sardan 1995a). Quelle que
soit la sincérité de ces idéologies, elles servent souvent d'appui aux acteurs du
développement qui cherchent à légitimer le bien-fondé de leur projet. Le discours de
notre interlocuteur illustre bien le paradigme altruiste :

"J’ai eu la chance de savoir lire et écrire, donc mon devoir est d’aider quand
même, mes frères à se développer. Si sur cent personnes, seulement cinq
ou six se développent, il n’y a pas développement. Donc, moi, en tant que
fils de ce milieu, je me suis mis en tête qu’il faut que je participe au
développement de la société. Pour aider quelqu’un, il faut partir de ce qu’il
est et de ce qu’il aime, alors j’ai créé des groupements d’éleveurs en 1994 à
Nomou, ici" (D.Diallo, Nomou, février 2004).

Ce courtier en développement utilise une rhétorique de légitimation qui le fait


apparaître comme quelqu'un qui agit sans intérêt personnel, uniquement motivé par sa
préoccupation du bien être de la communauté. Si un tel discours de légitimation n'a
rien de spécifique au réseau de courtage tel que le "mouvement culturel et ethnique",
on va voir en revanche que les inégalités de groupe constituent un argumentaire de
taille pour une association de ce type.

"Les Peuls sont moins organisés, ils ont un niveau de vie moins avancé.
Les Peuls n’aiment pas beaucoup l’école, ils ne sont pas bons cultivateurs.
Donc, nous sommes des éleveurs nomades. Des gens qui suivent les bœufs
qui se déplacent pour chercher les pâturages. Celui qui se déplace ne peut

212
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

pas aller à l’école, celui qui ne sait ni lire ni écrire ne se développe pas.
Donc nous sommes à ce stade là. Etant fonctionnaire, étant en ville, j’ai
constaté en tout cas que mon ethnie est moins avancée" (D.Diallo,
Nomou, février 2004).

Les clichés ont la vie dure et ils alimentent une rhétorique du retard que l'on
retrouve ici. En dépit du fait que les Diallube soient sédentarisés depuis plus d'un siècle
et pratiquent les transhumances saisonnières, la description que le président de
l'A.S.E.S. fait de ses congénères s'appuie toujours sur l'image du Peul nomade suivant
ses animaux et dont les préoccupations sont en dehors de toute sphère de
développement. A cette rhétorique du retard s'ajoute dans son discours une
sémantique digne de la mission civilisatrice : "l'éveil de conscience de l'éleveur",
"inculquer un savoir-faire et un savoir-être" sont autant d'expressions que nous avons
relevées11. Le président de l'A.S.E.S. est-il convaincu de son discours ou est-ce les
termes que les bailleurs de fonds souhaitent entendre12 ? Rien n'est moins sûr. En
revanche, ce qui l'est plus, c'est que D. Diallo sait manier parfaitement le "langage-
développement". Ce langage qui court dans les institutions de développement mais
dont la pénétration dans la population locale est à peu près nulle et dont l'efficacité
concernant l'organisation des projets n'est pas plus convaincante. Le "langage-
développement" est destiné à la reproduction des projets et à la perpétuation des flux
de financements (Olivier de Sardan 1995a). "Société civile", "sédentariser",
"sensibiliser", "alphabétiser", "inciter à la collaboration avec les services de l'élevage"
sont autant de termes que nous avons relevés dans le discours du président de
l'association et qui montre sa capacité à répondre aux exigences des bailleurs de fonds
occidentaux. Connaître les attentes des bailleurs de fonds est la clé de voûte du
financement du projet. Par exemple l'intérêt formulé par le président de l'A.S.E.S. pour
l'émancipation féminine n'est pas étranger aux orientations données par les bailleurs de
fonds. Et comme les "femmes sont brimées", il s'agit de les mettre au devant de la
scène :

"J'ai dit, on va leur apprendre mais on va prendre les femmes, les hommes
n'ont qu'à se reposer. Parce que c'est ça, quand vous voyez un village ou il

11Le propos de notre informateur ont d'abord attiré notre attention sur ce fait.
12Il serait intéressant à cet égard d'approndondir l'étude de cettte initiative de développement avec les
groupements d'éleveurs, les "animateurs" et les interlocuteurs de la coopération suisse.

213
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

y a un groupe qui veut s'éveiller, il faut l'éveiller. Le constat est que les
femmes sont plus accessibles, elles ont un contact plus facile. Ce sont des
gens de paroles. La femme peule est une femme d'honneur : quand elle dit
nous faisons, elle fait" (D. Diallo, Nomou, février 2003).

Comme l'affirme le chef de Thiou, il y a des domaines plus porteurs que


d'autres pour obtenir des financements occidentaux, et on le sait, la promotion
féminine est un des domaines privilégiés des O.N.G. européennes. Ce tableau de
l'acteur rationnel ne doit pas cacher que l'association est soumise à des contraintes plus
structurelles.

d. Alphabétisation et sédentarisation, des tendances venues d'en haut.

Les objectifs affichés de l'association sont d'abord l'alphabétisation et ensuite la


formation aux techniques d'élevage. Les centres d'alphabétisation que l'on baptise au
Burkina les écoles "bantaare" et que des chercheurs ont appelé "écoles spontanées"
(Martin 2003) ou encore "écoles communautaires" (Bianchini 2004), sont des
enseignements destinés aux jeunes et adultes déscolarisés, souvent issus des milieux
ruraux. D'après Pascal Bianchini, ces "écoles" se sont développées en Afrique sous
l'impulsion d'O.N.G. dont le rôle a été croissant dans le cadre de la coopération
décentralisée. L'alphabétisation représente une des solutions préconisées pour pallier
aux problèmes de communication qui se posent fréquemment entre les agents de
développement chargés de transmettre et de diffuser un savoir technique à des
populations dont ils ne partagent pas la même langue mais son efficacité ne doit pas
être surestimée (Olivier de Sardan 1995a). En outre, l'alphabétisation s'inscrit au
Burkina dans un projet plus vaste d'éducation en langue locale. La multiplication des
écoles publiques "bilingues" et des écoles "bantaare" traduit cette volonté politique
engagée à l'époque de Sankara. Le projet de l'association s'inscrit donc dans une
tendance plus générale favorable aux initiatives d'alphabétisation. En outre, le second
volet des objectifs de l'association est de transmettre des techniques d'élevage. Ceci
peut apparaître à première vue déplacé lorsque la population ciblée pratique un
pastoralisme dont les techniques sont transmises depuis plusieurs génération. En fait
l'objectif de l'association est de sensibiliser à de nouvelles techniques d'élevage
"modernes", fondées sur une exploitation intensive afin de réduire la pratique des
transhumances. Comme l'affirme clairement le président de l'A.S.E.S., le projet est bel

214
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

et bien de "sédentariser les éleveurs, les inciter à amener leurs petits à l'école et
alphabétiser les grands en fulfulde, pour faire ensuite des formations spécifiques en
élevage".

Ainsi la rhétorique du retard énoncée par le président de l’association, nous


montre-t-elle sa vision négative du mode de vie pastorale. Elle s’aligne, nous semble-t-
il, sur le discours gouvernemental qui, depuis les indépendances, dévalorise le
pastoralisme. Ainsi D. Diallo affirme souhaiter "inciter les pasteurs à la collaboration
avec les services de l'élevage". Or, ceci s'inscrit plus dans le cadre de la politique de
l'Etat que celui des intérêts des pasteurs. Ces services ne sont pas de ceux, comme on
aurait pu l'imaginer, qui ont pour objectif de valoriser le pastoralisme transhumant.
C'est ce que montre Salmana Cissé (1989) étudiant le cas du Mali après les sécheresses
de 1973. Après cette date, les services de l'élevage, soutenus par des programmes
internationaux, ont tenté de pousser à la sédentarisation des pasteurs transhumants ou
nomades. La crise climatique de 1973 a entraîné une situation d'utilisation anarchique
des ressources pastorales, l'amplification de mouvements de transhumance et des
manifestations spontanées de sédentarisation. L'auteur étudie, suite à ce mouvement de
"sauve-qui-peut", les réactions des autorités et la mise en place d'une politique relative
aux nomades. Il montre ainsi que le phénomène de sédentarisation favorisé tant au
niveau international que national est encadré par les services de l'élevage.
Historiquement ces services avaient favorisé dans les années soixante-dix la mise en
place d'association pastorale, non pas pour aider à l'organisation des transhumances,
mais au contraire pour entraîner à la longue le ralentissement de la mobilité puis la
fixation totale ou partielle des campements (Cissé 1989).

Sédentariser, collaborer avec les services de l'élevage et encore former aux


techniques d'élevage telles que l'embouche bovine, l'embouche ovine, les maladies
animales contagieuses à l'homme, la connaissance de la viande avariée, la conservation
du fourrage, les soins sanitaires et médicaux, sont les maîtres mots du président de
l'A.S.E.S.:

"Il faut qu'ils sachent leurs droits et leurs devoirs, parce que nous [les
Peuls], on a une mentalité de laisser divaguer les animaux. Il faut qu'on
sache aussi que la divagation des animaux est interdite au Burkina"
(D.Diallo, Nomou, février 2004).

215
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

Tous les ingrédients d'un élevage sédentaire et même de l'embouche sont là.
Reste à les inculquer aux pasteurs afin de les amener à transformer leur mode de vie.
On voit là toute l'ambiguïté d'une association censée défendre les intérêts des
agropasteurs, qui finalement développe des mesures a priori contraires à leurs attentes.
Serait-ce une stratégie de l'Etat que d'utiliser des associations comme l'A.S.E.S., dont le
président est à la jonction des mondes peul et du développement, pour faire appliquer
une politique finalement impopulaire chez les pasteurs parce que peu favorable à la
sauvegarde de l'économie pastorale ? Il est en tout cas probable que la reproduction
des financements affectés à l'A.S.E.S. soit en partie liée à la capacité de l'association à
permettre la mise en œuvre de la politique de l'Etat.

3. Aménagement territorial et contrôle foncier

Le Yatenga, comme la plupart des régions du Burkina Faso, ne fait pas partie
de ces zones d'Afrique de l'Ouest concernées par de grands aménagements
hydrauliques comme ceux que connaissent les rives des grands fleuves au Sénégal, Mali
et Niger. Seuls quelques aménagements "sporadiques" (Raynaut 1997) ont le mérite
d'exister, notamment dans la vallée des Volta ou à l'est du Burkina. Le pays compte
surtout des opérations d'aménagement de bas-fonds, particulièrement sur le Moogo.
C'est le cas de Thiou, dont le bas-fond a vu se construire dans les années 80, un
barrage équipé de canaux d'irrigation, favorisant ainsi le développement de cultures
irriguées. Cet aménagement a donné lieu à une reconfiguration de l'espace exploité et
des enjeux économiques en créant une dynamique foncière nouvelle.

a. Le bas-fond de Thiou, un espace propice à l’élevage et à


l'agriculture.

Thiou et sa région, dans un rayon de dix kilomètres, est un des ces nombreux
espaces du Yatenga ayant été particulièrement convoités par les pasteurs peuls. Ce
terrain inondable comporte des points d'eau et des pâturages. Il se prête également aux
cultures rizicoles et maraîchères. Aussi, est-ce systématiquement dans ce type de lieu
que les chefs peuls ont établi leur domicile. Cet environnement naturel n’est donc pas
indépendant de certains mécanismes de pouvoir. En effet, que ce soit à Thiou, Banh,
Todiam, Diouma ou Bosomnore, toutes ces chefferies peules sont dans des bas-fonds.
Les enjeux qui se jouent dans ces lieux pour les pasteurs ne datent donc pas de la

216
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

confection du barrage et du périmètre irrigué, mais sont aussi anciens que les premiers
peuplements.

Photo 6 : Le bas-fond de Thiou

Un aménagement territorial, quel qu'il soit, conduit à une transformation de


l'espace exploité ou habité par les hommes, ceux-ci ayant des droits sur ces terres.
Comme dans beaucoup de campagnes africaines, le droit foncier ne s'énonce pas selon
une règle unique : chacun recourt à des arguments historiques différents pour justifier
son droit d'occupation. Quand Thiou n'était qu'une brousse habitée par quelques
familles kibse (dogons) disséminées çà et là, les Peuls ont commencé à fréquenter les
lieux pour, petit à petit et l'histoire aidant, en devenir les maîtres. Nous ne reviendrons
pas sur l’histoire du peuplement que nous avons esquissé (cf. chapitre 4), cependant il
faut rappeler que l'arrivée des Peuls dans la zone de Thiou n'est pas antérieure à 1850.
De plus c'est seulement après la bataille de Thiou (1895) que les Peuls se seraient
réellement rendus maîtres d'une grande partie du terroir. "Les terres de Bango à
Nomou appartiennent aux Peuls. Les Moose sont venus demander la terre aux Peuls ;

217
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

après la bataille, il y a eu entente", explique le jooro de Nomou. Sur la vingtaine de


kilomètres qui sépare Bango de Nomou, d'autres populations revendiquent leur droit
en mobilisant des arguments jugés légitimes. C'est le cas des Dogons considérés
comme les autochtones. Le droit sur les terres fait donc l'objet de légitimités
différentes selon les groupes. L'autochtonie pour les Dogons, la bataille de Thiou pour
les Peuls et le pouvoir des Moose sur le territoire du Yatenga sont autant de raisons pour
que chacun s'estime être un ayant droit sur les terres. Néanmoins, pour la zone
exclusive de Thiou, le terroir autour du bas-fond était réparti de la façon suivante : à
l'ouest les terres des Peuls et à l'est, l'espace partagé entre les Dogons et les Moose. Dans
la pratique, les terres cultivables des Peuls étaient mises en valeur par leurs captifs dont
les descendants ont, après leur libération, gardé l'usufruit de ces terres.

b. Le projet de barrage

Dans les années 80, sur l'initiative de plusieurs villageois, la construction d'un
barrage est demandée avec l'appui du préfet, du groupement coopératif des notables et
du chef de Thiou, Ousseni Diallo. Le projet est accepté et financé par la Banque
Africaine de Développement (B.A.D.). Les travaux commencent en 1981 et à l'issue de
sa construction, beaucoup s'en sont certainement réjouis mais d'autres se sont estimés
lésés. C'est le cas des rimaïbe qui cultivaient les terres fertiles aujourd'hui recouvertes par
l'eau du barrage. L'un d'eux nous explique comment leur a été présenté le projet :

"Moi-même j’ai assisté à la réunion avant la construction du barrage en


1979. Donc, le barrage, c’était pour abreuver des animaux. Au départ
c’était pour ça et les Peuls étaient contents parce qu'ils étaient fatigués de
puiser à chaque fois l’eau pour abreuver les animaux.[…] Les gens
puisaient là pour abreuver les animaux, c’était vraiment pénible. Donc on
est venu dire à nos grands-parents [les rimaïbe qui cultivaient]: "on va
construire un barrage pour abreuver vos animaux" et ils étaient d’accord".
(Diallo S., rimaïbe, Thiou, juin 2004).

Ces cultivateurs troquent les terres du bas-fond contre d'autres (octroyées par
leurs maîtres) qu'ils ne considèrent pas aussi fertiles. C'est le "mouvement d'exclusion
tendancielle" (Le Meur, 2002 : 185) qui touche inéluctablement l'accès au foncier de
certains acteurs à l'issue d'un tel projet. Ce que souligne surtout ce rimaïbe, c'est la

218
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

conséquence fâcheuse des canaux d'irrigation pour les éleveurs. Le barrage désormais
encerclé de champs cultivés serait "devenu un barrage non pas pour abreuver les
animaux mais d’agriculture". En saison pluvieuse, aucune piste n'a été réservée pour le
passage des animaux. Ainsi, le défunt chef, en oeuvrant pour la réalisation du barrage
pensait-il sûrement permettre une nette amélioration des conditions de travail des
éleveurs, mais les pistes destinées au passage du bétail en saison pluvieuse s'amenuisent
à mesure que les champs sont défrichés. Le barrage qui, d'après ce rimaïbe, était
originellement destiné à faciliter la tâche des pasteurs, a été encerclé de champs aussi
bien sur le périmètre irrigué que le reste de l'espace.

"Pendant l’hivernage, par où ils vont passer pour aller abreuver leurs
animaux ? De l’autre côté y’a des champs, par-là, il y a l’irrigation et des
rizières. Ici à Thiou même, dans le centre ville, on sème le mil ! Donc par
où est ce que les animaux vont trouver un passage pour aller boire ? Y’a
même pas de pistes pour conduire au barrage, pendant l’hivernage" (S.
Diallo, Rimaïbe, juin 2004).

Le constat de Brigitte Thébaud (2002) se fait ici : quand les terres des bas-fonds
sont soumises à vive concurrence, l'espace pastoral n'est guère avantagé… Lors de la
construction des canaux d'irrigation, tous ceux qui ont participé par leur force de
travail ont fait l’acquisition d’une parcelle de terre. Les retombées de cet aménagement
ne concernent pas la seule localité de Thiou, mais toutes celles qui s'étendent dans un
périmètre de dix kilomètres autour, correspondant à toute la zone naturelle du bas
fond.

"Au niveau du périmètre, ça a été dit que pour la mise en place du barrage,
que tout le monde n’a qu’à aller travailler et après ça, ils vont donner des
parcelles. Nos groupements ont travaillé là-bas, ils ont eu des parcelles"
(Président du groupement Naam de Thiou, février 2004).

Parce que "la terre appartient à l’Etat burkinabè", celui-ci a pu entreprendre des
aménagements territoriaux et décider que l’accès aux parcelles se ferait par un
investissement en travail considéré comme un moyen de sécuriser l’accès au foncier,
bousculant ainsi du même coup les logiques de droit issues des coutumes. Aujourd'hui,
l'espace situé tout autour de l'étang, appelé le "périmètre" est divisé en une multitude

219
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

de parcelles de cultures maraîchères (jardinage et riziculture) dont l'exploitation a fait


l'objet d'une attraction particulière. Là encore les rimaïbe (tout comme les Peuls) qui
cultivaient les terres n'ont pas obtenu de parcelle cultivable. Le même rimaïbe constate
que finalement, les parcelles ont été redistribuées aux Moose, qui contrairement aux
Peuls et aux rimaïbe ont participé par leur force de travail à la construction du barrage.
Après cela, l'ensemble des cultivateurs du "périmètre" se sont organisés en
groupement, dont une grande partie dépend d'ailleurs du Six-S qui fournit les
semences. Ces groupements ne sont en réalité que la somme des individus travaillant
pour leurs intérêts propres.

Photo 7 : Le périmètre irrigué

c. Réactivation du "droit coutumier"

"Quand il y a eu le projet de barrage, je savais que toutes les terres qui


étaient proches seraient bonnes à cultiver, alors je suis parti demander une
parcelle au chef. Il me l'a accordée. Même encore maintenant il y a des
gens qui aimeraient des terres par ici, mais il n'y en a pas assez pour tout le
monde" (Un paysan moaga, Thiou, février 2004)

220
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

Parallèlement à cette restructuration de l'espace agricole, la construction du


barrage a réactivé la procédure "traditionnelle" de demande de terre sur tout l'espace
non irrigué mais néanmoins proche du barrage. Ces étendues, qui ont été valorisées
grâce à leurs puits qui ne tarissent plus, ont été l'objet d'une attraction particulière.
C'est le cas du domaine du chef.

"Je connais beaucoup de personnes à qui le chef a donné des terres. Juste à
côté de chez lui, il y avait un vieux qui exploitait une étendue là-bas, qui est
rentré vers Kaya. Il est de Kaya, donc il est venu remettre la terre au chef.
Et maintenant une autre personne est venue lui demander cette même
terre. Moi-même j’avais demandé cette place là pour cultiver" (S. Diallo,
rimaïbe, Thiou, juin 2004).

Du fait de sa place dans la hiérarchie sociale, ce rimaïbe s'estime être le


bénéficiaire légitime de la terre dont il est le demandeur:

"Si c’est à un rimaïbe qu’il l’a donnée [la terre], moi je peux prendre ma
charrue, je peux même attendre que ce rimaïbe commence à semer et je
viens avec ma charrue et je cultive. […] Nous sommes les rimaïbe du chef
ce qui veut dire que c’est devenu un lien familial entre le chef et nous, ce
n’est plus de l’esclavage comme au départ. Par rapport aux autres rimaïbe,
on n’est pas sur le même pied d’égalité concernant la famille du chef" (S.
Diallo, rimaïbe, Thiou, juin 2004).

Le droit sur les terres est, comme le montrent ces propos, un domaine
particulièrement propice à la réactivation des règles anciennes d'exploitation agricole.
Les terrains proches du barrage sont devenus après sa construction très recherchés
comme en témoigne l'exemple de ce vieil homme qui a su anticiper le mouvement
général de demande de terres. Ce qui autrefois était interprété comme un tribut
d'allégeance au chef est aujourd'hui présenté comme un "service" ou un
"remerciement" au chef. Hiérarchie sociale et régime de tenure des terres sont
étroitement liés :

"C'est un service, si tu as besoin de faire un verger, tu peux demander la


surface. Ce sont ces mêmes gens là, quand ils cultivent pendant l'hivernage,
ils enlèvent le mil pour le chef. Même cette année ils ont emmené

221
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.

beaucoup, ils ont fait un groupe de femmes et de garçons, ils ont emmener
le mil, des arachides, pour remercier aussi" (A. Diallo, frère cadet du chef,
février 2004).

On voit bien que le droit "coutumier" sur les terres participe du maintien des
rapports hiérarchiques et du pouvoir d'un chef. Qu'il s'agisse d'un droit ou d'une
norme pratique, c'est en tout état de cause une règle sociale partagée par beaucoup
d'acteurs qui n'hésitent pas à y recourir si leurs intérêts sont en jeu. Si le chef concède
une terre, on le "remercie" avec une partie de la récolte, on cultive son champ et on fait
tout pour qu'il obtienne une parcelle sur les terres irriguées que des cadets ou rimaïbe
cultiveront à son profit…

Pour ce qui est de l'exploitation des terres purement destinées à la cour du chef,
l'essentiel des profits provient du verger. Posséder un verger est un signe de notabilité,
c'est un lieu frais et éloigné de la cour où il est agréable de se retrouver :

"Quand le chef va commencer à venir là, ils vont venir en voiture,


s'installer là dedans, avec des chaises, parfois ils tuent leur chèvre ici, ils
passent la journée et le soir ils rentrent. L'année passée, il y avait le maire
de Ouahigouya même qui était venu ici. Ils ont garé leur voiture là ici. Le
maire de Ouahigouya, Issa Issouf Diallo, c'est une connaissance du vieux,
du chef, ça vient, ça cause, pour passer un bon temps […] C'est de temps
en temps seulement. Parce qu'il aime le lieu, il y a l'ombre, s'il vient à la
maison, il peut aller causer ici. Il peut faire une demi-journée et puis hop, il
replie. Avant même, il y avait les copains du vieux qui venaient causer ici"
(A Diallo, Thiou, février 2004)

Le frère cadet du chef a participé à la mise en valeur du "verger" de son père, le


chef défunt. Après avoir vécu en Côte d'Ivoire puis à Banfora, il est revenu à Thiou à la
suite du décès de sa mère et a repris son activité sur le "verger" (de manguiers). Le
verger est pour le chef une source de revenus. Entre les mois de mars et de juillet, les
manguiers rapportent entre 25 000 et 40 000 francs CFA par jour. Un contrat tacite
avec le chef permet à son frère cadet de vendre une partie en guise de rétribution pour
le travail qu'il assure toute l'année.

La construction du barrage et des canaux d'irrigation permet, comme on le voit,


au chef de tirer du prestige et des ressources économiques du nouvel espace.

222
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie

Cependant, créé pour favoriser l'accès au point d'eau et améliorer les conditions de
travail des éleveurs, le barrage a finalement fait la preuve de sa fonction agricole
lorsque les canaux d'irrigation ont été construits. "La précarité des droits d'accès aux
pâturages se manifeste par une concurrence aiguë pour l'occupation des bas-fonds,
dont l'agriculture céréalière sort invariablement gagnante", écrit Brigitte Thébaud (2000
: 222). Ainsi l'auteur se demande si la présence des pasteurs en général, et des Peuls en
particulier, est trop fugace pour aboutir à une empreinte foncière assez forte qui leur
permettrait de résister à la pression de l'agriculture. Ce questionnement nous paraît
légitime dans la mesure où l'Etat ne cesse de manifester son indifférence face à
l'économie agropastorale. "L'économie de partage", système idéal pour que l'économie
agropastorale se perpétue, est fondée sur un judicieux équilibre entre occupation
agricole et pastorale. Or, à chaque fois que des mises en cultures sont effectuées au
détriment des zones de pacage, le système est menacé. On aurait pu penser que les
chefs aient assez de poids pour agir en la matière. L'exemple de Thiou nous montre
qu'un projet d'aménagement du territoire peut être l'occasion de redéfinir des critères
de distribution du terroir. Dans ce cas précis, les parcelles de terre étaient attribuées à
ceux qui avaient participé par leur force de travail à la construction du barrage. Ceci
étant, malgré le fait que cet aménagement n'ait guère favorisé le mode de vie pastorale,
on voit que la chefferie tire quelques bénéfices de cette redistribution de l'espace
foncier, avec notamment une réactivation des droits anciens d'occupation des terres et
par-là même de la hiérarchie sociale qui en découle.

223
Conclusion : entre développement, politique et mouvement culturel

La chefferie de Thiou dispose potentialités d'action dans le développement. On


le voit dès l'intronisation où le chef donne d'emblée le ton de sa stratégie : il entend
"collaborer avec les autorités administratives pour un développement durable". Sa
fonction de chef ainsi que la majorité de ses actions et entreprises s'appuient sur ce
principe. Le chef précédent, son père avait bien préparé le terrain. En tant
qu'administrateur et préfet, il entretenait des relations avec la coopération suisse et des
associations d'éleveurs afin de mettre en place des projets. On voit bien que la
collaboration avec les autorités administratives facilite les entrées dans le monde du
développement. Et la chefferie de Thiou, en tant qu'intermédiaire entre le monde rural
des pasteurs et les sphères politiques et administratives, s'accommode bien de cette
position. C'est en tant que représentant légitime des pasteurs, que le chef de Thiou est
convié à l'atelier de réflexion pour la mise en application de l'avant projet de loi sur le
pastoralisme. Si le chef de Thiou est ainsi considéré par les pouvoirs publics, c'est parce
qu'il est perçu comme un courtier politique et du développement. Cette image, il la
tient d'abord de son expérience personnelle, sa connaissance parfaite du français (ce
qui est loin d'être le cas chez tous les chefs), mais aussi a son expérience loin de chez
lui. Le chef de Thiou s'est confronté à des univers culturels hétérogènes qu'il tente de
recycler dans le courtage.

L'exemple de l'A.S.E.S., association pour l'alphabétisation en fulfulde révèle que


les acteurs issus de la chefferie peuvent s'appuyer sur cette institution pour mettre en
place des projets. On a vu à travers cet exemple, le rôle joué par le chef défunt dans la
fondation de l'association et le discours de légitimation sur lequel s'appuie son
président. En effet, ce dernier joue de sa triple appartenance
(fonctionnaire/peul/chefferie) pour justifier son action et développe un discours
misérabiliste sur la marginalité des Peuls. Des projets mis en place à l'ombre de la
chefferie sont plus forts s'ils gardent un ancrage ethnique et culturel. En se sens, la
chefferie apparaît comme un réseau de courtage de type "ethnique et culturel" (Olivier
de Sardan 1995a) où il s'agit de mettre en avant les inégalités dont sont victimes les
agropasteurs peuls.
Conclusion : entre développement, politique et mouvement culturel.

Si la chefferie de Thiou dispose de nombreuses ressources relationnelles pour


entreprendre des actions dans le domaine du développement, la légitimité du chef est,
aux yeux des Diallube, fondée sur l'histoire. On voit clairement lors de la réunion que
les membres de la société s'appuient sur le passé pour créer la cohésion sociale
nécessaire à l'organisation d'une journée d'accueil des chefs peuls du Burkina. La
référence à un passé glorieux apparaît comme une condition suffisante pour soutenir le
chef. A cette occasion chacun est prêt à endosser les statuts sociaux qui s'imposent
comme des normes figées. L'histoire montre pourtant bien que la place des anciens
captifs et des groupes d'artisans endogames n'est pas aussi fixée, elle est simplement
réactivée. On le voit même avec l'exemple de ce descendant de captif des chefs,
désireux de récupérer un lopin de terre en contrepartie de celui que son grand-père a
perdu lors de la construction du barrage. L'intéressé mobilise son statut de rimaïbe du
chef dont les privilèges justifient qu'il obtienne gain de cause.

En outre, l'histoire montre également le rôle joué par le chef Mamadou Al


Atchi au moment de la pénétration coloniale. L'histoire de la chefferie de Thiou est en
ce sens inévitable pour comprendre la mise en place des cantons peuls dans le Yatenga.
Nous avons tenté de mobiliser les indices montrant que le chef de Thiou, Mamadou Al
Atchi, était en conflit avec le Yatenga Naaba Baogo avant la pénétration coloniale et
que les différends étaient en parti dus aux signes d'insoumission que Mamadou Al
Atchi manifestait à l'égard du roi. Dans le royaume, les Peuls pouvaient former des
groupes à la tête duquel se trouvait un chef dès lors que ce dernier manifestait son
allégeance au Yatenga Naaba. En revanche qu'un groupe peul cesse de faire allégeance
et dispose de moyens militaires importants (on a vu lors de la bataille de Thiou que le
chef Mamadou disposait d'un contingent de piétons non-négligeable) n'était pas là pour
plaire au Yatenga Naaba Baogo. En somme les chefferies peules du Yatenga pouvaient
coexister dans le royaume avec les pouvoirs moose si elles ne s'affirmaient pas trop
comme des chefferies.

225
Troisième partie : La chefferie tooroobe de
Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Photo 8 . Chef de Todiam, 2001.


Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Timidement, ils franchissent l’entrée de la cour du chef de Todiam pour


pénétrer dans la grande demeure bâtie dans le style soudanais. Les deux salles
principales, ouvertes au nord et au sud, sont chacune précédées d'un vestibule. L’un
des deux signale le domaine d’Awa, une des épouses du chef. Les visiteurs n’y
entreront pas. L’intermédiaire qui les guide prend garde d'emprunter le vestibule qui
donne sur une salle occasionnellement occupée par les étrangers et où se déroulent
souvent les jugements. C’est là que nous habitons. Nous constatons que les visiteurs
défilent à longueur de journée, se dirigeant vers "Sa Majesté", disposée à recevoir les
requêtes les plus variées. Bénédictions, réconciliations, épreuves juratoires ou conseils
juridiques sont autant de raisons qui mènent devant le chef de Todiam… L'affluence
des requêtes formulées à Todiam révèle qu'au-delà de sa fonction politico-
traditionnelle, le chef exerce de fait un pouvoir juridique et religieux.

On a vu dans le chapitre 2, que le Yatenga avait vu en moins d'un siècle, une


augmentation importante du nombre de musulmans. On y compte aujourd'hui 85,3 %
de musulmans et 91,4 % à Ouahigouya, capitale provinciale, alors qu'en 1925, cette
seule ville n'en comptait que 10 % (Barbier 1999). L'islamisation s'est faite
progressivement, mais elle s'est singulièrement accélérée à partir des années 80 (Otayek
1993, Cissé 1996). Face à ce constat, on s'interroge sur les conséquences d'un tel
changement en terme de pouvoir d'action des chefs musulmans. Les leaders religieux,
qui hier se faisaient discrets et peu influents, ont désormais derrière eux des croyants.
Forts de ce potentiel, ils doivent entretenir et développer leur autorité qui n'est jamais
gagnée pour toujours1. Ceux qui parviennent à créer les conditions de leur réussite sont
de véritables entrepreneurs2 religieux. C'est le cas du chef de Todiam.

Nous allons voir dans cette partie en quoi la chefferie puise sa force du cumul
des pouvoirs religieux et traditionnels. Le chapitre 7 qui amorce cette partie met en
évidence le processus historique qui a permis à la chefferie de Todiam d'émerger. On
entrevoit alors que l'activité juridique et l'autorité religieuse ne sont pas, contrairement
à ce que les traditions orales laissent parfois penser, un fait établi depuis la nuit des

1 Le Yatenga est une région où la mobilité religieuse est forte, Katrin Langewiesche (2003) y a observé
les phénomènes de conversion et de reconversion ansi que la présence de la religion traditionnelle en
toile de fond des religions monothéistes.
2 La notion d'entrepreneur ne doit pas être comprise comme une quête de rationalité économique. Cette

unique acception est trop réductrice. Il faut considérer l'entrepreneur comme un acteur investi dans les
domaines religieux, politique ou traditionnel.

227
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

temps. Si la chefferie de Todiam s'affirme aujourd'hui comme une autorité religieuse,


c'est le résultat d'un processus historique qui renvoie à la construction d'une identité
tooroobe au Yatenga ainsi qu'à la pénétration coloniale. Cette période de l'histoire est
décisive à deux niveaux : c'est d'abord la mise en place de la chefferie, mais c'est aussi
l'émergence du "hamallisme". Le chapitre 8 tente de décrire l'activité religieuse et
juridique qui a cours à Todiam. L'affluence et la diversité des requêtes révèlent que les
croyants considèrent les juristes comme des médiateurs compétents dans
l'interprétation des textes. Leur compétence est avérée par le fait qu'ils détiennent des
connaissances ésotériques et exotériques, mais aussi dans leur capacité à réadapter les
normes islamiques aux réalités sociales locales. On voit donc bien que le chef de
Todiam, en tant que descendant des chefs de cantons issus de la période coloniale et
autorité religieuse quotidiennement active dans son devoir de rendre justice, cumule
deux pouvoirs de nature différente. Le premier est un pouvoir politique, et découle de
son statut de chef, alors que le second qui est religieux, tient à son titre de cheikh. Le
chapitre 9 s'attache donc à analyser les contraintes et intérêts qui résultent de ce double
pouvoir.

228
Chapitre 7. Passé et usa ges du
passé.

I. La formation d'une identité collective

Il n'est pas toujours aisé de faire la part des choses entre des stratégies de
revendication identitaire et l'histoire. Ainsi avons-nous pris le risque de proposer
quelques grandes lignes d'un passé reconstitué à la lumière de nos sources orales et
d'autres auteurs qui se sont succédés depuis l'époque coloniale (Noiré 1904, Tauxier
1917, Marchal 1974, Benoit 1982, Izard 1985b). Cette reconstitution reste donc pleine
d'interrogations. Michel Benoît a effectué, à partir de ses informations recueillies à
Todiam et de celles des Français1 en poste à Ouahigouya, un état du peuplement des
Tooroobe dans le Yatenga et dans une moindre mesure, des Diallube et des Foynabe
(Benoît 1982). La confrontation de ses données avec les nôtres permet de dégager
quelques points communs d'une histoire qui s'est transmise au cours du XXè siècle.

1. L'itinéraire des Tooroobe et les enjeux du présent.

D'après le capitaine Noiré, les Tooroobe sont les premiers à s'installer dans le
Yatenga. Des guerres intestines au Fouta Tooro auraient été la cause de leur départ.
Citant la monographie de Vadier (1909), Louis Tauxier (1917) présente l'itinéraire des
Tooroobe avant leur arrivée dans le Yatenga. Il précise que dans leur progression vers
l'est ils auraient fait un bref séjour à Ségou puis à Saraféré où ils auraient passé 10 ans.
La migration se serait poursuivie "dans la région des grands lacs de la rive droite du
Niger", puis vers Sokoto. De là, une partie de la famille aurait rebroussé chemin vers
l'ouest, essaimant au Liptako, puis à l'intérieur du Moogo, à Boussouma et enfin au
Yatenga

1 Capitaine Noiré en 1904, Commandant Vadier en 1909 et Tauxier en 1914-1915.


Chapitre 7. Passé et usage du passé.

Tous les auteurs ne s'accordent pas sur les conditions de cette migration. Pour
Michel Benoit, elle s'est faite "vers l'est à la faveur de vagues successives parfois
éloignées dans le temps" et selon lui, "il n'est pas du tout sûr que les Tooroobe du
Yatenga soient apparentés à ceux de Sokoto". En effet, il est probable que les Tooroobe
se soient dispersés à partir de Saraféré, sur une des rives du fleuve Niger. De là,
certains se sont dirigés vers le Yatenga. Nous ne pouvons guère discuter ces
hypothèses sur l'itinéraire des Tooroobe depuis le Fouta Tooro, car nos informations à ce
sujet sont pauvres. Néanmoins nous pouvons dire qu'un tel éclatement à Saraféré n'est
pas démenti par les discours que nous avons recueillis sur place. Ce qui est essentiel
pour nos interlocuteurs est d'établir une parenté (même fictive) avec les Peuls de
Sokoto, mais aussi du Liptako. En outre, il est possible que de petits groupes aient
poursuivi leur migration vers l'est et que quelques années ou générations après, d'autres
soient progressivement revenus vers l'ouest rejoignant le groupe tooroobe établi dans le
Yatenga.

"Nous sommes venus du Fouta dans la région de Halwaré. Amadjam Séré


et Dicko Séré sont venus à Djamballa, Bingo au Mali. Ils avaient l'intention
de faire le pèlerinage à La Mecque. De Bingo, ils sont partis à Sogé au Mali
et ont continué à Saamlaagi. Bodéré Amadjam Séré, Issa Amadjam Séré,
Dicko Amadjam Séré et Moussa Amadjam Séré, étaient quatre frères.
Moussa était le papa à Ousman dan Fodio" (Chef de Todiam, Todiam,
octobre 2001)

Nos informateurs, comme ceux rencontrés en son temps par Michel Benoit2,
évoquent deux faits sur lesquels il convient de s’arrêter : les Tooroobe auraient un lien de
parenté avec les Peuls de Sokoto et leur migration aurait été motivée par le pèlerinage à
La Mecque. Les bribes de ce que le chef revendique être l'histoire des Tooroobe sont
transcrites en arabe sur des papiers auxquels il se réfère parfois pour répondre à une
question. Régulièrement il recopie à la main les écrits d'origine pour s'assurer que le
temps ou l'humidité hivernale ne rongeront pas la mémoire de ses ancêtres.

Certes, le pèlerinage et le lien de parenté avec Sokoto sont des faits


difficilement dissociables des enjeux que représente l'islam pour les Tooroobe d'une

2S'agissant de l'installation des Tooroobe nous avons interrogé les chefs de Bosomnore et de Todiam.
Michel Benoît avait eu pour interlocuteurs le chef et l'imam de Todiam de l'époque.

231
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

manière générale et à Todiam en particulier, mais quels que soient les fondements
idéologiques de ces discours, il faut garder à l'esprit que les Tooroobe sont anciennement
islamisés (Diallo sd : 2). Leur peuplement de l'Afrique sahélienne s'inscrit dans une
logique de grandes migrations motivées par la recherche de pâturage mais aussi le
pèlerinage à La Mecque. Dans ce mouvement, le Yatenga a été une des multiples
escales d'un long et périlleux voyage. La thèse de Juliette Van Duc intitulée Le pèlerinage
des voltaïques-burkinabe aux lieux saints de l’Islam, passé-présent (1988), montre par exemple
comment dans des contrées éloignées de l’Arabie, les musulmans voltaïques ont vaincu
toutes les difficultés pour pratiquer leur culte. A la fin du XIXè siècle les premiers
pèlerins marchaient d’Ouest en Est dans la savane pour embarquer aux ports de la mer
Rouge et atteindre la côte arabe. Depuis que l'islam est implanté en Afrique de l'Ouest,
c'est-à-dire le IX-Xè siècle, les pèlerins arpentent les paysages sahariens :

"Autrefois, un pèlerinage à La Mecque se faisait à pied ou à dos d’âne mais


c’était très long et on pouvait rester dans un lieu pendant trois ans. On se
déplaçait comme ça de lieu en lieu" (Chef de Todiam, Todiam, octobre
2001).

Les Tooroobe se sont-ils établis dans le Yatenga par vagues successives en


passant par Sokoto ou sont-ils directement venus des rives du Niger comme l'indiquent
Vadier et Tauxier ? La réponse reste incertaine. Néanmoins, de toutes ces hypothèses
migratoires, il faut retenir que même si l'ancêtre qui s'est établi dans le Yatenga n'est
pas personnellement passé par Sokoto ou n'a pas fait le pèlerinage à La Mecque, ses
frères l'ont fait. Ainsi, il apparaît que la dispersion du groupe renforce la revendication
de liens de parenté aussi éloignés temporellement et géographiquement soient-ils.

2. Le Yatenga, un refuge ?

S'agissant de l'installation des Tooroobe, une première question s'impose :


pourquoi s’installer dans le Yatenga ? Notre séjour à Dingri nous a permis de formuler
l'hypothèse suivante : les éleveurs ont cherché refuge et protection auprès des Moose.
Ceci avait par ailleurs été proposé par Vadier et Tauxier qui évoquent un certain
Diobo, oublié dans les récits que nous avons recueillis, et qui se serait mis sous la
protection des Diallube. Dans un monde insécurisé où troupeaux et bergers étaient les
victimes privilégiées des pillards, il valait mieux s'assurer une protection bienveillante.

232
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

En effet, à Dingri, importante étape dans l’itinéraire de peuplement des Tooroobe, les
sept groupes tooroobe évoquent leur désir de se réfugier sous des auspices sûrs. Voici le
récit du doyen d'un des sept quartiers peuls à Dingri :

"On est venu du Fouta Tooro jusqu’ici. Tous les Tall d’ici sont des frères.
Nous sommes venus nous installer aux côtés des Moose. Nous sommes
passés par plusieurs endroits dans le Yatenga, mais comme en ce moment
les gens n’étaient pas en sécurité, il y a eu beaucoup de déplacements"
(Tall, A., maître coranique, Dingri, septembre 2002).

Nous sommes probablement en présence d'une logique de peuplement propre


à cette micro-région. Comme nous l'avons évoqué dans le chapitre 1, il n'est pas dit
que partout dans le Yatenga, les Peuls se soient mis de façon aussi claire sous la
protection d'un chef moaga. Néanmoins ce motif était fondamental à Dingri :

"Avant la colonisation, au moment des pillages, il y avait des gens qui


venaient de Yanga pour tuer les Peuls et piller leurs animaux. Le chef qui
était ici a dit qu’il n’acceptait pas qu’on pille les Peuls sous son autorité. S’il
arrivait qu’on pille les Peuls de ce territoire, les Moose partaient tuer les
pilleurs et ramenaient leurs animaux. Il y a jusqu’à sept quartiers peuls
parce qu’ils étaient protégés contre les pillards. Quand il y avait des fêtes
annuelles, les Peuls amenaient par quartier à tour de rôle, un bœuf au chef
pour qu’il fasse son sacrifice. Autrefois c’était comme ça, c’est pour cela
qu’il y a beaucoup de Peuls aux alentours" (Chef Moaga de Dingri,
septembre 2003).

Dans un autre quartier Tooroobe de Dingri, les même raisons sont évoquées :

"Comme les Peuls sont nomades, ils arrivaient dans un endroit,


s’installaient et repartaient. Ils sont partis de Lougouri à cause des pillages
et sont allés près des nakombse pour être protégés. Les nakombse de Dingri
étaient des guerriers." (Tall A., doyen de quartier Tooroobe, Dingri,
septembre 2002)

Une protection fiable en échange de quelques têtes de bœufs destinés à être


sacrifiés étaient plus qu'un simple échange marchand. Les Peuls promettaient ainsi leur
soumission à l'égard des Moose par un contrat tacite avec les "gens du pouvoir" mais

233
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

aussi avec les "gens de la terre". Il est certain qu'en protégeant les éleveurs peuls, les
Moose s'assuraient surtout leur contrôle. Les Peuls étaient malgré tout des "étrangers"
qu'ils toléraient sur leur territoire, mais sur lesquels ils gardaient toujours un œil
méfiant. D'autant plus qu'aucun lien social ne pouvait être créé par le biais d'échanges
matrimoniaux du fait de la stricte endogamie des Peuls3. Ceci étant, ces groupes étaient
porteurs d'une religion à laquelle les royaumes moose n'étaient pas hermétiques. Non
seulement ils toléraient la présence des musulmans tels que les Tooroobe ou les artisans-
commerçants yarse et marãse mais, en plus, ils les mettaient à contribution pour faire
tourner l'économie du royaume. Tout laisse penser qu'en s'installant dans le Yatenga,
Tooroobe et Moose avaient su ménager leurs intérêts respectifs. Des rapports de
dépendance avec les populations d'éleveurs et les représentants du pouvoir moaga
devaient nécessairement s'instaurer. Au-delà de cette tolérance mesurée de la part des
pouvoirs moose, les interdépendances avec les populations d'agriculteurs fulse étaient
beaucoup plus fortes. Or, la zone de Dingri est précisément une zone de peuplement
fulse, ce qui a probablement été un facteur d'implantation des Tooroobe.

L'étape à Dingri est restée ancrée dans la mémoire collective, aussi bien à
Bosomnore qu'à Todiam. D'une manière générale, les Peuls tooroobe du Yatenga se sont
établis dans des zones où la population moaga était dense, contrairement aux Foynabe et
aux Diallube qui ont occupé les espaces inhabités de la partie septentrionale du
royaume. En traversant le royaume d'Est en Ouest, c'est-à-dire du Ratenga vers
Bosomnore en passant par Dingri, les Tooroobe s'étaient ainsi probablement ménagé de
bonnes relations avec les chefs des commandements qu'ils ont traversés. Par la suite les
communautés tooroobe installées à Bosomnore ont formé une société maraboutique que
bien des souverains sont venus consulter. C'est notamment le cas du Yatenga Naaba
Kango qui aurait consulté le chef tooroobe Idriss Jibaïro. Comme l'affirme Michel Izard
(1985a : 69), les Tooroobe "entretiendront toujours les meilleures relations avec la Cour
du Yatenga Naaba".

3. Le devenir des quatre frères

Nous avons évoqué plus haut quelques hypothèses sur l'itinéraire supposé des
Tooroobe. Certains ont probablement pénétré le Moogo à partir du Liptako pour se

3 Cf. Chapitre 1.

234
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

diriger vers le Yatenga. Ils auraient traversé les localités de Kindougou et Rouko
respectivement dans le Ratenga et le Zitenga, des royaumes sous l'influence du Yatenga
situés à sa frontière Est. Michel Izard date cette entrée dans la première moitié du
XVIIIè siècle. Pour notre part, il nous semble que la deuxième moitié du même siècle
soit plus juste. En effet, les récits d’installation que nous avons recueillis dans les
localités tooroobe telles que Bosomnore, Dingri ou Todiam, évoquent le règne de Naaba
Kango (1757-1787). Il est question à Bosomnore, de nombreux récits relatifs aux
rapports entre Idriss Jibaïro, premier chef de la localité, et Naaba Kango. Selon les
datations généalogiques du chef de Todiam, l'entrée des Tooroobe dans le Yatenga
remonterait à 1784.

Revenons sur les localités de Rouko et Kindougou qui marquent les étapes
importantes dans le long parcours des Tooroobe. Ces étapes sont mentionnées par nos
informateurs mais aussi dans les traditions recueillies auprès des Tooroobe tout au long
du XXè siècle par les administrateurs et par Michel Benoît. Pour le capitaine Noiré
(1904) (repris par Tauxier en 1917), le groupe est constitué de cinq frères, Hammadi,
Yoro, Paté Sambo et Diobo, quand ils se dirigent vers le Yatenga. Hammadi se serait
installé à Rouko alors que les autres se dirigent vers Gibou. Là-bas, l'entente entre le
chef moaga et les Peuls semble difficile et les derniers se dispersent : Yoro va à
Kindougou, Paté à Bosomnore, Diobo se rend à Sa au nord de Ouahigouya, et se place
sous la protection des Peuls diallube dont la chefferie résidait déjà à Thiou. Enfin,
Sambo resté un certain temps à Gibou va y être chassé et se dirigera vers la zone du
"marigot de Todiam".

De cette version ne subsiste aujourd'hui plus que quatre frères de passage à


Guibou. Sont-ils chassés (Izard 1985a : 69) ou en fuite comme nous l'enseigne le chef
de Bosomnore ?

"On est tous Tooroobe mais nous, on vient du Niger, d’un lieu qui s’appelle
Torodi, ensuite on est allé dans la région de Séguénéga, à Gibou. Là-bas,
un des nôtres avait une Peule de la région comme femme. Des années se
sont écoulées sans que la femme n’ait d’enfant et l’homme en question a eu
une autre femme pour ajouter à la première. A ce moment, il se trouvait
que le chef moaga avait un cheval qui venait voir la jument des Peuls pour
s’accoupler alors qu’elle était grosse. Alors le Peul est parti voir le chef

235
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

pour lui dire d’attacher son cheval. Le chef ne l’a pas attaché. Ils ont tué le
cheval et l’ont enterré en disant à tous les témoins de se taire. Après une
querelle avec sa coépouse, l'autre femme est partie voir le chef en lui
disant :

- Tu n’as toujours pas retrouvé ton cheval ?

- Non.

- Je sais où il se trouve, c’est mon mari qui l’a tué.

Le chef moaga a alors prévenu les siens pour aller attaquer les Peuls mais à
chaque fois qu’ils partaient, ils trouvaient que les Peuls étaient prêts et ils
repartaient. Quelques temps plus tard, la femme est revenue en demandant
au chef pourquoi jusqu’à présent il n’était pas venu tuer son mari. Le chef a
répliqué qu’à chaque fois, les Peuls étaient prêts. Alors la femme a dit au
chef de venir pendant la prière du soir, quand tous les hommes sont
dépourvus de leurs armes. Effectivement les Moose ont attendu la nuit.
Quand la voix du muezzin s’est fait entendre, ils sont venus avec des lances,
des flèches, des fusils et tous les Peuls se sont enfuis. Sambo et Paaté sont
allés dans la même direction, Amadé est parti ailleurs et Yéro vers
Kongoussi. Et les femmes qui sont restées là-bas ont maudit toute union
entre la femme qui a trahi et celle du chef" (Chef de Bosomnore,
Bosomnore, janvier 2003).

Bien qu'enrobées dans des contextes différents, la dispersion à partir de Gibou


est également évoquée à Todiam :

"A Gibou, on était tous là et les quatre frères se sont séparés : Amadu,
Sambo, Yéro et Paaté. Amadu est allé à Rouko, Sambo ici [à Todiam],
Yéro à Kindougou et Paaté à Bosomnore. En ce moment, à Gibou, il y
avait la grande mosquée, on appliquait la shari'a et il y avait la prière du
vendredi. Tout ce qui se trouve dans cette mosquée actuellement s’y
trouvait là-bas. A leur départ, les quatre frères se sont partagé les bois de
l’ancienne mosquée en quatre parties mais ils ont laissé le banco là-bas.
Ceux de Rouko sont les descendants du grand frère, ils ont construit leur
mosquée avec leur bois. Les descendants de Yéro, Paté et Sambo ont fait
pareil avec leur bois." (Chef de Todiam, Todiam, novembre 2001).

236
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

Tout le monde s'accorde sur le fait que les Tooroobe se sont dispersés à partir de
Gibou. Les descendants de Sambo établis aujourd'hui à Todiam, ont essaimé dans
toute la Vallée de la Volta Blanche (Saïgouma, Bassanga, Ramsa, Bérenga et Dingri) et
leur chef s'est installé d'abord à Dingri (Cf. carte ci-dessous).

Carte 11 . "Etapes migratoires depuis la fin du XIXè siècle des familles torobé
fondatrices de villages", sou rc e : Benoît (1982).

237
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Migration symbolique (pas de déplacement directe entre


Gibou et Bassanga.

Migrations probables

La carte de Michel Benoit montre l'importance de la dispersion à partir de


Saïgouma et Bassanga dans la vallée de la Volta Blanche. Plus à l'Ouest, les descendants
de Paté se sont installés à Bosomnore et Goutela. A partir de ces deux localités, une
chefferie se transmet dès la fin du XVIIIè siècle. Bosomnore est donc fondé bien avant
Todiam et ses chefs entretiendront de bonnes relations avec les rois du Yatenga.

Plus tard, à la période coloniale, un grand pouvoir est octroyé au chef de


Todiam bien que celui-ci soit un descendant de Sambo, le petit frère. Bosomnore aussi
devient canton peul. Quant aux commandements de Rouko et de Kindougou, leur chef
est placé dès la conquête coloniale, sous la tutelle de Todiam. Ce n'est qu'en 1953 que
les Peuls de Rouko et de Kindougou sont rattachés à la subdivision des grands lacs
nouvellement créés. "Pour des facilités de commandement et rentrée de l'impôt"
(Vallet 1955) ces groupements peuls ne dépendent plus de Todiam.

II. Les changements issus de l'époque coloniale

L’assise de la chefferie est née des rapports d'un chef avec l’administration
coloniale qui a fait de cette localité un canton. La superposition du pouvoir politique et
religieux du chef s'est faite progressivement.

"C’est Moussa Douré qui a fondé le village. Il a d’abord été à Dingri. En ce


moment il y avait des Blancs qui étaient à Bandiagara. Ils avaient à leur tête
un lieutenant qui voulait conquérir les chefferies moose. En ce moment, les
Peuls étaient avec les chefs moose. Les Blancs ont pénétré par Thiou. Il se
trouvait qu’il y avait un grand chef peul à Thiou et les Blancs ont voulu
faire en sorte à ce que tous les Peuls soient soumis à ceux de Thiou.
Moussa Douré a dit qu’il préférait mourir que d’être sous l’autorité de ceux
de Thiou. Or, il y avait des Tall avec les Blancs qui sont venus informer
Moussa Douré : "si vous restez ici et que vous refusez de vous soumettre à
ceux de Thiou, les Blancs vont vous combattre. Il faut que vous vous

238
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

déplaciez au Jelgooji car les Blancs ont l’intention de conquérir vers l’ouest
et non le nord". C’est pour cela qu’ils se sont déplacés au Jelgooji. Moussa
a été chef à Koubi [Dingri] pendant 8 ans et après, ils ont fait trois ans au
Jelgooji jusqu’à ce qu’il y ait un apaisement, puis il a envoyé des gens chez
les interprètes en leur demandant s’il était possible de retourner dans la
région d’où ils venaient. Les interprètes ont accompagné les envoyés chez
les Blancs qui lui ont dit qu’ils pouvaient y retourner. L’envoyé a répliqué
qu’ils ne pouvaient pas y retourner s’ils n’avaient pas un papier montrant
qu’ils n’étaient pas sous l’autorité de ceux de Thiou. On leur a donné un
papier qu’ils ont présenté à Ouahigouya. Ceux de Ouahigouya ont dit que
tous les Peuls qui se trouvent à l’Est de Ouahigouya, qu’ils soient Tooroobe,
Barry ou Bolly, seraient sous l’autorité de Moussa. C’est pour cela qu’à son
retour du Jelgooji, il s’est installé à Todiam. Il était parti avec le papier à
Ouahigouya et ils [les colons] ont dit de venir ici. Il y a eu un Blanc qui les
a même accompagnés jusqu’ici. Il a délimité l’endroit avec des bornes avec
des côtés de quatre kilomètres. A côté du bas-fond jusqu’ici, ça appartenait
à Moussa et les siens, mais concernant la chefferie, même ceux qui étaient
dans la région de Kongoussi étaient sous son autorité. Après son décès,
son petit frère Abdoulaye lui a succédé. C’est lui qui avait les papiers [de la
chefferie] et à un moment, quelqu’un d’autre est venu lui forcer la main
pour prendre la chefferie, il s’appelait Manga. Au moment du décès de
Moussa, Alfa était son premier fils mais il ne dépassait pas les 27 ans. Les
gens ont dit qu’il n’était pas suffisamment âgé pour être chef, alors c’est à
son oncle paternel, Abdoulaye, qu’on a donné la chefferie. Il a pris la
responsabilité des mamans d’Alfa. En ce moment les Blancs demandaient
l’impôt, il fallait envoyer des bœufs et même des bois, c’était forcé. Cinq
ans se sont écoulés et Alfa l’aidait. Après, il est parti à La Mecque en
laissant Abdoulaye seul. Il était vieux et ne pouvait pas faire entrer l’impôt.
Manga est alors parti dire aux Blancs que le chef était incompétent, qu’ il
ne pouvait pas appliquer la tâche de la chefferie. Les Blancs ont pris les
papiers de la chefferie pour les donner à Manga et Abdoulaye a brûlé les
anciens papiers. Manga arrivait à faire entrer l’impôt, il était fort et pouvait
travailler. Il a été chef pendant seize ans. C’est après son décès que Alfa a
pris la chefferie" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

239
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

1. La chefferie de Todiam, une création coloniale

Une généalogie de chefs


Sambo ?

1. Moussa Boureima 2. Abdouleye Amadou


Ly-Tall (1898-1906) Ly-Tall (1906-1915)

4. Alfa Boukari 5. Jibrill Moussa Tall(1936-1965) 3. Manga Salli


Ly-Tall (1931-1936) (Ly?) Tall (1915-
1931)

6. Souahibou Jibrill Moussa Tall (1965-1998).

7. Hamadoun Souahibou Tall (98-99) 8.Oumar Souahibou Tall (1999…)

La pénétration coloniale a entraîné d'irréversibles changements politiques pour


les Peuls du Yatenga (cf. chapitre 3). A Todiam ceci est d'autant plus vrai que la localité
a été créée avec l'appui des autorités coloniales qui ont reconnu Moussa Douré comme
le chef peul capable de collecter l'impôt auprès des groupements situés à l'Est de
Ouahigouya. C'est à ce titre qu'il a été nommé "chef de canton". Les populations qui
devaient se soumettre à cette nouvelle autorité regroupaient une majorité de Tooroobe,
des Peuls de patronyme Barry établis dans la région de Diouma-Sittugo et dans une
moindre mesure les groupes de patronyme Boly ainsi que les Silmimoose de la région de
Béma. Ce changement et cette institutionnalisation de la chefferie de Todiam devaient
permettre que l'impôt soit collecté au mieux.

Le récit du chef de Todiam nous apprend plusieurs faits relatifs à la chefferie


pendant la période coloniale. Moussa Douré (ou Rouré) était le chef d'un groupe
tooroobe dont les membres ont essaimé dans toute la zone dite du "marigot de Todiam".
Avant la pénétration coloniale, ces derniers sont établis à Dingri. Là-bas, ils font
allégeance à un chef moaga qui assure leur protection. On voit donc comment au détour
de l'histoire, en l'occurrence celle de la colonisation, un personnage s'impose par la

240
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

ruse. En effet, quand en 1895, les Français parviennent à signer le traité de protectorat
avec Naaba Baogo, celui-ci meurt peu de temps après et son rival est intronisé Naaba
Bulli. Ce dernier est allié avec le chef de Thiou, Mamadou Al Atchi et chacun mesure
ses intérêts à collaborer avec les militaires français : Naaba Bulli obtient le trône pour
lequel il s'était battu pendant dix ans, Mamadou Al Atchi est considéré comme le chef
des Peuls du Yatenga et entend, sous l'œil averti de Naaba Bulli qui reste l'interlocuteur
privilégié des Français, profiter de cet avantage. Mais voilà, le chef des Tooroobe de
Bassanga-Konanga (zone du marigot de Todiam) préfère mourir que d'être sous
l'autorité des Diallube. On voit d'ores et déjà que l'appartenance identitaire à l'intérieur
du monde peul est affirmée. Grâce aux informations fournies par des interprètes
tooroobe subordonnés aux colons, les Tooroobe de cette zone se réfugient dans le Jelgooji
en attendant que conquête se fasse. Comme le confirme Michel Benoît (1982 : 46), en
1898 le village de Todiam est fondé avec l'appui des colons qui en font un centre à
partir duquel l'impôt est collecté. Ce sont les populations peules et silmimoose situées à
l'est de Ouahigouya qui sont visées et c'est Moussa Douré qui, de Todiam, pilotera les
opérations. Ce dernier a semble-t-il été chef de 1898 à 1906 et c'est sous son règne que
deux factions, celle des Silmimoose de Bema et des Peuls de Diouma, demandent à ne
plus être sous l'autorité du chef de Todiam. Nous avons vu dans le chapitre 3 que le
processus de formation des cantons Peuls s'est fait au gré des rivalités et conflits
internes. Le fractionnement entre Peuls tooroobe et sittugabe (de Diouma) nous a été
rapporté par le chef de Diouma.

"Ceux de Todiam venaient emmerder ceux de Ramese et nous, on était


sous l'autorité de ceux de Todiam. Il y avait un de nos oncles qui était de
passage ici, il se nommait Yéro. Il est tombé sur ce genre de problème là. Il
les a insultés et chassés. Après leur départ mon oncle leur a conseillé de ne
pas partir à Todiam sinon ils allaient être honnis. Il leur a conseillé de partir
directement à Ouahigouya et c'est là qu'ils se sont détachés. Ils ont fait de
sorte à ce que même les Silmimoose deviennent indépendants de ceux de
Todiam" (A. Barry, chef de Diouma, février 2003).

La collecte de l'impôt est à l'époque coloniale un important facteur de


coercition pour un chef. Les rapports politiques mentionnant les "abus des chefs" sont
fréquents (Marchal 1980). Ainsi les groupes qui n'accordaient aucune légitimité au chef

241
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

de Todiam s'en sont dégagés progressivement. Ce fut le cas des Peuls de la région de
Diouma et des Silmimoose de Béma. Néanmoins, le chef peul de Todiam aurait conservé
son autorité sur les Tooroobe et sur les Peuls de patronyme Bolly qui sont en nombre
réduit dans le Yatenga. Le long récit du chef nous enseigne qu'à l'époque coloniale
l'impôt est un instrument que les prétendants à la chefferie peuvent manipuler à des
fins politiques. Chacun sait que l'administration ne s'encombre pas de chefs de canton
incapables de collecter l'impôt et n'hésite pas à destituer celui qui ne peut accomplir "la
tâche de la chefferie" pour introniser celui qu'elle estime compétent. On voit ici
comment l’impôt aurait servi à Manga pour usurper le turban de la chefferie. Une autre
version raconte que l'usurpateur aurait vendu tous ses bœufs et présenté aux Français
la somme comme le fruit de sa collecte de l'impôt qui lui valut le turban.

Dans la généalogie des chefs de Todiam, Manga Tall est présenté comme un
chef qu'aucun lien de parenté n'autorisait à porter un jour le turban. Une fiche de
renseignement datée du 15 avril 19234 le concernant, le présente comme un
personnage ayant une "renommée de guerrier" et ayant "fait partie comme auxiliaire, de
plusieurs colonnes dans le Yatenga au moment de l'occupation". Considéré dans le
cercle de Ouahigouya comme un chef "autoritaire", le commandant de cercle n'ignorait
pas non plus qu'il avait de "nombreux ennemis", parmi lesquels son successeur
"Boubacar [Boukari] Tall, pèlerin de la Mecque". Bien qu'il était "craint de ses
administrés", Manga était aux yeux de l'administration un élément "dévoué" qui a
gardé le trône de 1915 à 1931. Ainsi donc, c'est d'abord grâce à son dévouement envers
l'administration coloniale que Todiam est devenue une chefferie, mais dès les années
vingt, la méfiance envers les populations musulmanes se fait sentir…

A ce titre, il faut porter une attention particulière à Alfa Boukari, un des fils du
premier chef de Todiam. Sous le règne de Abdoulaye Amadu Ly-Tall (1906-1915), Alfa
Boukari était encore un jeune homme chargé d'assister son oncle. Ce personnage a
introduit le "hamallisme" à la fin des années 20 à Todiam. Son parcours de croyant
puis de religieux, débute dès son enfance. En effet, à 12 ans, c'est-à-dire en 1891, il
aurait reçu le wird de la tidjanniyya douze grains à Douentza où il avait effectué une
partie de son apprentissage coranique. Parallèlement, les populations musulmanes font
l'objet pendant la période coloniale d'une méfiance qui s'est accrue puis transformée en

4 Archives Nationales d'Outre-Mer : 14 MIOM 2196.

242
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

une véritable paranoïa dans les années trente et quarante. La rubrique "questions
musulmanes" devait être traitée par les administrateurs de brousse. En 1909 dans un
rapport annuel du cercle de Ouahigouya, le commandant fait un état des lieux de
l'activité religieuse. Il estime que rien de préoccupant concernant les "questions
musulmanes" n'est à signaler et que l'islam fait encore peu d'adeptes :

"Presque tous [les musulmans] appartiennent à la race peule et à la race


dioula. D'autre part, les Peuls paraissent peu convaincus et ne font "salam"
que par vanité, afin de paraître supérieur aux Mossi et Samo, tous
fétichistes. La tribu des Silmi-Mossi (métis de Mossis et de Peuls)
commence à embrasser la religion coranique, mais les adeptes sont encore
en petit nombre" (Rapport annuel de 1909, In : Marchal 1980).

Néanmoins, à cette époque, seul Todiam attire l'attention du commandant de cercle :

"Dans tous le cercle, il n'existe qu'un seul marabout : B. [Boukari] de


Todiam, sachant lire et écrire l'arabe. Jusqu'à ce jour, cet indigène n'a rien
fait pouvant lui attirer des observations. Cependant, il aurait l'intention
d'aller prochainement à La Mecque. Il ne mettra pas son projet à exécution
si on lui demande fermement de l'abandonner. Il existe bien trois écoles
maraboutiques dans le Yatenga, mais elles n'ont actuellement que peu
d'élèves chacune. Elles enseignent simplement la prière musulmane. Bien
que ces écoles n'aient pas l'air de faire beaucoup de prosélytisme, il est bon
toutefois de les surveiller de près." (Rapport annuel de 1909, In : Marchal
1980)

Dès 1909, Todiam est une localité à surveiller et Boukari Ly-Tall est pour
l'administration autant que pour les Tooroobe de Todiam, un personnage connu pour
son savoir coranique. C'est en 1916 que ce dernier revient du pèlerinage à La Mecque,
mais en 1909, ses intentions sont déjà connues des autorités coloniales. C'est avec lui et
dès la fin des années 20 que l'islam s'institutionnalise à Todiam. En 1931, il succède à
Manga, mais dans les années trente, l'histoire tragique du hamallisme se répand comme
une traînée de poudre dans toute l'Afrique de l'Ouest sans épargner le Yatenga…

243
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

2. Le "hamallisme" entre Nioro et Todiam.

a. Les fondements du "hamallisme"5.

Ce que l'on appelle communément "hamallisme" est un ordre souvent présenté


comme une branche de la tidjâniyya alors que dans le discours de ses adeptes, le
mouvement est considéré comme un retour à la tidjâniyya dans sa pureté originelle.
Pour comprendre l'histoire du "hamallisme", il faut revenir sur les fondements même
de la tidjâniyya née en Algérie en 1782 (Kane 1996). Le Cheikh Sidi Muhammad Ibn
Mukhtâr al-Tidjânî aurait vu le Prophète en personne, recevant l'injonction de réciter
onze fois une oraison appelée "perle de la perfection", Diawharatul-Kamal (Bâ 1980 :
34). C'est ainsi que la tariqa6 tidjâniyya aurait vu le jour. Elle est nommée à l'effigie de
son fondateur, qui appartenait par sa mère à un groupe berbère algérien appelé Tidjâni
ou Tidjâna (Kane 1996). Il enseigne au Maghreb et particulièrement à Fez où il fait de
nombreux convertis. D'après Hampâté Bâ (1980), les disciples de Mukhtâr al-Tidjânî
instituent progressivement la récitation de "la perle de la perfection" douze fois au lieu
de onze et c'est ainsi que la tidjâniyya est adoptée en Afrique de l'Ouest jusqu'à la
conquête coloniale. La tidjâniyya se diffuse d'abord au Maghreb, puis en Mauritanie. Sa
grande popularité en Afrique subsaharienne doit beaucoup au prosélytisme des Maures
autant qu'aux relais ouest-africains parmi lesquels on peut citer El Hajj Umar qui est à
l'origine de l'implantation de la tidjâniyya au Maasina (Robinson 1988).

Les circonstances d'émergence du hamallisme sont floues. Dans Vie et


enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, Hampâté Bâ donne une version de la
naissance du hamallisme. Selon l'auteur, en 1893, la nouvelle de la prise de Bandiagara
par les Français provoque une vive inquiétude en Algérie, dans les maisons mères de la
tariqa tidjâniyya. Ces événements augurant de la chute de l'empire peul du Maasina, les
cheikh se réunissent dans une grande tourmente. Ils savaient qu'un grand maître devant
revivifier la tidjâniyya, allait se manifester mais ils ignoraient où. Selon eux, un des

5 La dénomination "hamallisme" est attribuée par les autorités coloniales en référence au nom du
fondateur de la confrérie, Cheikh Hamallah. D'après Boukari Savadogo (1998), les adeptes nomment eux
même leur ordre, "hamawiyya". Dans le Yatenga, les Tooroobe disent aussi "onze" ou "onze grains".
L'auteur remarque que seuls les locuteurs fulfulde emploient une terminologie faisant explicitement
référence aux dispositions des grains du chapelet. Ainsi, les Moose de Ramatoulaye emploieraient le terme
"les élèves du cheikh" (sheku karembisse) (Savadogo 1998). Nous emploierons indistinctement les termes
"hamawiyya", "hamallisme" et tidjâniyya "onze grains".
6 L'ordre, la "Voie" et par extension, la confrérie musulmane.

244
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

signes de ce renouveau devait être un retour à la récitation de l'oraison Diawharatul-


Kamal onze fois et non douze. C'est ainsi, qu'à l'issue de leur réunion, les cheikh
décident d'envoyer Sidi Mohammed, dit Lakhdar, à la recherche de l'homme
providentiel. Il le trouve en la personne d'un jeune talibe issu d'une famille chérifienne7,
à Nioro, au Mali. La rencontre se passe en 1902 et Cheick Hamallah s'estimant trop
jeune, n'assumera sa fonction de khalife qu'en 1909. L'histoire tragique de Cheikh
Hamallah rapportée par Hampâté Bâ (1980) et Alioune Traore (1983)8 montre
combien les rivalités claniques alimentées par la jalousie et les calomnies ont fait
bouillir l'Afrique d'ouest en est, de la forêt au désert, tout cela au nom de la religion.

Dans sa thèse intitulée "Confrérie et pouvoirs. La Tidjâniyya Hamawiyya en


Afrique occidentale (Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Mali, Niger) : 1909-1965", Boukari
Savadogo (1998) considère que l'année 1909 marque l'arrivée supposée de Cheikh
Hamallah et l'introduction de la prière Diawharatul-Kamal. D'après l'auteur, la date de
cet événement marquant la vie de la tidjâniyya hamawiyya est la seule cohérente. La
tidjâniyya "onze grains" naît grâce à la conjonction de plusieurs facteurs : il y a d'abord
une modification du rituel par la récitation de l'oraison onze fois au lieu de douze, mais
aussi l'apparition d'un personnage charismatique, Cheikh Hamallah, perçu comme un
saint et dont la généalogie spirituelle le relie au prophète. A ces critères de légitimation
d'une nouvelle confrérie (Hamès 1983) s'ajoute le contexte de déclin de la tidjâniyya
"douze grains". A Nioro d'abord, dans la zawiya-mère9, le mouvement des "onze
grains" est un succès et rallie un grand nombre d'adeptes chez les "douze grains". Ces
derniers qui avaient été au départ de fervents opposants au régime colonial, se rangent
alors aux côtés de l'administration et ternissent la réputation des "hamallistes".

7 Dont les membres sont les descendants du Prophète.


8 Comme le rappelle Boukari Savadogo (1998), la version d'Amadou Hampâté Bâ (1980) est empreinte
de partialité puisque le célèbre auteur était lui même une personnalité de la hamawiyya. Son roman qui
porte plus précisément sur la vie de Tierno Bokar, disciple de Cheikh Hamallah, donne néanmoins de
nombreuses précisions sur le contenu de l'enseignement spirituel "onze grains" et sur la rencontre entre
Cheikh Hamallah et Tierno Bokar. C'est aussi le témoignage d'un acteur de l'époque. Quant au travail
d'Alioune Traoré (1983), Boukari Savadogo considère qu'il s'agit par de nombreux aspects d’une
biographie, Cheikh Hamallah étant présenté comme un saint et un résistant pacifique.
9 La zawiya est le lieu de résidence du Cheikh, maître d'une confrérie. Autour de lui, gravite un premier

cercle constitué par la famille, les alliés et les disciples très proches avec, suivant les cas, du personnel de
service. Les bâtiments de la zawiya font office tout à la fois de mosquée, de salles de cours et
d'habitation, y compris pour les hôtes de passage (Hamès 1996 : 239). La zawiza-mère est le lieu
fondateur d'une confrérie, ses zawiya-périphériques étant les centres dans lesquels le mouvement se
propage et dirigés par des disciples du fondateur. De part leur structure, les confréries ont une forte
tendance à la segmentation.

245
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Les adeptes sont traqués par l’administration française qui les assimile à un
mouvement politico-religieux composé d’agitateurs "mécontents" et "xénophobes"
(Hamès 1983). Dans toute l'Afrique de l'Ouest, le hamallisme est présenté par les
administrateurs comme un mouvement anticolonialiste et fait l’objet de dures
répressions, plus particulièrement à partir de la fin des années vingt (Bâ 1980, Traoré
1983, Hamès 1983, Kouanda et Sawadogo 1993, Savadogo 1998). Malgré les
châtiments que les hamallistes subissent, le charisme et le succès de Cheikh Hamallah
sont grandissants et les conversions à la tidjâniyya "onze grains" se font de plus en plus
nombreuses. La répression dont ont été victimes les "hamallistes" était animée par le
fait que leur comportement créait une "hantise excessive chez les administrateurs
coloniaux" (Savadogo 1998 : 27). En dépit d'une interprétation selon laquelle le
personnage de Cheikh Hamallah incarne la résistance spirituelle (Traoré 1983) à
l'occupation coloniale, Boukari Savadogo insiste sur le fait que Cheikh Hamallah a
surtout choisi de se tenir à distance du pouvoir même si un grand nombre de ses
partisans ont eu vite fait de passer de la distance à l'opposition. L'image de résistant
dont Cheikh Hamallah fait l'objet (Traoré 1983) ne correspond pas à la réalité. Il "n'a
jamais exigé une société régie par les préceptes du Coran et n'a jamais remis en cause le
système colonial tel que l'acquittement de l'impôt ou l'exécution des prestations
exigées". Selon Boukari Savadogo, Cheikh Hamallah n'a voulu être et n'a été qu'un
"homme de Dieu", un soufi et un maître de la tidjâniyya" (Savadogo 1998 : 25-27). En
se sens Boukari Savadogo rompt avec l'idée, diffusée dans les recherches sur le
hamallisme depuis les travaux d'Alioune Traoré (1983), selon laquelle Cheikh Hamallah
aurait été un résistant à l'autorité coloniale.

b. De Ramatoulaye à Todiam

Une des caractéristiques des confréries en générale et de la hamawiyya en


particulier est le rôle important des zawiya périphériques comme le montre l'influence
locale développée par des disciples de Cheikh Hamallah. C'est ce qu’illustre avec succès
Boukari Sawadogo (1998) qui s'est intéressé au hamallisme dans les foyers ivoiriens
(avec Yacouba Sylla) et voltaïques (avec le Cheikh de Ramatoulaye et le Cheikh
Abdoulaye Doukoure de Djibo). Dans le Yatenga, c'est avec le Cheikh de

246
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

Ramatoulaye10 que le mouvement se répand et ce dernier subira les foudres d'une


administration en pleine crise de paranoïa. D'après Hamidou Diallo (1985), le Cheikh
de Ramatoulaye aurait rencontré Cheikh Hamallah en 1922, et aurait reçu de sa part le
wird11 des "onze grains". Mais dès 1916, il commence à subir les répressions de
l'administration qui l'emprisonne une première fois à Ouagadougou et une seconde fois
à Ouahigouya. C’était, selon Juliette Van Duc, sur le motif qu'il avait effectué le
pèlerinage à La Mecque sans autorisation. Il est de nouveau arrêté et emprisonné entre
1919 et 1920. "Cette fois, on l'accuse de faire du vagabondage. La vérité est qu'on le
suspecte d'être un agitateur dangereux contre lequel les mesures d'urgence s'imposent"
(Van Duc 1988). Entre 1916 et 1921, il est emprisonné cinq fois. Pourtant à cette
époque le Cheikh n'est pas encore affilié au hamallisme, il était simplement un fervant
musulman, et cela suffisait à l'administration pour considérer comme "hamalliste" tout
ce qu'elle jugeait être "fanatique". Ainsi "elle était surtout guidée par un type de
discours et un genre de comportement. Toute figure maraboutique, réservée vis-à-vis
de l'administration, prônant la retraite, le retour à un islam "pur" et dénonçant les
compromissions avec les autorités, était susceptible de se voir coller l'étiquette de
hamalliste" (Sawadogo et Kouanda 1993 : 344). Dans le même temps, le Cheikh de
Ramatoulaye attire les jalousies des Yarse "douze grains". Il provoque leur
mécontentement en leur reprochant d'être les propagateurs d'un islam impur et
compromis avec les pouvoirs en place. Une véritable "guerre psychologique" s'ouvre
entre musulmans et est entretenue par l’administration coloniale qui cherche à réduire
la popularité du mouvement dans la région. Une série de "mensonges fabriqués de
toutes pièces" se répandent sur eux : on les accuse de sorcellerie pour que personne ne
les approche. Pourtant le nombre des adeptes ne cesse d’augmenter, "le dynamisme des
foyers de Ramatoulaye, de You, de Taslima, et de Todiam, sur lesquels s'exerce son
influence, l'atteste" (Sawadogo et Kouanda 1993)12.

10 Ramatoulaye est un village situé à 30 kilomètres à l'Est de Ouahigouya qui fut d'abord un quartier de
Namissigma. Pour plus de détails sur l'émergence de cette localité, voir aussi Sawadogo et Kouanda
(1993).
11 Le wird est l'ensemble des oraisons que l'on "reçoit" au moment de l'initiation à un ordre, de même

que l'initiateur de l'ordre les a lui-même reçut de son propre initiateur et ainsi de suite jusqu'au Maître
fondateur (Bâ 1980 : 61).
12 Issa Cissé note lui aussi que Todiam était à l'époque coloniale, un foyer important du hamallisme

(Cissé 1994 : 44-45)

247
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

En fait, la tension entre douze grains et onze grains est à bien des égards due au
fait que le hamallisme fait de nombreux adeptes en premier lieu chez les disciples d'El
Hajj Umar (douze grains). Ceux qui se tournent vers la tidjâniyya "onze grains" sont
pour beaucoup d'anciens adeptes de la tidjâniyya "douze grains". C'est le cas à Todiam
où l'instigateur du hamallisme reçoit d'abord l'enseignement d'un cheikh issu de la
tidjâniyya "douze grains" :

"En 1926, Alfa est parti [rencontrer Cheikh Hamallah] avec son
compagnon qui était en même temps son gendre et élève, mais la première
fois qu’il a été Cheikh, c’était au Mali. Il a pris les douze grains à Douentza,
c’était en 1312 du calendrier musulman, c’est-à-dire en 1891" (Chef de
Todiam, Todiam, mars 2003).

Comme l'a montré Constant Hamès (1983), une des caractéristiques des
confréries musulmanes tient à leurs incessants fractionnements13. Affilié à la tidjâniyya
"douze grains" d'El Hajj Umar, Alfa Boukari aurait reçu le titre de Cheikh d'abord à
Douentza puis une seconde fois avec Cheikh Hamallah, 35 ans plus tard. C'est par
l'intermédiaire du Cheikh de Ramatoulaye qu'il est mis en relation avec le grand maître
établi à Nioro.

"Cheikh Boubacar Maïga [de Ramatoulaye] a été le premier à partir chez


Cheikh Hamallah. A ce moment, il se trouvait qu'Alfa Boukari avait un
autre Cheikh. Quand il est parti à La Mecque, il a trouvé quelqu’un à qui il
a demandé de lui donner un titre. Ce dernier lui a répondu qu’il ne le
dépassait pas en connaissance : "celui qui peut te donner un titre se trouve
à Tichît. Quand tu seras de retour à Todiam, il faut que tu partes à Tichît",
a-t-il ajouté. Lorsqu’il est revenu de La Mecque, il est parti voir le Cheikh
de Ramatoulaye pour savoir s’il connaissait Cheikh Hamallah : "Oui il
existe et je suis son disciple, mais présentement on ne peut pas le voir
parce qu’il a été emprisonné par les Blancs. Il faut que tu patientes jusqu’à
ce que je reçoive de ses nouvelles", lui a répondu le Cheikh de
Ramatoulaye. Après quatre ans de cela, Cheikh Hamallah a été libéré et un
papier a été envoyé à mon grand-père pour l’informer de la nouvelle.

13Pour comprendre les mécanismes de segmentation des confréries musulmanes, tariqa, voir Hamès
1983. Ce mécanisme de fractionnement ne s'observe pas cependant au sein de la confrérie Mouride,
semble-t-il beaucoup plus centralisatrice.

248
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

Quand il est parti là-bas, c’était un mois de Ramadan, en 1347/ 1926, c’est-
à-dire il y a 77 ans" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

Qu'Alfa Boukari soit parti à la rencontre de Cheikh Hamallah est un fait dont
nous ne saurions être sûre. L'hypothèse d'une rencontre en 1926 reste discutable car le
khalife était à cette date déporté à Muderdra en Mauritanie (Bâ 1980 : 80). En dépit du
pôle d'influence qui se constitue autour du Cheikh de Ramatoulaye, un autre pôle
connu de l'administration coloniale émerge un peu plus au Nord, autour du Cheikh
Doukouré, un Peul de Djibo. Compte tenu de leur appartenance socio-ethnique, on
aurait pu imaginer que l'affiliation au hamallisme des Peuls de Todiam se fasse sous
cette dernière influence, mais il n'en a pas été ainsi… C'est à Nioro que les chefs de
Todiam reçoivent le wird de la tidjâniyya onze grains. Contrairement à son homologue
de Ramatoulaye, Alfa Boukari fait en sorte que sa conversion au hamallisme reste
secrète. A Todiam, on évoque l'esprit indocile du Cheikh de Ramatoulaye à l'égard des
Blancs, alors que Alfa Boukari optait pour la ruse :

"Alfa Boukari n’a pas eu de problèmes parce qu’avec les Blancs, à l’époque
ça dépendait de la manière dont tu parlais. Ils te posaient des questions et
t’arrêtaient en fonction de tes réponses. Si on lui posait la question, il
répondait qu’il était douze grains. Il a fait son chapelet douze grains. Tous
les disciples de Cheikh Hamallah mentaient de cette manière sauf le Cheikh
de Ramatoulaye. Si les Blancs lui posaient la question, il répondait qu’il
était onze grains. Il arrivait même que son interprète essaie de sauver la
situation en disant qu’il était douze grains et il ajoutait : "non, non
l’interprète ment, je suis onze grains" (Chef de Todiam, Todiam, mars
2003).

Tout laisse penser qu'Alfa Boukari de Todiam a été, avec certains disciples
moose du Cheikh de Ramatoulaye, à l'origine de l'implantation du hamallisme dans le
Bassin de la Volta-Noire. En effet, comme le précise Issa Cissé (1994) s'appuyant sur
un rapport établi en 1966 à Dédougou par un agent administratif en retraite, les Moose
du Yatenga se seraient établis dans plusieurs villages des cantons de Dédougou,
Bondokuy, Sanaba et Solenzo. Ils seraient arrivés islamisés, certains d'entre eux ayant
suivi des formations au Soudan avant de s'installer définitivement. Selon l'auteur, c'est
avec ces Moose, que le hamallisme s'est étendu à la Boucle de la Volta-Noire en

249
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

l'occurrence dans la région de Nouna. De même que "Boubacar Tall originaire de


Todiam (au Yatenga) a introduit le hamallisme dans le canton de Barani" (Cissé 1994 :
32). De Todiam et Ramatoulaye, le hamallisme se propage donc vers les régions du
Sud-Ouest.

Comme nous venons de le voir, de nombreux ouvrages déjà évoqués font état
des persécutions sur les hamallistes dans le cercle de Ouahigouya à partir des années
vingt. En revanche, la Chronique d'un cercle de l'AOF présentée par Jean-Yves Marchal
(1980) rassemble les rapports mensuels et annuels du cercle de Ouahigouya où, à notre
grand étonnement, il n'est jamais question de hamallisme. Ce décalage entre les études
préalablement effectuées sur l'islam dans le Yatenga pendant la période coloniale et les
rapports annuels du cercle est probablement dû au souci de la part des administrateurs
coloniaux de ne pas rendre compte des tracas quotidiens causés par certains
musulmans et notamment le Cheikh de Ramatoulaye qui est emprisonné dès 1916.
Bien que dans les textes présentés par Jean-Yves Marchal, la vie du cercle soit "peu
renseignée" sur la période 1917-1923 (précisément celle des nombreuses inculpations
du Cheikh de Ramatoulaye), à partir de 1924, les "questions musulmanes", qui jusqu'en
1916 font l'objet d'une rubrique à part, sont désormais traitées sous la rubrique
"situation politique". En 1924, les rapports politiques sur la question montrent que les
inquiétudes concernant la propagation de l'islam n'ont rien de comparable avec ce que
les recherches sur le hamallisme au Yatenga laissent penser (Savadogo 1998, Kouanda
et Sawadogo 1993, Bâ 1996, Van Duc 1988). Cependant, les rapports laissent
apparaître que les groupements peuls14 sont désignés comme des foyers à surveiller. En
fait, le travail de Boukari Savadogo (1998) révèle que la question du Hamallisme était si
importante qu'elle était traitée à un niveau supérieur. Ainsi est-ce dans les archives de
Bamako que se trouvent les documents portant sur la Haute-Volta dont le territoire est
démantelé entre 1919 et 1932. L'auteur précise que le Soudan français a "hérité du
Yatenga, une région de la Haute-Volta la plus dynamique en matière de hamallisme et
qui abrite l'une des plus importantes zawiya-s du pays" (Savadogo 1998 : 47). A Bamako
se trouvent les rapports annuels, semestriels et mensuels du cercle de Ouahigouya et
des rapports d'officiers des Affaires Musulmanes sur la hamawiyya au Yatenga, ses zones
d'influences et ses principales personnalités.

14 Le Jelgooji est rattaché au cercle de Ouahigouya entre 1917 et 1932. Les neuf "groupements" peuls
étaient donc Baraboullé, Djibo, Tongomayel, Thiou, Banh, Todiam, Bosomnore, Diouma et Bottogo.

250
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

c. La question des rapports entre Ramatoulaye et Todiam

Déporté en France, Cheikh Hamallah disparaît en 1943 et est enterré à


Montluçon. Après cette date, la tidjâniyya hamawiyya se segmente fortement (Savadogo
1998). Les principaux centres qui deviennent autonomes sont ceux de Djibo et de
Ramatoulaye pour la zone voltaïque et celui de Yacouba Sylla en Côte-d'Ivoire. Il est
important de prendre en considération ce fait qui montre que les foyers importants
autrefois sous l'influence spirituelle de Cheikh Hamallah, s'en sont détachés après sa
mort. Concrètement les leaders religieux de Djibo et de Ramatoulaye considéraient
désormais leur centre comme une zawiya-mère, d'autant plus que leur rayonnement
spirituel vers des zawiya-périphériques était important. De Djibo, le Cheikh Doukouré a
exercé une influence jusqu'à Niamey et de Ramatoulaye, des centres secondaires se
sont développés jusqu'en Côte d'Ivoire. Les disciples de ces deux leaders, qui ont pris la
tête de zawiya-périphériques, ont commencé à venir faire leur soumission à Djibo et à
Ramatoulaye à l'occasion des grandes fêtes musulmanes. Boukari Savadogo montre
qu'aujourd'hui encore, les disciples du cheikh de Ramatoulaye lui envoient souvent des
émissaires et font régulièrement des visites de courtoisie ou de sollicitude afin de
présenter les préoccupations de leur coreligionnaires et de solliciter les bénédictions ou
les prières du cheikh. "Au-delà de ces rapports d'échange, il faut surtout voir des signes
de soumission et d'allégeance" (Savadogo 1998 : 312-314). Après la mort de Cheikh
Hamallah, un tournant important s'opère donc : les disciples15 de Djibo et Ramatoulaye
sont désormais assez influent pour prendre leur envol. Ils ne font plus allégeance au
successeur de Cheik Hamallah et leur autorité sur les zawiya périphériques de la sous-
région devient de plus en plus forte. Dans un tel contexte quelle a été l'attitude des
hamallistes de Todiam ? Ont-ils continué à faire leur soumission à Nioro, se sont-ils
rapprochés d'un des deux centres voltaïques ou encore, ont-ils cherché leur autonomie
propre ?

D'après Boukari Savadogo le rayonnement des deux chefs religieux s'est


effectué principalement sur une base ethnique : l'action de Doukouré touche les
milieux peuls alors que celle du Cheikh de Ramatoulaye se dirige vers les Moose
(Savadogo 1998 : 307). Néanmoins, les propos recueillis à Todiam montrent sans

15Il ne faut pas comprendre disciple dans une acceptation stricte de jeune élève. Le disciple est celui qui
se reconnaît de l'influence spirituelle d'un maître. Il peut être lui-même considéré comme un maître dans
son milieu.

251
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

équivoque le rôle qu'a joué le Cheikh de Ramatoulaye dans l'affiliation d'Alfa Boukari
de Todiam au hamallisme. Le cheikh de Djibo, bien qu'il fut lui aussi peul, n'a pas eu
une quelconque influence sur le hamallisme à Todiam. Rien dans les paroles que nous
avons recueillies à Todiam ne laisse penser que les Tooroobe de Todiam se soient soumis
à l'influence du Cheikh Doukoure de Djibo après la mort de Cheikh Hamallah.
L'appartenance ethnique n'a donc pas joué dans le cas de Todiam. Quant à la
soumission éventuelle à l'autorité du Cheikh de Ramatoulaye après la mort de Cheikh
Hamallah, rien n'est plus sûr en la matière. Malgré la forte proximité géographique de
Todiam avec Ramatoulaye (les deux villages se situent à moins de dix kilomètres l'un
de l'autre), il est difficile de savoir si les Tooroobe de Todiam entretenaient des rapports
d'allégeance avec le Cheikh de Ramatoulaye ou si Alfa Boukari de Todiam était
considéré comme un égal (ce que laissent supposer les entretiens effectués à Todiam)16.

Pour ce qui est de la situation actuelle, nous pouvons répondre avec beaucoup
plus de certitude que le centre de Todiam ne semble pas soumis à celui de
Ramatoulaye. Deux indices permettent d'avancer une telle hypothèse. Le premier est
fourni par le déroulement des fêtes musulmanes, et notamment du mawlud, qui sont
l'occasion pour les disciples de manifester leur soumission à un maître en venant lui
demander des bénédictions. Boukari Savadogo (1998) a bien montré que cela constitue
un signe d'allégeance envers un cheikh. A cela on peut même ajouter que c'est ce qui
révèle la structure hiérarchique d'une confrérie. Or, le jour du mawlud, les cheikh de
Todiam et de Ramatoulaye reçoivent indépendamment l'un de l'autre des centaines de
visiteurs en quête de bénédictions. C'est là un signe évident que Todiam est
spirituellement autonome de Ramatoulaye. Il en serait autrement si le Cheikh de
Todiam fêtait le mawlud à Ramatoulaye. Le deuxième signe qui témoigne de
l'indépendance spirituelle de Todiam par rapport à Ramatoulaye est lié à la
transmission du wird. Boukari Savadogo (1998) révèle que les cheikh Doukoure de
Djibo et de Ramatoulaye transmettent le wird de la tidjâniyya "onze grains" à un grand
nombre de disciples venus de parfois de Niamey ou d'Abidjan. C'est un élément
essentiel qui témoigne de la subordination spirituelle d'une zawiya-périphérique à la
zawiya-mère. Et pourtant, à Todiam, le chef reçoit le wird du Cheikh de Nioro (Cf.
chapitre 9 : partie sur "le pèlerinage à Nioro"). Ceci montre que contrairement à ses

16 Des enquêtes à Ramatoulaye pourraient répondre à cette question.

252
Chapitre 7. Passé et usage du passé.

coreligionnaires de Djibo et de Ramatoulaye, le Cheikh de Todiam reste fidèle au


descendant du fondateur de la tariqa. Todiam est une zawiya-périphérique revendiquant
son attachement à Nioro. Soucieux d'en donner la preuve par des repères historiques,
le chef de Todiam conserve précieusement le récit de voyage d'Alfa Boukari (Annexe
2) montrant que celui-ci a reçu le wird "onze grains" de Cheikh Hamallah et non de
Ramatoulaye :

"C’est Alfa qui a commencé à partir à Nioro. Il est parti d’abord à Bamako,
Dakar puis Dar (?), Almazerzer (?) et Tichît. C’est là qu’il a trouvé le Cheik.
Parfois c’était à pied et parfois en chameau. C’était difficile de marcher là-
bas parce qu’il y avait beaucoup de sable. Ils étaient partis à deux : Alfa et
El Hajj Baha Djaaré, son compagnon. Ce sont eux qui ont ramené la
religion ici. Les deux principaux étaient Aboubacar Tall [dit "Alfa"] et
Aboubacar Maïga. C’est là-bas qu’ils ont trouvé le Cheikh et ramené la
religion" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003)

Certes, les anachronies permettent de douter qu'Alfa Boukari ait un jour


rencontré Cheikh Hamallah. Nous l'avons déjà dit, rien n'est sûr en la matière. Il est
cependant certain que ce document rédigé en arabe vise à légitimer historiquement
l'attachement de Todiam à Nioro.

253
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur
des compé tences religieuses

Photo 9 : Panneau à You.

I. Droit musulman et jurisprudence locale

Dans les systèmes politiques peuls (Kintz 1988) et plus généralement en


Afrique, les chefs ont souvent détenu des pouvoirs juridictionnels. En effet, les
tribunaux dits traditionnels s’organisent selon une hiérarchie dans laquelle
interviennent d’abord les doyens de lignage ou chefs de quartier, puis en deuxième
instance, les chefs de village qui s’en remettent finalement au chef supérieur au cas où
un litige ne serait pas réglé. Ce qui frappe à Todiam, c’est d’une part, la fréquence des
recours juridiques, et d’autre part, l'appartenance ethnique des justiciables qui ne sont
pas forcément issus du groupe Tooroobe. Quelle que soit leur origine, les justiciables
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

viennent de toute la région du Yatenga et parfois même de plus loin. Ici, l’autorité
n’émane plus de la simple figure du chef mais de l’institution religieuse et judiciaire
reconnue par une population qui n’appartient pas forcément au groupe de référence.
Les choses sont ainsi depuis l'entrée en scène du chef Alfa Boukari, que les récits
présentent systématiquement comme un homme de grande piété, celui qui a "fait
entrer la shari'a à Todiam". C'est aussi à ce chef que l'on attribue la paternité de
l'affiliation au hamallisme des Tooroobe de Todiam. Aujourd'hui à Todiam, si le fulfulde
reste la langue maternelle de chacun, l'arabe est écrit et parlé par les érudits, ceux qui
ont passé plusieurs années à étudier dans les écoles coraniques.

A Todiam, le visiteur est d'abord frappé par cette atmosphère envahie d'un
silence rythmé au diapason des cinq prières. Dans la cour du chef, l'islam semble avoir
pénétré la vie quotidienne et particulièrement celle du chef qui se trouve au centre
d'une intense activité juridique attestée par l’affluence des cas à examiner : conflits,
vols, problèmes conjugaux. Après avoir décrit quelques cas concrets traités à Todiam,
nous allons nous interroger sur le mode de résolution des conflits dont la complexité
est en lien direct avec la pluralité des normes juridiques. Si le chef est un personnage
central dans la procédure judiciaire à Todiam, il n'en reste pas moins qu'il est amené à
collaborer avec d'autres acteurs, révélant ainsi la force de "l'arrangement".

1. Les affaires traitées à Todiam.

Le droit coranique est ajusté à une jurisprudence locale et s’applique sous


forme de conseil pouvant déboucher sur une sentence infligée par les membres du
cercle de sociabilité de l’accusé. Il nous est apparu nécessaire de décrire l’exercice du
droit à Todiam à travers plusieurs cas choisis en raison de leur représentativité. Il y a, à
nos yeux, trois types de procédures à considérer : les médiations (conciliatrices ou
juridiques), l’épreuve juratoire et les bénédictions1 (cf. tableau 1)

a. L'épreuve juratoire dans la mosquée : un cas d'accusation de


sorcellerie

Lorsqu'une accusation est portée à l'encontre d'une personne qui la nie, venir
jurer dans la mosquée de Todiam est censé donner la preuve de son innocence ou de

1 Les bénédictions seront traitées dans le chapitre 9.

255
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

sa culpabilité. Les vols et les accusations de sorcellerie sont les motifs principaux pour
lesquels un quelqu'un peut subir l'épreuve juratoire dans la mosquée de Todiam…
Un matin, un homme, son petit frère et sa femme entrent dans le vestibule qui
mène au chef de Todiam. Le visage de la femme laisse deviner qu’elle a longuement
pleuré. Les événements sont graves : elle est accusée de sorcellerie. Le petit frère
restitue les faits au chef2. Après avoir séjourné en Côte-d'Ivoire, le couple et leur enfant
sont de retour à Séguénéga dans la cour familiale. Quelques temps s'écoulent et une
nuit, certains membres de la maisonnée aperçoivent une lumière derrière la cour à
laquelle ils attribuent une signification maléfique :

"Tout le monde se posait des questions sur la signification de cette lumière.


Ils se sont dit que c’était une sorcière. "Qui est cette sorcière ? C’est
quelqu’un de l’extérieur ou c’est quelqu'un de notre cour ?" Les deux
hommes et leurs femmes ont dit : "la sorcière ne vient pas d’ailleurs, elle
est dans notre cour. C’est la nouvelle arrivante" (Chef de Todiam, Todiam,
mars 2003).

Informé des événements, le père de famille, un El Hajj, convoque le couple pour


éclaircir l'affaire et leur rapporter les propos des membres de la maisonnée. La femme,
indignée d'être ainsi accusée, interroge à son tour son beau-père :

- Je suis arrivée, il n’y a pas longtemps, qui ai-je mangé3 ? L’enfant de qui ?

- Les deux femmes ont dit que depuis que tu es arrivée, leurs enfants n’ont
pas la santé. Elles t’accusent parce qu’elles disent qu’elles étaient parties
prendre des "waks"4 contre les sorcières. Et le "wak man" leur a dit qu’en
faisant le traitement dans la concession, la sorcière ne viendrait pas de la
journée. Effectivement, quand elles ont fait le traitement, tu as passé la
journée dehors et tu es rentrée dans la concession à minuit. C’est sur ces
deux choses qu’elles s’appuient pour t’accuser. Est-ce vrai que tu n’as pas

2Le chef nous a relater ensuite l'affaire


3La sorcellerie implique le fait de "manger" l'âme de quelqu'un.
4 Terme générique qui désigne toutes sortes de produits aux vertus magiques, préparés par des

spécialistes pouvant être des marabouts, des devins ou des médecins traditionnels. Les "waks" peuvent
protéger, rendre malade, créer des évènements heureux ou malheureux. On dit qu’une personne a été
"wakée" et il existe des "contre-waks"(contre les sorciers, les morsures de serpent ou les piqûres de
scorpions).

256
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

passé la journée dans la concession le jour du traitement ?

N'y voyant que des mensonges, la femme soutient qu'elle n'avait jamais été
sorcière et qu'elle ne l'était pas. Le père lui propose alors de se rendre à Todiam pour
jurer dans la mosquée. Après avoir écouté le récit du frère cadet, le chef de Todiam
interroge le mari :

- "Ta femme t’a été donnée par ton papa ou bien vous vous êtes entendus ?"

- Ce n’est pas mon papa qui me l’a donnée."

Le mari fini par reconnaître que la femme était mariée à un autre homme avant qu'ils
ne partent ensembles vers la Côte-d'Ivoire l'année dernière. Le chef leur fait part de ses
conclusions :

- "Tu as amené une femme que personne ne veut. Elle n’est pas sorcière,
c’est depuis le début qu’il y a malentendu avec ton papa. Dans ce cas, elle
ne peut pas entrer dans la mosquée. Retournez dire à El Hajj de ma part
que la femme n’est pas une sorcière. Si c’est la manière par laquelle son fils
a eu sa femme qui ne lui a pas plu, il n’a qu’à lui dire de divorcer. Une
femme, si un mari la délaisse, elle trouvera un autre mari, mais il ne faut
pas l’accuser comme ça" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

Le chef de Todiam ajoute alors que si El hajj souhaite toujours que la femme jure dans
la mosquée, il devra l'épargner de toute accusation. Dans une telle éventualité, il devra
revenir en personne à Todiam avec la femme et son mari.

A travers ce cas d'accusation de sorcellerie on voit que les justiciables sont


venus se soumettre à l'épreuve juratoire mais n'ont pas eu gain de cause : la femme n'a
pas été autorisée à jurer dans la mosquée. D'après le chef, l'épreuve juratoire n'est
sollicitée qu'en dernier recours, dès lors "qu'il n'y a pas d'autre témoin que Dieu" ; c'est-
à-dire lorsque la lumière ne peut être faite sur une affaire. Afin de respecter cette
exigence le chef s'éprouve à cerner l'origine de l'accusation de sorcellerie. Ses paroles
montrent bien qu'il considère la valeur de contrôle social de la sorcellerie. En effet, la
transgression sociale d'une norme, comme ici l'union illégitime de ces deux personnes,
est souvent à l'origine d'une accusation de sorcellerie. Le bannissement et l'humiliation
qui accablent une mangeuse d'âme présumée constituent une sanction sévère. La

257
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

fonction régulatrice des accusations de sorcellerie a été montrée par ailleurs (Retel-
Laurentin 1969, Evans Pritchard 1972, Favret-Saada 1977, Lallemand 1988) et il est
intéressant de noter que la décision du chef de Todiam dénote de son désir de
substituer cette forme de contrôle social à une autre relevant du droit musulman. La
solution préconisée face à une union considérée comme illégitime doit selon lui être le
divorce.
Même si nous n'avons pas été témoin d'une épreuve juratoire dans la mosquée,
selon le chef, ce type de cas est fréquent et permet de se défendre contre de lourdes
accusations. C'est une forme de serment qui à certains égards peut faire échos avec
l'ordalie en ce qu'elle soumet le jugement de Dieu. Comme le note Raymond Verdier,
malgré la diversité de ses formes et la multiplicité de ses fonctions dans l’espace et dans
le temps, le serment est un acte universel. Qu’il s’agisse de lever la main droite comme
on le fait pour prêter serment solennel dans les tribunaux occidentaux ou de se
soumettre à l’épreuve ordalique du feu ou du poison, perçue comme le jugement de
Dieu permettant d'être innocenté d’une accusation de sorcellerie, le serment a une
valeur juridique forte : il met en scène un jureur soumis à une épreuve, sous le regard
d’un groupe pris à témoin (Verdier 1991). Dans le cas de l'épreuve juratoire comme de
l'ordalie, c’est le jugement de Dieu qui atteste de la culpabilité ou de l'innocence même
si l’épreuve à Todiam est d’ordre moral et non physique comme pour l’ordalie.
L’objectif commun de l’ordalie comme de l’épreuve juratoire est la production d’une
preuve attestée par un jugement divin5. Ainsi, quiconque est accusé de vol,
d’escroquerie ou de sorcellerie peut être sommé de se rendre à Todiam s’il nie le crime.
La procédure nécessite une première étape dans la maison du chef6 où sont réunis les
deux protagonistes, un témoin, le chef, au besoin l’imam, et toute personne qui
souhaite être présente. Cette épreuve permet au coupable d’avouer son crime et
d’éviter le parjure dans la mosquée, car il sait que "s’il entre dans la mosquée et jure,

5 Analysant les systèmes juridiques africains, Jean Poirier (s. d.) estime que la production de la preuve
aurait été beaucoup plus compliquée sans le recours aux ordalies qui correspondent à "un sérieux effort
de rationalisation sous des apparences parfaitement anarchiques". Selon l’auteur, certaines preuves
semblent être l’application de connaissances empiriques destinées à faire avouer le coupable. Il cite
notamment une expérience montrant que l’épreuve du fer rougi sur la langue crée chez le coupable un
dessèchement de sa bouche dû à l’effet de la peur, l’amenant à se découvrir. Nous sommes à Todiam
dans le même mode de production de la preuve car le pouvoir coercitif apparaît dès lors que le fautif se
retrouve soumis à un interrogatoire dans la demeure du chef en présence des responsables religieux et de
son entourage.
6 Les "jugements" peuvent se dérouler en plusieurs endroits de la cour du chef parmi lesquels sont

préférés les vestibules et antres précédant les pièces principales.

258
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

tout ce qu’il dit se retournera contre lui". Si l’accusé persiste à clamer son innocence, il
entre dans la mosquée. Une fois les ablutions faites, le Cheikh se tourne vers l’est et
dit :

"Au nom de la mosquée, deux personnes se sont emmêlées. L’une d’entre


elles accuse l’autre de tel acte et l’autre nie les faits. Nous n’arrivons pas à
faire la part des choses : l’accusé doit jurer. S’il ment, que l’accusé soit
maudit par la mosquée. L’accusé jure trois fois si c’est un homme, quatre
fois si c’est une femme. Par exemple : "au nom de Dieu et du Prophète je
n’ai pas pris la radio, je n’ai pas caché la femme d’un tel, je n’ai pas volé les
bœufs. Il m’accuse pour rien. Si c’est moi qui suis à l’origine de ces faits,
que la mosquée me maudisse" (Chef de Todiam, Todiam, octobre 2001).

Il ne faut pas mésestimer l’importance du jeu théâtral qui s’opère à l’instant du


serment : c’est une mise en forme du corps accompagnée de la parole juratoire codée
(Verdier op.cit.) répondant à un procédé systématique institué à Todiam. La parole
juratoire telle que le chef nous la décrit est un acte judiciaire mettant en scène des
adversaires sous le regard de leurs proches et du chef. Le jeu théâtral se retrouve dans
le face à face entre l’accusé et sa famille dont un membre se fait souvent le
représentant. Lorsque le jugement de Dieu provoque la bénédiction ou la malédiction,
l’accusé est confronté à son destin. L’acte est lourd de conséquences car "le parjure sait
qu’il est une figure tragique de la société. Il peut perdre non seulement le secours des
dieux, mais aussi de la société" (Verdier 1991 ).

"Cela dépend de la manière dont la personne a juré mais une semaine


après, il y a forcément quelque chose qui va lui arriver : elle peut mourir,
devenir folle, toute sa cour peut partir en fumée, il y en a même qui sont
morts, juste après avoir juré, sur le chemin du retour" (Chef de Todiam,
Todiam, octobre 2001).

La puissance de Dieu invoquée par l’intermédiaire de la mosquée est une valeur sociale
que partagent tous les musulmans et qui dépasse l’appartenance ethnique. En effet,
l’institution est reconnue par les Peuls comme par les Moose pour son caractère
religieux et juridique. La parole juratoire a ici la force d’un double lien : celui du jureur
à lui-même et à la collectivité qui en est témoin.

259
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Il est nécessaire de faire une parenthèse sur la question de la sorcellerie à


Todiam pour comprendre que l'attitude adoptée face à la sorcellerie révèle une certaine
ambivalence. Du point de vue des représentations, la sorcellerie est reléguée au plan
des mécréants, mais elle n'est pas totalement niée. En effet, pour le chef, comme pour
ceux qui se considèrent comme de "vrais" musulmans, la sorcellerie est présentée
comme une croyance impure, en contradiction avec les préceptes du Coran. C’est une
pratique à laquelle il ne faut pas croire pour ne pas donner de pouvoir à celui qui
l’utilise.

"Pour nous, dans la shari'a, il n’y a pas d’histoire de sorcellerie. (…) Même
si on voit que c’est un peu vrai, on n’accepte pas ça puisqu’on n’est pas sûr.
Si tu te dis en toi-même que telle femme est sorcière et capable de tuer
quelqu’un, tu es un mécréant. En faisant ça, tu donnes un pouvoir à cette
personne" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

La sorcellerie fait l'objet de discours et de représentations qu'il est intéressant


de comparer aux pratiques magiques des marabouts. Les Peuls désignent les sorciers
par le terme sukunya alors que les marabouts utilisant des filtres associés avec des
incantations coraniques sont appelés dabotode. Ce terme englobe également les pratiques
divinatoires, telles que la géomancie mais aussi la médecine traditionnelle. Quoi qu'il en
soit, le dabotode utilise quelque chose (un produit, un filtre, le sable) alors que sukunya
prend l'âme en regardant, "ce n'est pas une personne qui utilise des produits, mais c'est
quelqu'un qui a des pouvoirs", précise le chef de Todiam. En effet, "du côté des
représentations, le sorcier est perçu comme un meurtrier sans arme matérielle ni
poison" (Lallemand 1988 : 13), alors que les pratiques occultes regroupent "toute une
série de pratiques assez hétérogènes, allant de l'astrologie à la magie en passant par
l'alchimie et diverses formes de divination" (Lory 1996 : 185). Comme les
anthropologues britanniques, il convient de distinguer la sorcellerie par technique (ou
sorcery) accessible à tout individu, de la sorcellerie par essence (ou witchcraft) qui dépend
d'un pouvoir inné et qui ne s'acquiert pas (Balandier 1984 : 78). Le dabotode pour les
Peuls de Todiam n'est pas incompatible avec l'islam dès lors qu'il ne fait pas de cette
activité un commerce. En revanche, sukunya est un mécréant tout comme celui qui y
croit.

260
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

A regarder de plus près, si les techniques magiques ont une place en islam, elles
font aussi l'objet de discours ambivalents : la magie est à la fois désignée comme une
pratique impure7 et employée comme moyen de protection. En fait, la présence de la
magie en aire d'islam est attestée depuis longtemps. Les autorités religieuses "admettent
en général l'existence et l'efficacité de certaines pratiques magiques, tout en soulignant
l'inclusion possible de nombreuses illusions, de mensonges et de dangers moraux"
(Lory op.cit.). Savoirs occultes et sorcellerie connaissent un rapprochement historique.
En effet, si l'on regarde la place que les savoirs occultes ont occupé en islam, on
constate qu'ils ont fait l'objet de débats théologiques opposant les partisans et les
détracteurs de ces pratiques. Derrière ces controverses la question de l'orthodoxie était
expressément visée. Selon Pierre Lory, magie et divination étaient considérées comme
des activités suspectes et ont progressivement reçu un cachet d'honorabilité, voire
même de sacralité (op.cit. : 188). L'attitude des musulmans face à la sorcellerie renvoie à
une certaine conception de l'islam et permet d'établir des points de différenciation
entre croyants. Elle renvoie à des débats "émiques" sur la pureté de l'islam et
l'orthodoxie. Attribuer les actes de sorcellerie aux "mauvais musulmans" est donc
surtout le support d’un discours de différenciation entre des groupes qui n'ont pas la
même pratique de l’islam : les Yarse et les Marãse présentés comme des "vendeurs
d'amulettes" (Kouanda et Sawadogo 1993), les Moose nouvellement convertis comme
de piètres musulmans, et les Tooroobe comme ceux qui sont anciennement islamisés.
Ceux qui se considèrent comme de "vrais musulmans" montrent du doigt ceux qu’ils
ne jugent pas dans le droit chemin, ce qui leur permet d’asseoir leur pouvoir religieux.
On voit ainsi comment la coexistence de pratiques religieuses divergentes peut donner
lieu à des représentations de l’autre, à des discours sur l’orthodoxie qui n’en restent pas
moins subjectifs. Malgré cette conception normative de la sorcellerie, les Moose
viennent soumettre des cas de sorcellerie à Todiam et les juristes sont prêts, s'il "ne
reste plus d'autre témoin que Dieu", à procéder à l'épreuve juratoire afin de mettre au
grand jour la Vérité. À Todiam, le traitement des accusations de sorcellerie est présenté
comme le résultat d’un ajustement aux pratiques moose :

"Autrefois, avec la shari’a, on ne s’occupait pas des histoires de sorcellerie

7A. Kouanda et B. Sawadogo (1993) parlent d'un islam "corrompu" à propos des pratiques des Yarse et
des Marãse du Yatenga.

261
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

puisque ça n’existait pas, même actuellement, il n’y a jamais ça avec les


Peuls" (Chef de Todiam, Todiam, novembre 2001).

Les nombreux cas de sorcellerie sur lesquels il a fallu trancher ont, en quelque
sorte, fait jurisprudence :

"Il y a trente ans, notre grand-père a décidé qu’il fallait résoudre ces cas, car
ça gâte la vie de beaucoup de personnes. Avec les Moose, si tu es accusé de
sorcellerie, tu es banni de la famille" (Chef de Todiam, Todiam, novembre
2001).

D'une manière générale, les accusations traitées dans la mosquée de Todiam


révèlent que le chef est considéré comme un médiateur entre Dieu et les Hommes
puisque dans la mosquée, il sollicite la parole divine pour faire la lumière sur le
différend. Néanmoins ce type de médiation n'est pas son seul registre de compétence.

b. Médiation conciliatrice et médiation juridique.

Pour la troisième fois, deux femmes du village de Haloko se disputent. C'est


toujours le même refrain : leurs enfants respectifs s’échangent coups et injures et
l’animosité gagne les mères, qui prennent parti pour leur progéniture. L’une d’elles est
accusée d’avoir insulté l’aîné des enfants de l'autre. "Les femmes sont venues ici pour
savoir qui a raison", nous explique le chef de Todiam. Pour lui, c'est un simple
"problème de cohabitation". Ce cas, que nous appelons "médiation conciliatrice", se
règle selon une procédure déclenchée sur l’initiative d’une des deux protagonistes.
Ainsi une des femmes vient-elle à Todiam "convoquer l’autre" et présenter au chef
l’objet de sa requête. Au terme de leur rencontre, le chef lui rédige une "convocation"
en arabe, signée et tamponnée en rouge de la mention "Sa Majesté Oumar Tall, Chef
de Todiam". Puis, les deux femmes reviendront exposer leur version des faits :

"Chaque fois, c’est l’accusateur qui prend d’abord la parole, ensuite l’accusé
donne sa version des faits. Si ce que l’accusateur dit est vrai, l’accusé n’a
qu’à confirmer, si ce n’est pas le cas, il donne sa version des faits" (Chef de
Todiam, Todiam, mars 2003).

Par cette démarche, "l’accusateur", c’est-à-dire la personne qui est à l’origine de


la convocation, donne au conflit une dimension nouvelle : la discorde est rendue

262
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

publique et fait l’objet d’une délibération parmi les notables de Todiam puis au sein de
son environnement familial. Les juges s’en tiennent à leur représentation de la
hiérarchie des fautes avant de mettre en place la juste procédure :

"En écoutant leur version, on sait automatiquement que c’est un problème


de cohabitation. Si on ne t’a pas frappé ou volé tes richesses, ce n’est pas
très important, ce n’est qu’une histoire de jalousie. On ne pouvait pas faire
la part des choses, il fallait qu’on parte chez elles puisque, là-bas, les gens
connaissent leur caractère, ils voient ce qui se passe sous leurs yeux. Ici,
chacune se donnait raison, donc on ne pouvait pas savoir qui disait la
vérité. On leur a dit de rentrer et aujourd’hui, deux de mes hommes sont
partis là-bas.

Mes envoyés ont rassemblé les deux maris respectifs, les deux frères des
maris, le délégué, le chef, l’imam du village, des vieilles et des vieux. Tous
ces gens-là sont allés dans la concession de la belle-mère. Mes envoyés ont
dit : "Nous sommes envoyés par le chef de Todiam, nous ne sommes pas
venus pour juger. Les intéressées sont venues chez le chef de Todiam et
comme il n’a pas été témoin des mésententes, on ne pouvait pas savoir les
faits exacts. C’est la troisième fois qu’il y a des querelles. Il faut qu’on
interroge des témoins pour savoir les faits exacts".

Les envoyés du chef interrogent la belle-mère de l'accusée qui porte la faute sur l'autre
femme. La vieille dame se plaint des insultes portées à l'encontre du mari de l'accusée
et de ceux qui ne sont pas concernés par les querelles. A ces mots, les envoyés
réagissent :

"Tous ceux-là sont témoins et ils disent que même si tu as raison, quand tu
te querelles avec quelqu’un, il ne faut pas que tu insultes ceux qui ne sont
pas impliqués dans tes bagarres. Ce que tu fais n’est pas bien. Si tu es
capable de maîtriser ta bouche, l’affaire va en rester là, mais si tu ne peux
pas, l’affaire va remonter jusqu'à l’administration.

Dans notre justice, s’il y a mésentente, la première fois on ne se presse pas


pour faire souffrir le fautif : on encourage les intéressés à se demander
pardon. Si ça se répète jusqu’à trois fois, ceux qui sont chargés de
s’occuper de l’affaire, vont faire leur boulot. Alors mes envoyés leur ont

263
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

demandé de se pardonner mutuellement et elles ont accepté" (Chef de


Todiam, Todiam, mars 2003).

Le problème à régler est présenté comme étant de petite ampleur, ce qui


n’empêche toutefois pas une enquête auprès de l’entourage des plaignantes, menée par
les envoyés du chef en son nom. Ayant provoqué la tenue d'un conciliabule destiné à
confronter les adversaires, ceux-ci poussent les protagonistes à la réconciliation. Pour
ce faire, ils s’appuient moins sur leur connaissance du Coran que sur l'image
prestigieuse dont ils bénéficient.

Outre la conciliation, les "gens de Todiam" s’investissent dans une autre forme
de médiation, à savoir le conseil juridique. A plusieurs reprises nous avons constaté ce
type de requête. A titre d'exemple, deux Tooroobe étaient venus de Koumbani solliciter
un avis en matière de succession. A la suite de leur requête, deux hommes de Todiam
sont envoyés à Koumbani. Ce type de "médiation juridique" est fréquent à Todiam : les
visiteurs viennent demander conseil pour trouver une solution reconnue comme étant
en accord avec la règle coranique. Le chef fait alors appel aux connaissances
spécifiques de ses juristes afin de trancher sur les différends d'héritage, de divorce,
d’adoption et de tout ce qui se rapporte au droit de la famille, mais parmi les plus
fréquents, il faut citer les conflits conjugaux.

c. Demandes de divorce

En dix jours, nous avons eu connaissance de cinq conflits conjugaux traités par
le chef. Ce sont donc des affaires récurrentes et le chef de Todiam ne nous a pas caché
ses craintes d'être perçu comme l'ultime recours pour des femmes souhaitant divorcer.
Voici un de ces cas :

Le matin du 24 janvier 2004, une femme se présente accompagnée de deux


hommes dont l'un est son mari. Nous les avons trouvés assis sur une natte près du
chef et la femme leur tournant le dos, patientant en retrait sur une chaise, la tête
baissée. Son voile rabattu sur le crâne masque une mine serrée, elle souhaite divorcer.
Bien que les litiges conjugaux soient monnaie courante, cette affaire n'est pas aisée car
ce n'est pas la première fois que la femme se rend à Todiam. Le chef décide donc de

264
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

remettre à chacun des époux une lettre, qu'il fait rédiger en français. En voici le
contenu :

Samedi 24 janvier 2004-


K. Tall est venue pour la troisième fois chez moi, c’est-à-dire le chef de Todiam.
Elle est venue trois fois en larmes en disant qu’elle ne veut pas de son mari. Ces trois
fois j’ai essayé de la raisonner pour qu’elle retourne chez son mari. Mais cette fois-ci, elle
m’a dit que les fois précédentes, je ne l’ai pas aidée parce qu’elle est orpheline et pauvre.
Je la raisonnais parce qu’elle a eu trois enfants avec son mari et j’ai pitié de ces enfants
là. Sinon, je n’ai pas pris parti pour le mari. Il ne m’a rien donné pour me corrompre.
Dieu seul est témoin que je n’ai rien pris pour aider le mari. Mais je veux dire à la femme
de retourner encore chez son mari, et si toutefois il y avait encore des mésententes entre
elle et son mari, qu’elle ne revienne pas chez moi, elle sera libre de chercher un autre
mari. Le mari ne doit pas non plus revenir chez moi.
Le Cheikh de Todiam.

Cette lettre sera conservée par les époux jusqu'à leur prochaine et dernière
querelle. Après deux requêtes de la part de la femme, le chef applique une règle
élémentaire du droit musulman selon laquelle le juriste ne peut intervenir plus de trois
fois. Pour régler leur différend, les époux devront s'adresser à leurs familles
réciproques ou à l'administration. La lettre est censée servir d'appui pour les éventuelles
suites que le couple aurait à vivre et utilisée en cas de nouveau recours. Le mot du chef
de Todiam est considéré aux yeux de celui qui le lira comme un avis en référence à la
norme islamique. En l'occurrence, en cas de nouvelle tentative de divorce, la femme est
libre "de chercher un autre mari". La pertinence de l'avis contenu dans le message est
d'autant plus forte qu'il est signé d'un juriste détenant le titre de Cheikh. Même si le
chef se refuse à intervenir directement dans le divorce du couple, son courrier révèle
que ses avis rendus sont susceptibles de faire autorité. Cette influence du chef de
Todiam lui est conférée par ses connaissances juridiques et son titre de cheikh.

2. La pluralité des normes juridiques et des acteurs

Une des particularités du droit africain tient à la multiplicité des instances


judiciaires auxquelles un plaignant peut avoir recours. Pour ce qui est du droit local
burkinabè, il existe les tribunaux départementaux dont la présidence est assurée par le

265
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

préfet assisté d’assesseurs désignés dans l’entourage du "chef de canton". Souvent


premier assesseur, ce dernier exerce aussi un pouvoir judiciaire spécifique encore
fréquemment sollicité aujourd’hui et moins coûteux. Ce chef supérieur assure donc une
certaine continuité entre la justice "traditionnelle" et la justice "moderne". Mais
contrairement à ce qui a cours dans les anciens cantons de Thiou et de Banh,
désormais chefs-lieux de département, les tribunaux départementaux n’ont jamais
existé à Todiam. Bien que s’associant parfois aux autorités administratives pour le
règlement de certains conflits, l’institution judiciaire de Todiam est essentiellement
fondée sur le droit musulman dont la flexibilité permet l’adaptation des règles à des
réalités sociales variables selon les cas considérés.

a. Sulufu : l'"arrangement"

L'arrangement est au centre de la procédure judiciaire. Pour le comprendre, il


faut s’arrêter quelques instants sur la notion "fulanisée" de "sulufu", qui vient du terme
arabe, sulh, dont l’Encyclopédie de l’islam donne la définition suivante : "Nom abstrait tiré
du verbe saluha, être juste, droit, traduisant l’idée de paix et de réconciliation dans le
droit et la pratique islamique. L’objectif du sulh est de mettre fin aux hostilités entre les
croyants de sorte qu’ils entretiennent des relations paisibles et amicales. Pour ce qui est
des relations entre communautés musulmanes et non musulmanes, le suhl consiste à
suspendre les conflits qui surviennent entre elles et à établir la paix appelée muwada’a
durant une certaine période."8 Plusieurs explications au sujet de sulufu nous ont été
faites à Todiam, Banh et Dingri. Pour le chef de Todiam sulufu s'explique ainsi :

"Autrefois, si un homme marié commettait l’adultère, on faisait un trou


jusqu’au niveau de ses hanches, on l’enterrait et on faisait appel aux enfants
pour qu’ils le lapident jusqu’à la mort. On faisait ça si l’homme était marié,
et s’il était célibataire on lui donnait des coups de fouet. Sulufu, c’est la
shari’a modérée. On applique l’essentiel, mais on ne fait pas les choses
horribles comme dans la shari'a. Actuellement si tu voles et que tu nies les
faits, on te fait entrer dans la mosquée de Todiam pour jurer. Si tu refuses
d'entrer dans la mosquée pour jurer, tu paies. Si tu refuses de payer, on
t’emmène chez les gendarmes. Si une femme a envie de divorcer et fait
venir son mari à Todiam, on lui pose quatre questions : Il te frappe ? Il

8. M. Khadduri, Encyclopédie de l’islam, vol. 9 : 88.

266
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

n’est pas capable de te donner des effets vestimentaires ni à manger ? Il


insulte les membres de ta famille ? Si elle dit que non, qu’elle ne veut pas
de son mari seulement, on lui dit que si elle veut divorcer, elle n’a qu’à
rembourser les dépenses de son mariage à son mari. Autrefois avec la
shari'a, elle devait rembourser le double. C’est sulufu. Dieu a dit que le sulufu
c’est mieux que la shari'a. Dans la shari'a, il y a plein de choses qui ne sont
pas bonnes. Avec la shari'a, si tu enlevais l’œil de quelqu’un, on t’enlevait
ton œil, un bras, ton bras (…) Maintenant il y a des amendes ou on
t’emprisonne, ça fait partie des sulufu. Dieu a même conseillé de faire des
sulufu. C’est dans le Coran, ça veut dire arrangement" (Chef de Todiam,
Todiam, novembre 2001).

Pour le chef de Todiam, sulufu permet une modération de la shari'a et admet un


allègement des sanctions préconisées dans la shari'a. Sulufu revient aussi à tenir compte
du mode de sanctions infligées par d'autres juridictions et notamment "modernes" :
l'emprisonnement et les amendes font à ce titre parti des sulufu. Voici l'avis d'un maître
coranique de Dingri concernant sulufu :

"Sulufu, c’est quand il y a mésentente entre deux parties. Concernant les


limites d’un champ, celui-là a dit que la limite est ici, l’autre a dit que la
limite est là. Donc il y a une portion de terre qu’ils se disputent. Ils partent
ensemble pour expliquer à celui qui se charge d’appliquer la shari'a. Ce
dernier leur dit : "Je ne peux pas retirer toute la portion pour un de vous.
Pour qu’il y ait entente et tolérance, vous allez partager la portion en deux
parties égales. La limite sera au milieu". C’est un exemple de sulufu.
Concernant des jugements, si on fait avec la shari'a, on cherche la vérité.
En cherchant la vérité, ça va déranger la cohabitation. Donc, pour ne pas
déranger la cohabitation, on cherche un arrangement. Le vrai sens de
sulufu, c’est arrangement " (Tall I., maître coranique tooroobe, Dingri,
septembre 2002).

Dans cette version, sulufu sous-entend la nécessité de rechercher la conciliation


plutôt que d'appliquer strictement les dispositions d'une règle. Enfin, une autre
proposition est formulée par un maître coranique de Banh :

"Sulufu, ça ressemble à l’aumône. Par exemple s’il y a un héritage, c’est ce


qu’on va vous donner en plus, c’est sous forme d’arrangement. Ça n’a rien

267
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

à voir avec ce dont la personne doit hériter. C’est une partie donnée pour
arranger, sulufu c’est un troisième cadeau" (Barry M., maître coranique
foynabe, Banh, janvier 2003).

Pour ce dernier, sulufu c'est le cadeau en remerciement pour un service, ce que


d'autres appelleraient "l'argent de la cola". En dépit de ces trois interprétations, sulufu
exprime systématiquement l'arrangement. Cette idée d’arrangement évoquée par nos
e
interlocuteurs trouve un écho dans les sociétés maghrébines du XVII siècle : Le juge
use davantage de son autorité que de son pouvoir judiciaire pour procéder au tahkîm,
"arbitrage", dans les affaires épineuses, afin d’emmener les parties du litige au sulh,
"arrangement" (Touati 1994 : 106). "Sulufu" est alors l’appellation locale d’une
procédure plus connue en islam sous le nom de sulh et destinée à s’adapter aux réalités
sociales. L'objectif premier est de préserver l’entente, au besoin en s’écartant un peu de
la Loi. Sulufu permet de rendre la Loi plus souple, d’alléger les sentences, de pousser les
parties en conflit à la réconciliation et même de collaborer avec l’administration.
Parfois présenté comme une modération de la shari'a, sulufu témoigne du caractère
négociable des règles coraniques et de leur interprétation.

Comme l'affirme Baudoin Dupret (2004), il ne faut pas surestimer le caractère


religieux des décisions de justices quand bien même elles s'appuient sur le droit. La
réalité historique est bien plus nuancée. En effet, "la loi ne fonctionne pas comme une
donnée homogène qui dicterait ce qu'est la réalité sociale juridique ou politique"
(Dupret 2004). L'auteur remet en question l'essentialisation de la shari'a comme Loi et
considère que le sens de la shari'a n'est donné que par sa lecture. Cette idée n'a en fait
rien de nouveau puisqu'elle apparaît très clairement dans les travaux des orientalistes
tels que Louis Gardet (2002/1967). Les sulufu représentent l'application locale d'un
principe de droit malikite invitant les juristes à tenir compte du 'urf, la coutume. A
Todiam et dans d'autres localités telles que Dingri et Banh, la Loi est délibérément
considérée comme devant être adaptée aux coutumes et réalités locales. Faire les sulufu
c'est aussi reconnaître la pluralité des instances juridiques que sont par exemple, les
aînés mais aussi l'administration.

268
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

b. Les acteurs du droit

Nous avons vu à travers les cas traités plus haut que le chef rend justice en
concertation avec d'autres personnes pouvant être des vieillards assurant le rôle d'aînés
sociaux, ou encore de juriste compétents sur des questions de droit. S'agissant des
juristes qui assistent le chef, ils occupent des rôles allant de conseiller à médiateur ou
juge. Le traitement des requêtes formulées à Todiam montre que c'est en référence au
droit musulman que le chef et ses conseillers officient. Ainsi le chef est entouré de
personnes compétentes et de confiance. Parmi elles il faut attirer l'attention sur deux
juristes : le premier H. Tall est le demi-frère du chef. C'est aussi celui qui, en cas
d'absence du chef, se charge d'assurer une sorte d'intérim et de régler dans la mesure de
ses possibilités les problèmes juridiques pour lesquels il est compétent. Il fait un
compte rendu systématique au chef dès son retour. Le chef peut également lui remettre
la charge de cas qu'il règlera sans nécessairement l'informer des suites de l'affaire. Il
s'agit là des litiges sans gravité. Nous verrons dans le paragraphe suivant ce à quoi fait
référence la notion de gravité. Le second acteur fréquemment sollicité dans ce système
judiciaire est El Hajj I Tall. Considéré pour son savoir religieux, il règle des affaires seul
ou avec H. Tall. Contrairement à ce dernier, El Hajj I est issu de la maisonnée de
l'imam. Oncle paternel de l'imam actuel, El Hajj I a récemment donné son fils en
mariage à la fille du chef.

Si ces deux personnes sont souvent sollicitées pour mettre à profit leurs
connaissances coraniques, le chef estime qu'il est nécessaire de s'entourer également de
six vieillards de plus de soixante dix ans. Ceux-ci sont chargés de donner leur avis pour
des cas nécessitant un ajustement à la coutume. Aux yeux du chef de Todiam, les aînés
sociaux masculins incarnent la coutume et leur avis ne peut être négligé. On l'a vu, le
chef officie avec l'aide des juristes qu'il estime compétents selon les cas, mais des
affaires impliquant des procédures de réconciliation nécessitent la présence de
vieillards.

"Les vieux sont toujours présents et, en cas d'absence, ils sont remplacés
par leurs enfants. En cas de décès, on les remplace par un autre vieux. Les
vieux de soixante dix ans ne sont pas influencés par l'amour, ils s'en
foutent de la richesse. Ils ne vont pas être corrompus pour dire des
mensonges. Ils vont dire la vérité et ce qu'il se doit. Si une personne est

269
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

moins âgée et a la connaissance comme Harouna ou bien Issa, même s'il


est prophète, s'il n'est pas âgé, il peut faire parfois des choses enfantines"
(Chef de Todiam, Todiam, février 2004).

Une grande importance est attachée à l'expérience de l'âge. Bien que ceci n'ait
rien d'étonnant s'agissant d'une société africaine, il faut dire que les vieux sont les
figures mêmes de l'arrangement. La prise en compte de leur avis invite parfois à
s'écarter un peu de la Loi. "Les vieux ne parlent pas de la shari'a", précise le chef en
rappelant que la shari'a "fait mal" et qu'il vaut mieux la mettre de côté si l'arrangement
convient. Cette conception de l'arrangement qui donne aux aînés une place privilégiée
permet notamment de chercher des solutions à des conflits fonciers ou encore à des
ruptures familiales et conjugales. D'une manière générale, les questions de simples
conflits conjugaux sont considérés par le chef comme des affaires "secrètes" qui
doivent rester entre lui et les intéressés, mais dans des cas de divorce, le chef sollicite
fréquemment un groupe de vieillards.
Certaines situations peuvent amener le chef de Todiam à collaborer avec les
autorités judiciaires départementales ou provinciales. D'abord, dans des cas qui ne sont
pas résolus à Todiam et se poursuivent auprès des autorités judiciaires, le chef ayant été
en charge de l'affaire, retrace son évolution au préfet ou au commissaire. Ensuite,
lorqu'une sanction doit être établie. On a vu par exemple que l'épreuve juratoire dans la
mosquée pouvait donner lieu à l'aveu d'une faute ou d'un crime. À l’issue de ces
jugements aucune sanction n’est imposée car ceci relève de la responsabilité de
l’administration judiciaire burkinabè :

"Maintenant, on ne fouette pas, on te dit ce que le Coran édicte. Si la


personne obéit, il n’y a pas de problèmes, si elle n’obéit pas, on ne la force
pas, on l’emmène devant l’administration. On dit que telle personne a pris
ça à quelqu’un et ne veut pas le lui remettre (…) C’est à l’administration de
faire la part des choses" (Chef de Todiam, Todiam, octobre 2001).

Enfin, le chef est également perçu comme un intermédiaire pour les Peuls convoqués
devant les autorités judiciaires. Ce type de situation nous a été rapporté concernant des
cas de conflit entre bergers peuls et propriétaires moose. Les exemples de bergers
chargés du gardiennage des animaux appartenant à des Moose, accusés d'avoir vendu un
animal pour survivre, ne sont pas rares. Dans ces situations d'extrême dénuement, ces

270
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

bergers s'en remettent au chef pour que celui-ci plaide en leur faveur. Des critères de
valeurs qui n'auraient certainement pas été pris en compte par le seul agent de justice
sont argumentés par le chef : le nombre d'années durant lesquelles le berger a accompli
sa tâche, ses capacités à se retirer dans les brousses situées sous des cieux cléments en
période de sécheresse pour permettre la survie et la reproduction du cheptel.

c. La hiérarchie des fautes

Les cas qui se présentent à Todiam sont nombreux et variés : on juge les uns,
on réconcilie les autres, on propose des réparations, mais le rôle du juge est moins
d’infliger une sanction que de désigner les fautes de chacun. Le chef officie en
référence au droit musulman, c’est pourquoi il est compétent pour tout litige (héritage,
divorce, garde d’enfant). Il est également arbitre en tant que témoin de la parole de
Dieu invoquée lors de l’épreuve juratoire. On l’a vu, le choix de la procédure est
déterminé par le type de recours et l’importance relative de la faute. Pour ce qui est de
l’épreuve juratoire, n’entre pas dans la mosquée qui veut. Seules les "fautes graves"
méritent d’y être traitées : vol de sommes importantes, sorcellerie et adultère9. La
norme morale est laissée dans un flou qui offre une ample marge de manœuvre : "Une
faute grave, c'est quand rien qu'en y pensant tu as envie de mourir", nous explique le
chef. La faute grave implique la transgression d'une norme conduisant à un sentiment
de honte extrême. En outre, une faute doit être préalablement identifiée en tant que
telle. Dans le bas de l’échelle des fautes, les querelles de famille relèvent de la
compétence des juristes de Todiam qui, par leur influence, ont un rôle de pacificateurs.
Nous l’avons vu dans le premier cas considéré comme un "problème de cohabitation".
Entre ces deux extrêmes, on serait tenté de classer les fautes du type : coups et
blessures, dégâts dans les champs cultivés ou abus de confiance. Tous ces litiges
peuvent être présentés à Todiam en vue d’un règlement à l’amiable, à l’occasion duquel
des réparations sont proposées bien plus que des sanctions. Ces réparations sont
suggérées en référence à la loi islamique et à l’appréciation d’un groupe de vieillards qui
assistent le chef afin de trouver un "arrangement".

9L’adultère est une faute qui selon la shari'a peut être jugée à condition que quatre témoins oculaires
puissent confirmer l’accusation.

271
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Tableau 1 : Quelques cas traités à Todiam

nombre/genre/ethnie Provenance objet du recours Mode de résolution Type d'affaire

2 femmes tooroobe Haloko dispute de famille Enquête à Haloko par Médiation


deux envoyés du chef conciliatrice
2 hommes tooroobe Koumbani Partage d'un héritage Succession réglée à Médiation
Koumbani par deux juridique
envoyés du chef
1 homme moaga Oula Malade Bénédiction au chef et Bénédictions
dans la mosquée

1 femme peule Yoda Sa fille n'a pas de Bénédiction au chef et Bénédictions


prétendants dans la mosquée

2 commerçants moose Ouahigouya accusation de sans suite Epreuve juratoire


vol/épreuve juratoire

1 représentant du chef Kosuka Inauguration de la Déplacement à Kosuka Bénédictions


de Kosuka (moaga ?) mosquée de Kosuka pour dons et
bénédictions
2 moose : père et fils Barga Accusations Bénédiction au chef et Bénédictions
nombreuses et dans la mosquée
injustifiées sur le fils

1 homme moaga Berenga Souhaite retrouver Bénédiction au chef et Bénédictions


son épouse dans la mosquée
1 femme peule Djibo Garde d'une enfant sans suite Médiation
juridique
2 hommes et 1 femme, Séguénéga Accusation de refus Epreuve juratoire
moose sorcellerie
1 homme moaga Todiam Vol Convocation Médiation
juridique
1 Tooroobe : petit frère du Bosomnore Conflit à Bosomnore Requiert la Médiation
chef de Bosomnore et séparation des réconciliation entre conciliatrice
grandes prières : chef et imam avant
demande de intervention prochaine
médiation au chef

1 Tooroobe Dingri Divorce Sollicite la conciliation


entre les familles sans
son intervention.

1 femme (Tooroobe ?) Ronga Divorce Demande de Médiation


convocation du mari conciliatrice
1 Tooroobe Berger accusé de vol Compte rendu de Médiation
et convoqué à la l'évolution de l'affaire conciliatrice
gendarmerie. Affaire au commissaire et
suivie préalablement intervention auprès des
par le chef protagonistes

272
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

Ce tableau rend compte de certains cas présentés à Todiam alors que nous y
séjournions. Ceci n'est pas une synthèse exhaustive de l'ensemble des affaires qui ont
été traitées lors de notre présence à Todiam. Néanmoins, ce tableau présente les
nombreux litiges pour lesquels le chef a accepté nous faire un exposé. Les demandes de
bénédiction ne sont ici que quelques exemples cités parmi un grand nombre. On voit
ici que la plupart des requérants se présentant à Todiam viennent du Yatenga ce qui
laisse supposer que le pouvoir judiciaire du chef s'exerce principalement dans le
territoire correspondant aux trois provinces (Loroum, Yatenga et Zondoma) qui
composent le "grand Yatenga". En outre le traitement des divorces révèle l'aspect
arbitraire d'une distinction entre médiation conciliatrice et médiation juridique. Il faut
bien reconnaître que d'une manière générale, les deux sont très liées. Ainsi a-t-on
observé qu'à l'occasion des demandes de divorce (systématiquement à l'initiative de la
femme), la femme obtient le plus souvent gain de cause à l'issue de trois tentatives. Si
aucune faute jugée comme telle au regard du droit musulman, comme l'adultère, n'est à
l'origine de la demande de divorce par la femme, le chef, en concertation avec six
vieillards, semble favorable à lui donner sa "liberté".

Si le juriste est le "personnage central de l'islam" (Garborieau et Grandin 1997),


on voit bien que ces compétences résultent de sa capacité à dire le droit et à l'adapter.
Le droit (fiqh) est considéré comme une "science" reine, mais sa maîtrise nécessite de
s'appuyer sur les "sciences" auxiliaires que sont la grammaire, l'exégèse coranique et la
science des traditions. L'accumulation d'un ensemble de connaissance religieuse garanti
les compétences des juristes et sont considérées comme de véritables voies pour se
rapprocher de Dieu. La connaissance est, comme le rappellent Marc Gaborieau et
Malika Zeghal (2004), une véritable Voie d'accès à la connaissance de la volonté divine.

II. Les connaissances ésotériques et exotériques.

Si la volonté d'Allah est déléguée aux hommes, c'est parce que ces derniers ont
acquis la connaissance qui les rapproche toujours un peu plus près de Dieu. Les savoirs
ésotériques et exotériques sont donc considérés comme des modes d'accès à la
connaissance de la volonté divine (Gaborieau et Zeghal 2004). L'autorité religieuse est
transmise grâce à ces deux formes de connaissances qui sont ici compatibles et même

273
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

cumulables en un seul homme. Le savoir exotérique est acquis dans ce que l'on appelle
couramment les "écoles coraniques"10, et les savoirs ésotériques représentent
l'expérience mystique permettant l'affiliation à la tijâniyya "onze grains".

1. L'apprentissage des savoirs religieux

L'apprentissage dans les écoles coraniques représente le mode d'enseignement


public et de sensibilisation à la connaissance du Coran et des traditions prophétiques
(hadîth) dont la langue est l'arabe. Cette connaissance s'appuie sur les savoirs religieux
où la "science reine" est le droit (fiqh), ainsi que sur les "sciences" auxiliaires que sont la
grammaire, l'exégèse coranique et les traditions. Les parcours d'apprentissage dans les
écoles coraniques montrent que l'accumulation des savoirs est aussi un processus de
socialisation de l'enfant. A l'âge de neuf ans, trois semaines après sa circoncision, le
chef actuel est confié à un maître issu du petit groupe silmimoaga établi à Todiam et
dont la réputation révèle son haut niveau de connaissance coranique. L'apprentissage
au début est un peu rébarbatif d'autant plus que l'enfant n'en mesure pas les
conséquences sur son avenir.

"Quand j'étais avec le silmimoaga, les gens sont partis dire à mon grand-père
que je ne suivais pas et que je ne faisais que m'amuser. Alors le gand-père
m'a fait partir à Tollo pour m'écarter du village. J'ai fais deux ans là-bas, on
cultivait et on mendiait" (Chef de Todiam, Todiam, janvier 2004).

A Tollo, deux ans s'écoulent à l'issue desquels il connaît le Coran par cœur.
Cette première et essentielle étape achevée, il revient dans ses pénates pour recevoir
des bénédictions. Rapidement, sa quête du savoir le propulse à Dankano, non loin de
Baraboulle dans le Jelgooji, région où les musulmans du Yatenga séjournent pour
accumuler des connaissances coraniques. C'est là-bas que le chef commence son
apprentissage des Kitâb11 et plus particulièrement Ibn Assiru sur les cinq piliers de

10 La notion d'"école coranique" qui fait référence à l'apprentissage d'une part, et au qualificatif
"coranique" d'autre part, renvoie à l'étude du Coran et des savoirs qui en découlent : grammaire, vie du
prophète, métaphysique, morale, droit… Bien que souvent utilisé, le vocable "école" fait l'objet d'une
critique : voire le numéro 169-170 des Cahiers d'Etudes Africaines, intitulé Enseignements, et plus
précisément les articles de Corinne Fortier (2003 : 236), Jean-Claude Penrad (2003 : 321), Stéfania
Gandolfi (2003 : 263).
11 Livres

Les noms marqués d'une astérisque sont transcrits tels qu'ils nous ont été dit par nos informateurs,
nous ne leur avons pas trouvé de correspondance en arabe.

274
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

l'islam et Gadamatun*, les deux étant regroupés sous le titre `Ibâda, la dévotion. Ceci
correspond au premier stade de l'instruction à l'occasion duquel les élèves apprennent
les vingt attributs de Dieu et les "obligations personnelles" nécessaires à la dévotion,
comprenant les règles de purification, de la prière, du jeûne, de l'impôt religieux et du
pèlerinage (Fortier 2003 : 238). Il y apprend également les "figi" (fiqh), c'est-à-dire le
droit. Il faut noter que cette première étape d'apprentissage articulant les deux
domaines du dogme et du droit, est aussi celle qui est observée par Corinne Fortier
(2003) en Mauritanie. L'auteur fait à cette occasion remarquer que la comparaison du
corpus d'ouvrages étudiés en Mauritanie, avec celui du Niger (Meunier 1997), du Mali
(Tamari 1996) et du Fouta Tooro (Schmitz 1998) montre une grande homogénéité
dans le choix des œuvres fondamentales de droit malékite.
Après avoir passé deux années, il rentre de nouveau à Todiam pour un bref
séjour avant de repartir. Koro, Sévaré, Mopti, Koulougo, Naï sont les cinq localités
dans lesquelles il poursuit ses études coraniques. Cet itinéraire n'a rien de préétabli. La
réputation des maîtres est diffusée par le bouche à oreille qui guide l'élève dans ces
choix. Elèves, commerçants et voyageurs sont des vecteurs de circulation des
informations pour vanter la qualité des enseignements dispensés par certains maîtres.

"A Koro, l'enseignant avec qui j'étais avait des élèves. Ses élèves disaient
qu'à Sévaré, il y avait un enseignant réputé qui avait un grand savoir, c'est
pour cela que je suis parti là-bas. […]Même présentement, je suis ici, mais
je sais où se trouvent les enseignants les plus réputés. Ce sont des
voyageurs qui rapportent les nouvelles" (Chef de Todiam, Todiam, janvier
2004).

Son séjour au Mali lui permet d'améliorer ses connaissances : il apprend les
kitâb intitulés luga*, qui forment à la langue arabe et sa grammaire, et madu*, sur la vie
du prophète, l'histoire de l'islam et la géographie. Il retourne au Jelgooji pour
approfondir ses connaissances dans ce même domaine. De là, à Todiam, il apprend
que son père l'a marié et rentre quelque temps avant de repartir dans le Jelgooji
accompagné de sa jeune épouse. Le nouveau marié termine son parcours avec le droit,
"figi" (fiqh).
Ce bref récit de la quête du savoir coranique montre que cet apprentissage
accompagne le processus de socialisation de l'enfant, ainsi que son intégration statuaire.

275
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

C'est après sa circoncision, étape qui marque la séparation de l'enfant à sa mère, qu'il
entame ses études coraniques. On voit ici que cette socialisation passe par l'assimilation
progressive d'une morale religieuse : l'enfant, au début, vit ses devoirs comme une
contrainte et progressivement, s'empare de ses choix. Dans ce processus, "la
déambulation propédeutique"12 joue un rôle essentiel et mérite que l'on s'y attarde un
instant.
Le compagnonnage qu'implique ce type d'enseignement coranique est une
phase importante de la vie. D'abord dirigé vers ses maîtres par ses parents (père ou
grand-père), le jeune homme devient rapidement autonome quant à ses choix et
orientations spirituelles. Au gré de ses intérêts personnels et de ses rencontres
s'échelonnant tout au long de ce parcours initiatique, l'élève puise dans les domaines
variés qui composent les "sciences" religieuses. Dans cette quête, le jeune homme est
immanquablement confronté aux duretés de la vie qui font partie de son apprentissage.
Dans le meilleur des cas, il travaille sur le champ du maître en contrepartie de
nourriture, sinon, la mendicité reste son unique moyen de subsistance. Ses repas
quotidiens sont parfois si improbables qu'il décide de changer de localité. Un ancien
élève nous raconte une de ses étapes où il ne lui a pas été possible de rester plus de
sept mois tant les conditions étaient difficiles. Son témoignage vaut mieux qu'un long
développement :

"On pouvait manger à midi et attendre jusqu'au lendemain pour manger.


Dans le village même, c'était pas possible d'avoir à manger, parce qu'il y
avait beaucoup d'élèves. Même si tu gagnais quelque chose c'était
insignifiant. Il fallait se déplacer de sept à neuf kilomètres pour avoir
quelque chose. C'était difficile d'y aller à chaque fois" (Tall H., juriste et
frère cadet du chef, Todiam, janvier 2004).

On a vu que dans la transmission du savoir, le maître forge et renforce sa


réputation qui est colportée à travers le pays par l'intermédiaire des élèves qui se font
de véritables canaux d'information. Pour l'élève, l'apprentissage est non seulement un
mode de socialisation, mais c'est aussi une étape stratégique s'il souhaite se
"professionnaliser" dans le domaine religieux. Il peut ainsi développer des
connaissances dans des domaines particuliers s'il projette d'être un homme de religion.

12 Terme emprunté à Jean Schmitz 1999

276
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

Il étudie alors les kitâb les plus adaptés. Le frère cadet du chef qui occupe aujourd'hui
une place importante dans la sphère judiciaire de Todiam a privilégié les kitâb intitulés
Arabie Salah, Ukame* et Halil, dont l'ensemble correspond encore aux "figi", (fiqh). Les
"livres" dans lesquels le droit est enseigné sont nombreux et H. Tall explique sa
préférence pour "les anciens auteurs" qu'il considère comme plus "authentiques".

"J'ai choisi ça parce que se sont les meilleurs. Ce sont les anciens auteurs, il
n'y a pas eu de déformation. C'est l'authentique. Dans les autres kitâb, il
peut y avoir des contradictions et à moins d'être bien expérimenté dans ces
domaines là, tu n'es pas capable de faire la part des choses" (Tall H., juriste
et frère cadet du chef, Todiam, janvier 2004).

Que le choix des kitâb soit orienté par des objectifs "professionnels" est admis
volontiers par le juriste, mais l'apprentissage et l'accumulation de connaissances
fournissent aussi des bénédictions. Apprendre par cœur l'ouvrage écrit par un saint
permet d'obtenir des bénédictions de sa part :

"[Le choix des kitâb, c'est pour être utile ici], mais même si tu ne fais pas de
jugements, en apprenant ça, tu approfondis ta connaissance, puisque
l'auteur de chaque kitâb est un saint. En lisant ses œuvres, tu reçois des
bénédictions de sa part" (H. Tall, juriste et frère cadet du chef, Todiam,
janvier 2004).

Cette affirmation montre que l'accumulation des connaissances est perçue


comme un enrichissement intellectuel et personnel qui va donc bien au-delà des
opportunités professionnelles. L'interlocuteur cité ici occupe une fonction qui fait de
lui un des principaux assistants du chef en matière de jugement. En outre, sa
professionnalisation est aujourd'hui un acquis, mais sa position privilégiée au sein de
l'institution ne l'empêche pas de poursuivre son apprentissage : "J'ai commencé un
autre kitâb, mais jusqu'à présent je ne l'ai pas fini, c'est halil". L'approfondissement de la
connaissance est un moyen de se rapprocher de Dieu. Recevoir la bénédiction du saint
qui est l'auteur du livre, c'est bénéficier de son autorité et de son influence spirituelle.

277
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

2. Sainteté et mysticisme

L'accès à la connaissance des textes sacrés implique nécessairement le


rattachement à un ou plusieurs saints et plus tard, quand le croyant a atteint un haut
degré de connaissances, il peut se former à une expérience mystique. La pratique de
l'ascèse et l'apprentissage de la méditation constituent un savoir ésotérique, réservé à
un petit groupe et considéré comme secret. Cette expérience mystique est perçue
comme le second mode d'accès à la connaissance de la volonté d'Allah (Gaborieau et
Zeghal 2004). Pour paraphraser Popovic et Veinstein (1996), les confréries ont, partout
dans le monde musulman, essaimé des "Voies" portant le nom de leurs fondateurs,
enjambant les frontières, s’attachant à des idéologies politiques et à des pratiques
mystiques différentes. La finalité première d’un ordre soufi est "de conserver, de
transmettre, de diffuser l’enseignement mystique du fondateur, un mode d’accès à Dieu
par un ensemble spécifique de rites, de pratiques, d’exercices et de connaissances
ésotériques" (Popovic et Veinstein 1996). Un maître relié au fondateur par une chaîne
ininterrompue de filiations spirituelles, est là pour guider ses adeptes dans cette voie.
Les gens de Todiam sont des adeptes de la tidjâniyya "onze grains" dont le maître,
établi à Nioro du Sahel au Mali, est un descendant spirituel du chérif Hamallah, lui
même issu d'une famille de descendants du prophète13.

Il n'est pas inutile de rappeler que l'appartenance à la tidjâniyya revêt deux


acceptions : une qui s'entend au sens large et l'autre au sens strict. La première relève
en quelque sorte du langage courant de tout musulman qui se réclame d'un ordre parce
que son groupe d'appartenance s'y considère rattaché. Par exemple, on se dit tidjâniyya
parce que l'on prie dans une mosquée dont l'imam appartient à la tidjâniyya et parce
que chaque année, les responsables religieux auxquels on est rattaché vont fêter le
mawlud chez un des cheikh tidjâniyya du Yatenga. En revanche être tidjâniyya au sens
strict, c'est apprendre les méditations qui correspondent à cet ordre On pourrait dire
que l'on naît d'abord tidjâniyya et qu’ensuite, on devient tidjâniyya. C'est bien sûr à
cette deuxième configuration que nous nous intéresserons ici.

"Moi je suis devenu tidjâniyya il y a sept ans. Il y a quelqu'un qui a fait des
études poussées et il donne son autorisation pour devenir tidjâniyya et

13 C'est que suppose le terme chérif.

278
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

montre la façon de méditer. Il faut méditer chaque matin et chaque soir


ainsi que dans la soirée du vendredi. En méditant, tu te purifies. Il faut que
tu arrives à suivre parfaitement la religion. Il faut être un vrai croyant. En
méditant, les péchés s'en vont. Les vrais croyants ont dit que le jour du
jugement dernier, chacun doit avoir un cheikh qui l'emmène devant le
prophète et le prophète devant Dieu. Chaque personne fait des pêchers et
en méditant avec la tidjâniyya, le jour du jugement dernier tu seras un peu
sauvé" (H. Tall, frère cadet du chef, Todiam, octobre 2001).

La pratique mystique n'est envisageable que si l'on s'estime capable de faire


preuve d'assiduité. Etre tidjâniyya est le résultat d'un choix et d'un cheminement
personnel. Si le choix d'être affilié à une confrérie relève de l'expérience personnelle et
intime d'un croyant, sa quête n'est pas solitaire : elle se fait grâce à un maître spirituel.
La notion de transmission de l'influence spirituelle est essentielle pour comprendre les
raisons pour lesquelles les croyants revendiquent leur lien avec un personnage
considéré comme une autorité religieuse. D'un point de vue historique, la continuité
entre les ordres mystiques actuels et le tout début de l'islam est fondée sur le fait qu'ils
sont légitimés par la transmission ininterrompue d'une influence spirituelle depuis le
prophète jusqu'au représentant actuel d'un ordre (Gril 1996). L'autorité qui émane de
ce dernier est donc fondée sur son lien spirituel avec le prophète. Le lien avec un
maître est concrétisé par la transmission du wird qui atteste de l'initiation du croyant à la
pratique mystique de l'ordre. Dans l'idéologie soufie, le croyant suit une Voie14 lui
permettant de cheminer vers Dieu. Pour ce faire, il faut se rattacher "à un saint (wâli)
pour bénéficier de son autorité et de son influence spirituelle et à un maître (murchid)
pour être guidé dans la Voie" (Gril 1996: 28).

A Todiam, ceux qui font autorité sur les croyants sont les cheikh et les walî. Le
premier est censé être celui qui transmet le wird. Si le chef de Todiam détient
nécessairement le titre de cheikh pour occuper sa fonction, d'autres peuvent également
l'avoir obtenu.

"Le titre de cheikh, même si tu n'es pas chef, avec l'accord du chef, tu peux
aller le prendre là-bas [à Nioro]. Il peut y avoir deux cheikh. Il y a eu un

14La notion de "Voie" est fréquemment employée pour désigner les ordres mystiques ou confréries
(Popovic et Veinstein 1996).

279
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

moment à Todiam, il y avait trois Cheikh. […]Parmi eux, il y a un


responsable. S'il y a quelqu'un qui veut un wird, c'est lui qui le donne. Les
deux autres ne peuvent pas donner le wird en sa présence. S'il n'est pas
présent, les autres peuvent donner. Le fait qu'ils ne peuvent pas donner le
wird en sa présence, c'est une façon de le respecter. Même s'il en donne, ça
ne gâte pas, mais c'est pour être respectueux qu'ils ne font pas ça" (P. et H.
Tall, Tooroobe, Todiam, juin 2004).

Ceux qui permettent aux croyants d'être initié à l'ordre ont reçu le titre de
cheikh à Nioro auprès du maître de la tidjâniyya "onze grains". Le cheikh est donc
considéré comme un détenteur de savoirs et en cela, il se hisse au-dessus des autres
croyants15. Le vocable "cheikh" qui recouvre des valeurs aussi étendues qu'équivoques
et parfois même problématiques (Penrad 1998), est ici un personnage du présent, une
autorité habilitée à intégrer les croyants à l'ordre. En revanche, le wali est, à Todiam,
une figure du passé, un pieux personnage ayant par sa propre histoire, marqué l'histoire
religieuse du village. Le wali bénéficie d'un capital prestige important. Voici la définition
de walî à Todiam :

"Il y a trois sortes de walî. Le premier, tout le monde sait qu'il est un walî,
lui aussi le sait et Dieu sait qu'il est un walî. Le walî, c'est quelque chose qui
peut être caché ou dévoilé. Le deuxième : il sait qu'il est walî, Dieu le sait,
mais les gens ne le savent pas et peuvent parfois le traiter comme
quelqu'un d'insignifiant, mais lui, il sait au fond de lui qu'il est un homme
de Dieu (walî). Le troisième, il ne le sait pas et les gens non plus, seul Dieu
le sait. […] On dit que quelqu'un est walî par son comportement : il ne
parle pas beaucoup, parfois il peut prédire quelque chose. Vous allez dire
que c'est des mensonges et par la suite vous verrez que c'est véridique. Il
ne ment jamais et ne mange que la nourriture qui est conseillée par Dieu. Il
ne s'habille pas n'importe comment et ne va pas dans n'importe quels
endroits. Il suit ce que Dieu dit. Il ne regarde pas dans n'importe quels
endroits, il regarde souvent devant lui. La vision, la marche et la parole,
c'est ça qui amène les problèmes. Si on met de l'ordre dans sa marche, sa
parole, sa vision et au niveau de son sexe, c'est qu'on est un homme de
Dieu. Il y a aussi le walî qui fait n'importe quoi alors qu'il est homme de

15 Nos informations à ce sujet font malheureusement défaut. D'autres investigations seraient


intéressantes pour en savoir davantage sur la transmission du wird à Todiam.

280
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.

Dieu, sans le savoir. Tu peux aussi chercher à avoir l'amitié de Dieu, mais
ce n'est pas forcé que tu la gagnes. […]Ici, il y a eu deux walî, Alfa et le
papa du silmimoaga. Il faut du temps pour se rendre compte que quelqu'un
est un homme de Dieu. […]Les gens vont sur les tombes des walî en
plusieurs occasions : c'est comme une mosquée la tombe des walî. Y'a pas
un jour, ça dépend des gens. Il y en a qui passent chaque vendredi, chaque
mawlud, comme il y en a qui passent le jour de l'an [musulman]. Les walî et
les prophètes sont des intermédiaires. Tu demandes à Dieu, mais tu te sers
d'eux comme intermédiaires : une mosquée, la Kaaba, ce sont des
intermédiaires. Si tu prends une mosquée, la Kaaba, les autres prophètes, ils
sont en contact avec Mohammed et c'est Mohammed seul qui est en
contact avec Dieu. C'est Mohammed l'intermédiaire. Ensuite, il y a les
prophètes, les walî, les mosquées. Les petits musulmans doivent passer par
ces derniers" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

Il y a bien dans la définition du chef, l'idée que le walî est un homme proche de
Dieu et donc un intermédiaire pour les croyants. C'est également un homme qui
mesure chacun de ses geste et chacune de ses paroles. A Todiam les habitants se
targuent d'avoir dans leur histoire deux walî qui sont restés ancrés dans les mémoires
comme des saints hommes. Bien qu'étant d'illustres inconnus à l'extérieur de leur petit
univers, ces personnages sont des références, des figures du mysticisme, des idéaux à
suivre. Certains voudraient être walî comme l'ont été ces deux hommes, d'autres se
satisfont de venir les honorer sur leur tombe. La mémoire collective leur ménage une
bonne place. Alfa Boukari Ly-Tall, dont nous avons parlé plus haut, est l'un d'eux. On
raconte qu'il avait pour habitude de se retirer du monde pour s'adonner à sa quête
mystique. Alfa Boukari Ly-Tall qui a été chef de Todiam, est celui à qui l'on attribue la
paternité de l'affiliation à l'ordre auquel les gens de Todiam sont encore aujourd'hui
rattachés. Il aurait reçu le wird de la tidjâniyya "onze grains" de Cheikh Hamallah en
personne. Le récit autobiographique (annexe 2) de ses épopées à la rencontre de
Cheikh Hamallah est censé attester de sa filiation spirituelle avec le fondateur de la
tidjâniyya hamawiyya. Alfa Boukari est présenté comme un personnage détenant de
grandes connaissances. C'est ce qu'indique le terme "Alfa" :

"Alfa, on sait que c'est un grand titre. Il a reçu plusieurs titres avant d'être
Alfa. Le titre Cheikh lui a été donné par Cheikh Hamallah. Si tu étudies

281
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

beaucoup et que dans ta région, tu es le meilleur, on te donne le nom Alfa.


Le Cheikh, c'est un titre que tu reçois avec un autre. D'ici à la mer rouge, il
n'y a pas quelqu'un qui le dépassait en connaissance. C'est pour ça qu'on lui
a donné le nom Alfa" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

Selon David Robinson le terme peul "Alfa" vient probablement de l'arabe al-
faqih, "juriste", et conserve le même sens (Robinson 1988 : 56). Alfa Boukari aurait
obtenu le titre de cheikh une première fois à Douentza avec un maître de la "tidjâniyya
douze grains" en 1891 et ce n'est qu'en 1926 qu'il l'obtient une seconde fois avec le
fondateur de la tidjâniyya "onze grains". Le second walî était un silmimoaga de Todiam.
Originaire de Nongfaire, à 25 kilomètres au Sud-Est de Ouahigouya, il serait venu
s'installer à Todiam sur la demande de Alfa Boukari :

"Alfa Boukari [Aboubacar Ly-Tall] est venu demander à notre vieux à


Nongfaire de venir s'installer ensemble pour pouvoir suivre parfaitement la
religion, servir Dieu. Notre vieux était un grand musulman. Alfa avait
appris des choses sur le Coran avec lui. Après, Alfa lui a donné ses enfants
pour qu'il leur enseigne le Coran. Comme ça, il est devenu maître
coranique" (I. Barry, fils du walî silmiimoaga, Todiam, octobre 2001).

On peut être un walî sans être nécessairement de grande renommée, mais ce titre
semble relié à un degré de connaissances élevé, associé à un savoir être. Le walî devient
ainsi un personnage de référence inscrit dans une histoire localisée.

282
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs
traditionnels et religieux.

Todiam est à la fois une chefferie et une institution religieuse et en


conséquence, le chef cumul un pouvoir politique (traditionnel) avec un pouvoir
religieux. De cet état de fait découlent des logiques particulières de valorisation de
l'image et de contrôle des ressources économiques. Ce cumul des pouvoirs qui fait la
force de la chefferie, n'est pas sans révéler certaines ambiguïtés.

I. Soigner sa réputation.

Nous avons montré dans le chapitre précédent qu'il est nécessaire pour le chef
et ses assistants de détenir les compétences et les connaissances leur permettant
d'assumer la charge d'un service judiciaire. Néanmoins, le seul fait de détenir des
compétences religieuses ne saurait suffire pour lui assurer sa légitimité de chef. Comme
l'affirme Georges Balandier (1992), un pouvoir établi sur le seul éclairage de la raison
aurait peu de crédibilité et la "justification rationnelle" ne permet pas à elle seule de
parvenir à maintenir le pouvoir. "Il ne se fait et ne se conserve que par la transposition,
par la production d'image, par la manipulation de symboles et leur organisation dans
un cadre cérémoniel" (Balandier 1992 : 16). Certes, être une autorité religieuse nécessite
des connaissances et un savoir-faire, mais cela se prouve, se défend et s'entretient
également par le biais de la mise en scène. Le pouvoir, quel que soit son contenu, doit
être mis en scène. Cette règle se vérifie à Todiam.

1. La prise du pouvoir

a. Le pèlerinage à Nioro : médiatisation, légitimisation.

Chaque année des milliers de pèlerins se rendent à Nioro du Sahel, une ville
située à l'Est du Mali, pour faire des dons, recevoir des bénédictions et rendre
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

hommage au leader de la tidjâniyya "onze grains". De Todiam, chaque année une


délégation part au nom du chef, mais au lendemain de son intronisation, le nouveau
chef a décidé de s'y déplacer en personne…

Une vague de communiqués radiophoniques déferle dans tout le pays : c'est


ainsi que le pèlerinage s'organise et que les étapes se déterminent avec les autres
musulmans qui souhaitent se joindre au groupe. En rendant public et en médiatisant
son attachement au maître spirituel de Nioro, le chef de Todiam s'assure sa réussite. Il
faut voir là une véritable stratégie. Le pèlerinage à Nioro est aussi une manière de
rendre publique son nouveau statut et d'afficher l'identité religieuse de la chefferie :

"A l’approche du départ, on fait des communiqués à Ouagadougou, Bobo


et Ouahigouya. Ceux de Bobo nous attendent à Bobo, ceux de Houndé
font pareil à Houndé. On fait des escales par-ci, par-là pour attendre les
gens. On se suit pour partir ensemble. J’ai pris la chefferie il y a quatre ans.
Après 25 jours de cela, j’ai informé tout le monde que j’allais partir" (Chef
de Todiam, Todiam, mars 2003).

Ce pèlerinage organisé par le chef de Todiam est présenté comme un parcours


interrompu d’étapes dans les localités où d’autres pèlerins souhaitent se joindre à lui :

"Dans le Yatenga, j’ai dit à tous ceux qui avaient l’intention de partir, qu’ils
n’avaient qu’à chercher 55 000 francs CFA pour le transport aller-retour,
les repas et les dons au Cheikh. J’ai dit 55 000 francs parce que je ne veux
pas qu’il y ait des difficultés au cours du voyage et que les frais me
reviennent. A Bobo, j’ai dit que tous ceux qui avaient l’intention de venir
n’avaient qu’à envoyer 50000, on a fait escale cinq jours à Houndé pour
attendre les gens et trois jours à Bobo. J’ai établi la liste des partants, on
était 22, Moose comme Peuls. J’ai divisé les 22 personnes en petits groupes
de 7 personnes. Pour chaque groupe, il y avait une délégation qui
s’occupait de l’argent. On est parti louer un car, on a discuté sur le prix à
payer et les propriétaires du bus ont dit : "comme vous partez pour le
pèlerinage, on va vous faire un rabais car nous aussi on est commerçant et
on demande des bénédictions". Le prix était de 10000 au lieu de 16 000 et
en plus de cela, pour moi et l’imam, ils nous ont dit de ne pas payer.
L’imam de Bosomnore n’a rien payé non-plus" (Chef de Todiam, Todiam,
mars 2003).

285
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Par ce pèlerinage, le chef marque son attachement à la hiérarchie confrérique.


Un pouvoir et une norme, religieux ou politique, se doivent perpétuellement d'être
défendus. Ceci est d'autant plus valable pour les chefs "traditionnels" dont le statut est
sans cesse redéfini. Nous avons vu combien le pouvoir du chef de Todiam repose sur
ses compétences religieuses et l'on comprend d'où vient cette nécessité d'afficher
impérativement son identité religieuse. Cette "mise en scène du politique" (Abélès
1997) est indispensable à l'affirmation du pouvoir politico-religieux incarné par le
nouveau chef de Todiam. Le pèlerinage est sa quête de légitimité et en définitive, le
moment opportun pour renvoyer à la collectivité l'image cohérente de l'homme de
religion qu'il entend être. Le chef a ainsi mis "en spectacle l'univers dont il est issu et
dont il assure la permanence" (Abélès 1997 : 360). Cette rencontre est autant un acte
médiatique qu'un acte de soumission. C'est une manière de rendre publique une
manifestation politique et d'afficher une identité (Rivière 1988), en l'occurrence il s'agit
bien là d'une identité religieuse.
Ceci n'a cependant rien d'une coutume post-intronisation observée depuis
longtemps. Le chef est d'ailleurs le seul à avoir effectué le pèlerinage à Nioro avec son
ancêtre Alfa Boukari. C'est même la seconde fois qu'il se rend à Nioro. La première
fois lui a permis de recevoir son titre de Cheikh, directement de l'autorité supérieure de
l'ordre. Il s'agit donc bien d'un choix personnel, d'une stratégie de médiatisation de son
statut. Ceci étant, il faut garder à l'esprit que ce rite est effectué annuellement par une
délégation au nom du chef de Todiam car c'est un moment crucial pour recevoir des
bénédictions et s'inscrire dans le processus de ce qu'on appelle "l'économie de la
prière", comme nous aurons l'occasion de le voir plus loin.

b. La succession : de la crise à la réconciliation

Une intronisation est avant tout une quête de légitimité qui ne va pas d'elle-
même comme en témoignent les conflits de succession dont la durée traduit les
difficultés à être reconnu dans une nouvelle fonction. Intronisé en 1999, le chef de
Todiam a été confronté à une crise qui s'est prolongée jusqu'en décembre 2003.

En 1998, quand après trente trois ans de règne, le chef Souahibou Tall
disparaît, son premier fils, Hamadoun lui succède. Huit mois seulement s'écoulent
avant que la mort n'emporte le nouveau chef. L'amertume de son oncle paternel et
rival n'a même pas eu le temps d'être apaisée que la question de la succession se pose

286
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

de nouveau. Le prétendant malheureux compte bien renouveler sa candidature pour le


turban en 1999 et faire face à Oumarou qui, en tant que frère puîné du chef qui vient
de s'éteindre, a beaucoup de chance d'être nommé. Soutenu par les deux frères de son
rival et par l'imam, Oumarou prend la chefferie, mais le conflit s'envenime… Le hasard
nous amène à Todiam en pleine crise aiguë, en octobre 2001. Les conflits, dont nous
ignorons tout, sont loin d'être terminés. Les protagonistes viennent de passer une âpre
saison hivernale en se battant à coups de communiqués radiophoniques. La rumeur
galvaudée par la radio est une arme redoutable. La teneur de ces conflits nous sera
rapportée un an plus tard, à Thiou où nous rencontrons un des protagonistes, le beau-
frère du chef de Thiou. Il nous fait part de son ressentiment envers le chef de Todiam
et nous apprend qu'une plainte a été déposée en septembre 2001 au ministère de la
justice et de la promotion des Droits de l'Homme.

Cinq plaignants ont rédigé un document de 21 pages. Ce petit groupe de


villageois et de ressortissants établis en ville se présente comme les "opprimés de Tall
Oumarou" pour consigner leurs "dénonciations et plaintes". Ils inscrivent d'abord en
gros caractère : "Affaire Tall Oumarou chef coutumier de Todiam, village centenaire de
1875 habitants ; sans école ni dispensaire". Le ton n'est pas aussi amer qu'il le sera tout
au long des pages suivantes. Les cinq auteurs introduisent leur plainte en décrivant
l'enterrement d'Hammadoun où en présence de responsables administratifs, politiques,
religieux et coutumiers du Loroum, le futur chef "fulminait" contre les éventuels
prétendants, les contraignant à renoncer au turban. Ainsi donc, selon eux, le chef aurait
été le seul candidat. Dans les pages qui suivent, quatre des cinq plaignants ont déposé
leurs "déclarations" devant servir d'appui pour démontrer toute l'immoralité du chef.
Outre ces accusations personnelles, le principal mobile de plainte est que la chefferie
de Todiam a toujours œuvré en privant le village d'école et de dispensaire pour en faire
"tout simplement un paria au modernisme politique, économique, social et culturel".
Le chef est accusé d'hériter d'une institution où l'école avait été jusque là refusée.
Paradoxalement, à l'heure même où ces accusations prennent corps, la première école
primaire de Todiam ouvrait ses portes dans le village (cf. III.2. "L’école, un bâton de
changement"). L'objectif de ce document est clair: ternir la réputation du chef et tenter
d'aboutir à sa destitution.

287
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Pendant les quatre ans de crise, le village est divisé. Le conflit se cristallise dans
les moindres projets collectifs. Partout les deux factions rivales s'opposent. C'est ce que
le directeur de l'école observe lors de la création du bureau de l'association des Parents
d'élèves.

Le village n’a pas d’entente comme ça. […]Il arrive qu’il y ait une
assemblée générale et tous les horizons du village viennent. Bon, il peut
arriver que les points de vue des différents partis s’opposent. Par exemple,
ça s'est produit lors de l’élection du bureau de l’école" (Directeur de l'école,
Todiam, février 2004).

Le directeur de l'école poursuit que ceux qui critiquaient la représentativité du bureau


ont manifesté leur mécontentement en n'envoyant pas leurs enfants le lendemain à
l'école. Il précise à demi mot qu'il s'agit du conflit de succession car pour lui, la réussite
du projet de mise en place de l'école résidait d'abord dans son devoir de ne pas prendre
part au conflit. De plus, ce conflit, lorsqu'il était en pleine crise aiguë ne s'exprimait que
par des non-dits. Ce n'est qu'en 2003 après le pardon que le directeur osait nous révéler
à demi-mots que le conflit se répercutait dans le fonctionnement de son école.
L'objectif de ces non-dits est de préserver la réputation du chef que les dénonciations
précédemment évoquées avaient tenté d'atteindre. Ce n'est qu'en 2003, alors que la
réconciliation avait eu lieue, que le chef nous a énoncé sa version du conflit :

"Ce genre de mésentente, ça arrive souvent : s'il y a un chef qui vient de


décéder, après avec le nouveau chef, il y a toujours des mésententes. C'est
pas la vérité qui amène les mésententes, ce sont toujours les calomnies
[…]. Comme mon papa était décédé, j'ai pris la chefferie [après son frère
dont le règne a duré huit mois]. Il y a eu des prétendants qui n'ont pas eu
la chefferie et qui voulaient être indépendants. Comme ils n'ont pas eu la
chefferie, ils ne voulaient pas reconnaître mon autorité. Les mésententes
ont duré quatre ans. On est parti faire des jugements, on a été à la justice,
on a même eu des avocats, on a tout fait. On n'a pas pu trancher l'affaire.
Même jusqu'à présent, la gendarmerie n'a pas été capable de trancher
l'affaire. En nous posant les questions, ils se rendent compte que l'histoire,
ce n'est que des problèmes de jalousie et ils ne peuvent pas trancher ça. Ils
nous ont dit d'aller nous débrouiller entre nous. Ils sont fatigués
d'entendre ça. Notre famille qui se trouve à Rouko et Kindougou, ce sont

288
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

le grand frère et le petit frère, ensuite il y a nous et Bosomnore. Ils sont


venus dire qu'il y a une mésentente et comme ça fait longtemps que ça
dure, ça ne leur plaît pas. Ils sont venus cette année m'appeler avec mes
adversaires et ils nous ont dit que c'est eux les grands frères et qu'ils
veulent que l'on cesse les querelles pour que la région soit tranquille, parce
que la mosquée de Todiam n'appartient pas seulement à ceux de Todiam,
mais à l'ensemble du Burkina. Si on veut gâter l'image de la religion des
Tooroobe, eux ils ne sont pas d'accord. Ils ont dit qu'ils se rassembleraient
pour être contre nous et qu'en venant ici, c'est pour faire en sorte qu'on se
pardonne mais celui qui refuse ça, c'est ce dernier qui aura à faire à eux. Si
nous on est d'accord, eux ils sont venus pour l'arrangement. Et nous
avons dit que nous sommes d'accord. Maintenant, il arrive que l'on mange
ensemble ici, ce sont les petits frères de mon vieux. Ils sont du même père
avec mon papa. [Le pardon] c'était le 3 décembre 2003. C'était un
mercredi" (Chef de Todiam, janvier 2004).

Il aura fallut quelques années avant que les prétendants malheureux à la


chefferie reconnaissent l'autorité du chef. D'une manière générale, il faut un certain
temps avant qu'un chef ne prouve le bien fondé de sa nouvelle place. Qui plus est
quand cette place exige de lui qu'il soit un homme de religion exemplaire, un homme
dont la réputation doit être soignée. On voit dans le récit du chef que le principal
mobile de réconciliation est que le conflit de succession commençait à "gâter l'image de
la religion des Tooroobe ". En outre, il apparaît ici que les quatre frères fondateurs
présentés dans les récits sur l'implantation du groupe tooroobe au Yatenga peuvent
soudainement avoir un rôle politique dans le présent. C'est suite à l'intervention des
chefs de Kindougou et de Rouko que les protagonistes ont accepté la réconciliation.
Au nom d'un passé faisant référence à l'installation du frère aîné à Rouko, cette
fraction tooroobe dispose aujourd'hui de son statut d'aînesse et de sa légitimité à pousser
ceux de Todiam à la réconciliation. Cet exemple concret révèle qu'un individu peut se
penser dans le prolongement même de ses ancêtres et plus précisément de son ancêtre
fondateur. Comme le suggère Elias (1984/1996), "tout homme en présuppose d'autres
avant lui". Ce qui pourrait sonner comme une triste banalité, retentit finalement
comme un fait structurant les relations politiques : ce qu'ont été nos ancêtres détermine
d'une certaine manière ce que nous sommes ou plus exactement notre fonction dans la
société. Ainsi la référence aux récits d'installation mettant en scène des ancêtres

289
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

fondateurs permet de se considérer et d'être considéré par les siens comme acteur et
produit d'un continuum. La fratrie offre un référentiel commun d'appartenances
territoriales différentes (Martinelli 1995). Ici, chaque unité de descendance tooroobe
s'affilie à une division primaire et revendique une histoire propre, mais peut intervenir
dans les affaires des autres quand le groupe est menacé. Non seulement l'intervention
des "grands et petits frères" dans un conflit de succession est légitime, mais elle est
essentielle pour préserver l'équilibre politique et identitaire. Les descendants de ses
ancêtres sont les garde-fous d'un système politique que les crises de succession peuvent
souvent mettre à mal. Toutefois, comme le montrent les explications du chef de
Todiam, l'ingérence des frères dans les affaires de la chefferie de Todiam est motivée
par la nécessité de maintenir l'identité religieuse des Tooroobe et précisément parce que
le conflit de succession et les rumeurs qu'il implique constituent une menace. Les
querelles médiatisées à la radio par des accusations toutes plus calomnieuses les unes
que les autres ont commencé à atteindre la réputation de "grands musulmans" des
Tooroobe. Or, il faut conserver l'équilibre sociopolitique du groupe ainsi que son autorité
religieuse, c'est pourquoi il ne leur est pas permis de "gâter la religion des Tooroobe". Les
rapports politiques à l'intérieur du groupe de parenté s'expriment ici à travers le rôle de
conciliateur des "grands et petits frères". La chefferie de Todiam d'aujourd'hui trouve
ses gardes-fous dans les structures sociopolitiques précoloniales.

2. La mosquée de Todiam
Le récit de la réconciliation montre que l'argumentaire des grands frères
s'articule autour de la religion des tooroobe et précisément de la mosquée. On a vu que la
mosquée est le lieu où l'on peut se rendre pour prouver son innocence. La puissance de
Dieu y est invoquée pour élucider des mystères, mettre au grand jour la Vérité divine.
La réputation de Todiam repose sur les croyances partagées concernant sa mosquée
qui est perçue comme un support d'accès à la connaissance de la volonté divine.

Cette réputation qui doit être préservée peut se mesurer à la lumière d'une
expérience singulière. Nous avons connu l'existence de la mosquée de Todiam, lors
d'un séjour à Youba1 où, un jour d'août 1999, une rumeur se répand dans le village. Un
jeune homme se plaint que son stock de médicaments frauduleux équivalant à 100 000

1Nous avons enquêté deux mois dans le village de Youba situé à 10 kilomètres au nord de Ouahigouya
pour mener à bien une étude sur les forgerons.

290
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

francs C.F.A. lui a été dérobé par un autre dont il prétend connaître l'identité. L'accusé
niant les faits, on le menace de le conduire à Todiam pour jurer dans la mosquée.
Voyant le sort qui l'attendait, il avoue sur-le-champ son crime et rapporte les
médicaments. Humilié, le coupable se rend par la suite à la gendarmerie pour dénoncer
l'activité illégale de son détracteur finalement mis en garde à vue. Youba est une grosse
localité dans laquelle se sont établies majoritairement des populations yarse et marãse.
Cette anecdote montre que le pouvoir de la mosquée de Todiam est reconnu au-delà
des frontières "ethniques".

Photo 10 : La mosquée de Todiam

Plus tard, en séjournant à Todiam, nous avons constaté que les Moose
musulmans y sont pour beaucoup dans le flux constant de requêtes. "Il arrive que
j'accompagne des ressortissants d'autres villages dans la mosquée, pour qu'ils fassent
leurs bénédictions", nous confie un Moaga de Todiam qui assume le rôle
d'intermédiaire pour des proches. La renommée de ce lieu doit être préservée et les
événements nous ont montré que le Cheikh prévient les usages injustifiés de la
mosquée en vérifiant le bien fondé d'une accusation (cf. chapitre 8 I.1.a). Il y va de la
conscience religieuse du chef et de l'imam qui en ont la responsabilité de ne pas utiliser
la mosquée à d'autres fins que la connaissance de la Vérité. La "réputation de la religion
des Tooroobe" doit être conservée car elle participe de l'autorité religieuse de la chefferie
de Todiam. Après quatre années de conflits pour la succession à la chefferie, et des
retentissements médiatiques, la réconciliation a été possible au nom du fait que la

291
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

mosquée "n'appartient pas seulement à ceux de Todiam, mais à l'ensemble du


Burkina". Ceux qui ont permis cette réconciliation avancent leur refus de voir la
religion des Tooroobe se "gâter". Parce qu'elle est considérée comme une forme de
recours juridique, la mosquée a contribué à forger la réputation de Todiam. Elle est
devenue un bien collectif et un instrument de prestige identitaire, elle est soumise à un
double contrôle social : celui des responsables sur les usagers et celui des membres du
groupe (chefs de fraction) sur les responsables. En dépit du caractère ancien que l'on
attribue volontiers aux pouvoirs de cette mosquée, sa construction ne date que de
1944. Elle est bâtie sous les ordres du chef Jibril Moussa Tall à l'époque "de la force",
celle "de la vraie chefferie", bref à la période coloniale.

Néanmoins la "puissance" de la mosquée n'est pas le seul phénomène


contribuant à donner à Todiam sa réputation de haut-lieu de l'islam. Bien sûr, la
réputation tient au fait que les gens de Todiam sont considérés comme des juristes
compétents dotés de connaissances supérieures à beaucoup d'autres musulmans. En
outre, que le chef détienne le titre de Cheikh est un gage d'honorabilité. Le Yatenga ne
compte pas plus de quatre Cheikh de la tidjâniyya dans la région (Bosomnore,
Ramatoulaye, Taslima et Todiam). C'est chez eux que sont célébrées les grandes fêtes
musulmanes à l'occasion desquelles les croyants viennent chercher des bénédictions qui
constituent d'ailleurs une source économique importante.

II. Assise économique du pouvoir

1. "L'économie de la prière"

Vers 11 heures 30, deux Moose arrivent dans le vestibule du chef alors que nous
étions en entretien avec lui. Les deux hommes ôtent leurs chaussures avant de
s’approcher du chef assis sur une natte, entouré de ses conseillers. Ils s’agenouillent
pour saluer le chef. Après s'être présenté, le plus âgé des deux hommes sort de son
habit un billet de 500 francs C.F.A.. Le chef lui demande :

– C’est pour moi ou pour la mosquée ?

– C’est pour vous.

292
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

Le vieux tend le billet à son compagnon assis à sa droite qui remet une somme
totale de 1000 francs C.F.A.. Toute l’assemblée commence les bénédictions, les deux
mains, paumes ouvertes vers le haut, pendant que le chef récite la fatiha. Une fois la
prière terminée, chaque membre de l’assemblée appose ses mains sur son visage et
susurre un "amina" (amen). Dans la foulée, le chef feint de jeter aux deux hommes une
pincée de nourriture puis de leur cracher dans la main. La scène collective se termine
quand les intéressés apposent leurs mains sur leur visage en disant "amina". Le chef
vient de leur transmettre la baraka avec sa salive en ayant recours à l’incantation
coranique de la fatiha. À Todiam, les bénédictions sont fréquemment demandées au
chef qui exerce un certain contrôle sur leur déroulement : si elles sont directement
effectuées dans la mosquée sous la conduite de l’imam, le chef en est souvent informé.

L'assise économique de la chefferie repose aujourd'hui essentiellement sur les


revenus que représentent les bénédictions effectuées quotidiennement à Todiam.
Chacun s’accorde sur le fait qu’un du’a (une bénédiction) implique inévitablement un
don en espèces sonnantes et trébuchantes ou en nature. Ici, les du’a sont une réalité
quotidienne et sont plus nombreuses encore les vendredis et jours de fêtes qui sont
l’occasion de grands rassemblements. Tabaski (fête de l’égorgement pendant le
pèlerinage, dite aussi aïd al-kabîr au Maghreb), mawlud (fête de l’anniversaire du
prophète) sont autant de raisons de se faire bénir dans les hauts lieux musulmans.
Nous avons assisté à la fête du nouvel an, ras al’am, et constaté l'affluence des visiteurs
venus demander des du’a. En l’espace d’une journée, les gains financiers ont été
considérables.

La religion comporte donc des enjeux économiques dont il convient de cerner


les contours. Sur cette question les discours sont parfois chargés de méfiance, comme
si les intéressés cherchaient à se décharger d'une interprétation hâtive réduisant les
pratiques religieuses aux intérêts économiques qui en découlent. Ceci est d'abord dû au
fait que les ordres mystiques en général, et les adeptes de la tidjâniyya dont il est
question ici, sont imprégnés d'une idéologie qui leur a été transmise tout au long de
leurs études coraniques à savoir qu'il faut prendre la voie de la pauvreté pour parvenir
au savoir. Selon Denis Gril, "très tôt, les soufis se nomment eux-même en reprenant
une expression, "les pauvres de Dieu" (2004 : 30). Il convient donc pour eux de
minimiser l'attrait économique que représente l'activité religieuse car il est honteux de

293
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

vivre de l'islam. On n'hésite pas à présenter les marabouts utilisant leur savoir pour
guérir, prédire ou résoudre des problèmes moyennant une rémunération, comme des
personnes qui discréditent l'islam.

"À l’époque de nos grands-parents, les tombes des marabouts et les


tombes des grands musulmans n’étaient pas dans un même lieu. Le
maraboutage est condamné par la religion. Aujourd’hui, on ne sépare plus
les tombes, mais au jugement dernier, ils auront beaucoup de péchés. Ils
bouffent leur religion. Les vrais croyants prient au nom de Dieu et ne
vendent pas la religion" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

Pour ce qui est des bénédictions, l'aspect économique qui les sous-tend est
indissociable de l'autorité religieuse de celui qui se fera l'intermédiaire entre le croyant
et Dieu. Si l'économie est un enjeu certain à Todiam, cet aspect n'est pas une raison
suffisante pour expliquer que la fonction de chef de Todiam soit convoitée. La théorie
de "l’acteur rationnel" qui cherche "l’origine" des actes, strictement économiques ou
non, dans une "intention" de la "conscience", s’associe souvent à une conception
étroite de la "rationalité" des pratiques (Bourdieu 1980). La rationalité des pratiques
religieuses fait appel à plusieurs facteurs, qui sont autant liés au prestige qu'à un
processus historique ou à la croyance en l'au-delà. Pour un croyant, il convient de
distinguer un du'a d'un cadeau. C'est un don fait à un Cheikh dont on reconnaît
l'autorité et la compétence pour être l'intermédiaire d'un vœu divin :

"Les du'a, ce n'est pas des cadeaux, c'est des bénédictions. Tu veux pas des
bénédictions pour être riche ? Tu connais un cadeau ? Tu connais les
bénédictions ? C'est pas pareil. Si tu fais un cadeau, tu ne demandes rien en
échange. Une bénédiction, tu apportes des trucs et tu demandes à ce qu'on
te fasse des bénédictions. Si tu amènes quelque chose, c'est à moi que tu
donnes, mais tu te dis au fond de toi-même que tu vas être récompensé par
Dieu" (Chef de Todiam, Todiam, janvier 2004)

L'activité religieuse est pour les notables de Todiam, une source de prestige et
d'influence, mais aussi de revenus. Non seulement les bénédictions font vivre le chef et
l'imam, mais la religion est le produit de nombreuses activités dans le village :
marabouts, maîtres coraniques, juristes sont sollicités pour leurs compétences

294
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

spécifiques. On se rappelle un vieillard ayant fait plusieurs kilomètres pour se rendre à


Todiam afin de proposer au chef ses services :

"Lui [le vieux], il n'a rien dit de clair. Il est flou. On dirait qu'il est venu
pour demander quelque chose, on dirait aussi qu'il demande à faire du
maraboutage pour nous. Il est venu dire qu'il a quelque chose qui peut
aider les gens. Il a dit qu'il avait été ami avec notre papa et qu'il venait ici
souvent, qu'il a travaillé avec notre papa. Il a dit qu'il voulait qu'on s'occupe
de lui, qu'il est notre papa. Je lui ai dit que ça c'est vrai, l'ami de ton papa
est ton papa. Je lui aie dit d'attendre un peu, on va voir. Tout ce qui sera
entre nos mains on lui donnerait, ou pour demander des bénédictions de sa
part. Avant de partir, il a sorti des livres saints et nous a dit que celui qui
aurait besoin d'aide, il pouvait arranger ses choses" (Chef de Todiam,
Todiam, mars 2003).

Recevoir une bénédiction, c’est autant chercher une protection que légitimer le
pouvoir de celui qui la dirige. Une bénédiction est le produit d'un rapport de
dépendance réciproque, à savoir de celui qui la demande envers le Cheikh de Todiam
d'une part, et du Cheikh envers l'autorité suprême à la tête de la tidjâniyya, établie à
Nioro. Outre le processus historique qui a mené Todiam sur la voie de Cheikh
Hamallah (cf. chapitre 7), la dépendance de Todiam vis-à-vis de l'autorité suprême du
khalife de Nioro est perpétuée par deux faits. Le premier est que, pour les adeptes de la
tidjâniyya comme pour ceux des confréries soufies, la soumission à Dieu s’effectue par
l’intermédiaire d’un saint2. Annuellement "les gens de Todiam" font le pèlerinage à
Nioro pour manifester leur soumission au khalife. Cette initiative est la marque du
respect de la hiérarchie et de l'affiliation à un ordre, dont la tête de file est considérée
comme un saint capable d'aider les croyants à se rapprocher de Dieu. Ce type de
"pèlerinage" montre la dévotion à l'ordre religieux.

La dépendance du cheikh de Todiam à l’égard du khalife de Nioro est


perpétuée par un second fait, à savoir que nul ne peut prétendre à la chefferie s'il ne
détient pas le titre de cheikh. Or, depuis le règne d'Alfa, c'est de la part du cheikh de
Nioro que les candidats à la chefferie obtiennent ce titre. Bien que le mode d'obtention

2Au sujet de la hiérarchie dans les confréries soufies en général et au sein du hamallisme en particulier,
voir Hamès (1983).

295
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

de ce titre semble parfois n'être qu'une pure formalité3, il est certain que détenir le titre
de Cheikh est une condition sine qua non pour prétendre à la chefferie. Le chef est ainsi
en mesure de reproduire dans son sillage le système de bénédictions existant à Nioro.
En d'autres termes, si le Cheikh de Todiam est reconnu dans sa zone d'influence pour
son pouvoir de bénir, c'est parce que lui-même ou ses représentants partent
annuellement demander des bénédictions à l'autorité suprême de la tidjâniyya "onze
grains". Chaque année le chef de Todiam est tenu de faire (ou une délégation) "le
pèlerinage à Nioro" à l'occasion duquel, des dons symbolisent son allégeance envers
Nioro.

"Nous, on part à Nioro et c’est équivalent aux catholiques qui partent à


Rome parce qu’il y a le pape là-bas. A Nioro, on a notre Pape. Il y a
plusieurs façons : s’il se trouve que l’année est bonne, on informe tous les
gens, on choisit une date et on dit à tous ceux qui ont la possibilité de
partir, de se rassembler ce jour. Et ils partent ensemble pour faire ce
pèlerinage ("ziar"). Parfois, comme cette année qui n’est pas bonne, on
choisit entre trois et cinq personnes pour aller faire ça au nom de tout le
monde. Ceux de Nioro savent que cette année ne va pas" (Chef de
Todiam, Todiam, mars 2003).

Cet aspect de la vie religieuse renvoie à la notion d’"économie de la prière"


(prayer economy). L'économie de la prière a d'abord été proposée par Murray Last (1988)
pour décrire les pratiques complexes à Kano au Nigeria où les lettrés musulmans
reçoivent des sommes d'argent importantes pour faire des bénédictions, des prières et
pratiquer la médecine islamique. Plus tard, Benjamin Soares (1996) reprend ce concept
et analyse le sens du pèlerinage à Nioro. L'auteur rappelle à juste titre que les chefs
religieux locaux qui viennent à Nioro demander des bénédictions en échange de dons,
considèrent cette pratique comme l'échange d'un capital économique contre un capital
symbolique et spirituel que le leader de la confrérie détient. En recevant des
bénédictions du chef suprême de la tidjâniyya, le chef de Todiam estime qu'il se
rapproche de Dieu. Et les bénédictions qu'il transmet à son tour, ne sont que le
prolongement de celles qu'il a reçu à Nioro.

3 Un point mériterait d'être approfondi sur cette question puisqu'il semble que les autres chefs aient reçu
leur titre en faisant parvenir un papier. On s'interroge donc sur l'aspect purement formel de ce titre qui
théoriquement s'obtient par une forme d'évaluation des connaissances religieuses du demandeur.

296
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

"Ceux de Nioro, c'est nous qui leur donnons. Eux, ils nous font des du'a et
nous, on leur donne des petits trucs. C'est des petits trucs puisque ça
concerne la vie terrestre. Ils ne considèrent pas les aides d'ici. Ils pensent à
l'au-delà. Ceux de Nioro, c'est comme notre Sonabel 4" (Chef de Todiam,
Todiam, janvier 2004).

Le mécanisme de dépendance réciproque entre donneurs et receveurs se


répercute donc à l'échelle de Todiam. Ainsi, une demande de bénédiction est-elle
perçue par les "grands commerçants" comme la clé du maintien de leur réussite. Le
hasard nous en a donné la preuve quand un grand commerçant a fait une demande de
bénédiction à Todiam et, pour s’assurer de l’efficacité de la mission, a remis, à
l’intention de l’imam et du chef, la somme de 100 000 francs CFA et un carton de
sucre. On peut supposer qu’un grand nombre de requêtes de ce type s'expliquent par la
peur d’être victime d’attaques sorcières. En effet, chez les Moose, l’enrichissement
matériel provoque un sentiment de persécution favorisant la recherche de protection
religieuse5. Dans une récente étude, Pierre-Joseph Laurent montre que, dans un
contexte d’enrichissement personnel caractéristique des petites villes émergentes, un
bon nombre de conversions aux Assemblées de Dieu sont motivées par la peur de la
sorcellerie (2003). Comme l’enrichissement provoque la crainte, il faut recourir à des
moyens de protection jugés efficaces. Ainsi les demandes de bénédiction peuvent-elles
passer pour un indicateur du prestige dont jouissent les autorités religieuses d’une
localité.

Dans le Yatenga, les Tooroobe occupent un espace enclavé dans les zones de
peuplement moose. Les relations sociales entre les deux groupes y sont, sans aucun
doute, beaucoup plus intenses que dans les régions de peuplement diallube et foynabe. Il
faut donc bien reconnaître que le succès de ce chef repose en partie sur les conversions
massives des Moose à l'islam au cours de ces dernières années. Le pouvoir judiciaire s'est
renforcé à Todiam suite à l’islamisation massive des Moose. La fréquentation de Todiam
par les Moose est devenue de plus en plus importante, à l'occasion des grandes fêtes
musulmanes, des prières du vendredi, des bénédictions et "jugements". En recourant
fréquemment à l'autorité du chef de Todiam, les Moose contribuent à consolider son

4 Société Nationale d'Electrécité Burkinabè.


5 Un numéro spécial de Politique Africaine intitulé "Pouvoirs sorciers" (n° 79, 2000), pose l’hypothèse de
liens étroits entre sorcellerie et modernité.

297
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

prestige. Ce changement n'est pas sans implications économiques comme l'explique


très bien le chef de Todiam :

"Les Moose viennent faire des bénédictions. Ils n'enlèvent pas ma part
annuelle mais ils apportent plus que les Peuls. Toutes les nattes, les
mobylettes, tous les trucs que tu vois ici sauf la nourriture, se sont les Moose
qui ont apporté ça. Les lits, les chaises, les bouilloires de prières, ce sont les
Moose qui ont amené ça. Presque tout, ce sont les Moose. Tout ça c'est sous
forme de dua's. Il y en a qui viennent d'Abidjan, d'autres de Ouaga, de
Bobo, d'un peu partout" (Chef de Todiam, Todiam, janvier 2004).

Les demandes de bénédictions sont quotidiennes. Elles témoignent des liens de


dépendances qui unissent le croyant au cheikh. Elles génèrent des dons dont la
redistribution renforce les liens sociaux à l'intérieur de l'institution. La capacité de
contrôle économique est un facteur essentiel donnant au chef de Todiam un pouvoir
d'action. L'activité du chef de Todiam a un coût. Le chef doit être en mesure de
recevoir des étrangers, de se déplacer fréquemment en ville pour trancher des litiges
portés devant l'administration. Il doit pouvoir redistribuer une part des ressources des
bénédictions aux juristes qui participent activement au prestige de la localité. Si le chef
de Todiam est un "entrepreneur" religieux, c'est parce qu'il parvient à gérer contraintes
et intérêts, mais aussi à tirer profit de ce double statut de cheikh et de chef.

2. La redistribution des ressources

Deux types de ressources d'origines différentes alimentent le chef et son


entourage. La première est en quelque sorte liée à son statut de chef et la seconde à
celui de cheikh. On pourrait dire que l'une est politique et l'autre religieuse, mais la
dichotomie n'est pas aussi marquée. Les deux s'interpénètrent. D'abord parce que
l'histoire coloniale en marquant de son sceau le "canton" de Todiam, a figé une
hiérarchie qui avant cela était probablement instable et fragile. La naissance d'un chef
des Tooroobe a créé les conditions propices à l'émergence d'une autorité religieuse
capable, grâce à son statut de chef, de fédérer tout un groupe sous une même bannière,
celle de l'islam. Quoi qu'il en soit aujourd'hui les statuts de chef et de cheikh détenus en
une seule personne, justifient deux types de ressources économiques de taille. La
première correspond aux dons annuels effectués par les membres des quartiers de

298
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

villages se considérant sous son autorité. Ce sont non seulement ces fagots de mil que
chaque famille remet après les récoltes en guise d'allégeance, mais aussi les dons qui
sont partagés à l'occasion d'un mariage, d'un baptême ou d'un décès provenant du
village de Todiam et dans une moindre mesure des autres quartiers tooroobe fondés dans
d'autres villages. Si ces gens se soumettent, c'est aussi parce qu'ils savent qu'à tout
moment ils peuvent recourir à l'aide judiciaire ou religieuse de leur chef. Fréquemment
le chef est en voyage, à la préfecture de Titao, au Haut-Commissariat de Ouahigouya,
parce que l'on fait appel à celui que l’administration considère comme un précieux
interlocuteur par ses qualités de médiateur6. Voici l'exemple d'un jeune homme dont le
frère, accusé de vol de bétail a été mis en garde-à-vue. Ce jeune homme fait alors appel
au chef de Todiam afin qu'il interfère auprès du commissaire de police :

"Nous on est là, chaque année, ils [les Tooroobe] cultivent et me donnent un
fagot de récolte. Chacun m'amène ça. S'il arrivait qu'il y ait un mariage, j'ai
ma part qui me revient. De même s'il y a des funérailles, il y a ma part qui
me revient. Ils s'occupent de moi, donc c'est obligé qu'une fois qu'ils sont
dans les problèmes, je les aide. C'est une entraide. Sinon ce n'est pas parce
qu'on me paie. Moi je ne suis pas un étranger comme le commissaire qui
est payé, qui séjourne et qui part. Ces personnes là travaillent pour être
payées, mais moi et les autres, c'est une cohabitation" (Chef de Todiam,
Todiam, janvier 2004).

On voit ici comment cette allégeance que l'on pourrait qualifier de politique
interfère avec le pouvoir religieux d'un chef dont le devoir est de se rendre disponible à
tout moment de l'année. En distinguant sa fonction de celle du commissaire qui
travaille "pour être payé", le chef insiste sur le fait que sa rémunération n'en est pas
une. C'est un don au sens anthropologique du terme impliquant des échanges de
services (l'aide judiciaire) et de biens (les fagots annuels et les dons cérémoniels) qui
renforcent la hiérarchie sociale. En précisant qu'il n'est pas un étranger comme le
commissaire, il rappelle que ses prérogatives religieuses et juridiques sont indissociables

6Une étude approfondie de la relation que les Peuls entretiennent avec l'administration serait
intéressante. Notamment du point de vue des représentations et clichés qui ne cessent d'alimenter les
discours des fonctionnaires, souvent Moose, détachés dans des régions reculées de fort peuplement peul.
Ces fonctionnaires considèrent que les Peuls refusent de se plier aux normes de l'Etat-Nation : "ils ne
veulent pas de carte d'identité", "ils se foutent des frontières", "ils ne veulent même pas voir un
policier"...

299
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

de sa vie personnelle et s'entremêlent avec les responsabilités auxquelles il s'est engagé


en prenant le turban de la chefferie.

3. Interdépendance entre le cheikh et l'imam

La seconde source de revenus, nous l'avons largement dit, provient du pouvoir


de bénir détenu par le Cheikh. Ces revenus sont, semble-t-il redistribués. Nos
informations à ce sujet n'ayant pas pu être recoupées, elles méritent d'être prises avec la
plus grande prudence :

"S'il y a des grandes rencontres ici comme le mawlud ou bien des grandes
rencontres avec les grands savants, on reçoit des richesses. Je prends un
exemple, si on gagne 5000 francs, on enlève un tiers pour ceux de Nioro, il
y a un tiers qui revient à l'imam et moi et un tiers restant revient à tous les
musulmans qui sont à Todiam. Ils se font la répartition. […]Ils font des
répartitions par famille : le quartier doit recevoir ça, cette famille comme
ça" (Chef de Todiam, janvier 2004).

Les juristes qui assistent quotidiennement le chef sont chargés de faire la


répartition qui reste néanmoins soumise à un contrôle éloigné du chef. On voit que la
redistribution des ressources octroie la même proportion au Cheikh et à l'imam. Il faut
dire que ce dernier est un élément participant à la légitimité du pouvoir du Cheikh.

"Il y a très longtemps, les familles du Cheikh et de l'imam n'étaient qu'une


seule", mais cela ne fait que trois générations que l'imam est attribué au sein de la
même famille. L'imam est avant tout désigné selon un critère de "confiance" : "moi je
travaille avec l'enfant de El Hajj Modibo, qui a remplacé son papa. Tant qu'il y a
confiance, l'imam revient dans leur famille", me livre le chef de Todiam. A l'époque de
Moussa Doure, premier chef de Todiam, un imam du clan Sidibé, venu de Barani avait
occupé cette fonction. Ensuite l'imam a été désigné dans plusieurs lignages jusqu'à ce
que l'imam Baha Djaaré décède:

"Quand l'imam El Hajj Baha Djaaré est mort, il restait mon grand-père
[chef et sans imam]. Mon grand-père [le chef Djibril] a dit à mon père [le
futur chef Souhahibou] de chercher une personne en qui il avait confiance
pour être imam, comme ça il l'aiderait à gagner la chefferie. Il a dit qu'il
faisait confiance en El Hajj Moussa et c'est à lui qu'il a donné le rôle

300
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

d'imam. Après El Hajj Moussa est décédé et a laissé mon papa. Mon papa
a désigné l'enfant de El Hajj Modibo et a été l'imam. Mon papa est décédé
et quand mon grand frère est devenu chef, il travaillait avec El Hajj
Modibo. Ils sont morts le même jour et j'ai pris la chefferie. Et moi je
travaille avec l'enfant de El Hajj Modibo qui a remplacé son papa" (Chef
de Todiam, Todiam, janvier 2004)

A l'époque de Jibril, l'imam avait été choisi par le premier fils et futur chef qui
s'est ainsi préparé sa place de chef. L'imam fut à partir de ce moment désigné dans la
même lignée selon un contrat implicite de soutien lors de l'intronisation du chef. Ainsi
se sont formées deux lignées détentrices des fonctions politico-religieuses (le Cheikh)
et purement religieuse (l'imam). Aujourd'hui les deux représentent les pôles essentiels
du pouvoir. Le contrat implicite se poursuit toujours. D'ailleurs, l'imam, on l'a vu,
reçoit à la même hauteur que le Cheikh les avantages économiques de son statut.
Malheureusement, il nous a été difficile d'approfondir nos enquêtes auprès de l'imam
qui est d'une nature peu loquace. Il faut néanmoins préciser que religion et pouvoir
sont deux aspects structurellement dépendants : le chef détient systématiquement le
titre de Cheikh et l'imam celui de El Hajj. C'est la gestion de l'image de l'institution qui
est ici en jeu, et qui n'est pas étrangère à l'augmentation du nombre de visiteurs venant
chercher des bénédictions.

III. La chefferie religieuse : force et ambivalence

1. Politique et islam : des rapports ambigus

a. Les griots, la musique et la guerre.

En dépit des points communs que nous constatons dans l'organisation sociale
des Peuls diallube et barrybe, celle des Tooroobe présente des différences importantes.
Nous avons observé que les principales distinctions hiérarchiques chez les Tooroobe se
bornent à la division entre hommes libres et anciens captifs, avec chez les premiers une
activité religieuse intense faisant souvent d’eux des maîtres coraniques. Pas de griots ni
de castes artisanales chez les Tooroobe du Yatenga, contrairement à leurs voisins diallube
et foynabe et même aux Tooroobe de la vallée du Sénégal (Kyburz 1994). Cette différence

301
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

est-elle liée à leur forte intégration dans l'espace moaga leur permettant de bénéficier du
savoir-faire des artisans moose (forgerons, tisserands, teinturiers) ou à leur attachement à
l'islam comme ils le disent souvent ? La réponse demeure probablement dans une
association de ces deux facteurs. En effet, les denrées artisanales sont produites par la
population moaga avec laquelle les Tooroobe cohabitent. De plus, pour ce qui est plus
précisément de la caste des griots, dont les descendants des captifs, sont boisseliers,
leur absence est argumentée par un discours idéologique. Deux raisons doivent être
soulignées : la première est celle d'une incompatibilité entre pouvoir politique
(coercitif) et pratique mystique, la seconde tient au fait que musique et islam sont, dans
certains cas, considérés comme antinomiques.

Après avoir opposé pratique de la guerre et mysticisme musulman, le chef de


Todiam explique que les Tooroobe n’étant pas des guerriers, ils n'avaient pas besoin
d'être accompagnés de griots laudateurs comme les Diallube de Thiou.

"Les Tooroobe n’ont pas de griots parce qu’au début ils n’étaient pas de vrais
chefs. Au début, ils étaient plutôt des musulmans. Ceux qui ont des griots
sont des vrais chefs depuis l’origine parce qu’ils étaient des guerriers et
étaient encouragés par les griots qui leur récitaient leurs louanges. Nous, les
Tooroo e, on ne possède pas de griots parce que l’on ne pratiquait pas le
pillage et on ne faisait pas la guerre. Bosomnore et Todiam sont des
musulmans depuis le début" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).

Bien que cherchant à valoriser son identité religieuse, notre interlocuteur établi une
connexion entre l’absence de griot laudateurs et le refus de la guerre. Le "vrai chef" est
celui qui pratique la guerre, activité présentée comme étant rédhibitoire pour le pouvoir
religieux.

"Nous, on n'est pas des chefs, on est des musulmans et on le restera


toujours. Thiou, Banh, Djibo, là ce sont des vrais chefs. Tongomayel,
Baraboulle, aussi ce sont des vrais chefs. Ramatoulaye et Todiam, ce sont
pas des chefs, ce sont des musulmans. Si tu arrives dans une localité peule
où il y a un chef et pas de griots, c'est que c'est pas une vraie chefferie. Les
Tooroobe n'ont pas de griots. Ce sont les griots les journalistes" (Chef de
Todiam, Todiam, mars 2003).

302
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

La présence de griots dans la société peule est perçue comme étant étroitement
liée au pouvoir politique. Les griots sont les porte-parole des chefs, ils médiatisent les
informations provenant du chef. Autrefois, ils chantaient les louanges des chefs qui se
préparaient à faire la guerre. La parole des griots est donc un instrument de pouvoir
véhiculant des valeurs, telles que la bravoure ou la force, considérées comme
contradictoires avec celles des mystiques et des juristes musulmans. Pour ce qui est de
Todiam, on peut dire que l'hypothèse de l'incompatibilité entre islam et présence de
griots dans la société trouve ses fondements dans le passé. Nos investigations à Thiou
nous ont montré que des griots accompagnaient autrefois les Tooroobe de Todiam.
S'agissant de leur itinéraire avec les Peuls, un griot de Thiou expliquait ceci : "on a
suivi les futanke, puis nous sommes allés chez les Gondobe, ensuite chez les Tooroobe de
Todiam et on a terminé par les Diallube". Ainsi, apparaît-il qu'au temps de Moussa
Douré, premier chef de Todiam, des griots étaient intégrés à la société tooroobe à une
époque où l'islam n'était pas encore institutionnalisé comme ce fut le cas par la suite
avec Alfa Boukari.

La deuxième explication que l'on peut donner concernant l'absence de griot à


Todiam est liée à la représentation que certains musulmans se font de la musique. En
effet, certains courants religieux attribuent à la musique un pouvoir de dévoyer le
croyant : la musique des griots a quelque chose d’enivrant, quelque chose qui "nous
entraîne hors de nous-mêmes" (Guignard 1975). Concernant la place des griots dans la
société maure, Michel Guignard écrit qu’en matière de guerre : "cet enchantement par
la musique que les guerriers recherchent avant les combats et dans leurs distractions est
suspect aux yeux des marabouts ; ils craignent que le démon ne s’en mêle, surtout si le
charme en question provient d’une jolie griotte" (Guignard : 30). Au point de vue de la
morale religieuse, l’islam distingue les actes interdits de ceux dont il est préférable de
s’abstenir. Ainsi, la pratique mystique qui fonde l’existence des hommes pieux est-elle
propice à une certaine méfiance par rapport à la musique, comme l’illustre le proverbe
maure : "le griot n’est pas l’ami du marabout". A Todiam, la musique prend une place
analogue à celle qui est faite en Mauritanie7, du moins du point de vue des
représentations.

7 Le chef de Todiam est d'accord avec le proverbe maure.

303
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

b. Le refus idéologique et la pratique

L'attitude des chefs de Todiam qui se sont succédés après les Indépendances a
longtemps relevé d'un refus d'une quelconque ingérence de l'administration et des
organisations internationales dans les affaires du village. Point d'école, point de chef-
lieu de département et point de forages hydrauliques jusqu'en 2003. Bien que des
changements soient aujourd'hui à l'œuvre, la réputation délibérément réfractaire à la
modernité occidentale qui pèse sur Todiam a la vie dure. Il est vrai que pendant
longtemps l'administration a essuyé le refus des chefs de laisser construire une école.
L'histoire de Todiam s'inscrirait donc dans un mouvement idéologique de rejet de
l'occident et de son mode d'éducation. Cette attitude de rejet fait écho avec des
mouvements fondamentalistes islamiques actuels (tels que le mouvement wahabiyya) et
les mouvements réformistes du XIXè siècle qui se sont prolongés à l'époque coloniale.
Ces deux mouvements cultivent un rejet de l'innovation (bi'da), prônant plutôt une
triple purification (Hodgkin 1998 : 199) :

- des pratiques religieuses (par un retour strict aux règles du coran et de la


sunna), à Todiam on répète souvent qu'"à l'époque de Alfa on appliquait la shari'a".

- des pratiques sociales avec l'élimination des usages non islamiques (c'est ainsi
que les vendeurs d'amulettes yarse et marãse étaient montrés du doigt par le Cheikh de
Ramatoulaye).

- des institutions politiques en créant un Etat islamique (la diina de Séku Amadu
a été fondée sur ce mode)

Nous avons vu plus haut à travers l'histoire du hamallisme, combien les adeptes
de la confrérie et l'administration pouvaient entretenir des relations tendues,
l'administration étant souvent très suspicieuse à leur égard, voir ouvertement hostile. Si
les chefs de file hamallistes ont été assimilés par certains historiens, à des résistants, il
convient de rappeler à l'instar de Boukari Savadogo (1998), que Cheikh Hamallah ne
doit pas être qualifié comme tel. En effet, en dépit des analyses de certains auteurs
comme Alioune Traoré (1983), Cheikh Hamallah était plus un homme de Dieu qu'un
résistant. Il n'a jamais tenté de s'opposer au système colonial et s'est toujours acquitté
de l'impôt et des sommes correspondant aux prestations de travail. Cheikh Hamallah
s'est en revanche toujours tenu à l'écart des sphères du pouvoir. La résistance ne serait

304
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

pas non plus le mot juste pour qualifier l'action d'Alfa Boukari qui a introduit le
hamallisme à Todiam. Présenté également comme un homme de Dieu, ce pieux
personnage a dû composer avec son statut de "chef de canton" en se soumettant aux
exigences des commandants de cercle et donc en assumant la "tâche" de la chefferie. Si
les chefs de Todiam ont été réfractaires à l'administration après les Indépendances,
force est de constater qu'à la période coloniale, ils étaient à son service. En somme
l'histoire de Todiam doit être vue comme un jeu subtil entre les exigences de la
politique coloniale et de l'idéologie religieuse véhiculée par le hamallisme. Ce jeu ayant
probablement atteint son paroxysme à l'heure du règne d'Alfa Boukari Ly-Tall, entre
1931 et 1936.

c. Là où est le Yatenga Naaba…

"Si tu viens ici et que tu es candidat [à des élections], nous, on te répond


seulement que tu as les bénédictions de la mosquée. On va faire des
bénédictions si la personne le veut. Pour ce qui est de la propagande pour
avoir des électeurs, on ne peut rien pour lui. On est où le Yatenga Naaba
est. Comme il a été pour quelque chose dans notre intronisation, on ne
peut pas être d'un autre parti que lui. Depuis notre grand-père c'est comme
ça, même s'il est pour une candidate, on le suit" (Chef de Todiam,
Todiam, février 2004).

Le discours du chef met en évidence une position ambivalente qui insiste sur
son rôle exclusivement religieux tout en exprimant sa dépendance vis-à-vis du Yatenga
Naaba. En dépit d'une idéologie qui veut que l'on ne fasse pas de propagande, le chef
de Todiam est soumis à des logiques clientélistes qui l'astreignent à choisir le même
parti politique que le Yatenga Naaba. Ainsi, les frères du chef de Todiam nous
expliquent que Jibril Tall (1936-1965) était "là où Naaba Tigre était" de même que
Souahibou "était au CDP jusqu'à sa mort comme Naaba Gigma". Les interlocuteurs
insistent sur le fait que l'appartenance politique des chefs de Todiam n'est rien d'autre
que celle du Yatenga Naaba. Il n'en reste pas moins que le rapport entre les chefs et la
politique révèle une certaine ambiguïté :

"Aucun chef n'a fait des campagnes pour les Partis. Chaque fois qu'il y a
des élections, le Yatenga Naaba envoie des gens pour informer ceux de

305
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Todiam qu'il est dans tel ou tel Parti. Ceux de Todiam les suivent. Le jour
des élections, le chef de Todiam dit à la population de voter tel Parti parce
que le Yatenga Naaba est avec tel Parti" (H. et P. Tall, Tooroobe, Todiam,
juin 2004).

On voit ici d'un côté, des propos qui insistent sur le détachement des chefs
pour toute forme d'action partisane et de l'autre, des usages qui montrent que les chefs
font campagne. Ce qui est sûre est que leur intérêt, loin d'être politique, est plutôt
d'affirmer leur gratitude envers le Yatenga Naaba. Ce dernier est souvent un médiateur
entre les chefs "traditionnels" et l'administration comme il l'était à l'époque coloniale, et
surtout, il approuve l'intronisation d'un chef. Le chef de Todiam "prend la chefferie
avec le Yatenga Naaba" qui, une fois informé de la désignation du nouveau chef de
Todiam, envoie une délégation pour donner son accord :

"Quand moi j’ai pris la chefferie, Naaba Kiba8 n’était pas chef, c’était son
frère Naaba Gigma. Il avait envoyé une délégation à la tête de laquelle était
Naaba Kiba. […] Une fois que tout le monde est en place, le Yatenga
Naaba annonce que maintenant, tout le monde sait qui est le nouveau chef
de Todiam, ensuite on fait des bénédictions et on partage les colas " (Chef
de Todiam, Todiam, octobre 2001).

2. L'école, "un bâton de changement"


Parce que la construction de l'école primaire de Todiam a provoqué peurs et
querelles, parce que l'appui du chef a profondément marqué le succès de l'école et que
le refus de l'école jusqu'en 2001 a été le prétexte d'attaques, nous présentons
l'implantation de l'établissement primaire à Todiam comme une étude de cas tout à
faite éclairante sur les tensions entre tradition islamique et innovation

a. Le refus de l'école.

Jusqu’à l’actuel chef, les notables étaient opposés à l’implantation d’un


établissement scolaire public mais, en octobre 2001, pour la première fois, une école
primaire ouvrait ses portes à Todiam. La première promotion d’élèves de CP était
composée de 96 bambins de 6 à 8 ans, tous locuteurs fulfulde alors que l’instituteur

8 Le Yatenga Naaba Kiba a fait son rituel d'intronisation, ringu, en novembre-décembre 2001.

306
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

parlait le moore et le français. La mission de ce jeune enseignant était difficile, d’autant


plus que les parents ne lui confiaient pas l’instruction de leur progéniture de gaieté de
cœur.

"Ils ont amené l'école avec force parce que ceux de Todiam, on ne leur a
pas demandé leur avis. Il y a un jour, le Haut-Commissaire et sa suite sont
venus en disant qu'il faut que ceux du village leur montre une place où il
était possible de construire une école. On leur a montré un autre endroit.
Eux, ils ont dit que le terrain n'était pas bien pour la construction et on leur
a montré pour la deuxième fois un endroit à côté des enclos pour les
bœufs. Ils ont dit que là aussi c'était pas possible puisqu'on ne peut pas
mettre l'école à coté des enclos. En rentrant, ils sont passé à l'endroit de
l'école actuelle. Ils ont dit qu'ici comme il n'y a rien, ils vont mettre l'école.
C'est comme ça qu'ils ont amené des gens pour la construction et ils ont
demandé aux gens du village d'amener leurs enfants pour les mettre à
l'école. Nous aussi on n'a pas voulu insister et on a amené nos enfants
pour l'école. Sinon on n'a pas été demander une école. Quand ils sont
venus, on leur a dit qu'on ne voulait pas d'école ici. Ils ont dit qu'ils ne
voulaient l'avis de personne, ils ont dit qu'ils voulaient un endroit
seulement pour construire une école" (P. et H. Tall, Tooroobe, Todiam, juin
2004).

Le jour de notre première rencontre avec l’instituteur de l’école primaire de


Todiam est aussi celui de notre découverte de la localité. Le 19 octobre 2001, nous
nous retrouvions ensemble dans le vestibule du chef attendant patiemment de le
rencontrer, mais l’attente, ce jour-là, était incommode et longue. Nos intentions
respectives étaient bien différentes : pour notre part, nous avions suivi les rumeurs
selon lesquelles il y avait à Todiam un chef peul que beaucoup de gens venaient voir
pour régler des problèmes. Quant à l’instituteur, il avait été nommé pour inaugurer la
première classe du village et il avait profité du rassemblement à la mosquée que
provoque la grande prière du vendredi, pour annoncer à la population l'ouverture
officielle de la salle de classe aux 96 élèves qui venaient d'être recrutés. "J’ai eu
l’impression que j’ai été bien accueilli", conclut-il deux ans après. Aujourd’hui, il reparle
de cette rencontre avec amusement, non sans oublier combien l'inquiétude l'avait
envahi.

307
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

Cette crainte, il la tenait des rumeurs qui, de part et d'autre, présentaient le


village de Todiam comme résolument réfractaire à l'implantation d'une école. En effet,
il aura fallu plus de soixante années pour que "les gens de Todiam" acceptent l’idée
d’une école publique. L’événement concorde avec la nomination du nouveau chef, plus
ouvert que ses prédécesseurs à tout ce qui fait référence à un mode de vie occidental.
Le regard d’un vieillard met en lumière les raisons d’un tel refus :

"C’est à cause des études coraniques qu’ils ne font pas l’école classique
[laïque]. Avec l’ancien chef, si tu étais blanc et que tu venais ici, tu étais très
bien reçu. Mais le chef refusait toujours les trucs des Blancs : par exemple
quand les autorités ont voulu construire un barrage, le chef a refusé sous
prétexte que le terrain ne nous appartenait pas" (Un vieillard moaga,
Todiam, novembre 2001).

L'avis de l'imam traduisait à l'époque de l'ouverture de l'école, la crainte de la


disparition de la tradition juridique musulmane :

"Au Burkina, il n’y a pas un endroit où la justice est basée sur le Coran
comme à Todiam. La justice moderne et le Coran, ce n’est pas pareil. Si tu
es habitué à la justice coranique, tu ne voudras pas de la justice moderne"
(L'imam de Todiam, Todiam, octobre 2001).

En soulignant la principale spécificité de la localité, à savoir son système


judiciaire coranique, l’imam voit une sorte de contradiction à faire appliquer cette
justice tout en mettant les enfants à l’école laïque. Tout se passe comme si l’école allait
supplanter l’enseignement coranique et ouvrir la voie à l’abandon de la tradition
juridique. Les conséquences politiques de l’implantation de "l’école des Blancs" en
milieu musulman est un problème qui a été largement débattue. À l’époque coloniale,
la question de savoir s’il fallait ou non accepter l’école se posait dans les contrées où les
chefs peuls s'étaient imposés politiquement et numériquement. Le Cameroun en est un
exemple parlant. Ainsi, dans son article intitulé "Le facteur peul, l’islam et le processus
politique au Cameroun d’hier à demain", Gilbert Taguem Fah montre combien l’école
a été un facteur de tiraillements politiques entre le monde musulman peul et le pouvoir
colonial. Le refus systématique de l’école dite occidentale par les chefs peuls du
Cameroun tenait au danger que représentait l'école pour l’islam. Ces chefs ont préféré

308
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

opter pour le système éducatif de l’école coranique. Les écoles "occidentales" étaient
donc implantées en régions non musulmanes. En conséquence les élites politiques de la
partie septentrionale du pays furent sous-représentées au sein des institutions et
structures de l’administration française par rapport à celles du Sud (Taguem Fah 2001).
Autrefois, le refus du "monde moderne" des partisans de l’école coranique a abouti à
leur exclusion de la scène politique (Otayek 2000). On pressent la crainte que
représente l’implantation d’une école en un lieu où l’islam est, à l'évidence, un véhicule
important du pouvoir.

En outre, que l'école soit un "bâton de changement", comme l'affirme son


directeur, tout le monde à Todiam, l'a plus ou moins mesuré, mais tout laissait penser
que la mission échouerait : le refus systématique de l'école par le passé, des habitants
préférant voir l'école se construire à la périphérie du village, et enfin, l'imam
manifestant clairement son aversion pour le projet ! En effet, l'école risquait "d'avoir
des activités peut-être incompatibles avec leur religion", explique le directeur et
l'administration n'a pas ménagé son scepticisme sur ce projet.

"Même le choix du site était une discussion. Ce que j’ai appris c’est que
finalement, c’est cette endroit là qui a été choisi pour implanter l’école. Et
là, le village ne s’y intéressait pas. Pour eux c’était comme une force qu’on
venait leur imposer, ils voyaient les maçons travailler ici. Ils ne pouvaient
rien dire, ils ne pouvaient pas contrer l’action, ils passaient. C’est ce qu’on
m'a rapporté. Donc quand on m’a dit que je devais ouvrir l’école et que j’ai
appris tous ces dires, ça m’a quand même donné une idée de résistance"
(Le directeur de l'école, Todiam, février 2004).

Tous les ingrédients de l'échec étaient donc là et pourtant l'école est bien une réussite.
Deux ans après, elle s'est dotée d'un deuxième instituteur, d'une cantine et en dépit
d’un taux d'absentéisme qui n’a rien de spécifique à Todiam, les enfants sont là. Cette
réussite, le directeur de l'école l'analyse ainsi :

"Quant au chef, moi je n’ai pas eu de problèmes particuliers avec lui


concernant l’école. D’ailleurs le chef m’a appuyé. J’ai senti qu’il était plus
moderne que ce que j’avais entendu parler des autres. Il m’a appuyé
vraiment dans beaucoup de sens. […] Le fait même que le chef m’ait
accueilli et accepte de me soutenir, par sa personne même et ses propos,

309
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

cela a beaucoup contribué à la réussite" (Directeur de l'école, Todiam,


février 2004).

b. L'école, une opération réussie

L'histoire de l'école à Todiam est avant tout celle d'un jeune instituteur, qui en
poste à quelques kilomètres de Todiam, reçut la lourde tâche de la direction de
l'établissement en train de se construire. Grâce à sa bienveillance et à son respect des
pratiques locales, le jeune directeur a su se faire accepter en apprenant le fulfulde, en
rendant des visites régulières au chef de Todiam, en participant à la grande prière du
vendredi et en se gardant de prendre part au conflit de succession qui a secoué le
village de 1999 à 2003… Ainsi, c'est d'abord avec lui et sur ses épaules que le projet a
vu le jour. Ensuite, ce modeste personnage a reçu l'approbation du chef de Todiam
sans laquelle rien n'aurait pu être possible. Ce fait permet de prendre la mesure de
l'autorité que le chef exerce sur les siens. Plus que formel, son accord était même
décisif. Dès le recrutement des élèves, le chef a montré l'exemple en inscrivant ses
enfants :

"Le recrutement s’est passé sans problème. Une fois que le chef a donné
son mot d’ordre, a inscrit son enfant et les enfants de ses frères, beaucoup
ont inscrit leurs enfants et le recrutement s’est fait comme s’il n’y avait pas
eu de résistance" (Directeur de l'école, Todiam, février 2004).

Il y avait une année, ils ont amené des gens pour faire l'inscription des
enfants. C'était sous le hangar du chef. On a dit que chaque père n'a qu'à
amener son enfant. Comme c'était devenu obligatoire et en plus les gens
ont compris l'intérêt de l'école. Si tu ne comprends pas quelque chose, tu
ne peux pas savoir si tu en veux ou si tu n'en veux pas (P. et H. Tall,
Tooroobe, Todiam, juin 2003).

Le recrutement a été effectué au mois de mai afin de préparer les parents et les
futurs élèves à ce que la vie scolaire représente de force de travail en moins dans des
foyers où les enfants sont généralement chargés de garder les animaux. Les habitants
du village devaient aussi avoir le temps d’assimiler cette nouveauté dans un univers où
on a traditionnellement refusé l'école. Lors du recrutement, les parents des futurs
élèves étaient soucieux de savoir quels étaient les candidats et les inscriptions ont

310
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.

démarré timidement en début de journée. C’est seulement quand le chef de Todiam a


inscrit les siens que les listes se sont allongées. L'étape du recrutement a donc reçu un
écho favorable, mais encore fallait-il que les pionniers acceptent d'être des élèves
assidus.

La suite des évènements a continué de montrer l'importance du rôle du chef.


Pour pallier l’absentéisme important, notamment chez les enfants habitant dans des
quartiers très éloignés, le directeur a fait remarquer au chef la nécessité d'instaurer une
cantine permettant aux enfants de rester sur place. Encore une fois, l'idée a reçu un
écho positif chez le chef qui a proposé son concours. Selon le directeur de l’école,
l’obtention du financement a tenu à la lettre adressée au ministère, écrite conjointement
par lui-même et le chef :

"Pour avoir la cantine, il a fallut que je fasse une lettre adressée au ministre.
C’était effectivement le chef et moi-même, je me suis même déplacé pour
aller déposer la lettre jusqu’au ministère et nous avons pu avoir la cantine.
Ça a beaucoup aidé, nous sommes intégrés dans le système CATUEL,
sinon présentement, on n'intégrait plus des écoles dans le système, c’était
une mesure particulière, c’est pourquoi je le félicite vraiment ".

Comme le note Marie-France Lange (2003 :10), "l'institutionnalisation de


l'école en Afrique ne peut plus guère être étudiée sans prendre en compte les rapports
Nord-Sud et le niveau de dépendance financière des Etats africains du fait que les
politiques d'éducation sont de plus en plus financées et impulsées de l'extérieur", ce qui
se confirme ici dès lors que les responsables de l'école entreprennent de la doter de
structures complémentaires telles que la cantine, dont les financements proviennent de
l'aide internationale. En l'occurrence le programme "Catuel", mis en place par une
O.N.G. catholique américaine, accompagne de nombreux établissements scolaires. Le
village, qui, à notre connaissance, n'était intégré dans aucun "projet" financé par un
pays du Nord alors que cela est souvent le cas ailleurs, a ainsi ouvert une brèche vers
l'occident.

L'actuel chef de Todiam a sans conteste choisi (progressivement) d'embrasser


le changement. Il s'est positionné radicalement en rupture avec ses prédécesseurs en ne
refusant pas la construction de la première école primaire et en acceptant de soutenir le
projet. Ce choix était risqué en ce qu'il était impopulaire. La remarque de l'imam citée

311
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.

plus haut révèle toute l'inquiétude de voir disparaître l'école coranique. L'école n'est pas
la seule initiative allant dans le sens de l'ouverture vers la modernité. Le premier forage
hydraulique a été construit en 2003 et la même année, le chef est sollicité par deux fois
pour la création d'un centre d'alphabétisation en fulfulde.

Quand l'entrepreneur religieux est confronté au changement social il doit se


positionner, choisir de suivre les mutations en cours ou de s'y opposer pensant que ses
intérêts seraient trop menacés. Des contraintes structurelles ont poussé le chef à faire
un tel choix dans le sens du changement. Il a pris conscience des effets positifs de
l'école. Personne à Todiam ne sachant lire et écrire le français, le chef doit faire appel à
des visiteurs ou à un habitant du village voisin lorsqu'un courrier officiel lui parvient. Il
est amené à trancher des affaires avec les autorités administratives locales qui jettent
sur lui le discrédit parce qu'il n'est pas lettré en français. Enfin, le chef a commencé à
mesurer l'intérêt de l'aide au développement et là encore l'économie de l'apprentissage
du français ne peut être faite. Le choix de l'école est donc plus que cela : il révèle une
conception du pouvoir différente et la nécessité d'ouvrir le village à des ressources
nouvelles (comme celle du développement). L'avenir reste à faire et l'on sait que l'école
est un "bâton de changement" pour reprendre l'expression du directeur de l'école. Les
premiers signes de recomposition socioreligieuse où islam et innovation pourraient,
aux yeux du chef, trouver leur équilibre s'observent avec les enfants qui ont inauguré
l'école. L'un d'entre eux, fier d'être bon élève, nous apprend son enthousiasme d'aller à
l'école coranique au moment des vacances scolaires.

312
Conclusion : de la légitimité du chef à l'autorité de cheikh

Nous avons vu dans cette partie que les sources de l'autorité du chef de
Todiam, sont à la fois religieuses et politiques (traditionnelles). Si un groupe tooroobe se
forme dans la zone du marigot de Todiam à la fin du XVIIIè siècle, ils ont fait
allégeance aux pouvoirs moose jusqu'à la conquête coloniale. Après cela leur sort change.
Le colonisateur, soucieux de faire rentrer l'impôt, met le chef de Todiam à la tête des
Peuls de l'Est de Ouahigouya. Ceci est pour lui l'occasion inespérée de voir son autorité
officiellement reconnue. Si la chefferie de Bosomnore a commencé à exister
politiquement avant la conquête coloniale, celle de Todiam ne voit le jour qu'à cette
époque. Trois chefs se succèdent et les multiples tâches qu'impliquent leur statut
contribuent à consolider leur autorité. Puis l'époque du "hamallisme" propulse la
chefferie dans un tournant qui transforme son destin, son identité religieuse se renforce
à son tour et notamment sous l'impulsion du personnage charismatique d'Alfa Boukari.
Avec lui, la chefferie de Todiam devient islamique. Si en s'affiliant à la tidjâniyya "onze
grains", Alfa Boukari s'insère dans un rapport de dépendance à l'autorité de Cheikh
Hamallah, l'attitude des deux autres chefs est moins documentée. Nous savons
néanmoins que le règne de Jibril (1936-1965) est celui des constructions prestigieuses :
la mosquée et le "palais" sont bâtis sur les plans d'un architecte que Jibril a rencontré à
La Mecque. Avec son successeur, Todiam se fait la solide réputation d'un village
refusant le modernisme, et plus largement la culture occidentale.

Todiam est un lieu où l'on attache beaucoup d'importance à l'apprentissage du


savoir religieux. L'école coranique est une longue étape dans la vie d'une personne. Elle
participe du processus de socialisation de l'enfant puis de développement personnel de
l'individu qui accorde une place importante à l'accumulation des connaissances. La
quête du savoir permet ensuite de se spécialiser dans des domaines particuliers tel que
le droit (figi en fulfulde). Ces savoirs trouvent ici des applications concrètes compte tenu
du grand nombre de requêtes qui sont effectuées quotidiennement à Todiam. Il y a
donc une sphère de compétence particulière au cheikh et aux juristes qui l'assistent. Le
prestige de cette localité et l'autorité du chef qui en a la tête, tient en partie à ce pouvoir
judiciaire fondé sur le droit musulman. Si les pratiques religieuses de la chefferie de
Todiam la place à l'époque coloniale dans une relation ambiguë avec l'Etat qui traque
les hamallistes, elle devient dans les Indépendances une alternative à l'Etat. La
Conclusion partielle : de la légitimité du chef à l'autorité du cheikh

conversion des Moose à l'islam créée une clientèle de justiciables que l'Etat déliquescent
assure mal ou à coût élevé. Une clientèle religieuse émerge et l'autorité du chef de
Todiam prend une nouvelle envergure. Il faut noter la diversité des cas traités à
Todiam et le rôle central du chef dans tout le processus juridique même s'il n'y est pas
le seul acteur. L'activité juridique constitue une réalité sociale fondamentale pour
comprendre les sources religieuses de l'autorité du cheikh et de l'institution dont il a la
tête. La pratique du droit est redéfinie sans cesse dans le changement social. La notion
d'arrangement, sulufu, perçue comme un fait religieux, justifie cette nécessité de
s'adapter aux mutations de la société. C'est en référence à ce principe que sont traités
les cas d'accusations de sorcellerie, fréquents chez les Moose, mais aussi les problèmes
conjugaux, et notamment de divorce. C'est en vertu des sulufu que des problèmes sont
réglés grâce à l'avis d'un conseil des anciens qui représentent la "coutume". Les sulufu
ne sont donc pas nécessairement à l'origine de solutions très progressistes. Ce qui est
sûre, sulufu permet de s'adapter aux coutumes et au changement, de collaborer avec
des représentants institutionnels (commissariat, Haut-commissariat, procureur).

L'autorité religieuse du chef est maintenue grâce à la reconnaissance que les


croyants lui accordent et par des procédés de valorisation et de médiatisation du
pouvoir religieux. Son autorité, le chef l'entretient en mobilisant les symboles du
pouvoir religieux. Pèlerinage à Nioro consécutif à l'intronisation, valorisation de
personnages religieux, hiérarchie sociale, superposition des titres de cheikh et de chef,
sont les instruments d'un pouvoir à la fois religieux et politique, affirmés et qu'il s'agit
de préserver. En prenant le turban, le chef hérite d'une tradition islamique ancrée dans
les structures du pouvoir. Le pèlerinage post-intronisation, les autres chefs ne l'avaient
pas fait à l'exception du révéré Alfa Boukari. Il y a donc chez ce chef un besoin de
réaffirmer son attachement à la hiérarchie religieuse dans un contexte où de
nombreuses autres formes de sociabilités islamiques s'imposent. C'est ainsi qu'il montre
son lien spirituel avec le maître de l'ordre et se fait une réputation. Parallèlement, le
changement social est accepté par le chef. On est peut être là dans un nouveau
tournant pour la localité dont nul ne saurait estimer les conséquences sur l'activité
religieuse à Todiam. Il semble qu'entre tradition islamique et innovation sociale, le chef
tente de trouver un équilibre et pourquoi pas, d'ouvrir le village à des ressources et des
activités nouvelles.

315
Conclusion générale : pour une
comparaison des chef feries peules.

Ayant posé le postulat selon lequel les cinq chefferies peules du Yatenga
n'exercent pas la même influence, nous avons focalisé notre intérêt sur celles où les
chefs semblent actifs, celles où ils participent à la gestion de biens ou de services
collectifs, en somme, celles qui contribuent à la gouvernance locale. Nous allons donc
tenter de cerner les points communs entre les cinq chefferies et leurs différences,
permettant de comprendre les spécificités de Thiou et de Todiam. Dans les "pages
d'ouvertures" (traduites récemment en français) de sa "Sociologie de la domination",
Max Weber (2005) expose les principes du concept de domination qui selon lui
n'acquiert une extension à peu près utilisable que si l'on prend en compte le "pouvoir
de commandement". L'existence "effective" d'un pouvoir implique qu'une autorité qui
revendique le droit de donner des ordres, y parvient dans les faits1. Pour exercer un tel
pouvoir, les chefs s'appuient sur des légitimités multiples et satisfont à des critères
précis.

Légitimité traditionnelle : réactivation statutaire et usage du passé


Les chefs s'appuient sur leur légitimité traditionnelle pour justifier leurs actions.
Non seulement, ils ne laissent pas improductifs les hauts faits de leurs ancêtres, mais ils
exercent une "domination traditionnelle" au sens de Max Weber. Cette forme de
domination2 repose "sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de
tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l'autorité par ces
moyens" (Weber 1971 : 289). Cette définition, qui est plus un "idéal-type" qu'une
réalité transposable, nous permet de garder à l'esprit que le chef exerce une autorité

1C'est Weber qui souligne.


2La domination étant "la chance de trouver obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individu"
(Weber 1971 : 285)
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

fondée sur la prégnance, dans des situations précises, de normes anciennes. La


légitimité traditionnelle, c'est donc la réactivation des rapports hiérarchiques présentés
comme des assignations statutaires figées. On a vu comment les devoirs
correspondants aux rapports hiérarchiques sont réactivés dans l'espace public et
notamment lors de la réunion à Thiou. La mobilisation des normes hiérarchiques ne
s'opère pas seulement dans l'espace public, elle s'observe dans d'autres contextes précis,
et notamment s'agissant du droit foncier pour la redistribution de terres par exemple.
On a vu comment après la construction du barrage de Thiou, un descendant de captifs
des chefs a revendiqué son statut pour récupérer auprès du chef, le lopin de terre que
son grand-père avait perdu. En fait, les normes hiérarchiques sur lesquelles s'appuie la
domination traditionnelle, ne sont pas ici "valables de tout temps" comme l'exprime
Max Weber, elles sont réactivées, opérantes et modernisantes (Balandier 1974 : 175).
En outre, pour les chefs, le passé est une source de légitimité qui a été
renforcée après la période révolutionnaire. Les "années Sankara" sont marquées par le
"modèle de l'exclusion" politique (Le Meur et Bako Arifari 2003) qui se caractérise par
le mépris officiel des chefs. C'est à ce moment que l'on a qualifié les chefs de
"traditionnels" de forces anciennes (et rétrogrades) en opposition aux délégués
administratifs, nouveaux nés de la Révolution, censés représenter, eux, la modernité
politique. L'usage du passé est aujourd'hui très fréquent quand bien même l'histoire des
chefferies peules est relativement récente. Le passé est mobilisé par les chefs eux-
mêmes, mais aussi par les membres du groupe. A Thiou on a vu comment les exploits
des ancêtres étaient déclamés en public, à Todiam on a constaté que le chef conservait
et recopiait régulièrement en arabe le récit du voyage de son ancêtre Boukari partant à
la rencontre de Cheikh Hamallah. A Banh il a semblé clair qu'il n'était pas de bon ton
de dévoiler les pratiques animistes des ancêtres silatigi.
Passé déclamé, passé réécrit ou dissimulé, on voit bien que le pouvoir a quelque
chose à prouver en s'appuyant sur des personnages ou des événements historiques. On
est alors tenté de parler d'un passé collectif commun sur lequel se fonde le pouvoir. Ce
passé rappelle les hauts-faits de quelques ancêtres courageux (comme Mamadou Al
Atchi à Thiou et Demba Sidiki à Banh) ou pieux (comme Alfa Boukari à Todiam et
Idriss Jibaïro à Bosomnore). Le passé, reconstruit dans des discours standardisés révèle
des stratégies d'affirmation de l'identité susceptibles de servir le pouvoir dans le
présent. Usages du passé et respects de certaines règles considérées comme

317
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

fondamentales, de Todiam à Thiou en passant par Banh, Bosomnore et Diouma, tous


ces chefs peuls répondent aux critères qu'impose la tradition. Dans tous ces cas, la
communauté est bien disposée à leur accorder une certaine déférence. C'est un fait qui
répond néanmoins à des déterminismes historiques dont le plus évident nous paraît
être la rupture qu'a constitué la période coloniale.

Les chefs peuls du Yatenga et la rupture coloniale

Dans le Yatenga comme dans toute l'Afrique, la pénétration coloniale marque


une rupture majeure avec les modes de gouvernement préexistants. Même dans les
formations politiques centralisées censées mieux convenir aux autorités coloniales, le
changement est radical. Sous couvert de donner une assise traditionnelle à la chefferie
(Olivier de Sardan 1984) ou de se reposer sur les critères de recrutement "coutumiers",
les occupants français transforment profondément le système antérieur. Là où les
pouvoirs étaient centralisés, la hiérarchie socio-politique n'a guère été modifiée, mais
les structures politiques et les rapports de pouvoirs ont profondément changé. En tant
que royaume fortement hiérarchisé, le Yatenga en constitue un exemple. Dans ce
système où le Yatenga Naaba était au-dessus de tous, ses hauts dignitaires, les nesomba,
disposaient de pouvoirs importants, notamment concernant la nomination des chefs de
village. Après la pénétration coloniale, si la dignité et le prestige social du "grand"
Yatenga Naaba lui sont toujours concédés, son autorité sur la population lui est
rapidement ôtée. Le véritable chef est désormais le Commandant de Cercle, et les
quatre dignitaires désignés selon "la coutume" doivent impérativement lui obéir : "le
grand naba administre directement le Yatenga par l'intermédiaire des quatre ministres
qui ont autorité sur tous les chefs, le grand naba n'ayant plus que son prestige de naba
et ne s'occupant plus des questions administratives depuis notre arrivée" (Noiré 1904).
Pour que soit récolté l'impôt, l'autorité du Yatenga Naaba est supplantée par celle des
"ministres" nesomba car les chefs de village et de canton, préfèrent l'administration
directe : "ils apporteront l'impôt à la Résidence accompagnés du ministre dont ils
relevaient sans passer par le grand naba" (op-cit.). L’essentiel pour le colonisateur est de
faire rentrer les recettes fiscales, et peu importe si le circuit hiérarchique précolonial est
altéré.

Si les autorités coloniales s'en étaient tenues à suivre les logiques de pouvoirs
précoloniales, les Peuls auraient dû être sous le commandement des nesomba. Il en était

318
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

ainsi avant la pénétration coloniale. Comme nous le montre Michel Izard, les nesomba
avaient la charge d'établir le lien entre le pouvoir central et les Peuls (Izard 1985b).
Avec l'arrivée des Français, une rupture s'opère à ce niveau : les Peuls gagnent leur
"autonomie" et par conséquent, ne sont pas soumis à l'autorité d'un de ces quatre
dignitaires. Les premières années de la colonisation et la conquête sont décisives pour
les chefs peuls. Si les militaires français tournent à leur avantage les conflits dynastiques
qui sévissent depuis plusieurs années, le chef de Thiou, Mamadou Al Atchi a su en
faire autant. Les Français comme le nouveau Yatenga Naaba, chacun d'entre eux a, à
cette époque, une dette envers le chef peul, Mamadou. Ce n'est pas par hasard si
quelques mois après l'installation des Français, "une sorte de traité séparé" avec
Mamadou est signé. Contrairement à ce que suppose Michel Izard (1985a), ce traité a
certainement eu quelques effets sur l'organisation administrative du Yatenga colonial et
précisément sur celle des Peuls. En effet, il est fort probable que ce traité ait permis à
Mamadou d'obtenir le commandement des Peuls du Yatenga. Or, cette décision de la
part des autorités coloniales provoque un effet en cascade sur les autres chefs peuls qui
s'estiment dignes d'être eux aussi administrés par leurs chefs. Les Tooroobe de Todiam
obtiennent le commandement des Peuls situés à l'est de Ouahigouya. Progressivement
les Foynabe de Banh, les Tooroobe de Bosomnore et les Barry de Diouma réclament leur
indépendance au nom du fait qu'ils souhaitent un chef légitime. L'obtention de
"l'autonomie" auprès des autorités coloniales s'opèrent sur fond ethnique mais n'en
révèlent pas moins les rivalités au sein des groupes peuls. Les Dialllube de Lankoy
réclament leur séparation des Diallube de Thiou, non pas sur la base de revendication
ethnique, puisqu'ils appartiennent au même groupe, mais parce que les tensions entre
les chefs de fraction sont trop fortes pour que l'un soit sous le contrôle de l'autre.
Lorsque deux leaders n'ont pas la même appartenance, la légitimité ethnique est de mise
: on se souvient de Moussa Douré, chef de Todiam, qui "aurait préféré mourir que
d'être sous l'autorité de ceux de Thiou".

En définitive, les contingences de l'histoire et le souci de dissocier les groupes


ethniques pour mieux récolter l'impôt sont autant de facteurs qui ont participé à
l'émergence des cantons peuls. Ils sont, ont l'a vu, considérés comme les relais
indispensables pour l'administration coloniale ayant de grandes difficultés à s'imposer
aux "nomades" (Hahonou 2002 : 73). Dès lors, l'autorité des chefs en tant
qu'intermédiaires entre la population et l’administration coloniale est officielle et

319
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

effective. Les Peuls sont représentés par des chefs qui s'acquittent de leurs devoirs
envers le colonisateur. Ils sont soutenus par l'administration pour employer tous les
moyens de coercition nécessaires à l'accomplissement de leur tâche, "c'est le temps de
la force", et les cinq chefferies peules du Yatenga n'ont pas été exemptes de chefs
autoritaires. Pour pouvoir "accomplir la tâche de la chefferie" mieux valait être jeune et
vaillant. La manière dont Manga de Todiam, illustre guerrier ayant servi dans les
colonnes militaires lors de la conquête, usurpe le pouvoir à un vieillard en le présentant
comme un chef incapable de remplir sa tâche en est l'illustration frappante. Ce chef,
particulièrement craint de ses administrés, a gardé le turban 16 ans. Les cas de chefs
peuls laissant le souvenir de responsables despotiques abondent : Amadu à Thiou,
Umaru Afoad à Bosomnore, Moussa Douré à Todiam…Le pouvoir coercitif est à
l'époque coloniale, un critère de légitimité important garantissant à un chef d'être
soutenu par l'administration. Le début de l'ère coloniale a en ce sens marqué une
période charnière pour comprendre la légitimité actuelle des chefs peuls. Celle-ci ne
s'exerce néanmoins plus sur un mode coercitif.

Les critères d'éligibilité affichés et masqués.

Dans les cinq chefferies peules, le pouvoir se transmet selon des critères précis
qui sont des conditions nécessaires pour que le chef, en tant que tel, soit reconnu par
son groupe dont il se fait un véritable représentant. A partir de l'époque coloniale, le
pouvoir se transmet au sein d’une même famille, le premier fils et le frère du défunt
chef étant les candidats les plus légitimes. Même à l'époque où la chefferie s'est vue
imposer un système d'élection "démocratique", les candidats qui se présentaient étaient
ceux qui satisfaisaient aux critères d'éligibilité évoqués plus haut.

Au-delà de ces critères d'éligibilité affichés, les chefferies sont aussi soumises à
des contraintes qui forment ce que l'ont pourrait appeler des "critères cachés" relevant
de leurs capacités clientélistes. Comme nous l'avons montré les chefs s'accommodent
plus ou moins dans la contrainte de leur devoir loyaliste envers le parti au pouvoir et
ce, particulièrement lors des élections. En outre, leur intronisation n'est validée par
l'Etat, par le biais des préfets, que si leur appartenance au parti au pouvoir est avérée.
On a vu à Banh la chefferie vacante pendant plusieurs années parce qu'aucun chef
n'appartenait au parti dominant. Les chefs acceptent plus ou moins de reconnaître
ouvertement ce devoir à l'égard du parti au pouvoir. Et ils sont en effet plus ou moins

320
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

embrigadés sous une bannière politique. A Todiam, le chef dit ne pas battre campagne
parce que politique et religion sont censés être incompatibles. Il affirme ne suivre "que
le Yatenga Naaba" parce qu'il serait ingrat de renier l'autorité de celui qui dans un passé
lointain, leur a permis de s'installer sur ses terres. Pour des raisons présentées comme
historiques, la fonction de médiateur politique des Peuls du Yatenga est subordonnée
en grande partie aux engagements politiques du Yatenga Naaba. C'est du moins ce que
les discours avancent puisque les chefs peuls disent calquer leur appartenance politique
sur celle du Yatenga Naaba, de même que celui-ci avalise leur intronisation. Ces aspects
politiques contemporains ne demandent qu'à être vérifiés dans les faits. Une étude
basée sur des observations à l'occasion d'élections serait à ce titre tout à fait
intéressante. De même, une recherche sur le pouvoir de médiation politique du
Yatenga Naaba depuis les indépendances doit pouvoir permettre de comprendre si
cette figure charismatique du pouvoir traditionnel s'est toujours pliée à son devoir
clientéliste et la position que les chefs peuls ont eue de façon systématique resterait
alors à étudier.

Image de soi, capacité à gouverner et expérience personnelle.

Prendre la chefferie n'est pas dénué de contraintes. Pour paraphraser Raymond


Boudon et François Bourricaud (1982 : 24), l'autorité "traditionnelle" peut être
entendue comme un legs dont nous sommes comptables et que nous ne pourrions
laisser tomber en déshérence sans nous renier. Comme l'exprime précisément le chef
de Thiou, prendre la chefferie est autant un devoir qu'un désir : "je n'ai pas tenu à être
chef, mais on m'a préparé avant que je ne le sache et pendant toute ma vie. Ça n'a pas
été facile de s'adapter". Echanger jean contre grand boubou, souliers contre babouches
est un passage obligé. Pour être légitime, un chef doit respecter un comportement,
adopter le mode de vie d'un aîné social. L'exemple de l'intronisation du chef de Thiou
et des changements radicaux qui s'en sont suivis, montrent qu'il est nécessaire de
soigner cette image. En l'espace de trois ans après son intronisation, il se marie deux
fois et en 2003, il a déjà trois enfants. Ceci étant, l'exemple du chef de Thiou révèle
aussi qu'il n'est pas nécessaire d'être un aîné social pour être désigné chef. Etre un aîné
social n'est pas un critère d'éligibilité mais de légitimité.

Une remarque particulièrement frappante doit être faite : à Thiou et à Todiam,


les chefs sont des hommes qui tout en revêtant les apparats de la tradition (vêtements,

321
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

statut d'aîné social, codes de comportement) adoptent certains codes de l'entrepreneur


: ils se déplacent souvent, disposent d'un moyen de communication (le téléphone
portable), ils sont jeunes et valides. La chefferie active d'aujourd'hui donne donc le
privilège à la jeunesse. Les chefferies de Banh, Diouma et Bosomnore montrent qu'un
octogénaire n'a ni les moyens physiques ni la légitimité pour se faire entrepreneur.
Dans ces localités, les fils de chefs peuvent tant bien que mal tenter de mener quelques
activités bénéficiant à la collectivité en attendant de reprendre le flambeau, mais leur
légitimité étant réduite, ils ne peuvent se substituer à leur père. L'examen des parcours
des chefs de Thiou et de Todiam montre qu'ils ont acquis une expérience personnelle
en dehors du cercle familial, du village et même à l'étranger. Certes leurs intentions et
leurs centres d'intérêts divergent fortement, mais chacun a su se préparer de manière
plus ou moins intentionnelle, à l'extérieur. Commerce, business de transit, Abidjan,
Lomé, Bordeaux : le chef de Thiou est une figure de la débrouille et du négoce, alors
que celui de Todiam s'est forgé son expérience dans les livres saints et le Coran, entre
le Mali et le Jelgooji. Ces parcours n'en sont pas moins le reflet des exigences du milieu
dans lequel ils reviennent exercer leur fonction. Comme l'affirme le chef de Thiou :
"quant aux mondes politique et du développement, ce sont mes relations à l'école et
mes voyages à l'intérieur du pays et dans la sous-région, tous ceux qui sont au pouvoir
aujourd'hui sont mes amis et connaissances". Les relations dans le monde politique et
du développement qu'il affirme pouvoir mobiliser, sont le fruit de son expérience
personnelle à l'école et à l'étranger, mais aussi de celle de son père qui, en tant que
préfet, a largement côtoyé les milieux politiques. Le chef de Todiam lui, a acquis le
savoir et l'expérience mystique lui conférant son titre de cheikh et ses compétences
juridiques indispensables à l'exercice de sa fonction.

En outre, ce qu'il y a de plus important pour un chef est de prouver sa capacité


à gouverner dès les premiers mois qui suivent son intronisation car, faut-il le rappeler,
le pouvoir doit être médiatisé, théâtralisé (Balandier 1992). La façon de mettre en scène
le pouvoir révèle à cet égard le modèle d'action sur lequel se fondera le nouveau chef.
Le pèlerinage à Nioro effectué par le chef de Todiam, 25 jours après son intronisation,
produit les images et les symboles affirmant son attachement à l'islam. Cela est pour le
chef, une manière de mettre en scène et de rendre public son rattachement au maître
de la confrérie à Nioro. Une telle action n'est pas dénuée de sens politique d'autant plus
que les autres chefs musulmans appartenant à la même confrérie revendiquent, au

322
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

contraire, leur autonomie par rapport à Nioro. Boukari Savadogo (1998) l'a bien
montré s'agissant des cheikh de Ramatoulaye et de Djibo qui ont fait de leur centre
religieux une zawiya-mère, se détachant ainsi du centre de Nioro. Il est vrai, comme
l'affirme Georges Balandier (1992), qu'il y a là "la mise en scène d'un héritage", et il est
remarquable de constater qu'à Thiou, l'intronisation en grande pompe du chef, la
présence de personnalités politiques et économiques et un discours fondé sur la
"collaboration avec les autorités administratives pour un développement durable",
dévoile dès le début son intérêt pour le développement.

La gestion des biens et services collectifs

On s'est proposé de se demander de quelles manières chefferies appréhendent


aujourd'hui la gestion de biens et de services considérés comme collectifs. A Todiam, le
chef gère un service public et plus exactement une juridiction fondée sur le droit
musulman. En ce sens, il nous semble clair que le chef de Todiam participe à la
gouvernance locale, car il exerce un pouvoir judiciaire incontestable. Ce service
judiciaire pourrait relever de l'Etat si les "justiciables" ne souhaitaient pas entendre un
avis provenant de la norme islamique, légitime à leurs yeux s'agissant de certains types
d'affaires. Les raisons qui poussent les individus vers la juridiction du chef de Todiam
sont certainement de plusieurs ordres parmi lesquels on peut citer le caractère coûteux
des tribunaux "officiels" dont les délais d'attente alourdissent l'exercice de la justice. En
outre une étude systématique resterait à faire sur les logiques des justiciables, notre
objet ici ayant été de considérer le point de vue de l'institution de Todiam. On a vu que
la juridiction est ouverte à une large population et fonctionne de manière à s'ajuster à
des pratiques locales. Sulufu, c'est-à-dire "l'arrangement", se trouve être le principe
central de l'adaptabilité des règles coraniques à la multiplicité des situations qui se
présentent. Les critères de légitimité pour être à la tête d'une telle juridiction sont
d'abord liés aux connaissances ésotériques et exotériques qui constituent un socle aux
compétences du chef. Et on voit bien dans ce cas, que si la légitimité traditionnelle du
chef peut être mobilisée à certaines occasions, les compétences acquises grâce à
l'accumulation de savoirs religieux sont incontournables.

A Thiou l'idée de service public fourni par la chefferie existe mais elle est plus
diffuse qu'à Todiam. Elle se manifeste à travers les actions présentées comme étant
d'intérêt public dont on constate néanmoins qu'elles ne servent pas totalement l'intérêt

323
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.

des Peuls. Nous avons vu que les actions d'alphabétisation et de sédentarisation


menées par une association visent d'abord à répondre aux exigences de l'Etat plutôt
qu'à permettre de défendre les intérêts des pasteurs. Ces derniers attendent d'un chef
qu'il défende leurs intérêts lorsque les pistes de passage du bétail en saison pluvieuse
sont mises en culture par exemple. En tant que médiateur politique, le chef des Diallube
est ainsi perçu. C'est également l'image qu'il entretient. Si le chef investi ses actions
dans le sens de la gestion de services collectifs, cette entreprise est contrainte par sa
subordination à l'Etat qui procure néanmoins des intérêts personnels.

On sait que la gestion communautaire ne sert pas nécessairement l'intérêt


public (Olivier de Sardan 2000) car elle mène parfois au noyautage des projets et des
budgets. Que l'action des chefs de Thiou et de Todiam serve ou non l'intérêt public,
elle donne en tout cas à voir la mise en place et la gestion de biens ou de services
dirigés vers la collectivité. La permanence des potentialités d'action du chef réside dans
sa fonction de médiateur. De l'époque coloniale à aujourd'hui, le chef fait œuvre de
courtier politique et s'accommode de cette contrainte. Toutefois, lorsqu'il est à la fois
un courtier politique et du développement comme à Thiou ou un médiateur juridique
et spirituel comme à Todiam, il se fait entrepreneur. Ce chef là est alors plus qu'un
simple intermédiaire au service d'une bureaucratie, c'est celui qui parvient à cumuler
cette prérogative inscrite dans la continuité à une autre plus variable déterminée par
l'histoire, la conjoncture et les opportunités qu'offre la vie.

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Yatenga, 1904
- Archives de Ouagadougou, 8V180, 10 mai 1972.

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de forêts classées à la pâture des animaux domestiques en cas de situation de crise
alimentaire du bétail.
- Avant projet de Décret n° 2003/PRES/PM/MRA portant création, attributions et
fonctionnement du Comité National sur la Transhumance.
- Avant projet de Décret n°2002/PRES/PM/MRA/MAHRH/ MATD/SECU
/MITH/ MCE portant adoption du Cahier des Charges Général pour l'exploitation
des zones pastorales aménagées.
- Avant projet de Décret n°2003/PRES/PM/MRA/MAHRH/ MATD portant
conditions d'exploitation des ressources naturelles en eau à des fins pastorales.
- Avant projet de Décret n°2003/PRES/PM/MRA/MAHRH/MATD/SECU/MFB/
MED/MCE/MITH/MECV portant conditions d'exercice des droits d'usage
pastoraux.
- Avant projet de Décret n°2003 portant modalités de l'identification et de la
sécurisation des espaces pastoraux d'aménagement spécial et des espaces de terroir
réservés à la pâture du bétail.

346
GLOSSAIRE

Amiru (ful.) : l'émir.

Ardo (ful., plur. arbe) : chef de lignage

Artaade (ful.) : précéder, marcher en tête.

Baleri (ful.) : Signifie noir et désigne les populations du sud, les sédentaires, en
opposition avec les Sahal, allusion au sable, à la peau claire et donc au nomadisme, c'est
le nord.

Bagare (mor., plur. Baga) : l'enclos et par extension les villages où se situe troupeau
royal du Yatenga Naaba.

Balum Naaba (mor.) : haut dignitaire du Yatenga Naaba chargé de l’entretien de la


maison du chef.

Bendre (mor., plur. Benda) : tambourinaires moose.

Bi'da (ar.) : innovation

Bin Naaba (mor.) : Chef des captifs

Bugo (mor. plur. buguba ) : prêtre de terre, devin. Le bugo est présenté comme un
personnage capable de se métamorphoser en animal, de voir les êtres du monde
invisible, d'intervenir sur les éléments

Buudu (mor.) : désigne aussi bien le lignage minimal que le famille élargie ou le groupe
socioculturel.

Debere (ful.) : quartier des captifs.

Debere Naaba (ful.) : le chef des captifs.

Dendiraagu (ful.) :

Diina (ful.) : tiré de l'arabe, signifie religion et par extension l'islam, mais c'est aussi le
système politique instauré au Maasina par Séku Amadu en 1818 et qui se prolongea
pendant 44 ans avec ses successeurs (Seku Amadu et Amadu Amadu).

Dimo (ful., plur. rimbe) : noble, homme libre

Dimaïdjo (ful., plur. Rimaïbe) : esclave, captif mais désigne aujourd'hui leurs
descendants.

Djam (ful.) : la paix


Glossaire

Dolo (fra.) : du dioula, "Alcool" et par extension, "bière de mil".

Dunya (mor., ar.) : l'univers pour les Moose. Dans d'autres contexte dunya représente
la vie terrestre en opposition à l'au-delà.

Figi (ful.) : le droit.

Fijirde Laamu (ful.) : la cérémonie d'intronisation.

Filiga (mor.) : Fête annuelle de célébration des ancêtres familiaux.

Fiqh (ar.) : le droit.

Fitna (ar.) : la division, le conflit ou le partage (des biens).

Foy (ful.) : nom donné par les Foynabe au territoire sur lequel leur chef fait autorité
(région de Banh).

Fulbe (ful., sing. pullo) : Peuls.

Fulfulde (ful.) : langue des Peuls

Gãga (mor., gãse) : lit

Haabe (ful., sing. Kaado) : désigne les non-peuls noirs, c'est-à-dire les autres Africains
à l'exception des Touaregs, des Maures et des Arabes.

Hadîth : traditions prophétiques.

Hajj (ar.) : pèlerinage à La Mecque.

Hakkilo (ful.) : l'intelligence

Hijra (ar.) : l'exil

Hoddu (ful.) : guitare de petite taille munie d'un coffre en calebasse.

`Ibâda (ar.) : la dévotion

Jallube (ful.) : pasteur

Jatigi (ful.) : famille de paysan recevant les pasteurs sur son lopin de terre pour
permettre des "contrats de fumure" de saison sèche.

Jawambe (ful.) : commerçant

Jihad (ar.) : la guerre sainte.

349
Glossaire

Jooro (ful, plur. joorobe) : contraction de jom wuro. Le doyen, les chefs de quartier ou
de village sous l'autorité du laamido. Dans le Yatenga, on entend par joorobe, les chefs
de quartiers car les Peuls sont principalement établis dans des quartiers de villages
moose.

Kananke (ful.) : le chef.

Karembiiga (mor., plur. Karembiise) : élève

Kemfo (mor., plur. Kema) : instrument de musique en fer forgé façonné en tuyau
attaché à des anneaux en fer que l'on accroche au doigt et que l'on agite en dansant. La
musique du kema accompagne souvent d'autres instruments.

Kitâb (ar., plur. kutub) : livres.

Kobo Naaba (mor.) : "le chef des cultures", l'animateur agricole

Kunde (mor., Kuna) : voir hoddu.

Kulba (ful.) : la cour royale

Laobe (ful., sing., labo): groupes d'artisans dont les esclaves sont boisseliers et les
maîtres sont griots.

Lamiido (ful., plur., lamiibe) : le chef supérieur.

Laamu (ful.) : le pouvoir;

Maccudo (ful., plur., maccube) : Catégorie des esclaves des peuls. Le terme trop
dégradant a été remplacé par celui de rimaïbe

Mawlud : fête de l’anniversaire du prophète

Modibo (ful., plur., modibaabe) : maître coranique.

Moogo : le pays des Moose

Moose (mor. sing. moaga) : Mossi.

Munyal (ful.) : la patience

Naaba (mor., plur. nanamse) : chef, roi

Naaba Wende (mor.) : divinité céleste masculine dans la religion moaga. Naaba
Wende est le Dieu transcendantal.

Naabiise (mor. sing naabiiga) : les fils de chef.

Naam (mor.) : le pouvoir.

350
Glossaire

Naapaga Tenga (mor.) : divinité chtonienne féminine dans la religion moaga.

Nakombga (mor., plur. nakombse) : "ceux qui ont perdu le pouvoir", désigne les
Moose au sens strict, c'est-à-dire ceux qui se reconnaissent de l'ancêtre unique, Naaba
Wedraogo.

Naapusum (mor.) : salutations annuelles au Yatenga Naaba.

Natenga (mor.) : le domaine royal.

Ndewgu (ful.) : territoire

Nesomde (mor., plur. Nesomba) : tiré de neda, personne et somde ou soma, bon. Les
nesomba sont les "hommes de bien", "dignes de confiance", les serviteurs royaux.

Ninigi (mor.) : pays des Samo.

Nyeenyo (ful., plur. nyeybe) : désigne l'ensemble des artisans qu'il s'agisse des griots-
boisseliers, des forgerons, des tanneurs…

Pulaaku : code socio-moral ou/et communauté des Peuls

Rasam Naaba (mor.) : le "chef des jeunes", c'est le titre donné au chef des captifs
royaux.

Ringu (mor.) : rituel d'intronisation du Yatenga Naaba.

Rimaïbe : voir dimaïdjo.

Rimbe : voir dimo.

Pulaaku (ful.) : désigne à la fois le "code peul" dans certaine régions et la population
peule dans d'autres.

Sahal (ful.) : Sable, peau claire et donc nomadisme: c'est le nord.

Semteende : honte

Seta (mor., sing setba) : griots et boisseliers issus de la société peule.

Shari'a (ar.) : la Loi islamique.

Silatigi (ou siltigi, saltigi, ful.) : tiré du Dioula, "maître de la route", "chef de
migration", le silatigi désigne un leader religieux faisant référence à des croyances
peules préislamiques. Le silatigi est un devin, un détenteur de connaissances liées aux
cris des animaux et aux plantes. Il est capable de bénir ou de maudire.

351
Glossaire

Silmimoaga (mor., plur. silmiimoose) : les "Peuls-Moose", désigne les groupes se


considérant comme les descendants d'une union entre une femme peule et un homme
moaga (et inversement).

Silmi Naaba (mor.) : chef peul.

Silmiiri (mor.): langue des Peuls

Tariqa (ar., plur. Turuq) : l'ordre, la voie et par extension la confrérie soufie.

Tãsoba (chef de guerre),

Tchatpwarta (ful.) : figure extrême du déshonneur

Teddeengal (ful.) : le respect

Tenga (mor.) : la terre, le village, le pays.

Tengbiise (mor., sing. tengbiiga) : "fils de la terre", désigne les détenteur du pouvoir
sur les terres.

Tengdemba (mor.) : les "gens de la terre", désigne les populations d'agriculteurs


sédentaires présentent avant l'arrivée des Moose.

Tengsoaba (mor.) : "détenteur des terre", et par extension celui qui a reçu la maîtrise
des terres.

Tubal (ful.) : tiré de l'arabe tubalo, désigne le tambour de guerre ainsi que le système
politique des Diallube.

Togo Naaba (mor.) : titre donné au ministre du roi chargé, entre autres choses, de
recevoir les étrangers

Umma (ar.) : la communauté des croyants pour les musulmans.

Wak (fra.) : mot fréquemment utilisé pour désigner à la fois la pharmacopée


traditionnelle et les préparations porteuses de sorts jetés par les spécialistes. On emploi
le terme être ouaké pour dire que l'on a reçu un bon ou mauvais sort. Il existe
également les contres-ouak qui permettent de se prémunir des ouaks.

Wali (ar., ful.) :

Weheebe (ful.) : chef de guerre.

Weranga Naaba (mor.) : chef de la cavalerie.

352
Glossaire

Wird (ar.) : Ensemble d'oraisons que l'on "reçoit" au moment de l'initiation à un ordre,
de même que l'initiateur de l'ordre les a lui-même reçut de son propre initiateur et ainsi
de suite jusqu'au Maître fondateur

Wum taaba (mor.) : l'entente mutuelle.

Wuro (ful. plur. gure) : désigne un espace habité sans distinction de taille, c'est la cellule
familiale restreinte autant que le quartier ou le village. Par extension, cela peut désigner
une lignée, une fraction.

Zawiya : Lieu de résidence du maître d'une confrérie autour de qui gravite un premier
cercle constitué par la famille, les alliés et les disciples très proches avec, suivant les cas,
du personnel de service. Les bâtiments de la zawiya font office tout à la fois de
mosquée, de salles de cours et d'habitation, y compris pour les hôtes de passage. La
zawiza-mère est le lieu fondateur d'une confrérie, ses zawiya-périphériques étant les
centres dans lesquels le mouvement se propage et dirigés par des disciples du
fondateur.

353
Annexes

ANNEXE 1 : TABLEAU DES ENTRETIENS

groupe fonction/ Appartenance Nb


Patronyme Résidence Sexe
ethnique occupation sociale d'entretiens
Agriculteur/
Sawadogo Bosomnore Moaga/Fulga Tengbiise 1 H
chef du quartier
Agriculteur/
Sawadogo Bosomnore Moaga/Fulga Tengbiise 1 H
doyen du quartier
Agriculteur/
Ouédraogo Bosomnore Moaga/bidemba Bidemba 1 H
doyen du quartier
Chef de
Tall Bosomnore Peul/Tooroobe Noble 4 H
Bosomnore
Tall Bosomnore Peul/Tooroobe Doyen Rimaïbe 1 H
Tall Bosomnore Peul/Tooroobe Cheikh Noble 1 H
Doyen de
Tall Bosomnore Peul/Tooroobe Noble 2 H
concession peule
Responsable du
Ouédraogo Bosomnore Moaga/bidemba Bidemba 1 H
moulin
Doyen de
Tall Bosomnore Peul/Tooroobe Noble 1 H
concession peule
Tall Bosomnore Tooroobe Kamba Naaba Rimaïbe 1 H
Doyen du quartier
Ouédraogo Bosomnore Moaga/bidemba Bidemba 1 H
"Mossi"
Délégué
Tall Bosomnore Tooroobe Rimaïbe 1 H
administratif
Sawadogo Bosomnore Moaga/Fulga Commerçant 1 H
Diallo Bosomnore Peul/Tooroobe Commerçant Rimaïbe 1 H
Tall Todiam Peul/Tooroobe Cheikh et Chef Noble 13 H
Kindo Todiam Moaga Commerçant Forgeron 2 H
Tall Todiam Peul/Tooroobe Imam Noble 1 H
Todiam/
Ouedraogo Moaga Chef de Rambo Nakomga 1 H
Rambo
Frère cadet du
Tall Todiam Peul/Tooroobe chef/maitre Noble 2 H
coranique
Barry Todiam Silmiimoaga Maître coranique 1 H

354
Annexes

groupe fonction/ Appartenance Nb


Patronyme Résidence Sexe
ethnique occupation sociale d'entretiens
frère cadet du chef
Tall Todiam Peul/Tooroobe Noble 1 H
/Délégué-adjoint.
Tall Todiam Peul/Tooroobe Fils aîné du chef Noble 1 H
Frère cadet du
Tall Todiam Peul/Tooroobe Noble 1 H
chef
Directeur de
Sawadogo Todiam Moaga 1 H
l'école

Gadiaga Thiou Diallube/Nyeybe Tailleur Laobe 1 H

Diallo Thiou Agriculteur Rimaïbe 3 H


Diallo Thiou Agriculteur Rimaïbe 1 H
Diallo Thiou Peul/Diallube Agropasteur Noble 2 H
Ouédraogo Thiou Moaga Doyens-collectif Nakombse 1
Diallo Thiou Peul/Diallube Commercant Rimaïbe 1 H
Diallo Thiou Peul/Diallube Doyens Rimaïbe 1 H

Warme Thiou Moaga/dogon Doyen Tengbiise 1 H

Tcham Thiou Peul/Diallube Bijoutier Nyeybe 1 H


Gadiaga Thiou griot Laobe 1 H
Diallo Thiou Peul/Diallube Chef de Thiou Noble 4 H
Responsable du
Diallo Thiou Peul/Diallube mouvement Noble 1 H
"sunnite"
Président de
Diallo Nomou Peul/Diallube Noble 1 H
l'ASES
Diallo Thiou Peul/Diallube Doyen Noble 1 H
Directeur du "Six
Sawadogo Thiou Moaga 1 H
S" Thiou
Ouedraogo Thiou Moaga Animateur Six S 1 H
Diallo Thiou Peul/Diallube Agro-jardinier Noble 1 H
Barry Banh Peul/Foynabe Chef de Banh Noble 2 H
Barry Banh Peul/Foynabe Chef des Rimaïbe Rimaïbe 1 H
Barry Banh Peul/Foynabe Instituteur retraité Noble 1 H
Barry Banh Peul/Foynabe Doyen Noble 2 H
Barry Banh Peul/Foynabe Maître coranique Noble 1 H
Ongoïba Banh Dogon Doyen Rimaïbe 1 H

355
Annexes

groupe fonction/ Appartenance Nb


Patronyme Résidence Sexe
ethnique occupation sociale d'entretiens
Barry Banh Peul/Foynabe Doyen Noble 1 H

Gadiaga Banh Peule/Foynabe Griotte Laobe 1 F

Zongo Banh Préfet 1 H

Barry Diouma Peul/Sittugabe Chef Noble 2 H

Ouédraogo Diouma Moaga Chef Nakomga 1 H


Zalle Diouma Moaga/Fulga collectif/quartier 1 H
Ouédraogo Diouma Moaga Doyen Nakomga 1 H

Barry Diouma Peul/Sittugabe Doyen Rimaïbe 1 H

Barry Diouma Peul/Sittugabe Fils aîné du chef Noble 1 H

Barry Diouma Silmiimoaga Doyen 1 H

Barry Diouma Peul/Sittugabe Doyen Noble 1 H

Zoungrana Diouma Moaga Doyen Tengbiise 1 H

Ouédraogo Rom-Bagare Silmiimoaga Doyen 1 H

Ouédraogo Rom-Bagare Fulga Chef de village 1 H

Ouédraogo Rom-Bagare Moaga Doyen Nakomga 1 H

Ouédraogo Rom-Bagare Moaga Tisserand Nakomga 1 H

Tall Dingri Tooroobe Maître coranique Noble 2 H


Ouédraogo Dingri Moaga Chef de village Nabiiga 1 H
Diallo Dingri Diallube Agropasteur Noble 1 H
Tall Dingri Tooroobe Chef de quartier Noble 1 H
Tall Dingri Tooroobe Doyen Noble 1 H
Tall Dingri Tooroobe Doyen Noble 1 H
Tall Dingri Tooroobe Commerçant Rimaïbe 1 H
Chef de
Maïga Youba Moaga/Marãga 1 H
Youba/Patriarche
caissière à la caisse
Ouédraogo Youba Moaga populaire de 1 F
Youba

356
Annexes

groupe fonction/ Appartenance Nb


Patronyme Résidence Sexe
ethnique occupation sociale d'entretiens
Commerçant/élev
Kindo Youba Moaga Forgeron 1 H
eur
Sana Youba Moaga/Yarga Commerçant 1 H
Guiro Youba Moaga/Yarga Commerçant 1 H
Adjoint du chef de
Guiro Youba Moaga/Yarga 1 H
Marché

Maïga Youba Moaga/Marãga Marabout 1 H

Responsable des
Ouédraogo Ouahigouya Moaga groupements 1 H
Naam
Responsable
Dakio Ouahigouya 1 H
agricole provincial

357
Annexes

ANNEXE 2 : A LA RENCONTRE DE CHEIKH HAMALLAH.

Récit à partir d'un document écrit. Chef de Todiam, mars 2003.

"Quand Alfa est parti, on a voulu l’arrêter. Il a été arrêté et il a menti. C’est
Saïdou Nourou Tall qui a été responsable de l’arrestation de Cheik Hamallah. Il a été à
Bamako et député, c’était le petit-fils de Cheik Oumarou Tall qui était douze grains
alors que Cheik Hamallah était onze grains. Cheik Omar a été le premier à avoir amené
les douze grains au Mali. Même au Sénégal et en Mauritanie c’est douze grains. Après le
Cheik Hamallah est venu avec les onze grains et le petit-fils de Cheik Oumar a dit que
les onze grains ne peuvent pas se faire ici. Il a dit aux blancs d’arrêter le Cheik
Hamallah, que sa religion gâtait les affaires du gouvernement. C’est comme cela que les
blancs sont partis l’arrêter, quand il était à Dakar. Il avait quitté Todiam pour Bamako
et de Bamako, on lui a dit de partir à Dakar puis Dar (?) et Gérézer (?). Quand il était à
Dakar, Saïdou Nourou Tall avait prévenu les blancs que Alfa était un disciple de Cheik
Hamallah. Il a fait un papier pour le général qui était à Dakar comme quoi Alfa allait
arriver à Dakar car il avait l’intention de voir Cheik Hamallah et qu’il fallait l’arrêter,
sinon Cheik Hamallah allait répandre sa religion. Le général a demandé à Saïdou
Nourou Tall quel était le tuteur d’Alfa. Il lui a donné son nom. Quand Alfa est arrivé à
Dakar, le général a fait appel à son tuteur en lui demandant s’il n’avait pas hébergé un
étranger chez lui ces derniers jours. Il a répondu que oui.[…] Le tuteur est parti
informer Alfa [que le général lui avait donné un rendez-vous à quatorze heures] et
quand quatorze heures était proche, Alfa a dit à son tuteur de se préparer pour partir.
Le tuteur a répondu : "non, moi je ne pars pas, c’est toi seul qui va partir". Alfa est
parti. […]Le tuteur savait que Saïdou Nourou faisait arrêter tous ceux qui avaient
tendance à être des disciples de Cheik Hamallah. On les emmenait à Kidal. Quand Alfa
est arrivé on lui a demandé :

- Tu viens d’où ?

- Je viens de Ouahigouya

- Tu pars où ?

- Je viens ici ?

358
Annexes

- Pourquoi tu viens ici, tu as un parent ici ?

- Non, je fais mes études et je suis parti à la recherche de certains livres saints,
mais je ne les aie pas encore eus.

- Quel genre de livre ?

- Il y en a quatre

Alfa a cité les quatre livres. En ce moment il n’y avait pas ces livres à
Ouahigouya. Le commandant a écrit les noms des livres et lui a dit de rentrer.

- Demain, je veux que tu reviennes à 15 heures.

- Il est rentré et le lendemain le commandant est parti faire appel aux grands
musulmans de Dakar.

- Vous connaissez ces livres ?

- Oui

- Ces livres sont impossibles à trouver à Bamako, Bandiagara ou Ouahigouya ?

- En Afrique, si ce n’est pas à Dakar, on ne peut pas avoir ces livres saints

- Il faut dire la vérité !

- Oui, on dit la vérité

- Vous connaissez le prix de ses livres Saints ?

- Cela varie avec les commerçants. C’est entre 25 et 35 francs.

Quand Alfa est revenu, le commandant a dit :

- Tu es venu à la recherche des livres saints, tu as trouvé ou pas ?

- Je n’ai pas encore trouvé car je suis arrivé pendant la nuit et le matin mon
tuteur m’a dit que vous me demandiez, donc je n’ai pas encore trouvé.

- Va acheter tes livres et ramènes-les ici pour que je voie.

Alfa est parti au marché, a acheté les quatre livres et est venu les déposer sur la
table du commandant. Le commandant lui a dit de rentrer et de revenir demain. Le
commandant a encore fait appel aux même musulmans une fois qu’Alfa était parti. Il
leur a dit de regarder les livres et de donner les noms. Les musulmans ont cité les noms

359
Annexes

des livres qui correspondaient avec les noms donnés par Alfa. Ensuite il lui a remis les
livres en lui disant "maintenant que tu as tes livres, rentres chez toi". Alfa et son
compagnon ont abandonné les routes et son allés jusqu’à Almagerger (?) par la
brousse".

360
Annexes

ANNEXE 3 : COMMANDEMENTS PEULS EN 1904.

Source : Noiré (1904)

361
Tables

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Cartes
Carte 1 . Localisation de l'étude............................................................................13
Carte 2 . Les chefferies peules du Yatenga ............................................................15
Carte 3 : "Une cartographie des Peuls", source : Boutrais (1994) ........................19
Carte 4 . Des études peules au Burkina.................................................................36
Carte 5 . Royaumes moose en 1895, source : Izard (1985a). .................................43
Carte 6 . Le Yatenga avant l'arrivée des Moose (XVè siècle). ................................45
Carte 7 . Les ethnies dans le Yatenga, source : Marchal (1980) ............................60
Carte 8 . Le Yatenga et les jihad du XIXè siècle. ....................................................83
Carte 9 . "Expédition du Dyilgodyi", source : Bâ, A. M., et J., Daget (1984). ........85
Carte 10 . Les visées de Ba Lobbo sur le Yatenga. .............................................. 157
Carte 11 . "Etapes migratoires depuis la fin du XIXè siècle des familles torobé fondatrices
de villages", source : Benoît (1982). ........................................................................ 237

Photos
photo 1 : Marché de bétail, Thiou __________________________________________ 31
Photos 2 : Activités de la terre et d'élevage ____________________________________ 65
Photos 3 : Mosquées d'argile et de ciment _____________________________________ 71
Photo 4 : Chef de Thiou, 2002. __________________________________________ 136
Photo 5 : Ousseni Diallo, chef de Thiou (1975-1998), dessin de Laurence Jalin. ___________ 200
Photo 6 : Le bas-fond de Thiou ___________________________________________ 217
Photo 7 : Le périmètre irrigué____________________________________________ 220
Photo 8 . Chef de Todiam, 2001. __________________________________________ 226
Photo 9 : Panneau à You. ______________________________________________ 254
Photo 10 : La mosquée de Todiam ________________________________________ 291

362
Tables

363
Tables

TABLES DES MATIERES

Les chefs peuls du Yatenga à l'épreuve du changement (Burkina Faso) ..........1


Remerciements ...................................................................................................... 5
Sommaire ...................................................................................................... 7
Abréviations ...................................................................................................... 9
Note sur les transcriptions ................................................................................. 11

Introduction : reconsidérer un objet. ................................................................17

Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga........31


Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de
différenciation....................................................................................................33
I. Remarque sur les études peules ................................................................ 33
II. Les Peuls dans le royaume du Yatenga.................................................... 38
1. Les "frontières ethniques" entre les Moose et les autres. .................38
2. La formation du royaume du Yatenga. ...........................................43
3. Le peuplement des Peuls dans le Yatenga. .....................................48
4. Tolérance mesurée de l'autorité centrale.........................................52
III. L'occupation de l'espace : entre contraintes et intérêts mutuels. .............. 55
1. Logiques d'installation précoloniale ...............................................56
a. Les Peuls dans des configurations politiques diverses.............56
b. Négociations avec les autorités locales ...................................58
2. Crises climatiques et transformations économiques. .......................63
a. Le repli vers le sud.................................................................63
b. Complémentarité et échange ..................................................64
Chapitre 2. Le processus d'islamisation. .......................................................68
I. Remarques sur les recherches portant sur l'islam....................................... 68
II. Présence discrète de l'islam dans le Yatenga précolonial ......................... 71
1. La religion moaga..........................................................................71
2. Les Peuls "animistes".....................................................................73
3. Trois rois proches des musulmans..................................................76
III. Les mouvements de conversions à l'islam .............................................. 80
1. La vague réformiste des XVIIIè et XIXè siècles. .............................80
a. Les jihad................................................................................81
b. Les échos du réformisme dans le Yatenga ..............................82
2. La propagation de l'islam à la période coloniale .............................85
a. L'activité commerciale ...........................................................86
b. Le démembrement de la Haute-Volta .....................................87
c. Le "hamallisme".....................................................................89
IV. Islam et politique après les Indépendances............................................. 91

364
Tables

1. Un phénomène fortement lié aux dynamiques de l'Etat postcolonial


..................................................................................................................... 91
a. La politique extérieure tournée vers les pays arabo-islamiques
91
b. La communauté musulmane : ses objectifs, ses crises ............ 93
2. L'impact du changement religieux sur les dynamiques politiques
locales. ......................................................................................................... 95
a. Les logiques de différenciation entre musulmans ................... 95
b. Conflits d'influence entre chef religieux et chef "traditionnel" 98
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier...................................... 100
I. La chefferie comme système politique précolonial ..................................101
1. Les études d'anthropologie politique sur les sociétés précoloniales.
................................................................................................................... 101
2. Organisations politiques peules.................................................... 103
II. Le tournant colonial...............................................................................105
1. Généralités africaines .................................................................. 105
2. Les Peuls, les chefs et le commandant de cercle........................... 106
a. La vie du cercle de Ouahigouya. .......................................... 107
b. La formation des cantons peuls............................................ 111
c. Désillusion des commandants de Cercle............................... 114
3. Les années 1944-1960. ................................................................ 118
III. L'évolution postcoloniale......................................................................121
1. Les vicissitudes des chefs ............................................................ 121
2. Le retour des chefs ...................................................................... 123
3. Changements nationaux et réalités locales ................................... 126
a. Les chefs et le découpage administratif, un goût de déjà vu ?126
b. Les chefs et les élections...................................................... 127
c. L'époque révolutionnaire, la disparition des chefferies ? ...... 129

Deuxième partie : La chefferie diallube de Thiou. Réactivation des


traditions et projets de développement........................................................... 136
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie ..................................................... 148
I. Le flux migratoire : ancêtre, origines et itinéraire ....................................149
II. Les Diallube et l’Etat moaga : de l’allégeance à la défiance...................154
1. L'allégeance au Yatenga Naaba : les Diallube, un groupe tributaire ?
................................................................................................................... 154
2. La dégradation des relations sous Naaba Yemde (1850-1877). .... 155
3. L'épisode de la bataille de Boulkadre et la naissance d'une chefferie.
................................................................................................................... 158
III. La pénétration coloniale, un moment décisif.........................................161
1. Le royaume du Yatenga en crise : "fils de Saaga contre fils de
Tuguri" ....................................................................................................... 161
2. Le traité de protectorat................................................................. 163
3. La bataille de Thiou..................................................................... 164

365
Tables

Chapitre 5. Hiérarchie sociale, honneur et don au service du pouvoir ...... 170


I. Formation d'une société hiérarchisée ...................................................... 170
1. L'homme libre, l'artisan et le captif............................................... 170
2. Transmission du savoir-faire des laobe à leurs captifs .................. 173
3. Liens de dépendances entre Peuls et laobe ................................... 175
4. La hiérarchie aujourd'hui.............................................................. 177
a. Réflexivité des rimaïbe et recherche des origines ................. 177
b. La transformation des liens de dépendance........................... 180
II. Le don et l'honneur dans l'espace public. ............................................... 181
1. Honneur et pulaaku...................................................................... 182
2. Le don comme action politique .................................................... 186
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie. ...................................... 190
I. La chefferie entre développement et politique......................................... 190
1. Politique de développement : du global au local........................... 190
2. Un courtier enturbanné................................................................. 193
a. Un chef formé loin de chez lui ............................................. 193
b. L'intronisation : "le jeu du pouvoir"...................................... 195
3. La médiation politique ................................................................. 198
a. L'école une passerelle entre hier et aujourd'hui..................... 198
b. Le clientélisme politique ...................................................... 201
II. Sédentarisation, courtage et stratégies de développement autour du fait
minoritaire. ........................................................................................................... 204
1. Les pasteurs marginalisés............................................................. 204
a. Problématique des conflits entre agriculteurs et éleveurs. ..... 204
b. Le foncier pastoral après les indépendances ......................... 206
2. Mouvements culturels et alphabétisation : l'exemple de l'A.S.E.S. 208
a. Le mouvement culturel, un réseau de courtage ..................... 208
b. La double appartenance........................................................ 210
c. Altruisme et rhétorique du retard.......................................... 212
d. Alphabétisation et sédentarisation, des tendances venues d'en
haut. 214
3. Aménagement territorial et contrôle foncier ................................. 216
a. Le bas-fond de Thiou, un espace propice à l’élevage et à
l'agriculture. ............................................................................................ 216
b. Le projet de barrage ............................................................. 218
c. Réactivation du "droit coutumier" ........................................ 220

Troisième partie : La chefferie tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au


cœur du pouvoir...............................................................................................226
Chapitre 7. Passé et usages du passé. ..........................................................230
I. La formation d'une identité collective..................................................... 230
1. L'itinéraire des Tooroobe et les enjeux du présent. ....................... 230
2. Le Yatenga, un refuge ? ............................................................... 232
3. Le devenir des quatre frères ......................................................... 234
II. Les changements issus de l'époque coloniale......................................... 238
1. La chefferie de Todiam, une création coloniale ............................ 240

366
Tables

2. Le "hamallisme" entre Nioro et Todiam....................................... 244


a. Les fondements du "hamallisme". ........................................ 244
b. De Ramatoulaye à Todiam................................................... 246
c. La question des rapports entre Ramatoulaye et Todiam........ 251
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences religieuses ................. 254
I. Droit musulman et jurisprudence locale ..................................................254
1. Les affaires traitées à Todiam. ..................................................... 255
a. L'épreuve juratoire dans la mosquée : un cas d'accusation de
sorcellerie 255
b. Médiation conciliatrice et médiation juridique. .................... 262
c. Demandes de divorce........................................................... 264
2. La pluralité des normes juridiques et des acteurs.......................... 265
a. Sulufu : l'"arrangement" ....................................................... 266
b. Les acteurs du droit.............................................................. 269
c. La hiérarchie des fautes ....................................................... 271
II. Les connaissances ésotériques et exotériques. ........................................273
1. L'apprentissage des savoirs religieux ........................................... 274
2. Sainteté et mysticisme ................................................................. 278
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux. .................... 284
I. Soigner sa réputation...............................................................................284
1. La prise du pouvoir...................................................................... 284
a. Le pèlerinage à Nioro : médiatisation, légitimisation............ 284
b. La succession : de la crise à la réconciliation ....................... 286
2. La mosquée de Todiam................................................................ 290
II. Assise économique du pouvoir...............................................................292
1. "L'économie de la prière" ............................................................ 292
2. La redistribution des ressources ................................................... 298
3. Interdépendance entre le cheikh et l'imam.................................... 300
III. La chefferie religieuse : force et ambivalence .......................................301
1. Politique et islam : des rapports ambigus ..................................... 301
a. Les griots, la musique et la guerre........................................ 301
b. Le refus idéologique et la pratique ....................................... 304
c. Là où est le Yatenga Naaba… ............................................. 305
2. L'école, "un bâton de changement" .............................................. 306
a. Le refus de l'école. ............................................................... 306
b. L'école, une opération réussie .............................................. 310
Conclusion générale : pour une comparaison des chefferies peules.............. 316
Bibliographie 326
Glossaire ................................................................................................... 348
Annexe 1 : Tableau des entretiens .................................................................. 354
Annexe 2 : A la rencontre de Cheikh Hamallah. ............................................ 358
Annexe 3 : Commandements peuls en 1904.................................................... 361
Table des illustrations ...................................................................................... 362
Tables des matières .......................................................................................... 364

367

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