Thèse Saint-Lary-Maïga
Thèse Saint-Lary-Maïga
Thèse Saint-Lary-Maïga
(Burkina Faso)
Maud Saint-Lary
Thèse de doctorat
par
Maud SAINT-LARY-MAÏGA
Jury
Giorgio Blundo, MCF, EHESS
Mirjam de Bruijn, Professeure, ASC Leiden
Michel Izard, Directeur de recherche émérite, Collège-de-France
Jean-Pierre Olivier de Sardan, Directeur de recherche, IRD/CNRS
(directeur de thèse)
René Otayek, Directeur de recherche, CEAN
Les chefs peuls du Yatenga à l’épreuve du
changement (Burkina Faso)
Maud Saint-Lary-Maïga
A Bourëma,
REMERCIEMENTS
Ce travail s'achève à l'issue d'un peu plus de quatre années au cours desquelles
un grand nombre de personnes ont apporté leur soutien moral ou matériel. Que toute
ma gratitude aille d'abord aux Burkinabè qui ont fait preuve d'un haut sens de
l'hospitalité et de collaboration. Je pense d'abord aux chefs de Thiou et de Todiam, les
personnages principaux de cette thèse. Ma dette envers eux est immense. Ces chefs,
tout comme ceux de Banh, de Diouma et de Bosomnore ont été d'une grande
disponibilité. Toujours généreux, ils m'ont réservé un accueil chaleureux. Je remercie
tous les autres qui m'ont reçue chez eux : Saïdou Sawadogo de Bosomnore et sa
famille, Abdoulaye Tall de Dingri et les habitants du quartier de Itaore à Rom Bagare.
Je suis très reconnaissante envers les gens de Kindo Saadogo à Youba qui m'ont non
seulement accueillie mais en plus, m'ont attribué une maison afin que je sois comme
chez moi. Parmi eux, il y a bien sûr Salif Kindo, ses femmes et le vieux Saïdou dont
l'humour et la bonté sont irremplaçables. Je remercie les femmes de la concession,
jeunes et moins jeunes, pour avoir mis tant de joie dans mes séjours et particulièrement
les premiers. Je ne saurai oublier Mariam Ouédraogo à qui je dois bien plus que tout.
L'intelligence des mots et du dialogue appartient à ceux qui ont joué le rôle d'interprète
et m'ont aidée à décoder les subtilités de leur univers. Ma pensée se dirige d'abord vers
Bourëma Maïga, mais aussi Sita Diallo, Oumarou Barry et Hassane Tall.
La thèse est au jeune chercheur ce que sont les premiers édifices d'un maçon
sans expérience. Entre découvertes, erreurs, oublis et émerveillements, le travail se
construit et les conseils des maîtres expérimentés sont précieux. Je remercie d'abord
Jean-Pierre Olivier de Sardan qui a dirigé cette thèse et m'a permis de prendre
conscience de tout ce qu'apporte l'anthropologie du changement social et du
développement. Ma rencontre avec l'anthropologie s'est faite entre plusieurs "écoles",
de l'université Paris VIII-Saint-Denis à l'E.H.E.S.S. en passant par Paris X-Nanterre. Je
remercie particulièrement Faouzia Belhachemi de Paris VIII pour m'avoir tant incitée à
poursuivre dans la recherche. Messieurs Boutrais et Hamès sont de ceux qui ont lu mes
premiers écrits, m'ont conseillée et encouragée. D'autres chercheurs ont su à certaines
étapes de ce travail m'apporter un peu de leur savoir : Marc-Eric Gruénais, Pierre
Joseph Laurent, Jacky Bouju, Sten Hagberg, Jean-Pierre Chauveau et Giorgio Blundo.
5
Enfin, je dois beaucoup à Michel Izard qui n'a jamais douté que ce travail puisse
aboutir et qui s'est toujours rendu disponible.
Pour finir, mes mots ne seront jamais assez forts pour exprimer à mon mari,
Bourëma Maïga, ma plus profonde gratitude. Interprète devenu mari, ce travail aurait
difficilement abouti sans lui. Du Burkina à la France, du premier entretien à la dernière
ligne de ces pages, il m'a soutenue dans chacune de ces étapes. Il m'a fait part de ses
analyses, m'a aidée à apprendre le moore et à comprendre sa société. Sa bonne humeur
et sa sensibilité ont donné à chaque instant de cette expérience, le goût du bonheur.
6
SOMMAIRE
7
Troisième partie : La chefferie tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au
cœur du pouvoir...............................................................................................226
Chapitre 7. Passé et usages du passé. ..........................................................230
I. La formation d'une identité collective..................................................... 230
II. Les changements issus de l'époque coloniale......................................... 238
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences religieuses..................254
I. Droit musulman et jurisprudence locale.................................................. 254
II. Les connaissances ésotériques et exotériques. ....................................... 273
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux......................284
I. Soigner sa réputation. ............................................................................. 284
II. Assise économique du pouvoir.............................................................. 292
III. La chefferie religieuse : force et ambivalence....................................... 301
Conclusion générale : pour une comparaison des chefferies peules. ............. 316
8
ABREVIATIONS
9
NOTE SUR LES TRANSCRIPTIO NS
Dans les pages qui suivent, nous utilisons des termes issus du moore, langue des
Moose, du fulfulde, langue des Peuls et de l'arabe.
11
Carte 1 . Localisation de l'étude
13
Carte 2 . Les chefferies peules du Yatenga
15
Introduction : reconsidérer un objet.
"Mort tragique d'un chef coutumier"1, "Audience du chef de l'Etat. Les chefs
coutumiers chez Blaise Campaoré"2, "Rapports chefferie coutumière-Etat de droit : une
ambiguïté à démêler"3, "L’association Voix des femmes sensibilise les chefs coutumiers et
les élus locaux" [dans la lutte contre le SIDA]4, "Duel fratricide pour un bonnet"5. Ces
quelques titres puisés dans la presse burkinabè en disent long sur la chefferie
aujourd'hui: campagnes électorales, conflits de succession mortels, aide au
développement, accusations de sorcellerie… Le domaine d'action des chefs
"coutumiers" ne se résume pas à une simple esthétique folklorique. Les chefs sont des
médiateurs qui se situent au centre de dynamiques sociopolitiques locales.
Ce travail est une contribution à l'analyse des logiques de pouvoir qui se jouent
autour de la figure du "chef traditionnel". Il s'inscrit dans le contexte particulier des
sociétés peules d'un ancien royaume moaga6 du Burkina Faso, le Yatenga. Cette étude
d’anthropologie politique conjugue un double questionnement. Le premier, qui relève
des études peules, traite d’un cas particulier où les Peuls sont en situation de marge dans
un univers dominé par les Moose. Le second questionnement pose la fonction et le rôle
du chef actuel au regard du changement et notamment à l’épreuve de la colonisation. En
nous appuyant sur l'ethnographie de deux chefferies, le fait politique est décliné sur deux
registres : l'islam et le développement.
Peuls de la marge
18
Introduction : reconsidérer un objet.
19
Introduction : reconsidérer un objet.
7Il a notamment été abordé ainsi lors du colloque de l'APAD intitulé "Entrepreneur et entreprise en
quête de normes" (2005).
20
Introduction : reconsidérer un objet.
La question du changement
21
Introduction : reconsidérer un objet.
sont sur-médiatisées. Il est donc nécessaire de s'interroger sur les rapports entre les
"organisations politiques traditionnelles et les organisations politiques modernes"
comme le préconisait Georges Balandier (1967/1995 : 10) il y a plus de 35 ans. Dans Le
retour des rois, les contributeurs déclinent une multitude de relations possibles entre la
chefferie et l'Etat, allant de l'exclusion à l'intégration. A plusieurs égards, nous
interrogeons la relation entre chefferie et Etat, en tentant aussi de confronter les réalités
globales avec le local. Ceci permet de voir de quelle manière les chefs gèrent les
contraintes imposées d’en haut.
11 Voir à ce sujet Blundo (2002), "La gouvernance au quotidien en Afrique : les services publics et
collectifs et leurs usagers".
22
Introduction : reconsidérer un objet.
que des services qui relevaient autrefois de l'action de l'Etat sont aujourd’hui produits
par des institutions à caractère non étatique comme des associations, des groupements
de quartier, des O.N.G. nationales ou internationales, mais aussi par des acteurs privés
comme les notables ou les gros commerçants. Bien que cela soit loin d'être une règle
générale, certains chefs investissent leur fonction dans ce sens. C'est le cas de ceux de
Todiam et de Thiou.
A Todiam, le chef est quotidiennement sollicité par des personnes venant lui
soumettre une requête : bénédictions, conseils juridiques, règlement de conflits
conjugaux, accusations de sorcellerie. Il se trouve au centre d'un service judiciaire qui
atteste de son autorité sur une population allant bien au-delà de la seule référence
ethnique ou villageaoise. Le processus d'islamisation et les conversions récentes et
massives des Moose à la religion du prophète participent de son influence croissante.
L’exemple de cette chefferie donne à voir une forme de pouvoir où se cumulent en la
seule personne du chef des pouvoirs politico-traditionnels et des pouvoirs religieux. A la
fois descendant des chefs de cantons de l'époque coloniale et cheikh initié à Nioro au
Mali, le chef de Todiam porte en lui l'histoire d'un groupe marquée par le hamallisme,
une branche de la tidjâniyya malmenée par l'administration coloniale. Par conséquent, il
faut voir l'émergence de cette chefferie islamique sous le signe de l'ambivalence : entre
docilité et résistance vis-à-vis des autorités coloniales. En outre, si cet attachement au
hamallisme est encore aujourd'hui clairement revendiqué, il s'inscrit dans des enjeux
nouveaux. L'allégeance au grand maître établi à Nioro garantit au chef un pouvoir de
bénir dont il ne faut pas sous-estimer les effets structurants dans la confrérie et les
implications économiques. Inscrite dans des logiques d' "économie de la prière" (Last
1988, Soares 1996), la chefferie de Todiam gère les ressources des innombrables
demandes de bénédictions.
12 Dans leur article "Les figures de la réussite et imaginaires politiques", Richard Banégas et Jean-Pierre
Warnier (1999) analysent l'émergence de nouvelles figures de la réussite comme le sportif, l'opérateur
religieux ou le "diaspo", alors que d'autres comme l'intellectuel diplômé ont vu leur valeur sociale se
dégrader. Les auteurs considèrent que ces acteurs mettent en scène une "culture matérielle du succès"
23
Introduction : reconsidérer un objet.
richesse matérielle. Ils vivent modestement (ils possèdent tout au plus une moto, une
voiture et une belle cour), mais n'en demeurent pas moins dans une position sociale
singulière faisant d’eux les acteurs principaux dans leur espace de gouvernance. Sans nier
les intérêts personnels qu'ils tirent de ce jeu, dont le plus significatif est le prestige social,
il faut s'interroger sur les contraintes inhérentes à leur fonction. Le statut des chefs est le
plus souvent informel et il est essentiel de rappeler qu'ils ne perçoivent plus de
rémunération comme à l'époque coloniale. Pourtant leur budget est lourd (Olivier de
Sardan 1998) et leurs actions nécessitent des moyens financiers. Ce qui les pousse à se
consacrer à des activités pourvoyeuses de ressources.
exhibant de manière emblématique la richesse matérielle et l'argent. Ils reconnaissant néanmoins que cette
analyse n'englobe pas les "figures de la réussite" qui, intentionnellement, ne participent pas à une "culture
matérielle du succès". Les chefs peuls du Yatenga s'inscrivent plutôt dans cette dernière catégorie.
13 Le représentant de la commune rurale est un préfet-maire, il n'y a donc pas d'élections communales à
Thiou.
24
Introduction : reconsidérer un objet.
Ce travail est issu d'une expérience de terrain dont les premiers jalons ont été
posés par un séjour de deux mois à Youba dans le cadre d'une maîtrise d'anthropologie
portant sur les forgerons (Saint-Lary 2000). Le projet de thèse préparé en D.E.A (Saint-
Lary 2001) a orienté notre intérêt sur la question de la cœxistence entre des éleveurs
peuls et des agriculteurs moose. Face au nombre réduit d’études sur les Peuls du Yatenga,
nous avons, dès le premier terrain, choisi de porter notre attention sur ce groupe plutôt
que sur les relations entre éleveurs et agriculteurs. Compte tenu de notre intérêt pour les
questions politiques, nous avons naturellement choisi d’enquêter sur les chefferies.
Cette recherche s'est déroulée en plusieurs étapes : les douze mois de terrain ont
été échelonnés en cinq séjours entre août 2001 et juin 2004. Ce choix présente l'intérêt
de pouvoir affiner et préciser progressivement la recherche au fil des allers-retours :
l'éloignement, les lectures et les séminaires permettent un recul indispensable pour
formuler de nouvelles questions. Au départ, nous pensions pouvoir étudier les cinq
chefferies peules du Yatenga, mais réalisant combien ce projet était ambitieux pour une
thèse, nous avons décidé de restreindre cette étude aux deux grandes chefferies de
Thiou et de Todiam14. Contrairement aux autres chefs, ceux-là nous sont apparus
comme de véritables entrepreneurs, illustrant que les chefs sont des acteurs capables
d’adopter des stratégies pour faire leur place dans des logiques de pouvoir. Les cas de
Thiou et de Todiam nous donnaient à voir que la chefferie n’est pas une simple
institution folklorique.
14Cette idée a été suggérée par Pierre-Joseph Laurent, Marc-Eric Gruénais, Jacky Bouju et Sten Hagberg,
lors des journées de l'école doctorale, nous les en remercions.
25
Introduction : reconsidérer un objet.
toute généralisation abusive. Enfin, ces premières enquêtes ont permis d'appréhender les
importantes variations en terme d'autorité et de pouvoir des chefs, observées d'une
localité à l'autre. Souhaitant vivre en immersion dans le milieu afin de mener des
enquêtes participantes, nous avons séjourné chez les chefs (excepté à Bosomnore où
nous étions dans une famille moaga). Or, vivre chez un chef ne va pas nécessairement de
soi. Etre familiarisé avec les codes sociaux en vigueur dans l'univers rural ne suffit pas
pour pénétrer les réalités sociales qui caractérisent le monde des chefs. La vie de cour, la
manière dont un chef mène une conversation et les prosternations quotidiennes des
visiteurs venant le saluer ou encore les rapports de domination du chef sur ses "sujets"
fournissent autant de scènes de la vie quotidienne devant être comprises.
Les explications détaillées de nos objectifs n'ont jamais empêché les chefs de
vivre notre "enquête participante" comme une intrusion dans leur vie, voire comme un
travail cachant des objectifs mal intentionnés. A Todiam, la méfiance du chef était due
au fait que nous sommes arrivés en pleine crise de succession. Prenant le turban en
janvier 1999, le chef a été confronté à d'importants conflits. Son homologue de Thiou y
était impliqué en tant que beau-frère d'un des protagonistes. Les conflits se sont
envenimés et des accusations entre les deux chefs ont été diffusées à la radio,
notamment en 2001, année de notre premier séjour à Todiam. La perspective de
recevoir une étrangère devant séjourner également à Thiou, n'était donc pas là pour
rassurer le chef de Todiam. Séjour après séjour, les soupçons se sont dissipés15 et le chef
s'est révélé être un informateur très précieux. A Thiou, le sentiment de méfiance du chef
n'a par contre jamais réellement disparu. La sensation d'être sous son contrôle constant
nous a souvent donné l'impression de faire intrusion chez lui. La peur d'être présenté
comme un personnage corrompu et l'appréhension que de vieux conflits interfamiliaux
resurgissent, telles pouvaient être certainement les inquiétudes du chef de Thiou. Cette
crainte est surtout celle de voir un jour décrites de façon explicite, des relations sociales
et politiques qui par essence même, sont implicites. La méfiance à laquelle nous avons
été confronté est pour le moins compréhensible et la question de la restitution de ce
travail se posera probablement un jour16.
15 Comme le souligne Olivier Schwartz (1993), le temps et la quotidienneté sont deux agents puissants de
banalisation de l’ethnographe.
16 Sur les questions de méfiance réciproque entre enquêteur et enquêtés et sur les difficultés liées à la
restitution, on renvoie aux contributions de l’ouvrage dirigé par Florence Bouillon, Marion Fresia et
Virginie Tallio (2005).
26
Introduction : reconsidérer un objet.
27
Introduction : reconsidérer un objet.
formant aujourd'hui la société peule, tels que les captifs, maccube17 ou les artisans et
griots, nyeyybe et laobe. Le contexte social singuliers que constitue chaque chefferie a
appelé à des approfondissements différents. Pratiques et conceptions du droit
musulman, constitution des savoirs coraniques, histoire du hamallisme, perception de
l'école sont autant de questions qui se sont imposées avec force à Todiam. A Thiou,
d'autres interrogations ont commandé nos enquêtes : la formation scolaire des chefs,
leurs rapports aux institutions étatiques, les conséquences de la construction du barrage,
les enjeux de l'alphabétisation en fulfulde.
***
Les pages qui suivent se divisent en trois parties, chacune étant composée de
trois chapitres.
17 Avant la "pacification", les maîtres appelaient leurs esclaves, maccube (sing. maccudo). Ce terme a
aujourd'hui cédé la place à celui, plus respectueux de dimaïdjo (plur. rimaïbe), qui implique la notion
d'affranchissement et se traduit parfois par "serviteur" ou "ancien captif".
28
Introduction : reconsidérer un objet.
29
Introduction : reconsidérer un objet.
30
Première partie : Marginalité et dynamiques
politiques dans le Yatenga.
Les cinq chefferies peules du Yatenga pourraient aujourd'hui être aisément présentées
comme des institutions "traditionnelles" en place depuis un lointain passé. A regarder
de plus près, on constate que ce pouvoir n'est souvent guère plus ancien que la
pénétration coloniale. Néanmoins, depuis le XVIIIè siècle où les Peuls commencent à
s'installer dans le Yatenga, leurs relations avec les populations qui peuplent le royaume
conditionnent fortement leur place dans cet espace politique. Comprendre la formation
des chefferies peules, c'est avant tout mesurer ce qu'est pour les Peuls qui s'installent, le
rapport à l'espace et aux autres. Les relations entre les Peuls et les Moose dans le
Yatenga montrent que les groupes peuvent interagir et s'emprunter des traits culturels
et établir des liens d'interdépendance sans pour autant perdre leur identité. Le maintien
des frontières ethniques entre Peuls et Moose a, d'une certaine manière, conduit les
autorités coloniales à favoriser la création des "cantons" peuls pour mieux administrer
ces populations.
32
Chapitre 1. Peuls et M o o s e :
interactions sociales et logiques de
dif férenciation.
Au Burkina Faso, plusieurs études portant sur le monde peul ayant été menées
(cf. carte p. 36), il est nécessaire d'en faire un rapide tour d'horizon. Dans le Jelgooji,
région septentrionale du pays dont la population entretient des relations particulières
1 Ce groupe de recherche, fondé en 1989 par Jean Boutrais, Roger Botte et Jean Schmitz (CEAf), s'est
réuni tous les premiers lundis de chaque mois dans le cadre d'un séminaire consacré à la "diaspora des
Fulbe" (selon l'expression des organisateurs). Au rythme de deux ou trois exposés par séance, ce
séminaire a attiré, tout au long de son existence, des anthropologues, géographes et historiens,
européens et africains, permettant ainsi le croisement de nombreux parcours individuels de recherche.
Grâce à ses rencontres, à ses échanges de savoirs, le Greful a donné à chacun la possibilité d'inscrire ses
propres travaux dans des problématiques plus larges relevant des sociétés peules. L'année 2005 marque
la fin volontaire de cette aventure.
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
avec ses voisins peuls du Yatenga2, plusieurs travaux ont attiré notre attention. La thèse
de l'historien Hamidou Diallo intitulée "Les Fulbe de Haute-Volta et les influences
extérieures de la fin du XVIIIè à la fin du XIXè siècle" (1979), sont d'une grande utilité
pour comprendre les flux de peuplement dans le bassin voltaïque, ainsi que les conflits
et les alliances historiques qui se sont opérés à l'heure où retentissait le jihad de Seku
Amadu au Maasina. Nous avons constaté avec étonnement que la "contribution à
l'histoire du Djelgodji" de Patrick d'Aquino et Saïdou Dicko (1999) ne fait pas mention
des travaux d'Hamidou Diallo, pourtant incontournables pour traiter de l'histoire de la
région. L'ouvrage d'anthropologie introspective de Paul Riesman (1974) reste, malgré
les critiques dont il fait l'objet, une source de réflexion pour comprendre les rapports
d'autorité et ce que représente cette catégorie morale qu'est la honte pour les Peuls. Au
Nord-Est, l'ancien émirat du Liptako fut dominé par les Peuls après 1804. Une partie
des recherches de Hamidou Diallo (1979) est consacrée à cet espace politique mais on
peut noter également les travaux d'historiens tels qu'Anna-Marie Pillet-Schwartz (1999)
et plus anciennement Paul Irwin (1976). Plus à l'est encore, aux confins du pays
gulmance étudié par Georges Madiéga (1982), se trouve une enclave peule, le Yagha. Les
travaux que l'anthropologue Brigitte Thébaud (2002) y a menés sont d'un grand intérêt.
Comparant les fondements du pastoralisme au Niger oriental et au Yagha burkinabè,
l'auteur montre le poids des contraintes auxquelles sont soumis les agropasteurs pour
garantir la survie de leur troupeau et la reproduction de leur société. Elle critique
vivement les théories prônant la disparition de l'élevage extensif et met en évidence la
nécessité d'une "économie de partage" fondée sur l'équilibre entre agriculture et
pastoralisme. Enfin, elle montre les limites d'un tel système toujours happé par des
déséquilibres structuraux d'où l'agropasteur ne sort pas souvent gagnant. D'une
manière générale, les rapports entre les Peuls et leurs "hôtes" sédentaires font l'objet de
mécanismes relationnels bien étudiés. Le travail effectué par Mark Breusers (1998),
intitulé On the move. Mobility, land use and livelihood practices on the central plateau in Burkina
Faso, se focalise sur ces questions en privilégiant les conséquences des migrations sur
l'accès aux terres et les "arrangements" qui en découlent. Dans cette région du plateau
central fortement touchée par les flux migratoires, les Peuls sont considérés comme
2 Les relations ont un caractère religieux, puisque beaucoup de Peuls du Yatenga vont faire une partie de
leurs études coraniques dans le Jelgooji. Les relations se manifestent également par des mariages. Sur le
plan administratif, il faut garder à l'esprit que le cercle de Ouahigouya regroupait le Yatenga et les
cantons peuls de Djibo, Tongomayel et Baraboulle situés dans le Jelgooji.
34
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
ceux qui, bien qu'étant restés sur place depuis plusieurs générations, reprendront à un
moment leurs errances. L'antagonisme des conceptions des Moose et des Peuls sur
l'accès à la terre suscite des interrogations. L'auteur analyse les représentations que
chacun a de l'autre et les interdépendances socio-économiques entre agriculteurs et
pasteurs. Le rapport de Thierry Quéant et Cécile de Rouville intitulé, Agriculteurs et
éleveurs de la région du Gondo-Sourou (1969) révèle que cette question des rapports entre
agriculteurs et éleveurs n'est pas nouvelle. Elle a également intéressé les géographes tels
que Michel Benoît (1977, 1982) et Jean-Yves Marchal (1983) précisément portés sur le
Yatenga. Le premier a d'abord étudié le pastoralisme dans la région du Boobola pour
ensuite s'intéresser au Yatenga qui constitue une zone où le pastoralisme est en "état de
survie". Cette analyse est alors confirmée et approfondie grâce au travail
impressionnant de Jean-Yves Marchal (1983) qui a consacré sa thèse d'Etat à l'étude du
pastoralisme dans le centre du Yatenga. Avec les monographies de quelques
administrateurs du cercle de Ouahigouya (Noiré 1904, Vadier 19093, Tauxier 1917), ces
travaux de géographie humaine sont à notre connaissance les seules études
systématiques qui aient porté sur les Peuls du Yatenga. Certes, Anne Bergeret (1999)
s'est penchée sur la question des savoirs pastoraux dans la région de Banh, mais son
travail ne reste qu'une étude ponctuelle. Enfin, si les auteurs précédemment cités se
sont plus spécifiquement intéressés aux moyens de conserver un mode de vie
agropastoral, et donc aux relations d'interdépendance avec les populations
d'agriculteurs, la question des conflits ne reste souvent qu'évoquée. Les mécanismes de
pouvoir, d'aggravation et de règlement des conflits ont été analysés à partir des cas
d'affrontements sanglants entre éleveurs peuls et agriculteurs qui ont soulevé la région
de Bobo-Dioulasso en 1995. Cette tragédie a fait l'objet de deux études principales
(Ouédraogo 1997, Hagberg 2000). S'agissant des études peules traitant de questions
politiques, les travaux de Youssouf Diallo, parmi lesquels, sa thèse, "Les Fulbe du
Boobola. Genèse et évolution de l'Etat de Barani" (1997), traite de ce petit Etat situé au
sud-ouest du Yatenga. Par de nombreux aspects, l'approche de cet auteur retient notre
attention. D'abord parce qu'une place importante est assignée à la perspective
historique permettant de dégager les processus de recomposition du pouvoir au gré des
35
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
aléas de l'histoire. Ensuite, Barani est un Etat4 qui a entretenu des relations
commerciales et politiques avec le Yatenga avant et pendant la colonisation.
Nous souhaitons maintenant aborder la littérature portant sur les Peuls au-delà
des frontières du pays. D'une manière générale, si "la quête des invariants caractérisant
le monde peul s'est avérée bien décevante" (Schmitz 1999 : 23), elle a tout de même
permis de montrer avec force l'hétérogénéité des configurations sociopolitiques peules.
Dans L'archipel peul (1995), Jean Schmitz et Roger Botte montrent que ce vaste
ensemble ne peut désormais plus être analysé à travers la dichotomie simpliste : Peul
nomade, païen, de la brousse/Peul sédentaire, musulman, des villes. Les auteurs
remarquent que le "paradoxe identitaire" qui traverse les sociétés peules est lié au fait
que l'opposition est aussi forgée par les Peuls eux-même au XIXè siècle, et précisément
4 Dans sa thèse, Youssouf Diallo fait le choix de désigner Barani comme un Etat. En revanche, dans
d'autres travaux (Diallo 1994), il considère Barani comme une chefferie. Ce qu'il faut retenir est qu'il
s'agit d'une forme de pouvoir centralisé.
36
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
par les musulmans (Schmitz et Botte 1995). Après les jihad des XVIIIè et XIXè siècles
menés par des Peuls, des Etats musulmans voient le jour au sein desquels les pasteurs,
présentés comme des païens, sont sédentarisés. On reconnaît désormais l'hétérogénéité
du monde peul et on considère l'ethnicité en tenant compte des analyses développées
autant par les Peuls que par les Européens. En effet, si l'on suit de près les discours
concernant les Peuls sur à peu près deux siècles, on ne peut que constater combien les
manipulations idéologiques y ont toujours été fortes (Boëtsch et Ferrié 1999)5. D'une
manière générale en Afrique de l'Ouest, on observe un essor des mouvements à
caractère ethnique au sein des communautés peules à l'occasion desquels les
stéréotypes sont mobilisés et où le pulaaku est présenté comme un symbole identitaire
figé et immuable. Récemment, Günther Schlee note à juste titre la nécessité de
s'intéresser davantage à la question de l'ethnicité peule dans des situations marginales
(Diallo et Schlee 2000). Par exemple les populations d'origine non peule "fulanisées"
ou des Peuls "arabisés", "songhaysés" ou "dogonisés" (de Bruijn et van Dijk 19886)
constituent des cas cruciaux. Günther Schlee estime regrettable que cette marginalité
du monde peul ait été relativement négligée dans la littérature pendant plusieurs
décennies. Ce n'est qu'au début des années 1990 que les "faux peuls" sont devenus un
thème reconnu (Schlee 2000)7.
Les fondateurs du Greful ont mis en évidence les multiples cas de Figures peules
(Botte, Boutrais et Schmitz 1999) déclinant dans le temps et dans l'espace des réalités
sociales très différentes : des façons d'apprivoiser l'espace, de se considérer en tant que
groupe, de voir au détour de l'histoire se transformer la société. En 1997, Thomas
Bierschenk et Pierre Yves Le Meur avaient déjà adopté un tel positionnement, mais là,
il s'agissait de montrer différents aspects de la société peule dans la seule région du
Borgou au Nord du Bénin. Les différentes Trajectoires Peules au Bénin montrent que les
pratiques économiques pastorales s'associent à l'agriculture dans un même foyer (Jung
1997), mais aussi, et c'est nouveau, que l'apparente homogénéité de la catégorie sociale
des "anciens esclaves" cache une grande hétérogénéité et des conflits identitaires forts
5 A travers l'exemple des discours sur l'ethncité peule, les auteurs suivent les aléas des classifications à
l'intérieur de l'espèce humaine et les discours qui se sont succédés depuis l'arrivée des premiers
observateurs en Afrique.
6 Thèse citée par Schlee et Diallo (2000).
7 Pourtant en 1969, Fredrik Barth préconise déjà une telle approche puisqu'il considère que le trait
décisif pour déterminer l'existence d'une ethnie est la caractéristique de l'auto attribution ou de
l'attribution par d'autres d'une catégorie ethnique.
37
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
(Hardung 1997). Comme les auteurs de Trajectoires peules au Bénin, il nous semble
important de montrer que dans une seule et même région, les nuances au sein du
monde peul peuvent être liées à des contraintes naturelles, mais aussi à des variations
historiques locales. L'économie pastorale, bien qu'étant souvent couplée avec
l'agriculture, reste un moyen de production apprécié dans la société peule et les
modalités du système agropastoral se redéfinissent au gré des crises climatiques. Les
sécheresses se font de plus en plus fréquentes et révèlent l'inquiétante "avancée du
désert". En outre, la question des relations avec les autres groupes se pose toujours au
sein du monde peul et d'une manière générale au sein des sociétés nomades (Khazanov
1984). Contre toute vision idéaliste d'un monde nomade autosuffisant, Anatoli
Khazanov montre dans son ouvrage intitulé Nomads and the outside world, l'inévitable
interdépendance des sociétés nomades avec les groupes sédentaires qu'elles
rencontrent8.
8 Bien que les Peuls soient sédentaires et pratiquent pour la plupart une économie couplée sur
l'agriculture et l'élevage, ils se perçoivent et sont perçus comme des nomades.
9 Les Nakombse (sing. nakombga) signifie littéralement,"ceux qui ont raté le pouvoir". Ce sont les Moose au
sens strict, ceux qui se considèrent comme les descendants en ligne agnatique d'un ancêtre unique,
Naaba Wedraogo.
10 Le terme "naam" désigne le pouvoir et implicitement le pouvoir politique.
38
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
11 Dans les pages qui suivent nous employons systématiquement le terme "Moose" le groupe au sens
large. S'agissant des Moose au sens strict nous utiliserons le terme "nakombse".
12 Michel Izard montre que si les "autochtones" ont fourni une grande proportion des maîtres de la terre,
39
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
L’alliance avec les quatre lignages des grands-parents est proscrite. Le lignage minimal
est généralement divisé en un petit nombre de fractions localisées qui forment les
quartiers de village. Autrefois, la seule subdivision du quartier correspondait à la grande
famille étendue qui a désormais cédé la place au ménage polygame, seule véritable unité
de production. Cet ensemble laisse à l'écart les membres de la société peule qui ont
conservé certaines caractéristiques culturelles (langue, système matrimonial) et
affirment encore aujourd'hui leur identité. Ce maintien des "frontières ethniques"
(Barth 1969/1995) ne s'observe pas à quelques kilomètres au Sud-Ouest du Yatenga.
En effet, dans les chefferies de Dokwe, chez les Bwa ou de Lankoy chez les Samo, les
Peuls sont totalement intégrés. Ainsi, Youssouf Diallo15 remarque-t-il que dans ces
sociétés peu hiérarchisées, les Peuls ont adopté la langue des agriculteurs bwa et samo,
ainsi que le système matrimonial. Force est de constater que dans le Yatenga, il n'en est
pas ainsi : Peuls et Moose ont maintenu des "frontières ethniques". La notion d'ethnic
boundary16 élaborée par Fredrik Barth (1969/1995) marque un tournant important pour
la compréhension des phénomènes liés à l'ethnicité puisqu'il considère que les
interactions sociales sont au fondement des distinctions ethniques. Si les différences
culturelles persistent entre deux groupes, c'est grâce au contact interethnique et à leurs
relations d'interdépendance et non du fait d'un isolement géographique ou social. Pour
l'auteur de Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference, ce n'est pas
le contenu culturel interne mais la volonté de marquer sa différence qui définit le
groupe ethnique.
15 D'après l'intervention de Youssouf Diallo lors d'un séminaire du Groupe de Recherches sur les
Sociétés Peules de février 2005.
16 Le texte Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference a été traduit par J. Bardolph,
Ph. Poutignat et J. Streiff-Fenart en français par "Les groupes ethniques et leurs frontières" (Poutignat et
Streiff-Fenart 1995 : 203-249).
40
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
groupe à l'autre. De même, si les Diallube et les Foynabe admettent en leur sein des
castes d'artisans, tels que les forgerons-bijoutiers, les boisseliers ou les tanneurs, il n'en
est pas de même chez les Tooroobe. En effet, ces derniers se hiérarchisent
essentiellement à travers la distinction entre hommes libres et anciens captifs, et
principalement dans les localités où résident les chefs. A Todiam et Bosomnore, les
quartiers de rimaïbe ont fourni la main d'œuvre servile indispensable aux familles de
chefs ou de marabouts et aux plus nantis. Les artisans présents à Banh et à Thiou
pouvaient posséder eux-mêmes des captifs selon les rapports qu'ils entretenaient avec
la chefferie17. D'une région à l'autre, la société s'organise en fonction de
l'environnement humain et des aléas de l'histoire.
17 Nous aborderons cette configuration sociale commune aux Foynabe et aux Diallube dans le chapitre 5.
18 Le togo naaba est un dignitaire du Yatenga Naaba.
19 Signifie littéralement le "chef des enfants", à Bosomnore ce dernier était chargé de récolter les impôts
41
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
comparaison dans tous les genres de vie allant du nomadisme à la sédentarité. Elle
remarque rapidement que l'endogamie chez les Peuls sédentaires de Guinée est aussi
forte que chez les Bororo (Dupire 1970 : 15). Comme l'affirment Philippe Poutignat et
Jocelyne Streiff-Fenart (1995 : 167), "l'entretien des frontières ethniques nécessite
l'organisation des échanges entre les groupes et la mise en œuvre d'une série de
proscriptions et de prescriptions réglementant leurs interactions". Dans le Yatenga,
hier comme aujourd'hui, il est très rare d'observer des unions avec des Moose et la
préférence reste celle du mariage avec la cousine croisée ou parallèle. Face à ce que
certains jeunes estiment être un immobilisme social, les aînés sont encore ceux qui
peuvent imposer une alliance. Alors, dans la vie de tous les jours les situations sont aux
yeux de l'étranger parfois étonnantes. Une petite-fille est promise à son cousin vivant
dans la même cour. Le mariage n'est pas encore consommé, mais les deux enfants
savent qu'au demeurant rien n'empêchera cette alliance. Ils s'évitent et baissent la tête
quand au détour d'une phrase, un de leur frère vient à leur adresser une petite
moquerie. Les mariages entre groupes peuls sont aussi pratiqués, mais dans la vie
maritale d'un homme polygame, la première épouse est généralement choisie parmi les
cousines. Cette forme de mariage contribue largement au maintien des frontières
ethniques. L'union entre une femme peule et un homme moaga (et inversement) est
présentée comme une alliance prohibée : "les Moose ne veulent pas d'une femme qui ne
cultive pas", pour reprendre les paroles du chef de Diouma.
De loin en loin on entrevoit les groupes issus de cette union : les Silmimoose.
Selon Michel Izard, à côté de la société moaga et de la société peule, "une place à part
doit être faite aux Silmimoose" (Izard 1985b : 5) qui forment la troisième société présente
dans le Yatenga. Comme le propose Michel Benoît (1982 : 53), "il est douteux que
cette population ait un ancêtre commun". Ceci nous invite à relativiser l'interprétation
du Capitaine Noiré (1903) pour qui les Silmimoose sont issus de l'union d'un Peul de
Banh et d'une femme moaga. Selon l'auteur, un Peul aurait quitté Banh pour la région de
Téma. Sa femme étant morte sans laisser d'enfant, le roi de Téma lui aurait offert une
de ses filles, leurs descendants formant la "couche des Silmi-mossis". La réalité est
certainement plus complexe et il nous semble qu'au détour de l'histoire se sont créées
çà et là des alliances entre Peuls et Moose grâce auxquelles des groupes Silmimoose ont vu
le jour. Etudiant leur ethnogenèse, Zakaria Lingane (2001) définit les Silmimoose comme
une "ethnie prohibée". Le mode de vie qu'ils adoptent, ainsi que certains traits
42
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
culturels, semblent être néanmoins déterminés par les populations qu'ils côtoient. Les
Silmimoose de Todiam sont totalement "fulanisés", alors que ceux de Diouma ont
adopté la langue et le système matrimonial des Moose et pratiquent autant l'agriculture
que le pastoralisme20. La réalité est donc plus nuancée qu'une représentation de
l'univers social selon laquelle "la double activité économique des Silmimoose (agriculture
+ élevage) n'est que la conséquence de leur double origine historique (Moose + Silmiise)"
(Izard 1985 b : 67).
20Alors que le Moose pratiquent un élevage intensif et refusent de traire le lait, ce qu'ils considèrent
comme le travail des femmes peules, les Silmimoose ne répugnent pas cette tâche qu'ils confient aux
enfants.
43
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
44
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
Avant l'arrivée des Moose, le Yatenga est peuplé de groupes d'origines multiples.
En premier lieu, il y a les Fulse22, présentés comme une population guerrière venue de
l'Est. Après avoir probablement démantelé quelques petits commandements songhay,
les Fulse fondent le royaume du Loroum. Ce pouvoir qu'ils imposent à des populations
autochtones d'agriculteurs sédentaires, s'étend sur l'actuel Jelgooji et dans la partie
orientale du Yatenga pour se prolonger vers le sud jusque dans la région de Gourcy23.
Parmi les groupes songhay, beaucoup sont assimilés aux Fulse et ceux qui s'en
distinguent formeront le groupe des Marãse. Ceux-là sont généralement reconnus
comme des commerçants caravaniers, musulmans et de surcroît teinturiers (Izard
1985a). Quant aux autres populations d'agriculteurs sédentaires que les Fulse dominent,
elles gardent la maîtrise de la terre et le pouvoir religieux qui lui est associé. A
l'extérieur du territoire contrôlé par les Fulse, vivent des populations organisées en
communautés villageoises. Parmi elles, aux frontières occidentales du Loroum, se
trouvent les Kibse24 dont beaucoup ont fui et que l'on désigne aujourd'hui comme les
ancêtres des Dogons. Plus à l'Ouest vivent les Kalamse en nombre réduit et les Ninise
dont une partie forme les ancêtres des Samo.
ressortissant du même ensemble de peuplement que les Dogons orientaux et septentrionaux" (Martinelli
1995 : 383).
45
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
46
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
Mais l'entrée en scène de Naaba Yadega en fera le deuxième royaume du Moogo par la
taille et par l'importance géopolitique après le Wubritenga…
Vers le début du XVIIIè siècle, le pouvoir royal se consolide, les Moose n'ont
presque plus d'espaces nouveaux à faire passer sous leur domination. Le pays est
composé de commandements locaux dirigés par les fils de rois et leur densité est telle
qu'il n'est presque plus possible d'installer de nouveaux chefs. Les conflits entre
branches dynastiques sont inéluctables d'autant qu'ils sont arbitrés par des rois, qui,
soucieux de nantir leur fils laissent "les nakombse se manger les uns les autres". Dans ce
contexte de saturation des espaces politiques, il s'agit pour une dynastie désirant
renforcer son pouvoir, de consolider l'appareil d'Etat (Izard 1985 : 63-65). L'Etat du
Yatenga n'est abouti et stabilisé qu'à la fin du XVIIIè siècle sous le règne d'une figure
47
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Les Tooroobe (de patronyme Tall) sont probablement les premiers à avoir
commencé à s'établir dans le Yatenga. Comme le suppose Michel Izard (1985a), ils
seraient venus au début du XVIIIè siècle. Originaires du Fouta Toro, les Tooroobe
auraient fait une boucle vers la région de Torodi (actuel Niger) et peut-être Sokoto
(actuel Nigeria) avant de pénétrer le Moogo. Dans leur itinéraire, certains essaiment au
Liptako et du Yagha. Ils atteignent le Yatenga dans des conditions que nous
48
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
n'aborderons pas ici (cf. chapitre 7). Chassés de Gibou, une petite localité à l'Est du
royaume, les Tooroobe peuplent le "marigot de Todiam" (Benoît 1982) pour certains, et
traversent le Yatenga d'Ouest en Est pour d'autres, afin de s'établir à Goutela puis
Bosomnore. Les Tooroobe essaiment donc dans ces deux principales zones. Du côté de
Todiam, ce n'est qu'à la période coloniale et peut-être quelques années avant
qu'apparaît un chef faisant autorité sur les Tooroobe de la région du Marigot de Todiam,
alors que Bosomnore et Goutela sont dès la seconde moitié du XVIIIè siècle, des
centres politiques où résident des chefs Tooroobe. Les traditions orales recueillies à
Bosomnore rendent compte de la formation d'un groupe sociopolitique tooroobe dans
cette zone dont le premier chef apparaît en la personne de Daoud Jibaïro. Toutefois,
les récits s'attardent plus sur le personnage de Idriss Jibaïro, frère cadet du premier chef
qui lui succède. Idriss est présenté comme un homme particulièrement versé dans
l'islam et détenteur de pouvoirs magiques exceptionnels. Il avait, d'après certains récits
que nous avons recueillis sur place, l'habitude de recevoir Naaba Kango en quête d'une
protection bienveillante. Michel Izard présente la chefferie de Bosomnore comme le
"centre maraboutique" privilégié des rois du Yatenga (Izard 1985a). Comme Todiam,
Bosomnore deviendra canton peul pendant la période coloniale.
49
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Sidiki que les Foynabe forment une chefferie dont le territoire, qu'ils appellent "foy",
s'étend dans la zone nord du Yatenga peu peuplée par les Moose. Avec Sidiki, certains
s'implantent à Banh. Plusieurs récits montrent qu'ils y chassent les Tooroobe. Cette
indication permet de supposer qu'ils étaient capables de s'imposer par la force et
confirme le fait que la présence des Tooroobe dans le Yatenga est antérieure à celle des
Foynabe. D'après certains interlocuteurs, Sidiki était un contemporain de Naaba Yemde
(1850-1877). Cette hypothèse, sachant que deux chefs ont précédé Sidiki à Delga, nous
permet de supposer que les Foynabe commencent à s'implanter dans le Yatenga au
début du XIXè siècle, c'est-à-dire bien plus tardivement que l'estimation de Michel
Izard (Izard 1985a : 70-71) ne le laisse supposer. Malgré leur réputation de mauvais
élèves des Moose, les Foynabe ont semble-t-il beaucoup combattu aux frontières du
Yatenga, essentiellement contre les formations politiques peules du Jelgooji (Diallo
1979, Izard 1985, D'Aquino et Dicko 1999). Les récits de complots avec des
mercenaires moose et des Peuls de Boni pour combattre les Touaregs mettent en scène
une géopolitique des frontières où les Foynabe occupent un espace politiquement
stratégique. Leurs pratiques fréquentes du pillage et de la guerre en faisait une
population à maîtriser. En dépit du peu de confiance que leur accordaient les Moose, les
récits recueillis à Banh rendent compte de leur allégeance au Yatenga Naaba :
"Avant, Banh faisait partie de la zone moaga. Les Moose commandaient tout.
Si tu voulais une entente avec eux, il fallait collaborer avec eux. Les Peuls,
qui étaient là aux alentours, reconnaissaient le pouvoir du Yatenga Naaba.
Pour mieux s’entendre avec lui, il fallait partir le voir et discuter avec lui
pour avoir de meilleures relations" (LB Barry, Banh, janvier 2003).
Cette allégeance n'enlève cependant rien aux mésententes entre les Foynabe et
les Moose de Ingani, localité située près de Titao à une vingtaine de kilomètres de Banh.
Il est notamment question d'une expédition de pillage effectuée à leur encontre et à
l'issue de laquelle des Moose sont capturés. Leurs descendants sont encore aujourd'hui
les rimaïbe de certaines familles peules de Delga. Il n'est donc pas impossible que
malgré une collaboration supposée avec le Yatenga Naaba, les Foynabe aient été en
conflit avec certains commandements locaux moose.
50
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
A une époque que l'on ignore, un conflit de succession éclate et une faction
commence à effectuer une descente vers Sittugo31 où elle forme progressivement un
petit groupe, les Sittugabe, sous l'autorité d'un chef. Celui-ci se déplacera à Diouma et
sera chef de canton pendant la colonisation. Michel Izard date cette rupture sous le
règne de Naaba Yemba, au milieu du XVIIè siècle. Selon l'auteur, la descente de ces
Peuls dans la région de Sittugo n'est pas étrangère au fait que dans cette même localité,
le roi avait élu domicile ou à défaut de cela, avait placé un des siens pour surveiller les
lieux. Sittugo était, dans l'hypothèse de Michel Izard (1985a), un "poste d'observation
privilégiée des mouvements migratoires fulbe". Ainsi les pouvoirs moose voyaient-ils d'un
œil inquiet l'occupation des lieux par les Foynabe mais aussi les Tooroobe. Que la région
ait été un foyer de peuplement peul important suscitant de la part des Moose des
inquiétudes est une chose fort probable, mais comme nous venons de le dire,
l'hypothèse d'une installation au milieu du XVIIè siècle nous semble tout à fait précoce,
pour le moins s'agissant des Foynabe. Quoi qu'il en soit, les Foynabe se sont vite divisés
en deux formations sociopolitiques. Celle de Banh au Nord du Yatenga et celle de
Diouma au Sud-Est. Cette dernière est peu connue parce que le chef n'a aujourd'hui de
chef que le titre, et que les Peuls y sont peu nombreux. Beaucoup ont migré
récemment, en l'occurrence vers Bobo-Dioulasso.
D'une manière générale, les traditions nous permettent de situer l'arrivée des
ancêtres respectifs de ces groupes au XVIIIè siècle, en nous référant aux rois moose
auxquels ils avaient à faire et en recoupant les informations issues des cinq localités.
Ceci étant, on peut imaginer que ces implantations dans le royaume du Yatenga aient
été précédées par des flux permanents de pasteurs antérieurs au XVIIIè siècle et même
dès le cours du XVè siècle, comme l'avance Hamidou Diallo (1979). Cet auteur, qui
s'est intéressé aux formations politiques peules du Jelgooji et du Liptako, montre
notamment que les flux migratoires sont stimulés par des influences extérieures et que
les mouvements de peuplement peul à l'intérieur de la Boucle du Niger sont
concomitants aux deux périodes d'expansions songhay d'une part, et Moose d'autre part.
C'est selon lui, au cours du XVè siècle que les Peuls commencent à s'installer dans le
Jelgooji et le Liptako et il est question de deux groupes, les Bingaabe et les Worongomaabe
qui s'établissent d'abord sur le Moogo avant de s'installer au Jelgooji (Diallo 1979).
31 Ou Sitigo.
51
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
L'auteur propose également des "causes objectives" ayant déterminé un repli des Peuls
de la zone de Tombouctou vers l'actuel Burkina. Ces causes sont essentiellement
politiques et naturelles. En effet, l'émiettement dû à la chute de l'empire songhay en
1591 sous les coups des troupes marocaines provoque l'appauvrissement du pays. La
guerre devient une entreprise économique que les Peuls cherchent à fuir. A ces
tragiques évènements s'ajoute une succession de fléaux naturels (sécheresse, invasion
acridienne) ainsi que des épidémies (Diallo 1979 : 57-62). Pour ces raisons, des vagues
de migration se sont probablement succédées entre le XVè siècle et le XVIIIè siècle.
Or, le passage permanent des Peuls dans le Yatenga est pour les Moose un sujet de
préoccupation. Comme nous l'avons vu, les Diallube et les Foynabe occupent
respectivement les frontières de l'Ouest et du Nord. Dans le contexte d'une politique
de contrôle des routes du sel empruntées par les commerçants caravaniers, on
comprend mieux l'inquiétude des pouvoirs moose craignant qu'une fièvre déloyale ne
sévisse au sein de ces groupes peuls. De plus, les Peuls commencent à être organisés
politiquement au Jelgooji et sont nombreux au Maasina. Ainsi, représentent-ils une
menace contre laquelle il convient d'être méfiant qui plus est quand à la fin du XVIIIè
siècle s'amorcent loin vers l'Est, les prédications musulmanes des Peuls de Sokoto (cf.
Chapitre 2).
52
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
progressivement par leur intégration dans les rituels politiques moose, et une
reconnaissance de l'économie pastorale.
L'économie du palais du Yatenga Naaba s'organise pour que des biens soient
capitalisés et redistribués à l'occasion des cérémonies annuelles et exceptionnelles.
Outre la production artisanale des forgerons qui fournissent un ensemble de biens
allant des ustensiles de cuisine aux armes, outils agricoles et bijoux, le troupeau royal de
bovin est un élément important de cette économie. Les "gens de bagare32" sont les
gardiens du troupeau royal et non des éleveurs. Ils sont établis dans plusieurs localités
du royaume, parmi lesquelles Rom Bagare où nous avons séjourné. Nos enquêtes
menées dans ce village permettent de souligner un fait singulier. Les gardiens du
troupeau royal ne sont pas des Peuls, mais leurs récits de fondation mettent en
évidence l'existence, dans un lointain passé, d'un Peul à qui le troupeau du roi aurait été
confié premièrement et qui aurait fui avec les animaux en laissant ses femmes. Ceci
révèle qu'au moins à Rom Bagare, mais certainement dans les autres localités où
demeure le troupeau royal, les gardiens appartiennent à la société moaga. Dans cette
économie, les Peuls du royaume offrent les bœufs à l'occasion des cérémonies royales :
ceux de Bosomnore fournissent le bœuf destiné au sacrifice annuel, ceux de Todiam
53
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
amènent au palais les bœufs pour la fête de filiga33; ceux de Thiou en amenent pour le
naapusum34 (Izard 1985b : 494).
Avant la pénétration coloniale, bien qu'étant aux marges de la société moaga, les
Peuls sont largement pris en compte dans l'organisation administrative du royaume.
Michel Izard a montré le rôle central des captifs royaux dans le système de
54
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
gouvernement et plus largement la place des dignitaires royaux, les nesomba qui sont des
"hommes de bien", "dignes de confiance". En définitive, en haut de la hiérarchie
politique, les quatre nesomba royaux administrent l'ensemble des commandements
locaux du royaume. Ils sont les intermédiaires privilégiés entre le pouvoir local et le
pouvoir central, car le roi n'est consulté qu'en dernier recours. Ces quatre dignitaires
sont respectivement le Togo Naaba, le Balum Naaba, le Weranga Naaba et le Rasam
Naaba. Si chacun se charge de l'administration d'une partie du royaume, ils sont
également investis d'une fonction particulière à la cour du roi. Pour ce qui est de leur
rôle vis-à-vis des Peuls, Michel Izard écrit que le Weranga Naaba a la charge, avant la
période coloniale, des relations du pouvoir central avec les Diallube et les Foynabe.
Quant au Bin Naaba, le chef des captifs royaux, il est chargé des relations avec les
Tooroobe.
Le schéma général des rapports entre Peuls et gens du pouvoir moaga relève
d'un pacte tacite d'alliance et d'assistance, doublé d'une méfiance réciproque. Les Peuls
s'engagent à faire allégeance et, si besoin est, à fournir le royaume en hommes lors
d'expéditions guerrières. Quant aux Moose, ils garantissent çà et là, la paix à des pasteurs
sillonnant le pays à la recherche de pâturages et par conséquent particulièrement
soumis aux attaques fréquentes de pillards. Ici, chacun mesure les intérêts d'une
cohabitation où des formes d'échange économique s'instaurent progressivement, créant
des interdépendances : les produits de l'élevage (lait, beurre, fumure) sont échangés
contre des céréales. Ce type de relations désormais bien connues perdure encore de
nos jours, mais il faut bien garder à l'esprit que les mondes peuls et moose restent à bien
des égards cloisonnés par des codes, des systèmes sociaux et économiques très
différents.
Le Yatenga est une région sahélienne située dans une zone climatique délimitée
par les isohyètes 500 mm et 600 mm : très faibles, les précipitations sont également
irrégulières. 1983, année de sécheresse, ne totalise que 30 jours de pluie. Nous sommes
donc à l’extrême limite des mises en culture non irriguées, qui selon certains
55
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
spécialistes, ne peuvent être pratiquées en dessous du seuil des 500 mm. La saison des
pluies s'étend de juin à septembre. A ces quatre mois correspond une période de travail
agricole intense. Dans leur très grande majorité, les champs sont ensemencés en mil et
en sorgho (gros mil). A ces cultures de base s'ajoutent le maïs et le gombo (plante à
sauce), cultivés autour des habitations. Les cultures du pois de terre et de l'arachide
sont des activités exclusivement féminines. L’agriculture est principalement vivrière et
généralement couplée avec un élevage de bétail : ovins, caprins et bovins (dans une
moindre mesure) tandis que l'élevage de bétail est essentiellement l'affaire des Peuls.
Si l'on associe généralement, les Peuls à leur activité pastorale, il faut garder à
l'esprit que la catégorie même de pasteur masque des réalités bien différentes. Comme
le souligne Claude Raynaut (1997 : 147-148), il convient d'éviter l'amalgame usuel entre
pasteur et nomade. Alors que le pastoralisme désigne une forme de production qui
s'organise autour de l'appropriation de l'exploitation et de la circulation du troupeau et
détermine l'existence matérielle d'un groupe, le nomadisme quant à lui ne désigne
qu'un mode de résidence et d'occupation de l'espace fondé sur la mobilité. Or la
diversité des sociétés pastorales peut s'appréhender par un croisement de ces deux
catégories, qui en plus, admettent de nombreuses nuances. En effet, il existe des degrés
dans la mobilité qui va du grand nomadisme déplaçant l'ensemble de la communauté
avec ses troupeaux, à la petite transhumance où le cheptel se replie à certaines périodes
de l'année sous la conduite de bergers. Les nuances sont toutes aussi fréquentes en ce
qui concerne le pastoralisme : une population peut dépendre plus ou moins
exclusivement du bétail pour sa reproduction matérielle et sociale. De telles variations
peuvent être appréhendées à l'aune du système politique auquel les pasteurs sont
soumis.
36Terme donné par Roger Botte et Jean Schmitz (1994) pour désigner l'ensemble de l'espace subsaharien
occupé par les Peuls.
56
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
Boutrais (1994) met en évidence les blocs de peuplement plus ou moins homogènes où
s'intercalent les Etats pré-coloniaux avec de petits noyaux peuls éparpillés et
minoritaires. Les grandes discontinuités sont constituées par des espaces politiques
fondés par d'autres populations. Les royaumes moose ou bambara du Kaarta et de Ségou
sont des exemples notoires et non les seuls. En outre, une autre configuration est celle
des petites formations politiques peules qui ont encerclé de grands Etats comme à
l'Ouest du Bornou ou encore, comme les chefferies peules du Jelgooji, de Barani, du
Yagha et du Liptako autour des royaumes moose.
La carte de Jean Boutrais (carte 3 p 18) dévoile également une vue d'ensemble
d'un "peuplement peul dans le cadre d'autres structures politiques" correspondant à
l'intégration de groupes peuls dans les interstices de formations politiques fortes
dominées par d'autres groupes. C'est à cette catégorie qu'appartiennent les Peuls
accueillis chez les chefs bariba du Borgou (actuel Bénin), tout comme les chefferies
peules du Yatenga. La problématique de l'espace se trouve être différente quand de
petits groupes peuls s'implantent dans les interstices de territoires politiques dominés
par des populations d'agriculteurs sédentaires. Dans ces cas, les espaces pastoraux sont
organisés en un centre politique et un réseau, plus ou moins important,
d'établissements secondaires fixes ou non, qui balisent les itinéraires de transhumance
et les zones de stabulation. En revanche sur des territoires politiquement dominés par
les Peuls, les pasteurs peuvent se déplacer plus librement. Cette libre mobilité reste à
nuancer dans la période qui suit la vague des jihad du XIXè siècle, quand les Etats
musulmans du Maasina et de Sokoto ont imposé la sédentarisation des nomades.
D'une formation politique à l'autre, le nomadisme est plus ou moins réglementé. Les
différentes formes d'utilisation de l'espace dépendent de l'intégration politique des
Peuls.
57
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
10 % d'une population à dominante Hausa. Les chefs peuls sont installés sur des terres
qui sont des enclaves dans le système spatio-politique hausa dont ils ne dépendent pas.
Dans ce contexte, les besoins agricoles de l'ensemble de la population sont trop
intenses pour permettre d'effectuer des choix en faveur de l'élevage. La transhumance
dans cette région est donc une nécessité; elle entraîne une véritable scission familiale et
un manque de main d'œuvre pour assurer les travaux agricoles. L'équilibre entre
pastoralisme et agriculture est particulièrement fragile à Maradi, car les deux activités
sont en compétition (Kintz 1986).
Les itinéraires de peuplement des Peuls du Yatenga montrent que les pasteurs
tentent de s'établir près des bas-fonds ou des marigots qui constituent des zones de
pâturage et des points d'eau facilitant l'élevage. Les chefs peuls, qui progressivement se
hissent à la tête de chacune de ces sociétés pastorales, s'installent tous à proximité de
ces espaces inondés. Le milieu naturel est, pour les éleveurs qui s'établissent, un critère
important d'ancrage au terroir. De plus, les logiques d'installation des chefs mettent en
évidence qu'avant la colonisation, ils n'occupent pas nécessairement des endroits fixes
et possèdent même souvent plusieurs résidences. En effet, nos enquêtes menées dans
les cinq chefferies nous montrent que systématiquement, la résidence d'un chef n'est
pas un endroit unique. Ainsi, dans le nord du Yatenga, le chef des foynabe se déplace-t-il
entre Banh et Delga. A Bosomnore, les chefs tooroobe sont aussi à Goutela. A Todiam,
on évoque également la localité de Bassanga. Enfin, la chefferie de Diouma est, à ses
débuts, établie à Sittugo. Pour les Diallube, Thiou Bango et Bouro sont les résidences
des chefs. Les fiches de renseignements, établies par les administrateurs coloniaux dans
les années 1920, montrent que les commandants de cerle n'ont pas imposé d'endroit
fixe aux chefs, se contentant de constater leur mobilité entre les différentes localités.
58
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
Négociation-protection.
Dans les lieux de peuplement déjà dense, les Peuls sont venus demander la
terre à un prêtre local et ont ainsi pu se ménager une protection auprès des autorités
politiques. A Dingri, localité située sur l'imposante maîtrise de terre de Ronga, les Peuls
nous rapportent des récits relatant leurs incontournables tractations avec les
personnalités politiques locales, qu'il s'agisse des chefs moose ou des fils de la terre,
tengbiise. Dans cette localité37, les Peuls se sont établis suite à une demande rituelle au
chef de terre, tengsoaba, ainsi qu'au chef politique, le Dingri naaba : le premier leur
attribuant une terre, et le second leur assurant une protection. En échange, la famille
demandant cet accueil leur fournissait un animal en sacrifice. Chaque année, à
l'occasion des cérémonies de fin d'année agricole, un bœuf était offert. Dans un
contexte où les espaces sont souvent insécurisés, soumis aux pillards et à la guerre, les
pasteurs s'assuraient une protection que les alliances politiques rendaient possible (ce
cas est développé dans le chapitre 7).
Négociation-technique
Des récits d'installation montrent que des autorités locales ont mesuré l'intérêt
de l'élevage bovin et ont confié très tôt leurs troupeaux aux Peuls. Ce fait s'observe
59
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
d'autant plus dans les localités densément peuplées d'agriculteurs fulse : ces derniers
entretiennent avec les Peuls des rapports symbiotiques auxquels Jean-Yves Marchal
donne plusieurs explications. Les Fulse ont en général davantage de bétail que les Moose
et ont été, pendant longtemps, plus économes d'espaces (Marchal 1983 : 449-461). Ils
ont donc préservé les brousses en laissant leur accès libre aux troupeaux, confiés en
bonne partie aux Peuls (Marchal 1983 : 539). Dans les zones centrales, les Peuls
établissent plus aisément des "contrats" de gardiennage avec les Fulse. Si ces logiques se
généralisent par la suite, notamment quand les Moose ont commencé à juger les intérêts
que représentent pour eux la pratique d'une économie mixte, on peut supposer que de
nombreuses installations au XVIIIè siècle se font près des Fulse pour ces raisons de
symbiose économique. L'examen des cartes de Jean-Yves Marchal montre que le Sud
du royaume à dominante moaga est moins fréquenté par les Peuls, contrairement à la
partie Nord occupée par les Fulse (cf. carte 7).
60
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
[Peuls]
[Kibse]
[Fulse]
61
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Négociation-autonomie
Il est des cas où, pour chacun des groupes, il importe de négocier son autonomie
réciproque. C'est ce que l'on observe à Bosomnore, où les Peuls et les Fulse (plus tard
assimilés aux Moose) occupent l'espace villageois en se ménageant une autonomie
respective. D'après un interlocuteur fulga, ses ancêtres ont fui la région de Yako où le
roi avait ordonné leur mise à mort. Ils viennent dans la brousse inhabitée de
Bosomnore et plus tard les Tooroobe leur demande la permission de s'installer près
d'eux38 :
Ce récit nous intéresse précisément parce qu'il met en évidence les logiques de
distanciation induites par la religion. Ainsi, s'agissait-il de vivre proches les uns des
autres, mais sans promiscuité.
Négociation inversée
38 La version des Peuls de Bosomnore soutient que les Fulse sont venus après les Tooroobe.
62
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
avaient eux aussi l'habitude de disparaître en brousse, laissant sur place les rimaïbe
auxquels les chefs confiaient certaines responsabilités. "Dès lors, les rimaïbe servaient
souvent d'intermédiaires entre les Mossi, demandeurs de terre pour s'installer, et les
chefs peuls" (Bergeret 1999 : 309). D'autres cas de négociation inversée existent
également dans la zone de Diouma, où après son installation légitimée par le chef de
terre local, le chef peul recoit le pouvoir d'attribuer en seconde main des terres aux
nouveaux arrivants, sur celles que lui-même avait reçu précédemment. Un moaga de
Diouma nous explique ceci :
"Nous sommes venus par l'intermédiaire d'un chef peul et non d'un
tengsoaba. C'est le chef peul précédent qui nous a donné un terrain"
(Ouédraogo M., Diouma, février 2003).
L'état des relations entre Peuls et Moose et les conditions de leur installation
dans le royaume sont donc variables selon les espaces et selon les dispositions des
autorités locales à l'égard des Peuls. Quand ils s'installent au XVIIIè siècle, ils trouvent
des espaces arborés, des pâturages riches. "En ce temps là c'était la brousse", mais
progressivement, la démographie se fait pesante et les espaces se saturent comme dans
de nombreuses régions du Sahel.
63
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
b. Complémentarité et échange
Pour les éleveurs qui restent (et ils sont nombreux), le climat pose des
difficultés croissantes jour après jour. Les années 1970-1980 ont conduit à une
paupérisation des pasteurs nomades qui ont dû se convertir un peu plus à l'agriculture
pour survivre (de Bruijn 2000, Thébaud 2002). Ceux là admettent volontiers qu'ils
n'auraient pas pu maintenir leur charge bovine si personne n'avait migré. Si l'on
distingue parfois les Peuls nomades, qui dépendent entièrement de leur bétail pour
leurs besoins, et les Peuls sédentaires, qui pratiquent à la fois la culture et l'élevage,
Jean-Yves Marchal remarque que les Peuls du Burkina font majoritairement partie de la
deuxième catégorie. A l'exception de quelques fractions gaobe et bella, "tous les autres
pasteurs, ressortissants voltaïques, ont une économie mixte" (Marchal 1983 : 540) et,
par conséquent, leur mobilité se réduit à des transhumances de saison pluvieuse,
pratiquées par un membre de la famille ou confiée à un berger. Autrefois, leur
économie de subsistance était fondée sur l'association de l'élevage à l'agriculture
généralement pratiquée par les rimaïbe. En fait, il y a longtemps que les Peuls pratiquent
l'agriculture et particulièrement ceux qui se sont établis dans le centre du Yatenga,
64
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
parmi les Moose et où des Peuls "très mobiles ne pourraient pas vivre" (Marchal 1983 :
541). Les Peuls du centre du Yatenga se sont toujours satisfaits d'un pastoralisme
cantonnés à des espaces autour de leur résidence ou dans des aires de "délestage" en
suivant des itinéraires précis.
65
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Peuls et Moose tendent donc vers la pratique généralisée d'une économie mixte
couplant l'agriculture à l'élevage, mais il faut bien reconnaître que les conceptions sont
très différentes selon les groupes. Jean-Yves Marchal constate l'existence de "pasteurs
résignés au travail des champs, paraissant plus soucieux de protéger les cultures contre
les animaux que de soigner les sarclages" (Marchal 1983 : 551). Ceci étant, Peuls et
Moose bénéficient à certains égard de la complémentarité des deux activités.
Aujourd'hui, il est fréquent qu'en période de saison sèche, les Peuls partent en petits
groupes s'installer sur les champs des agriculteurs avec leurs animaux. Mirjam de Bruijn
(2000) montre les bénéfices réciproques de l'institution des jatigi dans laquelle le paysan
hôte reçoit les pasteurs transhumants sur son lopin de terre. Dans un espace où
cohabitent les compétences pastorales et agricoles, les conflits sont plus fréquents :
dégâts champêtres, vol de bétail, pistes mises en culture sont autant de raisons qui
mènent devant une autorité judiciaire les éleveurs Peuls et les agriculteurs moose. Il
66
Chapitre 1. Peuls et Moose : interactions sociales et logiques de différenciation
n'existe pas un unique recours juridique. En cas de conflit, il est même fréquent que le
règlement se fasse à l'amiable. Des complications ou des désaccords plus profonds
mènent les protagonistes devant un chef traditionnel ou, comme c'est le plus souvent
le cas, au niveau du tribunal départemental, présidé par le préfet et assisté d'assesseurs.
Enfin, si le litige ne se règle pas à ce niveau, l'affaire peut se poursuivre au niveau
provincial, voire même national. Ceci est cependant très rare, tant les délais sont longs
et les frais élevés.
67
Chapitre 2. Le processus
d'islamisation.
La question de l’islam en Afrique de l’Ouest n'a été traitée que tardivement par
les historiens et surtout par les anthropologues. Cette lacune a longtemps été liée à la
fascination que les religions dites du terroir ont exercée sur des chercheurs parfois en
mal d'exotisme. A ce sujet, David Robinson évoque la nécessité de "répondre à un
manque de recherche monographique et comparative sur les rapports entre sociétés
musulmanes et autorités coloniales françaises en Afrique de l’Ouest, et l’omission
d’une manière générale de l’Afrique de l’Ouest dans les débats sur les sociétés
islamiques" (Robinson 1997 : 538). Pour reprendre l’expression de Jean-Louis Triaud,
"l’islam d’Afrique Noire fait un peu figure provinciale par rapport à ses aînés proche-
orientaux ou maghrébins" (1998 : 6). Toutefois, des travaux d'historiens, et notamment
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
de Jean-Louis Triaud, ont révélé combien l'Afrique constitue une mine de recherches
possibles sur la question de l'islam. Contre une vision simpliste selon laquelle l’islam
s’est imposé en Afrique Noire comme un véritable conquérant pratiquant un
prosélytisme armé et rigide, les études de cet auteur sur l’islam médiéval montrent que
la religion du prophète s’est intégrée en Afrique Noire d’une manière progressive et
discontinue. De plus, Jean-Louis Triaud réfute la pertinence de la notion d'"islam noir"
(Vincent Monteil 1964) devant faire la spécificité de l'islam d'Afrique Noire associé à
des "religions animistes". Vincent Monteil a néanmoins eu le mérite de poser une
première critique de taille sur les présupposés autour des peuples qui auraient "fait
barrage" à l'islam.
69
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
communautés yarse en pays moaga. Les politologues se sont également penchés sur la
question de l'islam. René Otayek a été, à ce titre, l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages
et articles mettant en relation les transformations politiques avec la progression de
l'islam. Aussi bien le projet révolutionnaire de Thomas Sankara (Otayek 1993) que
l'ouverture démocratique (Otayek 2000) permettent d'analyser le changement religieux
et plus précisément la progression de l'islam (Otayek 1984). Toujours dans le domaine
des sciences politiques, la thèse d'Issa Cissé intitulée "Islam et Etat au Burkina Faso :
de 1960 à 1990", montre combien l'ouverture sur le monde arabo-islamique au début
des années 70 a provoqué l'élan de nombreuses conversions qui se sont encore accrues
dans les années 80. Avec ces deux derniers auteurs, on ne peut que constater la
progression de l'islam après les Indépendances. Malgré l'apport majeur que ces travaux
constituent pour la connaissance des mécanismes contemporains d'implantation et de
concurrence des religions monothéistes, il faut bien reconnaître que l'anthropologie
reste peu loquace sur le sujet. Toutefois le travail de Katrin Languewiesche (2003),
porte sur les phénomènes de conversion (et de reconversion) dans un contexte de
pluralité religieuse qu'elle décrit finement. Elle conclut d'abord que depuis le XVIè
siècle, islam et religion moaga coexistent sans qu'aucun prosélytisme religieux n'ait été
jamais pratiqué. Ce n'est qu'avec la colonisation et l'introduction du christianisme que
le prosélytisme prend forme. Les églises catholiques et protestantes s'estiment investies
d'une mission civilisatrice : celle de délivrer les Africains du paganisme considéré
comme un véritable état de déchéance. Les tentatives des prêtres et pasteurs pour
convertir la population réveille les ambitions prosélytes des responsables musulmans. A
l'aube des Indépendances, le prosélytisme musulman prend une tournure politique et
s'aligne ainsi à la méthode chrétienne qui s'était toujours attachée à convertir les élites
plutôt que les couches populaires. L'espoir des musulmans de voir l'église catholique
perdre du terrain se réalise au cours de la période révolutionnaire (1983-1987). L'Etat
affirme alors clairement sa volonté de se libérer de la tutelle morale et intellectuelle de
l'Eglise catholique (Cissé 1996). Ce mouvement de renouveau islamique est récent et
encore en marche. Dans le Yatenga, les conversions à l'islam s'opèrent selon de
multiples processus…
70
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
Todiam Youba
1. La religion moaga
71
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
très anciennement dominés par les Moose2. Que ce soit au niveau local ou dans sa forme
royale, la religion moaga associe les détenteurs du pouvoir, naabiise, aux "fils de la terre",
tengbiise, présentés comme des populations "autochtones". En réalité, cette
dénomination d'"autochtone" cache un ensemble hétérogène de populations d'origines
multiples : les Fulse3 et dans une moindre mesure, des Kibse4, des Kalamse5, des Ninise6 et
des Kambose7. Si les Fulse représentent, selon Michel Izard (1985b : 360), près de 53 %
des "fils de la terre", près de 35 % sont d'origine moaga. On voit donc toute l'ambiguïté
du statut d'autochtone quand par un processus de changement d'identité lignagère bien
décrit par Michel Izard (1976), des nakombse parviennent à acquérir ce statut.
L'autochtonie n'est pas un fait historique mais une construction politique.
2 Pour plus de détails sur les cérémonies royales, voir Izard (1985b : 118-204).
3 Les Fulse (sing. fulga) étaient établis dans le royaume du Lurum, qui fut progressivement démantelé
après la "conquête" des Moose.
4 Les Kibse (sing. kibga), dont beaucoup ont fui vers Bandiagara, sont considérés comme une partie des
des Dyula de Kong. Lointainement issus de l'empire du Mali, ils sont associés à l'emploi militaire et à la
technologie du fusil (Izard 1992 : 77).
72
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
d'une intervention divine (Bonnet 1988 : 62). C'est du moins comme cela que le
présentent les discours même s'il est possible d'établir des successions de bugo au sein
d'un même lignage. Le bugo est issu du groupe des gens de la terre ou des forgerons, il
est présenté comme un personnage capable de se métamorphoser en animal, de voir
les êtres du monde invisible, d'intervenir sur les éléments. C'est aussi un devin. Si l'on
concède volontiers ce genre de pouvoirs au tengsoaba, on reconnaît, semble-t-il, une
prééminence du bugo pour ce qui est de la maîtrise des génies (Bonnet 1988). Ce bref
rappel des principaux traits de la religion moaga ne doit pas faire oublier que dans le
Yatenga, une autre forme d'animisme était pratiquée par les Peuls.
S'il est généralement admis que les Peuls tooroobe soient anciennement islamisés,
il n'en est pas de même de leurs cousins diallube et foynabe. Néanmoins, il ne serait pas
juste de parler d'une religion peule pré-islamique comme nous venons de le faire à
propos des Moose. Paul Riesman, dans son ouvrage Société et liberté chez les Peuls djelgôbé de
Haute-Volta (1974), s'interroge sur l'existence d'une telle religion au Jelgooji avant les
grandes vagues d'islamisation du XIXè siècle. Selon l'auteur, l'observateur étranger est
frappé par le manque apparent de religion proprement peule. En effet, même chez
certaines fractions wodaabe faiblement islamisées étudiées par Marguerite Dupire, nous
ne trouvons ni culte des ancêtres ou des esprits, ni rites collectifs d'un caractère
nettement religieux. Dans l'avant-propos de son ouvrage Organisation sociale des Peul,
Marguerite Dupire (1970) souligne que, lorsqu'elle entreprenait ses enquêtes chez les
Bororo du Niger et de l'Adamawa, elle abandonnait "l'espoir de trouver les traces d'une
religion préislamique originale que laissait supposer l'existence en langue fulfulde d'une
classe nominale énigmatique de (nge) dans laquelle voisinent la vache, le feu et le soleil"
(Dupire 1970 : 14). S'agissant des Djelgôbe de l'actuel Burkina Faso, Paul Riesman ajoute
: "l'islam ne semble pas avoir remplacé une ancienne religion ou s'être greffé sur elle,
mais il s'est créé une place dans leur conception du monde et un rôle dans la structure
sociale qui n'existait peut-être pas auparavant" (1974 : 101). Même si aujourd'hui le fait
d'être musulman est inséparable du fait d'être peul, la ferveur religieuse varie selon les
individus.
73
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
"A Sari, il y a eu cinq Silatigi. Un Silatigi a un pouvoir dès son plus bas âge.
Dès l’enfance, on apprend à être Silatigi. Le Silatigi qui était l'ancêtre des
Foynabe avait été initié très jeune dans le groupe. Ce qu’ils adoraient
s’appelait "tooru". Le Silatigi est une personne qui est devenue puissante. S’il
la maudissait, la personne était emportée, s’il la bénissait, ça marchait aussi.
Il y a au moins cinq Silatigi enterrés là-bas" (L.B. Barry, Banh, janvier
2003).
8 Les noms varient d'une région à l'autre pour désigner le même personnage : saltigi, silatigi, satigi., siltigi.
74
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
1972)9, le monde de l'homme avec son bétail trouve sa contrepartie dans celui des
génies vivant avec les animaux sauvages qu'ils ont apprivoisés et qui, pour cette raison,
peuvent porter secours à l'homme. Au Sénégal, certaines connaissances sont
spécifiques à des lignées d'où sont issus les siltigi : ici se transmettait le secret du bétail,
là le secret de la guerre ou de la chefferie…Généralement l'apprentissage offre "d'utiles
techniques pour obtenir la participation aux guerres et aux razzia de bétail, un
accroissement de pouvoir" (Dupire 1998 : 116). Un ardo, chef d'une fraction pastorale,
cherche donc à posséder et à conserver dans sa seule lignée des techniques qui ont un
rapport étroit avec la solidité du commandement. Dans les régions anciennement
islamisées de l'actuel Sénégal où Marguerite Dupire a effectué ses enquêtes, elle révèle
que les saltigi, grands connaisseurs des plantes et des cris d'animaux, doués de pouvoirs
divinatoires, occupaient aussi la fonction de conseiller auprès des chefs politiques. Ils
ont rapidement associé leurs pratiques magiques à l'islam.
75
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
de la chefferie car il les estimait incompatibles avec l'islam. D'après Paul Riesman, les
vieillards interrogés dans le Jelgooji s'accordent sur le fait qu'avant l'ère coloniale, la
force de l'islam était beaucoup moins importante qu'aujourd'hui. Ils citent comme
preuve l'existence presque continue d'un état de guerre entre les différentes familles du
Maasina, de Banh et du Jelgooji. "Les conflits politiques n'étaient pas projetés ou sentis
sur le plan religieux" (Riesman 1974 : 101) contrairement à l'ère des jihad du XIXè siècle
où la guerre prenait tout son sens religieux, fondée sur le dogme du devoir de convertir
les âmes impures.
D'une manière générale, il faut dire qu'avec son millénaire d’existence, l'islam
s’est développé au Sud du Sahara, selon des processus différents11. Sur l’aire soudano-
sahélienne, la religion musulmane s'est infiltrée dans la vie quotidienne par le
commerce transsaharien. Par le biais du négoce et marginalement par la guerre, des
Etats musulmans ont vu le jour à partir du XIè siècle tels que l'empire du Ghana au Sud
de la Mauritanie actuelle puis le Mali, l'empire Songhay ou le Kanem-Bornou. Mais il
convient de rappeler que l'islam médiéval a été une religion de nantis et donc de
groupes minoritaires. Les masses n'ont été concernées qu'à partir du XIXè siècle,
période où l'on assiste à de grands bouleversements dans l'espace musulman.
11 Ousman Kane et Jean-Louis Triaud distingue trois logiques d’espaces : d’abord il y toute la zone située
entre le Sénégal et le Tchad que l’auteur qualifie comme "un vieux front d’islamisation toujours en
mouvement". Sa particularité est liée à son adaptation aux cultures locales : il s’agit là d’une islamisation
sans arabisation où les langues locales telles que le fulfulde, le wolof, le malinké ou le dioula, prennent le
relais en devenant des langues d’islam. Ensuite, la vallée du Nil constitue une zone d’islamisation
doublée d’une arabisation progressive. Enfin, le visage de l’islam au bord de l’océan indien est celui des
commerçants perses ou arabes ayant affirmés leur distinction sociale et dont une grande partie s’est par
la suite fondue à la population. Formant progressivement les groupes Swahilis, leur modèle se
"caractérise à la fois par le refus du prosélytisme et de l’islamisation à l’intérieur du continent et par une
voie linguistique originale" (Kane et Triaud 1998).
76
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
Au cours de l'histoire du Yatenga, des rois et des chefs ont, semble-t-il, fait la
preuve d'un certain attachement à l'islam ou du moins, aux populations musulmanes.
C'est le cas de Naaba Lambwega qui, dans la deuxième moitié du XVIIè siècle, se lie
d'amitié avec un Yarga venu de Furumani. Ce Yarga, qui avait pris le bâton de pèlerin
pour se rendre à La Mecque, restera finalement aux côtés de Naaba Lambwega.
S'interrogeant sur cet épisode, Michel Izard suppose qu' à cette époque, sont arrivés
dans le Yatenga "des hommes pieux qui se proposaient d'aviver la spiritualité ou au
moins la foi des commerçants, mais ont pu aussi souhaiter des relations officielles avec
le pouvoir moaga" (Izard 1985a : 61). Sans surestimer la place que les pouvoirs moose ont
accordé aux musulmans sur leur royaume, il faut garder à l'esprit l'existence de relations
aussi fortes qu'informelles à certains moments de l'histoire du Yatenga. Qu'un Yarga ait
renoncé au hajj pour honorer l'invitation de Naaba Lambwega est peut-être la preuve
d'une attitude officielle de bienveillance à l'égard de pieux musulmans et aussi celle
d'une prise de conscience de la nécessité d'entretenir le commerce. En effet, la minorité
yarga-marãga pouvait à sa guise modifier les itinéraires caravaniers et vider les marchés
de leurs produits importés. "Il n'est pas certain que cette tolérance au moins tacite se
soit étendue au prosélytisme actif" (Izard 1985a : 61). En effet, la situation de l'islam
qui a prévalu dans le Moogo central fut autrement plus complaisante : un imam yarga
nommé à la cour du Moogo Naaba et la conversion de Naaba Dulugu (1796-1825) ont
été autant de signes de tolérance envers l'islam. En revanche, il est d'autres cas, comme
77
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
dans le royaume de Boulsa à l'Est, où l'islam est durement réprimé. Georges Chéron
(1924 : 653) note "une tentative d'islamisation" survenue après les vagues de
peuplement marãse entre 1778 et 1818, sur l'initiative d'un Peul du Fouta Jalon nommé
Modibo Mamadu, plus connu sous le nom de Wali. Avant de convertir les masses, Wali
a tenté de convaincre le Boulsa Naaba d'abandonner ses pratiques religieuses et de
respecter les préceptes du Coran. Devant le refus du roi, Wali soulève les musulmans -
yarse, marãse et peuls - contre le souverain. Ce dernier est d'abord contraint
d'abandonner la résidence royale avant de reprendre la situation en main. Avec l'aide
du Moogo Naaba Kutu, il réprime durement les partisans du mouvement insurrectionnel
qui sont massacrés. Wali parvient à s'enfuir, mais son histoire montre en l'occurrence
que les actions de prosélytisme peuvent être réprimées dans le sang. Si de tels
évènements ne se sont jamais produits dans le Yatenga, force est de constater que les
musulmans se sont bien gardés de convertir les masses. Comme le rappelle Issa Cissé
(1994 : 42), contrairement aux rois de l'ancien royaume de Ouagadougou, les
souverains du Yatenga n'ont pas sous-estimé la crainte de déstabilisation de leur
pouvoir par une éventuelle expansion de l'islam. La position géographique du Yatenga
en a fait une région autrement plus exposée que le Moogo central. Si l'islam a séduit les
Moose, c'est en partie à cause des pouvoirs magiques attribués aux marabouts.
D'ailleurs, c'est probablement par le sud que l'islam des lettrés pénètre le Moogo.
Selon Hamidou Diallo (1990), "la tradition orale fait venir les premiers musulmans du
nord, mais l'introduction de l'islam à partir du sud n'est pas à exclure". A partir des
centres musulmans de la Boucle du Niger comme Tombouctou, l'islam se serait
répandu vers le sud en contournant les régions païennes du Ninigi et du Moogo prenant
pour relais, Bobo-Dioulasso. De là, dès le XVIè siècle, commerçants musulmans et
agriculteurs animistes sont mis en contact (Diallo 1990). Nous l'avons largement dit, les
commerçants musulmans sillonnent également le nord et précisément le Yatenga.
Toutefois, leur influence dans l'implantation de l'islam est négligeable ; c'est aux
"marabouts", c'est-à-dire aux lettrés musulmans, que l'on doit l'enracinement de l'islam
dans un contexte où quelques princes ont créé les conditions politiques favorables.
Ainsi, des centres musulmans marka comme Safane ont-ils vu le jour au XVIIè siècle et
se développent-ils surtout au XVIIIè et XIXè siècles, progressant lentement vers le
nord et notamment vers le Yatenga.
78
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
79
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
"Idriss Jibaïro était un chef [de Bosomnore] très puissant. Il partait dans la
grotte pour faire ses méditations. A chaque fois qu'il demandait quelque
chose, ça se réalisait. […] Il était puissant et même Naaba Kango avait peur
de lui. Il venait voir Idriss Jibaïro et tout ce qu'il lui disait de faire, il le
faisait, et ça marchait. C'est grâce à Idriss que Naaba Kango est devenu
puissant. Quand il partait à la guerre il gagnait parce que Idriss était son
marabout" (Tall M., rimaïbe, Bosomnore, septembre 2001).
80
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
réformisme musulman des XVIIIè et XIXè siècles est motivé par l'objectif de convertir
les âmes impures qualifiées de "païennes" et d'imposer une forme de gouvernement
régi par la shari'a. Or, le Yatenga est un royaume dont les habitants (à l'exception des
Tooroobe, des Yarse et des Marãse pratiquant l'islam) adhèrent à la religion animiste moaga.
La vocation politique mais aussi religieuse du royaume du Yatenga étant le socle de sa
puissance, les pouvoirs Moose ont de quoi être inquiétés par la ferveur musulmane qui
secoue la sous-région jusqu'au seuil de leur porte…
a. Les jihad
Plus à l'Ouest, dès 1815 Amadu Lobbo Bari commence à prêcher contre la
domination Bamanan de Ségou et contre les riches marchands marocains de la ville de
Djenné qu'il juge corrompus. L'historienne Bintou Sanankoua (1990) révèle que le
81
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
jeune érudit, en séjournant à Djenné, constate que les ulémas ont détourné l'essentiel
du commerce de la ville au détriment de l'activité religieuse. Il forme ainsi un
mouvement de rébellion auquel adhèrent quelques illustres inconnus, hostiles au
pouvoir marocain. Il est chassé par les autorités de Djenné et sa popularité ne fait
qu’augmenter. Il se réclame alors de la "doctrine de Sokoto" et encourage une stricte
observance de l'islam. En 1818, il lève l'étendard de la guerre sainte et fonde au
Maasina, un Etat "théocratique" au service des intérêts peuls qui s'appuie sur un islam
"pur". Ses partisans lui attribuent un nouveau nom : Seku Amadu, puis en 1821, il
fonde la capitale du nouvel Etat Hamdallaye ("Dieu soit loué"). L'objectif de cette
grande entreprise est de convertir les païens et de purifier un islam jugé à la dérive.
L'Etat du Maasina s'est constitué en fédérant plusieurs régions, à savoir, le Maasina, le
Jenneri, le Kunari, le Fakala, le Gimbala, Tombouctou et le Jelgooji. Cette dernière
disposant néanmoins d'un statut particulier car les chefs de Djibo et de Tongomayel
ont longtemps résisté aux tentatives d'annexion maasinanke. Ceux-ci profiteront d'un
conflit de succession pour envoyer une expédition militaire dans le Jeelgoji qui
s'achèvera par la soumission des deux chefs.
En outre, Seku Amadu, rompt avec les traditions politiques de la région par la
mise au point d’institutions inspirées de la shari'a, la militarisation de l’appareil d’Etat,
l’étatisation de l’économie et la sédentarisation des pasteurs. Amadu Séku (1844-1853),
puis Amadu Amadu (1853-1862) lui succèdent dans des conflits qui se résolvent mal.
L'Etat est profondément affaibli sous Amadu Amadu à qui l'on reproche trop de
laxisme sur le plan religieux. El Hajj Umar Tall, qui a eu connaissance de ces faiblesses,
lève à son tour l'étendard de la guerre sainte au Maasina et détruit avec l'aide de ses
troupes futanke l'Etat fondé par Seku Amadu. Une guerre fratricide s'engage entre les
deux groupes peuls de patronyme Barry (ou Bari) et Tall. Les premiers sont affiliés à la
qadria et les seconds à la tidjâniyya. La victoire se solde à Cayawaal en faveur d'El Hajj
Umar Tall qui prend Hamdallayee en 186212.
Pour plus d'informations sur le Maasina de Seku Amadu, lire Sanankoua (1990), pour le jihad d'El Hajj
12
82
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
Maasina sous une même bannière politique, militaire et spirituelle. Ils redoutent que les
Peuls établis à l'intérieur du royaume ne soient gagnés à la cause de leurs voisins
maasinanke puis futanke. De plus, le royaume du Yatenga est, à cette époque, entouré de
formations politiques peules. Au Nord, le Jelgooji est dominé, dès la fin du XVIIè
siècle, par les Peuls avec lesquels les Moose entretiennent des relations hostiles. Au Sud-
Ouest du Yatenga, se trouvent les chefferies peules de Barani, Dokwe et Lankoy. A
l'Ouest, se trouve le Maasina dont les vastes plaines herbeuses et fertiles attirent les
pasteurs peuls depuis longtemps (cf. carte).
Les Peuls du Yatenga ont-ils été agités par ce renouveau islamique comme le
craignaient les pouvoirs moose ? Plusieurs éléments de réponse peuvent être apportés en
la matière. Quand dans la première moitié du XXè siècle, le jihad de Seku Amadu donne
83
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
13 Nous supposons que la restitution du mémoire ait provoqué l'attitude de réticence qui prévaut
désormais à Banh s'agissant de l'islamisation du village.
14 Cité par Diénéba Barry.
15 Les Tellem sont une composante de la société dogon, ils étaient animistes.
84
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
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Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
des minorités yarse, marãse et tooroobe. Plusieurs facteurs explicatifs sont généralement
avancés.
a. L'activité commerciale
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Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
b. Le démembrement de la Haute-Volta
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Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
par les travaux forcés ou l'exode rural, se retrouve exposé au prosélytisme des religions
monothéistes (Cissé 1994 : 21). L'éloignement familial a donc été une condition sine qua
non aux conversions des animistes à l'islam. Le recrutement des travailleurs moose à
l'Office du Niger et pour les travaux sur la voie de chemin de fer Thiès-Kayes est alors
à l'origine de leur éloignement et de l'abandon de leur religion pour l'islam (Cissé 1994,
Kouanda 1995).
17 "Alcool" et par extension, "bière de mil", raam en moore, dolo en dioula (repris en français).
88
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
c. Le "hamallisme"18
18 Nous développons la question du hamallisme dans le chapitre 7. Sur l'histoire du hamallisme en AOF,
voir Savadogo (1998), Alioune Traoré (1983) et concernant le Yatenga, voir l'article de Assimi Kouanda
et Boukari Sawadogo (1993).
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Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
depuis peu, de ne plus le saluer à son passage et ne venaient plus chez lui, lui rendre les
hommages rituels prévus par la coutume19".
Les Pères Blancs20, voient également d'un œil méfiant cette montée de l'islam.
En dépit du fait qu'ils soient en conflit fréquent avec l'administration coloniale, les
Pères Blancs cherchent à gagner à leur cause les groupes animistes et surtout à
conjuguer leurs efforts pour convertir les chefs de canton. Le rôle de Monseigneur
Thévenoud a été, selon Assimi Kouanda, non négligeable en la matière. En effet,
pendant la période de déstructuration de la Haute-Volta entre 1932 et 1947, avec sa
"méthode de l'apostolat direct", il met en place des infrastructures scolaires et
médicales et prend la défense des chrétiens contre les abus de l'administration. Ainsi,
gagne-t-il à sa cause plusieurs milliers de voltaïques. Le problème de taille auquel il se
heurte, est néanmoins que les populations rurales n'entendent pas renoncer aussi
facilement à la polygamie. Et finalement, des mouvements de conversions à l'islam se
poursuivent jusqu'à la réunification du pays en 1947. Après cette date, en raison du
poids démographique important des musulmans, les partis politiques cherchent l'appui
des personnalités maraboutiques lors des élections. Contre une idée souvent avancée,
selon laquelle les intérêts des hamallistes convergent avec ceux du R.D.A.21, Boukari
Savadogo (1998) montre qu'il s'agit d'une interprétation abusive. Selon l'auteur, il y a
une tendance à exagérer la mobilisation politique des hamallistes dans la période de
décolonisation. Ceci étant, il est certain que les Partis politiques cherchent leur soutien
dans les milieux urbains. L'auteur montre qu'après l'installation du Cheikh Doukoure
de Djibo dans la capitale, plusieurs partis politiques cherchent son soutien. Certes, le
R.D.A., mais aussi le M.D.V., dirigé par Gérard Kango Ouedraogo (Savadogo 1998 :
386-387).
19 Rapport daté du 7 novembre 1941 de l'inspecteur des Affaires Administratives Marchand, sur les
activités des hamallistes, adressé à Monsieur le gouverneur, p. 23 (cité par Cissé 1994 : 44).
20 Ceux que l'on appelle communément "Pères Blancs" sont les premiers missionnaires qui arrivent dans
les régions voltaïques en 1900. Ils appartenaient à la Société des Missionnaires d'Afrique (Languewiesche
2003)
21 Rassemblement Démocratique Africain est un Parti fondé en 1946 par Houphouët Boigny.
90
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
dirigeantes. Ils restent à la marge du monde politique notamment parce que les voies
d'accès aux structures représentatives imposent la maîtrise de la langue française et la
scolarisation (Otayek 1993). Les élites musulmanes sont ainsi exclues de la "modernité
occidentale", condition sine qua non à l'accès au pouvoir…
91
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
C'est véritablement dans les années 80 que l'ouverture sur le monde arabo-
islamique est le plus significatif. Les partis-Etat23 des régimes d'exception qui se
succèdent, développent et accentuent une coopération internationale avec les pays
arabo-islamiques permettant l'accélération du mouvement de conversion à l'islam. Si
cette décennie se caractérise par l'instabilité politique, elle est également marquée par
des difficultés économiques profondes. La consolidation des liens avec le monde
arabo-islamique apparaît alors comme une des solutions (Cissé 1994 : 266). Du
C.M.R.P.N.24 à la R.D.P.25, bien que les partis au pouvoir ne s'implantent pas par les
urnes, ils cherchent à légitimer leur avènement à travers une politique économique
fortement ancrée sur le développement. Parmi les régimes qui se succèdent de 1980 à
1987, c'est surtout la Révolution Démocratique et Populaire qui doit multiplier les
efforts pour se maintenir au pouvoir. En effet, les leaders du R.D.P. doivent faire face à
l'hostilité de la Côte-d'Ivoire dirigée par Houphouet Boigny et de la méfiance de la
France. Ils devaient aussi bien veiller à la politique intérieure qu'à l'environnement
international. Le rapprochement avec des pays "progressistes" et "modérés"
musulmans demeure donc une solution.
92
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
93
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
tensions entre ces deux forces éclatent dans les années 70 et sont même étalées sur la
place publique au point que le spectacle de la fitna, division, devient un événement
médiatique exploité par le pouvoir en vue d'accentuer son contrôle sur la C.M.B.
(Otayek 1993).
Entre 1983 et 1987, le Burkina Faso adopte une politique extérieure clairement
ouverte sur les pays arabo-islamiques et à l'intérieur les représentants des différents
mouvements musulmans cherchent à se positionner sur un échiquier politique
nouvellement favorable aux musulmans.
28Les mouvements réformistes considèrent que le seul intermédiaire ente Dieu et les Hommes est le
prophète Mohammed. Ils rejettent donc catégoriquement l'existence de "saints", fondateurs des
confréries, ainsi que les pratiques mystiques qu'ils jugent hétérodoxes.
94
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
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Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
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Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
Ainsi, les frontières qui s'établissent entre les croyants se déplacent-elle dès lors que
l'on change de focale.
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Première partie : Marginalité et dynamiques politiques le Yatenga.
mieux que des chefs religieux issus de groupes anciennement islamisés comme le chef
de Todiam, bénéficient d'une reconnaissance religieuse liée à leur identité.
98
Chapitre 2. Le processus d'islamisation.
arabe et en tant que cheikh, son espace d'influence est élargi. Chef et imam sont des
personnages dont les sphères d'influence sont en compétition. Comme le montre cet
extrait d'entretien, les rivalités peuvent aussi s'exercer entre des acteurs assimilés à une
des deux sphères d'influence. Ces jeux de concurrence s'observent également à Banh
ou à Thiou. Les conflits au sujet des mosquées sont des éléments révélateurs des
rapports de force entre les deux notabilités. Le scénario privilégié du conflit se
concentre principalement autour du choix de la mosquée pour la prière du vendredi :
un imam en relation avec des associations musulmanes propose de construire une
nouvelle mosquée (dont il serait responsable) et le chef ou un de ses partisans s'y
oppose rappelant que l'ancienne mosquée a été construite sur l'initiative d'un chef
renommé. Le premier s'appuie sur son prestige actuel et sa capacité à mobiliser un
réseau religieux, alors que le second s'appuie sur la légitimité historique. Il fait valoir la
nécessité de faire honneur au chef qui a été à l'origine des conversions dans le village
en priant dans la mosquée qu'il avait fait construire.
99
Chapitre 3. La chef ferie, du général
au par ticulier
Le terme "chefferie" apparaît dans les années 1960 dans les études américaines
d'anthropologie politique sous le nom de chiefdom. La chefferie est d'abord envisagée
comme un stade intermédiaire de l'évolution de l'humanité dont la forme la plus
archaïque serait les "bandes" puis, les "tribus" cédant la place aux chefferies pour finir
avec la forme la plus évoluée qu'est l'Etat (Muller 1991). Cette vision du monde a été
rapidement remise en question pour reconnaître que les chefferies sont constituées
selon une logique spécifique. Quelle que soit cette apparition tardive du terme
"chefferie", les sociétés politiques à la tête desquelles se trouvent des chefs sont
étudiées depuis que la discipline existe. En effet, dans le prolongement de la pensée
évolutionniste, l'anthropologie politique s'est longtemps intéressée aux différentes
formes d'organisation politique et l'on pourrait dire que jusque dans les années trente,
la question des origines de l'Etat fascine. Les systèmes politiques que les ethnologues
observent dans les sociétés dites exotiques sont considérés comme des formes
inachevées, en cours d'évolution vers un stade définitif et moderne que serait l'Etat.
Comme l'affirme Pierre Clastres dans La société contre l'Etat (1974)3, la pensée
évolutionniste est stimulée par une vision ethnocentrique du politique et pendant
longtemps les ethnologues ont cherché à recenser les sociétés selon leur degré de
rapprochement avec nos sociétés. En effet, depuis la fin du XIXè siècle jusque dans les
années 40, les monographies se multiplient et on découvre une multitude de formes
politiques. Si les typologies des formes d'organisation politique ont été nombreuses, on
s'accorde généralement pour distinguer les sociétés égalitaires des sociétés stratifiées
(Lombard 1998). Parmi les sociétés égalitaires, on classe généralement les "tribus" et les
3 Son ouvrage, bien que très contesté, reste une critique intéressante de l'ethnocentrisme.
101
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
"sociétés lignagères". Parmi les sociétés stratifiées, se situent les chefferies et les Etats.
Nous retiendrons la définition de Claude Rivière (2000 : 57), qui considère que l'"on
réserve généralement le nom de chefferie aux communautés territoriales, à base
régionale, non purement clanique, soumises à l'autorité d'un représentant spécialisé
dans la direction des affaires collectives et dans un rôle de régulation sociale. Le mot
désigne à la fois l'institution (la chefferie comme on dit royauté), et le territoire (la
chefferie comme on dit le royaume)". En outre, beaucoup d'anthropologues (Abélès et
Jeudy 1997, Rivière 2000) s'accordent sur le fait que la définition de l'Etat proposée par
Siegfried Nadel dans A Black Byzantium (1942)4 fait désormais autorité. Largement
inspiré de Max Weber, Nadel considère l'Etat comme un système politique qui résulte
de la conjonction de trois facteurs : l'existence d'une unité politique fondée sur la
souveraineté territoriale, un appareil gouvernemental spécialisé qui détient le monopole
de la violence légitime, un groupe dirigeant qui se distingue du reste de la population
par sa formation, son recrutement et son statut et monopolise l'appareil de contrôle
politique.
102
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
En fait, il faut distinguer la chefferie du fait d'être chef. Chez les Peuls,
plusieurs niveaux de pouvoir peuvent être distingués. "Amiru" et "lamiido" sont des
statuts qui semblent renvoyer à des positions équivalentes : celle d'un chef supérieur.
"Lamiido" est tiré du terme "laamu", le pouvoir. La distinction avec l'amiru se situe
plutôt au niveau de la représentation du pouvoir et non de la hiérarchie. En effet,
"amiru", que l'on traduit généralement par "émir", fait référence à la hiérarchie politique
qui prévaut dans les systèmes politiques musulmans. Au Maasina comme au Liptako,
c'est ce terme qui est employé pour désigner les chefs qui, à l'époque des jihad, ont levé
l'étendard de la religion ; il en est de même à Todiam. Dans chacun des cas, le chef est
aussi appelé "kananke". Deux autres personnages suivent dans la hiérarchie politique
peule, le ardo et le jooro (Kintz 1985). Jooro est une contraction de jom wuro. Jom est un
concept large qui recouvre l'idée de "chef" ainsi que celle de propriétaire. Wuro est
souvent traduit en français par "village" et jooro par "chef de village", mais cette
traduction est simplificatrice. Wuro désigne un espace habité, un établissement humain
103
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
sans distinction de taille. Le wuro peut autant être un hameau qu'une ville et, dans des
cas extrêmes, la seule famille nucléaire (Riesman 1974 : 39-42). "L'élément déterminant
l'emploi de ce terme est la présence de femmes dans l'espace considéré qui conditionne
le déroulement normal de la vie quotidienne" (Kintz 1985 : 94). En aucun cas, un petit
groupe en transhumance ne peut donc être considéré comme un wuro. La fonction de
jooro est d'ordre foncier, juridictionnel, fiscal et représentatif. Le jooro est censé
déterminer l'accès à l'espace pour ce qui concerne l'habitat, l'agriculture et le
creusement des puits. Il dispose d'un pouvoir juridictionnel sur son espace. Le jooro est
consulté pour régler des conflits interpersonnels qui, s'ils ne sont pas résolus, peuvent
être portés devant la justice, la police ou encore devant le laamido. Chez les Diallube, les
jooro sont à la tête de petits groupes dispersés dans des villages et vivent parmi les
Moose. Comme le suggère Danièle Kintz, les jooro ont un rôle représentatif important.
Ils sont les intermédiaires entre le chef de canton et la population. A l'époque coloniale,
ils percevaient les impôts dans leur espace et le remettaient au chef de canton ou à son
représentant. Constituant la clientèle politique du chef lors de sa nomination, les jooro
forment ensembles ce que le chef diallube de Thiou appelle le "conseil des sages". Leur
décision est fortement influencée par la relation qu'ils ont entretenue avec le chef
défunt qui d'ordinaire cherche plutôt à nantir ses propres fils. En règle générale, le
principe de succession se fait d'abord en faveur du fils aîné, et en second lieu, du frère
puîné.
104
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
politique non-peule plus vaste, dirigée par d'autres groupes tels que les Moose ou les
Hausa. Etablissant une typologie des formes de pouvoir chez les Peuls, elle met en
évidence l'existence de quatre configurations principales de pouvoir chez les Peuls :
- Un jooro seulement. Cette forme caractérise les entités politiques de
petite taille.
- Un ardo seulement. Cette forme renvoie également à de petites
unités, généralement mobiles.
- Des joorobe et un laamiido. C'est la forme qui prévaut chez les Peuls
du Yatenga à la période coloniale et chez les Diallube quelques années
avant l'occupation française.
- Des arbe et un laamiido qui renvoie à une époque pré-islamique.
1. Généralités africaines
Bien que les distinctions entre politique coloniale française et anglaise doivent
être relativisées, il est de coutume de différencier l'indirect rule des Anglais, du
gouvernement direct des Français. L'attitude des autorités coloniales vis-à-vis des chefs
en découle. D'un côté des Anglais, sensibles au culte de l'apparat monarchique et de
l'autre des Français, censés avoir rompu depuis la Révolution française avec toute idée
de royauté. La politique anglaise visait à ce que les institutions administratives et
juridiques africaines demeurent pour les populations en étant au besoin développées.
Pour les Français, le chef constitue simplement un intermédiaire entre l'administration
et ses populations.
A la différence des Anglais, le contrôle des "indigènes" est fait par les Français
de manière plus directe. Ceci étant, les uns comme les autres cherchent à passer par des
intermédiaires qui se mettent au service des Blancs. Parmi eux, on peut distinguer deux
catégories : le petit personnel d'une part, et les chefs de canton d'autre part (Olivier de
Sardan 1984). Les premiers forment les auxiliaires de l'administration coloniale, à
savoir, les interprètes, les soldats, les gardes... Au début de la colonisation, ces derniers
sont choisis parmi les couches défavorisées de la société, mais avec le temps le
recrutement s'élargit à d'autres catégories et notamment à celle qui aura fréquenté
105
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
"l'école des Blancs". Au début de l'ère coloniale, les chefs ont tendance à envoyer à
l'école leurs captifs plutôt que leurs propres fils qu'ils ne veulent pas voir devenir des
"Incroyants", mais progressivement beaucoup de chefs, conscients des avantages que
constitue l'école, enverront leur fils. La deuxième catégorie du personnel de
l'administration coloniale est l'aristocratie villageoise, c'est-à-dire les chefs et les
notables avec lesquels le pouvoir colonial a souvent choisi de faire alliance. Ils sont
choyés par le colonisateur qui les perçoit comme des personnages influents à utiliser.
On leur donne le nom de "chef de canton" pour administrer les groupes sédentaires et
le nom de "chef de groupement" ou de "tribu" pour les nomades. On les choisit parmi
les notables légitimes en respectant relativement les règles de succession préexistantes.
Derrière cet apparent respect de l'ordre établi, les Français ont souvent laissé peu de
prérogatives aux chefs, contrairement aux Anglais. Ils leur ont assigné les tâches d'un
pouvoir despotique. Ils les ont chargés du recrutement des travailleurs forcés et des
tirailleurs, du recouvrement de l'impôt et des réquisitions, leur confiant ainsi des
responsabilités méprisantes qui demeuraient les principaux outils de la machine
coloniale. L'administration mobilisait volontiers la légitimité traditionnelle des chefs
pour leur imposer des fonctions qui étaient sans rapport avec leurs prérogatives
anciennes. De plus, le respect de cette légitimité avait des limites. Si les chefs n'étaient
pas fidèles au pouvoir colonial, ils étaient peu sûrs de conserver leur fonction. Et
surtout, on ne gardait pas un chef incapable de faire rentrer l'impôt. En outre, certains
chefs abusaient aussi de leurs prérogatives en employant la force amenant la population
à vivre la chefferie comme "le pire des maux de la colonisation (Somda 2003 : 798).
Les chefs étaient le maillon reliant les "indigènes" aux Blancs. Si l'ambiguïté de leur
statut incommodait beaucoup d'entre eux, certains en abusaient et d'autres savaient
l'exploiter avec ruse et habileté.
Ce que nous appelons chefferies, s'agissant des cinq entités politiques peules
ayant obtenues de la part de l'administration coloniale leur reconnaissance officielle
sont, bien souvent avant la pénétration coloniale, des formations politiques fragiles
faisant allégeance aux pouvoirs moose : en s'installant dans le royaume du Yatenga, les
Peuls se soumettent à l'ordre imposé par le Yatenga Naaba. En cas de guerre ou
d'incursion extérieure, les Peuls fournissent des soldats recrutés parmi les rimaïbe,
106
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
partagent leur butin de guerre avec le Yatenga Naaba, mais ils préservent relativement
leur autonomie, les pouvoirs moose se gardant d'ingérer dans leur vie politique. Ce n'est
pas du jour au lendemain que les chefferies se sont constituées chez les Peuls.
L'organisation politique de ces groupes est très variable selon les localités, même si les
pouvoirs des chefs peuls ont été nettement marqués par la conquête coloniale qui signe
la rupture avec l'époque antérieure. Il convient de faire une parenthèse sur l'appellation
officielle que les occupants français ont donnée aux chefferies peules. S'agissait-il de
"groupements" peuls, de "cantons" ou de "tribus" ? La réponse n'est pas aisée. En
effet, dans la Chronique d'un cercle de l'A.O.F. (Marchal 1980), les rapports politiques du
cercle de Ouahigouya révèlent que les trois terminologies sont employées. Tantôt il est
question "peuls fittobés, tribu assez remuante" (Marchal 1980 : 36), où des "Peuls
répartis en groupements" (Marchal 1980 : 58), le Capitaine Noiré (1904) quant à lui
parle de commandements et de cantons. Ceci dénote d'une terminologie changeante
employée par les administrateurs et personnels de cercle. Ce fait est certainement
influencé par la connotation "nomade" des "groupements" peuls alors que le "canton"
renvoie à la sédentarité. Quoi qu'il en soit il s'agit là d'une configuration qui ressemble à
la "chefferie administrative" nigérienne observée par Jean-Pierre Olivier de Sardan où
la période coloniale marque une rupture évidente. "Avec la conquête, les chefs, en
perdant le pouvoir, ont souvent accru leur pouvoir. Le pouvoir c'était en effet la
souveraineté de la chefferie comme unité politique, et non forcément celle du chef
comme monarque absolu" (Olivier de Sardan 1984). L'analyse des rapports politiques
du Cercle de Ouahigouya rassemblés et présentés par Jean-Yves Marchal (1980), ainsi
que la monographie du Capitaine Noiré (1904) permettent de prendre la mesure des
changements produits par l'occupation française.
En 1895, profitant d'un conflit de succession qui a bouleversé tout le pays, les
militaires français entrent sans encombre dans le Yatenga par Thiou. Ils atteignent
Ouahigouya où ils signent le traité de protectorat avec le Yatenga Naaba Baogo
soucieux d'obtenir le soutien de forces coercitives contre son rival. En dépit de ces
vaines espérances, l'objectif des Français est bel et bien de conquérir le Moogo et surtout
Ouagadougou. Il leur faut à tout prix devancer les Anglais et les Allemands qui, eux
107
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
aussi ont des visées expansionnistes sur les territoires du bassin des Volta. Après 1897,
les conquêtes se poursuivent vers les royaumes moose de l'Est.
Le Yatenga comme tous les territoires voltaïques ont subi les découpages et
redécoupages du pays. Les territoires voltaïques sont d'abord rattachés à la colonie de
la Sénégambie-Niger entre 1896 et 1904, puis au Haut-Sénégal-Niger entre 1904 et
1919. Le poste de Ouahigouya est créé dès mars 1897 (Marchal 1980 : 12) puis, suite au
traité du 17 octobre 1899, une première organisation administrative des territoires
soumis est fixée. En 1904, le commandement militaire cède la place à une
administration civile, et le cercle de Ouahigouya est créé. Progressivement, les
contraintes coloniales instituées pèsent sur les "indigènes" : code de l'indigénat,
portage, impôt de capitation, réquisitions, cultures obligatoires, prestations de main
d'œuvre, recrutements militaires. Les sociétés non centralisées du Sud qui ont rendu la
conquête coloniale difficile donnent de nouveau du fil à retordre au colonisateur : en
1915-1916, la "révolte de la boucle de la Volta Noire" soulève près de 300 000
personnes issues des groupes marka, bwaba, bobo, samo et gurunsi, contre les
recrutements militaires et les exactions des agents de l'administration. Réprimée dans le
sang, cette révolte entraîne la division du Haut-Sénégal et Niger et la création de la
colonie de la Haute-Volta en 1919. Ouagadougou, ancienne capitale du royaume du
Moogo Naaba, devient le chef-lieu de la nouvelle colonie qui regroupe les cercles de
Bobo-Dioulasso, Gaoua, Dédougou, Dori, Fada N'Gourma, Ouagadougou, Say et
Ouahigouya. En 1932, la Haute-Volta est sacrifiée pour les autres colonies : elle est de
nouveau divisée entre le Soudan, le Niger et la Côte-d'Ivoire. Les autorités
traditionnelles moose, opposées à la division du peuple moaga, réclament la restauration
de la Colonie. L'administration se contente d'une demie mesure et crée la région
administrative de la Haute-Côte-d'Ivoire en 1937, placée sous l'autorité d'un
administrateur, délégué du gouverneur de Côte-d'Ivoire. Quant au cercle de
Ouahigouya, il reste rattaché au Soudan français. La volonté de l'aristocratie et des
"élites" moose de faire aboutir leurs revendications, l'éveil de la Haute-Volta à la vie
politique et les luttes contre le R.D.A. aboutissent à la reconstitution en 1947 de la
colonie Haute-Volta dans ses limites de 1932. Ce dernier-né de l'A.O.F. évolue dès lors
dans l'Union française et élit ses représentants aux institutions de la IVème République
(Madiega et Massa 1995). Au cours de la période coloniale, les préoccupations des
108
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
commandants de cercle évoluent, eux-mêmes recevant des ordres de plus haut. Jean-
Yves Marchal (1980) présente la vie du cercle en trois périodes.
109
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
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Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
puis 1947 pour que les "prestations de travail" soient supprimées et la liberté de
circulation redonnée aux populations (Marchal 1980 : 203).
"Ce sont donc les foulbés qui ont le plus profité de notre venue dans ces
régions car nous sommes la sauvegarde de leurs troupeaux et c'est pour
cette raison qu'ils nous paraissent si dévoués " (Rapport du Capitaine
Noiré, 1904)5.
Les premières années de l'occupation française constituent pour les Peuls, non
pas une aubaine, mais une occasion d'obtenir plus d'autonomie vis-à-vis des Moose. La
monographie du Capitaine Noiré (1904) retrace un "historique de la conquête et de
l'occupation jusqu'en 1904". Les données qu'il fournit, bien qu'ayant un caractère
événementiel, nous informent sur des faits précis de l'époque. En 1904, le Capitaine
Noiré dresse un état de l'"organisation politique, administrative et judiciaire indigène"
et précise qu'elle était "à peu près semblable à celle qui existe aujourd'hui", c'est-à-dire
sous l'occupation coloniale. En 1904, le cercle est constitué de plusieurs provinces ou
cantons :
Quant aux Peuls, "ils étaient dispersés dans toutes ces provinces" précise Noiré.
A l'exception des territoires samo, les cantons constitués par les autorités coloniales
sont, avant leur occupation, sous l'influence plus ou moins directe du Yatenga (cf. carte
des "royaumes moose en 1895": p 43). Les Peuls étant établis dans les interstices du
territoire du Yatenga, le choix d'un mode de gestion administrative pour eux n'est pas
111
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
aussi aisé que pour les Moose. Ils sont d'abord mis sous l'autorité des dignitaires du
Yatenga Naaba, mais progressivement, ils réclament leur autonomie administrative :
6Al Atchi est le prénom de son père qui signifie en fulfulde "que Dieu te garde", parce que sa mère aurait
mis au monde des enfants qui ne survivaient pas. Le personnage de Mamadou Al Atchi a retenu
l'attention de nombreux chroniqueurs parce qu'il a facilité la pénétration coloniale sur le territoire du
Yatenga. Cependant, la littérature le présente à tort sous le nom de Mamadou Al Hadji et certains
rapports coloniaux sous le nom de Mamadou Laky.
112
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
Sous la tutelle de son chef, le canton de Todiam est alors le plus important avec
91 localités7, suivi du canton de Mamadou Al Atchi qui en rassemble 66. Au Nord, le
chef des Foynabe à Banh et Delga se voient attribuer 12 villages ; 19 pour ceux de
Diouma (que les rapports appellent Zouma) ; 9 pour les Tooroobe de Bosomnore ; 8
pour les Diallube de Lankoy-Ouré et 16 pour ceux de Diora (ou Ziora dans le Riziam).
A Bankassoko, le chef des Foynabe du pays samo a 3 localités à administrer. Enfin,
toujours en milieu samo, de Konkabaco-Gan, le chef diallube est à la tête de 23 localités
(cf. annexe 3). Ainsi plusieurs groupes peuls d'un même village se réclament-ils de
cantons distincts parce que leur appartenance les rattachent à des chefs différents.
Ceci étant, c'est aussi l'envergure des chefs de l'époque qui a présidé au choix
dans l'attribution des commandements. En effet, le sens de cette division
administrative est bel et bien de placer des chefs assez autoritaires pour collecter
l'impôt. Le statut de chef de canton est loin d'être systématiquement établi en fonction
de la hiérarchie précoloniale. On observera par exemple que le chef tooroobe de Kindugu
se voit attribuer un statut de "chef secondaire" alors que d'après la coutume, il était issu
de la faction aînée, donc de la plus légitime pour les attributions d'un chef de canton.
113
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
114
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
Le commandement des groupes peuls est tout différent. Les chefs, moins
écoutés par les populations d'esprit plus indépendant et dont certaines, à
demi-nomades, ont ici tâche beaucoup plus ardue. Il suffit de se reporter
aux tableaux de perception de l'impôt personnel indigène pour se rendre
compte de l'infériorité relative de ce commandement" (rapport politique
du cercle de Ouahigouya en 1934, In : Marchal (1980) : 173).
"A parler franc, il faut avouer que notre action dans cette région est surtout
théorique et que nous restons la plupart du temps dans la plus complète
ignorance de ce qui s'y passe… Nous ignorons tout de la vie courante de
tout ce pays. Les Fulbés, éparpillés dans la brousse, sont quasi-invisibles et
les seuls indigènes qu'il nous est possible de toucher au cours de nos
tournées, toujours trop rapides, sont les rimaïbe. A peine, de-ci, de-là,
quelques Fulbé se rencontrent-ils. Les rassembler demanderait un temps
considérable. Il faut presque aller les chercher un par un, et leurs
égaiements constant les mettent à l'abri de nos atteintes et aussi de celles de
leurs chefs. Nous ne sommes plus là en pays moré, où les gens sont
groupés en cantons, en villages nettement déterminés, où ils ont des chefs
dont ils reconnaissent et respectent l'autorité, où la société est nettement
hiérarchisée, où l'individu reste fermement attaché à sa terre. En pays peul,
c'est l'indépendance de l'individu qui domine. Il existe bien des chefs, mais
115
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
"Nous signalons toutefois que les Peuls, qui nous ont fort occupés pendant
tout l'hivernage, en raison des pâturages plus ou moins "captés" par les
Mossis cultivateurs, nous assaillent maintenant de réclamations contre les
mêmes Mossis qui défendent l'accès de leurs puits aux troupeaux. La vérité
est que le Peul n'a jamais fait, lui-même, la moindre excavation en vue
d'abreuver ses animaux et qu'il essaie de mettre en jeu la supériorité qu'on
lui a peut-être, jusqu'à ce jour trop ouvertement reconnue, pour imposer à
l'élément mossi certaines charges" (Rapport sur "l'esprit des populations",
1911, In : Marchal 1980 : 52).
Comme le fait remarquer Jean-Yves Marchal, que les Peuls viennent dès le
mois de novembre réclamer l'accès aux puits villageois prouve que les mares naturelles
sont déjà asséchées et que les pluies n'ont pas été abondantes. On voit donc combien
les contraintes sociales liées au pastoralisme échappent à la connaissance des
administrateurs.
116
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
fuite et la formation de zones refuges n'ont en réalité rien de spécifique aux Peuls. En
effet, des zones de refuge se sont progressivement constituées dans des espaces loin
des routes et des pistes8. Et des "villages de culture" se sont principalement formés
suite aux migrations massives des Moose désireux d'échapper à la contrainte que
représentait à leurs yeux la "mission civilisatrice".
Dès les années 1914-1915, les Moose ont commencé à migrer dans les brousses
du Nord essentiellement occupés par les Peuls foynabe. D'après Anne Bergeret (2000), la
région de Banh a été le théâtre de formation de ces zones refuges. A partir de 1927, les
commandants de cercle commencent à pénétrer les brousses peules. Ils n'y trouvent
que des rimaïbe qu'ils désigneront comme interlocuteurs pour pallier l'absence des Peuls
"quasi-invisibles". Les rimaïbe sont donc nommés chefs de village et chargés du
recouvrement de l'impôt. En plus de ces difficultés à administrer les Peuls, les rapports
insistent aussi sur les abus des chefs peuls :
"Une autre considération d'ordre politique vaut encore d'être retenue : c'est
8 Dans d'autres contrées éloignées des centres politiques du pays, comme le cercle de Kaya,
l'administrateur Buttavand (1948) avait constaté que "ces régions sont utilisées par les éleveurs pour la
transhumance des grands troupeaux. Elles sont également le refuge des gens indésirables des cercles de
Dori, Ouahigouya et Kaya, en raison de leur éloignement des centres administratifs et des rares visites
dont elles sont l’objet de la part des autorités".
117
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
la surveillance que, plus que sur tous autres, il importe d'exercer sur les
Chefs peuls, trop souvent portés aux abus, forts de la certitude dans
laquelle ils sont, que l'indigène lésé n'ira pas se plaindre à Ouahigouya, en
raison de la distance d'abord et aussi et surtout en raison de ce que le
paysan foulla n'a qu'une confiance relative en nous, parce que ne nous
connaissant pas suffisamment" (Rapport de 1930, "Evènements
particuliers au cercle" In : Marchal 1980 : 153-154).
On voit donc combien la période coloniale est celle où les chefs Peuls se voient confier
des responsabilités en dépit du peu d'estime que leurs accordent les autorités
coloniales. Les deux cantons les plus importants sont ceux de Thiou et de Todiam.
118
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
Cette période est aussi celle de la création de l'Union française qui, de 1946 à
1958, constitue l'ensemble formé par la République française et ses colonies. Cette
époque est parfois présentée comme une ère de promesses et d'espoir qui s'ouvre pour
les populations colonisées d'Afrique occidentale puisque qu'elle consacre l'abolition des
travaux forcés, reconnaît la liberté syndicale et définit un code de travail pour les
"indigènes" qu'elle élève désormais au rang de citoyens français (Ouédraogo 1995a).
L'élan d'espérance, qui suit ces promesses, devait traverser l'Afrique, mais les voltaïques
ne le vivent qu'en demi-teinte. En effet, à cette époque et ce depuis 1932, la Haute-
Volta était démantelée sous l'influence des entreprises privées françaises qui
souhaitaient constituer un réservoir de main d'œuvre pour les autres colonies françaises
voisines. Pour beaucoup de voltaïques ce changement a été vécu comme une
humiliation (Magnini 1995) ou encore comme une mesure prise au "mépris de leur
dignité" (Ouédraogo 1995a). "Les conditions misérables et humiliantes qui sont faites
aux manœuvres voltaïques recrutés de grés ou de force et acheminés sur les chantiers
et plantations de la Basse Côte d'Ivoire" (Magnini 1995) marquent une grand nombre
d'entre eux. Si les travaux forcés s'opèrent de cette manière partout en A.O.F., il est
certain que les régions du Moogo ont été le plus touchées par ce transfert de main
d'œuvre. Ainsi, le problème le plus urgent à régler dans les cercles voltaïques était-il
celui de la réunification de la Haute-Volta qui devait mettre un terme aux recrutements
abusifs et vécus comme une humiliation. Or, ce combat sera en partie celui des chefs
Moose.
119
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
120
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
121
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Sur le plan financier, les traitements des chefs sont vivement discutés et
reconsidérés dès 1955, pour être supprimés en 1965 sous la première république de
Maurice Yaméogo, puis rétablis sous le régime militaire du Général Lamizana. Les
rémunérations sont définitivement supprimées après l'avènement du régime
révolutionnaire de Thomas Sankara qui considère les pouvoirs traditionnels comme
des forces obscurantistes et rétrogrades (Somé 2003 : 241). Après le renversement du
régime révolutionnaire en 1987 et l'avènement de Blaise Campaoré, les chefs supérieurs
sont tacitement réhabilités, mais les cantons qui sont remplacés par les départements
pendant la révolution ne sont pas rétablis. Selon Magloire Somé, la chefferie
aujourd'hui fonctionne, dans le cas du Moogo, sans que les dispositions antérieures, à la
défaveur des chefs, ne soient modifiées. "En réhabilitant tacitement les chefs
coutumiers, le Président Blaise Campaoré évite de se faire taxer de traditionalisme et de
se voir accuser de brader la République mais, en même temps, il contente cette force
sociale ciblée par le régime précédent comme ennemie de la Révolution, en lui
accordant des avantages matériels et financiers" (Somé : 242). De Sankara à Campaoré,
l'attitude de l'Etat à l'égard de la chefferie oscille entre l'"exclusion" et
"l'informalisation". Magloire Somé ajoute qu'il existe aujourd'hui, chez certains
intellectuels issus de familles de chefs, un engouement pour la fonction de chef. Et
nombreux sont les fonctionnaires qui se font introniser chefs, cumulant leur fonction
administrative avec celle de la coutume. Ces faits préparent le tournant que l'institution
122
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
de la chefferie connaîtra dès les années 90 au Burkina Faso tout en étant significatif de
l'ensemble du continent africain (Perrot et Fauvelle-Aymar 2003).
123
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Le retour des chefs est aussi expliqué par le mouvement de démocratisation qui
s'engage en Afrique à partir des années 80. En effet, les Etats africains sont vivement
critiqués dès la fin des années 80. A l'occasion des conférences internationales, les élites
sont invitées à s'interroger sur les nouvelles formes d'organisations administratives à
adopter pour satisfaire les exigences de transparence et de démocratie imposées par la
banque mondiale. L'ère de la décentralisation s'amorce. Selon Rouveroy van Nieuwaal
(2000), ce mouvement s'accompagne d'une aspiration à se défaire des conceptions
européennes de l'Etat et de penser un système politico-administratif propre à l'Afrique.
C'est alors que se greffe le désir de s'inspirer des vieilles structures politiques encore
124
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
Les moyens mis en œuvre par les chefs pour réapparaître sur la scène politique
sont multiples et nos données empiriques en fournissent une illustration concrète.
D'ores et déjà, on peut dire que le renforcement de leur image de gardiens de la
tradition et de la mémoire est un enjeu important pour asseoir leur légitimité.
Contrairement aux hommes d'Etat, les chefs et rois sont dépositaires d'une plus ou
moins longue tradition spécifique à chaque culture locale. Les personnages de haute
stature sont ancrés dans les mémoires et leurs épopées sont inlassablement ressassées.
Nous l'avons observé à Thiou à l'occasion d'une réunion dont nous aurons l'occasion
de reparler (cf. partie II). Mais la manipulation du passé et des traditions n'est pas une
condition suffisante pour faire valoir leur influence, les chefs doivent disposer de
moyens financiers. Ces acteurs ne doivent compter que sur eux-mêmes. Autrefois, ils
étaient rémunérés (en pourcentage de l'impôt collecté, avec les amendes judiciaires, les
prestations de travail fournies…) mais les jeunes Etats africains les ont
progressivement privés de leurs traitements, c'est le cas dans beaucoup de pays à
l'exception du Niger où les chefs perçoivent encore quelques revenus. Malgré ce
manque de moyens, le budget des chefs est lourd car ils doivent financer des
cérémonies, l'accueil fréquent des étrangers ou encore, des dons à leurs dépendants et à
leurs égaux. Pour faire face aux exigences de leur statut : "ils constituent leurs propres
assises financières en tant qu'entrepreneurs privés" (Perrot 2003). En effet, il est des
cas où les chefs se font entrepreneurs au sens premier du terme. Les zones forestières
du Nigeria, du Ghana, du Cameroun et de Côte d'Ivoire, ont connu des chefs qui se
sont faits grands planteurs en s'adonnant aux cultures de rente… Bien des chefs ont eu
autrefois la mainmise sur les mines d'or et il n'est pas rare qu'ils tirent des revenus du
commerce national. Cette notion "d'entrepreneur privé" proposée par Claude-Hélène
Perrot mérite néanmoins d'être nuancée car il existe d'autres cas où les chefs ont tout
simplement une mainmise sur des ressources économiques. Leur statut leur permet
d'obtenir certains revenus dont la redistribution est source de prestige et de pouvoir.
C'est ainsi que les chefs s'entourent d'acteurs qui deviennent leurs obligés. Il s'agit
d'une logique de pouvoir où le chef doit être capable de se positionner dans une
relation de donneur-receveur.
125
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
126
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
Le refus "catégorique" fait écho avec les rivalités qui se sont jouées à la période
coloniale lors de la création des cantons. Pour les notables de la chefferie foynabe, leur
localité ne doit pas être intégrée au département de Thiou ; ceci équivaudrait à être mis
sous l'autorité d'un homologue et donc à un déclassement. La compétition
administrative puise ses sources de légitimité dans le rapport hiérarchique façonné au
cour de l'histoire. Ces logiques se répètent presque inévitablement à chaque fois que le
territoire se recompose10.
Après les Indépendances de nombreux privilèges détenus par les chefs sont
discutés. De même que leur rémunération est une question qui ne cesse d'être posée à
chaque changement de régime, leur mode de nomination est régulièrement interrogé.
Le pouvoir des chefs répond à des règles de transmissions souvent floues, autant chez
les Peuls que chez les Moose, mais la chefferie est généralement transmise à un
descendant masculin de chef. Plus ce dernier est généalogiquement proche d'un ancien
chef, plus il a de chances d'obtenir le turban. Chez les Moose du Yatenga, les chefs
locaux sont désignés par le Yatenga Naaba et chez les Peuls, le chef, laamido est nommé
par les jooro qui forment sa clientèle politique. Comme nous l'avons vu, la préférence
est généralement donnée au premier fils. Les chefs peuls du Yatenga intronisés
reçoivent hier comme aujourd'hui, l'approbation du Yatenga Naaba. Ce principe de
succession héréditaire est fermement décrié un peu partout en Afrique post-
indépendance, et particulièrement en Haute-Volta sous le régime de Maurice Yaméogo.
Sur une proposition formulée au IVè congrès du R.D.A, le principe d'élection des chefs
de village au suffrage universel direct par les habitants inscrits sur les listes électorales
est instauré (Savonnet-Guyot 1986 : 153). Avec l'avènement du général Lamizana qui
gouverne de 1966 à 1980, les chefferies sont réhabilitées. Néanmoins, comme l'affirme
Claudette Savonnet Guyot, les chefferies sont rétablies car le régime en a besoin. A
Banh, entre 1967 et 1975, la chefferie est vacante parce que les candidats ne sont pas
issus du R.D.A., qui malgré l'expérience multipartite que connaît le pays, domine la
scène politique de l'époque :
10 On peut supposer que la création récente (1996) des provinces du Loroum et du Zondoma a été le
résultat d'une argumentation fondée sur une légitimité historique puisque ces territoire portent les noms
des royaumes datant du XV è siècle.
127
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
"[La vacance de la chefferie] c’est la politique qui a fait ça. Chacun veut
nommer son candidat. S’ils trouvent des candidats appartenant au pouvoir,
ça va, mais s’il n’y en a pas, ils partent voir le préfet. Ça a duré de 1967 à
1975. Moi je n’étais pas au R.D.A, en ce moment, j’étais au parti de
Bougourawa, les Indépendants du Yatenga [l'Union Nationale des
Indépendants]. Le parti au pouvoir a son candidat ; ils sondent la
population et s’ils constatent que la population ne veut pas de lui, ils
empêchent de faire la nomination" (A. Barry, chef de Banh, janvier 2003).
Entre 1974 et 1976, les institutions de l'Etat sont remilitarisées et les pouvoirs
se concentrent entre les mains du Général Lamizana qui cumule les fonctions de
Président de la République et de Président du Conseil des Ministres. Bien que la
présence militaire soit renforcée, les civils ne sont pas exclus du gouvernement qui se
partage entre quatre principaux Partis politiques (Savonnet-Guyot 1986) : R.D.A.,
P.R.A. (Parti du Regroupement Africain), le M.L.N. (Mouvement de Libération
Nationale) et l'U.N.I (l'Union Nationale des Indépendants). C'est à ce dernier parti
qu'appartient le chef de Banh à l'époque. Répondant désormais aux exigences
politiques, il est élu chef en 1975. Certes, le principe électif est nouveau, mais dans les
faits, il ne change pas la règle de succession : les candidats à la chefferie restent des
prétendants légitimes (premier fils ou frère puîné) :
11 Pot en argile.
128
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
Cité par Guingané, Otayek et Sawadogo (1996) : Zagré, P., In : Les politiques économiques du Burkina Faso.
12
129
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
Les effets de la Révolution sur le pouvoir des notables et précisément des chefs
"traditionnels" semblent, à l'échelle locale, très variables d'une région à l'autre et même
d'un village à l'autre. Les changements imposés d'en haut, font ici l'objet de résistance,
là de recomposition. Dans certains cas de figures, les délégués issus des couches
sociales défavorisées profitent de leur nouveau statut pour s'élever contre l'ordre social
fraîchement aboli. Le chef de Banh, intronisé en 1975, évoque, en 2003, le souvenir
pénible de la période révolutionnaire :
"Ça nous a fatigués. Sankara a pas trop embêté, mais il a dit qu'il ne voulait
pas travailler avec les chefs. Il voulait travailler avec les jeunes du village.
Alors on a choisi des délinquants pour embêter le monde C'est ce qui a
fatigué la population. Il a choisi des jeunes, il ne voulait même pas des fils
de chefs. Ça a duré quatre ans, on a souffert ici quatre ans. Le délégué
faisait tout, il dépassait même le chef" (chef de Banh, Banh, janvier 2003).
Dans d'autres situations (du moins dans les chefferies peules du Yatenga), le
délégué administratif est choisi parmi les dépendants (griots, descendants de captifs),
mais il n'est pas rare que ces derniers n'envisagent, ni ne souhaitent prendre la place de
leur chef. Voici comment le chef de Diouma parle de cet épisode de l'histoire :
"Il y avait une entente entre le délégué et moi. Je sais qu'il y a certains chefs
qui ne se sont pas entendu avec les délégués. Le délégué était un rimaïbe
nommé Saado. Il y a eut aussi un autre jeune à Bascouda, il s'appelait
Hassane. Ces deux là étaient les délégués, chaque fois qu'ils faisaient
13 Dabere est le quartier des rimaïbe où résident le chef peul de Bosomnore et le "grand imam". Dans
d'autres villages, on appelle ce quartier debere.
130
Chapitre 3. La chefferie, du général au particulier.
131
Première partie : Marginalité et dynamiques politiques dans le Yatenga.
132
133
.
135
Deuxième partie : La chefferie diallube de
Thiou. Réactivation des traditions et projets de
développement.
Ce vendredi 20 février 2004, la vie dans la cour royale est un peu perturbée
: le chef a prévu de rassembler les joorobe pour leur faire officiellement part
d'une nouvelle. Dès cinq heures du matin, le domestique du chef s'affaire
en balayant la cour. Il faut recevoir dignement les chefs de village
convoqués à neuf heures. La rencontre va se dérouler sous le hangar que
l'on aménage pour la circonstance : les grandes nattes sur lesquelles
s'installeront les aînés, entourées de quelques chaises en plastique blanc et
le lit qu'occupera le chef pour présider la réunion.
1 Nous avons assisté à la réunion qui a été enregistrée puis traduite du fulfulde en français avec Sita Diallo.
137
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
agréable d'écouter le bon tambour et il n'est pas fâcheux d'être témoin quand le tambour
annonce une mauvaise nouvelle. Les Diallube sont les rejetons d'une flèche et non pas
ceux des rires." Le griot rappelle aux Diallube ce dont ils sont fiers : ils sont
les rejetons d'une flèche, car ils ont victorieusement combattu lors de la
bataille de Thiou. Parce que cette guerre a marqué un tournant majeur dans
la vie politique des Diallube, elle est restée aujourd'hui dans toutes les
mémoires (cf. infra). Le griot revient sur la généalogie en commençant par
l'ancêtre Hamani et remonte dans le temps en citant des personnages et
familles issus d'une époque supposée être antérieure à la venue des Diallube
dans le Yatenga.
- "Ce qui les amène, c'est que tous les chefs viendront pour mettre en place
un bureau des chefs peuls."
138
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Nous n'en saurons pas plus sur cette association des chefs peuls, car la
réponse vire vite aux modalités d'organisation. Le chef poursuit ses
explications :
- "Il y aura des chefs qui ne pourront pas venir. La rencontre est pour le 13
mars et le chef de Lankoy vous invite le 15 du même mois. C'est
l'anniversaire de son intronisation qui était le 15 mars dernier, donc c'est le
surlendemain de la rencontre. Tous les chefs qui seront ici, iront à Lankoy
après la réunion. L'année dernière, je suis allé à Lankoy pour l'intronisation
et certains de nos griots étaient présents. Des Peuls de Faougdo y étaient
aussi et ceux de San y sont allés nombreux. Le jour de l'intronisation du
chef de Lankoy, je n'étais pas à Thiou, je suis parti de Bobo. Nous avons
évalué le nombre d'invités en comptant un chef accompagné de trois
personnes au moins, un rimaïbe et un griot. D'autres viendront nombreux,
mais notre évaluation est à trois personnes par chef."
- "Pour moi, tous ceux qui vont venir ne m'inquiètent pas", répond le chef.
"Vous n'avez pas cité ceux qui m'inquiètent, c'est-à-dire les Foynabe. C'est
pas facile de les entretenir. Ils sont les mieux placés pour être nombreux
parce qu'ils ne sont pas loin, ils pourraient même venir à pied, mais le
problème est que si quelqu'un se prend pour un grand, on ne sait pas ce
qu'il faut faire pour le satisfaire".
- "L'année dernière, je suis allé à Nabou avec le Debere Naaba. Quand nous
sommes arrivés, nous avons trouvé qu'ils avaient rassemblé 16 bœufs et en
139
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
avaient abattu 5 avant. Là-bas, ce n'est pas comme chez nous où il faut
attendre que l'étranger arrive avant d'abattre. Un dignitaire est venu nous
voir, ils avaient rassemblé les onze autres bœufs pour notre transport [pour
nous en faire cadeau]. Nous, à notre tour, nous avons pris neuf de ces onze
bœufs pour en faire des cadeaux. Les deux restants nous ont servi pour le
déplacement [il les a gardés]. Leur dialecte n'a pas changé"[ils parlent la
même langue que les Peuls de Thiou, autre manière de dire que ce sont des
Peuls].
140
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
des personnes. Le chef n'est reconnu que s'il a le soutien des siens. Si le
chef est influent, c'est que les siens sont influents. Cette réunion ne
concerne pas seulement le chef, mais tous les Diallube. A la réunion, il y en
a qui viendront pour connaître Thiou, il y en a qui viendront par simple
curiosité, d'autres viendront uniquement pour chercher les erreurs. Ces
derniers seront les plus nombreux. S'il y a honte dans cette cérémonie, ce
ne sera pas celle du chef, mais celle de tous les Diallube de Gomboro. Si on
dit Diallube de Gomboro, ne faites pas de discrimination : que se soient les
Baakano [c'est-à-dire les Barry devenu Diallo], que ça soit wuro2 Daabo, que
ça soit wuro Milima, tous sont des Diallube. Je vous demande de ne pas
enlever le chapeau de votre tête, je vous demande de ne pas vous
déchausser. Quelle est la signification de se déchausser ? Si on dit que tu
portes des chaussures, cela signifie que tu es monté [à cheval, symbole du
chef]. Porter le chapeau n'est pas prendre un chapeau et le mettre sur sa
tête, c'est avoir une responsabilité [la chefferie]. Vous voilà assis Diallube !
Dieu vous a donné la chance de porter un chapeau et de vous chausser
[d'avoir du pouvoir et des richesses]. C'est grâce à ceux qui sont venus en
premier à Thiou que nous pouvons porter le chapeau et nous chausser.
C'est la parole des griots, voilà ce que nous vous demandons."
- "Je salue l'assemblée. Ceux qui ont fait la bataille pour que Thiou soit,
n'étaient pas plus nombreux que nous. Ils étaient courageux. Nous
pouvons avoir du courage pour affronter tout problème. Aujourd'hui, les
gens sont nombreux, ils ont les moyens. Que Dieu nous aide à résoudre ce
problème [fournir toutes les bêtes]. Voilà ce que j'avais à vous dire, ne
reculez pas, il faut toujours avancer. On a vu ce genre de manifestation à
2 Wuro (plur. gure) désigne un espace habité sans distinction de taille, c'est la cellule familiale restreinte
autant que le quartier ou le village (Kintz 1985). Par extension, cela peut désigner une lignée, une
fraction, comme c'est ici le cas.
141
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
- "C'est celle de Boulkadre, c'est son tambour que nous tenons. Même
l'autre jour, on a tapé sur ce tambour".
Après cette précision du griot, El Hajj poursuit et ses paroles sont reprises
à haute-voix par Moussa.
- "On a vu le Jelgooji, les Foynabe, on a vu Léo, tous sont venus ici [pour
combattre]. Nous avons réussi grâce aux Diallube. On a vu l'arrivée des
trois chefs du Jelgooji et les Diallube ont fait ce qu'ils devaient faire. Pour
cela, je remercie tous les Diallube. Veillez à ce problème : si tous les
étrangers ont promis de venir à Thiou, c'est parce qu'ils savent que vous
pouvez les recevoir. Il n'y a pas de crainte si les Diallube sont en vie. Avant,
vous avez contribué, cette fois-ci, je suis sûr que vous contribuerez, mais
les vieillards parlent beaucoup. Nous les vieillards, nous sommes une hache
tombée dans un trou. Il faut une autre hache pour sortir la première.
Persévérez dans la même voie. Tout ce qu'on a vu et entendu, c'est grâce à
vous. Je compte sur Dieu et sur vous. Si vous êtes présents, il n'y a pas de
crainte, je souhaite la prospérité pour tout le monde. Si quelqu'un a autre
chose à dire, qu'il prenne la parole".
142
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
ville de Thiou seulement, c'est l'ensemble des Diallube. Donc, les rimbe4, les
rimaïbe et les laobe5 doivent s'associer comme d'habitude. Il ne faut pas se
dissocier en disant "j'avais fait ceci ou cela et je ne ferais plus rien", parce
que si tu dis que tu aimes le chef, il faut donner des preuves. Soit, tu parles
bien et tu l'aides avec la parole [allusion au rôle du griot], maintenant, si tu
as le physique, tu es fort, tu travailles pour lui [allusion au rôle des rimaïbe],
ou tu as la fortune, et tu l'aides avec ta fortune" [rôle des Diallube]. Toute
personne ressortissant du territoire diallube, qu'il soit dimo, rimaïbe ou
nyeenyo6, n'a qu'à donner sa part, chacun n'a qu'à se mettre au cœur du
problème. C'est comme ça que nous trouverons la solution au problème".
- "J'avais pris la parole, ce n'était pas des bêtises, j'ai cru dire la vérité. La
fête de Tabaski de l'an passé, le chef et moi, nous étions chez les Baleri7 au
Sud. Il est allé là-bas pour plaider pour les Diallube. On a appris qu'il y a eu
une tuerie entre les Baleri et les Peuls. Beaucoup de Peuls y sont allés, mais
ils n'ont pas trouvé de solution favorable. Le chef diallube a combattu de
toutes ses forces. Ce n'est pas avec sa force physique, c'est parce qu'il a
combattu avec la confiance de tous les Diallube. Il n'a pas utilisé sa force
physique pour frapper ou terrasser quelqu'un, mais sa puissance. Sa
puissance, c'est quoi ? C'est le fait d'être au devant des Diallube de
Gomboro8. C'est Dieu qui lui a donné. Tout le monde a entendu parler de
lui. Nous, nous sommes des griots, si vous êtes biens, nous serons bien.
Nous vous demandons d'éviter la honte. C'est à Boboola qu'il est allé
défendre les Peuls et non dans les territoires diallube. Il a réussi. Quand on
dit "un chef", c'est la popularité, quand on dit "un imam", c'est la
popularité aussi."
les Sahal, allusion au sable, à la peau claire et donc au nomadisme, c'est le Sahel, le Nord.
8 L’ancêtre des Diallube était d’abord à Gomboro.
143
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
s'exprimer, il expose d'abord sa place dans le lignage ainsi que son statut
doyen. Le vieillard est un descendant du chef Mamadou Al Atchi qui a
régné au moment de la conquête coloniale : "Parmi les Diallube, aucun ne
peut dire qu'il m'a mis au monde. Ce n'est pas la première fois que les
Diallube se réunissent pour arranger quelque chose. Lors d'une réunion, si
on ne se dit pas la vérité, soit on se cache pour échapper ou on court pour
échapper. Quand Mamadou Al Atchi et Salliou étaient au pouvoir, ils
disaient les vérités aux gens. Ils affrontaient tous problèmes. S'ils s'étaient
cachés derrière les problèmes, ils n'auraient pas permis ce que Thiou est
aujourd'hui. Je demande à la population d'affronter les problèmes
sérieusement, ainsi qu'au chef. C'est tout ce que j'avais à dire". Le griot
Moussa reprend un air de hoddu pour accompagner la généalogie du chef.
Puis il chante la généalogie de Sambo, un Peul de l'assemblée :
- "Sambo qui tue la pauvreté. Sambo qui tue la faim. Sambo qui accepte
d'être petit frère, mais qui n'accepte pas l'infériorité. Tu as trouvé la
richesse à ta naissance. C'est pas le Peul qui sait aimer. Merci à toi Peul qui
ne revient pas sur sa parole. Tu es de la famille de Ardo Seïni. Tu as trouvé
la bonté, la générosité. Sita, Moussa, Kodo, Bocari".
Il précise :
- "Ce Peul, nous avons été chez lui à Yensé. Il a égorgé un animal pour
nous [les griots]. Il nous a donné un taureau. On était trois : moi et mes
deux frères. Il a dit "je vous donne un taureau, mais je ne voudrais pas
vous fatiguer puisque Yensé est loin de Thiou. Alors allez à Ingaré
chercher votre taureau".
- "Si tu mens pour un dimo, que tu dis qu'il a fait ce qu'il n'a pas fait, tu l'as
insulté, tu ne l'as pas honoré. Mentir sur quelqu'un, c'est l'insulter. Le
bienfait que le Peul puisse faire, c'est de donner un bœuf. Si le bœuf
protège de la honte, c'est un bœuf. S'il donne un bœuf, c'est un grand
bienfait."
144
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Il reprend la chanson qui avait ouvert la réunion : "il est bon d'écouter le
tambour", puis récite la généalogie du chef. Ce dernier informe les joorobe
que trois autres réunions s'organiseront pour que les joorobe des villages
plus éloignés soient mis au courant. La réunion se termine, mais des
retardataires arrivent. Le chef clôt la rencontre :
145
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Cette réunion montre que sans cesse, le passé est invoqué. Les événements
glorieux sont rappelés en préambule de chaque discours pour persuader les membres
de l’assemblée de contribuer à leur manière à la réussite du rassemblement des chefs
peuls annoncé. Les nombreux discours puisés dans le registre historique révèlent que le
pouvoir d'un chef est d'abord légitimé par son passé. Il convient donc de retracer le
processus de formation politique allant de la reconnaissance d’un ancêtre à la
formation d'une chefferie (chapitre 4).
146
Chapitre 4. D'un ancêtr e à une
chef ferie
Si l'histoire est un élément légitimant les actions politiques d'aujourd'hui, elle est
aussi le socle sur lequel repose l'identité du groupe. La formation du pouvoir chez les
Diallube a pu prendre corps dans un processus de construction identitaire
(reconnaissance de l'ancêtre commun, structuration d'une hiérarchie interne)
étroitement lié aux aléas de l'histoire (batailles, relations avec l'Etat moaga précolonial,
pénétration coloniale). Un proverbe de la Boucle du Niger affirme que "quand la
mémoire va ramasser du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît" (Bouju 1995 : 95).
De sorte, il est presque banal de rappeler que l'histoire telle qu'elle nous a été racontée
par des informateurs issus de toutes classes (descendants de captifs, griots ou Peuls),
est marquée par les enjeux du présent. C'est une évidence sans cesse confirmée par la
description de la réunion où les acteurs ne se lassent pas de ressasser une histoire que
tout le monde connaît.
Les traditions orales ont également un contenu historique que nous souhaitons
exploiter. Bruno Martinelli (1995) considère que, dans l'ouest du Yatenga, les identités
s'appuient essentiellement sur les traits caractéristiques que sont les marqueurs et les
stéréotypes. "Les marqueurs sont des traits construits et codifiés pour répondre à une
fonction de repérage et d'identification dans des contextes déterminés d'interaction et
de symbolique sociales (assignation statutaire, spécialisation fonctionnelle, assistance
mutuelle, rivalité, plaisanterie etc.). Les stéréotypes sont des unités de discours
standardisées et des schèmes de représentations comportant un double contenu
d'information et d'évaluation dans les rapports à soi et aux autres" (Martinelli 1995 :
367). C'est ce double contenu, d'informations et d'évaluation dans les rapports à soi et
aux autres, présent dans les récits que nous souhaitons exploiter ici. Nos sources sont
principalement issues des traditions orales recueillies entre 2002 et 2004 à Thiou,
Nomou et Sanga pour les localités Diallube et parfois recoupées avec d'autres récits
évoquant les Diallube, dans les localités de Todiam, Bosomnore, Banh et Diouma.
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
Al Atchi (~1850-~1875)
6. Amadou (1959-1975)
7. Ousseni (1975-1998)
8. Jibril (1998-)
Notre propos n'est pas de reconstituer une histoire du peuplement mais plutôt
les discours dont elle fait l'objet. En effet, qu'il s'agisse des récits recueillis sur le terrain
ou des monographies des administrateurs coloniaux, l'histoire du peuplement des
Diallube (mais aussi des autres groupes peuls) est toujours présentée comme s'il
s'agissait d'un groupe homogène où chacun peut se revendiquer d'un même ancêtre. Or
seules des investigations à visée d'anthropologie historique dans chacune des localités
où résident des Diallube permettraient de comprendre comment ce groupe s'est formé.
1Sur la base des informations recueillies et présentées dans le corps du texte, nous avons donné des
datations approximatives.
149
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
L'histoire des Diallube n'est certainement pas aussi linéaire et consensuelle que semblent
montrer les quelques récits recueillis à Thiou et croisés avec les versions des
administrateurs. Les groupes se forment par agglomération progressive de petites
familles d'origines diverses. En outre, les récits dont nous disposons permettent de
donner quelques éléments apportant un aperçu des recherches à entreprendre sur
l'histoire des Diallube. L'origine du flux migratoire, les moyens d'existence, les raisons
d'implantation dans le Yatenga, le processus d'ancrage territorial, sont autant de points
de réflexion pour une histoire des Diallube, qui n'est ici qu'esquissée.
L'étude de Mirjam de Bruijn et de Han Van Dijk (1995) montre que les Peuls
de l'Hayre se divisent selon une hiérarchie composée de l'élite politique, à savoir les
chefs et les guerriers (Weheebe), de l'élite musulmane (Modibaabe), des commerçants
(Jawambe), des artisans (Nyeeybe), des pasteurs (Jallube) et des groupes d'esclaves
(Rimaïbe). On peut imaginer que les Diallube de Thiou sont issus du groupe des pasteurs
Jallube de l'Hayre. Le chef de Thiou considère que ses ancêtres sont venus de Hombori
au début du XVIIIè siècle:
2 Ne pas confondre cette région du Mali central avec l'autre, plus vaste, dénommée également Hayre,
située à l'extrême Nord-Est du Niger.
150
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
151
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
connaît pas la cause. L'autre est revenu : "tu m'as dit de m'en aller, tu me
conseilles d'aller où ?" Idriss lui a conseillé d'aller à Tangaye. "De Tangaye,
tu continues à Tangré et après Gomboro". Effectivement, c'est ce qu'il a
fait. Il est parti à Tangaye. Là, on lui a donné une fille moaga en mariage.
Jusqu'à présent, il y a des silmiimoose à Tangaye et un lien de parenté à
plaisanterie. Après, ils ont continué à Gomboro, il a pris le pouvoir, il a été
très populaire, puis il est allé à Bango. De Bango, il est allé à Thiou, c'est
pour ça qu'il y a beaucoup de Diallo à Thiou (Tall I., Peul, Bosomnore,
octobre 2001).
C’est dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle que Saïdou Hamani et Idriss
Jibaïro se rencontrent à Bosomnore. Le nom de l’éleveur diallube laisse supposer qu’une
génération s’est déjà écoulée depuis leur départ de Hombori3. On peut donc imaginer
que les Diallube ont quitté leur région d'origine dans la première moitié du XVIIIè
siècle, à la recherche de pâturage ou pour chercher mains fortes et armes. Ce récit, qui
présente le dénommé Saïdou Hamani comme un éleveur, confirme l'hypothèse selon
laquelle les Diallube sont les descendants d'un membre du groupe des pasteurs jallube de
L'Hayre. Ensuite, les Diallube ont progressivement peuplé le Yatenga à partir d'une
multitude de parcours initiés par des unités familiales se détachant du groupe pour aller
à la recherche d'espaces pastoraux.
152
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
"Ils ont quitté les falaises ensemble. Le frère aîné a continué jusqu’au
plateau central et notamment dans la région de Ziniaré et le second est
resté dans la zone du Passoré. Le père s’était installé à Gomboro. Il
s’appelait Hamani. Ce sont les descendants du père qui forment le canton
diallube de Thiou. Hamani a eu douze fils. Ses descendants forment douze
familles dans le Diallube qui possèdent chacune un ou plusieurs villages de
référence. Par exemple la famille Djamo du chef de canton, est à Thiou,
Noumou, Bani, Bango et Komsiliga. Si tu vas à Arbété, tu vas rencontrer
des Aïsha. Parmi les Diallube, il y a douze sous-familles" (Chef de Thiou,
Thiou, juillet 2002).
Ces paroles montrent que tous les Diallube du Yatenga sont censés être issus
d'une de ces douze lignées. Un tel discours standardisé permet à chacun de s'appuyer
sur une argumentation présentée comme historique pour affirmer son appartenance au
groupe. A y regarder de plus près, la formation de ces lignées ne fait pas l'objet de
versions consensuelles. Le récit qui suit témoigne des contradictions qui accompagnent
la version des douze fils :
153
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Ici par exemple, le discours expliquant l'apparition des lignées Djamo et Aïsha
contredit la version des douze fils de Hamani. En outre, ces deux interlocuteurs
affirment que les Diallube forment douze lignées, mais il ne leur est pas possible de les
citer dans leur totalité. :
154
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
Certes, avant la période coloniale, les Diallube ne paient pas de tribut annuel,
mais on voit bien qu'ils sont soumis à l'autorité du Yatenga Naaba. Ils lui prêtent main
forte et partagent leur butin de pillage. On peut voir là une forme de tribut révélant
leur devoir d’allégeance. Il y avait donc bien des avantages réciproques pour les Peuls
et les Moose : les premiers prêtant main forte et les seconds assurant une relative paix
intérieure.
155
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
"Un jour, Naaba Yemde avait invité Al Atchi [qui était chef des Diallube].
4 Les Moose eux aussi ont des visées clairement expansionnistes sur le Jelgoogi.
5 Ba Lobbo, qui avait convoité le trône du Maasina, entretenait d'amères rancœurs envers le 3ème calife
maasinanke. Ce dernier lui avait cependant confié des responsabilités militaires importantes qu'il s'était
résolu à assumer. Suite à la bataille de Caayawal, lieu de la défaite maasinanke, beaucoup de Ham Lobbo
vaincus firent leur soumission à Al Hajj Umar. Ba Lobbo en faisait partie. Néanmoins, il ne faudra pas
attendre longtemps pour que ces nouveaux fidèles se révoltent (Sanankoua 1992).
6 Ces deux premières batailles sont des affrontements contre le Maasina sous la dynastie des Ham
Lobbo, alors que la troisième est contre les troupes futanke nouvellement installées.
156
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
Les Peuls s'étaient réunis pour réfléchir : "nous savons que si Al Atchi va à
Ouahigouya, il ne reviendra pas vivant, que faire ?" Un dénommé Idrissa
s'était porté volontaire pour accompagner Al Atchi : "si vous me voyez
revenir, c’est que Al Atchi est vivant, par contre si vous ne me voyez pas,
vous ne le verrez pas non plus". Ils sont morts là-bas tous les deux" (O.
Diallo, Peul, Sanga, août 2002).
157
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Un récit rapporté par plusieurs interlocuteurs, diallube, rimaïbe et laobe, relate que
lors d'une expédition de pillage, Mamadou Al Atchi revient avec des animaux, un
tambour, un fusil et une femme. Cet incident, appelé la bataille de Boulkadre (~1890),
est présenté comme un tournant dans la vie politique des Diallube.
"Quand ceux de Thiou sont partis [faire la guerre] chez les Samo, ils ont
ramené le tambour, le fusil et une femme. Je crois que c'était la princesse
du vaincu. C'est la région de Soleso, sur la route de Bobo. Naaba Baogo
voulait tout retirer de même que la femme et le tambour, puisque Naaba
Baogo était le chef de tout. Les laisser à Thiou, c'était laisser quelque chose
qu'il voulait. Comme Naaba Baogo était le grand roi, il fallait lui remettre
tout ça, alors que, pour les Peuls, remettre le tambour, c'est perdre la
chefferie. Donc ils ont donné le fusil, mais ils ont refusé de remettre le
tambour et la femme. Naaba Baogo a alors réclamé le tambour et la
femme. Un premier messager a attrapé une poule qu'il a déplumée et qu'il a
envoyée à Mamadou Al Atchi. Ça signifiait : si vous ne me donnez pas le
tambour et la femme, je vous finirai comme les plumes de cette poule. Et
Mamadu a pris du sésame qu'il a mélangé avec du sable pour lui envoyer.
Ça voulait dire que, quel que soit ton pouvoir, même si tu nous attaques, tu
ne pourras pas finir les Peuls, puisque le sésame et le sable, on peut pas
tout trier." (Diallo K., rimaïbe, Debere Naaba, juillet 2002)
D'après ce récit, la possession du tambour par les Diallube est perçue à la cour
du Yatenga Naaba comme un réel défi. "Pour les Peuls, remettre le tambour, c'est
perdre la chefferie", mais le garder, c'est ici affirmer son pouvoir politique dans un
monde où l'on est supposé faire allégeance au Yatenga Naaba. Aujourd'hui, conçu
158
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
comme un bijou de famille et en définitive, un objet que l'on échange pas (Godelier
1996), le tambour (tubal) était hier considéré comme un véritable symbole du pouvoir.
Tubal, signifie "tambour" en fulfulde et par extension, tambour de guerre, mais à y
regarder de plus près, on retrouve le terme dans un grand nombre de sociétés. Par
exemple, chez les Songhay-Zarma, le tambour est un symbole de la chefferie
aristocratique. Son nom zarma, tubalo, vient directement du tamasheq. A travers le pays
songhay comme le pays zarma, il est "l'emblème éminent des chefferies puissantes"
(Olivier de Sardan 1984 : 86). Le nom tamasheq, ettebel est selon André Bourgeot, un
terme dérivé de l'arabe, tobol qui signifie "tambour". Il est pour les Touaregs Kel Aïr du
Niger, comme pour l'ensemble du monde touareg, la clé de voûte de la structure
politique. L'ettebel est le symbole du pouvoir détenu par un souverain, l'amenokal, dont la
figure incarne un pouvoir aristocrate-guerrier exercé sur un territoire aux limites
flexibles. Pour les Touaregs, "l'ettebel incorpore quatre dimensions : politique,
territoriale, morale, sacrée, dont le tambour est le symbole car il incarne la légitimité du
pouvoir tiré des traditions et des ancêtres" (Bourgeot 1994). Dans le Yatenga, les Peuls
de Banh possèdent également un tambour et ceux de Bosomnore reconnaissent en
avoir un qu'ils appellent en revanche "gangaogo", terme emprunté au moore. Les Moose
possèdent eux aussi un gangaogo, conservé dans le village de Youba et sorti à l'occasion
des grands évènements concernant le roi. On voit donc que dans plusieurs sociétés, le
tambour est un symbole de pouvoir. S'emparer de celui d'un clan assailli lors d'une
razzia ou d'une guerre est une manière de prouver partout sa force. Ainsi, en
choisissant de conserver le tambour dérobé chez les Samo, Mamadou Al Atchi défi les
pouvoirs moose. Il proclame son autonomie. L'événement se situe après 1885, date du
début du règne de Naaba Baogo, alors que Mamadou Al Atchi est chef depuis au
moins 10 ans. Pour les Diallube, le tubal est bien plus qu'un simple tambour, c'est
l'emblème d'un système politique centralisé détenu par un laamido. Danièle Kintz
considère que "trois éléments symbolisent le pouvoir du laamido : le turban ou lefol, le
tambour de guerre, tubal, et l’étendard de la religion, desewal diina" (Kintz 1985). On
peut se demander si l'épisode de la bataille de Boulkadre et le refus de donner au
Yatenga Naaba, la femme et le tambour, ne recèlent pas un sens historique fort, à
savoir la naissance de la chefferie diallube comme forme de pouvoir centralisé. Comme
nous venons de le voir précédemment, en 1885 de nombreux signes révèlent la
dégradation des rapports entre les Diallube et les pouvoirs moose. Mamadou Al Atchi,
159
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
qui a succédé à son père mis à mort par Naaba Yemde a donc été chef sous le règne de
Naaba Yemde, vraisemblablement aux alentours de 1870-75. Mamadou Al Atchi est
fréquemment présenté comme le premier véritable chef, laamido. Avant lui le pouvoir
était diffus et assuré par les doyens de quartier (joorobe) :
Avec Mamadu, on passe donc d'une forme de pouvoir diffus parmi les joorobe à
une forme où le laamido devient le chef supérieur. Cette configuration renvoie à un des
archétypes politiques peuls (laamido + joorobe) proposé par Danièle Kintz (1985) et dont
il a déjà été question dans le chapitre 3. S’agissant de cette forme de pouvoir, l'auteur
apporte une précision qui nous intéresse ici : elle évoque le lien étroit entre hiérarchie
de pouvoir et rapport de domination avec les groupes d’agriculteurs que les Peuls
côtoient. Dans un contexte où les Peuls sont dominés politiquement, leur système
politique est censé rester peu hiérarchisé (forme joorobe seulement ou ardobe seulement).
Or, c'est précisément l'inverse qui se produit sous le règne de Mamadou Al Atchi, chef
à qui l’on attribue la paternité du titre de laamido. Dans le cadre d’un royaume
fortement centralisé comme l’était le Yatenga, l’existence d’une chefferie comme
pouvoir autonome et refusant de payer tribut au Yatenga Naaba est difficilement
conciliable avec le royaume comme pouvoir centralisé. Ainsi, le règne de Mamadou Al
Atchi et les événements qui le caractérisent marquent-ils une véritable défiance aux
pouvoirs moose. En voulant s'accaparer le tambour de guerre et la femme, le chef peul
insinue à Naaba Baogo qu’il entend ne plus lui faire allégeance. La bataille de
Boulkadre, qui se situe probablement entre 1885 et 1892, marque donc la naissance de
la chefferie diallube. Cette période qui précède la colonisation se caractérise par des
conflits dynastiques graves et le chef peul de Thiou est du côté de la faction rebelle,
celle que les militaires français ménagent intelligemment…
160
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
Les dernières années qui précèdent la colonisation sont une période de grands
troubles. La guerre de succession qui divise les petits-fils de Naaba Saaga se transforme
progressivement en une guerre civile inexorable. Naaba Saaga (1787-1803) a eu
plusieurs fils parmi lesquels les plus connus sont Naaba Tuguri (1806-1822), Naaba
Totebalbo (1834-1850) et Naaba Yemde (1850-1877). A Naaba Yemde succède un
neveu de Naaba Saaga, Naaba Sanum (1877-1879). Son règne est bien moins important
que sa mort qui fait éclater au grand jour les conflits dynastiques latents. Le pouvoir
doit passer à la génération des petits-fils de Naaba Saaga qui se divisent en deux
factions : d'un côté les fils de Naaba Totebalbo et de Naaba Yemde et de l'autre, les fils
de Naaba Tuguri. Le premier groupe est connu sous l'appellation "fils de Saaga" par
opposition aux "fils de Tuguri". En 1879, quand les conflits s'exacerbent, c'est un fils
de Tuguri, Naaba Woboga qui prend le trône, mais cinq ans après, en 1884, la question
se pose de nouveau et c'est un fils de Naaba Totebalbo, Naaba Piiga (1884-1885), qui
s'empare du pouvoir. Sa disparition rapide ravive les querelles. Après la mort de Naaba
Piiga, le pouvoir doit revenir à l’un des fils de Tuguri, mais par une subtile
manipulation de la coutume successorale (qui est d'ailleurs très mouvante), le chef de
Zogore, un fils de Naaba Yemde, est intronisé sous le nom de Naaba Baogo (cf.
généalogie). Bagare (futur Naaba Bulli) qui s'estime successeur de droit, s’insurge
contre ce choix et ne cesse de diriger la rébellion dans le royaume. De part et d’autre,
des armées s’organisent, cherchant des soutiens dans certaines localités. Le pays, déjà
exsangue, est mis à feu et à sang. Après sept ans de règne, Naaba Baogo n'est pas
parvenu à s'imposer véritablement, ses ennemis continuent d'agir en toute impunité et
paraissent plus forts que jamais… Nous sommes en 1892.
161
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
162
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
cette alliance entre Naaba Baogo et Mamadou Al Atchi, qui est uniquement présenté
comme l'allié de Bagare.
2. Le traité de protectorat
Sur le chemin qui les mène à Ouahigouya, les Français sont accueillis à bras
ouverts dans les fiefs des camps ennemis, chacun voyant en eux la solution à tous leurs
maux. C'est au terme d'un trajet sans incident, agrémenté de quelques louchées de lait
offertes à Thiou que la colonne parvient à Ouahigouya, lieu de résidence de Naaba
Baogo. Michel Izard (1985a : 135-152) et Jeanne-Marie Kambou-Ferrand (1993 : 75s)
décrivent avec précision le traité de protectorat signé entre Naaba Baogo et Destenave
le 18 mai 1895. Ils s'appuient notamment sur des lettres de ce dernier destinées au
gouverneur du Soudan français, le 19 mai 1895. La présence d'une petite troupe
française a ravivé les espoirs de Naaba Baogo qui souhaite, avec leur aide, mater la
rébellion. Pendant que les négociations s'achèvent à Ouahigouya, des émissaires du
Capitaine Destenave se rendent à Ouagadougou, espérant en faire autant avec le
Moogo Naaba. La déception de Naaba Baogo sera immense quand, aussitôt après avoir
signé le traité, Destenave charge ses tentes pour se replier vers Thiou. Les négociations
avec le Moogo Naaba sont loin d'être faciles et Thiou est un point stratégique. En cas
de menace, il rapproche son groupe des casernes de Bandiagara, et d'un point de vue
163
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
3. La bataille de Thiou
Naaba Baogo a des projets de campagne contre Thiou. Michel Izard et Jeanne
Marie Kambou-Ferrand expliquent le désaccord entre Mamadu et Naaba Baogo suite à
une mauvaise volonté de la part du chef Peul "à livrer au Yatenga Naaba, les bœufs que
celui-ci avait demandés". En réalité, nous l'avons vu plus haut s'agissant de la bataille
de Boulkadre, l'appétence déloyale de la part de Mamadou Al Atchi gronde en lui
depuis longtemps. Son père, Al Atchi, a été mis à mort par Naaba Yemde, le père de
Naaba Baogo. Ses sentiments envers Naaba Baogo sont probablement partagés entre la
peur et la rancœur, mais le conflit de succession qui oppose les fils de Saaga aux fils de
Tuguri sont certainement pour lui l'occasion de contester fermement Naaba Baogo en
rejoignant les rebelles. Le conflit n'est donc pas un simple désaccord autour d'un don
10 Citant une lettre du capitaine Destenave au gouverneur du Soudan, à Thiou, le 8 juin 1895.
164
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
méprisé mais bel et bien une succession de crises ayant débuté dès les générations
précédentes, sous le règne de Naaba Yemde.
Le 12 juin 1895, trois jours après le départ des Français de Thiou, Naaba Baogo
se met en route avec ses plus fidèles partisans. Ce n'est pas une armée qui empreinte la
route de Thiou, mais les plus déterminés des "fils de Saaga" qui vont à la mort. Le soir
les hommes de Naaba Baogo campent à Sulu et le lendemain à Sim, deux villages
loyalistes. Bagare est, de son côté, avec le chef peul, Mamadou Al Atchi qui a pris soin
de consulter son marabout. Celui-ci est formel, la bonne stratégie est de combattre à
Thiou et non pas à Bango. A Thiou les guerriers sont en place, les archers samo de
Gomboro viennent leur prêter main forte, ainsi que les rimaïbe et certains captifs moose
armés de fusils et d'arcs.
"Naaba Baogo avait rassemblé ses grands guerriers, ils avaient pris la route
de Thiou. Quand ils ont dépassé Sodé, Soulou, Saya et Sim, ceux de Thiou
étaient prêts. Le lieu de rencontre était sur la place du marché actuel. Parmi
les guerriers de Naaba Baogo, il y avait un guerrier de Pogolo, il se
nommait Konsekedo. Il n'a jamais reculé devant un guerrier. Quand il est
venu à Thiou, il ne voulait combattre personne d'autre que le chef, parce
qu'il considérait tous les autres guerriers de Thiou inférieur à lui. Il était
venu à Thiou seulement dans le but de ramener la tête du chef peul.
Parfois, si tu sous-estimes quelqu'un, cette personne-là peut te tuer. Quand
ceux qui se disaient grands sont arrivés à Thiou, ils avançaient un à un,
lentement. Quand le chef peul a su que Konsekedo était parmi les
guerriers, il leur a dit qu'il ne cherchait personne d'autre que lui. "Il n'y a
que moi qui puisse me mesurer à lui. Il est en train de venir et il est
invulnérable aux balles et aux flèches et c'est moi qu'il cherche à tuer, je ne
veux pas me sauver", leur dit Mamadu. Quand les tambours des Moose ont
commencé à retentir, Konsekedo s'avançait en laissant derrière lui l'armée
de Naaba Baogo. Mamadu en a fait de même en se détachant de son
armée. Les Moose surnommait le chef peul "nindyuse", "yeux enfoncés" et ils
ont dit : "nindyuse s'est détaché de son armée, le voici là-bas". A ce moment,
il se trouvait que Konsekedo avait déjà tué trois personnes en avançant. Le
chef peul dit alors : "soyez prêts car il ne cherche personne d'autre que
moi." Il avait fait en sorte que ses guerriers soient camouflés autour de lui
et il avait ordonné de tirer sur le cheval de Konsekedo. Konsekedo
165
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
avançait avec sa lance et quand il était assez proche du chef, les guerriers
ont tiré sur son cheval. Le cheval s'est écroulé et Konsekedo est tombé.
Alors, il a pris du tabac pour le mettre dans sa pipe. Il s'est assis et s'est mis
à fumer son tabac. Konsekedo disait qu'il ne courrait jamais devant un
homme. Il était seul et il avait presque mille personnes contre lui. Les Peuls
l'ont attrapé et l'ont traîné vers la colline où ils l'ont lapidé jusqu'à ce que
tous ses os soient brisés. Ils l'ont abandonné comme ça, alors qu'il
continuait à respirer. Pendant ce temps, de l'autre côté, la bataille
continuait et Naaba Baogo avait été atteint d'une flèche. Le tambour
résonnait pour lui dire de se lever. Quand il s'est levé, les guerriers de
Naaba Baogo ont vu que ça n'allait pas pour lui. Ils ont essayé de le
ramener et le roi a perdu ses forces en arrivant à Sim. Vers Sodé, il y a un
village qui s'appelle Rim. On continue de l'appeler Rim-gaaga ["Rim-lit" ou
"le lieu où le roi s'est couché"]" (Ouedraogo A., chef des Moose de Thiou,
Thiou, août 2002).
166
Chapitre 4. D'un ancêtre à une chefferie.
Bango chez son allié Mamadou Al Atchi. Les Français interviennent en mettant en
place une colonne militaire menée par le Lieutenant Voulet. Celle-ci lève le camp de
Bandiagara le 30 juillet 1896. Le 8 août, Voulet est à Thiou où il retrouve Naaba Bulli et
Mamadu qui lui fournissent 200 cavaliers et 400 piétons s'ajoutant à leurs 180
auxiliaires. Le 10 août a lieu la bataille de Sim. Cet épisode est resté gravé dans les
mémoires locales. Le village est incendié et la défaite des "fils de Saaga" est grave. Le
29 janvier 1897, Naaba Bulli réintègre son domaine royal où l'on construit un poste
militaire et le 21 de ce même mois, le royaume de Ouagadougou passe sous protectorat
français. Des épisodes d'effervescence provoqués par des "fils de Saaga" réapparaissent
régulièrement et systématiquement, ils sont durement réprimés. Lorsque arrive la fin de
l'année 1900 et le début de 1901 plusieurs rebelles reviennent d'exil. Ils finissent par se
soumettent au nouveau roi. Entre 1902 et 1911 plusieurs incidents plus ou moins
graves éclatent encore çà et là. Enfin, en 1912, les rapports politiques du cercle
indiquent qu’il n’y a plus lieu de s’inquiéter des agissements du "parti des fils de Saaga".
La paix est définitivement revenue.
167
Deuxième partie : La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
malléable extraits des mines du Bouré. Nos greniers sont pleins de perles précieuses,
nos vastes magasins rengorgent de cauris" (Bâ 1973 : 165). Jean-Pierre Olivier de
Sardan a montré que la chefferie pouvait constituer le lieu fondamental d'une
accumulation de pouvoir et de richesse. En, effet, à l'époque où le chef diallube Jibril a
le turban à Thiou, sa richesse en or et en captifs sont la marque de son autorité et de sa
popularité. Une chanson d'un moaga de Roba devenue aujourd'hui populaire vante ce
chef :
Silmi Naaba Jibril Chef peul Jibril
Ye na la Naaba Tu es le chef
Ye na la zina Tu es un génies [extraordinaire, surnaturel]
Ye na su la Yadega tenga Tout le pays de Yadega [le Yatenga] t'appartient
Cette histoire de la formation de la chefferie de Thiou revit dans des instants de la vie
politique où chef et notables s'appuient sur la légitimité traditionnelle de leur chef.
168
Chapitre 5. Hiérarchie sociale,
honneur et don au ser vice du pouvoir
Dans l'espace public comme lors de la réunion décrite plus haut, les normes
statutaires sont réactivées comme des marqueurs identitaires : le captif donne sa force
de travail, le griot sa parole et le noble ses richesses. La réalité actuelle et les aléas de
l'histoire montrent que la hiérarchie sociale évolue et que les marges de manœuvres
dont chacun dispose vont bien au-delà de ce que les assignations statutaires attribuées
lors de la réunion pouvaient laisser penser…
L'organisation sociale des Diallube, bien que présentant des points communs
avec celle des Tooroobe, est très différente par de nombreux aspects. La hiérarchie chez
les Diallube va bien au-delà de la simple opposition maître-captif. Plusieurs catégories
sociales se sont agrégées à cette société au cours du temps : griots, bijoutiers, anciens
captifs des Peuls et des artisans, composent des ensembles interdépendants. Le chef
des Diallube est à la tête d'un groupe dont l'homogénéité supposée de l'extérieur
contraste avec son hétérogénéité interne.
Le terme "rimaïbe" (sing. dimaïdjo), que l'on définit le plus souvent par "captifs"
ou "serviteurs" a remplacé, après la "pacification", le terme "maccube" (sing. maccudo),
que l'on traduit par "esclaves". La connotation méprisante du vocable "maccube" incite
généralement les gens à ne pas l'employer, du moins en public. Cette prudence vis-à-vis
du vocabulaire à utiliser est néanmoins soumise à des variations régionales : à Thiou, le
terme maccube semble banni du vocabulaire, alors qu'à Banh le chef des captifs l'emploie
lui-même sans ambages. Après la période dite de pacification, les captifs échangent le
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
nom de Tambura contre celui de leur maître. L'abandon de ce patronyme qui en dit
trop sur le passé, s'effectue à l'occasion de la délivrance des pièces d'identité.
A Thiou comme à Banh, si les rimaïbe dépendent généralement des Peuls
proprement dits, les laobe et les captifs des chefs ont, pour certains, possédé des
esclaves. Les rimaïbe ont des statuts différents selon les catégories de "maîtres"
auxquelles ils sont liés. Cette distinction interne à l'intérieur de la classe servile a été
mise en évidence par Jean-Pierre Olivier de Sardan (1984) s'agissant des sociétés
songhay-zarma et plus tard, par Christine Hardung (1997) décrivant le conflit
identitaire au sein des descendants de captifs, appelés "gando" dans le Nord-Bénin.
L'emploi unique du terme rimaïbe pour désigner la classe servile laisse supposer une
homogénéité qui cache de nombreuses nuances. Les rimaïbe s'insèrent dans la hiérarchie
en fonction de la position de leur maître. A Thiou, ceux du quartier de "debere"
occupent, en tant que descendants de captifs de chef, la place la plus valorisée. Non
seulement des terres leurs étaient allouées, mais ils bénéficiaient de certains privilèges et
pouvaient déléguer des tâches à d'autres captifs :
"Il n'y a pas un seul rimaïbe qui peut dire qu'une parcelle de terre lui
appartient, à part notre famille, parce que mon grand-père est venu ici avec
les Peuls. Ils ordonnaient aux rimaïbe de débrousailler et quand ils avaient
fini, les Peuls disaient : "dis-leur de débrousailler ici, cette place sera pour
toi"" (K. Diallo, Debere Naaba, rimaïbe, Thiou, juillet 2002).
Si les captifs cultivaient les terres de leur maître, ils ne possédaient pas de
champ et devaient se contenter d'une partie de la récolte pour subvenir à leurs besoins.
Seuls les rimaïbe du chef échappaient à cette règle, parce que leur grand-père est venu ici
en même temps que les Peuls. Cette précision apportée par le Debere Naaba rappelle
que le statut d'un captif est fortement lié aux moyens par lequel son maître l'a acquis
(razzia, vente). Une griotte de Banh nous explique cette distinction :
"A l'intérieur du groupe des captifs, certains sont plus bas dans la
hiérarchie : ceux qui ont été achetés. Sinon, il y a ceux qui ont été capturés,
ils n'ont pas été payés. Les captifs des chefs ne peuvent pas être ceux qui
ont été payés" (K. Gadiaga, griotte, Banh, janvier 2003).
171
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Qu'il ait été acheté, capturé ou qu'il soit "né dans la maison" (Olivier de Sardan
1984), le captif ne disposait pas des mêmes considérations de la part de ses maîtres.
Alors que les razzias étaient l'occasion d'emporter bêtes et humains destinés à fournir
la main d'œuvre servile, les disettes contraignaient les plus pauvres à gager un de leurs
enfants dans une riche maisonnée.
"L’or des famines, c'est lorsqu'une famille n’a pas à manger, elle peut
confier certains membres de la famille à une personne qui pourrait
satisfaire la famille en vivres. Il y a un délai de remboursement. Si la famille
pauvre arrive à rembourser dans les délais ce qu’elle a pris, elle reprend les
membres de la famille confiés à ce riche. Dans le cas contraire, le riche
garde les membres de cette famille qui deviennent leurs serviteurs. Les
Peuls et les laobe le faisaient. Même les Peuls donnaient leurs enfants pour
ce service" (Gadiaga O., laobe, Thiou, août 2002).
Ceci étant, le négoce des esclaves pouvait être pratiqué à domicile ou sur les
grandes places marchandes comme Dori et les enfants des captifs étaient considérés
comme des biens pouvant être vendus par les maîtres en cas de pénurie. En plus d'être
chargés des tâches domestiques et agricoles, les rimaïbe fournissaient la chair à canon.
"Les Peuls ne font pas la guerre, ce sont les rimaïbe qui sont appelés si Thiou doit faire
la guerre", nous explique le Debere Naaba. De même quand le Yatenga Naaba sollicitait
l'alliance de certaines factions peules pour combattre à l'extérieur des frontières, ces
derniers fournissaient leurs hommes, des rimaïbe.
Les Peuls proprement dits sont considérés comme des "hommes libres", rimbe,
statut qui ne peut être attribué aux castes d'artisans-médiateurs comme les laobe même
si ces derniers pouvaient également posséder des captifs :
"Le plus souvent les Peuls donnaient des esclaves aux laobe lorsqu’ils
allaient à des razzias. Si un Peul ramenait dix personnes, il appelait son
griot et lui disait : je te donne cinq esclaves" (Chef de Thiou, Thiou, juillet
2002).
Si les rimaïbe, les laobe et les Peuls peuvent posséder des captifs, il y a bien évidemment
une différence statutaire entre les trois catégories sociales. Les représentations sont
marquées par des stigmates rappelant que les uns sont chargés des viles tâches et les
autres sont des hommes de caste. Que leurs maîtres soient Peuls ou laobe, les rimaïbe
172
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
cultivaient et leurs femmes effectuaient les travaux ménagers. Quant aux Peuls diallube,
ils sont les "hommes libres", rimbe, ceux dont le statut implique le respect de règles de
bienséance : "s'habiller grand", c'est à dire en couvrant la totalité de son corps, manger
à l'abri des regards, ne pas parler trop car c'est une tâche qui revient aux griots1.
"La manière dont les Peuls et les laobe gèrent leurs rimaïbe, c’est à peu près
la même chose sauf que les rimaïbe des laobe sont devenus des sculpteurs et
ont appris à travailler le bois, contrairement aux rimaïbe des Peuls qui sont
restés cultivateurs" (Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002).
Les laobe que l'on désigne comme des griots et travailleurs du bois
appartiennent à la catégorie des nyeeybe, à savoir les groupes endogames d'artisans
incluant également les bijoutiers, mais aussi les tisserands ou les tanneurs. Les laobe
représentent une majorité parmi les nyeybe de Thiou, les bijoutiers étant très peu
nombreux, les tisserands et les tanneurs étant totalement absents. En dépit d'une
définition classique selon laquelle les laobe cumulent les fonctions d'artisan du bois et de
griot-généalogiste (Pageard 1961, Izard 1985), la réalité observée est plus complexe. Il
faut à ce titre revenir sur les analyses développées par Robert Pageard, dans ses Notes
sur les Setba où il identifie les laobe aux setba (en moore) et reprend la définition de R. P.
Alexandre (1953) : "Caste peule, appelée par ceux-ci 'Laobé'. Ils travaillent le bois, font
les écuelles, les mortiers à mil, les pilons."2 Pourtant, les laobe semblent avoir, au cours
du temps, transmis leur savoir-faire technique à leurs captifs qui en ont définitivement
eu le monopole. Aujourd'hui, à Thiou comme à Banh, les rimaïbe sont bel et bien ceux
qui détiennent ce savoir-faire et c'est essentiellement l'activité de griot-généalogiste ou
de musicien que les maîtres ont conservé :
"Les laobe suivaient les Peuls pour faire leur louanges et leur vendre les
instruments taillés dans le bois" (Gadiaga A. A., laobe, Thiou, juillet 2002).
"A Thiou, ce sont les laobe qui nous ont appris à travailler le bois : nous
cultivons pour eux et nous travaillons le bois pour eux" (Gadiaga I., rimaïbe
1 Précisons qu'il s'agit bien de représentations. Dans la pratique, les rimaïbe et les laobe adoptent aussi ces
règles de bienséance.
2 Dans sa définition, le Père Alexandre nie l'existence de rimaïbe chez les laobe.
173
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
"Le rôle des captifs était de partir couper le bois, le tailler et le remettre aux
laobe qui le vendaient. Maintenant, c’est devenu un travail pour eux, ils les
vendent eux-même" (Gadiaga O., laobe, Thiou, août 2002).
Les discours le montrent bien, les maîtres se sont petit à petit débarrassés de
leur activité artisanale et une définition plus juste des laobe serait : groupe de la société
peule dont les maîtres sont traditionnellement griot-laudateurs ou musiciens et les
descendants des captifs, artisans boisseliers confectionnant les ustensiles de cuisine
(écuelles, mortiers…)3. En outre, l'étude de Robert Pageard (1961) ne fait guère de
place à cette transmission des savoir-faire techniques. Toutefois, il faut ajouter à la
décharge de l'auteur, que cette confusion est entretenue par le mythe des origines des
laobe dont nous proposons une version ici :
"Le Peul et le laobe étaient des frères, même père, même mère. Le laobe était
l’aîné. Il était étourdi et gaspillait tout ce qu’on lui donnait (argent et bêtes).
Alors, leur papa a pris tous ses biens pour que les frères du laobe les
partagent. Quand il n’a plus rien eu à gaspiller, le laobe a pris une hache et a
commencé à couper le bois pour en faire des pilons qu’il vendait pour se
nourrir. Quand le papa est décédé, il avait laissé un testament disant que le
grand frère ne devait hériter d’aucune vache mais seulement d’un taureau4.
Il était sûr qu’il aurait vendu la femelle. Par contre, à chaque fois que le
grand frère amènerait un objet en bois qu'il aurait taillé, il fallait lui
remettre un taureau. C’est pourquoi, si un laobe donne un plat ou un
ustensile en bois à un Peul, on lui remet un taureau. Tout a commencé
ainsi, et c’est à cette histoire que les gens se réfèrent en donnant un taureau
à un laobe, si toutefois il lui rend visite. Moi-même, si je vais chez un Peul
pour la circonstance, on me remet un taureau" (Gadiaga O., laobe, Thiou,
août 2002).
3 Etudiant les groupes d'artisans spécialisés en milieu dogon, Anne-Lise Granier-Duermaël (2003)
observe une hétérogénéité des activités pratiquées, qui varient d'un clan, d'une famille, voire même d'un
individu à l'autre. En dépit de ces variations régionales, la transmission du savoir-faire technique aux
rimaïbe des laobe s'observe aussi bien à Thiou qu'à Banh.
4 Notons que cette version s'oppose à la règle d'héritage ante-mortem observée généralement dans le
174
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
On le voit bien, le récit des origines évoque deux aspects essentiels : d'abord les
liens qui unissent les laobe aux Peuls, mais aussi leur activité de boisselier. Présentant les
différents groupes d'artisans composant le milieu dogon, Anne-Lise Granier-Duermaël
fait mention "du groupe laobe peul" (Granier-Duermaël 2003). Le récit de leur origine
met l'accent, comme à Thiou, sur le fait que l'ancêtre des laobe était le petit frère,
"même père même mère" d'un Peul. Ayant perdu ses bœufs, le jeune frère aurait coupé
un arbre pour sculpter une écuelle et la vendre (op-cit : 327). Dans le milieu dogon
comme à Thiou, les mythes rappellent qu'au départ les laobe étaient Peuls et par
nécessité, se sont fait boisseliers. L'auteur note que les laobe ont, eux aussi, transmis
progressivement leur savoir-faire à leurs captifs (Granier-Duermaël 2003 : 220).
Le phénomène de transmission qui s'est établi entre les "maîtres" et leurs
"captifs", n'est pas circonscrit au seul aspect technique. Des caractéristiques culturelles
se sont également transmises, la plus évidente étant la religion musulmane. Que ce soit
le résultat de la domination ancienne des maîtres sur leurs captifs ou l’œuvre du temps
passé ensemble, l'islamisation des rimaïbe de Thiou leur a été imposée sous le chef
Boukari à qui l'on attribue souvent la paternité des conversions massives au début du
XXè siècle. Les rimaïbe sont devenus musulmans en même temps que les autres Peuls :
"Il y avait un chef qui était marabout et c’est lui qui les a initiés [les rimaïbe].
C’était le grand-père du papa de celui-ci qui était marabout et il a obligé les
rimaïbe à prier donc ça a contaminé tout le village" (K. Diallo, Debere Naaba,
Thiou, juillet 2002).
Les récits sur les origines selon lesquels les laobe et les Peuls sont des frères
utérins contribuent à légitimer un lien que les griots aiment revendiquer et qui leur
confère le droit de "demander pour la circonstance":
175
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
"On a fait ce trajet parce que l’on est des artisans. On taillait le bois pour
faire des pilons, des mortiers et des plats que l’on vendait aux Peuls
(Gadiaga A. A., laobe, Thiou, juillet 2002).
Les vagues successives de peuplement des laobe à Thiou mettent en évidence les
raisons économiques qui les ont poussés à quitter certains groupes peuls pour en suivre
d'autres :
"On a suivi les futanke, puis nous sommes allés chez les Gondobe, ensuite
chez les Tooroobe de Todiam et on a terminé par les Diallube. Au Fouta, le
village que l’on habitait s’appelait Gadiaga. C’est tiré du mot gaaje qui veut
dire causerie. […] Ce qui a poussé la séparation entre les laobe et les Gondobe
était une famine. Nous sommes partis à la recherche de nourriture. A notre
retour dans le village Gondo (Bodéa), nous avons trouvé que les Peuls
étaient partis avec nos captifs et les biens que nous avions laissés. Quand
on a vu ça, on a décidé d’aller chez d’autres Peuls. Je ne sais pas
exactement quand nous sommes allés à Todiam, mais s’était à l’époque du
grand-père de Souahibou de Todiam 5. Nous sommes venus chez les
Diallube parce qu’on cherchait des Peuls pour faire leurs griots, et les
Diallube donnent mieux" (Gadiaga A. A., doyen des laobe, Thiou, juillet
2002).
176
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
précis. Ce récit révèle que c'est à la période coloniale que ce groupe de laobe est venu
s'installer à Thiou. Or, on sait que le chef Jibril, dont le règne date des années vingt,
"était si généreux que les griots le comparait à l'hivernage qui répand ses pluies sans les
mesurer" (Bâ 1992/1973 : 114). Que les laobe aient été artisans est un fait technique qui
les unissait aux Peuls, mais être griot implique un savoir-faire qui lie davantage aux
chefs. En outre, le lien de dépendance entre un chef et un griot n'est pas à sens unique.
Par leurs louanges et leurs récits de généalogie, les laobe vantent les qualités des chefs et
de leurs ancêtres.
"Les laobe sont venus ici à la demande des Peuls. Il y a aussi des chefs qui
sont allés les chercher car ils voulaient leurs propres griots et sont partis les
chercher à leur source. […] Quand il y a un chef de canton très puissant,
les laobe viennent d’eux-mêmes car ça leur permet de vivre. Pour un chef,
c’est plus valorisant d’avoir un griot qui lui chante ses louanges tous les
jours ; il y a des chefs qui se font réveiller tous les matins par leur griot"
(Chef de Thiou, Thiou juillet 2002).
Non seulement les griots sont les porte-parole des chefs, mais leurs louanges
sont source de prestige. Leur présence appelle à la générosité de chacun. Se faire vanter
les prouesses de ses ancêtres en public est un instrument de rivalité où l'on montre, en
remettant de l'argent de façon ostentatoire au griot, que l'on est généreux. Christiane
Seydou qui, dans son ouvrage, Silamaka et Poullôri (1972), s'est interessée notamment
aux griots, insiste sur le fait que certains n'hésitent pas à humilier publiquement ceux
qu'ils jugent trop avares. Les injures proférées dans ce contexte sont aussi très
redoutées.
4. La hiérarchie aujourd'hui.
Chez les Tooroobe de Bosomnore, l'ambiguïté du statut des rimaïbe nous est
apparue dans un malaise ambiant. L'histoire de leur capture y est presque censurée
alors qu'à Thiou, il n'est pas question de taire cet épisode. Voici, par exemple, un
rimaïbe qui raconte le jour d'une razzia qui a changé le destin de sa lignée :
177
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
"Notre grand-père est allé à Léo, il a passé du temps là-bas et il est revenu
[…] Une de nos filles a même fait la connaissance d’un gendarme de Léo.
Elle lui a demandé de l’aider à Léo. Il l’a aidée à retrouver sa famille. Elle a
eu beaucoup de cadeaux qu’elle nous a montrés à son retour. [Quand elle
est arrivée là-bas] elle a expliqué que son arrière-grand-père était de Léo et
que le reste de la famille se trouve à Thiou. Elle a expliqué cela par
l’intermédiaire du gendarme et on lui a répondu qu’il fallait qu’elle passe
l’année à Léo avant de rejoindre Thiou" (I. et B. Gadiaga, rimaïbe de Laobe,
Thiou, août 2002).
Cet attrait pour les origines n'est pas unilatéral. A Léo, le jour du rapt des
enfants est resté gravé dans la mémoire collective. Ils savent que quelque part, un des
leurs aurait dû rester à Léo. Un autre rimaïbe nous relate un souvenir d’enfance où un
militaire originaire du pays gurunsi, avait été de passage à Thiou :
6 Cette précision apportée par l'informateur montre la pertinence des distinctions entre captifs achetés et
razziés puis leurs descendants, "nés dans la maison".
178
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
"Moi j’ai su que j’étais originaire de Léo par les griots. Et en 1974, il y a eu
la guerre Burkina-Mali et des militaires étaient venus ici. Il y a un camp ici
et il y avait un militaire qui était de Léo. Mes deux grand-frères étaient à
l’école primaire, et vers 17 heures, ils ont quitté l’école pour rejoindre la
maison. Le vieux militaire les a vu venir, il a vu leur démarche et il s’est dit
que ceux-ci doivent être issus de sa famille. Il les a suivis jusqu’à la maison,
il est arrivé, il a salué. Les vieux ont répondu, mais ils se demandaient
pourquoi puisque à l’époque on ne connaissait pas de militaire ici. Il a dit :
" j’ai suivi ces enfants depuis l’école parce qu'ils ressemblent à une famille
que je connais". Donc, on lui a donné une natte pour s’asseoir. Il s’est assis
et a dit qu’il avait appris à Léo qu’il avait des parents à Thiou. Il a expliqué
qu’il avait pensé que par leur démarche, les enfants étaient issus de cette
famille. Il était venu poser des questions pour savoir. Alors, le vieux lui a
demandé : "le nom de quel vieux vous connaissez ?" Et il a donné le nom
du papa de mon grand-père. Alors, comme la tombe est toujours là, on lui
a montré. A ce moment, il est parti se coucher sur la tombe et il était là en
train de pleurer. Pour moi ça ne voulait rien dire puisque j’étais enfant.
C'était des futilités, mais c’est à partir de ce moment que j’ai compris que
nous étions de Léo, en plus de ce que les griots ont dit" (S. Diallo, rimaïbe,
Thiou 2002).
7 Mais on l'a dit, ce rapport à l'histoire collective ne s'observe pas partout. Ce constat n'est pas sans
soulever quelques questions qui dépassent le cadre de cette recherche : comment se produit le besoin
collectif de connaître son origine, de renouer avec un monde oublié ?
179
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Nous avons vu comment la hiérarchie sociale qui structure le monde peul s'est
formée historiquement et comment des liens de dépendance et de domination se sont
progressivement créés. Certes, dans bien des situations actuelles, ces liens se sont
distendus ou plutôt se sont tranformés. L'indépendance économique des rimaïbe leur a
donné des moyens de pression dont ils ne disposaient pas avant. Aujourd'hui, les
rimaïbe marquent leur émancipation sur le terrain même de leurs anciens maîtres (Botte
et al. 1999). Ils investissent dans un élevage traditionnel en confiant leurs bêtes aux
bergers peuls, et associent cette activité au commerce du bétail et à l'agriculture. On a
vu également que l'acquisition d'un savoir-faire technique par les rimaïbe des laobe leur
offre une activité dont ils peuvent vivre. Les rapports que les rimaïbe entretiennent
aujourd'hui avec leurs anciens maîtres sont comparables à une relation de parenté (sans
l'être) et ont comme tout lien familial, quelque chose de contraignant. Un rimaïbe qui
confie ses bêtes à "son Peul" ne rompra pas aussi facilement des liens
intergénérationnels sous prétexte que le berger a vendu une de ses bêtes. La contrainte
implique un devoir d'entraide, de secours. Cette logique est aussi celle qui justifie la
facilité des rimaïbe à rendre des "services" comme cultiver le champ du maître, réparer
son hangar... Il est difficile d'évaluer la teneur de ce que les rimaïbe appellent des
"services". S'agit-il d'un euphémisme pour ne pas évoquer une quelconque obligation
dans les travaux que les rimaïbe effectuent pour leurs anciens maîtres ? S'agit-il de
services rendus en contrepartie d'une sécurité économique et sociale que les maîtres
assurent parfois aux rimaïbe ? La réalité est certainement entre ces deux pôles. Les
maîtres, propriétaires de terres que les captifs cultivent aujourd'hui pour leur propre
compte, défendent les droits des rimaïbe quand surgissent des conflits fonciers.
En outre, pour ce qui est de la vie quotidienne, on doit distinguer les rapports
entre le chef et ses "sujets" (Olivier de Sardan 1984 : 85-108), de ceux des autres Peuls
avec leurs rimaïbe. La cour du chef, plus qu'ailleurs, est un lieu où sont réactivées la
hiérarchie et les conventions sociales correspondantes. Cet espace est rythmé au
diapason des visites qui se succèdent et les liens hiérarchiques peuvent s'observer à
travers le comportement des courtisans qui respectent des attitudes codées à l’égard du
chef. Le debere naaba, certains "rimaïbe", bijoutier et laobe, se rendent quotidiennement
dans la cour du chef pour le saluer. Si un hangar s'écroule, ils se mobilisent pour le
180
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
8Cette information provient du jeune homme en question. Le salaire d'un instituteur est d'environ 75
000 francs CFA en début de carrière.
181
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
ravivées comme si laobe, rimaïbe et rimbe devaient pour l'honneur du groupe "jouer le
jeu" de la hiérarchie et remplir les tâches que supposent leur catégorie sociale.
1. Honneur et pulaaku
Si le Peul est devenu griot, c’est qu’il a perdu son honneur et on lui dira en
l’humiliant. Ceux qui se transforment en griot, on les appelle les tchapwarta,
c'est pire que le mendiant. Pour un Peul, c’est comme s’il bafouait son
honneur pour de l’argent. Et les laobe ne veulent même pas sentir cette
personne là. Les tchapwarta viennent même demander aux laobe. Or, celui
qui a l’habitude de demander ne veut pas que l’on vienne lui demander. Le
tchapwarta peut demander aux griots parce que c’est quelqu’un qui n’a pas
182
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
froid aux yeux. Ce genre de personne est capable d’enlever son pantalon et
de chier dans la cour, si on ne lui promet rien" (O. Gadiaga, laobe, Thiou,
juillet 2002).
La figure extrême du déshonneur apparaît ici à travers ce Peul qui par nécessité
a renié son statut de dimo. Il est décrit comme celui qui est prêt à enfreindre les règles
de bienséance les plus rudimentaires. Le tchapwarta est celui qui ne connaît pas la honte
et qui est capable du pire comme du plus humiliant. Ces paroles montrent l'importance
du devoir d'assumer son rang pour un homme. La rhétorique de l'honneur est
mobilisée pour signifier que quelqu'un doit respecter les règles que lui impose son
appartenance à une classe. Il en est de même lors de la réunion où l'honneur est
invoqué comme registre de persuasion. L'honneur doit être défendu pour éviter la
honte. On se rappelle des propos des griots pendant la réunion :
"S'il y a honte dans cette cérémonie, ce ne sera pas celle du chef mais celle
de tous les Diallube".
"Si tous les Peuls veulent venir ici, c'est l'honneur du chef de Thiou mais
c'est aussi votre honneur".
"Si tu mens pour un dimo, que tu dis qu'il a fait ce qu'il n'a pas fait, tu l'as
insulté, tu ne l'as pas honoré".
Les notions de honte et d'honneur ont été bien étudiées par Fatoumata
Ouattara (1999) chez les Nanerge, un groupe senufo du Burkina Faso. Selon l'auteur,
Siige, traduit par "la honte", recouvre de nombreux sens allant de la honte au savoir-
vivre. Siige doit être envisagé comme un mécanisme de contrôle social : "les Nanerge
considèrent que l'évitement de siige doit être un combat quotidien". Ainsi "la face" de
toute personne doit éviter siige. La honte n'est pas contradictoire avec l'honneur. Au
contraire, "connaître la honte suppose implicitement de se conduire conformément
aux règles du savoir-vivre". Siige, la honte, joue comme un dispositif d'évaluation des
conduites des acteurs sociaux dans l'espace public (Ouattara 1999 : 23-24). Comme
l'affirme l'auteur, honte et honneur sont intimement liés, et ce, particulièrement dans
183
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
l'espace public. Cette idée apparaît dans de nombreuses études peules portant sur la
notion de pulaaku.
Pulaaku est une notion qui a attiré l'attention de nombreux anthropologues, les
pionniers étant Stenning (1959), Marguerite Dupire (1962, 1970) et Paul Riesman
(1974). S'intéressant à l'identité peule, ces auteurs considèrent que pulaaku est un
comportement adopté par les Peuls dans l'espace public. Pour Marguerite Dupire,
pulaaku est un "code socio-moral", une "manière de se comporter en peul", en bref,
"l'énoncé des actes et des situations à éviter (gace) et qui sont générateurs d'un
sentiment de honte (semteende, kersa)" (Dupire 1962 : 189). Les premières réflexions sur
l'identité des Peuls se penchant sur le terme pulaaku, y ont vu une notion fondamentale
pour comprendre la fulanité. Pour Paul Riesman, "pulaaku signifie non seulement les
qualités appropriées au Peul, mais encore et en même temps le groupe d'hommes peul
possédant ces qualités" (Riesman 1974 : 128). Ce deuxième sens, le "groupe
d'hommes", proposé par l'auteur sera longtemps délaissé par les anthropologues plus
attachés à analyser pulaaku comme un comportement. Dans une critique récente,
Mirjam de Bruijn et Anneck Bredveld (1996) réexaminent le sens de cette notion. Elles
constatent d'abord que les travaux de Stenning (1959), Marguerite Dupire (1962) et
Paul Riesman (1974) sont probablement à l'origine de cette tendance à considérer
pulaaku comme "la valeur centrale de la vie même des Fulbe" (De Bruijn et Bredveld
1996 : 795). Elles précisent que de nombreuses publications qui ont suivi celles de ces
trois auteurs, reprenent leurs interprétations selon lesquelles les éléments les plus
importants de pulaaku sont semtemde (la retenue, la réserve ou encore la honte), hakkilo
(l'intelligence), teddeengal (le respect) et munyal (la patience). Mirjam de Bruijn et Anneck
Bredveld considèrent que de nombreux chercheurs transposent l'interprétation de
pulaaku comme marqueur d'identité applicable à toute l'Afrique de l'Ouest. Ce désir
d'unification des Peuls a déjà fait l'objet d'une critique par Thomas Bierschenk à
Martine Guichard estimant qu'elle utilise le terme pulaaku sans se référer à la situation
locale. Thomas Bierschenk considère que pulaaku peut avoir des significations diverses
selon les régions (Bierschenk 1992 : 516).
184
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
terme définit plutôt la "communauté des Fulbe" (de Bruijn et Bredveld 1996 : 814) dont
les membres sont cependant attachés à certaines normes sociales communes. Cette
interprétation est proche de celle des Peuls du Yatenga qui définissent pulaaku comme
"tout ce qui est Peul". Le chef de Todiam explique que l'on peut dire : "pullo, viens ici" ;
alors que l'on ne peut pas dire "pulaaku, vient ici parce que pulaaku désigne tout un
groupe". Il y a donc bien cette notion de population qui prévaut pour définir le terme
pulaaku. Comme Mirjam de Bruijn et Annek Bredveld, nous estimons que le terme
pulaaku ne doit pas être traduit partout par le comportement idéal du Peul. Ceci
n'empêche pas l'existence de représentations selon lesquelles certaines attitudes sont
attribuées à des catégories sociales. Nous rejoignons là certains points d'analyse de Paul
Riesman qui estime que la fulanité se définit en opposition aux stéréotypes attribués
aux autres classes sociales.
Marguerite Dupire et Paul Riesman insistent sur l'idée selon laquelle pulaaku est
un comportement qui se consent dans l'espace public. Selon Paul Riesman, pulaaku
correspond à une attitude de strict conformisme que les Peuls doivent adopter vis-à-vis
de certaines catégories de gens tels que les beaux-parents, les agnats lointains et la
plupart des hommes ou femmes de la génération du père ou de celle de l'enfant. Ce
devoir de strict conformisme s'oppose à la situation de parenté à plaisanterie,
dendiraagu, qui autorise certaines catégories d'individus à s'insulter et à adopter une
attitude de familiarité outrancière. Pulaaku et dendiraagu ont néanmoins un point
commun : ils appartiennent au domaine de ce que les Peuls appellent "la coutume" et
qui est également le domaine de la vie publique où la honte peut facilement advenir.
En effet, on dira d'un Peul qui a manqué à la pulaaku, qu'il a fait une chose honteuse.
Ce qui implique qu'il révèle une incapacité, une faiblesse.
185
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
vieillards un peu plus et ce sont majoritairement les griots qui ont la parole. Paul
Riesman précise au sujet des griots que leur devoir même consiste à aider le Peul à
maintenir son identité (Riesman 1974). En effet, à plusieurs reprises, les griots
rappellent le devoir des membres de la société, à savoir, œuvrer pour la réussite de la
cérémonie et éviter la honte. Pour cela, ils utilisent plusieurs registres de persuasion.
D'abord, il y a l'histoire. On le voit tout au long de la réunion qui ne laisse de façon
effective que peu de temps consacré à l'organisation et aux motifs annoncés de la fête
qui se prépare. Nombreux sont les récits de généalogies et de batailles victorieuses
illustrant la force des Diallube. A quoi bon répéter une histoire que tout le monde
connaît ? Probablement pour que chacun fasse en sorte d'établir une continuité entre le
passé et le présent. Dans un univers où l'on n'est que le prolongement de ses ancêtres,
il est bon de rappeler que les aïeux ont fait preuve de courage et de solidarité. Si
l'histoire est un argument de persuasion essentiel, le griot vante les qualités morales du
chef qu’il désigne comme un homme capable de défendre les siens, de mobiliser un
réseau de relations. Il le présente comme celui qui est à la tête du groupe dont chacun
se doit de montrer la cohésion.
186
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
"Le bienfait que le Peul puisse faire, c'est de donner un bœuf. Si le bœuf
protège de la honte, c'est un bœuf. S'il donne un bœuf, c'est le maximum
de son bienfait."
Si les Peuls proprement dit contribuent par des dons de taureaux, les autres
catégories sociales (laobe et rimaïbe) contribuent également. Ce que donnent les rimaïbe et
les laobe correspond à un processus identique, même s'il ne s'agit pas d'un bien mais
plutôt de service : la force de travail pour les premiers et la parole de persuasion pour
les seconds. C'est un peu un "discours coutumier", pour reprendre l'expression de
notre informateur. Il s'agit d'un discours public qui vise à attribuer à chacun les tâches
correspondant à son rang.
En tant que "gens de la parole", les griots occupent une place importante dans
le jeu du pouvoir et des dons qui en sont indissociables. Ils se mettent au centre du
dispositif politique : ils sont là pour faire des louanges, ils sont là pour dire ce que le
chef pense, ils sont là pour convaincre et rappeler à chacun ses fonctions. Comme les
Gens de la parole étudiés par Sory Camara (1992) en pays malinké, les griots ont une
fonction de médiation sociale et surtout politique. Selon l'auteur, aujourd'hui encore,
un chef s'adresse très peu directement au peuple. C'est au griot que revient la tâche de
le faire. En pays malinké, ce sont les griots qui transmettaient le discours de leur chef.
"Dans les conseils qu'ils tenaient au palais, ils ne s'adressaient aux ministres et à leurs
commandants que par la voix des gens de la parole "(Camara 1992 : 214). N'a-t-on pas
vu lors de cette réunion un vieillard, dont les paroles exprimées à voix basse, étaient
reprises à haute-voix par le griot ? Le noble, rimbe, en théorie, ne parle pas trop et ceci
coïncide d'ailleurs avec les règles de bienséances. Il ne faut pas être bavard, "on trouve
qu’il y a des gens à qui ça revient comme les griots", nous confie le chef.
11 Pour un état des lieux de l'anthropologie du don, voir Anne Attané (2003).
187
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Que l'autorité du chef s'érige comme telle face à sa population ne coule pas de
source, c'est l'objet d'un travail de persuasion, dans lequel, on le voit, le griot a un rôle
essentiel de transmission. Le griot provoque l'approbation populaire, mais celle-ci n'est
semble-t-il pas gagnée d'avance. Pour cela, son argumentaire s’appuie sur plusieurs
registres : le passé, l'honneur et le devoir d'éviter la honte.
Que les convives reçoivent des taureaux est la condition sine qua non pour que la
fête soit réussie. Le chef qui reçoit un tel don y comprendra que le chef de Thiou est
capable de mobiliser les siens. Son obligation de rendre n'en sera que plus forte.
Lorsque le griot affirme que "beaucoup seront là pour voir ce qui ne va pas", il évoque
l'envie inavouée des convives de voir que le chef de Thiou ne rivalise pas, parce qu'il
n'aura pas su organiser la fête, parce qu'il n'aura pas fait autorité sur les siens. Le chef,
par l’influence qu’il exerce sur les siens, assoit son pouvoir face à ses pairs et se ménage
une place de choix dans une future association de chefs peuls.
Qu'en a-t-il finalement été du rassemblement des chefs Peuls du Burkina, objet
de toutes les paroles et conjectures échangées lors de la réunion ? Nous n'avons pas été
présente le 13 mars 2004, jour de l'événement, mais, de retour sur le terrain au mois de
juin de la même année, nous avons pu néanmoins prendre la mesure de l'échec : le
rassemblement n'a visiblement pas été à la hauteur de ce qui était prévu. Un des
"organisateurs" nous avoue à demi-mot la triste réalité :
188
Chapitre 5. Hiérarchie sociale, don et honneur au service du pouvoir.
Tous les chefs peuls du pays étaient prévus et finalement, seul celui de Barani a
répondu à l'appel. L'initiative du chef de Thiou, qui a tenté de donner une grande
réception où devaient s'élaborer des stratégies politiques, n'a reçu qu'un écho timide.
Pourquoi un tel échec ? Il nous semble que ce fiasco est la preuve que des enjeux de
pouvoir se font sentir dans le champ des chefs "traditionnels" et qu'il n'est pas aisé
pour un chef de se hisser au devant de la scène. Participer à la cérémonie et répondre à
l'invitation aurait été pour les chefs peuls une forme d'approbation au leadership du chef
de Thiou dans l'association.
189
Chapitre 6. Du cour tage à l'ombre
d e la chefferie.
Notre propos sera de montrer dans ce chapitre que la chefferie diallube peut
s'ériger en véritable réseau de courtage dans le développement. Cette institution
traditionnelle constitue un socle sur lequel le chef ou ceux qui se réclament de la
chefferie, pourront s’appuyer pour mener à bien des projets de développement. Les
stratégies développementalistes qui s'opèrent à l'ombre de la chefferie bénéficient du
fait que le chef est à la fois un médiateur politique et un intermédiaire du
développement. Le chef met ses moyens de captation et de redistribution de la rente
du développement au service de son pouvoir, il renforce des positions sociales
anciennes. Quant aux acteurs issus de la chefferie, ils se servent de leur appartenance
cheffale pour mettre en place des projets de développement. D'une manière générale,
les stratégies de réussite s'ancrent fortement dans un discours qui évoque la marginalité
des Peuls.
Les années 1990 marquent alors un nouveau tournant dans les rapports
économiques entre les anciennes colonies et les pays européens. Les tenants de la
Banque Mondiale considèrent désormais que les politiques de développement ne
doivent pas être appliquées par le "haut". Au nom de la démocratisation et de la
décentralisation, et pour court-circuiter les Etats jugés corrompus, les financements
provenant de l'occident sont directement affectés à l’échelle locale. La politique d'aide
doit mobiliser différents acteurs : la société civile, c'est-à-dire des associations, mais
aussi l'Etat, les collectivités décentralisées et les investisseurs. La notion de
gouvernance rayée du vocabulaire pendant plusieurs siècles fait un retour fulgurant sur
la scène internationale. Elle suppose en filigrane, la "bonne gouvernance". Si les
nouvelles normes de la Banque Mondiale ne favorisent pas pour autant la croissance
1 Ces postures s'inspirent des théories de Keynes, économiste du XXè favorable à une régulation par
l'Etat pour rétablir les équilibres macroéconomiques.
191
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
des pays d'Afrique, elles provoquent une mutation des institutions africaines :
décentralisation, développement des associations, transfert des compétences vers des
acteurs privés… Le processus de décentralisation s'opère avec un succès relatif et
s'accompagne d'une réorientation de l'aide internationale vers les collectivités locales,
d'une multiplication des services déconcentrés de l'Etat (Blundo et Jacob 1997) et donc
de représentants du pouvoir à l'échelle villageoise. De la nouvelle donne économique
issue de la réorientation des ressources de l'aide au développement naît tout un
ensemble d’acteurs capables de servir d’interlocuteurs entre les populations à qui sont
destinés les projets et les bailleurs occidentaux. Les politiques d’aide au développement
ont progressivement donné aux activités de courtage une dimension économique sans
précédent (Bierschenk, Chauveau et Olivier de Sardan 2000). Le Burkina Faso est à ce
titre un des pays les plus concernés par ce processus, les O.N.G. y sont très présentes
et les courtiers se sont multipliés jusque dans les villages les plus reculés.
Thiou, en tant que commune rurale dotée d'un préfet-maire, offre un exemple
révélateur de ce que peut être la gouvernance locale. Pour les uns c'est une petite ville,
pour les autres c'est un gros village, mais il est certain que la localité a tout de la ville
émergeante : les marchés de bétail et de biens ordinaires se tiennent tous les trois jours
; petits commerces et services administratifs ne manquent pas. Préfet, police, douanes,
commissariat, écoles, dispensaire et autres services techniques déconcentrés de l'Etat
occupent majoritairement l'espace situé au sud de "la grande voie". Cette route qui relie
Ouahigouya à Koro au Mali, est bordée sur cent mètres de lampadaires éclairant les
quelques boutiques et kiosques qui y sont installés. En ce lieu précis, l’automobiliste de
passage pourrait croire être en ville, si quelques mêtres plus loin il ne retrouvait pas les
braiements d'ânes et gloussements de poules habituels de la campagne. En outre, il y a
à Thiou un fourmillement associatif au point que l'on ne saurait compter le nombre
d'associations qui y ont tenté des projets. On peut citer parmi les plus fameux, le "Six-
S" (Savoir Se Servir de la Sécheresse au Sahel et en Savane), l'association "ECLA" (Etre
Comme Les Autres) qui organise des campagnes de reboisement, d'assainissement et
d'aide aux handicapés. Plusieurs mouvements musulmans y sont établis ainsi que
l'église protestante des Assemblées de Dieu. De tout cela découle une présence
internationale importante. On nous confie que Coopération 92, "l’O.N.G de Pasqua", a
construit des forages à Thiou. L’association est semble-t-il fortement ancrée dans le
Yatenga et nous avons constaté au cours de nos séjours que le chef de Thiou entretient
192
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
toujours des relations avec certains membres de l’O.N.G qui lui rendent visite. Le chef
justifie le maintien de ces liens par la colonisation : "on préfère travailler avec ceux que
l’on connaît et qui nous connaissent. Comme c’est le colonisateur, il y a un lien
culturel". Cependant, la coopération suisse y est également très présente, finançant des
projets tels que le programme d'alphabétisation en fulfulde ou les micro-crédits octroyés
au Six-S pour des groupements exploitant le "périmètre irrigué".
2. Un courtier enturbanné
Jibril Diallo, l'actuel chef des Diallube, a passé son enfance à Thiou d'où il part
en 1975 pour entrer en classe de 6ème. Cette année marque le début d'une longue
expérience hors de Thiou, il n'y reviendra définitivement qu'en 1997. Son parcours
193
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
scolaire l'emmène jusqu'en terminale A, après quoi il se rend à Banfora. Là-bas, il est
embauché comme électricien à la SOSUCO, principale société de fabrication de sucre
du pays. Il y reste trois ans. En 1984, il part pour Abidjan, ses premières expériences de
vendeur ambulant de poisson au port de pêche l'ouvrent à toute la Côte-d'Ivoire. Sa
découverte du pays est riche d'enseignements : commerce, dédouanement et transit de
voitures en provenance d'Europe pour la sous-région, assurances pour le
dédommagement des victimes d'accidents de la circulation, sont ses principaux
domaines d'activité. Il démissionne pour se rendre à Lomé où il rencontre des Français
pour lesquels il devient intermédiaire dans la vente de tambours fabriqués au Burkina.
Cette expérience le propulse en France où il fait un bref séjour : Bordeaux et Poitiers
sont ses principales destinations. Il rentre à Thiou quelques mois avant son
intronisation en 1997. Il affirme ne pas avoir tenu à être chef : c'est plutôt un devoir
auquel il a été préparé toute sa vie sans le savoir. Etre chef change radicalement la vie.
Il faut troquer le jean contre le grand boubou, les souliers contre les babouches et
comme l'affirme le chef, "ça n'a pas été facile de s'adapter". Lors de son intronisation,
"les Diallube" lui proposent 48 femmes, il en choisi une, Awa avec qui il a deux enfants
(Ousseni dit vieux et Bouba), son second mariage ne se fera qu'en 2001 avec une Peule
mauritanienne née au Burkina, de cette union naît Sambo, en août 2002. Le chef a fait
le pèlerinage à La Mecque mais dit ne pas vouloir porter le titre de El Hajj parce que
pouvoir religieux et politique doivent être distingués.
Le chef est instruit et parle plusieurs langues, il est jeune et s'est beaucoup
"baladé", il a côtoyé des milieux culturels différents. C'est un homme de réseau qui
cumule ses propres relations et celles de son défunt père. Comme le courtier en
développement typique, le chef a acquis une expérience "ailleurs", ainsi qu'"un savoir-
faire, un savoir-parler ou un savoir-vivre s'accommodant en partie de cultures
hétérogènes" (Bierschenk et al. 2000). Nous sommes donc dans l'univers de ce chef,
loin des chefferies rétrorades cultivant l'illetrisme afin de conserver ses privilèges
(Hahonou 2002). Ici un grand attachement est accordé à l'école. L'expérience acquise
hors de chez lui va contraster avec sa nouvelle vie de chef qui exige de s'ancrer dans
un univers villageois.
194
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
"Ils sont allés voir Naaba Gigma pour la chefferie. C’est comme un coup
bas. Ils y sont allés à l’avance sans que nous sachions. Quand on a appris
cela, on est allé voir le Rasam Naaba chez lui, l’informer du décès du chef
peul. Nous voulions suivre la hiérarchie Le Rasam Naaba s’était plaint que
les oncles aient informé Naaba Gigma du décès du chef de Thiou sans
passer par lui. Il nous a proposé de nous accompagner chez le Naaba
Gigma. Il y avait moi, un oncle du chef, le bijoutier et un des ses petits
frères. Le chef ne pouvait pas bouger d’ici, mais c’est lui qui nous a dit d’y
aller. Quand on est arrivé, on lui a expliqué le problème. On lui a dit :
"nous ne sommes pas venus te demander la chefferie à Thiou, nous en
savons et toi aussi tu en sais". Il nous a dit que n’importe quelle personne
qui viendrait ici pour lui donner quelque chose pour avoir la chefferie, qu’il
le prendrait, mais qu’il ne s’en mêlerait pas. Il a dit que ça ne le regardait
pas. Depuis la bataille de Thiou, il y a une alliance qui continue encore,
c’est pour cela que Naaba Gigma a dit qu’il ne voulait pas s’en mêler" (S.
Diallo, rimaïbe, août 2004).
195
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
L'épisode de la bataille de Thiou (cf. chapitre 4) et l'aide que les Diallube ont
apporté à Naaba Bulli a scellé l'alliance entre le chef des Diallube et le Yatenga Naaba,
tant que seront intronisés des descendants de Naaba Bulli. Les paroles de ce partisan
du chef montrent que cet épisode de l'histoire est convoqué pour convaincre le
Yatenga Naaba de ne pas intervenir dans la vie politique de Thiou. Finalement Jibril
Diallo est désigné et son intronisation est célèbrée en avril 1998.
L'événement3 s’est déroulé dans la cour royale. Les premières images nous
offrent le portrait du debere naaba avec sa lance, dans un après-midi déjà animé par la
musique du hoddu et des calebasses. Les griots s’en donnent à cœur joie pour accomplir
leur rôle : louer les nantis, les combler de flatteries en rappelant à l'assemblée les
épopées de leurs vaillants ancêtres. Le nouveau chef est vêtu d’un grand boubou blanc
et coiffé du turban noir, symbole de la chefferie. Ses lunettes, tout en le voilant,
accentuent un regard sérieux. Bientôt l’ambiance musicale va laisser la place aux benda4
puis aux Dogons. Soudain un griot déchaîné prend la parole au micro pour faire les
louanges du chef peul de Djibo. Beaucoup de personnalités sont venues de loin et le
moment est arrivé pour "les représentants de Thiou" de leur souhaiter la bienvenue
dans une succession de discours protocolaires.
C’est El Hajj Ousman Diallo qui va commencer. Celui-là même qui assurait
l’intérim du chef défunt dont la fonction de préfet ne laissait guère le temps de résider
à Thiou. "C’est toute la famille des Kabakoy5 qui m’a donné la parole pour remercier
ceux qui sont venus : les délégations de Yamasoukro, Abidjan, Bobo Dioulasso,
Ouahigouya, Koudougou, Djibo, Tondomayel et le représentant de Baraboulle… ".
D’autres personnalités prennent le relais comme le chef coutumier de Kalo. Après
avoir salué avec ferveur les autorités administratives, le notable fait remarquer qu'il
entend assumer son rôle de représentant du Yatenga Naaba en rappelant que la
cérémonie a réuni tous ces gens "pour la tradition". Ponctuées par les tambours des
benda, les déclarations se relaient et enfin, le représentant du chef de Thiou s’exprime
en son nom. Le message insiste sur la nécessité de promouvoir l’association des
autorités "traditionnelles" aux autorités "modernes" : "le chef coutumier est autant au
3 Nous avons observé la cérémonie grâce au film amateur fait à cette occasion à la demande du chef.
Nous avons conscience qu'une telle source n'est que partiellement satisfaisante, mais elle nous informe
sur les acteurs présents et le discours officiel du nouveau chef.
4 Bendre (mor., Plur. Benda) : tambourinaires moose.
5 Surnommé Kabakoy, le vrai nom de ce chef était Paate Diallo.
196
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
6 Hoddu (ful.)
7 Kunde (mor.)
197
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
3. La médiation politique
Les chefs, hier comme aujourd'hui ont un rôle de médiateur politique. Un bref
retour à l'époque coloniale suffit pour rappeler que les "chefs de canton", étaient
autrefois les interlocuteurs privilégiés de l'administration coloniale (Chapitre 3). Avec
les représentants et interprètes, ils font partie de ces personnages qui "ont largement
détourné et amplifié la fonction prescrite par le dispositif colonial et contribué à
orienter les politiques et les pratiques coloniales dans le sens de leurs intérêts ou en
fonction de leurs propres systèmes de représentation politique" (Bierschenk et al. 2000
: 6). A Thiou particulièrement, il n'était pas rare qu'avant de prendre le turban de la
chefferie, les futurs chefs assurent la fonction de représentant du chef. C'est ainsi qu'ils
assimilaient sur le long terme leurs devoirs liés à la chefferie. Les chefs désireux de
nantir leur fils avaient tout intérêt à lui attribuer cette fonction et ceux qui s'estimaient
héritiers légitimes y voyaient un moyen de gagner la confiance du colonisateur. Aussi,
avant d’être chefs, Boukari, Sambo et Amadou (1959-1975) ont occupé les fonctions
de représentant du chef auprès de l’administration coloniale. Ils ont certainement
profité de leur position privilégiée pour se garantir leur place future à la tête de la
chefferie. Les chefs de Thiou qui se sont succédés offrent le portrait typique du
médiateur politique de l'époque coloniale.
L'école a joué un rôle primordial pour établir une continuité entre l'époque
coloniale et aujourd'hui. Bien qu'ils n'étaient pas allés eux-mêmes à l'école, les chefs de
Thiou ont perçu les enjeux de la scolarisation pour intégrer le monde des élites :
"Notre premier parent qui a fréquenté l’école, c’était vers les années 1918.
C'était sous Jibril je crois, mais c’est surtout Sambo qui a forcé les gens à
aller à l’école" (Chef de Thiou, Thiou, février 2004).
198
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
199
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
nouvelle élite la conduite des affaires lors de la décolonisation. "Nous verrons ainsi ce
siècle habité de princes éclairés jusqu'à en devenir "rouges", et de roturiers
révolutionnaires non moins décidés. L'habileté et l'audace de leur calculs ont pu faire
long feu" (Bayart 1989). Contrairement à ce qu'affirme l'auteur, nous montrerons que
le choix de l'école coranique s'est avéré par la suite être un calcul faisant la preuve de
son "intelligence politique" permettant l'insertion dans la hiérarchie confrérique et une
autorité spirituelle reconnue au niveau local (cf. troisième partie). Confier son enfant à
un type d'enseignement particulier favorise une certaine vision de la reproduction
sociale. C'est un choix politique.
200
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
b. Le clientélisme politique
Que les chefs traditionnels aient le plus souvent leur carte du parti au pouvoir
n'est une nouveauté pour personne et cela répond à des pratiques contemporaines de
clientélisme politique en continuité avec l'époque coloniale (chapitre 3). D'ailleurs le
titre même de chef de canton, bien que n’ayant plus de valeur officielle aujourd’hui, est
fréquemment revendiqué par les chefs. Doit-on y voir la manifestation de leur
nostalgie d’un temps où leur autorité était officiellement reconnue ou la revendication
d’un titre qui aujourd’hui légitime leur place dans les arènes politiques locales ? Le chef
de Thiou emploie indistinctement le terme "canton" pour désigner la chefferie dite
traditionnelle ou le chef-lieu de département et n’y voit que le continuum d’une logique
territoriale coloniale :
201
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
"Le plus souvent, se sont les cantons qui sont devenus des départements.
A part ceux qui étaient liés à la religion comme Todiam et Bosomnore et
qui ne voulaient peut-être pas de l’administration. Les chefs de canton sont
devenus des chefs lieux de département. […] Il y a eu un moment, dans les
années 70, où le chef de canton était élu. Mais à l’époque les candidats
étaient parmi les fils d’anciens chefs de canton ou ses frères ou ses enfants.
C’est toujours dans la famille royale du canton qu’il y a des candidats"
(Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002)
"Parfois, ils choisissaient le plus influent qui pouvait être le frère du chef.
Ce dernier pouvait arranger davantage l’administration ou les hommes
politiques que le premier fils. C’est ce qui est arrivé ici, l’administration
coloniale a brouillé les pistes."
Tout se passe comme si la chefferie était en partie victime des effets de système
lui imposant des rapports clientélistes avec l'Etat datant de l'époque coloniale. Hier les
prétendants à la chefferie devaient se montrer capables de collaborer avec le
commandant de Cercle, aujourd'hui, il est préférable d'avoir sa carte au pouvoir pour
un candidat légitime en quête du turban. Aujourd'hui, les choix politiques des chefs
sont donc extrêmement contraints. Tous les chefs que nous avons rencontrés
reconnaissent leur proximité (plus ou moins effective) avec le C.D.P., le parti du
Président actuel, Blaise Campaoré. "Les chefs coutumiers sont souillés par la
politique", affirme le chef de Banh avec écœurement. A Thiou, une simple visite au
chef suffit pour remarquer le portrait de son grand-père Amadou accroché sur le mur
du fond, et symétriquement sur sa droite, une photo de Blaise Campaoré. D'un côté le
regard grave de l'ancien chef, de l'autre, le cliché présidentiel. La plaisanterie s'imposant
à ce sujet, le chef nous rétorque que c'est sa "femme qui aime trop Blaise". On voit ici
toute l'ambiguïté d'une appartenance politique à la fois revendiquée et inavouée. En
202
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
effet, il n'est pas aisé pour le chef de Thiou d'avouer son appartenance politique. Il
présente l'intervention de l'administration dans les affaires de la chefferie comme étant
résolument passive : "elle ne fait qu’apprécier la nomination du chef", nous explique-t-
il évoquant tout de même les "enquêtes de moralité" sur la personne à introniser.
"C’est pour savoir si la personne est de bonne moralité ou si elle a des antécédents
juridiques", nous dit-il d'abord pour finalement reconnaître le réel objectif de
l'"enquête de moralité":
Plus tard, le chef nous fait part de certaines visées politiques et d'une stratégie
d'avenir pour Thiou : que la localité atteigne des revenus nécessaires pour être promue
au rang de commune, condition sine qua non pour obtenir un jumelage avec une ville
européenne, duquel découle des ressources bien connues. Dans une telle éventualité, se
présenter aux élections municipales serait même envisageable. Le chef de Thiou
mesure les avantages d'une telle attache institutionnelle, autant pour ses propres
intérêts que pour ceux de sa localité. Le jumelage ouvre une commune à des ressources
et des projets de développement mais aussi à des échanges culturels avec l'Europe. En
effet, la décentralisation offre l'opportunité d'un changement social et économique et
d'une redistribution des pouvoirs à l'échelle locale. Elle fait comme on le voit ici l'objet
de stratégies anticipatives de la part du chef qui entend se positionner dans une
nouvelle arène politique locale. Il est à cet égard interressant de souligner que
contrairement à ce qui a cours au Niger, où les chefs coutumiers envisagent la
décentralisation comme un risque pour leurs pouvoirs et leurs privilèges (Hahonou
2002), elle est envisagé à Thiou comme une force pour la chefferie.
203
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
204
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
"Le chef [moaga] de Sanga et moi, on ne s’entend pas depuis six ans car il a
fermé les pistes et les mares. Il empêche la pâture de nos animaux. Moi je
suis allé lui dire ainsi qu'au préfet et le problème est presque résolu parce
qu'ils ont ouvert une piste et une autre est en voie d’ouverture. […] On sait
comment étaient disposées les pistes dans le temps, mais c’est tout
simplement la domination qui fait que les Moose peuvent fermer les pistes.
C’est Jibril [ancien chef de Thiou] qui a installé les Moose à Sanga. Si ton
grand-père t’installe dans un lieu et qu’il est contre toi, c’est à cause de la
domination ! Le premier Moaga installé à Sanga a trouvé un rimaïbe qui
s’appelait Manga Sim et qui l’a accompagné chez Jibril. Quand on a montré
au Moaga où il devait s’installer, le rimaïbe est revenu voir Jibril en lui disant
: "tu m’as chassé de Sanga parce que tu as amené un Moaga près de moi".
[…] Ce sont les Moose qui ont fermé les pistes. C’est le chef [de Sanga] lui-
même qui a fermé les pistes et moi, je suis allé trouver son fils. Je lui ai
demandé s’il y avait une piste à Sanga pour les animaux excepté la grande
voie. Le fils a dit " il n’y a pas de piste à Sanga ". Moi j’ai répliqué : "ce sont
les propriétaires des animaux qui vous ont installés à Sanga et vous dites
qu’il n’y a pas de piste à Sanga ?" (O. Diallo, Sanga, août 2002).
Cet agropasteur installé à Sanga, à quelques kilomètres de Thiou, est issu d'une
lignée cheffale. Son discours montre que malgré le fait qu'ils ont concédé des terres aux
Moose s'installant après eux, les Peuls de Sanga sont dépossédés de leur droits fonciers.
Les Moose avaient reçu leurs terres du chef peul Jibril, mais ne reconnaissent plus
aujourd'hui les droits des Peuls, en l'occurrence l'existence ancienne de pistes de
passage. Cet interlocuteur considère que les Moose ont pris le dessus parce qu'ils sont
mieux représentés dans les sphères de l'Etat : "Si on dit gouverneur, c’est un Moose,
gendarme, policier, agent de l’élevage, des eaux et forêts, préfet, tout est Moose ; le Peul
n’a pas la parole devant tout cela". A y regarder de plus près, cet état de fait révèle que
la dégradation de l'économie pastorale s'explique en partie par les mesures limitatives
de l'Etat postcolonial en matière de pastoralisme.
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Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
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Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
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Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
par le bétail. Ces possibilités données aux éleveurs en cas de crise alimentaire
s'accompagnent cependant de démarches bureaucratiques lourdes pour l'éleveur qui
doit être muni de plusieurs pièces justificatives pour mener et faire entrer son troupeau
dans les forêts classées par exemple. Si l'Etat manifeste des efforts pour favoriser le
développement de l'élevage il est clair que cette activité doit, dans l'esprit du législateur,
être amenée à se moderniser, et surtout à devenir un élevage sédentaire. Comme nous
le verrons plus loin à travers l'exemple d'une association oeuvrant pour
l'alphabétisation et la formation des éleveurs peuls, ces contraintes imposées par l'Etat
ne leur échappent pas…
208
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
aux pieds nus" et enfin, les "mouvements culturels ou ethniques" (Olivier de Sardan
1995a : 161-163). D'après l'auteur, cette dernière catégorie est souvent constituée
d'intellectuels ou de fonctionnaires qui tentent de faire bénéficier une population dont
ils se réclament, d'une plus grande part de la rente du développement. Ces courtiers
agissent en général au nom "d'inégalités dont ils s'estiment victimes dans la répartition
ethnique de cette rente". Les animateurs de ces réseaux culturels et ethniques tentent
d'obtenir pour leurs dirigeants un meilleur accès aux positions politiques nationales"
(Olivier de Sardan 1995a : 162). Çà et là, les Peuls s'organisent au nom de ces inégalités.
Au-delà des mouvements de revendication culturelle ou ethnique qui se concrétisent
dans des conférences relayées par les médias comme ceux que nous avons cités plus
haut (Tabital pullaaku et le séminaire fulfulde au Bénin), il y a toutes les initiatives
associatives peu ou pas médiatisées qui fonctionnent sur ce même registre culturel.
Leurs animateurs tentent eux aussi, par le biais d'association, d'obtenir des
financements destinés à permettre une amélioration des conditions d'existence de la
population dont ils se réclament. L'exemple de l'A.S.E.S, créée par un Peul issu de la
chefferie doit montrer comment des courtiers en développement s'appuient sur un
registre ethnique pour mettre en place leur association.
209
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
b. La double appartenance
"A 19 ans j'ai fait l'éducation rurale, c'est-à-dire apprendre aux paysans à
lire et à écrire dans leur langue. J'ai commencé par ça en 1991. En ce
temps, il n'y avait pas de service d'alphabétisation. Maintenant l'Etat a
trouvé que c'était bon de créer ça à Ouahigouya. Donc on m'a mis là-bas à
Ouahigouya, au nom de tous les Peuls de la région pour faire
l'alphabétisation. C'est la Coopération suisse qui finançait. […]J'étais là-bas
en 1993 jusqu'en 1999 quand la coopération suisse a dit "je ne donne pas à
l'Etat, il faut travailler avec la masse. Il faut que la masse organise". Moi, je
savais ça et j'ai créé l'association, je fais partie de la masse. La coopération
suisse a dit, "bon puisque tu as une association, on t'aide au lieu d'aider
l'Etat"" (D. Diallo, Nomou, février 2004).
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Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
"Le premier contact. Bon d'abord vous savez que tout ce qui touche au
fulfulde touche Thiou. Moi je suis à Ouahigouya et depuis 89, on a dit "il
faut un centre fulfulde dans la région Nord". Quand on dit "fulfulde", il faut
aller à Thiou, mais maintenant si vous voulez être avec les gens, il faut être
avec le chef. C'est lui qui est responsable des Peuls. Donc on l'a informé et
il a organisé les Peuls et moi, son petit frère, je suis venu alphabétiser les
Peuls" (D.Diallo, Nomou, février 2004).
"Les gens [de Thiou] ont connu les Suisses à cause de l’APESS 10 et surtout
10 Association Pour la Sauvegarde de l'Elevage au Sahel et en Savane, à ne pas confondre avec l'ASES.
211
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
"J’ai eu la chance de savoir lire et écrire, donc mon devoir est d’aider quand
même, mes frères à se développer. Si sur cent personnes, seulement cinq
ou six se développent, il n’y a pas développement. Donc, moi, en tant que
fils de ce milieu, je me suis mis en tête qu’il faut que je participe au
développement de la société. Pour aider quelqu’un, il faut partir de ce qu’il
est et de ce qu’il aime, alors j’ai créé des groupements d’éleveurs en 1994 à
Nomou, ici" (D.Diallo, Nomou, février 2004).
"Les Peuls sont moins organisés, ils ont un niveau de vie moins avancé.
Les Peuls n’aiment pas beaucoup l’école, ils ne sont pas bons cultivateurs.
Donc, nous sommes des éleveurs nomades. Des gens qui suivent les bœufs
qui se déplacent pour chercher les pâturages. Celui qui se déplace ne peut
212
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
pas aller à l’école, celui qui ne sait ni lire ni écrire ne se développe pas.
Donc nous sommes à ce stade là. Etant fonctionnaire, étant en ville, j’ai
constaté en tout cas que mon ethnie est moins avancée" (D.Diallo,
Nomou, février 2004).
Les clichés ont la vie dure et ils alimentent une rhétorique du retard que l'on
retrouve ici. En dépit du fait que les Diallube soient sédentarisés depuis plus d'un siècle
et pratiquent les transhumances saisonnières, la description que le président de
l'A.S.E.S. fait de ses congénères s'appuie toujours sur l'image du Peul nomade suivant
ses animaux et dont les préoccupations sont en dehors de toute sphère de
développement. A cette rhétorique du retard s'ajoute dans son discours une
sémantique digne de la mission civilisatrice : "l'éveil de conscience de l'éleveur",
"inculquer un savoir-faire et un savoir-être" sont autant d'expressions que nous avons
relevées11. Le président de l'A.S.E.S. est-il convaincu de son discours ou est-ce les
termes que les bailleurs de fonds souhaitent entendre12 ? Rien n'est moins sûr. En
revanche, ce qui l'est plus, c'est que D. Diallo sait manier parfaitement le "langage-
développement". Ce langage qui court dans les institutions de développement mais
dont la pénétration dans la population locale est à peu près nulle et dont l'efficacité
concernant l'organisation des projets n'est pas plus convaincante. Le "langage-
développement" est destiné à la reproduction des projets et à la perpétuation des flux
de financements (Olivier de Sardan 1995a). "Société civile", "sédentariser",
"sensibiliser", "alphabétiser", "inciter à la collaboration avec les services de l'élevage"
sont autant de termes que nous avons relevés dans le discours du président de
l'association et qui montre sa capacité à répondre aux exigences des bailleurs de fonds
occidentaux. Connaître les attentes des bailleurs de fonds est la clé de voûte du
financement du projet. Par exemple l'intérêt formulé par le président de l'A.S.E.S. pour
l'émancipation féminine n'est pas étranger aux orientations données par les bailleurs de
fonds. Et comme les "femmes sont brimées", il s'agit de les mettre au devant de la
scène :
"J'ai dit, on va leur apprendre mais on va prendre les femmes, les hommes
n'ont qu'à se reposer. Parce que c'est ça, quand vous voyez un village ou il
11Le propos de notre informateur ont d'abord attiré notre attention sur ce fait.
12Il serait intéressant à cet égard d'approndondir l'étude de cettte initiative de développement avec les
groupements d'éleveurs, les "animateurs" et les interlocuteurs de la coopération suisse.
213
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
y a un groupe qui veut s'éveiller, il faut l'éveiller. Le constat est que les
femmes sont plus accessibles, elles ont un contact plus facile. Ce sont des
gens de paroles. La femme peule est une femme d'honneur : quand elle dit
nous faisons, elle fait" (D. Diallo, Nomou, février 2003).
214
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
et bien de "sédentariser les éleveurs, les inciter à amener leurs petits à l'école et
alphabétiser les grands en fulfulde, pour faire ensuite des formations spécifiques en
élevage".
"Il faut qu'ils sachent leurs droits et leurs devoirs, parce que nous [les
Peuls], on a une mentalité de laisser divaguer les animaux. Il faut qu'on
sache aussi que la divagation des animaux est interdite au Burkina"
(D.Diallo, Nomou, février 2004).
215
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
Tous les ingrédients d'un élevage sédentaire et même de l'embouche sont là.
Reste à les inculquer aux pasteurs afin de les amener à transformer leur mode de vie.
On voit là toute l'ambiguïté d'une association censée défendre les intérêts des
agropasteurs, qui finalement développe des mesures a priori contraires à leurs attentes.
Serait-ce une stratégie de l'Etat que d'utiliser des associations comme l'A.S.E.S., dont le
président est à la jonction des mondes peul et du développement, pour faire appliquer
une politique finalement impopulaire chez les pasteurs parce que peu favorable à la
sauvegarde de l'économie pastorale ? Il est en tout cas probable que la reproduction
des financements affectés à l'A.S.E.S. soit en partie liée à la capacité de l'association à
permettre la mise en œuvre de la politique de l'Etat.
Le Yatenga, comme la plupart des régions du Burkina Faso, ne fait pas partie
de ces zones d'Afrique de l'Ouest concernées par de grands aménagements
hydrauliques comme ceux que connaissent les rives des grands fleuves au Sénégal, Mali
et Niger. Seuls quelques aménagements "sporadiques" (Raynaut 1997) ont le mérite
d'exister, notamment dans la vallée des Volta ou à l'est du Burkina. Le pays compte
surtout des opérations d'aménagement de bas-fonds, particulièrement sur le Moogo.
C'est le cas de Thiou, dont le bas-fond a vu se construire dans les années 80, un
barrage équipé de canaux d'irrigation, favorisant ainsi le développement de cultures
irriguées. Cet aménagement a donné lieu à une reconfiguration de l'espace exploité et
des enjeux économiques en créant une dynamique foncière nouvelle.
Thiou et sa région, dans un rayon de dix kilomètres, est un des ces nombreux
espaces du Yatenga ayant été particulièrement convoités par les pasteurs peuls. Ce
terrain inondable comporte des points d'eau et des pâturages. Il se prête également aux
cultures rizicoles et maraîchères. Aussi, est-ce systématiquement dans ce type de lieu
que les chefs peuls ont établi leur domicile. Cet environnement naturel n’est donc pas
indépendant de certains mécanismes de pouvoir. En effet, que ce soit à Thiou, Banh,
Todiam, Diouma ou Bosomnore, toutes ces chefferies peules sont dans des bas-fonds.
Les enjeux qui se jouent dans ces lieux pour les pasteurs ne datent donc pas de la
216
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
confection du barrage et du périmètre irrigué, mais sont aussi anciens que les premiers
peuplements.
217
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
b. Le projet de barrage
Dans les années 80, sur l'initiative de plusieurs villageois, la construction d'un
barrage est demandée avec l'appui du préfet, du groupement coopératif des notables et
du chef de Thiou, Ousseni Diallo. Le projet est accepté et financé par la Banque
Africaine de Développement (B.A.D.). Les travaux commencent en 1981 et à l'issue de
sa construction, beaucoup s'en sont certainement réjouis mais d'autres se sont estimés
lésés. C'est le cas des rimaïbe qui cultivaient les terres fertiles aujourd'hui recouvertes par
l'eau du barrage. L'un d'eux nous explique comment leur a été présenté le projet :
Ces cultivateurs troquent les terres du bas-fond contre d'autres (octroyées par
leurs maîtres) qu'ils ne considèrent pas aussi fertiles. C'est le "mouvement d'exclusion
tendancielle" (Le Meur, 2002 : 185) qui touche inéluctablement l'accès au foncier de
certains acteurs à l'issue d'un tel projet. Ce que souligne surtout ce rimaïbe, c'est la
218
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
conséquence fâcheuse des canaux d'irrigation pour les éleveurs. Le barrage désormais
encerclé de champs cultivés serait "devenu un barrage non pas pour abreuver les
animaux mais d’agriculture". En saison pluvieuse, aucune piste n'a été réservée pour le
passage des animaux. Ainsi, le défunt chef, en oeuvrant pour la réalisation du barrage
pensait-il sûrement permettre une nette amélioration des conditions de travail des
éleveurs, mais les pistes destinées au passage du bétail en saison pluvieuse s'amenuisent
à mesure que les champs sont défrichés. Le barrage qui, d'après ce rimaïbe, était
originellement destiné à faciliter la tâche des pasteurs, a été encerclé de champs aussi
bien sur le périmètre irrigué que le reste de l'espace.
"Pendant l’hivernage, par où ils vont passer pour aller abreuver leurs
animaux ? De l’autre côté y’a des champs, par-là, il y a l’irrigation et des
rizières. Ici à Thiou même, dans le centre ville, on sème le mil ! Donc par
où est ce que les animaux vont trouver un passage pour aller boire ? Y’a
même pas de pistes pour conduire au barrage, pendant l’hivernage" (S.
Diallo, Rimaïbe, juin 2004).
Le constat de Brigitte Thébaud (2002) se fait ici : quand les terres des bas-fonds
sont soumises à vive concurrence, l'espace pastoral n'est guère avantagé… Lors de la
construction des canaux d'irrigation, tous ceux qui ont participé par leur force de
travail ont fait l’acquisition d’une parcelle de terre. Les retombées de cet aménagement
ne concernent pas la seule localité de Thiou, mais toutes celles qui s'étendent dans un
périmètre de dix kilomètres autour, correspondant à toute la zone naturelle du bas
fond.
"Au niveau du périmètre, ça a été dit que pour la mise en place du barrage,
que tout le monde n’a qu’à aller travailler et après ça, ils vont donner des
parcelles. Nos groupements ont travaillé là-bas, ils ont eu des parcelles"
(Président du groupement Naam de Thiou, février 2004).
Parce que "la terre appartient à l’Etat burkinabè", celui-ci a pu entreprendre des
aménagements territoriaux et décider que l’accès aux parcelles se ferait par un
investissement en travail considéré comme un moyen de sécuriser l’accès au foncier,
bousculant ainsi du même coup les logiques de droit issues des coutumes. Aujourd'hui,
l'espace situé tout autour de l'étang, appelé le "périmètre" est divisé en une multitude
219
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
220
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
"Je connais beaucoup de personnes à qui le chef a donné des terres. Juste à
côté de chez lui, il y avait un vieux qui exploitait une étendue là-bas, qui est
rentré vers Kaya. Il est de Kaya, donc il est venu remettre la terre au chef.
Et maintenant une autre personne est venue lui demander cette même
terre. Moi-même j’avais demandé cette place là pour cultiver" (S. Diallo,
rimaïbe, Thiou, juin 2004).
"Si c’est à un rimaïbe qu’il l’a donnée [la terre], moi je peux prendre ma
charrue, je peux même attendre que ce rimaïbe commence à semer et je
viens avec ma charrue et je cultive. […] Nous sommes les rimaïbe du chef
ce qui veut dire que c’est devenu un lien familial entre le chef et nous, ce
n’est plus de l’esclavage comme au départ. Par rapport aux autres rimaïbe,
on n’est pas sur le même pied d’égalité concernant la famille du chef" (S.
Diallo, rimaïbe, Thiou, juin 2004).
Le droit sur les terres est, comme le montrent ces propos, un domaine
particulièrement propice à la réactivation des règles anciennes d'exploitation agricole.
Les terrains proches du barrage sont devenus après sa construction très recherchés
comme en témoigne l'exemple de ce vieil homme qui a su anticiper le mouvement
général de demande de terres. Ce qui autrefois était interprété comme un tribut
d'allégeance au chef est aujourd'hui présenté comme un "service" ou un
"remerciement" au chef. Hiérarchie sociale et régime de tenure des terres sont
étroitement liés :
221
Deuxième partie. La chefferie diallube. Réactivation des traditions et projets de développement.
beaucoup, ils ont fait un groupe de femmes et de garçons, ils ont emmener
le mil, des arachides, pour remercier aussi" (A. Diallo, frère cadet du chef,
février 2004).
On voit bien que le droit "coutumier" sur les terres participe du maintien des
rapports hiérarchiques et du pouvoir d'un chef. Qu'il s'agisse d'un droit ou d'une
norme pratique, c'est en tout état de cause une règle sociale partagée par beaucoup
d'acteurs qui n'hésitent pas à y recourir si leurs intérêts sont en jeu. Si le chef concède
une terre, on le "remercie" avec une partie de la récolte, on cultive son champ et on fait
tout pour qu'il obtienne une parcelle sur les terres irriguées que des cadets ou rimaïbe
cultiveront à son profit…
Pour ce qui est de l'exploitation des terres purement destinées à la cour du chef,
l'essentiel des profits provient du verger. Posséder un verger est un signe de notabilité,
c'est un lieu frais et éloigné de la cour où il est agréable de se retrouver :
222
Chapitre 6. Du courtage à l'ombre de la chefferie
Cependant, créé pour favoriser l'accès au point d'eau et améliorer les conditions de
travail des éleveurs, le barrage a finalement fait la preuve de sa fonction agricole
lorsque les canaux d'irrigation ont été construits. "La précarité des droits d'accès aux
pâturages se manifeste par une concurrence aiguë pour l'occupation des bas-fonds,
dont l'agriculture céréalière sort invariablement gagnante", écrit Brigitte Thébaud (2000
: 222). Ainsi l'auteur se demande si la présence des pasteurs en général, et des Peuls en
particulier, est trop fugace pour aboutir à une empreinte foncière assez forte qui leur
permettrait de résister à la pression de l'agriculture. Ce questionnement nous paraît
légitime dans la mesure où l'Etat ne cesse de manifester son indifférence face à
l'économie agropastorale. "L'économie de partage", système idéal pour que l'économie
agropastorale se perpétue, est fondée sur un judicieux équilibre entre occupation
agricole et pastorale. Or, à chaque fois que des mises en cultures sont effectuées au
détriment des zones de pacage, le système est menacé. On aurait pu penser que les
chefs aient assez de poids pour agir en la matière. L'exemple de Thiou nous montre
qu'un projet d'aménagement du territoire peut être l'occasion de redéfinir des critères
de distribution du terroir. Dans ce cas précis, les parcelles de terre étaient attribuées à
ceux qui avaient participé par leur force de travail à la construction du barrage. Ceci
étant, malgré le fait que cet aménagement n'ait guère favorisé le mode de vie pastorale,
on voit que la chefferie tire quelques bénéfices de cette redistribution de l'espace
foncier, avec notamment une réactivation des droits anciens d'occupation des terres et
par-là même de la hiérarchie sociale qui en découle.
223
Conclusion : entre développement, politique et mouvement culturel
225
Troisième partie : La chefferie tooroobe de
Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Nous allons voir dans cette partie en quoi la chefferie puise sa force du cumul
des pouvoirs religieux et traditionnels. Le chapitre 7 qui amorce cette partie met en
évidence le processus historique qui a permis à la chefferie de Todiam d'émerger. On
entrevoit alors que l'activité juridique et l'autorité religieuse ne sont pas, contrairement
à ce que les traditions orales laissent parfois penser, un fait établi depuis la nuit des
1 Le Yatenga est une région où la mobilité religieuse est forte, Katrin Langewiesche (2003) y a observé
les phénomènes de conversion et de reconversion ansi que la présence de la religion traditionnelle en
toile de fond des religions monothéistes.
2 La notion d'entrepreneur ne doit pas être comprise comme une quête de rationalité économique. Cette
unique acception est trop réductrice. Il faut considérer l'entrepreneur comme un acteur investi dans les
domaines religieux, politique ou traditionnel.
227
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
228
Chapitre 7. Passé et usa ges du
passé.
Il n'est pas toujours aisé de faire la part des choses entre des stratégies de
revendication identitaire et l'histoire. Ainsi avons-nous pris le risque de proposer
quelques grandes lignes d'un passé reconstitué à la lumière de nos sources orales et
d'autres auteurs qui se sont succédés depuis l'époque coloniale (Noiré 1904, Tauxier
1917, Marchal 1974, Benoit 1982, Izard 1985b). Cette reconstitution reste donc pleine
d'interrogations. Michel Benoît a effectué, à partir de ses informations recueillies à
Todiam et de celles des Français1 en poste à Ouahigouya, un état du peuplement des
Tooroobe dans le Yatenga et dans une moindre mesure, des Diallube et des Foynabe
(Benoît 1982). La confrontation de ses données avec les nôtres permet de dégager
quelques points communs d'une histoire qui s'est transmise au cours du XXè siècle.
D'après le capitaine Noiré, les Tooroobe sont les premiers à s'installer dans le
Yatenga. Des guerres intestines au Fouta Tooro auraient été la cause de leur départ.
Citant la monographie de Vadier (1909), Louis Tauxier (1917) présente l'itinéraire des
Tooroobe avant leur arrivée dans le Yatenga. Il précise que dans leur progression vers
l'est ils auraient fait un bref séjour à Ségou puis à Saraféré où ils auraient passé 10 ans.
La migration se serait poursuivie "dans la région des grands lacs de la rive droite du
Niger", puis vers Sokoto. De là, une partie de la famille aurait rebroussé chemin vers
l'ouest, essaimant au Liptako, puis à l'intérieur du Moogo, à Boussouma et enfin au
Yatenga
Tous les auteurs ne s'accordent pas sur les conditions de cette migration. Pour
Michel Benoit, elle s'est faite "vers l'est à la faveur de vagues successives parfois
éloignées dans le temps" et selon lui, "il n'est pas du tout sûr que les Tooroobe du
Yatenga soient apparentés à ceux de Sokoto". En effet, il est probable que les Tooroobe
se soient dispersés à partir de Saraféré, sur une des rives du fleuve Niger. De là,
certains se sont dirigés vers le Yatenga. Nous ne pouvons guère discuter ces
hypothèses sur l'itinéraire des Tooroobe depuis le Fouta Tooro, car nos informations à ce
sujet sont pauvres. Néanmoins nous pouvons dire qu'un tel éclatement à Saraféré n'est
pas démenti par les discours que nous avons recueillis sur place. Ce qui est essentiel
pour nos interlocuteurs est d'établir une parenté (même fictive) avec les Peuls de
Sokoto, mais aussi du Liptako. En outre, il est possible que de petits groupes aient
poursuivi leur migration vers l'est et que quelques années ou générations après, d'autres
soient progressivement revenus vers l'ouest rejoignant le groupe tooroobe établi dans le
Yatenga.
Nos informateurs, comme ceux rencontrés en son temps par Michel Benoit2,
évoquent deux faits sur lesquels il convient de s’arrêter : les Tooroobe auraient un lien de
parenté avec les Peuls de Sokoto et leur migration aurait été motivée par le pèlerinage à
La Mecque. Les bribes de ce que le chef revendique être l'histoire des Tooroobe sont
transcrites en arabe sur des papiers auxquels il se réfère parfois pour répondre à une
question. Régulièrement il recopie à la main les écrits d'origine pour s'assurer que le
temps ou l'humidité hivernale ne rongeront pas la mémoire de ses ancêtres.
2S'agissant de l'installation des Tooroobe nous avons interrogé les chefs de Bosomnore et de Todiam.
Michel Benoît avait eu pour interlocuteurs le chef et l'imam de Todiam de l'époque.
231
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
manière générale et à Todiam en particulier, mais quels que soient les fondements
idéologiques de ces discours, il faut garder à l'esprit que les Tooroobe sont anciennement
islamisés (Diallo sd : 2). Leur peuplement de l'Afrique sahélienne s'inscrit dans une
logique de grandes migrations motivées par la recherche de pâturage mais aussi le
pèlerinage à La Mecque. Dans ce mouvement, le Yatenga a été une des multiples
escales d'un long et périlleux voyage. La thèse de Juliette Van Duc intitulée Le pèlerinage
des voltaïques-burkinabe aux lieux saints de l’Islam, passé-présent (1988), montre par exemple
comment dans des contrées éloignées de l’Arabie, les musulmans voltaïques ont vaincu
toutes les difficultés pour pratiquer leur culte. A la fin du XIXè siècle les premiers
pèlerins marchaient d’Ouest en Est dans la savane pour embarquer aux ports de la mer
Rouge et atteindre la côte arabe. Depuis que l'islam est implanté en Afrique de l'Ouest,
c'est-à-dire le IX-Xè siècle, les pèlerins arpentent les paysages sahariens :
2. Le Yatenga, un refuge ?
232
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
En effet, à Dingri, importante étape dans l’itinéraire de peuplement des Tooroobe, les
sept groupes tooroobe évoquent leur désir de se réfugier sous des auspices sûrs. Voici le
récit du doyen d'un des sept quartiers peuls à Dingri :
"On est venu du Fouta Tooro jusqu’ici. Tous les Tall d’ici sont des frères.
Nous sommes venus nous installer aux côtés des Moose. Nous sommes
passés par plusieurs endroits dans le Yatenga, mais comme en ce moment
les gens n’étaient pas en sécurité, il y a eu beaucoup de déplacements"
(Tall, A., maître coranique, Dingri, septembre 2002).
Dans un autre quartier Tooroobe de Dingri, les même raisons sont évoquées :
233
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
aussi avec les "gens de la terre". Il est certain qu'en protégeant les éleveurs peuls, les
Moose s'assuraient surtout leur contrôle. Les Peuls étaient malgré tout des "étrangers"
qu'ils toléraient sur leur territoire, mais sur lesquels ils gardaient toujours un œil
méfiant. D'autant plus qu'aucun lien social ne pouvait être créé par le biais d'échanges
matrimoniaux du fait de la stricte endogamie des Peuls3. Ceci étant, ces groupes étaient
porteurs d'une religion à laquelle les royaumes moose n'étaient pas hermétiques. Non
seulement ils toléraient la présence des musulmans tels que les Tooroobe ou les artisans-
commerçants yarse et marãse mais, en plus, ils les mettaient à contribution pour faire
tourner l'économie du royaume. Tout laisse penser qu'en s'installant dans le Yatenga,
Tooroobe et Moose avaient su ménager leurs intérêts respectifs. Des rapports de
dépendance avec les populations d'éleveurs et les représentants du pouvoir moaga
devaient nécessairement s'instaurer. Au-delà de cette tolérance mesurée de la part des
pouvoirs moose, les interdépendances avec les populations d'agriculteurs fulse étaient
beaucoup plus fortes. Or, la zone de Dingri est précisément une zone de peuplement
fulse, ce qui a probablement été un facteur d'implantation des Tooroobe.
L'étape à Dingri est restée ancrée dans la mémoire collective, aussi bien à
Bosomnore qu'à Todiam. D'une manière générale, les Peuls tooroobe du Yatenga se sont
établis dans des zones où la population moaga était dense, contrairement aux Foynabe et
aux Diallube qui ont occupé les espaces inhabités de la partie septentrionale du
royaume. En traversant le royaume d'Est en Ouest, c'est-à-dire du Ratenga vers
Bosomnore en passant par Dingri, les Tooroobe s'étaient ainsi probablement ménagé de
bonnes relations avec les chefs des commandements qu'ils ont traversés. Par la suite les
communautés tooroobe installées à Bosomnore ont formé une société maraboutique que
bien des souverains sont venus consulter. C'est notamment le cas du Yatenga Naaba
Kango qui aurait consulté le chef tooroobe Idriss Jibaïro. Comme l'affirme Michel Izard
(1985a : 69), les Tooroobe "entretiendront toujours les meilleures relations avec la Cour
du Yatenga Naaba".
Nous avons évoqué plus haut quelques hypothèses sur l'itinéraire supposé des
Tooroobe. Certains ont probablement pénétré le Moogo à partir du Liptako pour se
3 Cf. Chapitre 1.
234
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
diriger vers le Yatenga. Ils auraient traversé les localités de Kindougou et Rouko
respectivement dans le Ratenga et le Zitenga, des royaumes sous l'influence du Yatenga
situés à sa frontière Est. Michel Izard date cette entrée dans la première moitié du
XVIIIè siècle. Pour notre part, il nous semble que la deuxième moitié du même siècle
soit plus juste. En effet, les récits d’installation que nous avons recueillis dans les
localités tooroobe telles que Bosomnore, Dingri ou Todiam, évoquent le règne de Naaba
Kango (1757-1787). Il est question à Bosomnore, de nombreux récits relatifs aux
rapports entre Idriss Jibaïro, premier chef de la localité, et Naaba Kango. Selon les
datations généalogiques du chef de Todiam, l'entrée des Tooroobe dans le Yatenga
remonterait à 1784.
Revenons sur les localités de Rouko et Kindougou qui marquent les étapes
importantes dans le long parcours des Tooroobe. Ces étapes sont mentionnées par nos
informateurs mais aussi dans les traditions recueillies auprès des Tooroobe tout au long
du XXè siècle par les administrateurs et par Michel Benoît. Pour le capitaine Noiré
(1904) (repris par Tauxier en 1917), le groupe est constitué de cinq frères, Hammadi,
Yoro, Paté Sambo et Diobo, quand ils se dirigent vers le Yatenga. Hammadi se serait
installé à Rouko alors que les autres se dirigent vers Gibou. Là-bas, l'entente entre le
chef moaga et les Peuls semble difficile et les derniers se dispersent : Yoro va à
Kindougou, Paté à Bosomnore, Diobo se rend à Sa au nord de Ouahigouya, et se place
sous la protection des Peuls diallube dont la chefferie résidait déjà à Thiou. Enfin,
Sambo resté un certain temps à Gibou va y être chassé et se dirigera vers la zone du
"marigot de Todiam".
"On est tous Tooroobe mais nous, on vient du Niger, d’un lieu qui s’appelle
Torodi, ensuite on est allé dans la région de Séguénéga, à Gibou. Là-bas,
un des nôtres avait une Peule de la région comme femme. Des années se
sont écoulées sans que la femme n’ait d’enfant et l’homme en question a eu
une autre femme pour ajouter à la première. A ce moment, il se trouvait
que le chef moaga avait un cheval qui venait voir la jument des Peuls pour
s’accoupler alors qu’elle était grosse. Alors le Peul est parti voir le chef
235
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
pour lui dire d’attacher son cheval. Le chef ne l’a pas attaché. Ils ont tué le
cheval et l’ont enterré en disant à tous les témoins de se taire. Après une
querelle avec sa coépouse, l'autre femme est partie voir le chef en lui
disant :
- Non.
Le chef moaga a alors prévenu les siens pour aller attaquer les Peuls mais à
chaque fois qu’ils partaient, ils trouvaient que les Peuls étaient prêts et ils
repartaient. Quelques temps plus tard, la femme est revenue en demandant
au chef pourquoi jusqu’à présent il n’était pas venu tuer son mari. Le chef a
répliqué qu’à chaque fois, les Peuls étaient prêts. Alors la femme a dit au
chef de venir pendant la prière du soir, quand tous les hommes sont
dépourvus de leurs armes. Effectivement les Moose ont attendu la nuit.
Quand la voix du muezzin s’est fait entendre, ils sont venus avec des lances,
des flèches, des fusils et tous les Peuls se sont enfuis. Sambo et Paaté sont
allés dans la même direction, Amadé est parti ailleurs et Yéro vers
Kongoussi. Et les femmes qui sont restées là-bas ont maudit toute union
entre la femme qui a trahi et celle du chef" (Chef de Bosomnore,
Bosomnore, janvier 2003).
"A Gibou, on était tous là et les quatre frères se sont séparés : Amadu,
Sambo, Yéro et Paaté. Amadu est allé à Rouko, Sambo ici [à Todiam],
Yéro à Kindougou et Paaté à Bosomnore. En ce moment, à Gibou, il y
avait la grande mosquée, on appliquait la shari'a et il y avait la prière du
vendredi. Tout ce qui se trouve dans cette mosquée actuellement s’y
trouvait là-bas. A leur départ, les quatre frères se sont partagé les bois de
l’ancienne mosquée en quatre parties mais ils ont laissé le banco là-bas.
Ceux de Rouko sont les descendants du grand frère, ils ont construit leur
mosquée avec leur bois. Les descendants de Yéro, Paté et Sambo ont fait
pareil avec leur bois." (Chef de Todiam, Todiam, novembre 2001).
236
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
Tout le monde s'accorde sur le fait que les Tooroobe se sont dispersés à partir de
Gibou. Les descendants de Sambo établis aujourd'hui à Todiam, ont essaimé dans
toute la Vallée de la Volta Blanche (Saïgouma, Bassanga, Ramsa, Bérenga et Dingri) et
leur chef s'est installé d'abord à Dingri (Cf. carte ci-dessous).
Carte 11 . "Etapes migratoires depuis la fin du XIXè siècle des familles torobé
fondatrices de villages", sou rc e : Benoît (1982).
237
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Migrations probables
L’assise de la chefferie est née des rapports d'un chef avec l’administration
coloniale qui a fait de cette localité un canton. La superposition du pouvoir politique et
religieux du chef s'est faite progressivement.
238
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
déplaciez au Jelgooji car les Blancs ont l’intention de conquérir vers l’ouest
et non le nord". C’est pour cela qu’ils se sont déplacés au Jelgooji. Moussa
a été chef à Koubi [Dingri] pendant 8 ans et après, ils ont fait trois ans au
Jelgooji jusqu’à ce qu’il y ait un apaisement, puis il a envoyé des gens chez
les interprètes en leur demandant s’il était possible de retourner dans la
région d’où ils venaient. Les interprètes ont accompagné les envoyés chez
les Blancs qui lui ont dit qu’ils pouvaient y retourner. L’envoyé a répliqué
qu’ils ne pouvaient pas y retourner s’ils n’avaient pas un papier montrant
qu’ils n’étaient pas sous l’autorité de ceux de Thiou. On leur a donné un
papier qu’ils ont présenté à Ouahigouya. Ceux de Ouahigouya ont dit que
tous les Peuls qui se trouvent à l’Est de Ouahigouya, qu’ils soient Tooroobe,
Barry ou Bolly, seraient sous l’autorité de Moussa. C’est pour cela qu’à son
retour du Jelgooji, il s’est installé à Todiam. Il était parti avec le papier à
Ouahigouya et ils [les colons] ont dit de venir ici. Il y a eu un Blanc qui les
a même accompagnés jusqu’ici. Il a délimité l’endroit avec des bornes avec
des côtés de quatre kilomètres. A côté du bas-fond jusqu’ici, ça appartenait
à Moussa et les siens, mais concernant la chefferie, même ceux qui étaient
dans la région de Kongoussi étaient sous son autorité. Après son décès,
son petit frère Abdoulaye lui a succédé. C’est lui qui avait les papiers [de la
chefferie] et à un moment, quelqu’un d’autre est venu lui forcer la main
pour prendre la chefferie, il s’appelait Manga. Au moment du décès de
Moussa, Alfa était son premier fils mais il ne dépassait pas les 27 ans. Les
gens ont dit qu’il n’était pas suffisamment âgé pour être chef, alors c’est à
son oncle paternel, Abdoulaye, qu’on a donné la chefferie. Il a pris la
responsabilité des mamans d’Alfa. En ce moment les Blancs demandaient
l’impôt, il fallait envoyer des bœufs et même des bois, c’était forcé. Cinq
ans se sont écoulés et Alfa l’aidait. Après, il est parti à La Mecque en
laissant Abdoulaye seul. Il était vieux et ne pouvait pas faire entrer l’impôt.
Manga est alors parti dire aux Blancs que le chef était incompétent, qu’ il
ne pouvait pas appliquer la tâche de la chefferie. Les Blancs ont pris les
papiers de la chefferie pour les donner à Manga et Abdoulaye a brûlé les
anciens papiers. Manga arrivait à faire entrer l’impôt, il était fort et pouvait
travailler. Il a été chef pendant seize ans. C’est après son décès que Alfa a
pris la chefferie" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).
239
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
240
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
ruse. En effet, quand en 1895, les Français parviennent à signer le traité de protectorat
avec Naaba Baogo, celui-ci meurt peu de temps après et son rival est intronisé Naaba
Bulli. Ce dernier est allié avec le chef de Thiou, Mamadou Al Atchi et chacun mesure
ses intérêts à collaborer avec les militaires français : Naaba Bulli obtient le trône pour
lequel il s'était battu pendant dix ans, Mamadou Al Atchi est considéré comme le chef
des Peuls du Yatenga et entend, sous l'œil averti de Naaba Bulli qui reste l'interlocuteur
privilégié des Français, profiter de cet avantage. Mais voilà, le chef des Tooroobe de
Bassanga-Konanga (zone du marigot de Todiam) préfère mourir que d'être sous
l'autorité des Diallube. On voit d'ores et déjà que l'appartenance identitaire à l'intérieur
du monde peul est affirmée. Grâce aux informations fournies par des interprètes
tooroobe subordonnés aux colons, les Tooroobe de cette zone se réfugient dans le Jelgooji
en attendant que conquête se fasse. Comme le confirme Michel Benoît (1982 : 46), en
1898 le village de Todiam est fondé avec l'appui des colons qui en font un centre à
partir duquel l'impôt est collecté. Ce sont les populations peules et silmimoose situées à
l'est de Ouahigouya qui sont visées et c'est Moussa Douré qui, de Todiam, pilotera les
opérations. Ce dernier a semble-t-il été chef de 1898 à 1906 et c'est sous son règne que
deux factions, celle des Silmimoose de Bema et des Peuls de Diouma, demandent à ne
plus être sous l'autorité du chef de Todiam. Nous avons vu dans le chapitre 3 que le
processus de formation des cantons Peuls s'est fait au gré des rivalités et conflits
internes. Le fractionnement entre Peuls tooroobe et sittugabe (de Diouma) nous a été
rapporté par le chef de Diouma.
241
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
de Todiam s'en sont dégagés progressivement. Ce fut le cas des Peuls de la région de
Diouma et des Silmimoose de Béma. Néanmoins, le chef peul de Todiam aurait conservé
son autorité sur les Tooroobe et sur les Peuls de patronyme Bolly qui sont en nombre
réduit dans le Yatenga. Le long récit du chef nous enseigne qu'à l'époque coloniale
l'impôt est un instrument que les prétendants à la chefferie peuvent manipuler à des
fins politiques. Chacun sait que l'administration ne s'encombre pas de chefs de canton
incapables de collecter l'impôt et n'hésite pas à destituer celui qui ne peut accomplir "la
tâche de la chefferie" pour introniser celui qu'elle estime compétent. On voit ici
comment l’impôt aurait servi à Manga pour usurper le turban de la chefferie. Une autre
version raconte que l'usurpateur aurait vendu tous ses bœufs et présenté aux Français
la somme comme le fruit de sa collecte de l'impôt qui lui valut le turban.
Dans la généalogie des chefs de Todiam, Manga Tall est présenté comme un
chef qu'aucun lien de parenté n'autorisait à porter un jour le turban. Une fiche de
renseignement datée du 15 avril 19234 le concernant, le présente comme un
personnage ayant une "renommée de guerrier" et ayant "fait partie comme auxiliaire, de
plusieurs colonnes dans le Yatenga au moment de l'occupation". Considéré dans le
cercle de Ouahigouya comme un chef "autoritaire", le commandant de cercle n'ignorait
pas non plus qu'il avait de "nombreux ennemis", parmi lesquels son successeur
"Boubacar [Boukari] Tall, pèlerin de la Mecque". Bien qu'il était "craint de ses
administrés", Manga était aux yeux de l'administration un élément "dévoué" qui a
gardé le trône de 1915 à 1931. Ainsi donc, c'est d'abord grâce à son dévouement envers
l'administration coloniale que Todiam est devenue une chefferie, mais dès les années
vingt, la méfiance envers les populations musulmanes se fait sentir…
A ce titre, il faut porter une attention particulière à Alfa Boukari, un des fils du
premier chef de Todiam. Sous le règne de Abdoulaye Amadu Ly-Tall (1906-1915), Alfa
Boukari était encore un jeune homme chargé d'assister son oncle. Ce personnage a
introduit le "hamallisme" à la fin des années 20 à Todiam. Son parcours de croyant
puis de religieux, débute dès son enfance. En effet, à 12 ans, c'est-à-dire en 1891, il
aurait reçu le wird de la tidjanniyya douze grains à Douentza où il avait effectué une
partie de son apprentissage coranique. Parallèlement, les populations musulmanes font
l'objet pendant la période coloniale d'une méfiance qui s'est accrue puis transformée en
242
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
une véritable paranoïa dans les années trente et quarante. La rubrique "questions
musulmanes" devait être traitée par les administrateurs de brousse. En 1909 dans un
rapport annuel du cercle de Ouahigouya, le commandant fait un état des lieux de
l'activité religieuse. Il estime que rien de préoccupant concernant les "questions
musulmanes" n'est à signaler et que l'islam fait encore peu d'adeptes :
Dès 1909, Todiam est une localité à surveiller et Boukari Ly-Tall est pour
l'administration autant que pour les Tooroobe de Todiam, un personnage connu pour
son savoir coranique. C'est en 1916 que ce dernier revient du pèlerinage à La Mecque,
mais en 1909, ses intentions sont déjà connues des autorités coloniales. C'est avec lui et
dès la fin des années 20 que l'islam s'institutionnalise à Todiam. En 1931, il succède à
Manga, mais dans les années trente, l'histoire tragique du hamallisme se répand comme
une traînée de poudre dans toute l'Afrique de l'Ouest sans épargner le Yatenga…
243
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
5 La dénomination "hamallisme" est attribuée par les autorités coloniales en référence au nom du
fondateur de la confrérie, Cheikh Hamallah. D'après Boukari Savadogo (1998), les adeptes nomment eux
même leur ordre, "hamawiyya". Dans le Yatenga, les Tooroobe disent aussi "onze" ou "onze grains".
L'auteur remarque que seuls les locuteurs fulfulde emploient une terminologie faisant explicitement
référence aux dispositions des grains du chapelet. Ainsi, les Moose de Ramatoulaye emploieraient le terme
"les élèves du cheikh" (sheku karembisse) (Savadogo 1998). Nous emploierons indistinctement les termes
"hamawiyya", "hamallisme" et tidjâniyya "onze grains".
6 L'ordre, la "Voie" et par extension, la confrérie musulmane.
244
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
cercle constitué par la famille, les alliés et les disciples très proches avec, suivant les cas, du personnel de
service. Les bâtiments de la zawiya font office tout à la fois de mosquée, de salles de cours et
d'habitation, y compris pour les hôtes de passage (Hamès 1996 : 239). La zawiza-mère est le lieu
fondateur d'une confrérie, ses zawiya-périphériques étant les centres dans lesquels le mouvement se
propage et dirigés par des disciples du fondateur. De part leur structure, les confréries ont une forte
tendance à la segmentation.
245
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Les adeptes sont traqués par l’administration française qui les assimile à un
mouvement politico-religieux composé d’agitateurs "mécontents" et "xénophobes"
(Hamès 1983). Dans toute l'Afrique de l'Ouest, le hamallisme est présenté par les
administrateurs comme un mouvement anticolonialiste et fait l’objet de dures
répressions, plus particulièrement à partir de la fin des années vingt (Bâ 1980, Traoré
1983, Hamès 1983, Kouanda et Sawadogo 1993, Savadogo 1998). Malgré les
châtiments que les hamallistes subissent, le charisme et le succès de Cheikh Hamallah
sont grandissants et les conversions à la tidjâniyya "onze grains" se font de plus en plus
nombreuses. La répression dont ont été victimes les "hamallistes" était animée par le
fait que leur comportement créait une "hantise excessive chez les administrateurs
coloniaux" (Savadogo 1998 : 27). En dépit d'une interprétation selon laquelle le
personnage de Cheikh Hamallah incarne la résistance spirituelle (Traoré 1983) à
l'occupation coloniale, Boukari Savadogo insiste sur le fait que Cheikh Hamallah a
surtout choisi de se tenir à distance du pouvoir même si un grand nombre de ses
partisans ont eu vite fait de passer de la distance à l'opposition. L'image de résistant
dont Cheikh Hamallah fait l'objet (Traoré 1983) ne correspond pas à la réalité. Il "n'a
jamais exigé une société régie par les préceptes du Coran et n'a jamais remis en cause le
système colonial tel que l'acquittement de l'impôt ou l'exécution des prestations
exigées". Selon Boukari Savadogo, Cheikh Hamallah n'a voulu être et n'a été qu'un
"homme de Dieu", un soufi et un maître de la tidjâniyya" (Savadogo 1998 : 25-27). En
se sens Boukari Savadogo rompt avec l'idée, diffusée dans les recherches sur le
hamallisme depuis les travaux d'Alioune Traoré (1983), selon laquelle Cheikh Hamallah
aurait été un résistant à l'autorité coloniale.
b. De Ramatoulaye à Todiam
246
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
10 Ramatoulaye est un village situé à 30 kilomètres à l'Est de Ouahigouya qui fut d'abord un quartier de
Namissigma. Pour plus de détails sur l'émergence de cette localité, voir aussi Sawadogo et Kouanda
(1993).
11 Le wird est l'ensemble des oraisons que l'on "reçoit" au moment de l'initiation à un ordre, de même
que l'initiateur de l'ordre les a lui-même reçut de son propre initiateur et ainsi de suite jusqu'au Maître
fondateur (Bâ 1980 : 61).
12 Issa Cissé note lui aussi que Todiam était à l'époque coloniale, un foyer important du hamallisme
247
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
En fait, la tension entre douze grains et onze grains est à bien des égards due au
fait que le hamallisme fait de nombreux adeptes en premier lieu chez les disciples d'El
Hajj Umar (douze grains). Ceux qui se tournent vers la tidjâniyya "onze grains" sont
pour beaucoup d'anciens adeptes de la tidjâniyya "douze grains". C'est le cas à Todiam
où l'instigateur du hamallisme reçoit d'abord l'enseignement d'un cheikh issu de la
tidjâniyya "douze grains" :
"En 1926, Alfa est parti [rencontrer Cheikh Hamallah] avec son
compagnon qui était en même temps son gendre et élève, mais la première
fois qu’il a été Cheikh, c’était au Mali. Il a pris les douze grains à Douentza,
c’était en 1312 du calendrier musulman, c’est-à-dire en 1891" (Chef de
Todiam, Todiam, mars 2003).
Comme l'a montré Constant Hamès (1983), une des caractéristiques des
confréries musulmanes tient à leurs incessants fractionnements13. Affilié à la tidjâniyya
"douze grains" d'El Hajj Umar, Alfa Boukari aurait reçu le titre de Cheikh d'abord à
Douentza puis une seconde fois avec Cheikh Hamallah, 35 ans plus tard. C'est par
l'intermédiaire du Cheikh de Ramatoulaye qu'il est mis en relation avec le grand maître
établi à Nioro.
13Pour comprendre les mécanismes de segmentation des confréries musulmanes, tariqa, voir Hamès
1983. Ce mécanisme de fractionnement ne s'observe pas cependant au sein de la confrérie Mouride,
semble-t-il beaucoup plus centralisatrice.
248
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
Quand il est parti là-bas, c’était un mois de Ramadan, en 1347/ 1926, c’est-
à-dire il y a 77 ans" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).
Qu'Alfa Boukari soit parti à la rencontre de Cheikh Hamallah est un fait dont
nous ne saurions être sûre. L'hypothèse d'une rencontre en 1926 reste discutable car le
khalife était à cette date déporté à Muderdra en Mauritanie (Bâ 1980 : 80). En dépit du
pôle d'influence qui se constitue autour du Cheikh de Ramatoulaye, un autre pôle
connu de l'administration coloniale émerge un peu plus au Nord, autour du Cheikh
Doukouré, un Peul de Djibo. Compte tenu de leur appartenance socio-ethnique, on
aurait pu imaginer que l'affiliation au hamallisme des Peuls de Todiam se fasse sous
cette dernière influence, mais il n'en a pas été ainsi… C'est à Nioro que les chefs de
Todiam reçoivent le wird de la tidjâniyya onze grains. Contrairement à son homologue
de Ramatoulaye, Alfa Boukari fait en sorte que sa conversion au hamallisme reste
secrète. A Todiam, on évoque l'esprit indocile du Cheikh de Ramatoulaye à l'égard des
Blancs, alors que Alfa Boukari optait pour la ruse :
"Alfa Boukari n’a pas eu de problèmes parce qu’avec les Blancs, à l’époque
ça dépendait de la manière dont tu parlais. Ils te posaient des questions et
t’arrêtaient en fonction de tes réponses. Si on lui posait la question, il
répondait qu’il était douze grains. Il a fait son chapelet douze grains. Tous
les disciples de Cheikh Hamallah mentaient de cette manière sauf le Cheikh
de Ramatoulaye. Si les Blancs lui posaient la question, il répondait qu’il
était onze grains. Il arrivait même que son interprète essaie de sauver la
situation en disant qu’il était douze grains et il ajoutait : "non, non
l’interprète ment, je suis onze grains" (Chef de Todiam, Todiam, mars
2003).
Tout laisse penser qu'Alfa Boukari de Todiam a été, avec certains disciples
moose du Cheikh de Ramatoulaye, à l'origine de l'implantation du hamallisme dans le
Bassin de la Volta-Noire. En effet, comme le précise Issa Cissé (1994) s'appuyant sur
un rapport établi en 1966 à Dédougou par un agent administratif en retraite, les Moose
du Yatenga se seraient établis dans plusieurs villages des cantons de Dédougou,
Bondokuy, Sanaba et Solenzo. Ils seraient arrivés islamisés, certains d'entre eux ayant
suivi des formations au Soudan avant de s'installer définitivement. Selon l'auteur, c'est
avec ces Moose, que le hamallisme s'est étendu à la Boucle de la Volta-Noire en
249
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Comme nous venons de le voir, de nombreux ouvrages déjà évoqués font état
des persécutions sur les hamallistes dans le cercle de Ouahigouya à partir des années
vingt. En revanche, la Chronique d'un cercle de l'AOF présentée par Jean-Yves Marchal
(1980) rassemble les rapports mensuels et annuels du cercle de Ouahigouya où, à notre
grand étonnement, il n'est jamais question de hamallisme. Ce décalage entre les études
préalablement effectuées sur l'islam dans le Yatenga pendant la période coloniale et les
rapports annuels du cercle est probablement dû au souci de la part des administrateurs
coloniaux de ne pas rendre compte des tracas quotidiens causés par certains
musulmans et notamment le Cheikh de Ramatoulaye qui est emprisonné dès 1916.
Bien que dans les textes présentés par Jean-Yves Marchal, la vie du cercle soit "peu
renseignée" sur la période 1917-1923 (précisément celle des nombreuses inculpations
du Cheikh de Ramatoulaye), à partir de 1924, les "questions musulmanes", qui jusqu'en
1916 font l'objet d'une rubrique à part, sont désormais traitées sous la rubrique
"situation politique". En 1924, les rapports politiques sur la question montrent que les
inquiétudes concernant la propagation de l'islam n'ont rien de comparable avec ce que
les recherches sur le hamallisme au Yatenga laissent penser (Savadogo 1998, Kouanda
et Sawadogo 1993, Bâ 1996, Van Duc 1988). Cependant, les rapports laissent
apparaître que les groupements peuls14 sont désignés comme des foyers à surveiller. En
fait, le travail de Boukari Savadogo (1998) révèle que la question du Hamallisme était si
importante qu'elle était traitée à un niveau supérieur. Ainsi est-ce dans les archives de
Bamako que se trouvent les documents portant sur la Haute-Volta dont le territoire est
démantelé entre 1919 et 1932. L'auteur précise que le Soudan français a "hérité du
Yatenga, une région de la Haute-Volta la plus dynamique en matière de hamallisme et
qui abrite l'une des plus importantes zawiya-s du pays" (Savadogo 1998 : 47). A Bamako
se trouvent les rapports annuels, semestriels et mensuels du cercle de Ouahigouya et
des rapports d'officiers des Affaires Musulmanes sur la hamawiyya au Yatenga, ses zones
d'influences et ses principales personnalités.
14 Le Jelgooji est rattaché au cercle de Ouahigouya entre 1917 et 1932. Les neuf "groupements" peuls
étaient donc Baraboullé, Djibo, Tongomayel, Thiou, Banh, Todiam, Bosomnore, Diouma et Bottogo.
250
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
15Il ne faut pas comprendre disciple dans une acceptation stricte de jeune élève. Le disciple est celui qui
se reconnaît de l'influence spirituelle d'un maître. Il peut être lui-même considéré comme un maître dans
son milieu.
251
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
équivoque le rôle qu'a joué le Cheikh de Ramatoulaye dans l'affiliation d'Alfa Boukari
de Todiam au hamallisme. Le cheikh de Djibo, bien qu'il fut lui aussi peul, n'a pas eu
une quelconque influence sur le hamallisme à Todiam. Rien dans les paroles que nous
avons recueillies à Todiam ne laisse penser que les Tooroobe de Todiam se soient soumis
à l'influence du Cheikh Doukoure de Djibo après la mort de Cheikh Hamallah.
L'appartenance ethnique n'a donc pas joué dans le cas de Todiam. Quant à la
soumission éventuelle à l'autorité du Cheikh de Ramatoulaye après la mort de Cheikh
Hamallah, rien n'est plus sûr en la matière. Malgré la forte proximité géographique de
Todiam avec Ramatoulaye (les deux villages se situent à moins de dix kilomètres l'un
de l'autre), il est difficile de savoir si les Tooroobe de Todiam entretenaient des rapports
d'allégeance avec le Cheikh de Ramatoulaye ou si Alfa Boukari de Todiam était
considéré comme un égal (ce que laissent supposer les entretiens effectués à Todiam)16.
Pour ce qui est de la situation actuelle, nous pouvons répondre avec beaucoup
plus de certitude que le centre de Todiam ne semble pas soumis à celui de
Ramatoulaye. Deux indices permettent d'avancer une telle hypothèse. Le premier est
fourni par le déroulement des fêtes musulmanes, et notamment du mawlud, qui sont
l'occasion pour les disciples de manifester leur soumission à un maître en venant lui
demander des bénédictions. Boukari Savadogo (1998) a bien montré que cela constitue
un signe d'allégeance envers un cheikh. A cela on peut même ajouter que c'est ce qui
révèle la structure hiérarchique d'une confrérie. Or, le jour du mawlud, les cheikh de
Todiam et de Ramatoulaye reçoivent indépendamment l'un de l'autre des centaines de
visiteurs en quête de bénédictions. C'est là un signe évident que Todiam est
spirituellement autonome de Ramatoulaye. Il en serait autrement si le Cheikh de
Todiam fêtait le mawlud à Ramatoulaye. Le deuxième signe qui témoigne de
l'indépendance spirituelle de Todiam par rapport à Ramatoulaye est lié à la
transmission du wird. Boukari Savadogo (1998) révèle que les cheikh Doukoure de
Djibo et de Ramatoulaye transmettent le wird de la tidjâniyya "onze grains" à un grand
nombre de disciples venus de parfois de Niamey ou d'Abidjan. C'est un élément
essentiel qui témoigne de la subordination spirituelle d'une zawiya-périphérique à la
zawiya-mère. Et pourtant, à Todiam, le chef reçoit le wird du Cheikh de Nioro (Cf.
chapitre 9 : partie sur "le pèlerinage à Nioro"). Ceci montre que contrairement à ses
252
Chapitre 7. Passé et usage du passé.
"C’est Alfa qui a commencé à partir à Nioro. Il est parti d’abord à Bamako,
Dakar puis Dar (?), Almazerzer (?) et Tichît. C’est là qu’il a trouvé le Cheik.
Parfois c’était à pied et parfois en chameau. C’était difficile de marcher là-
bas parce qu’il y avait beaucoup de sable. Ils étaient partis à deux : Alfa et
El Hajj Baha Djaaré, son compagnon. Ce sont eux qui ont ramené la
religion ici. Les deux principaux étaient Aboubacar Tall [dit "Alfa"] et
Aboubacar Maïga. C’est là-bas qu’ils ont trouvé le Cheikh et ramené la
religion" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003)
253
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur
des compé tences religieuses
viennent de toute la région du Yatenga et parfois même de plus loin. Ici, l’autorité
n’émane plus de la simple figure du chef mais de l’institution religieuse et judiciaire
reconnue par une population qui n’appartient pas forcément au groupe de référence.
Les choses sont ainsi depuis l'entrée en scène du chef Alfa Boukari, que les récits
présentent systématiquement comme un homme de grande piété, celui qui a "fait
entrer la shari'a à Todiam". C'est aussi à ce chef que l'on attribue la paternité de
l'affiliation au hamallisme des Tooroobe de Todiam. Aujourd'hui à Todiam, si le fulfulde
reste la langue maternelle de chacun, l'arabe est écrit et parlé par les érudits, ceux qui
ont passé plusieurs années à étudier dans les écoles coraniques.
A Todiam, le visiteur est d'abord frappé par cette atmosphère envahie d'un
silence rythmé au diapason des cinq prières. Dans la cour du chef, l'islam semble avoir
pénétré la vie quotidienne et particulièrement celle du chef qui se trouve au centre
d'une intense activité juridique attestée par l’affluence des cas à examiner : conflits,
vols, problèmes conjugaux. Après avoir décrit quelques cas concrets traités à Todiam,
nous allons nous interroger sur le mode de résolution des conflits dont la complexité
est en lien direct avec la pluralité des normes juridiques. Si le chef est un personnage
central dans la procédure judiciaire à Todiam, il n'en reste pas moins qu'il est amené à
collaborer avec d'autres acteurs, révélant ainsi la force de "l'arrangement".
Lorsqu'une accusation est portée à l'encontre d'une personne qui la nie, venir
jurer dans la mosquée de Todiam est censé donner la preuve de son innocence ou de
255
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
sa culpabilité. Les vols et les accusations de sorcellerie sont les motifs principaux pour
lesquels un quelqu'un peut subir l'épreuve juratoire dans la mosquée de Todiam…
Un matin, un homme, son petit frère et sa femme entrent dans le vestibule qui
mène au chef de Todiam. Le visage de la femme laisse deviner qu’elle a longuement
pleuré. Les événements sont graves : elle est accusée de sorcellerie. Le petit frère
restitue les faits au chef2. Après avoir séjourné en Côte-d'Ivoire, le couple et leur enfant
sont de retour à Séguénéga dans la cour familiale. Quelques temps s'écoulent et une
nuit, certains membres de la maisonnée aperçoivent une lumière derrière la cour à
laquelle ils attribuent une signification maléfique :
- Je suis arrivée, il n’y a pas longtemps, qui ai-je mangé3 ? L’enfant de qui ?
- Les deux femmes ont dit que depuis que tu es arrivée, leurs enfants n’ont
pas la santé. Elles t’accusent parce qu’elles disent qu’elles étaient parties
prendre des "waks"4 contre les sorcières. Et le "wak man" leur a dit qu’en
faisant le traitement dans la concession, la sorcière ne viendrait pas de la
journée. Effectivement, quand elles ont fait le traitement, tu as passé la
journée dehors et tu es rentrée dans la concession à minuit. C’est sur ces
deux choses qu’elles s’appuient pour t’accuser. Est-ce vrai que tu n’as pas
spécialistes pouvant être des marabouts, des devins ou des médecins traditionnels. Les "waks" peuvent
protéger, rendre malade, créer des évènements heureux ou malheureux. On dit qu’une personne a été
"wakée" et il existe des "contre-waks"(contre les sorciers, les morsures de serpent ou les piqûres de
scorpions).
256
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
N'y voyant que des mensonges, la femme soutient qu'elle n'avait jamais été
sorcière et qu'elle ne l'était pas. Le père lui propose alors de se rendre à Todiam pour
jurer dans la mosquée. Après avoir écouté le récit du frère cadet, le chef de Todiam
interroge le mari :
- "Ta femme t’a été donnée par ton papa ou bien vous vous êtes entendus ?"
Le mari fini par reconnaître que la femme était mariée à un autre homme avant qu'ils
ne partent ensembles vers la Côte-d'Ivoire l'année dernière. Le chef leur fait part de ses
conclusions :
- "Tu as amené une femme que personne ne veut. Elle n’est pas sorcière,
c’est depuis le début qu’il y a malentendu avec ton papa. Dans ce cas, elle
ne peut pas entrer dans la mosquée. Retournez dire à El Hajj de ma part
que la femme n’est pas une sorcière. Si c’est la manière par laquelle son fils
a eu sa femme qui ne lui a pas plu, il n’a qu’à lui dire de divorcer. Une
femme, si un mari la délaisse, elle trouvera un autre mari, mais il ne faut
pas l’accuser comme ça" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).
Le chef de Todiam ajoute alors que si El hajj souhaite toujours que la femme jure dans
la mosquée, il devra l'épargner de toute accusation. Dans une telle éventualité, il devra
revenir en personne à Todiam avec la femme et son mari.
257
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
fonction régulatrice des accusations de sorcellerie a été montrée par ailleurs (Retel-
Laurentin 1969, Evans Pritchard 1972, Favret-Saada 1977, Lallemand 1988) et il est
intéressant de noter que la décision du chef de Todiam dénote de son désir de
substituer cette forme de contrôle social à une autre relevant du droit musulman. La
solution préconisée face à une union considérée comme illégitime doit selon lui être le
divorce.
Même si nous n'avons pas été témoin d'une épreuve juratoire dans la mosquée,
selon le chef, ce type de cas est fréquent et permet de se défendre contre de lourdes
accusations. C'est une forme de serment qui à certains égards peut faire échos avec
l'ordalie en ce qu'elle soumet le jugement de Dieu. Comme le note Raymond Verdier,
malgré la diversité de ses formes et la multiplicité de ses fonctions dans l’espace et dans
le temps, le serment est un acte universel. Qu’il s’agisse de lever la main droite comme
on le fait pour prêter serment solennel dans les tribunaux occidentaux ou de se
soumettre à l’épreuve ordalique du feu ou du poison, perçue comme le jugement de
Dieu permettant d'être innocenté d’une accusation de sorcellerie, le serment a une
valeur juridique forte : il met en scène un jureur soumis à une épreuve, sous le regard
d’un groupe pris à témoin (Verdier 1991). Dans le cas de l'épreuve juratoire comme de
l'ordalie, c’est le jugement de Dieu qui atteste de la culpabilité ou de l'innocence même
si l’épreuve à Todiam est d’ordre moral et non physique comme pour l’ordalie.
L’objectif commun de l’ordalie comme de l’épreuve juratoire est la production d’une
preuve attestée par un jugement divin5. Ainsi, quiconque est accusé de vol,
d’escroquerie ou de sorcellerie peut être sommé de se rendre à Todiam s’il nie le crime.
La procédure nécessite une première étape dans la maison du chef6 où sont réunis les
deux protagonistes, un témoin, le chef, au besoin l’imam, et toute personne qui
souhaite être présente. Cette épreuve permet au coupable d’avouer son crime et
d’éviter le parjure dans la mosquée, car il sait que "s’il entre dans la mosquée et jure,
5 Analysant les systèmes juridiques africains, Jean Poirier (s. d.) estime que la production de la preuve
aurait été beaucoup plus compliquée sans le recours aux ordalies qui correspondent à "un sérieux effort
de rationalisation sous des apparences parfaitement anarchiques". Selon l’auteur, certaines preuves
semblent être l’application de connaissances empiriques destinées à faire avouer le coupable. Il cite
notamment une expérience montrant que l’épreuve du fer rougi sur la langue crée chez le coupable un
dessèchement de sa bouche dû à l’effet de la peur, l’amenant à se découvrir. Nous sommes à Todiam
dans le même mode de production de la preuve car le pouvoir coercitif apparaît dès lors que le fautif se
retrouve soumis à un interrogatoire dans la demeure du chef en présence des responsables religieux et de
son entourage.
6 Les "jugements" peuvent se dérouler en plusieurs endroits de la cour du chef parmi lesquels sont
258
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
tout ce qu’il dit se retournera contre lui". Si l’accusé persiste à clamer son innocence, il
entre dans la mosquée. Une fois les ablutions faites, le Cheikh se tourne vers l’est et
dit :
La puissance de Dieu invoquée par l’intermédiaire de la mosquée est une valeur sociale
que partagent tous les musulmans et qui dépasse l’appartenance ethnique. En effet,
l’institution est reconnue par les Peuls comme par les Moose pour son caractère
religieux et juridique. La parole juratoire a ici la force d’un double lien : celui du jureur
à lui-même et à la collectivité qui en est témoin.
259
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
"Pour nous, dans la shari'a, il n’y a pas d’histoire de sorcellerie. (…) Même
si on voit que c’est un peu vrai, on n’accepte pas ça puisqu’on n’est pas sûr.
Si tu te dis en toi-même que telle femme est sorcière et capable de tuer
quelqu’un, tu es un mécréant. En faisant ça, tu donnes un pouvoir à cette
personne" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).
260
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
A regarder de plus près, si les techniques magiques ont une place en islam, elles
font aussi l'objet de discours ambivalents : la magie est à la fois désignée comme une
pratique impure7 et employée comme moyen de protection. En fait, la présence de la
magie en aire d'islam est attestée depuis longtemps. Les autorités religieuses "admettent
en général l'existence et l'efficacité de certaines pratiques magiques, tout en soulignant
l'inclusion possible de nombreuses illusions, de mensonges et de dangers moraux"
(Lory op.cit.). Savoirs occultes et sorcellerie connaissent un rapprochement historique.
En effet, si l'on regarde la place que les savoirs occultes ont occupé en islam, on
constate qu'ils ont fait l'objet de débats théologiques opposant les partisans et les
détracteurs de ces pratiques. Derrière ces controverses la question de l'orthodoxie était
expressément visée. Selon Pierre Lory, magie et divination étaient considérées comme
des activités suspectes et ont progressivement reçu un cachet d'honorabilité, voire
même de sacralité (op.cit. : 188). L'attitude des musulmans face à la sorcellerie renvoie à
une certaine conception de l'islam et permet d'établir des points de différenciation
entre croyants. Elle renvoie à des débats "émiques" sur la pureté de l'islam et
l'orthodoxie. Attribuer les actes de sorcellerie aux "mauvais musulmans" est donc
surtout le support d’un discours de différenciation entre des groupes qui n'ont pas la
même pratique de l’islam : les Yarse et les Marãse présentés comme des "vendeurs
d'amulettes" (Kouanda et Sawadogo 1993), les Moose nouvellement convertis comme
de piètres musulmans, et les Tooroobe comme ceux qui sont anciennement islamisés.
Ceux qui se considèrent comme de "vrais musulmans" montrent du doigt ceux qu’ils
ne jugent pas dans le droit chemin, ce qui leur permet d’asseoir leur pouvoir religieux.
On voit ainsi comment la coexistence de pratiques religieuses divergentes peut donner
lieu à des représentations de l’autre, à des discours sur l’orthodoxie qui n’en restent pas
moins subjectifs. Malgré cette conception normative de la sorcellerie, les Moose
viennent soumettre des cas de sorcellerie à Todiam et les juristes sont prêts, s'il "ne
reste plus d'autre témoin que Dieu", à procéder à l'épreuve juratoire afin de mettre au
grand jour la Vérité. À Todiam, le traitement des accusations de sorcellerie est présenté
comme le résultat d’un ajustement aux pratiques moose :
7A. Kouanda et B. Sawadogo (1993) parlent d'un islam "corrompu" à propos des pratiques des Yarse et
des Marãse du Yatenga.
261
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Les nombreux cas de sorcellerie sur lesquels il a fallu trancher ont, en quelque
sorte, fait jurisprudence :
"Il y a trente ans, notre grand-père a décidé qu’il fallait résoudre ces cas, car
ça gâte la vie de beaucoup de personnes. Avec les Moose, si tu es accusé de
sorcellerie, tu es banni de la famille" (Chef de Todiam, Todiam, novembre
2001).
"Chaque fois, c’est l’accusateur qui prend d’abord la parole, ensuite l’accusé
donne sa version des faits. Si ce que l’accusateur dit est vrai, l’accusé n’a
qu’à confirmer, si ce n’est pas le cas, il donne sa version des faits" (Chef de
Todiam, Todiam, mars 2003).
262
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
publique et fait l’objet d’une délibération parmi les notables de Todiam puis au sein de
son environnement familial. Les juges s’en tiennent à leur représentation de la
hiérarchie des fautes avant de mettre en place la juste procédure :
Mes envoyés ont rassemblé les deux maris respectifs, les deux frères des
maris, le délégué, le chef, l’imam du village, des vieilles et des vieux. Tous
ces gens-là sont allés dans la concession de la belle-mère. Mes envoyés ont
dit : "Nous sommes envoyés par le chef de Todiam, nous ne sommes pas
venus pour juger. Les intéressées sont venues chez le chef de Todiam et
comme il n’a pas été témoin des mésententes, on ne pouvait pas savoir les
faits exacts. C’est la troisième fois qu’il y a des querelles. Il faut qu’on
interroge des témoins pour savoir les faits exacts".
Les envoyés du chef interrogent la belle-mère de l'accusée qui porte la faute sur l'autre
femme. La vieille dame se plaint des insultes portées à l'encontre du mari de l'accusée
et de ceux qui ne sont pas concernés par les querelles. A ces mots, les envoyés
réagissent :
"Tous ceux-là sont témoins et ils disent que même si tu as raison, quand tu
te querelles avec quelqu’un, il ne faut pas que tu insultes ceux qui ne sont
pas impliqués dans tes bagarres. Ce que tu fais n’est pas bien. Si tu es
capable de maîtriser ta bouche, l’affaire va en rester là, mais si tu ne peux
pas, l’affaire va remonter jusqu'à l’administration.
263
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Outre la conciliation, les "gens de Todiam" s’investissent dans une autre forme
de médiation, à savoir le conseil juridique. A plusieurs reprises nous avons constaté ce
type de requête. A titre d'exemple, deux Tooroobe étaient venus de Koumbani solliciter
un avis en matière de succession. A la suite de leur requête, deux hommes de Todiam
sont envoyés à Koumbani. Ce type de "médiation juridique" est fréquent à Todiam : les
visiteurs viennent demander conseil pour trouver une solution reconnue comme étant
en accord avec la règle coranique. Le chef fait alors appel aux connaissances
spécifiques de ses juristes afin de trancher sur les différends d'héritage, de divorce,
d’adoption et de tout ce qui se rapporte au droit de la famille, mais parmi les plus
fréquents, il faut citer les conflits conjugaux.
c. Demandes de divorce
En dix jours, nous avons eu connaissance de cinq conflits conjugaux traités par
le chef. Ce sont donc des affaires récurrentes et le chef de Todiam ne nous a pas caché
ses craintes d'être perçu comme l'ultime recours pour des femmes souhaitant divorcer.
Voici un de ces cas :
264
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
remettre à chacun des époux une lettre, qu'il fait rédiger en français. En voici le
contenu :
Cette lettre sera conservée par les époux jusqu'à leur prochaine et dernière
querelle. Après deux requêtes de la part de la femme, le chef applique une règle
élémentaire du droit musulman selon laquelle le juriste ne peut intervenir plus de trois
fois. Pour régler leur différend, les époux devront s'adresser à leurs familles
réciproques ou à l'administration. La lettre est censée servir d'appui pour les éventuelles
suites que le couple aurait à vivre et utilisée en cas de nouveau recours. Le mot du chef
de Todiam est considéré aux yeux de celui qui le lira comme un avis en référence à la
norme islamique. En l'occurrence, en cas de nouvelle tentative de divorce, la femme est
libre "de chercher un autre mari". La pertinence de l'avis contenu dans le message est
d'autant plus forte qu'il est signé d'un juriste détenant le titre de Cheikh. Même si le
chef se refuse à intervenir directement dans le divorce du couple, son courrier révèle
que ses avis rendus sont susceptibles de faire autorité. Cette influence du chef de
Todiam lui est conférée par ses connaissances juridiques et son titre de cheikh.
265
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
a. Sulufu : l'"arrangement"
266
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
267
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
à voir avec ce dont la personne doit hériter. C’est une partie donnée pour
arranger, sulufu c’est un troisième cadeau" (Barry M., maître coranique
foynabe, Banh, janvier 2003).
268
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
Nous avons vu à travers les cas traités plus haut que le chef rend justice en
concertation avec d'autres personnes pouvant être des vieillards assurant le rôle d'aînés
sociaux, ou encore de juriste compétents sur des questions de droit. S'agissant des
juristes qui assistent le chef, ils occupent des rôles allant de conseiller à médiateur ou
juge. Le traitement des requêtes formulées à Todiam montre que c'est en référence au
droit musulman que le chef et ses conseillers officient. Ainsi le chef est entouré de
personnes compétentes et de confiance. Parmi elles il faut attirer l'attention sur deux
juristes : le premier H. Tall est le demi-frère du chef. C'est aussi celui qui, en cas
d'absence du chef, se charge d'assurer une sorte d'intérim et de régler dans la mesure de
ses possibilités les problèmes juridiques pour lesquels il est compétent. Il fait un
compte rendu systématique au chef dès son retour. Le chef peut également lui remettre
la charge de cas qu'il règlera sans nécessairement l'informer des suites de l'affaire. Il
s'agit là des litiges sans gravité. Nous verrons dans le paragraphe suivant ce à quoi fait
référence la notion de gravité. Le second acteur fréquemment sollicité dans ce système
judiciaire est El Hajj I Tall. Considéré pour son savoir religieux, il règle des affaires seul
ou avec H. Tall. Contrairement à ce dernier, El Hajj I est issu de la maisonnée de
l'imam. Oncle paternel de l'imam actuel, El Hajj I a récemment donné son fils en
mariage à la fille du chef.
Si ces deux personnes sont souvent sollicitées pour mettre à profit leurs
connaissances coraniques, le chef estime qu'il est nécessaire de s'entourer également de
six vieillards de plus de soixante dix ans. Ceux-ci sont chargés de donner leur avis pour
des cas nécessitant un ajustement à la coutume. Aux yeux du chef de Todiam, les aînés
sociaux masculins incarnent la coutume et leur avis ne peut être négligé. On l'a vu, le
chef officie avec l'aide des juristes qu'il estime compétents selon les cas, mais des
affaires impliquant des procédures de réconciliation nécessitent la présence de
vieillards.
"Les vieux sont toujours présents et, en cas d'absence, ils sont remplacés
par leurs enfants. En cas de décès, on les remplace par un autre vieux. Les
vieux de soixante dix ans ne sont pas influencés par l'amour, ils s'en
foutent de la richesse. Ils ne vont pas être corrompus pour dire des
mensonges. Ils vont dire la vérité et ce qu'il se doit. Si une personne est
269
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Une grande importance est attachée à l'expérience de l'âge. Bien que ceci n'ait
rien d'étonnant s'agissant d'une société africaine, il faut dire que les vieux sont les
figures mêmes de l'arrangement. La prise en compte de leur avis invite parfois à
s'écarter un peu de la Loi. "Les vieux ne parlent pas de la shari'a", précise le chef en
rappelant que la shari'a "fait mal" et qu'il vaut mieux la mettre de côté si l'arrangement
convient. Cette conception de l'arrangement qui donne aux aînés une place privilégiée
permet notamment de chercher des solutions à des conflits fonciers ou encore à des
ruptures familiales et conjugales. D'une manière générale, les questions de simples
conflits conjugaux sont considérés par le chef comme des affaires "secrètes" qui
doivent rester entre lui et les intéressés, mais dans des cas de divorce, le chef sollicite
fréquemment un groupe de vieillards.
Certaines situations peuvent amener le chef de Todiam à collaborer avec les
autorités judiciaires départementales ou provinciales. D'abord, dans des cas qui ne sont
pas résolus à Todiam et se poursuivent auprès des autorités judiciaires, le chef ayant été
en charge de l'affaire, retrace son évolution au préfet ou au commissaire. Ensuite,
lorqu'une sanction doit être établie. On a vu par exemple que l'épreuve juratoire dans la
mosquée pouvait donner lieu à l'aveu d'une faute ou d'un crime. À l’issue de ces
jugements aucune sanction n’est imposée car ceci relève de la responsabilité de
l’administration judiciaire burkinabè :
Enfin, le chef est également perçu comme un intermédiaire pour les Peuls convoqués
devant les autorités judiciaires. Ce type de situation nous a été rapporté concernant des
cas de conflit entre bergers peuls et propriétaires moose. Les exemples de bergers
chargés du gardiennage des animaux appartenant à des Moose, accusés d'avoir vendu un
animal pour survivre, ne sont pas rares. Dans ces situations d'extrême dénuement, ces
270
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
bergers s'en remettent au chef pour que celui-ci plaide en leur faveur. Des critères de
valeurs qui n'auraient certainement pas été pris en compte par le seul agent de justice
sont argumentés par le chef : le nombre d'années durant lesquelles le berger a accompli
sa tâche, ses capacités à se retirer dans les brousses situées sous des cieux cléments en
période de sécheresse pour permettre la survie et la reproduction du cheptel.
Les cas qui se présentent à Todiam sont nombreux et variés : on juge les uns,
on réconcilie les autres, on propose des réparations, mais le rôle du juge est moins
d’infliger une sanction que de désigner les fautes de chacun. Le chef officie en
référence au droit musulman, c’est pourquoi il est compétent pour tout litige (héritage,
divorce, garde d’enfant). Il est également arbitre en tant que témoin de la parole de
Dieu invoquée lors de l’épreuve juratoire. On l’a vu, le choix de la procédure est
déterminé par le type de recours et l’importance relative de la faute. Pour ce qui est de
l’épreuve juratoire, n’entre pas dans la mosquée qui veut. Seules les "fautes graves"
méritent d’y être traitées : vol de sommes importantes, sorcellerie et adultère9. La
norme morale est laissée dans un flou qui offre une ample marge de manœuvre : "Une
faute grave, c'est quand rien qu'en y pensant tu as envie de mourir", nous explique le
chef. La faute grave implique la transgression d'une norme conduisant à un sentiment
de honte extrême. En outre, une faute doit être préalablement identifiée en tant que
telle. Dans le bas de l’échelle des fautes, les querelles de famille relèvent de la
compétence des juristes de Todiam qui, par leur influence, ont un rôle de pacificateurs.
Nous l’avons vu dans le premier cas considéré comme un "problème de cohabitation".
Entre ces deux extrêmes, on serait tenté de classer les fautes du type : coups et
blessures, dégâts dans les champs cultivés ou abus de confiance. Tous ces litiges
peuvent être présentés à Todiam en vue d’un règlement à l’amiable, à l’occasion duquel
des réparations sont proposées bien plus que des sanctions. Ces réparations sont
suggérées en référence à la loi islamique et à l’appréciation d’un groupe de vieillards qui
assistent le chef afin de trouver un "arrangement".
9L’adultère est une faute qui selon la shari'a peut être jugée à condition que quatre témoins oculaires
puissent confirmer l’accusation.
271
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
272
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
Ce tableau rend compte de certains cas présentés à Todiam alors que nous y
séjournions. Ceci n'est pas une synthèse exhaustive de l'ensemble des affaires qui ont
été traitées lors de notre présence à Todiam. Néanmoins, ce tableau présente les
nombreux litiges pour lesquels le chef a accepté nous faire un exposé. Les demandes de
bénédiction ne sont ici que quelques exemples cités parmi un grand nombre. On voit
ici que la plupart des requérants se présentant à Todiam viennent du Yatenga ce qui
laisse supposer que le pouvoir judiciaire du chef s'exerce principalement dans le
territoire correspondant aux trois provinces (Loroum, Yatenga et Zondoma) qui
composent le "grand Yatenga". En outre le traitement des divorces révèle l'aspect
arbitraire d'une distinction entre médiation conciliatrice et médiation juridique. Il faut
bien reconnaître que d'une manière générale, les deux sont très liées. Ainsi a-t-on
observé qu'à l'occasion des demandes de divorce (systématiquement à l'initiative de la
femme), la femme obtient le plus souvent gain de cause à l'issue de trois tentatives. Si
aucune faute jugée comme telle au regard du droit musulman, comme l'adultère, n'est à
l'origine de la demande de divorce par la femme, le chef, en concertation avec six
vieillards, semble favorable à lui donner sa "liberté".
Si la volonté d'Allah est déléguée aux hommes, c'est parce que ces derniers ont
acquis la connaissance qui les rapproche toujours un peu plus près de Dieu. Les savoirs
ésotériques et exotériques sont donc considérés comme des modes d'accès à la
connaissance de la volonté divine (Gaborieau et Zeghal 2004). L'autorité religieuse est
transmise grâce à ces deux formes de connaissances qui sont ici compatibles et même
273
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
cumulables en un seul homme. Le savoir exotérique est acquis dans ce que l'on appelle
couramment les "écoles coraniques"10, et les savoirs ésotériques représentent
l'expérience mystique permettant l'affiliation à la tijâniyya "onze grains".
"Quand j'étais avec le silmimoaga, les gens sont partis dire à mon grand-père
que je ne suivais pas et que je ne faisais que m'amuser. Alors le gand-père
m'a fait partir à Tollo pour m'écarter du village. J'ai fais deux ans là-bas, on
cultivait et on mendiait" (Chef de Todiam, Todiam, janvier 2004).
A Tollo, deux ans s'écoulent à l'issue desquels il connaît le Coran par cœur.
Cette première et essentielle étape achevée, il revient dans ses pénates pour recevoir
des bénédictions. Rapidement, sa quête du savoir le propulse à Dankano, non loin de
Baraboulle dans le Jelgooji, région où les musulmans du Yatenga séjournent pour
accumuler des connaissances coraniques. C'est là-bas que le chef commence son
apprentissage des Kitâb11 et plus particulièrement Ibn Assiru sur les cinq piliers de
∗
10 La notion d'"école coranique" qui fait référence à l'apprentissage d'une part, et au qualificatif
"coranique" d'autre part, renvoie à l'étude du Coran et des savoirs qui en découlent : grammaire, vie du
prophète, métaphysique, morale, droit… Bien que souvent utilisé, le vocable "école" fait l'objet d'une
critique : voire le numéro 169-170 des Cahiers d'Etudes Africaines, intitulé Enseignements, et plus
précisément les articles de Corinne Fortier (2003 : 236), Jean-Claude Penrad (2003 : 321), Stéfania
Gandolfi (2003 : 263).
11 Livres
∗
Les noms marqués d'une astérisque sont transcrits tels qu'ils nous ont été dit par nos informateurs,
nous ne leur avons pas trouvé de correspondance en arabe.
274
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
l'islam et Gadamatun*, les deux étant regroupés sous le titre `Ibâda, la dévotion. Ceci
correspond au premier stade de l'instruction à l'occasion duquel les élèves apprennent
les vingt attributs de Dieu et les "obligations personnelles" nécessaires à la dévotion,
comprenant les règles de purification, de la prière, du jeûne, de l'impôt religieux et du
pèlerinage (Fortier 2003 : 238). Il y apprend également les "figi" (fiqh), c'est-à-dire le
droit. Il faut noter que cette première étape d'apprentissage articulant les deux
domaines du dogme et du droit, est aussi celle qui est observée par Corinne Fortier
(2003) en Mauritanie. L'auteur fait à cette occasion remarquer que la comparaison du
corpus d'ouvrages étudiés en Mauritanie, avec celui du Niger (Meunier 1997), du Mali
(Tamari 1996) et du Fouta Tooro (Schmitz 1998) montre une grande homogénéité
dans le choix des œuvres fondamentales de droit malékite.
Après avoir passé deux années, il rentre de nouveau à Todiam pour un bref
séjour avant de repartir. Koro, Sévaré, Mopti, Koulougo, Naï sont les cinq localités
dans lesquelles il poursuit ses études coraniques. Cet itinéraire n'a rien de préétabli. La
réputation des maîtres est diffusée par le bouche à oreille qui guide l'élève dans ces
choix. Elèves, commerçants et voyageurs sont des vecteurs de circulation des
informations pour vanter la qualité des enseignements dispensés par certains maîtres.
"A Koro, l'enseignant avec qui j'étais avait des élèves. Ses élèves disaient
qu'à Sévaré, il y avait un enseignant réputé qui avait un grand savoir, c'est
pour cela que je suis parti là-bas. […]Même présentement, je suis ici, mais
je sais où se trouvent les enseignants les plus réputés. Ce sont des
voyageurs qui rapportent les nouvelles" (Chef de Todiam, Todiam, janvier
2004).
Son séjour au Mali lui permet d'améliorer ses connaissances : il apprend les
kitâb intitulés luga*, qui forment à la langue arabe et sa grammaire, et madu*, sur la vie
du prophète, l'histoire de l'islam et la géographie. Il retourne au Jelgooji pour
approfondir ses connaissances dans ce même domaine. De là, à Todiam, il apprend
que son père l'a marié et rentre quelque temps avant de repartir dans le Jelgooji
accompagné de sa jeune épouse. Le nouveau marié termine son parcours avec le droit,
"figi" (fiqh).
Ce bref récit de la quête du savoir coranique montre que cet apprentissage
accompagne le processus de socialisation de l'enfant, ainsi que son intégration statuaire.
275
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
C'est après sa circoncision, étape qui marque la séparation de l'enfant à sa mère, qu'il
entame ses études coraniques. On voit ici que cette socialisation passe par l'assimilation
progressive d'une morale religieuse : l'enfant, au début, vit ses devoirs comme une
contrainte et progressivement, s'empare de ses choix. Dans ce processus, "la
déambulation propédeutique"12 joue un rôle essentiel et mérite que l'on s'y attarde un
instant.
Le compagnonnage qu'implique ce type d'enseignement coranique est une
phase importante de la vie. D'abord dirigé vers ses maîtres par ses parents (père ou
grand-père), le jeune homme devient rapidement autonome quant à ses choix et
orientations spirituelles. Au gré de ses intérêts personnels et de ses rencontres
s'échelonnant tout au long de ce parcours initiatique, l'élève puise dans les domaines
variés qui composent les "sciences" religieuses. Dans cette quête, le jeune homme est
immanquablement confronté aux duretés de la vie qui font partie de son apprentissage.
Dans le meilleur des cas, il travaille sur le champ du maître en contrepartie de
nourriture, sinon, la mendicité reste son unique moyen de subsistance. Ses repas
quotidiens sont parfois si improbables qu'il décide de changer de localité. Un ancien
élève nous raconte une de ses étapes où il ne lui a pas été possible de rester plus de
sept mois tant les conditions étaient difficiles. Son témoignage vaut mieux qu'un long
développement :
276
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
Il étudie alors les kitâb les plus adaptés. Le frère cadet du chef qui occupe aujourd'hui
une place importante dans la sphère judiciaire de Todiam a privilégié les kitâb intitulés
Arabie Salah, Ukame* et Halil, dont l'ensemble correspond encore aux "figi", (fiqh). Les
"livres" dans lesquels le droit est enseigné sont nombreux et H. Tall explique sa
préférence pour "les anciens auteurs" qu'il considère comme plus "authentiques".
"J'ai choisi ça parce que se sont les meilleurs. Ce sont les anciens auteurs, il
n'y a pas eu de déformation. C'est l'authentique. Dans les autres kitâb, il
peut y avoir des contradictions et à moins d'être bien expérimenté dans ces
domaines là, tu n'es pas capable de faire la part des choses" (Tall H., juriste
et frère cadet du chef, Todiam, janvier 2004).
Que le choix des kitâb soit orienté par des objectifs "professionnels" est admis
volontiers par le juriste, mais l'apprentissage et l'accumulation de connaissances
fournissent aussi des bénédictions. Apprendre par cœur l'ouvrage écrit par un saint
permet d'obtenir des bénédictions de sa part :
"[Le choix des kitâb, c'est pour être utile ici], mais même si tu ne fais pas de
jugements, en apprenant ça, tu approfondis ta connaissance, puisque
l'auteur de chaque kitâb est un saint. En lisant ses œuvres, tu reçois des
bénédictions de sa part" (H. Tall, juriste et frère cadet du chef, Todiam,
janvier 2004).
277
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
2. Sainteté et mysticisme
"Moi je suis devenu tidjâniyya il y a sept ans. Il y a quelqu'un qui a fait des
études poussées et il donne son autorisation pour devenir tidjâniyya et
278
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
A Todiam, ceux qui font autorité sur les croyants sont les cheikh et les walî. Le
premier est censé être celui qui transmet le wird. Si le chef de Todiam détient
nécessairement le titre de cheikh pour occuper sa fonction, d'autres peuvent également
l'avoir obtenu.
"Le titre de cheikh, même si tu n'es pas chef, avec l'accord du chef, tu peux
aller le prendre là-bas [à Nioro]. Il peut y avoir deux cheikh. Il y a eu un
14La notion de "Voie" est fréquemment employée pour désigner les ordres mystiques ou confréries
(Popovic et Veinstein 1996).
279
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Ceux qui permettent aux croyants d'être initié à l'ordre ont reçu le titre de
cheikh à Nioro auprès du maître de la tidjâniyya "onze grains". Le cheikh est donc
considéré comme un détenteur de savoirs et en cela, il se hisse au-dessus des autres
croyants15. Le vocable "cheikh" qui recouvre des valeurs aussi étendues qu'équivoques
et parfois même problématiques (Penrad 1998), est ici un personnage du présent, une
autorité habilitée à intégrer les croyants à l'ordre. En revanche, le wali est, à Todiam,
une figure du passé, un pieux personnage ayant par sa propre histoire, marqué l'histoire
religieuse du village. Le wali bénéficie d'un capital prestige important. Voici la définition
de walî à Todiam :
"Il y a trois sortes de walî. Le premier, tout le monde sait qu'il est un walî,
lui aussi le sait et Dieu sait qu'il est un walî. Le walî, c'est quelque chose qui
peut être caché ou dévoilé. Le deuxième : il sait qu'il est walî, Dieu le sait,
mais les gens ne le savent pas et peuvent parfois le traiter comme
quelqu'un d'insignifiant, mais lui, il sait au fond de lui qu'il est un homme
de Dieu (walî). Le troisième, il ne le sait pas et les gens non plus, seul Dieu
le sait. […] On dit que quelqu'un est walî par son comportement : il ne
parle pas beaucoup, parfois il peut prédire quelque chose. Vous allez dire
que c'est des mensonges et par la suite vous verrez que c'est véridique. Il
ne ment jamais et ne mange que la nourriture qui est conseillée par Dieu. Il
ne s'habille pas n'importe comment et ne va pas dans n'importe quels
endroits. Il suit ce que Dieu dit. Il ne regarde pas dans n'importe quels
endroits, il regarde souvent devant lui. La vision, la marche et la parole,
c'est ça qui amène les problèmes. Si on met de l'ordre dans sa marche, sa
parole, sa vision et au niveau de son sexe, c'est qu'on est un homme de
Dieu. Il y a aussi le walî qui fait n'importe quoi alors qu'il est homme de
280
Chapitre 8. Un pouvoir fondé sur des compétences.
Dieu, sans le savoir. Tu peux aussi chercher à avoir l'amitié de Dieu, mais
ce n'est pas forcé que tu la gagnes. […]Ici, il y a eu deux walî, Alfa et le
papa du silmimoaga. Il faut du temps pour se rendre compte que quelqu'un
est un homme de Dieu. […]Les gens vont sur les tombes des walî en
plusieurs occasions : c'est comme une mosquée la tombe des walî. Y'a pas
un jour, ça dépend des gens. Il y en a qui passent chaque vendredi, chaque
mawlud, comme il y en a qui passent le jour de l'an [musulman]. Les walî et
les prophètes sont des intermédiaires. Tu demandes à Dieu, mais tu te sers
d'eux comme intermédiaires : une mosquée, la Kaaba, ce sont des
intermédiaires. Si tu prends une mosquée, la Kaaba, les autres prophètes, ils
sont en contact avec Mohammed et c'est Mohammed seul qui est en
contact avec Dieu. C'est Mohammed l'intermédiaire. Ensuite, il y a les
prophètes, les walî, les mosquées. Les petits musulmans doivent passer par
ces derniers" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).
Il y a bien dans la définition du chef, l'idée que le walî est un homme proche de
Dieu et donc un intermédiaire pour les croyants. C'est également un homme qui
mesure chacun de ses geste et chacune de ses paroles. A Todiam les habitants se
targuent d'avoir dans leur histoire deux walî qui sont restés ancrés dans les mémoires
comme des saints hommes. Bien qu'étant d'illustres inconnus à l'extérieur de leur petit
univers, ces personnages sont des références, des figures du mysticisme, des idéaux à
suivre. Certains voudraient être walî comme l'ont été ces deux hommes, d'autres se
satisfont de venir les honorer sur leur tombe. La mémoire collective leur ménage une
bonne place. Alfa Boukari Ly-Tall, dont nous avons parlé plus haut, est l'un d'eux. On
raconte qu'il avait pour habitude de se retirer du monde pour s'adonner à sa quête
mystique. Alfa Boukari Ly-Tall qui a été chef de Todiam, est celui à qui l'on attribue la
paternité de l'affiliation à l'ordre auquel les gens de Todiam sont encore aujourd'hui
rattachés. Il aurait reçu le wird de la tidjâniyya "onze grains" de Cheikh Hamallah en
personne. Le récit autobiographique (annexe 2) de ses épopées à la rencontre de
Cheikh Hamallah est censé attester de sa filiation spirituelle avec le fondateur de la
tidjâniyya hamawiyya. Alfa Boukari est présenté comme un personnage détenant de
grandes connaissances. C'est ce qu'indique le terme "Alfa" :
"Alfa, on sait que c'est un grand titre. Il a reçu plusieurs titres avant d'être
Alfa. Le titre Cheikh lui a été donné par Cheikh Hamallah. Si tu étudies
281
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Selon David Robinson le terme peul "Alfa" vient probablement de l'arabe al-
faqih, "juriste", et conserve le même sens (Robinson 1988 : 56). Alfa Boukari aurait
obtenu le titre de cheikh une première fois à Douentza avec un maître de la "tidjâniyya
douze grains" en 1891 et ce n'est qu'en 1926 qu'il l'obtient une seconde fois avec le
fondateur de la tidjâniyya "onze grains". Le second walî était un silmimoaga de Todiam.
Originaire de Nongfaire, à 25 kilomètres au Sud-Est de Ouahigouya, il serait venu
s'installer à Todiam sur la demande de Alfa Boukari :
On peut être un walî sans être nécessairement de grande renommée, mais ce titre
semble relié à un degré de connaissances élevé, associé à un savoir être. Le walî devient
ainsi un personnage de référence inscrit dans une histoire localisée.
282
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs
traditionnels et religieux.
I. Soigner sa réputation.
Nous avons montré dans le chapitre précédent qu'il est nécessaire pour le chef
et ses assistants de détenir les compétences et les connaissances leur permettant
d'assumer la charge d'un service judiciaire. Néanmoins, le seul fait de détenir des
compétences religieuses ne saurait suffire pour lui assurer sa légitimité de chef. Comme
l'affirme Georges Balandier (1992), un pouvoir établi sur le seul éclairage de la raison
aurait peu de crédibilité et la "justification rationnelle" ne permet pas à elle seule de
parvenir à maintenir le pouvoir. "Il ne se fait et ne se conserve que par la transposition,
par la production d'image, par la manipulation de symboles et leur organisation dans
un cadre cérémoniel" (Balandier 1992 : 16). Certes, être une autorité religieuse nécessite
des connaissances et un savoir-faire, mais cela se prouve, se défend et s'entretient
également par le biais de la mise en scène. Le pouvoir, quel que soit son contenu, doit
être mis en scène. Cette règle se vérifie à Todiam.
1. La prise du pouvoir
Chaque année des milliers de pèlerins se rendent à Nioro du Sahel, une ville
située à l'Est du Mali, pour faire des dons, recevoir des bénédictions et rendre
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
"Dans le Yatenga, j’ai dit à tous ceux qui avaient l’intention de partir, qu’ils
n’avaient qu’à chercher 55 000 francs CFA pour le transport aller-retour,
les repas et les dons au Cheikh. J’ai dit 55 000 francs parce que je ne veux
pas qu’il y ait des difficultés au cours du voyage et que les frais me
reviennent. A Bobo, j’ai dit que tous ceux qui avaient l’intention de venir
n’avaient qu’à envoyer 50000, on a fait escale cinq jours à Houndé pour
attendre les gens et trois jours à Bobo. J’ai établi la liste des partants, on
était 22, Moose comme Peuls. J’ai divisé les 22 personnes en petits groupes
de 7 personnes. Pour chaque groupe, il y avait une délégation qui
s’occupait de l’argent. On est parti louer un car, on a discuté sur le prix à
payer et les propriétaires du bus ont dit : "comme vous partez pour le
pèlerinage, on va vous faire un rabais car nous aussi on est commerçant et
on demande des bénédictions". Le prix était de 10000 au lieu de 16 000 et
en plus de cela, pour moi et l’imam, ils nous ont dit de ne pas payer.
L’imam de Bosomnore n’a rien payé non-plus" (Chef de Todiam, Todiam,
mars 2003).
285
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Une intronisation est avant tout une quête de légitimité qui ne va pas d'elle-
même comme en témoignent les conflits de succession dont la durée traduit les
difficultés à être reconnu dans une nouvelle fonction. Intronisé en 1999, le chef de
Todiam a été confronté à une crise qui s'est prolongée jusqu'en décembre 2003.
En 1998, quand après trente trois ans de règne, le chef Souahibou Tall
disparaît, son premier fils, Hamadoun lui succède. Huit mois seulement s'écoulent
avant que la mort n'emporte le nouveau chef. L'amertume de son oncle paternel et
rival n'a même pas eu le temps d'être apaisée que la question de la succession se pose
286
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
287
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Pendant les quatre ans de crise, le village est divisé. Le conflit se cristallise dans
les moindres projets collectifs. Partout les deux factions rivales s'opposent. C'est ce que
le directeur de l'école observe lors de la création du bureau de l'association des Parents
d'élèves.
Le village n’a pas d’entente comme ça. […]Il arrive qu’il y ait une
assemblée générale et tous les horizons du village viennent. Bon, il peut
arriver que les points de vue des différents partis s’opposent. Par exemple,
ça s'est produit lors de l’élection du bureau de l’école" (Directeur de l'école,
Todiam, février 2004).
288
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
289
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
fondateurs permet de se considérer et d'être considéré par les siens comme acteur et
produit d'un continuum. La fratrie offre un référentiel commun d'appartenances
territoriales différentes (Martinelli 1995). Ici, chaque unité de descendance tooroobe
s'affilie à une division primaire et revendique une histoire propre, mais peut intervenir
dans les affaires des autres quand le groupe est menacé. Non seulement l'intervention
des "grands et petits frères" dans un conflit de succession est légitime, mais elle est
essentielle pour préserver l'équilibre politique et identitaire. Les descendants de ses
ancêtres sont les garde-fous d'un système politique que les crises de succession peuvent
souvent mettre à mal. Toutefois, comme le montrent les explications du chef de
Todiam, l'ingérence des frères dans les affaires de la chefferie de Todiam est motivée
par la nécessité de maintenir l'identité religieuse des Tooroobe et précisément parce que
le conflit de succession et les rumeurs qu'il implique constituent une menace. Les
querelles médiatisées à la radio par des accusations toutes plus calomnieuses les unes
que les autres ont commencé à atteindre la réputation de "grands musulmans" des
Tooroobe. Or, il faut conserver l'équilibre sociopolitique du groupe ainsi que son autorité
religieuse, c'est pourquoi il ne leur est pas permis de "gâter la religion des Tooroobe". Les
rapports politiques à l'intérieur du groupe de parenté s'expriment ici à travers le rôle de
conciliateur des "grands et petits frères". La chefferie de Todiam d'aujourd'hui trouve
ses gardes-fous dans les structures sociopolitiques précoloniales.
2. La mosquée de Todiam
Le récit de la réconciliation montre que l'argumentaire des grands frères
s'articule autour de la religion des tooroobe et précisément de la mosquée. On a vu que la
mosquée est le lieu où l'on peut se rendre pour prouver son innocence. La puissance de
Dieu y est invoquée pour élucider des mystères, mettre au grand jour la Vérité divine.
La réputation de Todiam repose sur les croyances partagées concernant sa mosquée
qui est perçue comme un support d'accès à la connaissance de la volonté divine.
Cette réputation qui doit être préservée peut se mesurer à la lumière d'une
expérience singulière. Nous avons connu l'existence de la mosquée de Todiam, lors
d'un séjour à Youba1 où, un jour d'août 1999, une rumeur se répand dans le village. Un
jeune homme se plaint que son stock de médicaments frauduleux équivalant à 100 000
1Nous avons enquêté deux mois dans le village de Youba situé à 10 kilomètres au nord de Ouahigouya
pour mener à bien une étude sur les forgerons.
290
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
francs C.F.A. lui a été dérobé par un autre dont il prétend connaître l'identité. L'accusé
niant les faits, on le menace de le conduire à Todiam pour jurer dans la mosquée.
Voyant le sort qui l'attendait, il avoue sur-le-champ son crime et rapporte les
médicaments. Humilié, le coupable se rend par la suite à la gendarmerie pour dénoncer
l'activité illégale de son détracteur finalement mis en garde à vue. Youba est une grosse
localité dans laquelle se sont établies majoritairement des populations yarse et marãse.
Cette anecdote montre que le pouvoir de la mosquée de Todiam est reconnu au-delà
des frontières "ethniques".
Plus tard, en séjournant à Todiam, nous avons constaté que les Moose
musulmans y sont pour beaucoup dans le flux constant de requêtes. "Il arrive que
j'accompagne des ressortissants d'autres villages dans la mosquée, pour qu'ils fassent
leurs bénédictions", nous confie un Moaga de Todiam qui assume le rôle
d'intermédiaire pour des proches. La renommée de ce lieu doit être préservée et les
événements nous ont montré que le Cheikh prévient les usages injustifiés de la
mosquée en vérifiant le bien fondé d'une accusation (cf. chapitre 8 I.1.a). Il y va de la
conscience religieuse du chef et de l'imam qui en ont la responsabilité de ne pas utiliser
la mosquée à d'autres fins que la connaissance de la Vérité. La "réputation de la religion
des Tooroobe" doit être conservée car elle participe de l'autorité religieuse de la chefferie
de Todiam. Après quatre années de conflits pour la succession à la chefferie, et des
retentissements médiatiques, la réconciliation a été possible au nom du fait que la
291
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
1. "L'économie de la prière"
Vers 11 heures 30, deux Moose arrivent dans le vestibule du chef alors que nous
étions en entretien avec lui. Les deux hommes ôtent leurs chaussures avant de
s’approcher du chef assis sur une natte, entouré de ses conseillers. Ils s’agenouillent
pour saluer le chef. Après s'être présenté, le plus âgé des deux hommes sort de son
habit un billet de 500 francs C.F.A.. Le chef lui demande :
292
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
Le vieux tend le billet à son compagnon assis à sa droite qui remet une somme
totale de 1000 francs C.F.A.. Toute l’assemblée commence les bénédictions, les deux
mains, paumes ouvertes vers le haut, pendant que le chef récite la fatiha. Une fois la
prière terminée, chaque membre de l’assemblée appose ses mains sur son visage et
susurre un "amina" (amen). Dans la foulée, le chef feint de jeter aux deux hommes une
pincée de nourriture puis de leur cracher dans la main. La scène collective se termine
quand les intéressés apposent leurs mains sur leur visage en disant "amina". Le chef
vient de leur transmettre la baraka avec sa salive en ayant recours à l’incantation
coranique de la fatiha. À Todiam, les bénédictions sont fréquemment demandées au
chef qui exerce un certain contrôle sur leur déroulement : si elles sont directement
effectuées dans la mosquée sous la conduite de l’imam, le chef en est souvent informé.
293
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
vivre de l'islam. On n'hésite pas à présenter les marabouts utilisant leur savoir pour
guérir, prédire ou résoudre des problèmes moyennant une rémunération, comme des
personnes qui discréditent l'islam.
Pour ce qui est des bénédictions, l'aspect économique qui les sous-tend est
indissociable de l'autorité religieuse de celui qui se fera l'intermédiaire entre le croyant
et Dieu. Si l'économie est un enjeu certain à Todiam, cet aspect n'est pas une raison
suffisante pour expliquer que la fonction de chef de Todiam soit convoitée. La théorie
de "l’acteur rationnel" qui cherche "l’origine" des actes, strictement économiques ou
non, dans une "intention" de la "conscience", s’associe souvent à une conception
étroite de la "rationalité" des pratiques (Bourdieu 1980). La rationalité des pratiques
religieuses fait appel à plusieurs facteurs, qui sont autant liés au prestige qu'à un
processus historique ou à la croyance en l'au-delà. Pour un croyant, il convient de
distinguer un du'a d'un cadeau. C'est un don fait à un Cheikh dont on reconnaît
l'autorité et la compétence pour être l'intermédiaire d'un vœu divin :
"Les du'a, ce n'est pas des cadeaux, c'est des bénédictions. Tu veux pas des
bénédictions pour être riche ? Tu connais un cadeau ? Tu connais les
bénédictions ? C'est pas pareil. Si tu fais un cadeau, tu ne demandes rien en
échange. Une bénédiction, tu apportes des trucs et tu demandes à ce qu'on
te fasse des bénédictions. Si tu amènes quelque chose, c'est à moi que tu
donnes, mais tu te dis au fond de toi-même que tu vas être récompensé par
Dieu" (Chef de Todiam, Todiam, janvier 2004)
L'activité religieuse est pour les notables de Todiam, une source de prestige et
d'influence, mais aussi de revenus. Non seulement les bénédictions font vivre le chef et
l'imam, mais la religion est le produit de nombreuses activités dans le village :
marabouts, maîtres coraniques, juristes sont sollicités pour leurs compétences
294
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
"Lui [le vieux], il n'a rien dit de clair. Il est flou. On dirait qu'il est venu
pour demander quelque chose, on dirait aussi qu'il demande à faire du
maraboutage pour nous. Il est venu dire qu'il a quelque chose qui peut
aider les gens. Il a dit qu'il avait été ami avec notre papa et qu'il venait ici
souvent, qu'il a travaillé avec notre papa. Il a dit qu'il voulait qu'on s'occupe
de lui, qu'il est notre papa. Je lui ai dit que ça c'est vrai, l'ami de ton papa
est ton papa. Je lui aie dit d'attendre un peu, on va voir. Tout ce qui sera
entre nos mains on lui donnerait, ou pour demander des bénédictions de sa
part. Avant de partir, il a sorti des livres saints et nous a dit que celui qui
aurait besoin d'aide, il pouvait arranger ses choses" (Chef de Todiam,
Todiam, mars 2003).
Recevoir une bénédiction, c’est autant chercher une protection que légitimer le
pouvoir de celui qui la dirige. Une bénédiction est le produit d'un rapport de
dépendance réciproque, à savoir de celui qui la demande envers le Cheikh de Todiam
d'une part, et du Cheikh envers l'autorité suprême à la tête de la tidjâniyya, établie à
Nioro. Outre le processus historique qui a mené Todiam sur la voie de Cheikh
Hamallah (cf. chapitre 7), la dépendance de Todiam vis-à-vis de l'autorité suprême du
khalife de Nioro est perpétuée par deux faits. Le premier est que, pour les adeptes de la
tidjâniyya comme pour ceux des confréries soufies, la soumission à Dieu s’effectue par
l’intermédiaire d’un saint2. Annuellement "les gens de Todiam" font le pèlerinage à
Nioro pour manifester leur soumission au khalife. Cette initiative est la marque du
respect de la hiérarchie et de l'affiliation à un ordre, dont la tête de file est considérée
comme un saint capable d'aider les croyants à se rapprocher de Dieu. Ce type de
"pèlerinage" montre la dévotion à l'ordre religieux.
2Au sujet de la hiérarchie dans les confréries soufies en général et au sein du hamallisme en particulier,
voir Hamès (1983).
295
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
de ce titre semble parfois n'être qu'une pure formalité3, il est certain que détenir le titre
de Cheikh est une condition sine qua non pour prétendre à la chefferie. Le chef est ainsi
en mesure de reproduire dans son sillage le système de bénédictions existant à Nioro.
En d'autres termes, si le Cheikh de Todiam est reconnu dans sa zone d'influence pour
son pouvoir de bénir, c'est parce que lui-même ou ses représentants partent
annuellement demander des bénédictions à l'autorité suprême de la tidjâniyya "onze
grains". Chaque année le chef de Todiam est tenu de faire (ou une délégation) "le
pèlerinage à Nioro" à l'occasion duquel, des dons symbolisent son allégeance envers
Nioro.
3 Un point mériterait d'être approfondi sur cette question puisqu'il semble que les autres chefs aient reçu
leur titre en faisant parvenir un papier. On s'interroge donc sur l'aspect purement formel de ce titre qui
théoriquement s'obtient par une forme d'évaluation des connaissances religieuses du demandeur.
296
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
"Ceux de Nioro, c'est nous qui leur donnons. Eux, ils nous font des du'a et
nous, on leur donne des petits trucs. C'est des petits trucs puisque ça
concerne la vie terrestre. Ils ne considèrent pas les aides d'ici. Ils pensent à
l'au-delà. Ceux de Nioro, c'est comme notre Sonabel 4" (Chef de Todiam,
Todiam, janvier 2004).
Dans le Yatenga, les Tooroobe occupent un espace enclavé dans les zones de
peuplement moose. Les relations sociales entre les deux groupes y sont, sans aucun
doute, beaucoup plus intenses que dans les régions de peuplement diallube et foynabe. Il
faut donc bien reconnaître que le succès de ce chef repose en partie sur les conversions
massives des Moose à l'islam au cours de ces dernières années. Le pouvoir judiciaire s'est
renforcé à Todiam suite à l’islamisation massive des Moose. La fréquentation de Todiam
par les Moose est devenue de plus en plus importante, à l'occasion des grandes fêtes
musulmanes, des prières du vendredi, des bénédictions et "jugements". En recourant
fréquemment à l'autorité du chef de Todiam, les Moose contribuent à consolider son
297
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
"Les Moose viennent faire des bénédictions. Ils n'enlèvent pas ma part
annuelle mais ils apportent plus que les Peuls. Toutes les nattes, les
mobylettes, tous les trucs que tu vois ici sauf la nourriture, se sont les Moose
qui ont apporté ça. Les lits, les chaises, les bouilloires de prières, ce sont les
Moose qui ont amené ça. Presque tout, ce sont les Moose. Tout ça c'est sous
forme de dua's. Il y en a qui viennent d'Abidjan, d'autres de Ouaga, de
Bobo, d'un peu partout" (Chef de Todiam, Todiam, janvier 2004).
298
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
villages se considérant sous son autorité. Ce sont non seulement ces fagots de mil que
chaque famille remet après les récoltes en guise d'allégeance, mais aussi les dons qui
sont partagés à l'occasion d'un mariage, d'un baptême ou d'un décès provenant du
village de Todiam et dans une moindre mesure des autres quartiers tooroobe fondés dans
d'autres villages. Si ces gens se soumettent, c'est aussi parce qu'ils savent qu'à tout
moment ils peuvent recourir à l'aide judiciaire ou religieuse de leur chef. Fréquemment
le chef est en voyage, à la préfecture de Titao, au Haut-Commissariat de Ouahigouya,
parce que l'on fait appel à celui que l’administration considère comme un précieux
interlocuteur par ses qualités de médiateur6. Voici l'exemple d'un jeune homme dont le
frère, accusé de vol de bétail a été mis en garde-à-vue. Ce jeune homme fait alors appel
au chef de Todiam afin qu'il interfère auprès du commissaire de police :
"Nous on est là, chaque année, ils [les Tooroobe] cultivent et me donnent un
fagot de récolte. Chacun m'amène ça. S'il arrivait qu'il y ait un mariage, j'ai
ma part qui me revient. De même s'il y a des funérailles, il y a ma part qui
me revient. Ils s'occupent de moi, donc c'est obligé qu'une fois qu'ils sont
dans les problèmes, je les aide. C'est une entraide. Sinon ce n'est pas parce
qu'on me paie. Moi je ne suis pas un étranger comme le commissaire qui
est payé, qui séjourne et qui part. Ces personnes là travaillent pour être
payées, mais moi et les autres, c'est une cohabitation" (Chef de Todiam,
Todiam, janvier 2004).
On voit ici comment cette allégeance que l'on pourrait qualifier de politique
interfère avec le pouvoir religieux d'un chef dont le devoir est de se rendre disponible à
tout moment de l'année. En distinguant sa fonction de celle du commissaire qui
travaille "pour être payé", le chef insiste sur le fait que sa rémunération n'en est pas
une. C'est un don au sens anthropologique du terme impliquant des échanges de
services (l'aide judiciaire) et de biens (les fagots annuels et les dons cérémoniels) qui
renforcent la hiérarchie sociale. En précisant qu'il n'est pas un étranger comme le
commissaire, il rappelle que ses prérogatives religieuses et juridiques sont indissociables
6Une étude approfondie de la relation que les Peuls entretiennent avec l'administration serait
intéressante. Notamment du point de vue des représentations et clichés qui ne cessent d'alimenter les
discours des fonctionnaires, souvent Moose, détachés dans des régions reculées de fort peuplement peul.
Ces fonctionnaires considèrent que les Peuls refusent de se plier aux normes de l'Etat-Nation : "ils ne
veulent pas de carte d'identité", "ils se foutent des frontières", "ils ne veulent même pas voir un
policier"...
299
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
"S'il y a des grandes rencontres ici comme le mawlud ou bien des grandes
rencontres avec les grands savants, on reçoit des richesses. Je prends un
exemple, si on gagne 5000 francs, on enlève un tiers pour ceux de Nioro, il
y a un tiers qui revient à l'imam et moi et un tiers restant revient à tous les
musulmans qui sont à Todiam. Ils se font la répartition. […]Ils font des
répartitions par famille : le quartier doit recevoir ça, cette famille comme
ça" (Chef de Todiam, janvier 2004).
"Quand l'imam El Hajj Baha Djaaré est mort, il restait mon grand-père
[chef et sans imam]. Mon grand-père [le chef Djibril] a dit à mon père [le
futur chef Souhahibou] de chercher une personne en qui il avait confiance
pour être imam, comme ça il l'aiderait à gagner la chefferie. Il a dit qu'il
faisait confiance en El Hajj Moussa et c'est à lui qu'il a donné le rôle
300
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
d'imam. Après El Hajj Moussa est décédé et a laissé mon papa. Mon papa
a désigné l'enfant de El Hajj Modibo et a été l'imam. Mon papa est décédé
et quand mon grand frère est devenu chef, il travaillait avec El Hajj
Modibo. Ils sont morts le même jour et j'ai pris la chefferie. Et moi je
travaille avec l'enfant de El Hajj Modibo qui a remplacé son papa" (Chef
de Todiam, Todiam, janvier 2004)
A l'époque de Jibril, l'imam avait été choisi par le premier fils et futur chef qui
s'est ainsi préparé sa place de chef. L'imam fut à partir de ce moment désigné dans la
même lignée selon un contrat implicite de soutien lors de l'intronisation du chef. Ainsi
se sont formées deux lignées détentrices des fonctions politico-religieuses (le Cheikh)
et purement religieuse (l'imam). Aujourd'hui les deux représentent les pôles essentiels
du pouvoir. Le contrat implicite se poursuit toujours. D'ailleurs, l'imam, on l'a vu,
reçoit à la même hauteur que le Cheikh les avantages économiques de son statut.
Malheureusement, il nous a été difficile d'approfondir nos enquêtes auprès de l'imam
qui est d'une nature peu loquace. Il faut néanmoins préciser que religion et pouvoir
sont deux aspects structurellement dépendants : le chef détient systématiquement le
titre de Cheikh et l'imam celui de El Hajj. C'est la gestion de l'image de l'institution qui
est ici en jeu, et qui n'est pas étrangère à l'augmentation du nombre de visiteurs venant
chercher des bénédictions.
En dépit des points communs que nous constatons dans l'organisation sociale
des Peuls diallube et barrybe, celle des Tooroobe présente des différences importantes.
Nous avons observé que les principales distinctions hiérarchiques chez les Tooroobe se
bornent à la division entre hommes libres et anciens captifs, avec chez les premiers une
activité religieuse intense faisant souvent d’eux des maîtres coraniques. Pas de griots ni
de castes artisanales chez les Tooroobe du Yatenga, contrairement à leurs voisins diallube
et foynabe et même aux Tooroobe de la vallée du Sénégal (Kyburz 1994). Cette différence
301
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
est-elle liée à leur forte intégration dans l'espace moaga leur permettant de bénéficier du
savoir-faire des artisans moose (forgerons, tisserands, teinturiers) ou à leur attachement à
l'islam comme ils le disent souvent ? La réponse demeure probablement dans une
association de ces deux facteurs. En effet, les denrées artisanales sont produites par la
population moaga avec laquelle les Tooroobe cohabitent. De plus, pour ce qui est plus
précisément de la caste des griots, dont les descendants des captifs, sont boisseliers,
leur absence est argumentée par un discours idéologique. Deux raisons doivent être
soulignées : la première est celle d'une incompatibilité entre pouvoir politique
(coercitif) et pratique mystique, la seconde tient au fait que musique et islam sont, dans
certains cas, considérés comme antinomiques.
"Les Tooroobe n’ont pas de griots parce qu’au début ils n’étaient pas de vrais
chefs. Au début, ils étaient plutôt des musulmans. Ceux qui ont des griots
sont des vrais chefs depuis l’origine parce qu’ils étaient des guerriers et
étaient encouragés par les griots qui leur récitaient leurs louanges. Nous, les
Tooroo e, on ne possède pas de griots parce que l’on ne pratiquait pas le
pillage et on ne faisait pas la guerre. Bosomnore et Todiam sont des
musulmans depuis le début" (Chef de Todiam, Todiam, mars 2003).
Bien que cherchant à valoriser son identité religieuse, notre interlocuteur établi une
connexion entre l’absence de griot laudateurs et le refus de la guerre. Le "vrai chef" est
celui qui pratique la guerre, activité présentée comme étant rédhibitoire pour le pouvoir
religieux.
302
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
La présence de griots dans la société peule est perçue comme étant étroitement
liée au pouvoir politique. Les griots sont les porte-parole des chefs, ils médiatisent les
informations provenant du chef. Autrefois, ils chantaient les louanges des chefs qui se
préparaient à faire la guerre. La parole des griots est donc un instrument de pouvoir
véhiculant des valeurs, telles que la bravoure ou la force, considérées comme
contradictoires avec celles des mystiques et des juristes musulmans. Pour ce qui est de
Todiam, on peut dire que l'hypothèse de l'incompatibilité entre islam et présence de
griots dans la société trouve ses fondements dans le passé. Nos investigations à Thiou
nous ont montré que des griots accompagnaient autrefois les Tooroobe de Todiam.
S'agissant de leur itinéraire avec les Peuls, un griot de Thiou expliquait ceci : "on a
suivi les futanke, puis nous sommes allés chez les Gondobe, ensuite chez les Tooroobe de
Todiam et on a terminé par les Diallube". Ainsi, apparaît-il qu'au temps de Moussa
Douré, premier chef de Todiam, des griots étaient intégrés à la société tooroobe à une
époque où l'islam n'était pas encore institutionnalisé comme ce fut le cas par la suite
avec Alfa Boukari.
303
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
L'attitude des chefs de Todiam qui se sont succédés après les Indépendances a
longtemps relevé d'un refus d'une quelconque ingérence de l'administration et des
organisations internationales dans les affaires du village. Point d'école, point de chef-
lieu de département et point de forages hydrauliques jusqu'en 2003. Bien que des
changements soient aujourd'hui à l'œuvre, la réputation délibérément réfractaire à la
modernité occidentale qui pèse sur Todiam a la vie dure. Il est vrai que pendant
longtemps l'administration a essuyé le refus des chefs de laisser construire une école.
L'histoire de Todiam s'inscrirait donc dans un mouvement idéologique de rejet de
l'occident et de son mode d'éducation. Cette attitude de rejet fait écho avec des
mouvements fondamentalistes islamiques actuels (tels que le mouvement wahabiyya) et
les mouvements réformistes du XIXè siècle qui se sont prolongés à l'époque coloniale.
Ces deux mouvements cultivent un rejet de l'innovation (bi'da), prônant plutôt une
triple purification (Hodgkin 1998 : 199) :
- des pratiques sociales avec l'élimination des usages non islamiques (c'est ainsi
que les vendeurs d'amulettes yarse et marãse étaient montrés du doigt par le Cheikh de
Ramatoulaye).
- des institutions politiques en créant un Etat islamique (la diina de Séku Amadu
a été fondée sur ce mode)
Nous avons vu plus haut à travers l'histoire du hamallisme, combien les adeptes
de la confrérie et l'administration pouvaient entretenir des relations tendues,
l'administration étant souvent très suspicieuse à leur égard, voir ouvertement hostile. Si
les chefs de file hamallistes ont été assimilés par certains historiens, à des résistants, il
convient de rappeler à l'instar de Boukari Savadogo (1998), que Cheikh Hamallah ne
doit pas être qualifié comme tel. En effet, en dépit des analyses de certains auteurs
comme Alioune Traoré (1983), Cheikh Hamallah était plus un homme de Dieu qu'un
résistant. Il n'a jamais tenté de s'opposer au système colonial et s'est toujours acquitté
de l'impôt et des sommes correspondant aux prestations de travail. Cheikh Hamallah
s'est en revanche toujours tenu à l'écart des sphères du pouvoir. La résistance ne serait
304
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
pas non plus le mot juste pour qualifier l'action d'Alfa Boukari qui a introduit le
hamallisme à Todiam. Présenté également comme un homme de Dieu, ce pieux
personnage a dû composer avec son statut de "chef de canton" en se soumettant aux
exigences des commandants de cercle et donc en assumant la "tâche" de la chefferie. Si
les chefs de Todiam ont été réfractaires à l'administration après les Indépendances,
force est de constater qu'à la période coloniale, ils étaient à son service. En somme
l'histoire de Todiam doit être vue comme un jeu subtil entre les exigences de la
politique coloniale et de l'idéologie religieuse véhiculée par le hamallisme. Ce jeu ayant
probablement atteint son paroxysme à l'heure du règne d'Alfa Boukari Ly-Tall, entre
1931 et 1936.
Le discours du chef met en évidence une position ambivalente qui insiste sur
son rôle exclusivement religieux tout en exprimant sa dépendance vis-à-vis du Yatenga
Naaba. En dépit d'une idéologie qui veut que l'on ne fasse pas de propagande, le chef
de Todiam est soumis à des logiques clientélistes qui l'astreignent à choisir le même
parti politique que le Yatenga Naaba. Ainsi, les frères du chef de Todiam nous
expliquent que Jibril Tall (1936-1965) était "là où Naaba Tigre était" de même que
Souahibou "était au CDP jusqu'à sa mort comme Naaba Gigma". Les interlocuteurs
insistent sur le fait que l'appartenance politique des chefs de Todiam n'est rien d'autre
que celle du Yatenga Naaba. Il n'en reste pas moins que le rapport entre les chefs et la
politique révèle une certaine ambiguïté :
"Aucun chef n'a fait des campagnes pour les Partis. Chaque fois qu'il y a
des élections, le Yatenga Naaba envoie des gens pour informer ceux de
305
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
Todiam qu'il est dans tel ou tel Parti. Ceux de Todiam les suivent. Le jour
des élections, le chef de Todiam dit à la population de voter tel Parti parce
que le Yatenga Naaba est avec tel Parti" (H. et P. Tall, Tooroobe, Todiam,
juin 2004).
On voit ici d'un côté, des propos qui insistent sur le détachement des chefs
pour toute forme d'action partisane et de l'autre, des usages qui montrent que les chefs
font campagne. Ce qui est sûre est que leur intérêt, loin d'être politique, est plutôt
d'affirmer leur gratitude envers le Yatenga Naaba. Ce dernier est souvent un médiateur
entre les chefs "traditionnels" et l'administration comme il l'était à l'époque coloniale, et
surtout, il approuve l'intronisation d'un chef. Le chef de Todiam "prend la chefferie
avec le Yatenga Naaba" qui, une fois informé de la désignation du nouveau chef de
Todiam, envoie une délégation pour donner son accord :
"Quand moi j’ai pris la chefferie, Naaba Kiba8 n’était pas chef, c’était son
frère Naaba Gigma. Il avait envoyé une délégation à la tête de laquelle était
Naaba Kiba. […] Une fois que tout le monde est en place, le Yatenga
Naaba annonce que maintenant, tout le monde sait qui est le nouveau chef
de Todiam, ensuite on fait des bénédictions et on partage les colas " (Chef
de Todiam, Todiam, octobre 2001).
a. Le refus de l'école.
8 Le Yatenga Naaba Kiba a fait son rituel d'intronisation, ringu, en novembre-décembre 2001.
306
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
"Ils ont amené l'école avec force parce que ceux de Todiam, on ne leur a
pas demandé leur avis. Il y a un jour, le Haut-Commissaire et sa suite sont
venus en disant qu'il faut que ceux du village leur montre une place où il
était possible de construire une école. On leur a montré un autre endroit.
Eux, ils ont dit que le terrain n'était pas bien pour la construction et on leur
a montré pour la deuxième fois un endroit à côté des enclos pour les
bœufs. Ils ont dit que là aussi c'était pas possible puisqu'on ne peut pas
mettre l'école à coté des enclos. En rentrant, ils sont passé à l'endroit de
l'école actuelle. Ils ont dit qu'ici comme il n'y a rien, ils vont mettre l'école.
C'est comme ça qu'ils ont amené des gens pour la construction et ils ont
demandé aux gens du village d'amener leurs enfants pour les mettre à
l'école. Nous aussi on n'a pas voulu insister et on a amené nos enfants
pour l'école. Sinon on n'a pas été demander une école. Quand ils sont
venus, on leur a dit qu'on ne voulait pas d'école ici. Ils ont dit qu'ils ne
voulaient l'avis de personne, ils ont dit qu'ils voulaient un endroit
seulement pour construire une école" (P. et H. Tall, Tooroobe, Todiam, juin
2004).
307
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
"C’est à cause des études coraniques qu’ils ne font pas l’école classique
[laïque]. Avec l’ancien chef, si tu étais blanc et que tu venais ici, tu étais très
bien reçu. Mais le chef refusait toujours les trucs des Blancs : par exemple
quand les autorités ont voulu construire un barrage, le chef a refusé sous
prétexte que le terrain ne nous appartenait pas" (Un vieillard moaga,
Todiam, novembre 2001).
"Au Burkina, il n’y a pas un endroit où la justice est basée sur le Coran
comme à Todiam. La justice moderne et le Coran, ce n’est pas pareil. Si tu
es habitué à la justice coranique, tu ne voudras pas de la justice moderne"
(L'imam de Todiam, Todiam, octobre 2001).
308
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
opter pour le système éducatif de l’école coranique. Les écoles "occidentales" étaient
donc implantées en régions non musulmanes. En conséquence les élites politiques de la
partie septentrionale du pays furent sous-représentées au sein des institutions et
structures de l’administration française par rapport à celles du Sud (Taguem Fah 2001).
Autrefois, le refus du "monde moderne" des partisans de l’école coranique a abouti à
leur exclusion de la scène politique (Otayek 2000). On pressent la crainte que
représente l’implantation d’une école en un lieu où l’islam est, à l'évidence, un véhicule
important du pouvoir.
"Même le choix du site était une discussion. Ce que j’ai appris c’est que
finalement, c’est cette endroit là qui a été choisi pour implanter l’école. Et
là, le village ne s’y intéressait pas. Pour eux c’était comme une force qu’on
venait leur imposer, ils voyaient les maçons travailler ici. Ils ne pouvaient
rien dire, ils ne pouvaient pas contrer l’action, ils passaient. C’est ce qu’on
m'a rapporté. Donc quand on m’a dit que je devais ouvrir l’école et que j’ai
appris tous ces dires, ça m’a quand même donné une idée de résistance"
(Le directeur de l'école, Todiam, février 2004).
Tous les ingrédients de l'échec étaient donc là et pourtant l'école est bien une réussite.
Deux ans après, elle s'est dotée d'un deuxième instituteur, d'une cantine et en dépit
d’un taux d'absentéisme qui n’a rien de spécifique à Todiam, les enfants sont là. Cette
réussite, le directeur de l'école l'analyse ainsi :
309
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
L'histoire de l'école à Todiam est avant tout celle d'un jeune instituteur, qui en
poste à quelques kilomètres de Todiam, reçut la lourde tâche de la direction de
l'établissement en train de se construire. Grâce à sa bienveillance et à son respect des
pratiques locales, le jeune directeur a su se faire accepter en apprenant le fulfulde, en
rendant des visites régulières au chef de Todiam, en participant à la grande prière du
vendredi et en se gardant de prendre part au conflit de succession qui a secoué le
village de 1999 à 2003… Ainsi, c'est d'abord avec lui et sur ses épaules que le projet a
vu le jour. Ensuite, ce modeste personnage a reçu l'approbation du chef de Todiam
sans laquelle rien n'aurait pu être possible. Ce fait permet de prendre la mesure de
l'autorité que le chef exerce sur les siens. Plus que formel, son accord était même
décisif. Dès le recrutement des élèves, le chef a montré l'exemple en inscrivant ses
enfants :
"Le recrutement s’est passé sans problème. Une fois que le chef a donné
son mot d’ordre, a inscrit son enfant et les enfants de ses frères, beaucoup
ont inscrit leurs enfants et le recrutement s’est fait comme s’il n’y avait pas
eu de résistance" (Directeur de l'école, Todiam, février 2004).
Il y avait une année, ils ont amené des gens pour faire l'inscription des
enfants. C'était sous le hangar du chef. On a dit que chaque père n'a qu'à
amener son enfant. Comme c'était devenu obligatoire et en plus les gens
ont compris l'intérêt de l'école. Si tu ne comprends pas quelque chose, tu
ne peux pas savoir si tu en veux ou si tu n'en veux pas (P. et H. Tall,
Tooroobe, Todiam, juin 2003).
Le recrutement a été effectué au mois de mai afin de préparer les parents et les
futurs élèves à ce que la vie scolaire représente de force de travail en moins dans des
foyers où les enfants sont généralement chargés de garder les animaux. Les habitants
du village devaient aussi avoir le temps d’assimiler cette nouveauté dans un univers où
on a traditionnellement refusé l'école. Lors du recrutement, les parents des futurs
élèves étaient soucieux de savoir quels étaient les candidats et les inscriptions ont
310
Chapitre 9. Le cumul des pouvoirs traditionnels et religieux.
"Pour avoir la cantine, il a fallut que je fasse une lettre adressée au ministre.
C’était effectivement le chef et moi-même, je me suis même déplacé pour
aller déposer la lettre jusqu’au ministère et nous avons pu avoir la cantine.
Ça a beaucoup aidé, nous sommes intégrés dans le système CATUEL,
sinon présentement, on n'intégrait plus des écoles dans le système, c’était
une mesure particulière, c’est pourquoi je le félicite vraiment ".
311
Troisième partie. La chefferie Tooroobe de Todiam. Quand l'islam est au cœur du pouvoir.
plus haut révèle toute l'inquiétude de voir disparaître l'école coranique. L'école n'est pas
la seule initiative allant dans le sens de l'ouverture vers la modernité. Le premier forage
hydraulique a été construit en 2003 et la même année, le chef est sollicité par deux fois
pour la création d'un centre d'alphabétisation en fulfulde.
312
Conclusion : de la légitimité du chef à l'autorité de cheikh
Nous avons vu dans cette partie que les sources de l'autorité du chef de
Todiam, sont à la fois religieuses et politiques (traditionnelles). Si un groupe tooroobe se
forme dans la zone du marigot de Todiam à la fin du XVIIIè siècle, ils ont fait
allégeance aux pouvoirs moose jusqu'à la conquête coloniale. Après cela leur sort change.
Le colonisateur, soucieux de faire rentrer l'impôt, met le chef de Todiam à la tête des
Peuls de l'Est de Ouahigouya. Ceci est pour lui l'occasion inespérée de voir son autorité
officiellement reconnue. Si la chefferie de Bosomnore a commencé à exister
politiquement avant la conquête coloniale, celle de Todiam ne voit le jour qu'à cette
époque. Trois chefs se succèdent et les multiples tâches qu'impliquent leur statut
contribuent à consolider leur autorité. Puis l'époque du "hamallisme" propulse la
chefferie dans un tournant qui transforme son destin, son identité religieuse se renforce
à son tour et notamment sous l'impulsion du personnage charismatique d'Alfa Boukari.
Avec lui, la chefferie de Todiam devient islamique. Si en s'affiliant à la tidjâniyya "onze
grains", Alfa Boukari s'insère dans un rapport de dépendance à l'autorité de Cheikh
Hamallah, l'attitude des deux autres chefs est moins documentée. Nous savons
néanmoins que le règne de Jibril (1936-1965) est celui des constructions prestigieuses :
la mosquée et le "palais" sont bâtis sur les plans d'un architecte que Jibril a rencontré à
La Mecque. Avec son successeur, Todiam se fait la solide réputation d'un village
refusant le modernisme, et plus largement la culture occidentale.
conversion des Moose à l'islam créée une clientèle de justiciables que l'Etat déliquescent
assure mal ou à coût élevé. Une clientèle religieuse émerge et l'autorité du chef de
Todiam prend une nouvelle envergure. Il faut noter la diversité des cas traités à
Todiam et le rôle central du chef dans tout le processus juridique même s'il n'y est pas
le seul acteur. L'activité juridique constitue une réalité sociale fondamentale pour
comprendre les sources religieuses de l'autorité du cheikh et de l'institution dont il a la
tête. La pratique du droit est redéfinie sans cesse dans le changement social. La notion
d'arrangement, sulufu, perçue comme un fait religieux, justifie cette nécessité de
s'adapter aux mutations de la société. C'est en référence à ce principe que sont traités
les cas d'accusations de sorcellerie, fréquents chez les Moose, mais aussi les problèmes
conjugaux, et notamment de divorce. C'est en vertu des sulufu que des problèmes sont
réglés grâce à l'avis d'un conseil des anciens qui représentent la "coutume". Les sulufu
ne sont donc pas nécessairement à l'origine de solutions très progressistes. Ce qui est
sûre, sulufu permet de s'adapter aux coutumes et au changement, de collaborer avec
des représentants institutionnels (commissariat, Haut-commissariat, procureur).
315
Conclusion générale : pour une
comparaison des chef feries peules.
Ayant posé le postulat selon lequel les cinq chefferies peules du Yatenga
n'exercent pas la même influence, nous avons focalisé notre intérêt sur celles où les
chefs semblent actifs, celles où ils participent à la gestion de biens ou de services
collectifs, en somme, celles qui contribuent à la gouvernance locale. Nous allons donc
tenter de cerner les points communs entre les cinq chefferies et leurs différences,
permettant de comprendre les spécificités de Thiou et de Todiam. Dans les "pages
d'ouvertures" (traduites récemment en français) de sa "Sociologie de la domination",
Max Weber (2005) expose les principes du concept de domination qui selon lui
n'acquiert une extension à peu près utilisable que si l'on prend en compte le "pouvoir
de commandement". L'existence "effective" d'un pouvoir implique qu'une autorité qui
revendique le droit de donner des ordres, y parvient dans les faits1. Pour exercer un tel
pouvoir, les chefs s'appuient sur des légitimités multiples et satisfont à des critères
précis.
317
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
Si les autorités coloniales s'en étaient tenues à suivre les logiques de pouvoirs
précoloniales, les Peuls auraient dû être sous le commandement des nesomba. Il en était
318
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
ainsi avant la pénétration coloniale. Comme nous le montre Michel Izard, les nesomba
avaient la charge d'établir le lien entre le pouvoir central et les Peuls (Izard 1985b).
Avec l'arrivée des Français, une rupture s'opère à ce niveau : les Peuls gagnent leur
"autonomie" et par conséquent, ne sont pas soumis à l'autorité d'un de ces quatre
dignitaires. Les premières années de la colonisation et la conquête sont décisives pour
les chefs peuls. Si les militaires français tournent à leur avantage les conflits dynastiques
qui sévissent depuis plusieurs années, le chef de Thiou, Mamadou Al Atchi a su en
faire autant. Les Français comme le nouveau Yatenga Naaba, chacun d'entre eux a, à
cette époque, une dette envers le chef peul, Mamadou. Ce n'est pas par hasard si
quelques mois après l'installation des Français, "une sorte de traité séparé" avec
Mamadou est signé. Contrairement à ce que suppose Michel Izard (1985a), ce traité a
certainement eu quelques effets sur l'organisation administrative du Yatenga colonial et
précisément sur celle des Peuls. En effet, il est fort probable que ce traité ait permis à
Mamadou d'obtenir le commandement des Peuls du Yatenga. Or, cette décision de la
part des autorités coloniales provoque un effet en cascade sur les autres chefs peuls qui
s'estiment dignes d'être eux aussi administrés par leurs chefs. Les Tooroobe de Todiam
obtiennent le commandement des Peuls situés à l'est de Ouahigouya. Progressivement
les Foynabe de Banh, les Tooroobe de Bosomnore et les Barry de Diouma réclament leur
indépendance au nom du fait qu'ils souhaitent un chef légitime. L'obtention de
"l'autonomie" auprès des autorités coloniales s'opèrent sur fond ethnique mais n'en
révèlent pas moins les rivalités au sein des groupes peuls. Les Dialllube de Lankoy
réclament leur séparation des Diallube de Thiou, non pas sur la base de revendication
ethnique, puisqu'ils appartiennent au même groupe, mais parce que les tensions entre
les chefs de fraction sont trop fortes pour que l'un soit sous le contrôle de l'autre.
Lorsque deux leaders n'ont pas la même appartenance, la légitimité ethnique est de mise
: on se souvient de Moussa Douré, chef de Todiam, qui "aurait préféré mourir que
d'être sous l'autorité de ceux de Thiou".
319
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
effective. Les Peuls sont représentés par des chefs qui s'acquittent de leurs devoirs
envers le colonisateur. Ils sont soutenus par l'administration pour employer tous les
moyens de coercition nécessaires à l'accomplissement de leur tâche, "c'est le temps de
la force", et les cinq chefferies peules du Yatenga n'ont pas été exemptes de chefs
autoritaires. Pour pouvoir "accomplir la tâche de la chefferie" mieux valait être jeune et
vaillant. La manière dont Manga de Todiam, illustre guerrier ayant servi dans les
colonnes militaires lors de la conquête, usurpe le pouvoir à un vieillard en le présentant
comme un chef incapable de remplir sa tâche en est l'illustration frappante. Ce chef,
particulièrement craint de ses administrés, a gardé le turban 16 ans. Les cas de chefs
peuls laissant le souvenir de responsables despotiques abondent : Amadu à Thiou,
Umaru Afoad à Bosomnore, Moussa Douré à Todiam…Le pouvoir coercitif est à
l'époque coloniale, un critère de légitimité important garantissant à un chef d'être
soutenu par l'administration. Le début de l'ère coloniale a en ce sens marqué une
période charnière pour comprendre la légitimité actuelle des chefs peuls. Celle-ci ne
s'exerce néanmoins plus sur un mode coercitif.
Dans les cinq chefferies peules, le pouvoir se transmet selon des critères précis
qui sont des conditions nécessaires pour que le chef, en tant que tel, soit reconnu par
son groupe dont il se fait un véritable représentant. A partir de l'époque coloniale, le
pouvoir se transmet au sein d’une même famille, le premier fils et le frère du défunt
chef étant les candidats les plus légitimes. Même à l'époque où la chefferie s'est vue
imposer un système d'élection "démocratique", les candidats qui se présentaient étaient
ceux qui satisfaisaient aux critères d'éligibilité évoqués plus haut.
Au-delà de ces critères d'éligibilité affichés, les chefferies sont aussi soumises à
des contraintes qui forment ce que l'ont pourrait appeler des "critères cachés" relevant
de leurs capacités clientélistes. Comme nous l'avons montré les chefs s'accommodent
plus ou moins dans la contrainte de leur devoir loyaliste envers le parti au pouvoir et
ce, particulièrement lors des élections. En outre, leur intronisation n'est validée par
l'Etat, par le biais des préfets, que si leur appartenance au parti au pouvoir est avérée.
On a vu à Banh la chefferie vacante pendant plusieurs années parce qu'aucun chef
n'appartenait au parti dominant. Les chefs acceptent plus ou moins de reconnaître
ouvertement ce devoir à l'égard du parti au pouvoir. Et ils sont en effet plus ou moins
320
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
embrigadés sous une bannière politique. A Todiam, le chef dit ne pas battre campagne
parce que politique et religion sont censés être incompatibles. Il affirme ne suivre "que
le Yatenga Naaba" parce qu'il serait ingrat de renier l'autorité de celui qui dans un passé
lointain, leur a permis de s'installer sur ses terres. Pour des raisons présentées comme
historiques, la fonction de médiateur politique des Peuls du Yatenga est subordonnée
en grande partie aux engagements politiques du Yatenga Naaba. C'est du moins ce que
les discours avancent puisque les chefs peuls disent calquer leur appartenance politique
sur celle du Yatenga Naaba, de même que celui-ci avalise leur intronisation. Ces aspects
politiques contemporains ne demandent qu'à être vérifiés dans les faits. Une étude
basée sur des observations à l'occasion d'élections serait à ce titre tout à fait
intéressante. De même, une recherche sur le pouvoir de médiation politique du
Yatenga Naaba depuis les indépendances doit pouvoir permettre de comprendre si
cette figure charismatique du pouvoir traditionnel s'est toujours pliée à son devoir
clientéliste et la position que les chefs peuls ont eue de façon systématique resterait
alors à étudier.
321
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
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Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
contraire, leur autonomie par rapport à Nioro. Boukari Savadogo (1998) l'a bien
montré s'agissant des cheikh de Ramatoulaye et de Djibo qui ont fait de leur centre
religieux une zawiya-mère, se détachant ainsi du centre de Nioro. Il est vrai, comme
l'affirme Georges Balandier (1992), qu'il y a là "la mise en scène d'un héritage", et il est
remarquable de constater qu'à Thiou, l'intronisation en grande pompe du chef, la
présence de personnalités politiques et économiques et un discours fondé sur la
"collaboration avec les autorités administratives pour un développement durable",
dévoile dès le début son intérêt pour le développement.
A Thiou l'idée de service public fourni par la chefferie existe mais elle est plus
diffuse qu'à Todiam. Elle se manifeste à travers les actions présentées comme étant
d'intérêt public dont on constate néanmoins qu'elles ne servent pas totalement l'intérêt
323
Conclusion : pour une comparaison des chefferies peules.
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Références législatives
- Avant projet de Décret n° 2003/PRES/PM/MECV portant conditions d'ouverture
de forêts classées à la pâture des animaux domestiques en cas de situation de crise
alimentaire du bétail.
- Avant projet de Décret n° 2003/PRES/PM/MRA portant création, attributions et
fonctionnement du Comité National sur la Transhumance.
- Avant projet de Décret n°2002/PRES/PM/MRA/MAHRH/ MATD/SECU
/MITH/ MCE portant adoption du Cahier des Charges Général pour l'exploitation
des zones pastorales aménagées.
- Avant projet de Décret n°2003/PRES/PM/MRA/MAHRH/ MATD portant
conditions d'exploitation des ressources naturelles en eau à des fins pastorales.
- Avant projet de Décret n°2003/PRES/PM/MRA/MAHRH/MATD/SECU/MFB/
MED/MCE/MITH/MECV portant conditions d'exercice des droits d'usage
pastoraux.
- Avant projet de Décret n°2003 portant modalités de l'identification et de la
sécurisation des espaces pastoraux d'aménagement spécial et des espaces de terroir
réservés à la pâture du bétail.
346
GLOSSAIRE
Baleri (ful.) : Signifie noir et désigne les populations du sud, les sédentaires, en
opposition avec les Sahal, allusion au sable, à la peau claire et donc au nomadisme, c'est
le nord.
Bagare (mor., plur. Baga) : l'enclos et par extension les villages où se situe troupeau
royal du Yatenga Naaba.
Bugo (mor. plur. buguba ) : prêtre de terre, devin. Le bugo est présenté comme un
personnage capable de se métamorphoser en animal, de voir les êtres du monde
invisible, d'intervenir sur les éléments
Buudu (mor.) : désigne aussi bien le lignage minimal que le famille élargie ou le groupe
socioculturel.
Dendiraagu (ful.) :
Diina (ful.) : tiré de l'arabe, signifie religion et par extension l'islam, mais c'est aussi le
système politique instauré au Maasina par Séku Amadu en 1818 et qui se prolongea
pendant 44 ans avec ses successeurs (Seku Amadu et Amadu Amadu).
Dimaïdjo (ful., plur. Rimaïbe) : esclave, captif mais désigne aujourd'hui leurs
descendants.
Dunya (mor., ar.) : l'univers pour les Moose. Dans d'autres contexte dunya représente
la vie terrestre en opposition à l'au-delà.
Foy (ful.) : nom donné par les Foynabe au territoire sur lequel leur chef fait autorité
(région de Banh).
Haabe (ful., sing. Kaado) : désigne les non-peuls noirs, c'est-à-dire les autres Africains
à l'exception des Touaregs, des Maures et des Arabes.
Jatigi (ful.) : famille de paysan recevant les pasteurs sur son lopin de terre pour
permettre des "contrats de fumure" de saison sèche.
349
Glossaire
Jooro (ful, plur. joorobe) : contraction de jom wuro. Le doyen, les chefs de quartier ou
de village sous l'autorité du laamido. Dans le Yatenga, on entend par joorobe, les chefs
de quartiers car les Peuls sont principalement établis dans des quartiers de villages
moose.
Kemfo (mor., plur. Kema) : instrument de musique en fer forgé façonné en tuyau
attaché à des anneaux en fer que l'on accroche au doigt et que l'on agite en dansant. La
musique du kema accompagne souvent d'autres instruments.
Laobe (ful., sing., labo): groupes d'artisans dont les esclaves sont boisseliers et les
maîtres sont griots.
Maccudo (ful., plur., maccube) : Catégorie des esclaves des peuls. Le terme trop
dégradant a été remplacé par celui de rimaïbe
Naaba Wende (mor.) : divinité céleste masculine dans la religion moaga. Naaba
Wende est le Dieu transcendantal.
350
Glossaire
Nakombga (mor., plur. nakombse) : "ceux qui ont perdu le pouvoir", désigne les
Moose au sens strict, c'est-à-dire ceux qui se reconnaissent de l'ancêtre unique, Naaba
Wedraogo.
Nesomde (mor., plur. Nesomba) : tiré de neda, personne et somde ou soma, bon. Les
nesomba sont les "hommes de bien", "dignes de confiance", les serviteurs royaux.
Nyeenyo (ful., plur. nyeybe) : désigne l'ensemble des artisans qu'il s'agisse des griots-
boisseliers, des forgerons, des tanneurs…
Rasam Naaba (mor.) : le "chef des jeunes", c'est le titre donné au chef des captifs
royaux.
Pulaaku (ful.) : désigne à la fois le "code peul" dans certaine régions et la population
peule dans d'autres.
Semteende : honte
Silatigi (ou siltigi, saltigi, ful.) : tiré du Dioula, "maître de la route", "chef de
migration", le silatigi désigne un leader religieux faisant référence à des croyances
peules préislamiques. Le silatigi est un devin, un détenteur de connaissances liées aux
cris des animaux et aux plantes. Il est capable de bénir ou de maudire.
351
Glossaire
Tariqa (ar., plur. Turuq) : l'ordre, la voie et par extension la confrérie soufie.
Tengbiise (mor., sing. tengbiiga) : "fils de la terre", désigne les détenteur du pouvoir
sur les terres.
Tengsoaba (mor.) : "détenteur des terre", et par extension celui qui a reçu la maîtrise
des terres.
Tubal (ful.) : tiré de l'arabe tubalo, désigne le tambour de guerre ainsi que le système
politique des Diallube.
Togo Naaba (mor.) : titre donné au ministre du roi chargé, entre autres choses, de
recevoir les étrangers
352
Glossaire
Wird (ar.) : Ensemble d'oraisons que l'on "reçoit" au moment de l'initiation à un ordre,
de même que l'initiateur de l'ordre les a lui-même reçut de son propre initiateur et ainsi
de suite jusqu'au Maître fondateur
Wuro (ful. plur. gure) : désigne un espace habité sans distinction de taille, c'est la cellule
familiale restreinte autant que le quartier ou le village. Par extension, cela peut désigner
une lignée, une fraction.
Zawiya : Lieu de résidence du maître d'une confrérie autour de qui gravite un premier
cercle constitué par la famille, les alliés et les disciples très proches avec, suivant les cas,
du personnel de service. Les bâtiments de la zawiya font office tout à la fois de
mosquée, de salles de cours et d'habitation, y compris pour les hôtes de passage. La
zawiza-mère est le lieu fondateur d'une confrérie, ses zawiya-périphériques étant les
centres dans lesquels le mouvement se propage et dirigés par des disciples du
fondateur.
353
Annexes
354
Annexes
355
Annexes
356
Annexes
Responsable des
Ouédraogo Ouahigouya Moaga groupements 1 H
Naam
Responsable
Dakio Ouahigouya 1 H
agricole provincial
357
Annexes
"Quand Alfa est parti, on a voulu l’arrêter. Il a été arrêté et il a menti. C’est
Saïdou Nourou Tall qui a été responsable de l’arrestation de Cheik Hamallah. Il a été à
Bamako et député, c’était le petit-fils de Cheik Oumarou Tall qui était douze grains
alors que Cheik Hamallah était onze grains. Cheik Omar a été le premier à avoir amené
les douze grains au Mali. Même au Sénégal et en Mauritanie c’est douze grains. Après le
Cheik Hamallah est venu avec les onze grains et le petit-fils de Cheik Oumar a dit que
les onze grains ne peuvent pas se faire ici. Il a dit aux blancs d’arrêter le Cheik
Hamallah, que sa religion gâtait les affaires du gouvernement. C’est comme cela que les
blancs sont partis l’arrêter, quand il était à Dakar. Il avait quitté Todiam pour Bamako
et de Bamako, on lui a dit de partir à Dakar puis Dar (?) et Gérézer (?). Quand il était à
Dakar, Saïdou Nourou Tall avait prévenu les blancs que Alfa était un disciple de Cheik
Hamallah. Il a fait un papier pour le général qui était à Dakar comme quoi Alfa allait
arriver à Dakar car il avait l’intention de voir Cheik Hamallah et qu’il fallait l’arrêter,
sinon Cheik Hamallah allait répandre sa religion. Le général a demandé à Saïdou
Nourou Tall quel était le tuteur d’Alfa. Il lui a donné son nom. Quand Alfa est arrivé à
Dakar, le général a fait appel à son tuteur en lui demandant s’il n’avait pas hébergé un
étranger chez lui ces derniers jours. Il a répondu que oui.[…] Le tuteur est parti
informer Alfa [que le général lui avait donné un rendez-vous à quatorze heures] et
quand quatorze heures était proche, Alfa a dit à son tuteur de se préparer pour partir.
Le tuteur a répondu : "non, moi je ne pars pas, c’est toi seul qui va partir". Alfa est
parti. […]Le tuteur savait que Saïdou Nourou faisait arrêter tous ceux qui avaient
tendance à être des disciples de Cheik Hamallah. On les emmenait à Kidal. Quand Alfa
est arrivé on lui a demandé :
- Tu viens d’où ?
- Je viens de Ouahigouya
- Tu pars où ?
- Je viens ici ?
358
Annexes
- Non, je fais mes études et je suis parti à la recherche de certains livres saints,
mais je ne les aie pas encore eus.
- Il y en a quatre
Alfa a cité les quatre livres. En ce moment il n’y avait pas ces livres à
Ouahigouya. Le commandant a écrit les noms des livres et lui a dit de rentrer.
- Il est rentré et le lendemain le commandant est parti faire appel aux grands
musulmans de Dakar.
- Oui
- En Afrique, si ce n’est pas à Dakar, on ne peut pas avoir ces livres saints
- Je n’ai pas encore trouvé car je suis arrivé pendant la nuit et le matin mon
tuteur m’a dit que vous me demandiez, donc je n’ai pas encore trouvé.
Alfa est parti au marché, a acheté les quatre livres et est venu les déposer sur la
table du commandant. Le commandant lui a dit de rentrer et de revenir demain. Le
commandant a encore fait appel aux même musulmans une fois qu’Alfa était parti. Il
leur a dit de regarder les livres et de donner les noms. Les musulmans ont cité les noms
359
Annexes
des livres qui correspondaient avec les noms donnés par Alfa. Ensuite il lui a remis les
livres en lui disant "maintenant que tu as tes livres, rentres chez toi". Alfa et son
compagnon ont abandonné les routes et son allés jusqu’à Almagerger (?) par la
brousse".
360
Annexes
361
Tables
Cartes
Carte 1 . Localisation de l'étude............................................................................13
Carte 2 . Les chefferies peules du Yatenga ............................................................15
Carte 3 : "Une cartographie des Peuls", source : Boutrais (1994) ........................19
Carte 4 . Des études peules au Burkina.................................................................36
Carte 5 . Royaumes moose en 1895, source : Izard (1985a). .................................43
Carte 6 . Le Yatenga avant l'arrivée des Moose (XVè siècle). ................................45
Carte 7 . Les ethnies dans le Yatenga, source : Marchal (1980) ............................60
Carte 8 . Le Yatenga et les jihad du XIXè siècle. ....................................................83
Carte 9 . "Expédition du Dyilgodyi", source : Bâ, A. M., et J., Daget (1984). ........85
Carte 10 . Les visées de Ba Lobbo sur le Yatenga. .............................................. 157
Carte 11 . "Etapes migratoires depuis la fin du XIXè siècle des familles torobé fondatrices
de villages", source : Benoît (1982). ........................................................................ 237
Photos
photo 1 : Marché de bétail, Thiou __________________________________________ 31
Photos 2 : Activités de la terre et d'élevage ____________________________________ 65
Photos 3 : Mosquées d'argile et de ciment _____________________________________ 71
Photo 4 : Chef de Thiou, 2002. __________________________________________ 136
Photo 5 : Ousseni Diallo, chef de Thiou (1975-1998), dessin de Laurence Jalin. ___________ 200
Photo 6 : Le bas-fond de Thiou ___________________________________________ 217
Photo 7 : Le périmètre irrigué____________________________________________ 220
Photo 8 . Chef de Todiam, 2001. __________________________________________ 226
Photo 9 : Panneau à You. ______________________________________________ 254
Photo 10 : La mosquée de Todiam ________________________________________ 291
362
Tables
363
Tables
364
Tables
365
Tables
366
Tables
367