Quand Les Djinns Sèment Le Doute Dans L'ordre Des Apparences: Un Contrepoint Animiste Dans L'ontologie Analogique Marocaine

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Les 

Rencontres du CJB, n°2, 2012 
 

Quand les djinns sèment le doute dans l’ordre des apparences :


un contrepoint animiste dans l’ontologie analogique marocaine
Romain Simenel
Chargé de recherche à l’IRD
LMI MEDITER, Rabat
[email protected]

Le rapport aux animaux est correspondances analogiques spatio-


relativement peu évoqué dans la littérature temporelles. Ce réseau de correspondances
ethnographique sur le Maghreb, en tout cas transparaît notamment dans la nomenclature
comparée à celle sur l’Amazonie. De manière sous forme d’homologies d’apparences entre
générale, les propos sur ce sujet au Maghreb les animaux domestiques et sylvestres.
ont du mal à dépasser le postulat posé par la Cependant, il arrive bien souvent que les
religion musulmane d’une différence radicale humains rencontrent des animaux qui ne sont
existant entre l’essence des humains et celle pas à leur place habituelle. Ces rencontres
des animaux. La difficulté de passer outre ce inopportunes qui plonge l’être humain dans le
postulat repose en grande partie dans le fait doute, brouillent les correspondances entre
qu’une interprétation communément admise catégorie et bousculent ainsi l’ordre des
par la littérature anthropologique sur le apparences. La physicalité de l’animal
Maghreb fasse du monde des djinns un rencontré au mauvais moment et au mauvais
monde sauvage ou naturel, associé à la forêt et endroit est au final comprise comme une
aux animaux sylvestres (Westermarck 1926, simple enveloppe derrière laquelle se cache un
Dermenghen 1954, Gellner 2003). Cependant, djinn, c’est-à-dire une intériorité
à partir d’une série de données sur le rapport anthropomorphe.
aux autres existants (animaux et génies) Selon la classification des modes
recueillies chez les Aït Ba’amran, ontologiques établies par Philippe Descola
confédération tribale berbérophone du Sud dans Par-delà Nature et Culture, il existe donc
marocain, nous verrons que la référence aux non pas un mais deux modes ontologiques en
djinns, aux génies dans la tradition vigueur dans le Sud marocain, l’un analogique
musulmane, nuance et complique nettement constituant la norme, et l’autre animiste
ce point de vue. (même si des différences notoires sont
L’ontologie analogique des groupes relevables avec l’animisme amazonien), et qui
berbérophones du Sud marocain repose sur constitue le contre point du premier. À partir
un quadrillage précis de l’espace selon lequel d’un exemple ethnographique précis, cet
prend sens la catégorisation des êtres et des article pose donc la question des
choses. Pour que l’apparence des animaux soit combinaisons d’ontologies et de la
un critère valide à leur identification par les coexistence de plusieurs modes de
humains, il faut qu’ils soient assignés à des perceptions des animaux au sein d’une même
catégories spatiales prédéfinies du territoire société.
cultivé (champ, forêt, jardin, zone horticole).
A chaque unité spatiale et écologique du 1- Un Monde animal entièrement
territoire correspond son cortège d’espèces domestique et analogique
animales et végétales mis en scène par la
terminologie végétale et les contes. Dans ce L’homologie entre animaux
cadre qui constitue la normalité des rapports
domestiques et animaux sylvestres
hommes-animaux, la physicalité et l’intériorité
des animaux et des humains, appréhendées
Pour les Aït Ba’amran, sédentaires
comme radicalement distinctes,
montagnards qui pratiquent un système
s’enchevêtrent dans un réseau de
d’élevage extensif, de cueillette, de

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céréaliculture et d’horticulture, le monde domestique. Mais l’homologie ne s’arrête pas


animal se subdivise en deux grandes à l’apparence. Elle implique aussi une
catégories : lhaiwan n tagant, les animaux de la équivalence de leur caractère licite ou illicite :
forêt (le sanglier, le chacal, le renard, les à un animal domestique interdit à la
serpents, la gazelle, le mouflon), et lbaïm, consommation par la coutume religieuse
terme qui englobe tous les animaux de ferme correspond toujours un animal de la forêt
(caprins, ovins, bovins, équidés). Le terme illicite, et vice-versa. Ainsi la perdrix, à l’image
tagant, que l’on traduit usuellement par de son homologue domestique la poule, peut
« forêt », ne désigne pas de grandes futaies, être mangée ; le chacal, quant à lui, est interdit
mais indique tout type d’espace non labouré à la consommation, tout comme le chien, son
et non clôturé, le plus souvent constitué équivalent dans la sphère domestique.
d’euphorbes et de buissons et, parfois, L’analogie d’apparence entre un animal
d’arganeraies 1 (groupement d’arganiers, domestique et un animal sylvestre témoigne
argania spinosa). Dans ces montagnes semi d’une continuité substantielle de leur caractère
arides, tout est fait pour que les animaux de la consommable. Ainsi, les surnoms
forêt n’empiètent pas sur les champs où l’on caractérisant des animaux de la forêt en tant
cultive l’orge et le blé et les zones horticoles qu’homologues d’animaux domestiques
où l’on cultive le figuier de barbarie, ce qui en rangent la faune en catégories illicite et licite
absolu se révèle mission impossible. La limite dont les contours ne correspondent en rien
entre forêt et espace cultivé est soigneusement aux limites entre sylvestre et domestique. Ce
clôturée par des branchages d’épineux ou par principe analogique de la distinction
des bandes de figuiers de barbarie à épines. licite/illicite dans le classement des animaux
Les hommes bouchent ou détruisent sylvestres et domestiques semble présent dans
systématiquement tous terriers, bauges ou tout le Maroc. L’ordre taxinomique
grottes se trouvant au sein des champs et des correspond à un ordre spatial dans lequel la
zones horticoles. Enfin parfois, les hommes dialectique analogique instaure une continuité
provoquent des détonations à l’aide de d’apparence, mais aussi de substance, entre les
carbone afin d’effrayer les sangliers et autres animaux domestique et les animaux de la
chacals et de les faire remonter dans la forêt. forêt.
Si l’espace cultivé et l’espace forestier sont
nettement délimités et distingués, les animaux Le monde domestique des djinns
domestiques et les animaux de la forêt n’en
font pas moins l’objet de nombreuses Créatures de Dieu à l’égal des
homologies. humains, les djinns sont composés
Un bon nombre d’animaux sylvestres d’individualités dotées d’intelligence, d’un
portent des surnoms qui les caractérisent en langage articulé, de coutumes et de rapports
tant qu’homologues d’animaux domestiques. sociaux comparables à ceux des humains
Dans le discours, la perdrix prend souvent le (mariage, conflit, assemblée, etc.) 2 . En cela, les
nom de « poule de la forêt » (affulus n tagant) et djinns sont dotés d’une intériorité en tous
cela parce qu’elle est l’animal de la forêt points anthropomorphe 3 . Les djinns sont des
ressemblant le plus à la poule ; pour les
mêmes raisons, le chacal est « le chien de la                                                  
forêt » (haidi n tagant), le sanglier est « l’âne de
2 Raymond Jamous explique ainsi que « les djinns
forment des sociétés organisées à l’image des sociétés
la forêt », la gazelle est le « cheval de la forêt », humaines, avec un sultan ou chef, des juges, etc. »
le mouflon est le « mouton de la forêt », etc. (1981, p. 207). Voir à ce sujet aussi Sacré et Sacrifice dans
Tous les animaux domestiques ont ainsi leur le Haut Atlas Marocain de Hassan Rachik, et Pasteurs de
équivalent sylvestre. Le monde animal l’Atlas de Mohamed Mahdi.
3 Comme l’explique Philippe Descola, « par intériorité,
sylvestre est donc métaphoriquement
il faut certes entendre la gamme des propriétés
                                                  ordinairement associées à l’esprit, à l’âme ou à la
1 « On entend par l’appellation arganeraies, les écosystèmes conscience – intentionnalité, subjectivité, réflexivité,
formés par l’arganier en tant qu’espèce dominante » (Alifriqui, affects, aptitude à signifier ou à rêver – , mais aussi les
2004, p. 10). principes immatériels supposés causer l’animation, tels

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génies dont l’aspect original est invisible pour domestication qui qualifie et distingue les
les humains. Ils seraient issus du feu, ce qui espaces et les espèces, puisque le monde est
instaure une totale discontinuité physique tout entier domestiqué, mais bien les auteurs
avec les humains créés d’argile. Continuité au de celle-ci : hommes d’un côté, esprits de
niveau des intériorités, discontinuités des l’autre (Fabre, 2005, p. 434). En l’occurrence,
physicalités, cela semblerait concorder au ce qui distingue intrinsèquement les animaux
modèle animiste, encore qu’un tel constat domestiques des animaux de la forêt, c’est
isolerait les djinns de l’univers analogique avant tout la nature de ceux qui les
dont ils sont les représentants, la forêt. Car domestiquent, à savoir les humains ou les
aux yeux des Aït Ba’amran, les djinns sont djinns.
destinés à être les acteurs d’une domestication Il n’en reste pas moins qu’une certaine
des êtres de la forêt analogue à celle des altérité émane du rapport entre ces deux
animaux de ferme dont les hommes sont les mondes domestiques voisins, s’exprimant
acteurs, et en tant que tel ils servent de parfait sous la forme d’une appréhension réciproque.
doublon des hommes pour asseoir la En effet, si les humains n’entretiennent pas de
correspondance entre forêt et espace cultivé. relation de proximité avec les animaux de la
Les animaux de la forêt sont véritablement forêt, les djinns sont, quant à eux, réputés
domestiqués, non pas par les humains mais pour craindre certains animaux domestiques
par les djinns. des humains comme les chiens ou les vaches ;
Habitants de la forêt, les djinns sont ils les évitent. Le point de vue des djinns sur
ainsi les maîtres des animaux non les animaux domestiques des hommes est en
domestiqués par les hommes ; on les appelle cela équivalent à celui des hommes sur les
ahmul el hayan, « ceux qui ont la charge des animaux domestiques des djinns : ces animaux
animaux de la forêt ». Ces mêmes animaux ne leur sont pas domestiques puisqu’ils sont
avec lesquels les hommes n’entretiennent pas domestiqués par les « autres ».
de rapports domestiques sont connus pour Dans le Sud marocain, « le carrousel
servir d’animaux domestiques aux djinns : les des points de vue » n’implique pas la mise en
chacals sont leurs chiens, les perdrix sont jeu anthropocentrique des intériorités. Le
leurs poules, les antilopes sont leurs chevaux djinn ne se perçoit pas comme humain et
etc. Les analogies d’apparence établies entre n’appréhende pas l’humain comme un djinn.
les animaux domestiques et les animaux Hommes et djinn se perçoivent en revanche
sylvestres prennent ici tout leur sens et mutuellement comme équivalents en tant que
coïncident avec une analogie entre leurs créatures de Dieu douées d’intelligence et de
qualités intrinsèques. De manière générale, la parole. L’inversion croisée des points de vue
forêt apparaît comme l’espace domestique des n’en reste pourtant pas moins manifeste : les
djinns par opposition à l’espace domestique djinns adoptent envers les animaux
des humains constitué de la maison, des domestiqués par les hommes un rapport
jardins, des champs et des zones horticoles. teinté de distance et d’effroi, comparable à
La forêt, espace occupé par les djinns, est celui que les hommes entretiennent vis-à-vis
perçue comme « domestiquement autre », des animaux de la forêt, domestiqués par les
relevant d’un ordre domestique du monde djinns.
articulé autour des mœurs et des coutumes
des djinns. L’environnement est considéré 2- Le contrepoint animiste ou le
comme entièrement domestique. Il n’y a pas chamboulement des apparences
de coupure réelle entre un espace domestiqué
et un autre qui ne le serait pas et, pour « Ils nous voient, mais nous ne les
reprendre les mots de Fabre, ce n’est pas la voyons pas », en tout cas pas sous leur forme
                                                                          originale. C’est la première mise en garde
le souffle ou l’énergie vitale, en même temps que des posée comme postulat du rapport aux djinns.
notions plus abstraites comme l’idée que je partage Leur physionomie originale est imperceptible
avec autrui une même essence, un même principe par les sens humains. Néanmoins, les djinns
d’action ou une même origine » (2006 : 628).

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se manifestent parfois aux hommes sous corporelles chez l’humain, allant du simple
diverses apparences reconnaissables par ces trouble de locution durant quelques minutes
derniers. Les djinns choisissent l’enveloppe ou quelques heures, à un mutisme prolongé
physique qu’ils décident de revêtir. Ils peuvent ou à des crises de spasmophilie et de vertige.
apparaître sous forme minérale, végétale et Pour expliquer ces symptômes de la
beaucoup plus fréquemment sous forme rencontre, on raconte que le djinn a donné le
animale et humaine. Lorsqu’ils se manifestent mauvais œil au sujet humain, qu’il l’a effrayé
sous la forme d’animaux, les djinns le font par ses paroles, ou qu’il l’a giflé. Le mauvais
exclusivement sous l’apparence d’animaux œil, l’interpellation verbale ou l’agression
haram, illicite à la consommation (âne, jument, physique témoignent d’une relation de
chat, hyène, lion, serpent). Aucune histoire ne personne à personne entre l’humain et
relate le cas d’un djinn qui aurait pris la forme l’animal incarné par le djinn. Dans cette
d’une vache, d’un lièvre ou d’une perdrix. Le relation de personne à personne, l’humain est
djinn se transmute et prend l’aspect qu’il en position d’infériorité, il en vient même à
désire, et rien dans l’apparence physique ne perdre ses facultés humaines, comme le
peut permettre, pour un humain, de langage. L’individu est pris d’effroi face au
différencier un chat, d’un djinn transformé en mode d’expression typiquement humain de
chat. l’animal incarné par le djinn. Il n’est pas
La plupart du temps, le rapport aux question ici de rapports bienveillants entre les
djinns est vécu individuellement, lors d’une humains et les djinns marqués par des régimes
rencontre malheureuse. Tout un chacun est de sociabilité. Au contraire, quand un homme
censé avoir eu plusieurs fois dans sa vie, tout rencontre un animal qui n’est pas à sa place
au moins lors des années d’enfance passées en habituelle, il est emprunt de doute et subit un
tant que berger, l’expérience d’une rapport de personne à personne qui le rend
confrontation avec un djinn. Telle qu’elle est corporellement et psychiquement vulnérable.
relatée au travers des récits biographiques, Dans le cas marocain présenté, le doute place
l’expérience des djinns prend souvent la l’individu dans une posture où les modalités
forme d’une rencontre fortuite avec des de l’interaction prime sur les référents
animaux haram (illicite) au mauvais endroit et ontologiques dans l’identification de l’animal.
au mauvais moment. Un serpent ou un La boîte à outils de l’analogisme ne suffit plus
scorpion trouvé aux abords ou dans la pour identifier l’être face auquel on se trouve,
maison, un chat, un renard ou un chacal il faut nécessairement s’engager dans
immobilisé au croisement des chemins ou au l’interaction pour savoir à qui l’on à faire.
milieu d’un champ, une mule errant dans un En regard de la première partie de cet
cimetière ou un jardin, une chouette ou une exposé, le rapport aux animaux chez les Aït
chauve-souris apparue en plein jour, le reflet Ba’amran relève purement de l’analogisme,
de deux yeux dans la nuit noire au sein d’une c’est-à-dire « cette manière de distribuer les
zone horticole, un homme rencontré au discontinuités et les correspondances lisibles
milieu du désert… autant d’apparitions sur la face du monde » (Ph. Descola, 2001,
intempestives qui sont interprétées comme la p. 99) 4 . En pays Aït Ba’amran comme dans
manifestation des djinns. La référence aux tout le Maroc, l’analogisme occupe le devant
djinns intervient toujours quand l’humain se de la scène, il est le garant de la cohérence du
trouve confronté à un être vivant qui n’est pas monde et du savoir. Toutefois, le rapport aux
à sa place, qui n’est pas dans le milieu originel                                                  
qui lui a été assigné symboliquement par les 4 Ph.Descola définit l’analogisme en ces termes : « un
hommes. Face à un animal qui n’est pas à sa mode d’identification qui fractionne l’ensemble des
place, on ne peut jamais savoir à qui l’on a existants en une multiplicité d’essences, de formes et de
vraiment affaire. Les djinns sèment le doute substances séparées par de faibles écarts, parfois
ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il
dans l’identification d’autrui. devient possible de recomposer le système des
Dans tous les cas, la confrontation contrastes initiaux en un dense réseau d’analogies
inopinée laisse des séquelles psychiques et reliant les propriétés intrinsèques des entités
distinguées » (2005, p. 280).

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djinns met à jour une configuration l’ordre des similitudes de l’environnement, les
particulière du rapport entre humains et djinns constituent une menace pour le
animaux qui s’appuie sur une « relation directe psychique de l’individu et pour l’agencement
de personne à personne » fondée sur une du territoire cultivé. Le déséquilibre est ainsi
équivalence des intériorités et une constitutif du système de représentation du
différenciation des apparences, c’est-à-dire les rapport à l’environnement. La transparence
critères de définition de l’animisme sémantique du monde est troublée par la
amazonien. Néanmoins, cette configuration transgression des limites du territoire cultivé
des relations entre humains et animaux n’est opérée par les djinns. La manifestation des
pas exclusive et répond à trois critères : 1- la djinns provoque un décalage des similitudes
relation réciproque avec un animal est qui bouscule la pensée analogique, et plonge
toujours inaboutie, elle est exclusive aux l’individu dans une expérience d’ordre
rencontres inopportunes et accidentelles, et animiste. La classification des espaces et des
passe systématiquement par l’intermédiaire espèces que la pensée analogique met en place
d’une tierce partie en la personne des djinns. ne va pas de soi ; les antagonismes entre
2- La figure des djinns dans le Sud marocain l’univers des djinns et celui des humains sont
tisse une continuité entre les êtres humains et tels que sa remise en question est permanente.
les animaux seulement quand ces derniers ne
sont pas à la place qui leur est *
intrinsèquement assignée. 3- le face-à-face
avec le djinn-animal est exclusivement vécu L’exemple du rapport aux animaux
comme une menace qui pèse sur la personne dans le Sud marocain donne à voir la
humaine. La relation directe de personne à coexistence de deux modes d’ontologies,
personne entre des humains et des animaux, analogie et animisme. Mais c’est aussi deux
par l’intermédiaire des djinns, prend toujours modes de perception des animaux à priori
la forme d’une mésaventure pour le commun antinomiques qui se combinent ici : l’un selon
des mortels. Ce type de relation entre humains lequel la similitude est source de savoir, l’autre
et animaux constitue en quelque sorte un selon lequel la similitude est source d’erreur.
contrepoint animiste à l’ontologie analogique Or, c’est le positionnement dans l’espace de
des groupes berbérophones du Sud Marocain. l’animal perçu qui détermine le mode selon
Quand les animaux sont à la place que lequel l’humain le perçoit. Si les animaux sont
les humains considèrent comme habituelle, ils disposés selon les catégories spatiales qui leur
sont identifiés selon un mode purement sont assignées, l’humain les perçoit selon un
analogique fondé sur la similitude et mode analogique où l’apparence est source de
l’analogie. Dans cette perspective, la savoir (distinction licite/illicite,
discontinuité entre les êtres humains et les reconnaissance des vertus thérapeutiques,
non humains repose sur le maintien de la évocation des taxinomies…). Si les animaux
limite entre l’univers domestique et la forêt, sont hors des catégories spatiales qui leur
limite conçue comme un axe symétrique à correspondent, l’humain les perçoit selon un
partir duquel se construit l’homologie entre mode animiste où l’apparence est source de
animaux domestiques et animaux de la forêt. confusion, sauf pour les saints qui en font une
En empiétant sur le monde domestique des spécialité mystique.
humains, les djinns bousculent non seulement
les frontières du terroir mais aussi les Bibliographie
frontières des catégories des êtres. Le doute
s’installe quand les animaux ne sont pas à leur Alifriqui Mohamed, 2004. « L’écosystème de
place habituelle. Dans ce cas, l’homme ne l’arganier », étude réalisée à la demande du
peut plus se fier à leurs apparences et les Programme des Nations Unies pour le
analogies animales n’ont plus de sens, car développement (PNUD-Maroc).
toute intériorité peut s’en retrouver
plausiblement anthropomorphisée. Brouillant

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Benkheira Mohammed Hocine, 2000. Islâm et


interdits alimentaires. Juguler l’animalité. Paris,
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dans l’islam maghrébin. Paris, Gallimard.

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Descola Philippe, 2005. Par-delà nature et


culture. Paris, Gallimard.

Doutte Edmond, 1984 [1909]. Magie et religion


dans l’Afrique du Nord. Paris, Maisonneuve
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Fabre Daniel, 2005. « Limites non frontières


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frontières. Les Aït Ba’amran, un exil en terre
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CNRS – Maison des sciences de l’homme,
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Westermarck Edward, 1926. Ritual and Belief in


Morocco. Londres, Macmillan.

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Ce qui fait les êtres :


la caractérisation des êtres naturels et surnaturels

Les Rencontres du CJB, n° 2

Les Rencontres du Centre Jacques Berque


N° 2 – Février 2012
Rabat (Maroc)

 
 

Ce qui fait les êtres :


la caractérisation des êtres naturels et surnaturels

Textes de la rencontre de la journée d’études tenue


à Rabat le 19 octobre 2011 au Centre Jacques Berque

Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales – USR3136 CNRS
35, avenue Tariq Ibn Zyad – 10010 Rabat, Maroc - Tél : +212(0)5 37 76 96 91 - Fax : +212(0)5 37 76 96 85 –
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