La Guitare Baroque

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LA GUITARE BAROQUE: L'INSTRUMENT ET SA MUSIQUE

Gérard REBOURS © 2001, révision 2020

Hier...
Alors que le luth n'a cessé de grandir en taille et de se pourvoir d'un nombre de choeurs toujours croissant, la
guitare passait modestement de 4 à 5 choeurs au début des années 1600, et n'en changea pendant près de
deux siècles 1. C'est probablement ce qui explique qu'elle ne fut pas, comme la famille des luths, purement
abandonnée: après une période de transition à la fin du XVIIIe siècle, on la dota de 6 cordes simples, dont le
nombre ni l'accord n'ont changé depuis - qu'elle soit classique, folk, rock ou jazz.2

On avait donc, pendant près de deux siècles, joué sur un même type d'instrument - la guitare maintenant
appelée "baroque" - une musique subissant de multiples mutations.
Mais les différents accords à vide que l'on pouvait lui donner en font déjà un instrument "à variations": toujours
énoncé "La La -Ré Ré -Sol Sol -Si Si -Mi", apparente suite montante de quartes et de tierce, le choix des
choeurs octaviés dans cet accord de base y est variable selon les pays, les époques, les compositeurs et le type
de jeu abordé (solo, ou continuo, par exemple. Voir plus de détails dans ce tableau chronologique) 3

Organologiquement, aussi, nous constatons de nombreuses variations sur le thème "guitare à cinq choeurs":
étroite, oblongue, ou un peu carrée; assez plate, profonde, ou très profonde; fond plat ou bombé, rosace
hélicoïdale ou plate, surchargée de décorations ou très modeste, diapason variant de 60 à 70 cm, voire plus,
conception du chevalet, bois ou autres matériaux utilisés (ivoire, écaille....): y a-t-il jamais eu deux guitares
identiques? les guitares électriques actuelles, dont les formes et les couleurs peuvent aller du très consensuel au
plus improbable, semblent être conçues dans le même esprit. Dans ces conditions les guitares "baroques"
pouvaient-elles avoir, comme les guitares "classiques", "flamenca" ou "folk" actuelles, une identité sonore
précise, variable mais évoluant dans des limites précises? donner une réponse ne semble pas possible.
Sa musique - tout du moins celle des rares excellents guitaristes-compositeurs d'alors - est en phase avec celle
de son environnement. Italienne, Française ou Espagnole, elle peut faire preuve d'exubérance, avec force de
traits et de campanelles, réaliser des contrepoints serrés, des séquences rythmées par des accords battus, mais
aussi proposer des textures d'une délicate d'une touchante transparence, prendre le ton sérieux de la musique
française, ou encore faire des emprunts au répertoire du luth, de l'orchestre, du clavecin: on imagine alors un
type d'instrument fondamentalement nerveux et dynamique, apte à répondre aux sollicitations du musicien
désireux d'exprimer toute l'amplitude de caractère que cette musique exige - avec d'inévitables et bienvenues
variantes sonores, pour autant qu'elles fussent le fruit d'une lutherie maitrisée. On ne peut objectivement pas
ignorer les propos peu amènes des Mersenne4, Pepys5, De la Vieville6 ou De Pure7, du guitariste et violoniste

1à l'exception, bien sûr, de quelques cas isolés: la Chitarra atiorbata de Granata et de Gallot, ou encore la double guitare de
Alexandre Voboam, presque aussi extravagante que le "Lute Dyphone" de Thomas Mace.
2 à l'exception, encore une fois, de certains instruments assez marginaux à 7, 8, 9 ou 10 cordes, ou encore aux guitares accordées en
"open tuning", ou en tout autre accord particulièrement adapté à un style de musique particulier.
3 et l'article Comment Encorder la Guitare Baroque, sur ce même site, à paraitre.

4 "...ses sons tiennent quelquechose du chaudron, et semblent toujours gémir..." (Harmonie Universelle, Des Instruments, 1636, p.96)

5 "...un si mauvais instrument..."(Diary of Samuel Pepys, Monday 5 August 1667)

6 "...un instrument badin, et d'un petit mérite..." "...ce chaudron là..." (Comparaison de La musique Italienne et de la musique

Française , Bruxelles, c. 1705, p.188


7 ".…& pour la guitare, je m'en passeray bien, & ne m'en voudrois servir que pour m'arracher les oreilles ou pour me déchirer les

entrailles. Cela soit dit en passant, & sans aucun malin vouloir" (Idées des Spectacles Anciens et Nouveaux...1668, p.275)
La Guitare Baroque, l'instrument et sa musique 1/4 © Gérard Rebours, 2001, rév. 2020
Matteis 8, ou d'autres 9, dans la veine des critiques parfois aussi adressées au violon, à la musette ou au clavecin -
comme de celles qui peuvent être actuellement proférées à propos de l'accordéon ou du saxophone par des
personnes qui y sont insensibles, voire viscéralement hostiles. Peut-être aussi visait-on spécialement la "guitare
sommaire" d'alors, l'exotisme de ses accords battus initiés en France par Briceño, technique certes limitée mais
spécifique à la guitare, et qui avait sa place dans les comédies-ballets, pouvait assurer un soutien efficace aux
danses ou aux chansons, mais aussi se révéler exécrable entre des mains ignorant la finesse et la précision. Le
peu de discernement des propos du dit Briceño 10, et de certains de leurs échos11, peuvent aussi avoir attisé ce
mépris affiché de l'instrument.
Mais, comme en témoignent les dédicaces des publications d'alors, la guitare avait aussi la faveur de rois,
reines, princes ou princesses, et Louis XIV, à son coucher, faisait "d'ordinaire venir Visé pour jouer de la guitare
sur les neuf heures"12: cet homme avait indéniablement bon goût, et si l'instrument avait été aussi exécrable
que certains le prétendent, il lui aurait plutôt fait jouer du luth ou du théorbe, ou bien il aurait fait venir l'un des
nombreux musiciens de haut niveau qui étaient à son service: Marais, Couperin, Descoteaux...
La sonorité de la guitare à cinq choeurs pouvait avoir un caractère spécifique, tout en étant comparable en
terme de qualité à celle du luth, du théorbe, du clavecin ou de la viole; elle devait être d'une esthétique
similaire puisqu'elle s'y associait couramment, et que sa musique soliste peut parfois s'élever à un niveau
comparable. Dans le cas contraire, aurait-elle figuré au frontispice des Pieces de Clavecin de Chambonnieres,
ou entre les mains du claveciniste et organiste Balbastre13?

Et aujourd’hui :
Luths renaissance ou théorbes récents, provenant de différents facteurs, dévoileront - malgré leurs
incontournables différences - de nombreux points communs, et une esthétique sonore spécifique. Violes de
gambe, clavecins, hautbois, flûtes, violons ne dérogeront pas à la règle.
Les guitares, non. De la bonne douzaine d’instruments qui furent un jour en ma possession, l'une avait une
sonorité très délicate et équilibrée, mais sans dynamique, sans projection, restant désespérément "au fond de
l'instrument". Une autre, plus brillante, au son clairement dirigé vers l'extérieur, pêchait à mon goût par une trop
longue tenue des notes - pas vraiment utile dans la musique baroque - et par une attaque pas assez prononcée.
La troisième avait les qualités dynamiques requises, une réponse instantanée à toute sollicitation des doigts des
deux mains, et un son se diffusant extrêmement bien en salle, mais un timbre pas vraiment équilibré, au
médium dominant. Très instable aussi, les variations hygrométriques pouvaient l'affecter au point de la faire
rapidement passer du brillant au terne et - heureusement - réciproquement. Une autre, réalisée par un célèbre
luthier après de nombreuses discussions, descriptions et exemples, se révéla être un instrument encore plus
mort que la guitare de Germain (XVIIIe siècle) que j’avais acquise dans une vente aux enchères - et vite
revendue! Parfois, certaines notes tiennent lorsque d'autres s'éteignent en une fraction de seconde, sans parler
d'un cas unique ou une fréquence particulière prenait une ampleur déroutante.
Et les modèles que possèdent certains de mes amis ajoutent encore à la liste troublante de ces incohérences. Si
beaucoup de ces instruments suffisent à jouer à pleines mains de bruyantes rythmiques dans les passages
tumultueux d'un ouvrage baroque, elle donneraient plutôt raison à Mersenne, De Pure, et autres détracteurs
cités précédemment.
Dire à un luthier: "cet instrument n'a pas les qualités requises pour jouer une Passacaille de Campion, pour
exprimer ce potentiel musical présent dans de nombreuses tablatures" amène rarement son approbation.

8 "La guitare n'a jamais été si en usage et à l'honneur qu'à présent, et comme je trouve qu'elle s'est améliorée jusqu'à une si grande
perfection, mon but ici est de la mêler à d'autres instruments. Tout le monde sait que c'est un instrument imparfait et cependant,
comme l'expérience m'a montré qu'elle tient si agréablement sa place dans un ensemble, j'ai composé plusieurs pièces pour la
pratique et l'information de ceux qui voudraient l'utiliser avec le clavecin, le luth, le théorbe ou la basse de viole. " ("To the reader", in
The False Consonances of Musick, 1682) .
9 "...Encor que ce soit l'instrument / Le plus ingrat, et moins charmant..." (Charles Robinet, 1673)

10 Voir l'article Espagnol je te supplie / Briceño sur la sellette !

11 "/.../ La Guitarre avec ses cinq cordes peut imiter tous les instrumens et qu'il n'y en a pas un qui puisse l'imiter". ("A tous les

honestes gens" in Pieces de Guitarre de Mr Médard, Paris, 1676.)


12 Lettre de Monsieur Le Gallois, à Mademoiselle Regnault de Solier, p.62-63

13 Voir ce portrait

La Guitare Baroque, l'instrument et sa musique 2/4 © Gérard Rebours, 2001, rév. 2020
C'est pourtant exactement la même réflexion que m'ont fait spontanément deux autres instrumentistes:
"J'utilise quelquefois la guitare pour du continuo" me dit récemment un théorbiste. "J'ai aussi essayé d'y jouer
du Bartolotti et du De Visée, mais l'instrument ne répond pas de façon appropriée."
Copier un bel instrument de musée n'est en rien une garantie d'obtention d'un son "authentique - ou plutôt
tout simplement intéressant, inspirant. Il y a beaucoup d'autres paramètres insaisissables qu'il faut s'efforcer de
deviner, de sentir - ou du moins sur lesquels il faut s'interroger. Peut-on copier une Bouchet, une Ramirez, une
Fleta, instruments pourtant récents, non dégradés ? D'un point de vue purement visuel, sans aucun doute mais,
pour le caractère sonore, si c'était possible ce serait déjà fait. Alors, pour les guitares baroques, quasiment
muettes pour l'éternité... Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer le son de deux “copies conformes” d'une
même Voboam - chose courante - réalisées par deux luthiers différents: elles auront, sauf rare exception, peu de
points communs, et peuvent même donner des résultats totalement opposés. J'en possède une au son épais et
puissant; sa "soeur" - même luthier, même base de construction - était déjà bien différente; provenant d'un
autre atelier, une troisième n'avait qu'un filet de voix, faible, sec, inexpressif.
Le son des instruments d'origine encore jouables n'est souvent plus que le souvenir d'une voix effacée par les
dégâts du temps, des accidents, des modifications, et aussi par l'inactivité. Certains les restaurent, et les
enregistrent en se targuant d'offrir le son authentique des guitares d'antan! L’instrument de J.B. Voboam (1708)
sur laquelle j'ai enregistré deux pièces de Campion14 pour la Cité de la Musique de Paris offre très peu de
dynamique, mais garde une belle cohérence dans ses registres. Celle, plus tardive, de l’atelier Lambert (1780),
est moins vive dans son attaque et révèle d’un timbre plus brillant mais moins homogène15.

Que penser, d'ailleurs, de ces très beaux instruments, fierté des collectionneurs comme des musées: étaient-ils
autre chose que des œuvres d'art décoratif ? n'étaient-ils pas plutôt destinés à prendre la pose pour le
portraitiste, à étaler - tel un meuble, une tapisserie ou un tableau - un peu plus sa richesse? Ont-ils été vraiment
joués ? Quand je vois l'état de mon instrument, après plus de trente ans d'utilisation régulière, patiné de toutes
parts, le bois creusé par le contact des doigts, il ne me semble pas imprudent d'affirmer que non, beaucoup
d'entre eux ne l'étaient pas, ou si peu. Il faudrait pouvoir examiner la guitare avec laquelle Médard donnait ses
concerts privés, celle avec laquelle Corbetta faisait des entrées de ballet chez Lully, ou encore l'une de la
grande collection inventoriée au décès de François Campion: hélas, n'étant probablement pas des instruments
d'apparat, elles semblent avoir définitivement disparues (voir iconographie page suivante).
Quant aux guitares de la Renaissance, il est impossible d'en faire des copies: aucune n'a subsisté autrement que
sur le papier, la toile ou la pierre des statues. Et pourtant - c'est vraiment paradoxal - les luthiers réalisent
souvent de très bons modèles, dont le son n'a rien à envier à leurs luths, et sur lesquels la musique du XVIème
siècle semble s'exprimer avec naturel, sans contrainte....
Et c'est bien cela, le test suprême, pour le musicien expérimenté : est-ce que l'instrument lui permet d'exprimer
la musique dans toute son essence, avec tout son esprit? Est-ce qu'il parle la langue avec l'accent voulu? Est-ce
qu'il répond aux sollicitations de la manière espérée - voire inespérée? Nous basculons certes un peu dans le
domaine de la subjectivité, mais puisque la copie d'un contour, d'une épaisseur, d'un barrage donnent rarement
vie à un instrument convaincant, une association rapprochée entre musiciens sérieux et luthiers pourrait faire
évoluer la question - en espérant aussi une production d'instruments plus soutenue, car il se passe souvent
plusieurs années avant qu'une seule guitare baroque sorte d'un atelier. Entre temps, luths de toutes sortes,
ouds inclus, théorbes, voire même mandolines, violes, guitares classiques, auront été réalisés - situation
comparable à celle d'un musicien habile de ses doigts qui, aléatoirement, aborderait un instrument, un
répertoire, le donnerait en concert, l'enregistrerait et passerait à autre chose: où serait la patine, la profondeur
et la véracité nécessaires que seul un long travail, constant et studieux est capable d'amener?
Lorsque Ignacio Fleta, luthier de violons, décida de fabriquer des guitares, il ne plus fit que cela: et c'est ce qui,
en plus de son génie personnel, lui a permis d'atteindre la réputation que l'on sait.
Ces réflexions sont loin de résoudre la question; elles n'en sont au mieux que le prélude.

Gérard REBOURS, © 2001, révision 2020. www.GerardRebours.com

14Ecouter un extrait: F. Campion: Allemande(1705), sur guitare J.Baptiste Voboam (1708)


15Ecouter un extrait: G. Merchi, Folies d'Espagne (1761) sur guitare Lambert (c.1780)
La Guitare Baroque, l'instrument et sa musique 3/4 © Gérard Rebours, 2001, rév. 2020
Iconographie

Gerrit Van Honthorst, c.1625. Musée du Louvre.


Un autre portrait de cette guitariste (Musée de Lviv, Ukraine)
représente le même instrument, très simple, fonctionnel. Le tour
de la rosace est limité à quelques filets et, comme la guitare de Pierre Gobert (atelier de): Portrait de Mademoiselle de
Granata ci-dessous, la tête ne comporte que sept chevilles. Charolais. (début XVIIIe s.,Musée des Beaux-Arts de Tours)
Instrument aux nombreuses incrustations de nacre et d'ivoire,
et aux moustaches finement travaillées.

© Biblioteca Nacional de España

Portrait de Giovanni Battista Granata, extrait de son recueil "Soavi Concenti" (1659).
Instrument de professionnel qui, malgré la vision occultée de la rosace, ne présente pas de surcharge
décorative, mais juste un peu de raffinement avec la présence de bandes alternées sur les éclisses.
La Guitare Baroque, l'instrument et sa musique 4/4 © Gérard Rebours, 2001, rév. 2020

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