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STALINGRAD: IL ETAIT UNE FOIS DANS L'EST

Enregistré à Abbey Road Studio, Londres du 24 octobre au 1er novembre


2000.
Orchestrations : James Horner, J.A.C Redford
Ingénieur du son : Simon Rhodes
Superviseur du montage musical : Jim Henrikson

Monteur : Joe E. Rand

Assistant du monteur : Nancy Fogarty et Barbara McDermott

Responsable de l'orchestre : Isobel Griffiths

Cor : James Thatcher


"Je suis une pierre… Je ne bouge pas…"
Immobilisme, attente, silence emplissent l'écran. Cristalline, aérienne, lancinante, la musique
reste suspendue aux portes de Stalingrad, telle le calme avant la tempête. Au fil de ses
respirations, elle progresse au son épuré des cordes en gravissant des échelons fluctuants, se
reflète d'un regard à l'autre, de l'instinct du prédateur tiraillé entre la faim et la peur à celui du
jeune chasseur, partagé entre patience et incertitude. Elle développe son thème à pas de loup,
de résurgences en répétitions, épousant la lenteur de l'affrontement et fixant l'intensité du
regard. Sans apporter de réponse à ce duel dans l'Oural, les mesures indécises trahissent le
conflit intérieur du personnage déjà en sommeil dans ces prémisses à son destin. Qui de la
victime ou de l'oppresseur se tient de l'autre côté du fusil, qui du loup ou de l'homme est la bête,
qui défie l'autre pour survivre… dans cette métaphore de la guerre, la musique se garde bien de
trancher et révèle déjà ce qui sera, entres autres sentiments contradictoires, au cœur du sujet,
plus que la légitimité d'un camp sur l'autre: la folie barbare qui poussent les hommes à
s'entretuer. Avec toute la force de sa simplicité et l'éloquence de sa profondeur, la partition
tourne autour du vide pour mieux souligner le contraste avec la confusion et la tension extrêmes
qui se lisent dans les yeux d'un être déjà perdu par l'absurdité d'un destin qui le dépasse.
Le titre original prend tout son sens dès cette séquence d'ouverture qui en dit long à la fois sur
la nature de Vassili Zaïtsev et celle de sa mission à venir. L'ennemi est aux portes de la ville,
qu'il faut repousser. Le loup, quant à lui, semble déjà étranger aux événements qui se dessinent,
à l'écart de la furie et de la mort. Qui néanmoins le frappe et là réside bien l'intelligence des
notes lorsqu'elles n'offrent aucune absolution, quand elles marquent la transition entre deux
mondes qui se rejoignent au-delà des apparences. Le thème de la Mort rebondit et s'évanouit,
annonçant tel un sombre présage la guerre en marche.

Retrouvailles à Feu et à Sang

Quinze ans après Le Nom de la Rose et son anachronisme électronique ensorcelant, James
Horner retrouvait Jean-Jacques Annaud. Eût égard à la force du sujet et aux accointances russes
de son art (répondant aux propres influences du metteur en scène qui ne cache pas son
admiration pour Sergeï M. Eisenstein), ces retrouvailles de feu annonçaient la création d'une
pierre angulaire dans l'édifice filmographique du compositeur. Treize ans plus tard, l'importance
de cette partition alliant comme rarement démesure orchestrale et plénitude harmonique
résonne plus que jamais comme une pièce phare du compositeur, à l'orée d'une décennie riche
en émotions et en expérimentations. Époque révolue où le Maestro se situait encore en tête des
listes. Que le réalisateur français soit resté fidèle, contrairement à d'autres, à son compositeur
de prédilection souligne un peu plus la résonance de cette œuvre somme.

Enemy At The Gates demeure au bout de plusieurs visions un film fort, engagé artistiquement
et non politiquement, assumant pleinement ses partis pris. Intimidant et parfois déroutant, il
nécessite encore aujourd'hui un véritable engagement du spectateur qui, lorsqu'il aura admis les
choix scénaristiques et les paradoxes de la réalisation saura apprécier la mise en scène à la fois
éblouissante et retenue, habile dans sa manière de raconter conjointement la grande et la petite
histoire, même si l'une ou l'autre ne sont pas toujours celles que l'on croit. Ce qui paraît
anecdotique apporte des accents de vérités quand la réalité historique bouleverse les histoires
personnelles. Mais ce sont bien les sentiments et l'itinéraire parallèle ou inversé, parfois
complémentaire des personnages qui priment, ce que la musique traduit à merveille. Le choix
de James Horner, The Emotionalist, capable de déchaîner la foudre comme d'apaiser les peines
se révèle en ce sens particulièrement judicieux.

Le premier mérite du cinéaste, passé maître dans l'art de maîtriser les budgets imposants, fut de
s'effacer derrière les personnages sans rien renier de sa maestria dans les scènes d'action. De
tisser autour d'eux la toile d'un théâtre tantôt colossal, tantôt intimiste, en parfaite symbiose
avec la musique, jouant avec habileté entre l'alternance de plans larges et de plans rapprochés,
n'hésitant à ralentir le tempo en fixant les expressions, entre la représentation effrayante des
champs de bataille et l'attraction hypnotique des regards. Et surtout, les laisser vivre sans les
sacrifier à la marche de l'Histoire. Laisser parler leurs voix, leurs gestes et leurs émotions avec
un sens du spectacle aiguisé mais dénué de toute démonstration. Nerveuse, virtuose, concise
dans les éclairs de violence qui jalonnent le film, entre deux flottements méditatifs, la mise en
scène sait tirer parti de l'intelligence du scénario, écrit sous la forme d'une mélopée indolente
secouées par des soubresauts qui ébranlent la conscience du spectateur comme ils transcendent
les émotions et autres résolutions des personnages. Rigoureuse et précise, elle n'oublie pas de
prendre son temps quand le déroulement de l'intrigue le nécessite. Elle fige l'urgence des
sentiments – magnifique scène d'amour, reflet de celle qui avait déjà marqué Le Nom de la
Rose – autant qu'il en sublime l'universalité. Parce qu'il se nourrit de digressions poétiques qui
apportent un contraste saisissant à l'horreur de la guerre, montrée avec réalisme et sans
complaisance, Stalingrad imprime la sensation diffuse d'un traitement fort dans le contenu et
relativement neuf dans l'approche, jusque dans cette façon toute hornerienne de transcender son
classicisme, où se confondent jusqu'au malaise la joie et la souffrance, l'espoir et la
désespérance. Au-delà de ses élans romanesques, le neuvième film du plus international des
réalisateurs français sait rester digne et pudique, aidé en cela par une musique qui vise et
détourne juste. Il touche d'autant plus profondément qu'ils se place à hauteur d'hommes,
engendre l'émotion là ou elle naît naturellement. Sa manière à la fois sèche et sensible de
montrer les ravages de la guerre aboutissant à la négation totale de l'individu, de faire monter
progressivement l'intensité de ce western détourné séduit et saisit. Cette lecture résolument
humaniste d'une histoire écrite à feu et à sang confère au film authenticité et magnificence. Une
œuvre pudiquement impressionnante… N'est-ce pas là une définition possible du geste
hornerien ?
Dans la carrière de James Horner, les années 2000 représentent à plus d'un titre une période
charnière, qui pourrait être considérée comme la meilleure décennie de sa carrière, en tous cas
la plus aboutie en termes de qualité et d'expérimentation, d'accomplissement stylistique et de
cohérence éclectique. Nombre sont les partitions phares qui auront en quelque sorte résolu les
obsessions du compositeur, qu'il s'agisse de la fusion entre l'orchestral et l'électronique, le
symphonique et le traditionnel, la véhémence et l'intimisme, le tout réuni ou séparé… Qu'il
suffise de citer quelques titres (A Beautiful Mind, Iris, The Four Feathers, Beyond Borders,
House Of Sand And Fog, The New World, Apocalypto, The Boy In The Stripped
Pyjamas…) pour s'en convaincre. Tout le talent, le savoir-faire et la personnalité du Maestro
se retrouvent, transfigurés, dans ces dix années intenses et complètes. L'extrême qualité comme
la fibre novatrice des œuvres successives donnent le vertige et font encore plus regretter la
tournure de son activité depuis quelques années. Car s'il y a bien deux choses qui pourrait
empêcher les années 2000 de se révéler in fine comme les plus accomplies de sa filmographie,
c'est l'histoire d'un double abandon, complémentaire et révélateur d'une certaine intransigeance
de la part de l'auteur, artistiquement bénéfique, stratégiquement un peu moins: celui de
réalisateurs jusque là fidèles et d'une façon plus générale, celui de tout un système, d'un style
de musique qui ne fait plus école à Hollywood, du moins pour ce qui est des blockbusters.
Système dont le compositeur s'est toujours gardé de rester prisonnier, choisissant davantage les
films pour leur potentiel musical et la liberté qu'ils lui offraient que pour leur renommée. Une
certaine idée du carriérisme tout entier consacré à l'épanouissement de son art, dévoué au plus
grand nombre (d'où son choix du septième art et non des salles de concert) mais pas à n'importe
quel prix. Une ligne de conduite qu'il aura fini par payer par un déclin amorcé, paradoxalement,
au sortir de l'un de ses plus grands succès. Avec le trop rare Mel Gibson, James Cameron et
Jean-Jacques Annaud semblent en effet les derniers metteurs en scène de renom à ne jurer, pour
l'instant, que par lui. Similitude accentuée pour les deux derniers par des films (Aliens et Le
Nom de La Rose) qui, la même année, auront marqué la rencontre puis la rupture, provisoire,
avec le compositeur. Depuis, Titanic, Avatar et donc Stalingrad ont réparé cette anomalie,
imprimant au fil des années une collaboration rare (les deux cinéastes ne sont pas des
prolifiques) mais précieuse. Wolf Totem, quatrième collaboration pour le moins alléchante
entre les deux hommes, encore sous le signe du loup, marquera peut-être la fin de cette traversée
du désert.

Poème de l’Amour et de la Mort

Le retour de James Horner dans l’univers de Jean-Jacques Annaud, après l’insatisfaction


générée par ses expérimentations synthétiques du Nom de la Rose – que nous ne partageons
pas forcément, tant cette partition traverse le temps sans prendre une ride – entérine les affinités
qui unissent les deux hommes dans leur vision cinématographique et le rapport de la musique
à l'image. Universelle dans son individualité, la musique aérienne de James Horner n’est ici que
violence et poésie, déflagrations et contemplations.
Stalingrad est un film sur l’amour et la mort, la désillusion et la survivance. En dehors des
scènes de bataille où la démesure de la masse orchestrale représente davantage le chaos et la
destruction que ceux qui les propagent, la musique aérée du maestro prend le temps de respirer,
développant un seul motif de variations en variations qu’il décline selon les fluctuations des
sentiments, oscille entre l’espérance et la désolation, ignorant totalement dans sa thématique
minimaliste les oppresseurs de chaque bord. D'où le choix, à l'écran comme à l'orchestre, de
privilégier la petite histoire d'hommes et de femmes qui, broyés par le système, se réfugient
dans le pouvoir de leurs sentiments, à la "grande" histoire qui écrase et qui détruit.
En reprenant un thème d’inspiration mahlerienne (Symphonie N°8, Infirma Nostri Corporis…)
qu'il avait déjà exploré dans Balto (Heritage of the Wolf), autre musique sous forte influence
russe, puis intégré dans le finale d'Apollo 13 (Re-entry & Spalshdown) et que John Williams
s'était lui-même approprié (La Liste de Schindler), le compositeur prolonge la dérivation
obsédante et fiévreuse du lyrisme à fleur de peau qui éclaire plus qu'il ne submerge. Le thème
n'a pas d'existence propre et ne doit pas supplanter son sujet, il se met comme toujours chez ce
créateur avisé au service du récit et de personnages. Il souligne, sublime, dépeint mais jamais
n'envahit, érigé en réplique lumineuse aux quatre notes du châtiment, celles que l'on retrouve
ponctuellement dans la répertoire classique (Wagner ou Rachmaninov), et cinématographique
(Miklos Rozsa ou Philip Glass) et que James Horner a poussées à leur paroxysme.
De par le contraste qu’il entretient au fil de la partition et son utilisation à la fois similaire et
antagoniste, développé comme adapté à chaque scène qui nécessite son écho, mais,
contrairement à son opposé, en constante évolution, ce thème secondaire devient le centre vital,
l’esprit même de la partition. Là où les quatre notes malfaisantes ébranlent et pulvérisent
l’orchestre quand elles ne le pervertissent pas, pour disparaître aussi abruptement qu’elles
surgissent, ces groupes de huit notes se prolongent et se répondent successivement sans coller
scrupuleusement à l’action mais, restant fidèles aux espoirs et désillusions du trio
Vassili/Tania/Danilov, elles expriment, de manière tragique ou plus retenue selon les
circonstances, ce que les images sous-entendent. C’est la voix des personnages lorsque leurs
émotions dépasse actes et paroles, qu'elle transcende leurs doutes, leurs illusions, leurs pensées
intimes.
James Horner articule les non-dits en musique, avec d’autant plus d’harmonie que l’effet n’est
jamais appuyé. Le thème n’est qu’un squelette que les compositeurs habillent avec plus ou
moins de talent, James Horner le couturier passé maître dans l'art de manier les matières et
marier les couleurs. Héritage, réminiscences, appropriation et continuité traversent l'œuvre d'un
compositeur qui sait ce que la transmission signifie et qui sait surtout la transposer dans son
propre langage: Sergei Prokofiev (Ivan le terrible et Guerre et paix) dans Glory, Aram
Khatchaturian (Adagio du ballet Gayaneh) et Dimitri Shostakovich (Largo de sa Cinquième
Symphonie) dans Jeux de guerre (Electronic Battlefield) et Danger Immediat (Looking For
Clues, Greer’s Funeral/Betrayal), entre autres exemples de citations lumineuses, l'ont déjà
montré mais comme souvent lorsqu'il explore une obsession, il repousse ici ses limites. En
d'autres termes, il l'améliore. Les compositeurs précités ayant, comme nombre de leur confrère,
eux-mêmes démontré cette capacité à transcender leur héritage, on ne saurait reprocher à James
Horner, sous peine d'ignorance, de poursuivre le cycle, avec ses différences et ses spécificités.
Que l'on adhère ou pas à cette vision, comment nier sa clairvoyance ? Si le maestro se rapproche
dans The River Crossing to Stalingrad des préceptes musicaux de Dmitri Shostakovich
(ouvertement cité au début de Danilov's Confession) dans la sauvagerie et l’intensité des
chœurs, jamais ceux-ci ne dominent un orchestre qui leur octroie un rôle bien déterminé, non
hégémonique, générant la précision et le contraste nécessaire à la teneur émotionnelle,
immobile de la partition. En se ressourçant dans ses racines les plus profondes, James Horner
reste lui-même fidèle à l’essence du film et son respect des silences. Quoique l’on dise de ses
réminiscences et de ses obsessions, de son avant-gardisme fondé sur un passé musical qui vit
en lui et s'exprime en toute liberté, son habileté à transcender l’émotion et sublimer les couleurs
fait merveille dans les ruines de Stalingrad.

Leitmotiv transcendant des Quatre Notes

Son sens du contraste et de la mixité, qu'elle s'exprime sur la forme ou sur le fond,
s'épanouissent dès les premières mesures. Comme souvent dans ses musiques les plus
introspectives, le maestro débute en douceur, ne serait-ce que mieux valoriser ses crescendos
époustouflants, opposant l’innocence à la destruction. Précédé de ce prélude faussement
paisible, l’ondulation intemporelle des cordes, sobrement ponctuée par les cloches, nous
déplace avec une étonnante continuité sur les lieux du carnage en préparation et après une
progression hésitante de l’harmonie, comme si deux inconnus se cherchaient dans la foule, elle
s'épanouit pleinement. Le thème fondateur se hisse tendrement au-dessus de la masse, alors que
les regards de Vassili et Tania se croisent pour la première fois. La partition se base sur
l’anticipation et la mémoire, un cercle qui ne se referme jamais vraiment. Puis le regard plus
neutre, compatissant du musicien se pose, chœurs intériorisés à l’appui, sur ces hommes dont
le destin leur échappe, enchaînant thème triangulaire et gonflement graduel de l’effectif
orchestral, discernant l’intimité du personnage central embarqué dans le même cirque infernal
que ses compagnons de route. Alors le rythme se modifie sensiblement lorsque le mouvement
des cordes devient plus heurté, poussé par l’urgence et la précipitation des événements, tandis
que les percussions compulsives semblent attirer les soldats dans un gouffre qui s’ouvre sous
leurs pieds.

Quatre Notes qui surgissent de nulle part et se confondent avec les incantations monstrueuses
de l’orchestre, la nature du mal n’étant pas encore clairement identifiée, puis s’immisce au cours
de l’accélération rythmique au milieu des combattants, repérant ses proies avant de fondre sur
elles. Ainsi le ton devient plus sombre, plus saccadé, plus torturé, puis carrément désespéré, un
lyrisme inspiré par la détresse et la peur pétrifiant les fantassins qui sentent la mort tourner
autour d’eux, mais ne savent pas quand elle va frapper. La tension, la souffrance, la dévastation
sont désormais réelles, palpables, et la vision d’ensemble de Stalingrad en proie aux flammes
est soulignée par des chœurs à la fois nobles et glaçants, annonçant une vision froide et réaliste
des combats.

Quatre notes qui s’infiltrent sous toutes les pierres de Stalingrad et font désormais partie
intégrante du cheminement dramatique de l’orchestre, en se dissimulant sous toutes les formes
pour mieux préparer son assaut.

Quatre notes qui jaillissent littéralement, prennent la direction des opérations lorsque le combat
s’intensifie et se lance dans un tourbillon sans retour possible. La mort fait son œuvre, piétinant
les soldats sans la moindre pitié. C’est la guerre et cela s’entend.

Quatre notes encore et encore, de films en films, de scène en scènes et, pourtant, toujours
légitimes et pénétrantes. Saisissantes. Que les déclamations des cors, transfuge de la voix et,
ici, de la douleur humaines, précèdent le déchaînement des percussions, preuve que le maestro
n’a pas encore exploité tout le potentiel de ce groupe d’instruments, démontre avec panache
son sens de la dramaturgie et des contrastes. Les percussions implacables étouffent
systématiquement les cris et les pleurs, même si le dernier mot est aux cuivres, aux hommes,
dans un cri d’agonie qui se perd dans l’infini. Le thème triangulaire, synonyme de survie,
réapparaît en accord avec une section de cordes très équilibrée, puis se dissipe sous l’impulsion
des chœurs traversés de dissonances qui marquent la déroute et la défaillance des soviétiques,
acculés par la supériorité guerrière de la Wehrmacht. En dépit de son appartenance à un corps
unique destiné à mourir, la personnalité de Vassili est ainsi toujours isolée au milieu du fracas.

Quatre notes qui prennent place en terrain conquis et pervertissent la majesté des chœurs,
lesquels s’éteignent lentement à son profit, au son de la section contrebasses et violoncelles
réduisant au silence les vaines implorations de la trompette. Les préparatifs de l’assaut majeur
foncent dans le mur d’un crescendo sans vie qui s’interrompt à l’unisson des soldats retenant
leur respiration. Les soldats attendent les ordres, la Mort n’a plus qu’à croiser les bras et se
délecter du spectacle. Un silence de deux secondes, une éternité. Une astuce simple mais
redoutable dans son potentiel dramatique.

Quatre notes qui exultent et fulminent en tous sens. Un ultime sursaut d’énergie qui galvanise
l’instinct de survie des combattants. La seule façon de survivre, c’est de lutter. La seule façon
d’y parvenir, c’est d’y croire. Ce coup de dés se ressent dans l’ouragan orchestral qui balaye
hésitations et réticences. Il s’agit de vivre ou de subir son cauchemar. Les notes laissent au
moment où la vie s’échappe toutes leurs chances aux soldats, par le soin, la vivacité et la chaleur
apportée à l’orchestration. L’espoir et le courage s’expriment plus fort que jamais en pleine
folie, en pleine boucherie.

Quatre notes qui s’impatientent et mettent fin à ce jeu de massacre, se répète inlassablement
jusqu'à ce que tombent les derniers survivants. Alors seulement elles rebondissent et
s'évanouissent en réponse à leur première apparition, d'une manière plus stridente et sauvage
qui fait ressortir l'accomplissement de son noir dessin. Le combat ne fait que commencer et les
chœurs deviennent plus expressifs, plus engagés, tournés vers l’avenir, vers ce leitmotiv nommé
espoir. Parce-qu’il n’y a jamais de hasard en musique et que la vie est un éternel
recommencement, The River Crossing to Stalingrad s’achève par le même allegretto erratique,
où le désenchantement remplace l’insouciance par l’intermédiaire du pianissimo de la grosse
caisse et de la réduction des silences. La fin de quinze minutes épuisantes, magistrales, qui
préfigurent ce que sera suite : un long poème d’amour et mort.

Lumières du Joyau Noir

Comme son nom l’indique, Vassili’s Fame Spreads relate la légende fabriquée du jeune tireur
délite, et surtout la prise de conscience qu’il peut jouer un rôle essentiel dans le conflit, redonner
par son exemple le moral aux troupes soviétiques, résister face à l’envahisseur. La rencontre de
Vassili et Danilov se fait sous le signe de la révolte, James Horner se révoltant à sa manière
contre les quatre notes tragiques, avec ce coup de génie qui consiste à les détourner du côté de
Vassili. En répondant à l’ingéniosité du sniper lorsqu’il profite de chaque explosion pour
éliminer sa cible et ainsi ne pas se faire repérer, le Maestro ne lui accorde aucune légitimité
mais exprime en altérant progressivement la tonalité originelle des quatre notes toute sa colère
et sa soif de vengeance. Sous employé dans le film, le chant des patriotes qui s’en suit n’est pas
dupe de la manipulation et rétablit le temps d’une euphorie passagère l’équilibre des forces.

Beaucoup moins axé sur l’idée de rébellion, The Hunter Becames the Hunted marque la
première confrontation entre Vassili et le major Konig. Si la teneur slave et fervente des mesures
initiales révèlent l’organisation du combat de rue et des opérations exécutoires, ce renversement
des tendances est vite tempéré par la résurgence des quatre notes attribuées à Konig dès son
arrivée. La réalité de l’affrontement replonge les tireurs dans le doute qui tenaillait le jeune
Vassili dans les forêts de l’Oural, si ce n’est que celui-ci prend le rôle d’initiateur que tenait son
grand-père. Le recouvrement d’un orchestre immobile par le thème qui n’est pas encore celui
de Tania succédant au motif de la mort sert de prémisses à un duel qui tâtonne encore et sacrifie
ses premières victimes. Cette guerre des nerfs se termine en apothéose, par le biais d'un
crescendo suffocant qui écrase le spectateur de plus en plus fort, à l’image des bombardiers
allemands se rapprochant inexorablement. Grâce à cette nouvelle variation hornerienne sur la
mort punitive (qui n’a rien à envier à la puissance mécanique des Fonderies d'acier
d’Alexandre Mossolov), la musique expressive et suggestive devient interactive de par sa vision
drastique de l’anéantissement et son irrésistible attraction qui nous emmène au cœur de l’action,
nous embarque sous une pluie de bombes, une vague explosive qui se rapproche cran par cran,
au fur et à mesure que l’orchestre implose sous l’insistance des percussions et d’une ligne
harmonique parvenant à saturation. Ça décoiffe.

Quatre notes qui renaissent de leurs cendres… Dominé de fond en comble par leur résurgence
obsessionnelle, Koulikov s’apparente à une marche funèbre chargée de mauvais présages, d’un
nouveau bouleversement des forces. Si cette pièce fantomatique sillonnée par l’échec porte le
nom du personnage campé par Ron Perlman, lequel sert de lien entre les deux snipers, c’est
pour mieux brouiller les pistes. Il dessine tout au long de son avancée inexorable vers un coup
de théâtre savamment amené le portrait du tireur d’élite allemand, dont la figure acérée et le
sang froid réduit à néant les stratégies de la partie adverse. Le duel vient de faire deux nouvelles
victimes, il resserre dorénavant l’affrontement entre quatre yeux. Découragé par son statut de
gibier permanent, Vassili sait à quoi tient sa survie, à rien ou presque, à quelques centimètres.
Il prend réellement conscience que le jeu de cache-cache tourne à son désavantage. La reprise
du thème triangulaire par les bois exprime cette confusion de détresse et de résolution, de rage
et de peur qui tiraille Vassili. De cet abattement dépend la riposte.
Morceaux transitoires qui approfondissent les trois personnages principaux, la naissance de
l’idylle entre Vassili et Tania et la mise à l’écart inévitable de Danilov, The Dream et Bitter
News s’inscrivent dans la continuité du duel entre Konig et Vassili, à travers les quatre notes et
le thème triangulaire, opposition et chevauchement de motifs plus complémentaires
qu’antagonistes, mais avec un certain recul, un état des lieux indispensable pour retrouver ses
repères. Le rêve de Vassili lui donne le coup de fouet nécessaire à la poursuite de sa mission,
transformée en affaire personnelle, tandis que Tania enracine sa combativité en mémoire de ses
parents et décide de ne plus se dissimuler derrière le confort que Danilov lui octroie. Chacun se
réfugie dans son propre sanctuaire, le combat ou la résignation, l’amour ou la convoitise, la
fidélité à ses convictions. Le thème triangulaire prend dès lors une autre dimension, puisqu’il
n’y a plus de trio. La séparation est amorcée.
Maintenant que tout est à plat, les hostilités peuvent reprendre sous l’arbitrage intraitable des
quatre notes. The Tractor Factory relate cette longue scène tendue où les deux tireurs d’élite
s’observent par miroirs interposés, où le traqué n’est jamais celui que l’on croit. L’immobilisme
hypnotique de la partition est à son comble, soucieux d’équilibre entre les cadences et les motifs
martelés à outrance, illustration reptilienne de la concentration qui anime les tireurs dans leur
attitude faussement passive. L’ingéniosité reprend l’avantage sur la suffisance, l’adresse de
James Horner ressort dans sa manière de s’enrouler autour de ses thèmes comme un boa autour
de sa proie, son écriture qui serpente et s’attarde sur les moments creux pour mieux les mettre
en valeur, s’efface et s’anime là où on ne l’attend pas forcément, épouse à merveille la mise en
scène patiente, méticuleuse de Jean-Jacques Annaud. Une collusion maligne qui par son
indolence intensifie l’affrontement, gravit de nouveaux échelons dans l’art de manipuler par
l’observation.

Passé le clin d’œil à ses accords urbains (de Gorky Park à Danger Immédiat), A Sniper’s War
explore les faiblesses des deux tireurs en exacerbant les conséquences de chaque geste
accompli, ou non accompli, isolant Vassili un peu plus par rapport à Danilov et conférant au
major Konig un statut de plus en plus "inhumain", une désinvolture face à un adversaire qu’il
croit tenir entre ses mains. A ce moment du film, Konig est maître du jeu. Il place ses pions
avec application, y compris le jeune Sacha qui joue un jeu dangereux, servant de lien invisible,
puis terriblement concret, entre les deux hommes. La retenue et l’inquiétante tranquillité de
Sacha’s Risk fait office de prologue angoissant avant le dernier acte. La reprise de l’adagio de
Gayaneh, sous une variation inédite où le mystère tend à s’assombrir, traduit l’expression
hornerienne du secret qui se dévoile et libère toute la gravité de ses répercussions. Un morceau
qui se nourrit des quarante-cinq premières minutes et ne se comprend qu’à la lumière de la
dernière demi-heure. Que les Quatre notes brillent par leur absence dans la première partie de
cette pièce, cédant la place à un mouvement de contrebasses plus neutre, plus distancié, puis
des chœurs innocents qui évoquent l’inconscience de Sacha qui ne voit pas le danger venir,
exprime l’incertitude régnant à cet instant. Mais lorsqu’il dévoile sa trahison et fournit au major
Konig le moyen de triompher, Elle refait surface.

Quatre notes qui rompent l’harmonie et tombent tel un couperet, une simple trompette ruinant
tout le travail effectué et entraînant Sacha dans sa chute. A ce stade de la partition, la seule
apparition des quatre notes, même jouées piano et legato, engendre plus de terreur que les
vociférations antérieures.

Quatre notes qui insistent après un silence lourd de signification et accroissent leur emprise sur
un gibier à découvert. Une trompette, des contrebasses, quatre notes qui se perdent dans le
néant…. sombre s’annonce l’avenir.

Betrayal et son contraste avec le pilonnage des percussions qui assènent une vision atroce,
sublime un redoutable effet de mise en scène, la construction magistrale de cette longue pièce
de onze minutes qui exulte dans une conclusion désespérante où la fibre romanesque de James
Horner peut éclater au grand jour. L'heure n'est plus à la retenue mais bien à l'urgence à
l'explosion de sentiments exacerbés par la précipitation des événements. Un hurlement de
douleur qui ne se raconte pas mais se vit. De par sa façon de préparer la rédemption de Danilov,
où se fréquentent ces vieilles amies que sont la folie (introduction de cordes shostakovistes) et
la lucidité (cuivres qui partent en roue libre et se fondent dans le silence), attribuant à Danilov’s
Confession cette saveur douce-amère qui mène du sacrifice à la quiétude, du règlement de
comptes aux retrouvailles, de la violence au souvenir, de la mort à l’amour, le compositeur
excelle à extraire les émotions et résolutions des personnages. Là où d'autres livreraient une
illustration musicale indolore ou au contraire se perdraient dans un contre sens mélodramatique,
quand ils ne resteraient pas muets devant l'écran, James Horner trouve le juste équilibre. Il
s'affranchit des images tout en les transcendant, trouve sa voix en leur donnant un sens. Sa
musique procure des frissons, tout simplement. Grace à elle, les scènes finales acquièrent une
dimension émotionnelle leur permettant de marquer durablement l'imaginaire du spectateur.
Plus que jamais, la poésie du maestro exprime ce qui ne se voit pas. Plus que jamais, il pose un
regard désarmant d’humanité sur ses semblables. L’inertie du thème de la mort quand le duel
s’achève, son amoindrissement et sa disparition insignifiante, la réduction à néant du destin qui
ne s’acharnera plus aujourd’hui… tout cela participe à ce schéma de construction-
déconstruction qui dit toute la richesse, la complexité et, au final, toute la simplicité expressive
de ce poème symphonique pensé comme un puzzle où les éléments se déchaînent et se
complètent.

La Mort tire sa révérence, mais ce n’est qu’un au revoir. La musique apaise, résout mais toujours
reste ouverte vers un avenir incertain. Quant au générique de fin (un des plus beaux du Maestro),
il porte le nom de l'amour (Tania), et prend des allures de sobre requiem déroulé sur fond
d’images propagandistes. Il met d'abord en valeur douceur et chaleur de la mandoline, une
passion plus mélancolique que lyrique, en souvenir des disparus, puis monte progressivement
en puissance, décrivant l'ampleur du sujet pour enfin retomber, clarinette à l'appui, et enfin
disparaître à pas de loups. La boucle est bouclée, tout en pointillés… L'auditeur éreinté, comblé.
Ebranlé.
Non loin de la Volga, le poète du septième art avait encore frappé.

Ce texte est l'adaptation d'un article paru dans Dreams to Dream…s n°21, au printemps 2001.
Images: © Paramount Pictures / Mandalay Pictures / Reperages

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