Amiard-Chevrel Agitprop

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Cahiers du monde russe et

soviétique

Le théâtre et le peuple en Russie soviétique de 1917 à 1930


Claudine Amiard-Chevrel

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Amiard-Chevrel Claudine. Le théâtre et le peuple en Russie soviétique de 1917 à 1930. In: Cahiers du monde russe et
soviétique, vol. 9, n°3-4, Juillet-Décembre 1968. pp. 365-385;

doi : 10.3406/cmr.1968.1760

http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1968_num_9_3_1760

Document généré le 03/06/2016


LE THÉÂTRE ET LE PEUPLE
EN RUSSIE SOVIÉTIQUE

DE I917 A I93O

Le théâtre russe a participé à toutes les recherches scéniques du


début de ce siècle, à travers la réflexion esthétique et les mises en
scène d'artistes remarquables : naturalisme, symbolisme,
transposition du cubisme et de l'art abstrait, futurisme, retour aux sources
des grandes traditions des théâtres anciens ou orientaux. Stanislav-
skij, Meyerhold, Tairov, Evreinov hantent de nos jours encore bien
des artistes, et non des moindres, en Europe et en Amérique. Toutefois
en Russie, avant Octobre, ils n'étaient connus que des milieux
privilégiés des capitales, et les plus audacieux appréciés seulement par des
gens particulièrement avertis. L'écrasante majorité du peuple russe
les ignorait, en dépit des efforts du Théâtre d'Art pour être « accessible
à tous », en dépit d'un goût national pour le théâtre.
De son côté, l'art théâtral était resté en dehors des luttes sociales
et politiques qui agitaient la Russie et allaient aboutir à 1917. Le
jour même de la révolution de Février, le Théâtre Alexandrine
donnait la première de Mascarade (Maškarád) de Lermontov, dans
une mise en scène fameuse de Meyerhold — contraste fortuit, mais
symbolique.
Après la révolution, la politique gouvernementale, l'enthousiasme
spontané des masses populaires et l'activité passionnée de quelques
familles intellectuelles engendrent des rapports originaux entre le
théâtre et le peuple, et modifient profondément la physionomie du
théâtre russe. Dès les premiers mois du pouvoir des soviets, les ouvriers
et les soldats, le plus souvent d'origine paysanne, envahissent les
salles somptueuses des théâtres anciens, se ruent sur tous les spectacles
offerts. Ce public grossier, indiscipliné, mais avide, scandalise les
habitués, enthousiasme les apôtres de l'art prolétarien, étonne et
émeut les artistes d'autrefois. Stanislavskij se plaint de sa mauvaise
8
366 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

tenue, mais reconnaît qu'il « s'avéra extrêmement théâtral : il ne


venait pas au théâtre par hasard, en passant, il y entrait en tremblant,
dans l'attente de quelque chose de grave, de jamais vu »x.
Qui était ce spectateur nouveau dont on a tant parlé ? Il n'existe
encore actuellement aucune étude à son propos : origine sociale,
profession, âge, goûts, etc. Même à l'époque, des théâtres et divers
organismes officiels ont tenté de le soumettre à des enquêtes, mais sans
grand résultat, semble-t-il. On peut supposer qu'il a varié suivant
les endroits et les années, reflétant ces migrations dues à la guerre
civile, à l'exil, à l'afflux des paysans en ville lors de
l'industrialisation, etc. ; et cela ne fut pas sans rapport avec l'évolution du goût,
avec l'appréciation des spectacles et l'usage qui en fut fait. Mais
l'important est que, tenu naguère à distance du théâtre, le peuple
russe pouvait désormais le fréquenter et s'y montrait assidu. Et ce
public nouveau devint le centre des préoccupations, à la fois prétexte,
enjeu et terrain d'expérience de diverses théories et de l'action du
pouvoir.

Harcelés par des tâches plus urgentes, le Parti et le gouvernement


se sont préoccupés du théâtre sporadiquement. C'est pourquoi on
trouve de leur part quelques définitions générales et des directives
— parfois contradictoires — liées à des circonstances particulières.
Lénine voulait que toute œuvre culturelle fût imprégnée de « l'esprit
de la lutte des classes du prolétariat [...] pour renverser la bourgeoisie,
pour supprimer les classes, pour éliminer toute exploitation de l'homme
par l'homme »2. Certains ont donné de ce précepte une interprétation
étroite et rigide. Par bonheur, les décisions concrètes appartenaient
généralement à la Section théâtrale du Commissariat du peuple à
l'Instruction publique, dirigé avec intelligence et souplesse par
A. V. Lunačarskij.
La nationalisation du théâtre8, survenue seulement le 26 août 1919,
vise à éliminer les entrepreneurs privés et à établir le contrôle du
gouvernement sur la gestion des établissements, leur production

1. K. S. Stanislavskij, Sobranie sočinenij v 8-i tomah (Œuvres en 8 volumes).


I : Moja žizn' v iskusstve (Ma vie dans l'art), Moscou, Iskusstvo, 1954-1961,
P- 375-
2. V. I. Lenin, « О proletarskoj kul'ture. Proekt rezoljucii » (Projet de
résolution sur la culture prolétarienne) (8 octobre 1920), in Lenin 0 kul'ture i iskusstve
(Lénine à propos de la culture et de l'art), Moscou, Iskusstvo, 1956, p. 301.
3. Cf. « Dekret ob ob"edinenii teatral'nogo delà » (Décret sur l'unification
de l'activité théâtrale), photocopie du document dans Očerki istorii russkogo
sovetskogo dramatičeskogo teatra (Précis d'histoire du théâtre dramatique russe
et soviétique), Moscou, ANSSSR, 1954, !» PP- 26-27.
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 367

artistique et leur tenue idéologique. Des textes ultérieurs ont apporté


des précisions à ce décret, mais n'en ont pas modifié le sens général.
Dès le début, le parti communiste s'attache au théâtre comme
à un instrument de pénétration culturelle et politique dans les masses,
suivant les besoins. Le décret du 7 avril 1919 mobilise les artistes
et les techniciens du spectacle, sans distinction de sexe ni d'âge, pour
donner des représentations et mener « un travail culturel et éducatif
réglementé dans les unités du front et de l'arrière de l'Armée Rouge... и1
Bon gré, mal gré, les acteurs se sont exécutés, en dépit des conditions
de vie et de travail très dures2, voire dangereuses. La seule ville de
Petrograd a envoyé alors au front un millier d'artistes3, et parmi
eux des membres du Théâtre Alexandrine qui s'étaient mis en grève
en octobre 1917 ! Le répertoire était indéniablement culturel : classiques
(au sens très large) russes et étrangers, parfois premières pièces
révolutionnaires, de très faible qualité, il est vrai.
Il faut voir également dans une perspective culturelle la politique
de représentations gratuites ou à prix réduits, dans les meilleurs
théâtres, pour les ouvriers et les soldats. Les spectacles gratuits,
à Moscou, représentent 0,8 % de tous les spectacles en 1919-1920,
et atteignent leur maximum au cours de la saison 1920-192 1 avec
un chiffre de 362 sur 2 503, soit 14,5 %. Pour les saisons suivantes,
la proportion s'abaisse à 5 % en 1921-1922, 7,9 % en 1922-1923, puis
se maintient légèrement au-dessus de 4 % pour tomber à 2,3 % en
1926-1927. La saison 1920-1921 est remarquable aussi par le fait
que, toujours à Moscou, ce sont les grands théâtres d'État qui viennent
en tête pour les spectacles gratuits : 17,2 % de l'ensemble de leurs
spectacles, contre 13,6 % des spectacles de la Section moscovite de
l'Instruction publique (MONO) et des théâtres de quartier4. Au
cours des années suivantes, la proportion s'inverse pour des raisons
économiques évidentes.
Une autre décision avait été prise par le Commissariat du peuple
à l'Instruction publique, le 11 septembre 1919 : 75 % des places bon
marché et 10% des places chères des Théâtres Bolšoj, Malyj, d'Art,
des Ier et 2e studios du Théâtre d'Art, seraient mises en vente pendant
deux jours par les soins des organisations militaires, des syndicats

(Contribution
1. M. Andrianova,
à l'histoireКduistorii
théâtreteatra
au front
na fronte
pendantv la
period
guerregrašdanskoj
civile), Moscou-
vojny
Leningrad, Trudy gosudarstvennogo central'nogo muzeja im. Bahrušina,
Iskusstvo, 1941, pp. 77-78.
2. A. A. Mgebrov, Žizn' v teátre (La vie au théâtre), Moscou-Leningrad,
Academia, 1929-1932, II.
3. M. Andrianova, op. cit., p. 92.
4. Chiffres empruntés à M. I. Mogilevskij, « Moskovskie teatry v cifrah »
(Les théâtres de Moscou en chiffres), in Teatry Moskvy 1917-1927 (Les théâtres
de Moscou de igiy à 1927), Moscou, izd. Rabotnik prosveščenija, 1928, pp. 13-14.
368 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

et du soviet de Moscou1. La conférence de la Section d'agitation et


de propagande du Parti (Agitprop), consacrée au théâtre en mai 1927,
exigeait que 50 % au minimum des places des théâtres et des cirques
soient réservées, par billets de faveur, aux ouvriers et réclamait l'achat
« planifié » de spectacles entiers par des syndicats2.
Malgré ces efforts, la question du prix des places qui limitait
l'élargissement du public, est périodiquement soulevée, ainsi que celle
de l'imposition des théâtres qui permettait de favoriser certaines
catégories de spectacles par rapport à d'autres3. En dépit de certains
dégrèvements, les impôts pesaient encore trop lourdement sur les
prix des théâtres de qualité artistique élevée. En ce sens, la politique
gouvernementale a manqué de cohésion et semble avoir connu, elle
aussi, les éternels tiraillements entre l'Instruction publique et les
Finances...
La mission de propagande du théâtre demeure pourtant un souci
constant du Parti, démuni des moyens que nous connaissons
maintenant, et condamné par les circonstances à un effort gigantesque
d'explications et de persuasion. Le rappel de cet aspect du théâtre
survient toujours à des moments difficiles. Dès l'hiver 1918-1919,
des brigades théâtrales ont sillonné les campagnes pour inciter les
paysans à livrer leurs céréales et juguler la famine. Le VIIIe Congrès
du Parti (18-23 mars 1919) officialise le fait dans une résolution
relative « à la propagande politique et au travail culturel et éducatif
à la campagne »4. En 1920 le Commissariat du peuple à l'Instruction
publique prend le contrôle des troupes d'agitation, les organise sur
une vaste échelle, les dote d'un répertoire composé à la hâte, plus
proche des affiches animées que du théâtre5. C'est ainsi que des troupes
mobiles spécialisées ont donné 703 spectacles dans l'Oural et en
Bachkirie, 555 en Sibérie et 1 520 dans les gouvernements de l'Altaj,
d'Omsk et de Semipalatinsk, pendant la campagne 1920- 1921e. Ces
troupes étaient constituées de professionnels, d'élèves-comédiens,
d'amateurs des cercles.

1. A. Rodionov, « Materiály к istorii teatral'nogo zakonodatel'stva 191 7-


1927 » (Matériaux relatifs à l'histoire de la législation des théâtres de 1917
à 1927), in Teatry Moskvy..., op. cit., p. 118.
2. Puti razvitija teatra (Les voies de développement du théâtre), Moscou-
Leningrad, Stenografičeskij otčet i rešenija partijnogo soveščanija po voprosam
teatra pri agitprope CK VKPb v mae 1927, Tea-kino-pečať, 1927, pp. 513-514.
3. A. Rodionov, art. cit., pp. 109-110.
4. Kommunističeskaja Partija sovetskogo sojuza v rezoljucijah i rešenijah
s"ezdov, konferenci] i plenumov С К (Le parti communiste d'Union Soviétique
d'après les résolutions et les décisions des congrès, des conférences et des plenums
du Comité central), Politizdat, 2e éd., 1953-1959, I, p. 451.
5. Cf. Teatral'naja prodagitacija (L'agitation théâtrale pour le ravitaillement) ,
Moscou, Giz, 1920, fasc. 1, 38 p.
6. Očerki istorii..., op. cit., p. 151.
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 369

Le XIIe Congrès du Parti (17-25 avril 1923) développe le principe


d'un théâtre de propagande, au moment où la NEP trouble les esprits :
« II faut poser dans la pratique la question d'utiliser le théâtre pour
une propagande de masse systématique de l'idée de lutte pour le
communisme »x — y compris la propagande antireligieuse, en utilisant
surtout les moments héroïques de la lutte de la classe ouvrière.
Naturellement, les excès furent nombreux, et au nom de la diffusion
des idées révolutionnaires, des militants zélés, mais ignorants, ont
anéanti l'essence artistique du théâtre. Des hommes d'autrefois,
comme Stanislavskij, s'en affligèrent2 ; la conférence de Y Agitprop
elle-même s'en inquiéta : tout en persistant à apprécier le travail des
théâtres d'après sa portée sociale et politique, elle réclamait que
l'agitation et la propagande s'accomplissent suivant des procédés
artistiques propres au théâtre8.
Le problème du répertoire s'était en effet posé dès les premiers
jours et demeura longtemps aigu. Les pièces révolutionnaires sont
apparues peu à peu et leur qualité s'éleva très lentement. L'attrait
des pièces faciles, mais politiquement nulles, voire nuisibles, n'était
pas non plus un danger négligeable. Et quand on eut cessé de faire
un appel immodéré aux classiques russes et étrangers, le public
n'accepta pas toujours aisément les pièces qui plaisaient au
gouvernement.
Au cours de cette même conférence de V Agitprop, R. A. Pelše
signala que dans 35 villes de province, sur 889 pièces montées, 166
(19 %) étaient soviétiques, 166 (19 %) classiques, et les 557 autres
(62 %) étaient simplement de mauvaises pièces, « pour la caisse »4.
A la même conférence, V. G. Knorin se plaignait que des pièces
soviétiques de qualité, comme Zagmuk, Ljubov' Jarovaja, Le soufflé
(Vozdusnyj pirog), n'arrivent à remplir que 25% des salles, alors
que des pièces grivoises, comme Henri de Navarre ou Maris de tous
les pays, unissez-vous (Muz'ja vseh stran, ob"edinjajtes' ), faisaient salle
comble. C'était le cas par exemple de la première de ces pièces à
Ivanovo- Voznessensk, où 50 à 60 % du public était ouvrier5. Le
recueil Les théâtres de Moscou içij-iç2J* fournit des indications
tout à fait concordantes : il dresse une longue liste du nombre de
spectateurs, du nombre de représentations, du nombre de saisons

1. Kommunističeskaja Partija..., op. cit., pp. 740-741.


2. K. S. Stanislavskij, Moja iizn''..., op. cit., p. 394.
3. Puti razvitija teatra, op. cit., pp. 479-480.
4. Ibid., p. 69.
5. Ibid., p. 63.
6. « Repertuar dramatičeskih teatrov 1919-1920/1926-1927 » (Répertoire
des théâtres dramatiques de 19 iq- 1920 à 1926-1927) ; et V. Filippov, « Repertuar
oktjabr'skogo desjatiletija » (Répertoire de la décennie d'octobre), in Teatry
Moskvy..., op. cit.
370 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

pour chaque pièce jouée à Moscou. Afin de comparer, nous avons


calculé le nombre moyen des spectateurs et des représentations par
saison, et le nombre moyen des spectateurs par représentation pour
quelques pièces fameuses à divers titres. Pour nous en tenir aux
œuvres dramatiques (à l'exclusion de l'opéra, de l'opérette et du
ballet), le tableau suivant révèle assez les réactions du public :

Quelques chiffres de fréquentation.

Nombre moyen de
Nombre
Titre des pièces de spectateurs
représentations spectateurs par
saisons par saison
par saison
représentation

L'oiseau bleu 41 40 130 975


Revizor 31 30492 979
Princesse Turandot 68 28747 423
Le cocu magnifique 26 8234 316
Le soufflé 50 45376 901
La tempête (Štorm) 40 22755 562
Nicolas Ier et les décem-
bristes (Nikolaj I i deka-
bristy) 16 14952 906
Stenka Razin 14ОЗЗ 968
Les jours des Turbin (Dni
Turbinyh) ю8 113 409 i 050
La ville encerclée (Gorod
v kol'ce) 84 102 719 1 223
Ljubov' Jarovaja 89 59 743 671

Les spectacles de distraction pure triomphent ; les pièces


historiques remplissent les salles. L'esthétisme du Cocu magnifique n'atteint
pas le grand public. Si nous laissons de côté Les jours des Turbin dont
le public ne venait pas des faubourgs ouvriers, il apparaît que La ville
encerclée, sur la défense de Caricyn présentée en 1921, presque à chaud,
connaît un énorme succès ; Le soufflé, satire de la NEP, daté de 1925,
jouit d'un résultat satisfaisant. En revanche, le succès médiocre de
Ljubov' Jarovaja prouve un désintérêt certain pour les problèmes
de la guerre civile ou peut-être une certaine manière de les présenter,
malgré la multiplication des représentations dans le vaste Malyj.
Il ressort de ces exemples que la censure n'était pas aussi féroce
à ce moment qu'elle le fut par la suite. Elle était d'ailleurs une
institution relativement tardive. La Section théâtrale du Commissariat
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 371

du peuple, dès sa création début 1918, avait simplement constitué


une commission (à la subdivision de Petrograd on trouvait alors des
noms aussi divers que A. Blok, Meyerhold, V. N. Solov'ev, A. Remizov)
qui proposait à l'édition et à la mise en scène les pièces anciennes
ou nouvelles qu'elle jugeait propres à un théâtre populaire. Il fallut
attendre le 9 février 1923 pour qu'un décret du Conseil des
Commissaires du peuple instituât un Comité pour le contrôle du répertoire
( Glavrepertkom) 1.
En même temps qu'il veille au contenu des spectacles, le
gouvernement fait de gros efforts pour créer des théâtres dans l'ensemble
du pays. Le nombre des établissements professionnels passe de 172
en 1914 (frontières de l'époque) à 451 en 1928 (donc sur un territoire
moindre), dont 179 itinérants. Pour la seule RSFSR, les chiffres sont
de 106 en 1914 et 325 en 1928. Notons au passage la création de
théâtres dans des pays qui n'en avaient jamais eu auparavant,
comme la R.S.S. du Tadjikistan qui en comptait un en 1928 et
9 en 19332.
Le pouvoir central ne pouvait pas à lui seul résoudre les problèmes
du théâtre dans tous les domaines. Les soviets et l'armée — surtout
pendant la guerre civile — s'y employèrent activement, notamment
en créant des théâtres locaux ou d'unités, en favorisant l'éclosion
des cercles amateurs. Le soviet de Moscou fut particulièrement
dynamique et ouvrit de nombreuses salles nouvelles, effectuant une
véritable décentralisation du théâtre vers les quartiers périphériques.
Dès la saison 1917-1918, le soviet du quartier Zamoskvoreckij a son
théâtre. Le Théâtre central du soviet de Moscou, le premier théâtre
du quartier Pogožsko-simonovskij, le premier et le second théâtre
du quartier de Gor, le Théâtre du soviet du quartier de la Krasnaja
Presnja naissent au cours de la saison 1918-1919 ; le quartier Sokolniki
voit s'ouvrir successivement trois « théâtres soviétiques », avant 1920,
dans son périmètre, etc.8
Les sections politiques de l'armée sont particulièrement actives.
Toujours à Moscou, naissent en 1917-1918 le Théâtre militaire «
Aquarium », puis en 1918-1919, le Théâtre amateur d'arrondissement de
l'Armée Rouge ; en 1920-1921, le Théâtre du 3e régiment de la garde,
le Théâtre de la région militaire de Moscou « Octobre 1917 »4, etc.
La capitale n'est pas seule bénéficiaire de cet épanouissement.
La région militaire de Petrograd, au temps de la guerre civile, comptait
plus de dix théâtres permanents avec des troupes fixes. La direction

1. A. Rodionov, art. cit., p. 123.


2. Kul'turnoe stroitel'stvo SSSR (L'édification culturelle de l'U.R.S.S.),
Moscou, Gostatizdat, 1956, pp. 294-295.
3. Données empruntées à Teatry Moskvy..., op. cit., pp. 155-160.
4. Ibid.
372 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

politique du front ouest organise à Minsk en 1920 un théâtre fixe


avec trois troupes : une russe, une biélorusse et une juive1. Dans
l'ensemble, le théâtre à l'armée est un succès. En 1920, dans la flotte
et l'armée rouges, 1 210 troupes professionnelles et 911 cercles
dramatiques jouaient dans 1 800 clubs2.
La campagne fait l'objet d'un effort particulier, lié aux nécessités
du moment, principalement lors de la collectivisation. En 1927, on
crée à Moscou un théâtre rural ambulant ; les quatre pièces de la
première saison (1927-1928) sont une adaptation d'Ostrovskij, Les
fourberies de Scapin et deux pièces d'actualité sur des sujets
révolutionnaires ; la troupe parcourt 55 villages et reçoit 60 000 spectateurs
au cours de 140 représentations3. En 1929, la Maison du Théâtre
rural (Dont derevenskogo teatra) de Leningrad décide de former et
d'envoyer à la campagne 120 élèves-instructeurs4. Débuts assez
modestes, mais suivis d'un développement rapide : en 1936, en Russie,
107 théâtres jouent exclusivement pour les kolkhozes (troupes
professionnelles)5.
Tous les faits que nous avons cités se recoupent : le théâtre n'a
pas été, pour le gouvernement, un parent pauvre. En qualité de secteur
culturel, il a justifié des dépenses en argent et en énergie qui
répondaient à un besoin réel du peuple et à l'un des buts de la révolution :
la culture pour tous. En qualité d'outil de choix pour la propagande,
il a appelé une politique systématique de multiplication des
établissements et des troupes, des méthodes particulières de création.

L'épanouissement du théâtre n'est pas le fruit exclusif d'une


attitude officielle, de directives venues d'en haut. L'œuvre de l'État a
été en quelque sorte doublée par une vaste participation populaire,
sous différentes formes, à l'acte théâtral. Sans cette participation
on ne peut ni concevoir cette époque ni mesurer la politique théâtrale
du gouvernement.
L'une des grandes « inventions » de l'époque fut l'organisation
des fêtes de masse. L'idée n'en était pas propre à la Russie, puisque
notre révolution en avait organisé, que Romain Rolland en faisait

1. M. Andrianova, op. cit., p. 75.


2. Ibid., p. 92.
3. N. Gourfinkel, Le théâtre russe contemporain, Paris, La Renaissance du
Livre, 1931, p. 180.
4. Alekseev, « Teatry licom к derevne » (Les théâtres face à la campagne),
Rabočij i teatr, 38/261, 22 septembre 1929, p. ,10.
5. P. Gsell, Le théâtre soviétique, Paris, Éd. sociales internationales, 1937,
chap, ví, pp. 91-99.
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 373

une base du théâtre populaire1 et que Firmin Gémier y songea aussi2.


Aux yeux du pouvoir, ces fêtes avaient l'avantage de remplacer les
fêtes religieuses, les processions et les rituels de Pâques ou de Noël,
de leur opposer mieux pour célébrer le calendrier rouge, puisqu'elles
étaient consacrées généralement à des thèmes révolutionnaires et
notamment à l'épisode dont on fêtait l'anniversaire, et qu'elles
entraînaient des masses considérables de gens. L'exemple le plus curieux
en est peut-être celui d'Ivanovo-Voznessensk : en août 1923, on
fêta le huitième anniversaire de la grève de la ville en 1915, en faisant
intégralement revivre les événements par la population. Par la suite,
les problèmes de production ou de politique générale sont intervenus :
le Ier août 1929 à Leningrad, le thème de la fête est Guerre à la guerre !
(Vojna vojně) ; pour le douzième anniversaire d'Octobre, toujours
à Leningrad, il s'agit d'une fête industrielle. Mais il arrivait aussi
qu'à l'occasion d'une fête religieuse, on organisât une fête de masse
consacrée à la lutte antireligieuse. C'est le cas à Leningrad toujours
en 1929 : Pâques sert de prétexte à un vaste spectacle devant l'ancienne
Bourse, sur le thème : L'inquisition brûle un savant, La lutte
antireligieuse en Union Soviétique (Sožzenie inkviziciej ucenogo i antireligioz-
naja bor'ba v sovetskom sojuze).
La première mise en scène de masse eut lieu en mars 1919, dans
une salle, et fut improvisée par des gardes rouges sur le thème de
la révolution de Février. L'année 1924-1925 fut particulièrement
féconde à Moscou : 15 mises en scène de masse, comportant chacune
de 700 à 3 000 participants3. La plus souvent décrite, certainement
une des meilleures représentations du genre, est la Prise du Palais
d'Hiver, sur les lieux historiques mêmes, le 7 novembre 1920. On
avait mobilisé 6 000 personnes, ouvriers, soldats et marins, pour
jouer devant 150 000 spectateurs. L'orchestre à lui seul comptait
500 exécutants ; on avait réquisitionné camions, artillerie et même
le croiseur Aurore qui tonna comme trois ans auparavant.
De tels spectacles posaient naturellement de gros problèmes
d'organisation. Une section politique assurait la ligne idéologique
et en contrôlait l'application. Les « forces littéraires » étaient chargées

1. R. Rolland, Le théâtre du peuple : Essai d'esthétique d'un nouveau théâtre,


Paris, Hachette, 2e éd., 19:3, pp. 125-126. Sa thèse fut reprise par les
organisations prolétariennes, et par A. V. Lunačarskij, « O buduščem Malogo teatra »
(De l'avenir du Théâtre Malyj) (1924), in O teátre i dramaturgii (Du théâtre et
de la dramaturgie), Moscou, Iskusstvo, 1958, I, p. 332.
2. F. (Vémier, Revue mondiale, 1923, cité dans L'art du théâtre, Paris, Seghers,
1963, p. 296.
3. Tous les renseignements sur les fêtes de masse sont empruntés à l'ouvrage
d'O. Cehnovicer, Prazdtiestva revoljucii (Les fêtes de la révolution), Leningrad,
Priboj, 2e éd., 1931, 207 p. Par ailleurs, on peut trouver d'importants documents
photographiques dans l'ouvrage de L. Moussinac, Tendances nouvelles du
théâtre, Paris, éd. Albert Lévy, 1931, 35 p., 124 pi.
374 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

d'élaborer le scénario et de rédiger les mots d'ordre ou les textes


scandés en groupe. Les répétitions étaient réparties par quartiers
ou unités militaires et s'y subdivisaient jusqu'en groupes de dix
personnes. L'espace scénique était naturel (place, monument, portail),
permettait d'utiliser zones planes et dénivellations, et justifiait les
mouvements de groupes. Une décoration sommaire de draperies ou
de peinture laissait à l'architecture d'origine sa valeur décorative.
L'éloignement du lieu de l'action supprimait toute individualisation
des personnages. Fréquemment, des mannequins énormes et
caricaturaux symbolisaient telle ou telle force sociale (le bourgeois en frac,
gibus et cigare, le fasciste en cagoule du Ku-Klux-Klan) ou figuraient
grossièrement des politiciens bourgeois connus. Ce même éloignement
donnait toute sa valeur au mouvement, surtout au mouvement
d'ensemble stylisé, à la pose, à la pantomime collective. Enfin, il
interdisait pratiquement l'emploi d'acteurs isolés et exigeait des
groupes et des haut-parleurs, flattant le goût prononcé des artistes
« de gauche » pour les techniques et l'art collectif. Chaque groupe
portait le même costume (le leur pour les ouvriers et les militaires) ;
les répliques étaient échangées entre groupes et non entre individus,
ce qui ressuscitait une sorte de chœur antique. Le dialogue choral
était même considéré comme un lien entre le public et les acteurs,
comme un moyen de faire participer le public au jeu. Parfois, ce
public était réservé, et l'on songeait alors à disperser en son sein
des « entraîneurs » discrets pour reprendre les cris ou les chants ;
en d'autres circonstances, au contraire, il s'enflammait si bien qu'il
entrait en action : ce fut le cas à Samarkand en 1927, où le public,
invité à voir une pantomime de quatre cents participants, intitulée
Debout les damnés de la terre! (Vstavaj, prokljat'em zaklejmennyj ) , se
jeta sur les « ennemis ».
A vrai dire, tout contribuait à « chauffer » le spectateur : outre
ses souvenirs tout frais (le scénario est construit quand cela est possible,
d'après des interviews de gens ayant participé aux événements), outre
les moyens artistiques traditionnels, la réalité des accessoires (camions,
autos, pièces d'artillerie authentiques), des procédés techniques
nouveaux à l'époque étaient mis en œuvre : cinéma, jeux de lumière,
projecteurs (200 pour le dixième anniversaire d'Octobre à Leningrad),
radio, etc. L'élément lumineux et surtout l'élément sonore jouaient
un grand rôle : grossissement du son (un bruit de chaînes exprimant
l'esclavage est amplifié par des haut-parleurs), ou sa déformation
(une Marseillaise fausse pour accompagner le gouvernement
provisoire), marches funèbres accompagnant les défaites, chants
révolutionnaires et cris aux utilités diverses, hurlement des sirènes et
Internationale marquant le début de la lutte, canonnades et fusillades
ponctuant les combats, etc. Le cirque même déléguait ses animaux-
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 375

symboles. C'était l'utilisation à une échelle colossale de toutes les


formes du spectacle. Il s'agissait, avant la lettre, de spectacles « Son
et lumière » perfectionnés et actifs.
Après 1929, les spectacles de masse allèrent diminuant et finalement
disparurent. Le public était plus exigeant et fréquentait le théâtre
professionnel. Les événements s'éloignaient et les jeunes générations
arrivaient à l'âge adulte ; la scolarisation était générale. La politique
d'industrialisation commençait à porter ses premiers fruits ; les pensées
n'étaient plus tournées vers les journées glorieuses, mais vers l'avenir
qui se dessinait. Enfin, les positions officielles avaient évolué. Le
Parti avait des exigences précises en matière d'art théâtral et rejetait
au décrochez-moi-çà petit-bourgeois et anarchisant l'art collectif, les
masques symboliques, le mélange des genres. Ne subsistèrent que
les défilés et les parades sportives. Le monumental avait fait son
temps au théâtre.
Le peuple n'a pas limité son activité théâtrale à être son propre
spectacle, comme le voulait Romain Rolland1. Il a trouvé dans le
théâtre « auto-actif » (samodejatel'nyj) des possibilités beaucoup plus
riches de manifester ses dons et ses aspirations. Dans les clubs d'usine,
de quartier ou de village, et destinés à des lectures collectives de
journaux et de livres, à l'alphabétisation du peuple, à l'organisation
de ses loisirs, des sections théâtrales ont très rapidement pris naissance,
constituées par des amateurs, jeunes militants le plus souvent,
appartenant à l'entreprise, au quartier ou au village.
Leur développement fut considérable. Dès 1920, l'U.R.S.S. compte
3 452 organisations théâtrales actives2. En 1927, les cercles
dramatiques groupent 200 000 membres sur les 2 millions de personnes
participant aux activités des divers cercles des clubs8. A la même
époque, environ 100 millions de spectateurs fréquentent annuellement
leurs spectacles4.
Suivant la qualité des animateurs, ces groupes connurent des
fortunes diverses. Ils se trouvaient confrontés à des problèmes complexes :
manque de formation spécialisée, absence de répertoire propre, manque
de culture en général, pauvreté des moyens et volonté de théâtre
politique. C'est pourquoi ils ont peu à peu développé des formes
dramatiques et scéniques originales et se sont trouvés sous l'influence
directe des intellectuels extrémistes. L'activité des cercles théâtraux
est inséparable en effet de l'aide bénévole d'artistes et
d'intellectuels acharnés à promouvoir un art prolétarien, à faire du théâtre

1. R. Rolland, op. cit., p. 154.


2. H. Carter, The new theater and cinema of soviet Russia, Londres, Chapman
and Dodd, 1924, 278 p.
3. N. Gourfinkel op. cit., p. 148.
4. Klubnaja scena, I, 1927, p. 6.
CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

un instrument de lutte de classe la plus élémentaire et non plus


de culture.
Les intellectuels ralliés à la révolution voulaient exprimer les
formes abstraites, les matières rudes et le mouvement des machines,
le travail collectif des usines, mettre leur art à la portée du plus grand
nombre. Les futuristes réclamaient un art ď affiches et une littérature
de palissade. Lunačarskij leur faisait écho avec un « théâtre-affiche »
de pure propagande, un théâtre monumental1.
L'organisation qui acquit une influence prépondérante dans les
clubs et créa ses propres théâtres fut le Proletkult (Organisation
culturelle et éducative prolétarienne) dont l'histoire reste à écrire.
Fondé en septembre 1917, de recrutement composite — ouvriers,
mais surtout intellectuels et jeunes — , il prétend opposer la science,
la littérature, l'art prolétariens à une science, une littérature et un
art bourgeois. La « culture prolétarienne » doit être vierge de tout
héritage du passé, bourgeois et individualiste, nuisible au prolétariat,
ou, à la rigueur, tolère cet héritage s'il contient une protestation
révolutionnaire contre le capitalisme et l'esprit individualiste2. Ce
refus constitue l'un des points de friction du Proletkult avec Lénine8
et même avec Lunačarskij4 par ailleurs favorable au Proletkult. La
nouvelle culture doit être créée collectivement, les organisations et
établissements culturels animés collectivement. L'individu en tant
que tel se fond dans la collectivité ; il n'y a plus de personnalité que
collective. Tout ce qui touche de près ou de loin à l'individu particulier
est suspecté d'essence bourgeoise. Il en résulte dans l'art dramatique
une schématisation symbolique : les personnages représentent non
un individu typique de sa classe, avec des traits de caractère personnels,
mais un masque : l'ouvrier, le bourgeois, etc. ; ou mieux encore,
chaque classe est montrée comme un groupe d'êtres anonymes et
semblables. La foule est l'enfant chéri des animateurs théâtraux du
Proletkult : spectateur agissant, héros dramatique, elle est la base
du théâtre prolétarien parce qu'elle est la collectivité, l'anti-individu.
Comme la culture, les hommes venus du passé sont contaminés
par l'idéologie bourgeoise et pervertis par l'argent. Chaque résolution

1. A. V. Lunačarskij, « O zadačah teatra v svjazi s reformoj Narkomprosa »


(Des problèmes du théâtre en liaison avec la réforme du Narkompros), Kul'tura
teatra, 4, 5 avril 192 1, pp. 1-5.
2. Protokoly pervoj vserossijskoj konferencii Proletkulta (Les procès-verbaux
de la première conférence panrusse du Proletkult), 15-20 septembre 1918, Moscou,
Kul'tura, 19 18, 128 p.
3. V. I. Lenin, art. cit. ; et « Reč' na III vserossijskom s"ezde Rossijskogo
Kommunističeskogo Sojuza Molodeži » (2 oktjabrja 1920 g.) (Discours au
IIIe Congrès panrusse de la jeunesse communiste russe) (2 octobre 1920),
in Lenin o molodeži (Lénine à propos de la jeunesse), Moscou, Molodaja gvardija,
1954, P- 262.
4. Proletkult, 1-2, avril-mai 1919.
LE THEATRE DE I917 A I93O 377

du Proletkult exige la liquidation des théâtres anciens et condamne


les acteurs professionnels. Le théâtre prolétarien ne peut être créé
que par des hommes issus du prolétariat et constamment liés à lui.
Seuls les ouvriers peuvent exprimer le monde ouvrier, qu'il s'agisse
des textes, du jeu ou des décors ; seul l'acteur amateur peut remplir
ces conditions, car en se professionnalisant, il romprait avec son
origine et s' « embourgeoiserait ». Adaptant à la création collective
le principe de N. N. Evreinov du « théâtre pour soi », P. M. Keržencev1
considère que le rôle du théâtre prolétarien est de donner au
prolétariat le moyen de libérer son instinct théâtral. Il ne s'agit pas tant de
jouer pour le peuple que de le faire jouer et de l'aider à trouver ses
formes. D'où cette autre idée-clé du théâtre selon le Proletkult : les
spectacles improvisés. Le public d'abord doit entrer dans le jeu, y
participer. Le moment devra venir, affirme P. M. Keržencev, où Ton
ne dira plus : je vais voir une pièce, mais je vais participer à une pièce,
« co-jouer ». Les fêtes de masse nous ont déjà donné un exemple de
cette participation. Les acteurs de leur côté adoptent le principe de
l'improvisation chaque fois qu'ils le peuvent. Au cours de l'hiver
1919-1920, le Proletkult de Petrograd essaya d'organiser un cycle de
théâtralisation des Mouvements populaires et révolutionnaires en Russie
(Narodnye revoljucionnye dvitenija v Rossii) : les acteurs, une fois
suffisamment familiarisés avec le sujet, improvisaient un épisode2.
Le Proletkult admettait cependant, devant les difficultés pratiques,
de faire appel à des acteurs « de gauche » en qualité d'instructeurs,
et créa des studios-écoles (13 à Moscou dès 1918). Les acteurs y étaient
formés au sport et à la biomécanique meyerholdienne3.
Enfin, pour unir le public et la scène, le Proletkult prône un
proscenium avançant dans la salle, la suppression de la rampe, le déplacement
des acteurs dans la salle, bref une série de mesures que les « esthètes
bourgeois » de toute l'Europe avaient recommandées, pour les mêmes
raisons, une dizaine d'années auparavant !
Pratiquement, les clubs ont appliqué leur doctrine, d'une part
parce qu'ils étaient souvent animés par des gens du Proletkult ou de
tendance voisine, d'autre part parce que cette doctrine correspondait
à la pauvreté des moyens, à l'inexpérience et à l'enthousiasme des
participants, aux nécessités politiques de l'heure ; peut-être aussi
parce que le radicalisme de la démagogie ouvriériste était tentant.
Les spectacles des cercles se caractérisent par une liberté totale dans
le choix des moyens d'expression — drame, comédie, opéra ou opérette
miniatures, danse, culture physique, exercices de cirque, marionnettes,

4e éd.,
1. P.1920,
M. Keržencev,
156 p. Tvorčeskij teatr (Le théâtre créateur), Petrograd, Giz,
2. Ibid.
3. Klubnaja scena, 5, 1927, p. 9.
378 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

chant, déclamation, cinéma, affiches et graphiques animés, jeux de


lumière, etc. — et par leur mélange ; par des décors généralement
fort réduits ; par le jeu des masques (en effet, si les ouvriers et le peuple
en général sont représentés de façon naturelle, quoiqu'uniforme, les
ennemis de classe intérieurs ou extérieurs, apparaissent toujours
sous forme caricaturale, souvent accompagnés d'une musique
parodique caractéristique) ; par un mélange de symbolisme primaire dans
la forme et de réalisme politique ou de mœurs dans le choix des thèmes.
L'une des sources de ce que l'on a appelé les « petites formes »,
l'une de leurs premières manifestations, en tout cas, est la déclamation
collective, l'animation d'un poème. A. A. Mgebrov1 en situe la première
séance, organisée par le Proletkult de Moscou, le 10 juillet 1918, devant
une unité de l'Armée Rouge. La soirée était consacrée au poète
américain Walt Whitman. Le commissaire du peuple à l'Instruction publique
en personne avait écrit l'introduction pour montrer l'actualité du
poète. Les animateurs théâtralisèrent quelques œuvres de Whitman,
dont Europe. Le poème était découpé selon ses thèmes et chaque
morceau lu alternativement par une voix d'homme ou de femme, ou
un chœur masculin ou féminin, ou tous ensemble. La mise en scène était
réduite à des déplacements de groupes et le décor à quelques portraits
et à un pont de feu — symbole de l'humanité en lutte. La même année,
la propre épouse de Lénine relevait avec plaisir les avantages de tels
spectacles2.
Le genre, tout en persistant dans cette voie, s'étoffa pour donner
naissance au lit-montai (montage littéraire). Les « auteurs »
choisissaient dans une ou plusieurs œuvres littéraires, roman ou poème,
ou dans les matériaux d'archivé, dans la presse, dans des
correspondances, des discours ou des chants, des scènes ou des récits qui leur
paraissaient propices.
Un montage consacré au dixième anniversaire du Conseil central
des syndicats empruntait ses textes essentiellement à Lénine, à
M. Tomskij, alors dirigeant des syndicats, et à Ja. Fin (Vingt ans de
mouvement syndical russe 1 20 let rossijskogo profdviženija). Les
indications de mise en scène8 sont extrêmement variées : récits d'ouvriers,
déclamation collective, effets sonores, effets lumineux, bandes filmées
d'ouvriers partant au front et d'épisodes de la guerre civile, galerie
de types grotesques d'interventionnistes étrangers, jeu d'échecs vivant
pour illustrer la lutte des ouvriers avec les capitalistes, pyramide
vivante d'ouvriers portant des affiches ou bien des signes matériels

1. A. A. Mgebrov, op. cit., p. 321 sq.


2. N. Krupskaja, «Čem dolžen byť rabočij klub ? » (Que doit-être un club
ouvrier ?), Proletarskaja kul' tura, 4, septembre 1918, p. 26.
3. « Shema litmontaža : 10 let VCSPS » (Un schéma de montage littéraire :
le 10e anniversaire du VCSPS), Klubnaja scena, 1, juillet 1927.
LE THÉÂTRE DE 1917 A I93O 379

de l'amélioration des conditions de vie, scène mimée en musique de


l'aide apportée au prolétariat des pays capitalistes par les syndicats
soviétiques (un capitaliste britannique, entouré d'un évêque, d'un
ministre et du roi, attaque un mineur ; l'ouvrier russe vient derrière
celui-ci et le réconforte), etc. Certains de ces procédés rappellent
certaines tentatives ď Erwin Piscator en Allemagne à la même époque :
marionnettes caricaturales, cinéma intégré à l'action scénique, etc.1
Les thèmes politiques reviennent constamment, et 1905, le Ier mai,
Octobre, l'ouvrage de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde,
et surtout Lénine, sont les thèmes favoris. Parfois, le choix des textes
est très varié, comme ce montage de Vladimir Jahontov, La guerre1,
destiné au répertoire du Théâtre Sovremennik. L'auteur fait alterner
les textes littéraires (A. Puškin, G. Deržavin, M. Ju. Lermontov,
V. Hlebnikov, V. V. Majakovskij, M. Proust et même L'Évangile
selon saint Mathieu), politiques (Marx, Engels, Liebknecht) et les
articles de revues ou les commentaires techniques. Il y avait en tout
quinze tableaux consacrés à la guerre des gaz, aux attaques aériennes,
à l'impérialisme, au problème noir, aux grandes découvertes, à l'hôpital
militaire, au parallèle entre la corrida et la guerre, au procès de
Karl Liebknecht, à la révolte des marins de Kiel. Le montage s'achevait
par un appel aux ouvriers pour qu'ils acquièrent une bonne formation
militaire afin d'abattre la bourgeoisie.
On conçoit tout le parti qu'un cercle pouvait tirer de cette mosaïque
de textes : nombre de participants, effets de chœurs et de soli, etc.
Le montage littéraire pouvait également être improvisé. Le Proletkult
de Moscou prépara un spectacle improvisé, Le Mexicain, d'après le
roman de Jack London. Les épisodes présentés avaient été retenus
en assemblée générale et répartis entre les acteurs. Après quoi, chacun
était libre de « créer » son rôle. Le décor, fait de parallélépipèdes
jaune-citron et bleu-roi, était signé Eisenstein8. Ainsi apparaissaient
mieux les liens entre la littérature et un public illettré, incapable
d'un effort intellectuel trop soutenu, et rebuté par la difficulté des
textes qui pouvaient lui paraître éloignés de ses préoccupations.
C'est sur cette base que surgirent les Journaux vivants, Procès et
Disputes théâtralisés. A l'origine, il s'agissait d'effectuer une lecture
collective à haute voix du journal, pour les analphabètes et en raison
de la pénurie de papier. Les auditeurs avaient vite fait de perdre
pied et la nécessité se fit sentir d'illustrer, de « théâtraliser » les séances
de lecture, pour les rendre plus accessibles et plus attrayantes. Montage
de scènes diverses et, comme un journal imprimé, composé d'un
editorial, d'articles politiques, d'informations générales, de faits divers et

1. E. Piscator, Le théâtre politique, Paris, L'Arche, 1962, 283 p.


2. V. Jahontov, Vojna (La guerre), Leningrad, Priboj, 1929, 180 p.
3. Cf. Ejzenštejn, Risunki (Dessins), Moscou, Iskusstvo, 1961.
380 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

d'un feuilleton, le Journal vivant aborde tous les sujets : politique


étrangère, problèmes intérieurs, y compris les préoccupations internes
de l'entreprise ou du village. Étant donné les difficultés politiques et
techniques à la fois, certains groupes d'amateurs se sont rapidement
spécialisés dans ce genre et plus ou moins professionnalisés. Les auteurs
des sketches se livraient à un véritable travail de journaliste et
constituaient des équipes qualifiées. La plus célèbre de ces troupes fut
la Blouse bleue (Sinjaja bluza) créée en 1923 et qui joua jusqu'en
Allemagne chez Piscator, et même en Chine. Elle fit de nombreux
émules dans toute la Russie. Son activité fut considérable : en cinq
années d'existence, elle a donné 19 640 représentations en U.R.S.S.
et à l'étranger, devant 10 406 000 spectateurs ; on comptait 7 000
cercles de ce type en U.R.S.S. et 80 à l'étranger1.
Néanmoins, du fait même de leur nature et de l'évolution du
public, les Journaux vivants ne pouvaient se renouveler indéfiniment.
Les spectateurs s'en lassèrent, et dès 1928, le genre s'étiola, puis
disparut. Son rôle politique avait pourtant été de premier ordre,
en dépit des reproches tardifs et parfois justifiés qui lui furent faits
à l'époque du culte de la personnalité : symbolisme primaire, analyse
superficielle, formalisme, agitation vulgaire, et influence du Proletkult.
Les procès théâtralisés étaient construits de la même façon, sur
le schéma d'un véritable procès. Le rôle principal était dévolu au
président, car c'était de lui, de sa manière d'animer le jeu que
dépendait la compréhension du public, puisque les scènes étaient le plus
souvent improvisées ; il était entouré du procureur, de la défense et
par la suite d'accusés, d'une partie civile et de témoins. Montés souvent
à la campagne, choisissant leurs thèmes parmi les problèmes locaux,
sous forme notamment ď 'agroprocès (par exemple sur l'assolement
triennal), on les retrouvait aussi dans les établissements d'enseignement.
Parallèlement, les cercles dramatiques visaient la vraie pièce.
Incapables d'aborder le répertoire professionnel, sans pièces écrites
pour eux, les animateurs en étaient réduits à composer leurs propres
œuvres. Ils procédaient comme pour les autres genres : un canevas
plus ou moins étoffé à partir d'un fait concret (lutte pour les principes
d'hygiène, contre l'alcool, pour la culture physique, etc.) ou d'une
historiette édifiante (la lutte de classe qui sépare deux amoureux,
par exemple), laissé à l'improvisation des acteurs à l'occasion. On
retombait toujours plus ou moins dans la pièce d'agitation et l'on
se heurtait à des ressorts dramatiques grossiers et aux masques2.

1. B. Gusman, « Pjať let sinej blůzy » (Cinq années de blouse bleue), Pravda,
16. x. 1928.
2. Cf. exemples détaillés dans H. Carter, op. cit., chap. : « The Proletcult
Theatre
bjulleten' » hudožestvennogo
; aussi dans Sinjaja
otdela bluza
GPP,(revue),
I, novembre-décembre
1924-1928, ou dans
1926.Repertuarnyj
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 381

D'autres pièces restaient dans l'allégorie la plus aride comme la


Légende du communard (Legenda o kommunare) de P. Kozlov
(ier mai 1919) ou Le maçon (Kamenščik) de P. Bessalko (décembre
1918).
Cependant, les pièces écrites pour les clubs, malgré leurs
maladresses, ont élargi l'éventail des spectacles possibles. Parfois des
clubs bien organisés s'attaquèrent à des pièces destinées à des
professionnels (La prise de la Bastille de Romain Rolland ou La révolte
d'E. Verhaeren), voire classiques, en se livrant à l'occasion à un
véritable massacre (l'exemple il est vrai venait de haut I1) Dans un
long article, un certain V. Blumenfeld analyse l'exemple, remarquable
à son avis, de la mise en scène de Fuente ovejuna de Lope de Vega,
au Club central des métallurgistes de Leningrad ; il avait voulu
faire de la masse paysanne le héros principal : « Schématiser la pièce
jusqu'aux contours fondamentaux de la tragédie populaire, c'est-à-dire
la soulever au-dessus de son époque et l'approcher de la nôtre en
gommant les détails de couleur historique et nationale. »2 Le
résultat, très convaincant, affirme l'auteur, était le rejet des oripeaux
archaïques, l'exaltation du « pathos révolutionnaire » et l'apothéose
de la révolte !
L'expérience la plus achevée est celle des Théâtres de la Jeunesse
ouvrière (Teatry rabočej molodeži — TRAM). Certains d'entre eux
se sont professionnalisés par la suite ; nés d'un simple besoin de
propagande, ils ont su créer un véritable répertoire dramatique
adapté à leur public. Le plus ancien TRAM est celui de Leningrad,
créé en 1925 par M. V. Sokolovskij. Il s'était développé sur la base
d'un cercle amateur conçu en 1922 pour mettre en scène les fêtes du
calendrier rouge, des rapports théâtralisés, participer aux actions
de masse ; il avait créé son journal vivant en 1924. Son développement
fut rapide ; il fit de nombreux émules, et devint professionnel en 1928,
tout en conservant son répertoire original.
Les pièces étaient élaborées au cours du travail de mise en scène
et toujours consacrées à la vie de la jeunesse ouvrière, à son travail
dans l'édification socialiste, à son rôle pendant la guerre civile ; le
personnage central en était le collectif komsomol, paré de toutes les
vertus. Les types étaient empruntés à la vie quotidienne, mais
restaient souvent superficiels et schématiques. L'influence de Meyerhold
se fit sentir dans l'introduction d'autres éléments artistiques (musique,
radio,
L' « adaptation
lumières, »gymnastique)
des pièces classiques
et leur fusion
suscita
avec
de fréquentes
l'action dramatique.
critiques.
Néanmoins, les TRAM furent une pépinière de jeunes dramaturges

1 . A. V. Lunačarskij recommandait les adaptations ; Meyerhold non seulement


les vantait, mais les mettait en pratique.
2. Klubnaja scena, 4, 1927.
382 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

issus du peuple, très liés à la jeunesse et au komsomol. Leurs œuvres


étaient toujours l'expression de problèmes de l'heure, et, malgré
leurs faiblesses, faisaient œuvre éducatrice parmi la jeunesse : thème
du « huliganisme » (Saša čumovoj d'A. Gorbenko, 1925), de la
reconstruction d'une usine (Fabzavštorm de D. G. Tomačev, 1926), des
rapports entre les jeunes et les vieux ouvriers qualifiés [Zovi fabkom
d'I. Korovkin et S. Eršov, 1928), du komsomol dans la guerre civile
(Zorka de N. L'vov, 1927), de la famille nouvelle (MeŠčanka de
P. Marinčik, 1926).
Les jeunes aimaient beaucoup leur théâtre. Les spectacles faisaient
l'objet de discussions passionnées. Le développement prodigieux des
TRAM est significatif : 11 TRAM en 1928, 70 au début de 1930.
Rostov, Ivanovo, Voronež, Perm', Vladivostok, Sverdlovsk, Samara,
Baku, Kharkov, Minsk, avaient les TRAM les plus importants.
A Moscou, il y eut même des TRAM de quartier. Généralement, les
TRAM de province utilisaient le répertoire du TRAM de Leningrad ;
mais ils essayèrent de créer un répertoire propre, inspiré de la vie des
jeunes de leur ville. Ainsi le TRAM de Baku a-t-il monté une pièce
sur le pétrole, celui d'Arhangel'sk sur l'abattage du bois, celui de
Taškent sur le coton, l'un des TRAM de Moscou sur une usine de
construction mécanique1. L'éducation communiste de la jeunesse
était l'âme de tout travail des TRAM, aussi bien dans leurs spectacles
que dans la formation de leurs militants2.
Toutes les expériences n'ont pas été aussi heureuses. La campagne,
par exemple, s'avéra un terrain particulièrement difficile. Des cercles
amateurs y furent systématiquement créés auprès des « isbas de
lecture », dans le cadre de leur travail d'éducation politique liée à
des campagnes particulières (lutte contre les koulaks, les popes, les
guérisseurs, pour l'hygiène, les campagnes électorales, l'agitation pour
les récoltes, les livraisons, etc.).
Dans son rapport à la Conférence de YAgitprop, consacré à
l'Édification du théâtre rural8, V. N. Meščerjakov indique que les cercles
dramatiques de la RSFSR sont fréquentés par un public d'environ
20 à 25 millions de personnes par an et que sur un groupe de 113 isbas
de lecture, on en dénombrait 13 % avec des cercles politiques, 10 % avec
des cercles de journaux et 74 % avec des cercles dramatiques. Le
répertoire fut des plus réduits jusqu'à 1923 (quelques œuvres créées
par an). Mais en 1924, on en comptait 108 à l'adresse de la campagne,
et à partir de 1925, le niveau s'est maintenu à la centaine chaque

1. Očerki istorii..., op. cit., pp. 473-478.


2. Cf. le plan d'études et de production artistique du TRAM de Moscou
pour les trois années d'enseignement qu'il dispensait, in N. Gourfinkel, op. cit.,
pp. 219-223.
3. Puti razvitija teatra, op. cit., pp. 309-314.
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 383

année. Sur les 400 pièces ainsi offertes au théâtre villageois, les sujets
se répartissaient ainsi : 85 % de pièces de propagande, 10 % de pièces
de mœurs et 5 % de divers. L'auteur de ce rapport place en regard
le niveau des œuvres : 70 % de qualité artistique très faible, 20 % de
qualité médiocre, 10 % de qualité artistique satisfaisante. Encore
faudrait-il s'entendre sur la valeur exacte des qualificatifs !
Au moment de la collectivisation, le théâtre rural reçoit le renfort
de troupes professionnelles, chargées simultanément de créer et
d'entraîner les troupes locales d'amateurs — ou de troupes bien
organisées d'amateurs citadins. Il suffira de citer un exemple : pour le
Jour de la collectivisation (Den' kollektivizacii), en septembre 1929,
15 cercles d'amateurs des syndicats de Leningrad partent en kultpohod
(campagne culturelle) dans les villages, imités par des artistes
professionnels ; le mouvement vise les régions de Pskov, Luga,
Novgorod, etc.1 Mais plus que les autres, le théâtre rural manquait de cadres,
demeurait isolé et particulièrement vulnérable à l'action des éléments
bourgeois qui subsistaient à la campagne ; son public était plus
arriéré.
Par sa nature même, le théâtre « auto-actif » portait en lui les
germes de sa perte. A la longue, la multiplication des spectacles
d'agitation, une présentation bâclée maintenaient sa qualité artistique
au niveau le plus bas. Ce que l'ouvrier et le paysan inculte pouvaient
accepter en 1919, ils ne l'acceptaient plus dix ans après. Une
propagande trop sommaire et trop souvent assénée leur avait rompu les
oreilles, et ce qu'ils attendaient du théâtre, c'était une satisfaction
esthétique et une ouverture vers le monde extérieur. Les excès du
Proletkult achevaient de dérouter un public peu averti et attirèrent
les foudres officielles. Le Proletkult, à qui le Parti ne pardonnait pas
son indépendance ombrageuse, sombra avec toutes les organisations
prolétariennes en 19322. De fait, le théâtre populaire avait, à sa
manière, reflété l'évolution du Parti : la liberté de création et
d'organisation qui était la règle du vivant de Lénine — ce qui ne veut pas
dire absence de critique — fut peu à peu entravée, puis supprimée,
au fur et à mesure que le Parti trouvait son unité interne et prenait
le visage que nous lui connaissons de nos jours encore.
Les syndicats de leur côté ne se sont préoccupés des clubs que
dans la seconde moitié des années 20, justement pour contrebalancer
l'influence du Proletkult. Ils se sont attachés à en élever le niveau,
à en assurer le contrôle idéologique, tout en allégeant leur
participation aux campagnes politiques. A cet effet, ils créèrent une revue :
Scène du club (Klubnaja scena) en 1927, s'efforcèrent de veiller à

1. Alekseev, art. cit.


2. Cf. Pravda, 24.1v. 1932.
384 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL

l'éducation artistique générale des membres des clubs et fondèrent


avec le Commissariat du peuple à l'Instruction publique un « atelier »
pour former des jeunes.
Malgré dangers et défauts, les petites formations ont joué un rôle
politique important. Proches des masses par leur implantation
géographique, par leurs membres qui vivaient et travaillaient au milieu de
leurs spectateurs, par les thèmes de leurs spectacles puisés dans les
préoccupations quotidiennes, les cercles amateurs dispensaient la
bonne parole de façon plus persuasive et beaucoup plus largement
que les agitateurs ou la presse, et assuraient la mainmise du Parti
sur le public en diffusant sa vision des choses et ses mots d'ordre.

D'un point de vue plus général, les cercles ont eu le mérite d'attirer
des gens qui n'auraient pas eu la possibilité de fréquenter les théâtres
centraux et encore moins d'affronter le métier. Ils ont éveillé la
vocation de jeunes acteurs qui sont passés ensuite au théâtre
professionnel où certains d'entre eux ont fait une belle carrière, comme
B. Ščukin, M. I. Babanova, V. P. Mareckaja et beaucoup d'autres.
De la même façon, des auteurs y ont fait leurs premières armes (comme
A. N. Afinogenov ou V. M. Kiršon) et ont amené par la suite sur les
grandes scènes de nouveaux thèmes et de nouveaux personnages
nés de la vie du peuple. Les cercles assuraient ainsi un recrutement
populaire au théâtre professionnel, justifiant les espoirs des
organisations prolétariennes dans un renouvellement complet de la profession.
Du reste, par ses formes, par les hommes qui l'inspiraient, le théâtre
amateur n'était pas toujours très éloigné d'une certaine fraction du
théâtre professionnel. Par esprit militant ou par un élan généreux,
des hommes de théâtre exceptionnels trouvèrent dans les clubs un
moyen de se lier au peuple, de l'aider à s'exprimer de façon originale
et de puiser à une source fraîche des éléments d'un art théâtral
populaire. Vahtangov, pourtant gravement malade, apporta son talent
et son expérience à de nombreux clubs. Meyerhold, l'esthète des
scènes impériales, le metteur en scène du symbolisme, avait adhéré
de toute son âme à la révolution. Transposant sur scène les plus
récentes tendances des arts plastiques d'Europe et de Russie, il
s'efforçait d'exprimer le travail collectif des ouvriers, le monde mécanisé
des usines, l'idéologie révolutionnaire (jusqu'à entrecouper ses
spectacles d'actes de pure agitation). Il patronna en outre le théâtre du
Proletkult de Moscou pendant quelque temps, et surtout, il créa
en 1920 ses « Ateliers théâtraux expérimentaux d'État » (Gosudarst-
vennye eksperimental'nye teatral'nye masterskie im. Mejerhol'da) :
il y procédait à des recherches particulières pour le théâtre amateur,
LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 385

les animateurs d'une trentaine de clubs y recevaient son enseignement1.


Ses mises en scène de leur côté, par l'austérité des décors, leurs symboles
extérieurs, leur inspiration politique, donnaient des exemples aux
clubs. Ces faits montrent que la liaison du peuple et du théâtre
professionnel le plus évolué était possible, à travers le théâtre auto-actif.
L'œuvre d'un Eisenstein, frotté dès son enfance à la plus haute
culture, puis militant passionné du théâtre du Proletkult au début
des années 20, témoigne de ce qu'aurait pu devenir l'art de la révolution
s'il s'était épanoui librement. Ce n'est pas un hasard non plus si
d'excellents metteurs en scène actuels cherchent à renouer avec
l'expérience du théâtre auto-actif, dans ce qu'il avait de plus
fécond. Quand Ju. P. Ljubimov monte les Dix jours qui ébranlèrent
le monde (Théâtre moscovite de drame et de comédie sur la Taganka)
ou quand A. M. Rolamišev met en scène le poème d'E. Evtušenko,
Bratskaja GES (Théâtre dramatique de Moscou sur la Petite Bronnaja),
ils reprennent les thèmes et les procédés scéniques de leurs
prédécesseurs, et en font des spectacles parmi les meilleurs de Moscou
à l'heure actuelle. A travers ces essais, on peut croire qu'ils recherchent
la merveilleuse liberté créatrice des années 20 pour sortir de longues
années de routine.
Hélas, dans les années 30, le décalage était trop grand entre
un peuple qui accédait à peine aux formes modernes de la culture et
un art théâtral qui était l'un des plus avancés du monde. Le public
populaire se détacha des théâtres d'avant-garde qu'il ne comprenait
pas et se trouva plus à l'aise avec les mises en scène naturalistes et
les décors pompeux. Le Parti s'appuya sur ce goût du peuple — qui
aurait pu être progressivement éduqué — pour étayer ses attaques
contre Meyerhold, Tairov, etc., et passer le carcan du réalisme
socialiste et de la répression, au lieu de laisser le théâtre
révolutionnaire naître seul de la confrontation de multiples tentatives. Du même
coup, il anéantit cette fusion intime, organique, du théâtre et de la
société que tant d'hommes du métier envient à l'Antiquité ou à
l'Extrême-Orient et que théâtre auto-actif et théâtre monumental
avaient retrouvée.

Paris, 1968.
Claudine Amiard-Chevrel.

à l'occasion
1. Dans de
la Pravda,
leur 4e anniversaire.
27.vm.1g24, un article est consacré à ces ateliers,

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