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Autour de Dieu Sans L'être de Jean-Luc Marion

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Laval théologique et philosophique

Autour de Dieu sans l’être de Jean-Luc Marion


Jean-Dominique Robert

Volume 39, numéro 3, octobre 1983

URI : https://id.erudit.org/iderudit/400053ar
DOI : https://doi.org/10.7202/400053ar

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Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval

ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)

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Citer cet article


Robert, J.-D. (1983). Autour de Dieu sans l’être de Jean-Luc Marion. Laval
théologique et philosophique, 39 (3), 341–347. https://doi.org/10.7202/400053ar

Tous droits réservés © Laval théologique et philosophique, Université Laval, Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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Laval théologique et philosophique, 39, 3 (octobre 1983)

AUTOUR DE DIEU SANS L'ÊTRE


de Jean-Luc Marion *
Jean-Dominique ROBERT

RÉSUMÉ. — Jean-Dominique Robert présente succinctement les positions défendues


par Jean-Luc Marion dans son ouvrage Dieu sans l'être, et répond aux critiques que
cet auteur formule à l'endroit de la philosophie de saint Thomas d'Aquin.

J EAN-LUC MARION n'est pas un auteur facile car c'est un philosophe à la fois
prolixe, brillant et profond dont la pensée est disséminée dans quantité
d'approches convergentes où les redites sont nombreuses. Le résumer est malaisé et le
réduire à des thèses, inefficace et gratuit. Reste qu'il sera bien obligé d'admettre que le
développement de tous ses écrits est soumis à quelques choix philosophiques
capitaux.
Nous voudrions ici présenter quelques réflexions qui pourront en gros s'organiser
en fonction de quelques choix qui commanderont ainsi le dialogue.
Marion défend donc, fermement et fondamentalement, certaines propositions,
sinon comme prouvées dans le sens le plus fort du terme, au moins comme reposant
sur des bases assurées, avec nombreux textes à l'appui.
1. « Dieu ne peut se donner à penser qu'à partir de lui seul » (p. 75). C'est-à-dire :
Dieu ne peut être vraiment pensé et donc dit qu'à partir de Lui-même en
fonction de sa Parole, dont les écrits sacrés sont la trace irrécusable, et les
textes des mystiques eux-mêmes des échos authentiques, où l'amour est
témoin.
2. Par contre, le « Dieu » auquel aboutissent nécessairement toutes les méta-
physiques sont en fait des « idoles » car on y oublie que dans le contexte qui
est le leur il est impossible de parler de Dieu efficacement et avec vérité.
3. Certaines de ces métaphysiques ont comme concept central celui de Causa
sui, d'origine cartésienne, et dont le caractère idolâtrique ne peut être récusé.
Mais il existe d'autres philosophies dont le concept central et fondamental est
celui d'être. Or, là, et malgré tous les appels à l'analogie, Dieu, comme esse

* Paris, Communio-Fayard, 1982.

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subsistens, n'en est pas moins une idole que le Dieu-Causa-Sui. Et son
importance dans les discussions actuelles lui vient de ce qu'il a peu à peu
acquis l'importance que l'on sait en philosophie et en théologie. De telle sorte
qu'il a fini par empêcher «l'intelligence théologique d'envisager un nom
proprement chrétien du Dieu qui se révèle en Jésus-Christ» (p. 123).
4. Dieu doit donc, si l'on veut éviter toute idolâtrie, être libéré de la tyrannie de
la pensée de l'être avec laquelle II n'a rien à gagner.
5. «Dieu n'a pas à être l'"être" puisqu'il nous a aimés le premier, quand nous
n'étions point encore. Son vrai nom est l'Amour au sens d'Agapè. En bref,
"parce que Dieu ne relève pas de l'être, il nous advient en et comme un don".
Et ce "don n'a pas, d'abord, à être, mais à se déverser dans un abandon qui,
seul, le fait être". "Le don précède le fait d'être"» (p. 12).

Il nous semble évident que les propositions du primo, bien comprises,


peuvent être parfaitement acceptables. En première apparence en effet rien de plus
traditionnel. Le tout est de voir ce que l'on cherche à leur faire dire en fonction de ce
qui va suivre. Nous allons donc voir de suite sur quoi se fonde le secundo.
On sait que Marion a développé de merveilleuses et profondes analyses relatives
à ce qui oppose spécifiquement Y idole et Y icône. On en trouve la substance aux pages
18-34. Or, ce qui nous intéresse spécialement ici c'est que son concept du Dieu-Idole
des métaphysiques (y compris celle de Y esse subsistens) est tout entier en référence
aux résultats de ses analyses. C'est bien là d'ailleurs ce que révèle en bref le texte
suivant : « Le concept consigne dans un signe ce que d'abord l'esprit avec lui saisit
(concipere, capere) ; mais pareille saisie ne se mesure pas tant à l'ampleur du. divin,
qu'à la portée d'une capacitas, qui ne fixe le divin en un concept, tel ou tel, qu'au
moment où une conception du divin la comble, donc l'apaise, l'arrête, la fige. Quand
une pensée philosophique énonce, de ce qu'elle nomme alors « Dieu », un concept, ce
concept fonctionne exactement comme une idole » (p. 26). Dès lors, Marion peut
dire : « la mesure du concept ne provient pas de Dieu, mais de la visée, du regard » ; si
bien que c'est l'homme qui est en fait « le modèle original de son idole » (p. 26).
Fondements du tertio. En bref on pourrait le résumer comme suit. Ayant détecté
le «présupposé idolâtrique de tout discours conceptuel sur Dieu» (p. 51), il est
normal que l'on puisse dire: «Chaque preuve... quelque démonstrative qu'elle
paraisse, ne peut aboutir qu'au concept » (p. 50). Partie du concept elle ne peut que
rester à son niveau ! Et c'est bien ainsi que « la causa sui n'offre à Dieu qu'une idole ;
si limitée qu'elle ne peut prétendre ni à un culte, ni à une adoration » (p. 55). En bref:
«l'idole conceptuelle a un site, la métaphysique, une fonction, la théologie dans
l'onto-théo-logie, et une définition, la causa sui» (p. 65).
Fondements du quarto. En super bref: « L'Être ne dit rien de Dieu que Dieu ne
puisse récuser. L'Etre, même et surtout en Exode 3,14 ne dit rien de Dieu ; ou n'en dit
rien de déterminant » (p. 71). Donc « Dieu ne se dit pas d'abord et à partir de l'Être »
(p. 109).
Or c'est ici, précisément, que Marion instruit le procès de saint Thomas qui, dans
la longue controverse sur la « dénomination principale » de Dieu a apporté tout le
poids de son autorité pour faire prédominer l'être sur le bien (voir pp. 109-123). Ce

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faisant, il a contourné l'autorité de Denys et a commenté ses textes pour le tirer à soi-
même.
L'argument que saint Thomas met en avant est traduit comme suit par Marion :
« Au sens simple et absolu, Yens est antérieur aux autres (se. transcendantaux : bien
un, vrai). La raison en est que Yens se trouve compris dans leur compréhension, et
non réciproquement. Car le premier terme qui tombe dans l'imagination de
l'entendement, c'est Yens, sans lequel l'entendement ne peut rien appréhender,
primum enim quod cadit in imaginatione intellectus est ens, sine quo nihil potest
apprehendi ab intellectu» (p. 119).
À cette façon d'argumenter de saint Thomas, Marion fait remarquer ceci:
«définir Yens comme objectum de l'entendement humain implique semble-t-il
nécessairement de l'interpréter aussi à partir de la représentation ; d'ailleurs saint
Thomas introduit explicitement la conception, l'appréhension et l'imagination de
l'entendement. Donc de l'homme: Yens s'offre comme le premier vis-à-vis que
l'homme puisse appréhender comme son objet » (pp. 119-120). Or, cela n'est-il pas se
soumettre « aux prestiges de la représentation » ? Avec tout ce que suppose une telle
accusation !
Mais il y a plus : « l'appréhension thomiste de Dieu comme ipsum esse, donc sa
dénomination à partir de Yens intervient, dans l'ordre des raisons, avant que se
constitue la doctrine des noms divins, donc de l'analogie ; et d'ailleurs les difficultés
sans fin qu'a suscitées la formulation après coup d'une "doctrine thomiste de
l'analogie" n'interfèrent pas peu avec cette distorsion » (p. 120). En bref, Marion finit
par accuser saint Thomas d'avoir, « consciemment ou non —peu importe—, tenté de
soustraire Yens à la doctrine des noms divins de Denys (p. 121). Or, toute saine
théologie se doit, au contraire, de soumettre tous les concepts — ens y compris — à la
doctrine des noms divins, qui les déclare tous incapables de dire un Dieu qui les
déborde tous infiniment.
Ceci dit, il apparaît dès lors aisément que « la prétention que Yens, pourtant
défini à partir de la conscience humaine, vaille comme premier nom (de Dieu) (p. 121,
souligné par nous), ne peut échapper au soupçon d'idolâtrie ; dès lors que Yens, ainsi
référé à Dieu, s'engendre non seulement in conceptione intellectus, mais aussi in
imaginatione intellectus...» car la «puissance imaginative se forme certaine idole
d'une chose absente, voire d'une chose jamais vue» (p. 121)!
Ces prémisses étant posées, Marion en tire les conséquences suivantes : « Ce n'est
qu'avec saint Thomas que le Dieu révélé en Jésus-Christ sous le nom de charité se
trouve sommé d'entrer dans le rôle du divin de la métaphysique, en assumant
esse/ens comme son nom propre » (p. 123). Et pour finir, comme on l'a dit déjà, il en
devient impossible au théologien d'« envisager un nom proprement chrétien du
Dieu qui se révèle en Jésus-Christ» (p. 123).
Or, pour éviter cette suite de chutes dans l'idolâtrie, il importe de revenir en arrière
et de montrer qu'il faut, comme chrétien, se passer de la métaphysique de l'être,
fondement de toutes les aberrations dénoncées. Au fait, il faudrait en arriver à
« envisager l'Etre comme il ne peut lui-même s'envisager » (p. 125). À savoir comme
don, et Dieu comme l'Amour. Mais pour ce faire il faudra avec saint Paul « affoler la

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sagesse du monde» (p. 135). Et encore faudra-t-il ici être prudent et perspicace car
Heidegger n'en est-il pas arrivé, lui aussi, à penser l'être comme don! L'autrement
qu'être pour lui, en effet, c'est le don où s'exprime la pensée la plus secrète de l'Être
(p. 149). Mais ce qui fait toute la différence de l'idée de don chez Marion et chez
Heidegger est précisément que le second inclut le « donner » dans le neutre du
Quadriparîi ; alors que le premier lui donne un nom et une personnalité en l'appelant
l'Amour: un Amour libre (p. 153).
D'ailleurs, ce nom lui-même est soumis, par Marion, à la doctrine des noms
divins de Denys, selon laquelle AUCUN nom ne peut dire Dieu parce qu'il est
ineffable par essence — si l'on peut ainsi s'exprimer. Aussi bien, quand il est question
d'un Amour dans le sens (XAgapè, comme il est pris ici, il ne reste, au fond, qu'à se
taire. «L'amour à la fin ne se dit pas, il se fait. Alors seulement peut renaître le
discours, mais comme une jouissance, une jubilation, une louange » (p. 155). UAgapè
excède tout. Et la prière seule peut rejoindre l'Amour. Comme dit Marion si
justement : « Dans la prière seule devient possible une "explication", autrement dit
une lutte entre l'impuissance humaine à recevoir et l'insistante humilité de Dieu à
combler. Et sans défaite en ce combat, jamais la pensée ne remportera la moindre
victoire spéculative» (pp. 257-258).
Nous avons essayé de présenter honnêtement — bien qu'en un résumé toujours
déficient parce que résumé — les positions de Marion, et en particulier ses critiques de
saint Thomas ; lesquelles ont été faites en fonction de textes choisis par lui et
commentés de la manière que l'on a vue.
On pourrait, certes, commencer par commenter de tels commentaires ; surtout
ceux où Marion conclut que saint Thomas n'échappe pas aux déficiences graves et
aujourd'hui impardonnables de la représentation (voir pp. 119-121). Et ce, du fait que
Dieu s'engendre, pour saint Thomas, « non seulement in conceptione intellectus, mais
aussi in imaginatione intellectus » ; laquelle « vis imaginât iva for mat sibi aliquod idolum
rei absentis, vel etiam nunquam visae » (pp. 121-122). Personnellement, je crois que les
commentaires de Marion ne prouvent aucunement ce qu'ils tentent alors de prouver :
la force de l'emprise de la représentation et de Y idole sur la pensée de saint Thomas,
relative à notre saisie de Dieu en fonction de l'être comme esse per se subsist ens. Il y a
maldonne, et l'on finit par faire dire à saint Thomas ce qu'il ne pense aucunement.
Mais, restons-en là sur cette question de textes cités par Marion et essayons de porter
le débat ailleurs, en fonction d'autres textes de saint Thomas. Nous pensons qu'ils
expriment, enfin, adéquatement le fond de la pensée du saint Docteur sur le point
précis en litige.
Pour saint Thomas, c'est nécessairement grâce à des négations affectant tous nos
concepts (à fortiori nos images) et dans une saisie intellectuelle qui ne peut se départir
d'un certain état de confusion, d'indétermination et donc d'ignorance, que nous
pouvons ici-bas saisir quelque chose qui soit relatif à Dieu ou aux anges (esprits purs :
« formae separatae » ; voir In Boeth. de Trin., qu. 6, a. 3, c). Plus nettement encore : en
cette vie — et malgré la grâce de la révélation —, nous ne pouvons connaître l'essence
divine (quid est) en tant que telle. De sorte que nous sommes unis à Dieu comme à une
réalité qui nous demeure inconnue, bien que nous la connaissions mieux par la

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révélation que par la simple raison naturelle. Ainsi nous savons qu'il est un et trine, à
la fois (S. Theol., I, qu. 12, a. 13, ad 1).
Touchant notre connaissance négative, confuse et indéterminée de Dieu, tout est
déjà nettement exposé dans le Commentaire du premier Livre des Sentences (Dist.
VIII, qu. 1, a. 1, c. et ad 4). La question est la suivante : l'esse s'attribue-t-il à Dieu
comme ce qui lui convient proprement («proprie», c'est-à-dire comme ce qui ne
convient pas ainsi aux créatures) ? La réponse est claire : puisque Y esse est conçu
comme acte d'être et que la créature n'est pas son esse, alors que Dieu est identique au
sien, il faut affirmer que Y esse (ou « qui est », comme Dieu dit à Moïse) convient en
propre à Dieu. Esse est donc ce nom ineffable qui est le plus digne qui lui convienne.
Toutefois, c'est dans la réponse à l'objection 4 que saint Thomas expose très
explicitement comment nous procédons nécessairement ici-bas dans la connaissance
de Dieu : par voie de négation (« per viam negationis »). On sait en effet que tous les
noms désignent les choses sous un aspect déterminé quelconque : elles sont telle ou
telle. Par contre, l'expression « qui est » indique Y esse pur (« esse absolutum » : ab-
solutum), détaché ou, si l'on veut, dégagé de toute détermination quelle qu'elle puisse
être. De telle sorte que, quand nous disons de Dieu « qui est » ou « esse », cela signifie
(comme on l'a dit plus haut) non pas son essence (« quid est »), mais bien « un certain
océan infini d'être», comme dit Jean Damascene («quoddam pelagus substantiae
infinitae »). On voit dès lors que nous procédons nécessairement, dans la connaissance
de Dieu qui nous est possible ici-bas, par voie négative; en niant donc cette
détermination particulière, de telle sorte que subsiste alors seulement, dans notre
esprit, Y esse (« hoc ipsum esse »). Mais — et pour finir — c'est cet esse lui-même, tel
qu'il se réalise dans toutes les créatures (l'acte d'être toujours limité en elles), que
nous nions de Dieu puisqu'il s'y réalise infiniment et sans limitation aucune ! Cette
cascade de négations finit par aboutir à nous placer dans cette ténèbre de l'ignorance
selon laquelle, ici-bas, nous sommes cependant unis à Dieu de façon très efficace
(«optimum Deo conjungimur»), comme dit Denys. Et c'est dans cette espèce de
nuage (« caligo ») qu'on dit précisément que Dieu habite... Nous trouvons cette image
de nuage dans toute la tradition chrétienne.
Les précisions de saint Thomas se retrouvent dans d'autres textes. Résumons-en
quelques-uns. Tout ce que nous pouvons affirmer de Dieu ne nous permet pas de
« comprendre » ici-bas la substance divine, sinon imparfaitement ; et bien que le nom
qui lui convienne le mieux soit Celui qui est, il reste qu'il ne désigne Dieu que de façon
imparfaite, puisque la signification du terme esse reste indéterminée (De Pot., qu. 7,
a. 5, c). Ce qui constitue en effet la substance divine excède notre intelligence de sorte
qu'elle nous reste inconnue. Aussi le sommet de la connaissance de Dieu ici-bas
consiste-t-il à nous rendre compte que nous ne connaissons pas Dieu. Nous savons en
effet que ce que Dieu est vraiment excède tout ce que nous pouvons en penser (ibid.,
ad 14). C'est pourquoi tout ce que nous attribuons à Dieu à partir de ce que nous
savons des créatures doit être nié de Dieu, si bien que tout ce que notre intelligence,
conduite par ces créatures, peut concevoir de Dieu, même que Dieu existe («hoc
ipsum quod Deus est »), nous reste caché et ignoré. Dieu n'est rien comme ce que nous
pouvons l'appréhender : ni selon l'essence, ni en tant que nous disons qu'il existe (De
Div. nom., Prol.).

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JEAN-DOMINIQUE ROBERT

Il nous paraît — et le lecteur en sera juge à son tour — que cet ensemble de textes
de saint Thomas prouvent avec efficacité — et contre Marion — que Dieu en dernière
analyse, reste bien Y Ineffable: Celui à l'égard duquel Y esse même étant écarté par
négation, l'intelligence humaine reste face à la ténèbre lumineuse où l'homme ne peut
entrer que par la prière adoratrice et amoureuse ; c'est-à-dire : un engagement
personnel qui, sans rupture, transforme le métaphysicien en homme religieux, pour qui
Dieu est un Tu qu'il invoque dans cet engagement même. C'est ce que nous avons essayé
de montrer dans un ouvrage paru récemment l .
Pour terminer nous voudrions enfin montrer que toute la doctrine des noms
divins chez saint Thomas et surtout celle de Y esse per se subsistens ne s'éclaire certes
qu'en fonction d'une saine doctrine de l'analogie — mais pour autant que l'on
comprenne celle-ci en la situant à son lieu propre, dans Y édification et la présentation
d'une doctrine relative à notre façon de comprendre et de dire ce qu'est Dieu pour
nous ici-bas. Et par là nous pensons répondre aux objections de Marion déjà citées
(pp. 120-121).
Sans les opposer, certes, nous venons de distinguer, d'une part, Y édification
vécue et créatrice, chez saint Thomas, de sa vision analogique de Dieu, et d'autre part
la présentation en acte explicite et logiquement constitué de la doctrine de l'analogie.
Elle peut être mise en jeu avant même son explicitation par le logicien de service,
organisant les choses de façon postérieure à leur découverte en acte dans l'esprit
créateur de saint Thomas.
On sait en effet que les commentaires relatifs à l'analogie en soi et chez saint
Thomas forment des tonnes de papiers accumulés depuis sept siècles. Par ailleurs, on
sait moins que quelques maîtres ouvrages ont mis en avant ce qui chez saint Thomas
a permis d'arriver à des positions personnelles, et qui, en fait, fonde, fondamen-
talement si l'on ose dire, toute sa doctrine de l'analogie, je veux dire la participation
en fonction d'une doctrine de la création ; là où Dieu est Esse subsistens, donateur de
Y esse à chacune de ses créatures, qu'il meut ensuite dans l'être en fonction même de
leur nature propre — et dans le cas de l'homme librement. Le mystère de ce que l'on a
appelé la prédestination n'étant rien, en effet, que la continuation du mystère de la
dépendance du créé à l'égard de son Créateur dans le cas de la nature humaine libre et
responsable.
Dans l'ouvrage auquel nous avons renvoyé le lecteur on trouvera aux pp. 359-
360 une note 24 dans laquelle nous disons ceci, que nous nous permettons de
transcrire: Personnellement, disons, en bref, que c'est la contemplation qui fonde
l'analogie et lui donne donc sa valeur authentique; elle n'est que l'EXPREîSSION
épistémologique et logique de PACTE contemplatif. En d'autres termes : l'analogie
suppose la contemplation, et c'est cette dernière qui seule en fonde la valeur. Elle en
donne la vraie interprétation épistémologique tout en la fondant ontologiquement. À

1. Essai d'approches contemporaines de Dieu. En fonction des implications philosophiques du beau


(Bibliothèque des Archives de Philosophie, n. 38), Paris Beauchesnc, 1982. — RECTIFICATIF. — C'est
par erreur que la première ligne de l'article de Jean-Dominique ROBERT, Dieu de la philosophie, Dieu de
la religion. Dialogue avec Antoine Vergote (Laval théologique et philosophique, volume XXXVIII, 3,
octobre 1982) comportait chez Beauchemin. Il fallait lire chez Beauchesne. N.D.L.R.

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AUTOUR DE DIEU SANS L'ETRE

ce sujet, voir le bel article de Alain Gouhier: Néant, dans le Dictionnaire de


spiritualité, 1981, col. 64-72 (surtout col. 65). C'est Dieu qui appelle à la contem-
plation et qui y meut. Comme disait saint Bernard, je sens la présence du Bien-Aimé au
mouvement de mon cœur. Et c'est parce que l'amour meut dans la contemplation
chrétienne qu'on y va « plus loin » que par un type de connaissance « scientifique » ; je
veux dire ici un type de savoir spéculatif (contre-distingué, donc, du contemplatif).
Dans la connaissance par affectivité en effet, on va « plus loin » en connaissance parce
que l'objet aimé s'il est plus élevé que l'âme, n'y est pas «réduit» aux dimensions
propres du connaissant imparfait. Ce dernier se trouve projeté au-delà par le Réalisme
de l'amour et de la connaissance dont il est la base : l'amour se termine en effet ad
rem. Les PP. Simonin et Geiger ont dit à ce sujet des choses capitales et les textes de
saint Thomas sont à ce sujet particulièrement nets, sans équivoque. Sur les problèmes
de l'amour en doctrine thomiste, voir les renseignements bibliographiques fournis
par A. Wohlman, in Amour du bien propre, amour de soi dans la doctrine thomiste de
l'amour, in RT, 1981, 204-234, p. 204, note 1.
Si l'on accepte ce qui précède, on est bien forcé de dire qu'au fond l'analogie
dans son sens authentique, épistémologiquement et ontologiquement, n'est comprise
et fondée que par l'intelligence qui a atteint Dieu : le vrai Dieu et que, mystérieusement,
tout homme qui L'atteint de la sorte est mû incognito par Lui.
On voit dès lors comment métaphysique authentique et « religion », ou « mystique »
se relient nécessairement. En fin de course, la métaphysique {non point « l'académique
métaphysique» de nos manuels soi-disant «ad mentem D. Thomae ») mais la
métaphysique thomasienne réelle se poursuit normalement et je dirais tout naturel-
lement — sans coupure (comme l'avait si bien senti le grand et trop oublié Blondel)
— d'un acte existentiel concret du métaphysicien à un acte tout aussi concret et
existentiel du religieux, qui s'éveille ainsi à son terme. Il y a là un renversement
concret dans le même homme concret, dans un unique chercheur du sens du monde et
de l'être. Parti en quête de saisie comprehensive de Tout, il devient lui-même saisi par
le Tout-Autre ; dans la mesure, certes, où il se laisse saisir : car, évidemment, se joue ici
tout le mystère du refus et de l'invocation dont Marcel a si bien et abondamment
écrit.
Restons-en là et laissons le lecteur petit à petit prendre acte de la façon dont nous
croyons avoir « rétabli » dans ses authentiques dimensions la pensée de saint Thomas.
Vraiment, pour lui, Dieu — Esse per se subsistens est-il une idole, et n'a-t-il pas, au
contraire et en fait, dépassé les pièges de la représentation?

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