M. Kehl - Cristologia

Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 13

MEDARD KEHL

«ET DIEU VIT QUE CELA ETAIT BON »


UNE THÉOLOGIE DE LA CRÉATION
Avec la collaboration de HaANns-DigTER MUTSCHLER et MICHAEL
SIEVERNICH
Traduction de JOSEPH HOFFMANN
LES ÉDITIONS DU CERF www.editionsducerf.fr PARIS
2008
oo
“A. LE POINT CRUCIAL DE LA FOI CHRÉTIENNE DANS LA CRÉATION DIEU À LA
FOIS AU-DESSUS ET DANS SA CRÉATION
Nous avons déjà été confronté dans presque tous Jes pitres précédents au
problême qui consiste à dénouer dans sens ou dans l’autre le paradoxe de la
foi dans la creation qui veut que Dieu est transcendant par rapport à sa
création et inmanent en elle :

<àpropos des défis que représentent actuellement Vimage olutive du monde


et image déiste de Dieu;
lors de la présentation de Pidée biblique du médiateur lacréation dans la
littérature sapientiale et dans la théologie istologique de la création dans le
Nouveau Testament; - à propos de la récusation déterminée de V'idée néo-
atonicienne de 1 émanation par la patristique ;
“—à propos de la discussion concernant la valeur perma- pente de Vidée
métaphysique de Dieu face à certaines fendances actuelles allant dans le
sens d'un discours trop
fhropomorphique concernant Dieu.
• De fait la question décisive à I'adresse de tous les discours concernant la
création au sein du christianisme aussi bien qu'en dehors de lui semble
Etre celle-ci : Comment considères-tu le rapport entre Dieu et le monde
lorsque tu parles de creation? Dieu et le monde conservent-ils alors
réellement leur originalité de réalités à la fois distinctes l’une de l’autre
et cependant liées de façon inséparable ? il faut faire appel à tout l’art de
la pensée et du discours en matière de théologie de la création si l’on
veut mettre en rapport le Créateur et la créature d’une manière telle
qu'ils ne se font pas face (de façon déiste) selon une relation d'altérité
voire de concurrence oú ils se démarquent l’un de Iautre, mais selon une
difference qui permet en même temps l’unité la plus intense sans pour
aurant l’abolir dans l’identité de façon panthéiste ou « pancosmique » («
tout est monde ou nature »). Nous essaierons de: nous approcher d'une
réponse possible en trois étapes.
I. DIEU, LE TOUT AUTRE PARCE QUE LE NON-AUTRE

La tradition théologique et mystique s'est emparée de multiples maniéres de


ce paradoxe central de la théologie de la création. C'est ainsi que Maitre
Eckart (vers 1260 jusque vers 1328) et Nicolas de Cuse! (1401-1464) par
exemple, et beaucoup de théologiens modernes aprês eux (Hans Urs vo
Balthasar, Romano Guardini, Gisbert Greshake, Hans Kessle entre autres),
expliquent sous une forme analogue que Dieu est le tout autre (totaliter
aliud) différent du monde et de tou ce qui s'y trouve pour la raison surtout
qu'il est le non-autre (non aliud) par rapport à lui. Cela signifie que Dieu est
l’unité la plus simple qui contient en elle-même toutes les differences, qui les
embrasse, qui les fait jaillir d'elle-même comme une source, et qui pour cette
raison peut être trouvée dans toutes choses ; il est la coincidence de toutes
les différences (coin cidentia oppositorum) qui se diffuse de façon libérale.
C'est pourquoi seul Dieu habite si intimement dans toutes les réalités créées
qu'il s'en distingue «tout autrement » que les réalités créées les unes des
autres.
De ces réalités créées il faut dire en effet: !'une n'est pas simplement 'autre;
l’âme ou la conscience de soi) par exemple n'est pas le corps bien q'elle soit
inséparablement unie au corps.
Cependant on ne peut pas parler de cette maniere-lá du Créateur qui habite
dans ses créatures. Si l’on fait la comparaison avec la maniêre dont les
réalités créées se distinguent les unes des autres et s'unissent les unes aux
autres. Dieu n'est pas «l’autre » par rapport au monde, il n'est pas
simplement « autre », mais tout autrement « autre ». Pour Augustin, Dieu qui
est la source de son être est « plus intérieur » à chaque créature « qu'elle
I'est à elle-même » — et pourtant il n'en est pas une partie, et il ne lui est
aucunement identique ! Au contraire, pour reprendre encore les mots d'
Augustin : il est «plus élevé que les cimes de moi-même! ». Cela signifie qu'en
raison précisément de son immanence créatrice, unique en son genre, en
toutes choses par quoi le monde dans son ensemble et dans son détail peut
devenir « symbole », « sacrement de la création » de Dieu, Dieu est
également tout autre que ce monde; il lui est si transcendant (sans être loin
de lui) que le monde à partir de lui-même peut renvoyer entiêrement à lui. le
donateur de tout ce qui est bon. «La creature n'est pas Dieu, mais son don ;
mais en donnant réellement ce don, Dieu y donne son acte de donner, dans
l’acte de donner il donne son être-donateur : il se donne comme donateur et
se donne ainsi lui-même.»
C'est en cela que consiste le paradoxe de I'être-dans-le- monde de Dieu
(immanence) et de son être-ar dessus-du
1 Tu aurem eras interior intimo meo et superior suunmo meo » = Mais toi, tu
étais plus intime que I'intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de
moi-même (AUGUSTIN, Conf, HI, 6, 11); voir égale- ment E. REIL, «“... Dass
wir auf Erden niemanden unseren Lehrer nennen.” Selbstverstiindnis und
Sendung des Lehrers nach Augustins Schrift De magistro », Lebendiges
Zeugnis, 54, 1999, p. 90-99.
2.J. SpLETT, «Bei Nicolaus Cusanus in der Schule », p. 221. R. Guardini dit cela
de la maniêre suivante: Dieu «n'est pas moi — mais i] nºest pas non plus
Pautre. Ces deux propositions, je ne peux les énoncer ensemble d”aucun être
hormis lui. Ensemble elles sont dans un certain sens sa définition » (R.
GUARDINI, Glénbiges Dascin.
te Annalume seiner selbst, p. 75). Mais si nous parlons néanmoins de
leu comme « Fautre ». c'est uniguement « pour échapper au dange- Teux
contresens d"une identité entre Dieu et "homme » (R. GUARDINL, Welt und
Person. p. 4]; trad. fse p. 45).
monde (transcendence): les deux se conditionnent et se renforcent
mutuellement. Le caractêre unique de son immanence et le caractêre unique
de sa transcendance n'entrent donc pas en concurrence I’un avec l’autre,
mais ils se servent mutuellement. Pour l’existence du monde cela signifie que
sa dépendance vis-à-vis de la donation de soi débordante et créatrice de Dieu
et vis-à-vis de sa présence continuelle en lui ne diminue pas le moins du
monde sa consistance propre en tant que réalité finie, en tant que don
différent de Dieu; au contraire elle la rend possible et la fortifie. Par
conséquent, si on défait de façon unilatérale ce paradoxe de Dieu qui est
dans la création et au-dessus de la création, on défait par là même fa notion
chrétienne de Dieu et de la création.

II. PAN-EN-THÉISME CHRÉTIEN

Peut-on présenter cela de façon plus claire ? il me semble qu'un modéle de la


création pan-en-théiste compris en termes chrétiens (tout en Dieu) pourrait
nous apporter une aide. On le perçoit déja chez Paul, dans son discours
célêbre à l’aréopage: «C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et
être» (Ac 17, 28), de même que dans la grande hymne au Christ de l’épitre
aux Colossiens : « En lui [le logos
1. Voir E. PrZYwaRA, Analogia entis. Metaphysik, Munich, 1932; ID.,
Deus semper maior. Theologie der Exerzitien, Fribours, 1938.
2.Le concept provient du philosophe de lidéalisme allemand K. Ch. F.
Krause (1781-1832) «qui veut articuler ensemble la consis- tance propre de
la réalité empirique et Fimmanence du monde en Dieu,
ou Vautotranscendance divine et |histoire », nous dit E. TIEFENSEE -
(art. « Pantheismus », dans LTAKS, 7. col. 13188. : cit. col. 1319); voir
également H. KESsLER, art. « Schôpfung V », dans LTHKS, 9, col. 2335
Ip., « Gott, der kosmische Prozess und die Freiheit », dans G. FucHs et H.
KEssLER (éd.), Gott, der Kosmos und die Freiheit, Wúrzburs. 1996, p. 189-
232, surtout p. 200-21] ; J. MACQUARRIE, art. « Panentheismus »»
dans TRE, 25, p. 611-615; voir également J. MOLTMANN, Gott in der:
Schópfung, Munich, 52002, p. 106-115 (trad. fse Dieu dans la création.
Traité écologique de la création, Paris, 1988, p. 129-141).
LE POINT CRUCIAL DE LA FOI CHRÉTIENNE... 339
préexistant] tout a été créé » (Col 1. 16). Chez Jésus Sirach déja le sage de
l’Ancien Testament. il est dit à la fin exubérante du chant qui loue la
splendeur de Dieu dans la nature: « Nous pourrions dire bien des choses sans
arriver au bout, le point final de nos discours, c'est: il est le tout» (Si 43, 27).
Mais si nous existons nous-mêmes aussi comme des créatures différentes de
Dieu, lui devant notre existence et chantant sa louange, c'est uniquement
parce que Dieu qui est la plénitude infinie de toute vie, de tout ce qui est
bon, vrai et beau, accorde au monde fini un « espace » qui lui permette
d'exister de façon autonome. Non pas un espace «à côté » de lui; cela ne
peut pas exister pour le Dieu infini. Mais bien un espace en lui-même, qui
distingue clairement l’un de l’autre Dieu et le monde (en tant que Créateur et
en tant que créature), et qui pourtant, en même temps, les unit plus
intimement qu'il n’est possible de le penser.
Ii ne faut pas se représenter cela en ce sens que Dieu devrait pour cela
restreindre sa plénitude et se limiter lui- même; ce serait une maniêre de
penser trop anthropomorphique, qui diminuerait la grandeur de Dieu !. Non,
l’idée d'une création en Dieu n'a de sens que parce que et dans la mesure oú
toujours déjà Dieu est pur amour qui accorde de l’espace et qui libére. Pour
I'être il n'a pas besoin de commencer par se limiter, comme si sans la
création il n'était pas encore un tel amour mais une sorte de « monstre
ontologique » (au sens de la potestas absoluta nominaliste)
1. Ainsi par exemple dans le mythe de la création de H. Jonas, qui y
reprend Fenseignement de la mystique rabbinique concernant le
“imzum, Pautolimitation de Dieu: H. JONAS, Der Gotiesbegriff nach
Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, 1984 (trad. fse Le Concept de Dieu
aprês Auschwitz. Une voix juive. Paris, 1994): G. ScHoLEM, ÚUber
einige Grundbegriffe des Judentums, Francfort-sur-le-Main, 1970:
2. MoLTMANN, Gott in der Schoópfung, Munich, 2002, p. 98-103 et 166
(trad. fse Dieu dans la création, p. 120-129 et 207 s.); beaucoup de
théologiens anglais ou américains qui suivent plus ou moins la théo-
Ogie du process, soutiennent cette théorie de Pautolimitation de Dieu
dans la création, ainsi W. H. Vanstone, B. Hebblethwaite, K. Ward, J,
Macquarrie, P. Fiddes et d'autres; voir à ce sujet: 1. G. BARBOUR,
Wissenschafi und Glaube, Gôttingen, 2003, p. 435-439 et d45-451.
340 COHÉRENCE SYSTÉMATIQUE
qui, « pour commencer », revendiquerait pour lui seul tout « l’espace » de
l’être. En tant que pur amour et rien d’autre qu'amour, Dieu peut accorder
depuis toujours à l’autre que lui-même, au monde fini, cet espace dont il a
besoin pour pouvoir exister, sans avoir à limiter pour autant sa grandeur et
sa puissance ; et cela sans que ce monde se dissolve pour autant dans le
divin, sans qu'il soit «absorbé» par lui ou qu'il tombe dans une hétéronomie
aliénante qui restreindrait son autonomie ; de telles représentations
resteraient bien en deçà de la compréhension chrétienne de la création.
À partir de là la « foi qui cherche à comprendre » se voi ouvrir la voie qui
conduit vers une compréhension trinitaire de Dieu et de la création. C'est de
là que doit partir toute théologie chrétienne de la création sans réduction, et
c'est là qu'elle doit conduire. Pourquoi ? Parce qu'une liberté divine qui ouvre
en elle-même un espace à ce qui est le plus contraire (à savoir Dieu et le
monde) n'est possible qu'à cet amour qui en lui-même, et à partir de son
essence même, ouvre depuis toujours déjà un espace à l’altérité entre Dieu
comme « Pere » et Dieu comme « Fils » — dans «l’Esprit» de Dieu
précisément qui les distingue et qui les unit. De même seul un tel amour
divin peut contenir en lui-même l’autonomie infinie et l’autonomie finie
allant jusqu’à la possibilité d'une liberté rebelle chez la créature, et les unir
ensemble de telle maniêre qu'aucune des deux parties ne soit absorbée par
l’autre. C'est dans cet espace de l'amour de Dieu préparé de toute éternité
que le monde est inséré de par sa création. C'est là qu'il trouve l’espace qui
lui est propre de maniêre à pouvoir y vivre, s'y mouvoir et être en tant que
monde.

C'est dans ce lien entre théclogie de la création et théologie de la Trinité sans


doute qu’on pourra maintenir le mieux l’équilibre du paradoxe de Dieu à la
fois au-dessus et dans la création. Thomas d' Aquin formule ce point essentiel
de façon brève et concise : « La connaissance des personnes divines est
nécessaire [...] pour nous faire penser juste au sujet de la création des
choses!. »

III. LE DIEU TRI-UN CRÉATEUR DU MONDE

«Dieu est amour» (1 Jn 4, 8) - une interprétation trinitaire.

Comment comprendre alors qu'en tant que creatures nous vivons en Dieu et
que pourtant nous ne sommes pas Dieu ou une étincelle divine, une
manifestation ou une émanation divine, mais des êtres distincts de lui
auxquels a été conférée l’autonomie ?
Le mot clé déterminant a déjà été prononcé : ce paradoxe n'est pensable que
si Dieu est amour qui accorde en lui-même de l’espace à ce qui est autre.
C'est ainsi que la signification de l’affirmation majeure de Jean concernant
Dieu devient pleinement intelligible : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8).
Dieu n'est pas cela d'abord parce qu'il a créé le monde comme le vis-à-vis de
sa relation aimante; dans ce cas, en effet, il aurait besoin du monde de façon
nécessaire et surtout de nous-mêmes, les êtres humains finis, de maniêre à
pouvoir aimer réellement et être ainsi véritablement Dieu — une notion de
Dieu qui n'a pas de sens et qui est contradictoire en elle-même ! Non,
confesser que Dieu est amour signifie que l’amour est son essence la plus
intime, indépendamment de toute relation à la créature finie. Dieu ne crée
pas le monde pour pouvoir l’aimer, mais parce que depuis toujours déja il est
amour et parce qu'il veut faire participer le monde à la joie débordante de
cet amour.
Que signifie ici: « Depuis toujours déjà il est amour » ? À qui ou à quoi se
rapporte cet amour de Dieu ? Il ne peut pas être pensé comme simple amour
de soi, car cela conduirait à nouveau à l'absurde le discours sur Dieu comme
amour, et n’expliquerait jamais la possibilité même de la création, et à plus
forte raison sa réalité.
im
À Voir également Benoir XVI, encyclique Deus caritas est aux evêgues, aux
prêtres et aux diacres, aux personnes consacrées et à tous es fidêles laíques
sur amour chrétien, Paris, 2006.
342 COHÉRENCE SYSTÉMATIQUE

La meilleure manière d'échapper à toutes ces apories est de comprendre la


signification de l’affirmation : « Dieu est amour » telle qu’elle est devenue
manifeste dans l’histoire de la vie de Jésus, et avant toute chose dans la
relation de réciprocité entre lui-même et le Dieu d'Israel qu'il appelle son
Père (abba). En raison de cette relation unique en son genre,
la foi chrétienne voit en Jésus «l’image », la « parole », le «Fils », c'est-à-dire
l’autorévélation du Dieu caché. En lui, en sa personne et en son oeuvre, Dieu
se donne à voir à nous tel qu'il est en lui-même, dans son essence véritable.
C'est là la prémisse déterminante de l’image chrétienne de Dieu.
Mais qu'est-ce qui se donne à comprendre concrétement concernant Dieu à
travers la relation entre Jésus et son Père? D'un côté, Jésus se sait
entièrement un avec le Pêre et sa volonté ; c'est à partir de lui et en
référence à son règne que Jésus vit sa vie; il lui fait confiance de façon
absolue et — rempli et conduit par le Pneuma de Dieu porteur de salut il se
laisse envoyer en vue du salut du monde et se consumer jusqu'à l’extrème ;
sur la Croix, il remet ce Pneuma aux siens (voir Jn 19, 30), et il demeure
auprès d'eux comme le « premier né d'entre les morts », les rassemblant et
les envoyant dans cet Esprit — jusqu'à ce qu'il «revienne » dans la gloire du
Pére pour l’achèvement du monde.

C'est pourquoi I' évangile de Jean peut dire de Jésus: « Celui qui m'a vu a vu
le Pêre », le Dieu caché et révélé en Jésus (Jn 14, 9).
D'un autre côté, Jésus ne cesse de renvoyer les hommes au-delà de lui-même
vers le Pere: celui-ci seul est la source du salut; c'est à lui seul que sont dus
honneur et action de grâce. À la différence d' Adam, le type de "homme
pécheur,. Jésus ne succombe pas à la tentation de vouloir être comme Dieu.
Tout en étant profondément un avec le Pêre, Jésus n'efface jamais la
différence entre lui-même, le Pere et l’Esprit donné par lui: dans ce même
Esprit-Saint le Fils
1. Sur le fondement de la foi en Dieu trinité dans "expérience histo-
rique avec Jésus, voir W. KaspER, Der Gott Jesu Christi, Mayence, 1982
(trad. fse Jésus le Christ, Paris, 1976); B. FORTE, Trinitiit als Geschichie, g
Mayence, 1982 (trad, fse Triniré et histoire. Essai sur le Dieu chréttemt
Paris, 1989): J. WERBICK, art. « Trinitãtslehre », dans Th. SCHNEIDER
(éd.), Handbuch der Dogmatik, 2, Dússeldorf, 2000, p. 564-570:
J. Ackva, An den dreieinen Gott glauben, Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 53-
193.
LE POINT CRUCIAL DE LA FOI CHRÉTIENNE... 343

demeure toujours et en même temps le Serviteur de Dieu ; en tant que tel il


ne peut faire et annoncer que ce dont le Pêre l’a chargé (voir Jn 7, 16-18 et
ailleurs).
Or si dans cette relation réciproque entre Jésus et le Pêre, remplie par
l’Esprit-Saint, Dieu lui-même est révélé, que son “mystêre le plus intime s’y
donne à découvrir comme amour, “alors cette relation entre Pêre, Fils et
Esprit-Saint ainsi vécue par Jésus fait partie de l’essence intime de Dieu, de
l'auto-définition » de Dieu comme amour!. Le Dieu unique, compris “comme
pur amour, n'existe alors que sur le mode d'un amour mutuel entre le Pêre,
le Fils et l’Esprit-Saint.
L'amour un qu'est Dieu connait donc en lui-même déjà ce qui est autre ; il se
montre comme une réalité relationnelle três différenciée qui ne conduit pas
(de façon panthéiste) à trois divinités différentes, et qui ne peut pas être
ramenée non plus (de façon platonicienne) à une unité divine ultime
indifférenciée. Confesser Dieu comme amour signifie comprendre
délibérément Dieu comme vie en relation, comme amitié et comme
conversation, comme communication et communion
Cette vie en relation peut être décrite de la manière suivante, en s’appuyant
sur Hans Urs von Balthasar et Gisbert Greshake: elle englobe tout d'abord la
relation d'amour du Pêre qui est don sans limites au Fils; ensuite la relation
d'amour du Fils au Pêre qui est pure réception et qui lui répond dans la
gratitude ; et enfin la relation de "amour unifiant de l’Esprit-Saint qui donne
sa pleine résonance à la relation de réciprocité entre le Pere et le Fils et qui
pourtant préserve les différences. Cette tension indissoluble entre être-un et
être différent, déjà visible dans la vie de Jésus et qui est le fait de
L'Esprit-Saint, a pour conséquence que — pour le dire en termes humains —
la conversation entre le Pêre et le Fils ne prend
Ce et
1. Voir W. KAsPER, Jesus der Christus, Mayence, 21975, p. 203 s. (trad.
fse Jésus le Christ, p.258s.).
2. Voir surtout à ce sujet G. GRESHAKE, Der dreieine Gotr, Fribourg,
1997, p. 172-243.
3. Pour la théologie trinitaire de H. U. von Balthasar, voir W. Lóser, « Das
Sein - ausgelegt als Liebe », kaZ Communio, 4, 1975, p 410-424; M.
KEHL, Kirche als Instimution, Prancfort-sur-le-
ain, 21978, p. 270-283; M. LocnBRuNNER, Analogia Caritatis,
Fribourg, 1981; Th. Krenski, Passio Caritatis, Fribourg, 1990.
344 COHÉRENCE SYSTÉMATIQUE

jamais fin; qu'elle ne s'épuise jamais dans un perpétuel retour du même,


mais qu'elle est vécue de façon toujours nouvelle comme le don
radicalement gratuit et comme source de bonheur de leur amour!.
À partir de là il est aisé de comprendre pourquoi dans la tradition chrétienne
le caractère personnel particulier de l’Esprit-Saint est qualifié surtout de don :
en lui culmine le don mutuel du Pêre et du Fils; en lui il s'objective et prend la
forme d'un don — celle du nous constitué par le don réciproque, de la
communion en Dieu. Si allant plus loin Dieu veut se donner à ses créatures, il
habite en eux comme ce don, comme la force à même de fonder la
communion la plus intime avec Dieu et entre les créatures sans abolir les
differences.

2. La création dans l’ de l’amour trinitaire.


Que signifient ces réflexions pour notre question qui est de voir comment, en
lui-même et indépendamment de la création, Dieu peut être réellement
amour (de ce qui est autre), et donner ainsi de l’espace en lui-même à la
création, sans pour autant devoir se limiter lui-même ?
Si en lui-même Dieu est toujours déjà vie en relation, s'il réalise son essence
uniquement dans l’unité et la différence
1. L’expérience qui se trouve à l’arrière-plan de cette manière de
comprendre Dieu comme amour, qui la rend plausible et qui permet ce
discours analogique, se trouve dans le domaine des relations inter-
humaines. En effet pour nous |'expérience de l’amour n'est pas
uniquement celle d'un sentiment subjectif de sympathie, mais avant
tout celle de la capacité de s'ouvrir l’un à l’autre, d'entrer en relation les
uns avec les autres, et de nouer des liens sans niveler les différences.
Cela ne peut se faire que si cela inclut un aimer et un être-aimé
réciproques, un donner et un recevoir qui sont équilibrés ; c'est de cette
maniére seulement que les hommes font l’expérience de l’accord, de la
communion et de l’amitié — un nous qui est bien davantage que la
somme des deux partenaires. C'est pourquoi leur unité est vécue par eux
comme un don qui ne peut pas être exigé et qui ne s'épuise pas, qui
tend par lui-même à s'ouvrir et à en inclure d'autres. Pour la foi
chrétienne le modèle originel d'un tel amour réussi, le fondement qui le
rend possible, se trouve en Dieu lui-même
de trois relations également essentielles, alors il existe depuis toujours déjá
en Dieu de I'espace pour ce qui est autre et différent. Alors le monde fini
peut être créé et introduit dans cet espace infini de l’amour entre Pêre, Fils
et Esprit-Saint. Pourquoi cela se réalise demeure le mystère, caché pour
nous, de la liberté de Dieu qui accorde manifestement une très grande
importance à la réalité finie, et cela d'autant plus qu'elle sera capable de
répondre par l’amour. Dans la foi en l’amour trinitaire de Dieu nous pouvons
cependant discerner ceci:
1) Dans son origine comme dans son existence dans la durée, le monde a sa
source dans l’amour du Pêre qui se donne; il est en quelque sorte le
«prolongement » dans la finitude de la donation de soi du Pêre, éternelle et
intéreure à la divinité, dont le Fils se reçoit. Mais le Pêre, dans
la création, ne quitte pas son infinitude pour devenir fini, et il ne s'abolit pas
lui-même, mais la relation du Pêre au Fils -marquée par "amour représente le
principe qui rend possible son amour créateur pour le monde. Pour le dire
autrement : la Parole éternelle dans laquelle le Pêre se dit lui-même est
la condition de possibilité (dans le langage traditionnel: le «médiateur de la
création ») de la Parole par laquelle Dieu appelle le monde à exister. Le fait
qu'en Dieu lui-même il
1. Pour le lien entre création et théologie trinitaire, voir H. U. voN
BALTHASAR, Theodramarik, 1/1, Einsiedeln, 1976, en partic. p. 236-
246 (trad. fse La Dramatique divine, 1/1, L' Homme en Dieu, Bruxelles,
1995); Ib., Theologik, II, Einsiedeln, 1985, p. 17-138 (trad. fse La
Théologique, MW, Vérité de Dieu, Bruxelles, 1995, p. 135-1623; M.
BigLER, Freiheit als Gabe, Fribourg, 1991, en partic. p. 212-217: G.
GrESHAKE, Der dreieine Gort, p. 186 et 219-242. Dans la note 499, P.
186, Greshake explique de maniêre claire "application de la méta-
Phore de F'espace au Dieu tri-un; W. KERN, «Zur theologischen
Auslegung des Schópfungsglaubens », dans MysSal, 1, 1, 1967, p. 464-
545 (trad. fse MySal, t. VI, p. 229-336).
2. THOMAS voit lui aussi la procession du monde dans un rapport Étroit
avec la procession du Fils du Pêre : sans les identifier il appelle les
deux processio ou processius (8. Th., 1, 45, 7 ad 3 et ailleurs). Ou bien
il qualifie la création de verbum verbi, ou de vox verbi, c'est-àâ-dire de
« voix de la Parole » (Contr. Gent., 4, 13,1 Semr.,37,2,2 sol. 2 ad 3).
N trouve chez BONAVENTURE une formule similaire : « Omnis autem
Creatura clamar acternam generationem » — Toute créature proclame à
dute voix Ia génération éternelte du Fils (Hexaemeron, 11, 13). ANSELME

existe cette réalité autre divine qu'est la Parole permet de comprendre


également la possibilité de la réalité autre finie, à savoir le monde
précisément.
2) Le monde créé en Dieu peut être radicalement différent de Dieu et avoir sa
consistance propre parce qu'il est introduit concrètement dans ce vis-á-vis du
Fils par rapport au Pére, dans sa relation de l’amour qui reçoit et qui doit au
Pere d'exister: « En luí tout a été créé » (Col 1, 16). C'est de cette relation du
Fils au Pêre que la création reçoit la marque de sa distinction véritable de
Dieu et de sa consistance propre dans et par rapport à Dieu: en prenant part
(sous quelque forme que ce soit; voir Ps 104!) à l’action de grace du Fils et
en élargissant celle-ci à la réalité créée finie, elle confesse
qu'elle n'est pas Dieu et qu’elle ne veut pas être comme Dieu. Elle devient
ainsi semblable au Fils en sa forme terrestre et réalise la signification
théologique de son existence qui est de prendre la forme du Christ (voir Ga 4,
19). Pour être au service de cette destination de la création, Dieu a appelé
l’Eglise, le «signe et le moyen de Iunion intime avec Dieu et de "unité de tout
le genre humain » (LG 1).
3) Le monde peut être entièrement différent de Dieu et lui être lié dans une
unité incomparable parce que dans espace de l’amour tri-un de Dieu il à
part au don de l’Esprit-Saint.
« Créé en Dieu » signifie donc également: être introduit dans la relation
d'amour qui unit au plus profond le Pêre et le Fils.
Ce qu'atteste l'Écriture : « L'Esprit du Seigneur remplit l’univers» (Sg 1, 7)
peut être compris en termes trinitaires de la manitre suivante : « Par l’Esprit
[...] présent dans sa création, “l’autre” de la création, qui est “autre” à la
manière du Fils, le Pêre l’unit constamment à lui et l’attire à lui, » Dans
l'Esprit la création a part à la vie et à l’amour de Dieu ; mais (en sens
DE CANTORBÉRY formule de façon véritablement classique ce lien entre la
Parole intra-divine de Dieu par laquelle il se dit lui-même et
sa parole créatrice lorsqu'il dit de Dieu ; « Uno eodemque verbo dicit
se ipsum et quaecumque fecit » — C'est dans une seule et même Parole
que Dieu se dit lui-même et tout ce qu'il a fait (Monologion, 33). OR
trouvera de nombreuses attestations provenant de toute | histoire de la
théologie dans W. Kern, MySal, IL, p. 477-494 (trad, fse MySal, t. VI, p. 247-
268).
1.G. GRESHAKE, Der dreieine Gott, p. 242.
LE POINT CRUCIAL DE LA FOI CHRÉTIENNE... 347

inverse) dans l’Esprit Dieu a part également à la vie et à la souffrance de la


création. Il y a part surtout par le fait que là où, en l’homme, la création a
perverti son autonomie en résistance pécheresse contre Dieu, il lui accorde
dans l’Esprit pardon et réconciliation (voir Jn 20, 23).

C'est ainsi que l'Esprit-Saint qui « gémit» en nous (voir Rm 8, 22 s.26) se porte
garant de la grande promesse de Dieu, inscrite dans la création, à savoir
qu'un jour (pour autant qu'elle y est disposée) elle sera accueillie de façon
définitive dans cette communion parfaite avec son Créateur où toute faute
sera pardonnée, où toutes les blessures seront guéries et où toutes les
larmes seront effacées.
Un texte de Hans Urs von Balthasar, à qui je dois beaucoup concernant ces
questions, résumera encore une fois ce cheminement de la pensée (peut-
être un peu compliqué mais fondamental): «Le face-à-face “paradoxal” de la
créature avec un Dieu sans contradiction fait place à un vis-à-vis de la créa-
ture à l’intérieur du vis-à-vis éternel du Pêre et du Fils qui est le présupposé
éternel de leur rencontre, de leur amour, de leur union dans l’Espnit-Saint.
On ne peut pas dire que par là le mystêre de la création - comment est-il
possible que si Dieu est “tout”, la créature puisse être néanmoins “quelque
chose” qui n'est pas Dieu — se trouve dépassé et résolu, mais on est
en droit de dire que la dureté du paradoxe s’atténue par le fait que Dieu,
pour être amour pour nous, doit l’être d'abord en lui-même, et que le monde
trouve ainsi sa place dans le Fils comme toute la grande théologie l’a toujours
su . »

Vous aimerez peut-être aussi