Sociologie Juridique Bourdieu

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Swiss Political Science Review 20(1): 31–36 doi:10.1111/spsr.

12089

Debate

Penser le droit avec Pierre Bourdieu

BERNARD VOUTAT
Universite de Lausanne

Bien que le droit ne soit pas un objet central de la sociologie de Pierre Bourdieu, ses
travaux l’abordent de facßon recurrente, aussi bien a travers une critique du juridisme —
« le langage de la regle est l’asile de l’ignorance » — que dans ses etudes plus specifique-
ment consacrees au champ juridique (1986) ou au champ bureaucratique (1989). S’offre
ainsi une perspective dans l’ensemble coherente concernant les modes de constitution de la
juridicite dans le monde social. Les cours sur l’Etat s’inscrivent dans cette continuite, mais
temoignent d’un deplacement du regard vers une reflexion a propos de la contribution du
droit 
a l’emergence et 
a la consolidation de la forme etatique. Ces cours valent donc moins
par ce qu’ils nous apprennent de la sociologie du droit de Bourdieu (certains aspects
essentiels apparaissent dej
a dans des publications anterieures ou seront developpes par la
suite), que par ce qu’ils nous disent d’un work in progress. En ce sens, ils sont precieux
pour comprendre les modalites d’elaboration d’une probl ematique combinant de facßon
systematique un dialogue critique avec les grands modeles d’intelligibilite de la genese de
l’Etat, des etudes historiques parfois tres specialisees (sur la Chine, le Japon, l’Empire
ottoman, ou encore l’evolution du droit anglais) et les principes generaux d’une theorie
sociologique de la pratique constituee  a partir des travaux d’ethnologie realises en Kabylie.

Identifier les principes generateurs des problemes scientifiques


Suivant les regles qu’il avait fixees dans le Metier de sociologue, Bourdieu accorde dans ses
cours (comme dans ses travaux publies) une egale attention aux resultats de ses enqu^etes
qu’a l’expose des problemes et presupposes ayant structure son questionnement et sa
demarche : par des references constantes et continues aux problematiques disponibles,
Bourdieu subordonne le modele d’intelligibilite de la genese de l’Etat qu’il est en train
d’elaborer 
a « la ma^ıtrise des principes generateurs des problemes scientifiques » (287).
En l’espece, il convoque et recuse tout a la fois les perspectives fonctionnalistes de Durk-
heim (fonctionnalisme du « meilleur ») et de Marx (fonctionnalisme du « pire »), pour
s’interroger avec Weber sur l’Etat en pratique. Plut^ ot que de d eduire ce que fait l’Etat de
fonctions (d’integration sociale ou de domination de classe) posees quasi a priori, « il faut
s’attacher a rendre compte des conditions qui doivent ^etre remplies pour qu’il puisse faire
ce qu’il fait » (19 et 136). Autrement dit, c’est  a la condition de savoir en quoi consiste
l’Etat, ce qu’il est (et non pas seulement quelles fonctions il remplit) que l’on peut esperer
rendre intelligible un processus historique pluriseculaire, complexe, heterogene et discon-
tinu de constitution de la forme etatique. Mais a l’encontre de Weber, Bourdieu (sans
doute en forcßant le trait) considere comme relevant d’une « logique mono-causale tout a
fait na€ıve » (317) l’hypothese imputant la construction de l’Etat a l’accumulation du seul

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capital de violence physique. Si l’Etat appara^ıt comme le produit de la concentration de


differentes especes de capital, Bourdieu met surtout l’accent dans ses cours sur la concen-
tration du capital symbolique comme condition de leur accumulation et surtout de leur
efficacite: « La naissance de l’imp^ot va de pair avec une accumulation de capital detenu
par les professionnels de la gestion bureaucratique et l’accumulation d’un immense capital
informationnel. C’est le lien entre Etat et statistique: l’Etat a partie liee avec une connais-
sance rationnelle du monde social. On a l a des rapports de causalite circulaire – A cause B
qui cause A – entre la construction d’une armee et la construction de l’imp^ ot, la construc-
tion de l’imp^ ot et l’accumulation du capital informationnel» (321). Aussi l’Etat doit-il ^etre
pense « en tant que detenteur de la violence physique et symbolique legitime (…), comme
un principe de production et de representation legitime du monde social (…) » (14), ou
encore « comme le principal producteur d’instruments de construction de la realite soci-
ale » (266), en bref « comme banque centrale du capital symbolique » (342), capable de
s’imposer en pratique parce qu’il s’est d’abord impose dans les t^etes, et m^eme dans les
corps.

Le r^
ole du droit et des juristes
C’est dans ce cadre que Bourdieu entend saisir la place centrale et m^eme determinante du
droit dans la genese de l’Etat, ce dernier etant bien une fictio juris, c’est-a-dire une fiction
de juristes, mais « en donnant  a fictio le sens fort du terme, de fingere (construire,
fabriquer) : c’est une fabrication, une construction, une invention » (521). Le droit, via la
codification, se presente ainsi comme un « capital de mots, de concepts, et donc de solu-
tions et de precedents pour les situations difficiles de l’experience » (520) que la logique de
l’habitus n’est pas  a m^eme de regler  a elle seule. Par son pouvoir d’objectivation qu’il tire
notamment de la vis formae (force de la formalisation et surtout de l’officiel, formal en
anglais), le droit contribue  a orienter les pratiques, ainsi qu’a fonder un nouveau pouvoir
symbolique, qui repose non plus sur la naissance (capital nobiliaire), mais sur des
competences et des savoir-faire lies au merite et a l’ecole (capital culturel fonde en partie
sur la ma^ıtrise du droit romain) que detiennent progressivement des fonctionnaires et des
legistes (les robins) peu 
a peu investis de la fonction (officium) de parler au nom du groupe
et de l’Etat, des valeurs communes et de l’inter^et general. Les juristes sont un peu a l’image
des prophetes analyses par Weber. Ce sont des agents sociaux qui parlent au nom du tout
social : « Le prophete prend le groupe  a son propre piege. Il est celui qui invoque l’ideal
collectif, qui dit au groupe le meilleur de ce que le groupe pense de lui-m^eme: il dit au fond
la morale collective » (83).
Dans une telle perspective, il faut recuser la these contractualiste selon laquelle l’Etat au
sens large (la communaute politique ou societe civile) aurait mandate l’Etat au sens etroit
(la « direction administrative » dirait Weber) pour assurer le bien public. En fait, c’est
l’inverse qui est vrai: « Il y a un certain nombre d’agents sociaux, parmi lesquels les
juristes, qui ont joue un r^ ole eminent (…) en construisant progressivement cette chose que
nous appelons l’Etat, c’est- a-dire un ensemble de ressources specifiques autorisant leurs
detenteurs  a dire ce qui est bien pour le monde social dans son ensemble, a enoncer
l’officiel avec la force de l’officiel » (60). C’est donc l’Etat au sens etroit qui construit l’Etat
au sens large. Au lieu de se focaliser sur les discours savants (en particulier celui emanant
de la philosophie politique liberale), il convient de s’en remettre, a partir d’une
phenomenologie historique des actes bureaucratiques, a l’analyse des agents ayant
pratiquement fait l’Etat. Par des milliers de petites inventions singulieres et apparemment

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contingentes (comme le sceau) se constitue progressivement un univers traduisant un


processus de division du travail de domination, peu a peu theorisee, rationalisee et legi-
timee dans le langage des legistes : « Un certain nombre d’agents qui ont fait l’Etat et se
sont faits eux-m^emes comme agents d’Etat en faisant l’Etat ont d^ u faire l’Etat pour ^etre
detenteurs d’un pouvoir d’Etat » (69). Ou encore : « L’Etat est une fiction de droit produ-
ite par les juristes qui se sont produits en tant que juristes en produisant l’Etat » (95).
Les juristes occupent ainsi une position centrale dans ce processus. Ils sont le produit de
ce qu’ils produisent : « A partir du moment o u se constitue un champ juridique comme
espace unifie  a l’interieur duquel les affaires ne peuvent se traiter que juridiquement (les
champs sont toujours tautologiquement definis), se constitue un corps de gens qui ont
inter^et 
a l’existence de ce champ, parce qu’ils doivent leur existence legitime a l’existence
de ce champ ». (334). De plus, appeles  a regler les pratiques de delegation et a organiser le
fonctionnement concret, quotidien, de l’Etat, « les juristes elaborent simultanement la
theorie constitutionnelle capable de fonder ces pratiques, tres souvent en operant une
simple transmutation  a l’ordre du discours de choses qui sont inventees en pratique, avec
des inter^ets particuliers de juristes » (479).

Depersonnalisation et institutionnalisation du pouvoir etatique


La constitution d’un champ juridique relativement autonome doit ^etre rapportee aux con-
tradictions resultant de la coexistence entre deux modes de reproduction du pouvoir.
D’une part, le mode de reproduction feodal puis dynastique a base familiale, fonde sur la
logique de la Maison, entite qui survit aux individus a travers la transmission hereditaire
de la couronne  a son chef (les deux corps du roi) et dont la gestion repose sur une poli-
tique dynastique visant  a preserver ou accro^ıtre le patrimoine prive de la famille. D’autre
part, un mode de reproduction bureaucratique fonde sur la Raison d’Etat (et donc le capi-
tal culturel des agents de l’Etat), qui se traduit par la mise en place d’une administration
chargee de la gestion des affaires graduellement pensees comme publiques. Il en resulte une
structure tripartite, qui oppose le roi  a ses freres aussi bien qu’a ses ministres : « Le roi a
besoin des ministres pour asseoir son pouvoir vis-a-vis de ses freres, mais les ministres
peuvent retourner contre le roi  a la fois la competence que le roi leur demande de mettre a
son service et la legitimite que leur assure cette competence » (413).
Bourdieu observe  a cet egard que ce systeme d’oppositions constitue un invariant dans
les systemes etatiques naissants. D’un c^ ote, il s’agit de contenir les puissantes rivalites
dynastiques, comme l’atteste (exemple extr^eme) la loi du fratricide en vigueur dans
l’Empire Ottoman au 16eme siecle prevoyant l’elimination physique des freres du prince
heritier 
a la mort du sultan. De l’autre, le pouvoir des legistes doit ^etre contr^ ole, par
exemple en confiant les charges  a des personnes mises a l’ecart de ces rivalites (clercs,
oblats, homines novi, parias ou esclaves, eunuques ou ecclesiastiques, interdits de reproduc-
tion), designees par le roi pour leurs merites et en fonction de competences lui permettant
de ma^ıtriser ses adversaires. S’appuyant sur Elias, Bourdieu montre alors que la dynami-
que issue de ces contradictions – « d’un c^ ote l’inne, le sang, la nature; de l’autre l’acquis,
le merite et surtout le droit » (422) – conduit a une institutionnalisation progressive du
pouvoir et  a sa depersonnalisation : « Plus le roi etend son pouvoir et plus il etend sa
dependance  a l’egard de ceux qui dependent de son pouvoir et qui deviennent de plus en
plus nombreux » (207).
L’abstraction croissante du pouvoir etatique participe d’un allongement des cha^ınes
d’interdependance entre les membres de la societe et la juridicisation du fonctionnement de

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l’Etat vaut aussi pour le Roi lui-m^eme, peu a  peu « enveloppe dans le droit a travers la
legalisation des relations qui l’unissent 
a ceux qui sont charges d’exercer le pouvoir royal
par delegation (…). On a donc une serie de points discontinus qui deviennent de plus en
plus continus par l’intervention de personnages intermediaires, qui sont explicitement man-
dates pour remplir des fonctions que les detenteurs officiels sont censes remplir » (467).
Les legistes produisent l’Etat en tant que pouvoir independant du roi, un pouvoir qui se
perpetue par del a la disparition des individus biologiques (comme l’a bien montre
Kantorowicz) et auquel sont imputees les actions du roi lui-m^eme. S’appuyant sur les tra-
vaux de Quentin Skinner, Bourdieu observe « l’invention d’une sorte de theorie politique
secularisee dans laquelle la Constitution prend la place de l’arbitraire royal. » (528).

L’ambivalence du droit et la question de l’universel


Ces differents elements sont developpes dans un article o u Bourdieu (1997b : 55, note 1)
evoque encore le caractere provisoire et sommaire de son modele. En depit de cette precau-
tion, qui n’est pas simplement oratoire, cette perspective, largement inspiree de la sociolo-
gie weberienne des systemes symboliques, invite a deplacer la focale d’analyse : pour
comprendre les productions symboliques (religion, droit, etc.), il faut rendre compte de ce
que sont et de ce que font les agents (ici les juristes) producteurs de ces biens, de leurs
inter^ets et des oppositions dans lesquelles ils sont pris (par exemple entre la noblesse d’epee
et la noblesse de robe, dite d’Etat) en fonction de la logique specifique de l’univers en voie
de constitution (le champ juridique bureaucratise) dans lequel ils evoluent. Evoquant
l’analyse de Sarah Hanley ( a propos des lits de justice), Bourdieu montre par exemple que
les conflits concernant le retrait unilateral d’un certain nombre de pouvoirs delegues par le
roi au Parlement procedent d’une opposition entre un principe dynastique encore domi-
nant et un principe juridique emergent. En outre, l’extension et la diffusion de l’emprise de
l’appareil judiciaire dans le corps social (332) contribue dans le long terme a l’unification
du droit (monopole de la justice royale conquis contre les prerogatives des juridictions
feodales),  a l’essor d’un corps de specialistes investis d’une competence sociale et technique
(les juristes) et  a la constitution d’un champ relativement autonome, le champ juridique,
univers de production unifie, hierarchise et standardise par la codification et la formalisa-
tion des procedures.
En definitive, cette genealogie du champ juridique amene Bourdieu a s’interroger sur
l’impact du droit dans le monde social. Depassant l’alternative entre les approches inter-
nalistes (Kelsen) et externalistes (Marx), il soutient que la force du droit ne lui est pas
intrinseque, mais repose sur les proprietes sociales d’un champ. D’une part, celui-ci consa-
cre une division entre les specialistes de la ma^ıtrise du lexique juridique et les profanes,
depossedes, voire transformes en simples justiciables. D’autre part, le registre juridique
constitue un puissant vecteur de legitimation de l’ordre social : il normalise les conduites,
neutralise les conflits, exerce un pouvoir cognitif de nomination et d’homologation. Bref, le
droit exerce une violence symbolique. Bourdieu n’entend cependant pas le reduire a
cette seule dimension. Il insiste longuement dans ses cours (et ailleurs) sur l’effet d’univer-
salisation de la posture juridique, progressivement reconnue pour ^etre investie d’une ration-
alite specifique. Certes, parce qu’il sanctionne des rapports de force, le droit n’est pas un
univers symbolique neutre, autonome, pur, etranger a toute forme d’organisation de la
domination. Mais on aurait tort de s’en tenir  a ce verdict reducteur (y compris a un niveau
normatif). Evoquant la critique marxienne du cretinisme parlementaire, Bourdieu precise :
« Cette critique n’est pas fausse, mais le devient a partir du moment o u elle oublie

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d’integrer dans la theorie ce contre quoi la theorie est construite. Il n’y aurait pas a dire
que le parlement est un the^ atre d’ombres si les gens ne croyaient pas qu’il est autre chose »
(…),  a savoir un lieu de debats regles faisant partie des conditions de fonctionnement et de
perpetuation des regimes democratiques » (560). S’agissant du droit, il est le lieu d’expres-
sion d’une « pieuse hypocrisie » (Bourdieu 1991), celle-ci etant toujours un hommage que
le vice rend a la vertu. Le credo universaliste dont sont porteurs les juristes (a l’egard du
service public, de l’inter^et general, de la neutralite et de la rationalite) exerce de puissants
effets, et d’abord sur eux-m^emes, contraints qu’ils sont de se soumettre a l’universel pour
maintenir leur monopole. « Parce qu’ils avaient un inter^et a l’inter^et general, ces juristes
ont donc fait avancer l’universel » (541). Et de conclure : « Cette idee que certaines cate-
gories sociales ont inter^et a l’universel est un materialisme qui n’enleve rien a l’universel.
Je pense que c’est une forme de na€ıvete idealiste de vouloir a tout prix que les choses pures
soient le produit d’actes purs. Quand on est sociologue, on apprend que les choses les plus
pures peuvent avoir leur principe dans des pulsions tout a fait impures (…) Je trouve qu’il
est beaucoup plus rassurant que les hommes fassent des choses bien parce qu’ils y sont
forces » (538-540). Cette conclusion rejoint l’observation qu’il fera plus tard dans
M editations pascaliennes (1997a : 146): « Si l’universel avance, c’est parce qu’il existe des
microcosmes sociaux qui, en depit de leur ambigu€ıte intrinseque, sont le lieu de luttes qui
ont pour enjeu l’universel et dans lesquels les agents ayant un inter^et particulier a
l’universel, 
a la raison, a la verite, 
a la vertu, s’engagent avec les armes qui ne sont autre
chose que les conqu^etes les plus universelles des luttes anterieures ». Tel est le cas du
champ juridique, o u les luttes pour changer les regles de droit doivent s’effectuer selon ces
regles et dans les formes.

La juridicisation du politique
On peut se demander dans quelle mesure Bourdieu n’aurait pas surevalue le r^ ole des
legistes dans le processus etatique depuis une perspective stato-centree. La question est
ouverte. Pour ma part, il me semble interessant d’y voir une these en dialogue avec des
approches mettant l’accent sur d’autres ressorts de la constitution de l’Etat. Mais, plus
fondamentalement, en s’interrogeant sur la force du droit, la sociologie bourdieusienne
invite  a rompre avec l’anti-juridisme de principe (certes pas toujours assume comme tel)
qui caracterise la science politique, discipline qui s’est en partie et a juste titre constituee
contre le legalisme formel du droit constitutionnel des juristes savants. Cette rupture de-
meure toutefois inegale dans la discipline. La regle de droit (comme regle du jeu politique)
y est en effet encore tres souvent percßue de maniere objectiviste comme variable indepen-
dante (dans l’analyse dite strategique des institutions par exemple, ou encore dans l’ap-
proche neo-institutionnaliste) et/ou sous l’angle de sa fonctionnalite, donc
independamment des usages dont elle est l’objet. Depassant la critique du juridisme selon
un mouvement de « double rupture », Bourdieu suggere alors d’analyser empiriquement la
place de la juridicite dans l’univers politique. Et c’est probablement a cette ambition que
peut contribuer sa sociologie du droit: il s’agit de prendre pour objet (et au serieux) le fait
que le droit est constitutif de l’univers politique. La realite politique est une realite juridi-
quement encadree, largement definie et reglee par le droit. Celui-ci contribue a la cristalli-
sation, la consolidation et l’objectivation des institutions politiques, pour reprendre ici les
concepts de la sociologie constructiviste de Berger et Luckmann, et instaure de ce fait un
cadre de reference par rapport auquel s’orientent en partie les activites sociales. Une telle
perspective conduit  a rendre compte de la juridicisation de l’univers politique dans les

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democraties liberales, par quoi il faut entendre non pas seulement l’encadrement de
l’univers politique par le droit (comme ensemble de regles contraignantes structurant de
l’exterieur le jeu politique), mais aussi et surtout la place croissante de l’argument juridique
dans le debat politique et donc la penetration dans cet univers des categories juridiques de
perception du jeu politique lui-m^eme et de ses enjeux. Le droit devenant l’un des
principaux langages dans lequel s’exprime le pouvoir politique, il faut alors s’interroger sur
la place qu’y occupent les juristes, legistes d’Etat, juges, magistrats et autres agents
depositaires de cette competence (technique, mais aussi socialement reconnue), de dire le
droit, de traduire et de produire la realite dans et par ses categories.

References
Pierre, Bourdieu (1986). La force du droit. Actes de la recherche en sciences sociales 63 : 3–19.
-(1989). La noblesse d’Etat. Paris: Minuit.
- (1991). Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective, dans Franc ßois Chazel et Jacques
Commaille (dir.). Normes juridiques et regulation sociale. Paris: LGDJ (95–99).
-(1997a). M editations pascaliennes. Paris: Seuil.
- (1997b). De la maison du roi  
a la raison d’Etat. Un modele de la genese du champ
bureaucratique. Actes de la recherche en sciences sociales 118: 55–68.

Bernard Voutat is Professor of Political Science at the University of Lausanne. Address for correspondence : Insti-
tut d’Etudes Politiques et Internationales (IEPI), Universite de Lausanne, Dorigny, 1015 Lausanne, Switzerland.
Email: [email protected]

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