Sociologie Juridique Bourdieu
Sociologie Juridique Bourdieu
Sociologie Juridique Bourdieu
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Debate
BERNARD VOUTAT
Universite de Lausanne
Bien que le droit ne soit pas un objet central de la sociologie de Pierre Bourdieu, ses
travaux l’abordent de facßon recurrente, aussi bien a travers une critique du juridisme —
« le langage de la regle est l’asile de l’ignorance » — que dans ses etudes plus specifique-
ment consacrees au champ juridique (1986) ou au champ bureaucratique (1989). S’offre
ainsi une perspective dans l’ensemble coherente concernant les modes de constitution de la
juridicite dans le monde social. Les cours sur l’Etat s’inscrivent dans cette continuite, mais
temoignent d’un deplacement du regard vers une reflexion a propos de la contribution du
droit
a l’emergence et
a la consolidation de la forme etatique. Ces cours valent donc moins
par ce qu’ils nous apprennent de la sociologie du droit de Bourdieu (certains aspects
essentiels apparaissent dej
a dans des publications anterieures ou seront developpes par la
suite), que par ce qu’ils nous disent d’un work in progress. En ce sens, ils sont precieux
pour comprendre les modalites d’elaboration d’une probl ematique combinant de facßon
systematique un dialogue critique avec les grands modeles d’intelligibilite de la genese de
l’Etat, des etudes historiques parfois tres specialisees (sur la Chine, le Japon, l’Empire
ottoman, ou encore l’evolution du droit anglais) et les principes generaux d’une theorie
sociologique de la pratique constituee a partir des travaux d’ethnologie realises en Kabylie.
Le r^
ole du droit et des juristes
C’est dans ce cadre que Bourdieu entend saisir la place centrale et m^eme determinante du
droit dans la genese de l’Etat, ce dernier etant bien une fictio juris, c’est-a-dire une fiction
de juristes, mais « en donnant a fictio le sens fort du terme, de fingere (construire,
fabriquer) : c’est une fabrication, une construction, une invention » (521). Le droit, via la
codification, se presente ainsi comme un « capital de mots, de concepts, et donc de solu-
tions et de precedents pour les situations difficiles de l’experience » (520) que la logique de
l’habitus n’est pas a m^eme de regler a elle seule. Par son pouvoir d’objectivation qu’il tire
notamment de la vis formae (force de la formalisation et surtout de l’officiel, formal en
anglais), le droit contribue a orienter les pratiques, ainsi qu’a fonder un nouveau pouvoir
symbolique, qui repose non plus sur la naissance (capital nobiliaire), mais sur des
competences et des savoir-faire lies au merite et a l’ecole (capital culturel fonde en partie
sur la ma^ıtrise du droit romain) que detiennent progressivement des fonctionnaires et des
legistes (les robins) peu
a peu investis de la fonction (officium) de parler au nom du groupe
et de l’Etat, des valeurs communes et de l’inter^et general. Les juristes sont un peu a l’image
des prophetes analyses par Weber. Ce sont des agents sociaux qui parlent au nom du tout
social : « Le prophete prend le groupe a son propre piege. Il est celui qui invoque l’ideal
collectif, qui dit au groupe le meilleur de ce que le groupe pense de lui-m^eme: il dit au fond
la morale collective » (83).
Dans une telle perspective, il faut recuser la these contractualiste selon laquelle l’Etat au
sens large (la communaute politique ou societe civile) aurait mandate l’Etat au sens etroit
(la « direction administrative » dirait Weber) pour assurer le bien public. En fait, c’est
l’inverse qui est vrai: « Il y a un certain nombre d’agents sociaux, parmi lesquels les
juristes, qui ont joue un r^ ole eminent (…) en construisant progressivement cette chose que
nous appelons l’Etat, c’est- a-dire un ensemble de ressources specifiques autorisant leurs
detenteurs a dire ce qui est bien pour le monde social dans son ensemble, a enoncer
l’officiel avec la force de l’officiel » (60). C’est donc l’Etat au sens etroit qui construit l’Etat
au sens large. Au lieu de se focaliser sur les discours savants (en particulier celui emanant
de la philosophie politique liberale), il convient de s’en remettre, a partir d’une
phenomenologie historique des actes bureaucratiques, a l’analyse des agents ayant
pratiquement fait l’Etat. Par des milliers de petites inventions singulieres et apparemment
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l’Etat vaut aussi pour le Roi lui-m^eme, peu a peu « enveloppe dans le droit a travers la
legalisation des relations qui l’unissent
a ceux qui sont charges d’exercer le pouvoir royal
par delegation (…). On a donc une serie de points discontinus qui deviennent de plus en
plus continus par l’intervention de personnages intermediaires, qui sont explicitement man-
dates pour remplir des fonctions que les detenteurs officiels sont censes remplir » (467).
Les legistes produisent l’Etat en tant que pouvoir independant du roi, un pouvoir qui se
perpetue par del a la disparition des individus biologiques (comme l’a bien montre
Kantorowicz) et auquel sont imputees les actions du roi lui-m^eme. S’appuyant sur les tra-
vaux de Quentin Skinner, Bourdieu observe « l’invention d’une sorte de theorie politique
secularisee dans laquelle la Constitution prend la place de l’arbitraire royal. » (528).
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d’integrer dans la theorie ce contre quoi la theorie est construite. Il n’y aurait pas a dire
que le parlement est un the^ atre d’ombres si les gens ne croyaient pas qu’il est autre chose »
(…), a savoir un lieu de debats regles faisant partie des conditions de fonctionnement et de
perpetuation des regimes democratiques » (560). S’agissant du droit, il est le lieu d’expres-
sion d’une « pieuse hypocrisie » (Bourdieu 1991), celle-ci etant toujours un hommage que
le vice rend a la vertu. Le credo universaliste dont sont porteurs les juristes (a l’egard du
service public, de l’inter^et general, de la neutralite et de la rationalite) exerce de puissants
effets, et d’abord sur eux-m^emes, contraints qu’ils sont de se soumettre a l’universel pour
maintenir leur monopole. « Parce qu’ils avaient un inter^et a l’inter^et general, ces juristes
ont donc fait avancer l’universel » (541). Et de conclure : « Cette idee que certaines cate-
gories sociales ont inter^et a l’universel est un materialisme qui n’enleve rien a l’universel.
Je pense que c’est une forme de na€ıvete idealiste de vouloir a tout prix que les choses pures
soient le produit d’actes purs. Quand on est sociologue, on apprend que les choses les plus
pures peuvent avoir leur principe dans des pulsions tout a fait impures (…) Je trouve qu’il
est beaucoup plus rassurant que les hommes fassent des choses bien parce qu’ils y sont
forces » (538-540). Cette conclusion rejoint l’observation qu’il fera plus tard dans
M editations pascaliennes (1997a : 146): « Si l’universel avance, c’est parce qu’il existe des
microcosmes sociaux qui, en depit de leur ambigu€ıte intrinseque, sont le lieu de luttes qui
ont pour enjeu l’universel et dans lesquels les agents ayant un inter^et particulier a
l’universel,
a la raison, a la verite,
a la vertu, s’engagent avec les armes qui ne sont autre
chose que les conqu^etes les plus universelles des luttes anterieures ». Tel est le cas du
champ juridique, o u les luttes pour changer les regles de droit doivent s’effectuer selon ces
regles et dans les formes.
La juridicisation du politique
On peut se demander dans quelle mesure Bourdieu n’aurait pas surevalue le r^ ole des
legistes dans le processus etatique depuis une perspective stato-centree. La question est
ouverte. Pour ma part, il me semble interessant d’y voir une these en dialogue avec des
approches mettant l’accent sur d’autres ressorts de la constitution de l’Etat. Mais, plus
fondamentalement, en s’interrogeant sur la force du droit, la sociologie bourdieusienne
invite a rompre avec l’anti-juridisme de principe (certes pas toujours assume comme tel)
qui caracterise la science politique, discipline qui s’est en partie et a juste titre constituee
contre le legalisme formel du droit constitutionnel des juristes savants. Cette rupture de-
meure toutefois inegale dans la discipline. La regle de droit (comme regle du jeu politique)
y est en effet encore tres souvent percßue de maniere objectiviste comme variable indepen-
dante (dans l’analyse dite strategique des institutions par exemple, ou encore dans l’ap-
proche neo-institutionnaliste) et/ou sous l’angle de sa fonctionnalite, donc
independamment des usages dont elle est l’objet. Depassant la critique du juridisme selon
un mouvement de « double rupture », Bourdieu suggere alors d’analyser empiriquement la
place de la juridicite dans l’univers politique. Et c’est probablement a cette ambition que
peut contribuer sa sociologie du droit: il s’agit de prendre pour objet (et au serieux) le fait
que le droit est constitutif de l’univers politique. La realite politique est une realite juridi-
quement encadree, largement definie et reglee par le droit. Celui-ci contribue a la cristalli-
sation, la consolidation et l’objectivation des institutions politiques, pour reprendre ici les
concepts de la sociologie constructiviste de Berger et Luckmann, et instaure de ce fait un
cadre de reference par rapport auquel s’orientent en partie les activites sociales. Une telle
perspective conduit a rendre compte de la juridicisation de l’univers politique dans les
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democraties liberales, par quoi il faut entendre non pas seulement l’encadrement de
l’univers politique par le droit (comme ensemble de regles contraignantes structurant de
l’exterieur le jeu politique), mais aussi et surtout la place croissante de l’argument juridique
dans le debat politique et donc la penetration dans cet univers des categories juridiques de
perception du jeu politique lui-m^eme et de ses enjeux. Le droit devenant l’un des
principaux langages dans lequel s’exprime le pouvoir politique, il faut alors s’interroger sur
la place qu’y occupent les juristes, legistes d’Etat, juges, magistrats et autres agents
depositaires de cette competence (technique, mais aussi socialement reconnue), de dire le
droit, de traduire et de produire la realite dans et par ses categories.
References
Pierre, Bourdieu (1986). La force du droit. Actes de la recherche en sciences sociales 63 : 3–19.
-(1989). La noblesse d’Etat. Paris: Minuit.
- (1991). Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective, dans Franc ßois Chazel et Jacques
Commaille (dir.). Normes juridiques et regulation sociale. Paris: LGDJ (95–99).
-(1997a). M editations pascaliennes. Paris: Seuil.
- (1997b). De la maison du roi
a la raison d’Etat. Un modele de la genese du champ
bureaucratique. Actes de la recherche en sciences sociales 118: 55–68.
Bernard Voutat is Professor of Political Science at the University of Lausanne. Address for correspondence : Insti-
tut d’Etudes Politiques et Internationales (IEPI), Universite de Lausanne, Dorigny, 1015 Lausanne, Switzerland.
Email: [email protected]
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