Devenir Imperceptible

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Troisième variation : devenir-imperceptible

Quelle est notre seule demande [23]


[23] Phrase du poster véhiculé dans l’édition de juillet...
?

Joue ce qui n’est pas là [24]


[24] C’est comme ça que le bassiste Dave Holland décrit...
.

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« L’activité du groupe militant, » écrit Félix Guattari, « n’est pas là pour apporter une réponse toute
faite, pour gaver de logos une demande supposée, mais au contraire pour approfondir la
problématique [25]
[25] Félix Guattari, « L’Étudiant, le Fou et le Katangais, »...
. » Deleuze, à son tour, affirme qu’une unification qui opère :
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transversalement, à travers une multiplicité, non pas verticalement et de manière à écraser cette
multiplicité (…) doit se faire par analyse, doit avoir un rôle d’analyseur par rapport au désir de
groupe et de masse, et non pas un rôle de synthèse procédant par rationalisation, totalisation,
exclusion, etc.  [26]
[26] Gilles Deleuze, « Trois Problèmes de Groupe, » in L’Ile...

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De façon comparable, Slavoj Zizek, qui a exploré lui aussi à sa manière l’isomorphisme entre
l’action politique et l’activité clinique, suggère que « la différence entre le “dirigeant totalitaire” et
l’analyste est très mince, presque imperceptible [27]
[27] Slavoj Zizek, The Parallax View, Cambridge, MA, MIT...
. » Tous deux sont objets du transfert par lequel l’analysant (dans le cas du dirigeant, « le peuple »)
arrive à s’approprier son propre désir. Mais tandis que le premier « sait réellement ce que veut
l’autre », l’analyste, « quoiqu’il occupe cette position de savoir supposé, la maintient vide  [28]
[28] Ibid.
. » Ceci l’amène à conclure que,
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de la même façon qu’il n’y peut avoir d’auto-analyse, puisque la transformation analytique ne
peut avoir lieu qu’à travers la relation de transfert avec l’analyste, il faut un dirigeant pour générer
l’enthousiasme nécessaire pour une Cause, pour produire un changement radical dans la position
subjective [du peuple], pour « transsubstantier » son identité  [29]
[29] Ibid. Modifié.
.

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Ces trois passages, si semblables sous plusieurs aspects, diffèrent néanmoins sur un point essentiel :
tandis que, chez Zizek, nous avons affaire à la dyade analyste-analysant, médiatisée par le transfert,
chez Guattari et Deleuze, nous avons la triade analyste-analyseur-analysant, dans laquelle le terme
intermédiaire peut coïncider avec le premier ou pas. Cette différence dérive du type de pratique
clinique qui s’opère comme référence dans chaque cas : le cabinet privé, dans le premier,
l’institution où l’analyse institutionnelle a lieu, dans le deuxième. Par analyseur, l’analyse
institutionnelle comprend « des phénomènes sociaux […] qui produisent, par [leur] propre action (et
non pas par l’application d’une science quelconque), une analyse de la situation [30]
[30] René Lourau, L’Analyseur Lip, Paris, Éditions UGE,...
» ou encore « tout événement, fait, expérience, dispositif, susceptible de révéler des déterminations
réelles de la situation [31]
[31] René Lourau, Analyse institutionnelle et pédagogie,...
. » Le terme choisi met bien en exergue le fait qu’il ne s’agit pas d’un genre spécifique de relation
ni d’une position fixe, définissable selon un ensemble de compétences ou un statut professionnel
déterminé, mais plutôt de quelque chose qui est à la fois une fonction en principe ouverte à
n’importe qui dans un groupe ou configuration institutionnelle et un événement qui peut venir de
n’importe où, « de nulle part » : « L’interprétation, écrit Guattari, ce peut être le débile du service
qui la donnera s’il est mis en mesure de réclamer, à un moment donné, juste à ce moment où un tel
signifiant deviendra opératoire au niveau de l’ensemble de la structure … [32]
[32] Félix Guattari, « Transversalité, » in Psychanalyse...

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L’interposition de ce terme intermédiaire soustrait le rapport aux deux pôles seulement qui se font
face dans le cabinet (et qui, en politique, se traduirait comme l’opposition entre le dirigeant et une
masse homogène, indifférenciée) pour le placer dans le contexte complexe d’une multiplicité
d’acteurs et de forces déjà différenciées et différenciantes (comme c’est le cas de la situation
institutionnelle et, en général, de la politique). Dissocier analyste et analyseur, c’est signaler une
sorte de devenir ou fonction-avant-garde de la position analytique ; ce qui implique, à son tour, une
radicalisation de la distinction proposée par Zizek entre le dirigeant totalitaire et l’analyste. Alors
qu’il semble y avoir un non sequitur dans la pensée du philosophe slovène – même si on reconnait
qu’une « direction » de quelque sorte est nécessaire pour donner forme et orientation au désir de la
masse, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle crée « un nouveau Maître » moins encore qu’elle
s’incarne en un seul individu [33]
[33] Voir ce qui dit Zizek à propos de l’opposition qui...
–, la conception que se font Deleuze et Guattari de l’intervention politique est que la fonction de
l’analyste a pour caractéristique de circuler, dans la mesure où elle dépend de la capacité qu’ont
différentes parties du système-réseau de proposer ou d’agir comme analyseurs à des moments
donnés. La tâche de l’« analyste » en politique, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe, n’est
pas de prescrire une action quelconque à « l’analysant » (peuple, masse, système-réseau, etc.),
encore moins de s’établir dans la position de guide ; c’est plutôt de lui proposer quelque chose
susceptible de fonctionner comme un miroir dans lequel il peut se voir et à partir duquel il peut
s’adresser des demandes, approfondissant la conscience de son propre désir et de ses conditions,
augmentant, par conséquent, sa capacité d’agir sur la situation.
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Une avant-garde non avant-gardiste serait alors justement celle qui occupe cette fonction en
devenant en même temps objet du transfert. C’est-à-dire, celle qui voit son rôle intégré au
processus, et dont l’importance est rehaussée dans la mesure où elle sert au progrès de ce dernier,
mais qui court également le risque de se fixer dans la position transcendante du « leader de
masse [34]
[34] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 46-47. Les...
» et de se confondre alors avec celle de « sujet supposé savoir ». Elle occuperait ainsi exactement la
position de l’analyste tout en laissant ouverte en même temps la possibilité d’être remplacée à
n’importe quel instant par un nouvel analyseur plus puissant. Nous pourrions sans doute trouver des
ressources pour penser cette pratique non avant-gardiste de l’avant-garde dans le concept de
devenir-imperceptible proposé par Deleuze et Guattari. À première vue, les « trois vertus »
énumérées par les deux auteurs (« imperceptible, indiscernable, impersonnel [35]
[35] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 343.
») ne semblent pas être distinctes de l’anonymat, l’invisibilité ou l’homogénéisation. Encore plus,
elles semblent suggérer exactement le contraire de ce que serait l’action – une sorte d’impassibilité
ou d’indifférence. On serait tenté d’y voir, comme l’a fait Peter Hallward, une tendance « spirituelle
» de la pensée deleuzienne, tournée vers la « dématérialisation » et la « réorientation rédemptrice de
toute créature particulière vers sa propre dissolution [36]
[36] Peter Hallward, Out of This World. Deleuze and the...
. » Ce que j’aimerais soutenir, cependant, c’est que le concept peut être interprété dans la direction
exactement inverse : plutôt qu’une exhortation à l’inactivité, le devenir-imperceptible peut nous
offrir des critères qui nous permettent de penser comment agir, et même comment diriger, mieux.
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En ce sens, le premier point à souligner est que le concept réfère à un type d’action ou d’effort
délibéré, pas au simple fait de « suivre le flux » : on cherche à devenir imperceptible activement, en
faisant le choix de supprimer « de soi tout ce qui nous empêchait de nous glisser entre les choses, de
pousser au milieu des choses », d’« éliminer tout ce qui excède le moment mais mettre tout ce qu’il
inclut », de « [s]e réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone d’indiscernabilité avec
d’autres traits [37]
[37] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 343-344. (Je...
». De plus, le but final du processus n’est pas de disparaître ou de cesser d’être, mais plutôt d’«
entrer ainsi dans l’heccéité comme dans l’impersonnalité du créateur, » de « faire monde, faire un
monde » – quelque chose qu’on ne peut pas dans l’isolement puisque cela n’advient qu’« en
conjuguant, en continuant avec d’autres lignes, d’autres pièces [38]
[38] Ibid., p. 343.
». Alors, même si une espèce « d’ascèse » y est indéniablement impliquée, elle a la forme d’un
effort pour éliminer toute « “superfluité” » qui « enracine chacun (tout le monde) en lui-même [39]
[39] Ibid., p. 342.
, » non pas d’une fantaisie mystique de fusion finale avec le cosmos ; sa tâche destructrice n’est pas
absolue, mais relative : elle n’est que la pré-condition d’un nouveau moment de construction. Et s’il
est dit initialement que devenir-imperceptible signifie « être comme tout le monde, » ce n’est pas au
conformisme ou à l’aurea mediocritas de la recherche permanente d’un juste équilibre que nous
avons affaire, mais à une « involution créatrice » qui cherche à « produire […] un monde, dans
lequel c’est le monde qui devient [40]
[40] Ibid., p. 342-343. Italique dans l’original....

[24]
C’est comme ça que le bassiste Dave Holland décrit la démarche de Miles Davis par rapport aux
musiciens avec qui il travaillait : « il dit, “Ne joue pas ce qui est là. Joue ce qui n’est pas là” […] Il
dit, “Ne joue pas ce qui vient automatiquement à tes doigts. […] Joue quelque chose d’autre. Ne
joue pas ce qui te vient. Joue la prochaine idée.” Il essayait toujours de te mettre dans un espace
dans lequel tu n’approchais pas la musique du même point de vue tout le temps, ou d’un point de
vue préconçu. » Dave Holland, cité dans Ian Carr, Miles Davis. The Definitive Biography, Londres,
Harper Collins, 1998, p. 247.

On pourrait comprendre le devenir-imperceptible alors comme un effort conscient pour se situer


dans la position de « l’Anomal » qui est la pointe ou le vecteur de déterritorialisation d’une meute, à
propos duquel Deleuze et Guattari disent qu’il n’est « ni individu ni espèce », qu’il « ne comporte ni
sentiments familiers ou subjectivés, ni caractères spécifiques ou significatifs » : « il ne porte que des
affects [41]
[41] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 299.
». Ne porter que « des affects », cela veut dire affûter la sensibilité aux conditions ambiantes
jusqu’au point d’y être prêt à détecter la latence d’événements susceptibles d’être déclenchés par
l’intervention, la (pro)position de questions, de problèmes, d’analyseurs.
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Rien là-dedans n’indique un effacement du moi dans une fantaisie fusionnelle avec le plan
d’immanence, ni l’atteinte d’une perspective purement objective, un « God’s eye point of view » sur
la totalité de la situation. S’il est vrai que Deleuze et Guattari parlent d’un « plan de consistance ou
immanence qui est perçu pour son compte », il l’est « en même temps qu’il est construit », c’est-à-
dire : de façon expérimentale, donc partielle, et non pas dans une vision synoptique [42]
[42] Ibid., p. 348.
. Cette construction est bien une action – non pas une contemplation aux allures mystiques – par
laquelle on sélectionne certaines connexions plutôt que d’autres et on produit par là même de
nouvelles orientations.
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Compris donc comme pratique politique, devenir-imperceptible signifie tout d’abord savoir, au sein
de ce monde où une position subjective constituée (mon groupe, mes croyances, moimême) se
trouve en face d’autres positions constituées, effectuer un pas en arrière pour explorer le fonds
commun sur lequel ces positions se situent les unes par rapport aux autres. C’est un effort d’écoute,
tournée non pas vers ce qui est dit, mais – comme fait l’analyste – vers ce qui n’est pas dit ; et aussi
vers ceux qui ne parlent pas, vers ceux qui ne sont même pas reconnus comme appartenant à la
situation. Il s’agit de se soustraire aux positions et oppositions molaires déjà données – se soustraire
à la représentation, dans ce sens [43]
[43] « L’histoire n’est faite que par ceux qui s’opposent...
– pour faire attention aux communications moléculaires qui lui sont transversales. Ce pas en arrière
est alors la condition d’un nouveau pas en avant, dans lequel il est possible de demander : qu’est-ce
qui manque ? Qu’est-ce qui n’est pas là ? Quels sont les potentiels latents qui seraient capables de
transformer ce champ et les positions qui les occupent ?
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Le genre de pratique qui émerge de cette situation correspond à l’actualisation que François
Zourabichvili, en parlant de la pensée politique de Deleuze, oppose à la réalisation  [44]
[44] François Zourabichvli, « Deleuze et le possible (de...
. « Réaliser un projet », c’est partir d’une image ou d’un but donnés et travailler pour modeler
l’existant selon une forme que l’agent a dans la tête. « Actualiser » en revanche, veut dire produire à
partir de potentiels latents de façon à créer quelque chose qui ne soit pas seulement qualitativement
distinct de ce qu’il y avait auparavant, mais aussi de ce qui a été imaginable comme possible
antérieurement. Dans le premier cas, on conçoit l’agent comme étant extérieur à une situation se
présentant comme de la matière inerte sur laquelle il impose une image mentale préexistante. Dans
le second, la matière, plutôt qu’inerte, est conçue comme une trame d’éléments en interaction
complexe, traversée par des potentiels, ce qui la fait répondre à l’action – la résister, la dévier,
l’accélérer, etc. – de façon à produire un résultat final effectivement imprévisible [45]
[45] On reconnaît sans doute dans cette distinction deleuzienne...
. « Réaliser un projet ne produit rien de nouveau » si tout ce qu’on fait, ce n’est qu’ajouter de
l’existence à une réalité qui était déjà donnée sous la forme de possibilité : « ceux qui prétendent
transformer le réel à l’image de ce qu’ils ont d’abord conçu comptent pour rien la transformation
elle-même [46]
[46] Zourabichvili, « Deleuze et le possible », p. 339.

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Plus encore : si la matière sur laquelle l’agent intervient n’est pas seulement passive, c’est parce que
cette matière est le milieu même où l’agent se déplace – et qui agit donc sur lui en retour, arrivant
parfois à transformer même ce qu’il peut imaginer ou désirer. Au lieu de contrôler ce milieu ou de
déterminer complètement ses états futurs, le but de l’action est alors plus modeste : proposer ou
induire le changement, introduire un analyseur, créer des incitations positives et négatives capables
de générer des questions et des réponses dont la direction, quoiqu’elle puisse être indiquée, n’est
jamais (ce qui serait impossible) prédéterminée. Et ainsi se voir soi-même comme un élément à la
fois actif et passif à l’intérieur d’un milieu complexe, plutôt que comme un agent détaché qui
cherche à modeler une matière inerte selon une idée préconçue. Ce qui tend finalement à affaiblir
l’autoinvestissement narcissique de l’agent collectif ou individuel comme héros (« nous autres les
révolutionnaires, » « les radicaux, » « l’avant-garde »). L’action et l’identité propres cessent alors
d’être imaginées comme des moteurs ou des conditions indispensables de toute transformation et
sont situées dans un contexte plus vaste, où l’agent devient lui-même relatif au point de « poser le
problème de sa propre mort [47]
[47] Félix Guattari, « Le Groupe et la Personne (Bilan Décousu) »,...
», c’est-à-dire de contempler la partialité et les limites de sa propre intervention, et même, selon le
cas, la nécessité de la disparition ou dépassement de celle-ci si elle est devenue superflue ou
contreproductive.
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Il ne s’agit pas seulement d’une conception de l’action plus ouverte ou moins sujette aux dérives
autoritaires ; elle implique aussi plus d’attention aux conditions de l’action, de sorte qu’elle tend à
être plus flexible, que ce soit en termes d’établissement de rapports dialogiques ou de réaction à des
changements dans le milieu. Loin du sens éthéré qu’il semble avoir de prime abord, devenir-
imperceptible, compris de cette façon, implique en fait devenir plus réaliste par rapport à soi-même
et aux vrais potentiels et limites d’un processus.
Coda

Le jour est venu de gagner en posant des questions [48]


[48] Mot d’ordre de l’« initiative citoyenne » Barcelona...
.

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On pourrait néanmoins se demander si cette conception de l’action qu’on prétend présenter ici
comme condition pour une pratique non avant-gardiste de l’avant-garde est tellement originale.
Après tout, cela fait vingt ans déjà que le « caminar preguntando » ([marcher en posant des
questions) des zapatistes, la consigne anti-avant-gardiste par excellence, sert de point de repère pour
les innombrables réflexions autour de la pratique politique [49]
[49] Voir Subcomandante Marcos, « La Historia de las Preguntas, »...
. Le « local », l’« ouvert », l’« expérimental, » le « participatif » ne sont-ils pas, depuis deux
décennies au moins, des mots-clés de l’activisme – et de l’art aussi d’ailleurs [50]
[50] Ce rapprochement est fort symptomatique. On pourrait...
? Pour conclure, je voudrais signaler de quelle manière le genre de pratique dont nous avons
dessiné ici les contours peut se différencier de ces lieux communs. En même temps, comme
suggérait récemment le mot d’ordre adopté en Espagne, « ganar preguntando » (gagner en posant
des questions), il faut peut-être dire que le problème consiste moins à distinguer entre les deux types
de pratiques qu’à réfléchir sur les différentes formes que peut prendre – et qu’a continué à prendre
ces dernières années – la fidélité à l’événement zapatiste [51]
[51] Voir, par exemple, le cas de la fin d’Occupy SLU (occupation...
.
31

Premièrement, si l’expérimentation est toujours « locale » au sens où elle part toujours d’un point et
prend les dimensions que sa capacité d’intervention permet d’avoir, il ne s’ensuit pas qu’elle agisse
nécessairement à petite échelle. Des mots comme « local » et « moléculaire » se référent moins à la
dimension ou à l’échelle qu’à un type de rapport avec le tout. Un devenir moléculaire – un devenir-
anonyme, un devenir-avant-garde, un devenir-imperceptible – peut bien affecter une multiplicité de
grande taille ; comme les monades de Gabriel Tarde, en fait, il tend à se répandre jusqu’au bout de
ce qu’il peut, à déployer l’ensemble de ses possibilités. Il est évident, d’autre part, qu’une telle
croissance scalaire suppose des risques. La stratification, la transformation du dynamique en
statique, la représentation ; plus on croît, plus il faut produire d’efforts pour enrayer ces tendances.
C’est pourtant dans ce sens relatif, non pas dans un sens absolu, que l’opposition entre le local et le
global (à grande échelle) se donne.
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Deuxièmement, il va sans dire que ce qui motive une « expérimentation » ne doit pas être
uniquement les désirs ou les intérêts des agents qui la proposent. On expérimente dans une
situation, avec les potentiels qui sont disponibles, non pas sur une situation, comme un outsider
désintéressé qui a l’option de s’en aller quand il le souhaite. C’est justement le devenir-
imperceptible qui fait la différence entre les deux genres d’intervention : tandis que le premier
implique une transformation de l’agent même, le second ne touche pas à son identité, ce qui lui
permet de se soustraire au processus à n’importe quel moment.
33
Troisièmement, on doit conclure qu’être réellement « expérimental » demande de la rigueur dans la
préparation d’une intervention. Il faut peut-être comprendre « expérimental » au sens scientifique
plutôt qu’artistique du terme. Même quand celui qui expérimente n’a pas un résultat précis à
l’esprit, il doit stipuler rigoureusement les conditions de son expérience, en tenant compte de ce
qu’elle peut impliquer, en cherchant à anticiper les directions qu’elle peut prendre, en établissant
des critères selon lesquels juger de son progrès et ainsi de suite [52]
[52] En fin de compte, l’opposition entre réaliser et actualiser...
. Bien qu’aucune de ces stipulations ne garantisse l’immunité par rapport aux transformations que
l’intervention même entraîne, et bien qu’il faille toujours savoir ne pas être trop attaché à des plans
ou des projets, il en résulte que la vraie expérimentation se distingue radicalement d’un faire
n’importe quoi, et ne doit certainement pas servir d’excuse au dilettantisme (qui suppose
précisément que l’identité de celui qui expérimente ne se laisse pas transformer par
l’expérimentation). La politique doit être « expérimentale » au sens d’« “un acte dont le résultat est
inconnu” [53]
[53] John Cage, cité dans Deleuze and Guattari, L’Anti-Oedipe,...
», et non pas au sens où elle nous conduirait à être « toujours en train d’expérimenter, ne
découvrant jamais rien, toujours en train d’examiner, ne voyant jamais rien – toujours en train de
changer, restant toujours le même [54]
[54] Michal Goldman, citée dans Kathie Sarachild, « Consciousness-Raising :...
. » Il en découle, quatrièmement, que l’ouverture au monde et à l’imprévisible demande aussi un
certain degré de structure. Paraphrasant ce que Deleuze et Guattari écrivent à propos de la musique
contemporaine, il y a toujours le risque qu’au moment où l’on croit être en train d’ouvrir la
politique « à tous les événements, à toutes les irruptions, […] ce qu’on reproduit finalement, c’est le
brouillage qui empêche tout événement [55]
[55] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 424.
. » Pire encore, quand tout est laissé au hasard pour qu’on puisse faire « ce qui arrive naturellement
», rien ne garantit que ce qui arrive ne reproduira pas des patrons établis de comportements
fortement problématiques [56]
[56] Ainsi, par exemple, Pierre Boulez se demande quel degré...
. Par exemple, une réunion non structurée peut être facilement gérée par ceux qui ont plus
d’expérience, ou ne conduire, au contraire, qu’à la frustration : elle n’est pas forcément plus ouverte
qu’une assemblée structurée. La solution consiste toujours à essayer de maintenir un maximum de
tension : suffisamment de structure pour que les choses puissent fonctionner conformément aux
attendus mais non au point d’étouffer la transversalité des relations et la possibilité de l’imprévu. Il
s’agit de garantir le contexte pour que tout le monde puisse « jouer ce qui n’est pas là ».

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