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La politique des multitudes
Ichida Yoshihiko// Partagez —> /
La politique comme choix des mots
Nous disons multitudes au pluriel plutôt qu’au singulier, comme pour conjurer toute tentation d’hypostase unitaire venant au secours des opérateurs défaillants de la scène de la représentation : Dieu et la politique tirée de l’écriture sainte, le Souverain du droit naturel et de la volonté générale, le Peuple, le prolétariat, la Classe porteuse de l’universel… Nous changeons de mots lorsqu’ils ne portent plus où nous voulons et sentons que nous devons aller. Quand la République interne et expulse les sans-papiers au nom du Peuple français, c’est peut-être au nom d’une autre République, d’un autre Peuple que nous le refusons : mais ce sont plus sûrement les mots de République et de Peuple qui commencent à poser problème. Point n’est besoin d’être poète pour expérimenter que changer de mots, les décliner autrement, est un art compliqué. Certains veulent veiller sur les mots, sur leur usage, ne pas abandonner la Nation à la droite, la liberté aux marchands et au marché, le communisme à l’expérience historique du socialisme réel, la fraternité aux fondamentalismes religieux. D’autres soulignent que les mots finissent par coller à la peau comme la tunique du centaure. Dire qu’il n’y a pas de règles en la matière, qu’il faut juger « en situation » au cas par cas, est une bonne morale provisoire en ce qu’elle maintient au maximum l’ouverture du champ de l’action. Mais nous savons bien, au fond, qu’avant de juger de la chose, la politique commence par le mot. Dis-moi de quels mots tu uses et je te dirai de quel côté tu es. En ce sens le terme même de Multitudes témoigne d’un désir fort de changer les mots, de tracer d’autres lignes de démarcation, de fuite et de proximité. Qu’il ne règne jamais d’accord sur les mots, sur leur contenu, que le sens reçu varie en fonction des forces et de leur composition, c’est le b.a.ba de la politique. Mais dans les périodes de turbulence, le désaccord, au-delà du contenu, va jusqu’à une répudiation du mot lui-même. La crise de la politique devient une crise de la catégorie « du politique ». Une crise de régime car certains des acteurs supposés, présupposés, exigés, ne jouent plus au jeu, ne jouent plus le jeu : ils le trouvent saumâtre, sans intérêt ou oppresseur. Ce qui ne veut pas dire que la politique a disparu : sa ré-émergence à l’échelle mondiale, après des décennies d’atonie est au contraire frappante. Mais sa vieille constitution est en crise. Nous disons donc « Multitudes » pour nommer ce qui fait vaciller les vieilles catégories, « Empire » pour nommer les formes nouvelles de ce qui n’est déjà plus le Souverain : il s’agit là d’un pari sur un changement de mots. Les affaires de mots sont des affaires sérieuses : les fondamentalismes religieux s’insèrent toujours dans leur dévaluation radicale. Les mots nouveaux, bien sûr, peuvent tourner à vide. Nous ne sommes pas les publicitaires d’un nouveau produit à ajouter à l’étal des idées post-modernisées avant même d’avoir été modernes. En revanche, nous nous réclamons de l’enchantement qui consiste à forger des mots en prise sur le temps, surtout en période de gros temps. Ce qu’ont en commun les interventions rassemblées dans ce dossier, dans leur diversité et leurs oppositions, c’est le souci d’échapper à la rhétorique, y compris celle des multitudes, à une nouvelle incantation. Certaines s’inscrivent à l’intérieur de la terminologie des multitudes en tentant de penser les coupures ou les ponts ; d’autres rencontrent ce que cherchent à nommer les premières, à partir de leur propre pensée, de leur façon d’être habitées par la question de la politique des masses, du peuple, de la connaissance par sentiment. Choisissons de pointer ici quelques interrogations qui ont accompagné la préparation de ce dossier, ainsi que l’élaboration des questions adressées à Étienne Balibar, Jacques Rancière, Paolo Virno et François Zourabichvili,. Défection/prise de parole/activité/passivité La politique ne va pas de soi, lorsqu’il s’agit non pas de distribuer des prébendes ou de s’en réserver des bribes, mais de transformer la condition des hommes. Et il faut être de particulière mauvaise foi pour ne pas reconnaître qu’y compris sous ses formes les plus institutionnelles, elle charrie parfois d’authentiques désirs de changement. En même temps, cet appel à une morale de l’efficacité plutôt qu’à une culture du doute et l’abstention relève souvent d’un véritable chantage à la participation, à l’adhésion aux institutions existantes. Le problème est qu’aujourd’hui ce chantage ne fonctionne plus. Quand le peuple se retire de lui-même de ses figures, de son rôle, que faire ? La défection produit-elle seulement le négatif et la prise de parole l’ouverture ? Peut-on construire une politique sur la défection, sur le retrait ? La réponse de nos démocraties est évidemment négative : la défection ne conduit qu’aux limbes de la politique ; accéder au royaume, à la sphère de la politique, ce serait choisir la prise de parole, et de là tout découlerait inexorablement comme le meilleur des mondes possibles, c’est-à-dire le moins mauvais régime. Est-ce si sûr ? Nous avons tant d’exemples historiques de libération qui passent par un exode radical qu’on peut sérieusement en douter. Nous avons même, plus pernicieux encore, des exemples de grandes institutions qui n’ont pu émerger que d’une défection radicale : ceux d’en haut ne savent ou ne veulent plus commander, et ceux d’en bas ne veulent plus obéir. Supposons qu’avant même l’institution il y ait ce non radical, tout de rejet, qu’il ne soit pas simplement négativité, mais organise un nouveau monde de rapports : la question, alors, change de niveau, comme le montre Jacques Rancière. Quelle est la place de la politique à ce niveau anti-institutionnel ou anté- prédicatif ? Se bornera-t-elle à une description des mille formes de fuite ou de lignes de fuite qui, de toute façon, produiront inéluctablement une résultante globale, ou bien restera-t-il une place pour le volontaire ? Et quelle place ? Agir et rompre riment avec prise de parole (la voie Voice de Hirschman) aussi longtemps que la défection (la voie Exit) rime avec subir et suivre. Nous connaissons pourtant et expérimentons ce paradoxe de la défection comme action et rupture, et de la prise de parole réduite, par les mécanismes « de la représentativité et de la responsabilité », à un assujettissement passif. Le sujet de droit politique, défini dans le cadre du statut et du contrat, n’est pas apprivoisé, il est castré de son potentiel créateur. L’opposition du sujet de droit et du sujet politique est donc plus profonde que la simple opposition du pays réel et du pays légal. La vieille question canonique du « que faire » devient le cercle carré de « l’organisation » de la spontanéité. Nul hasard d’ailleurs si les formes organisationnelles de la politique, et du parti de masse né dans les années 1890- 1930, sont en crise, tout comme la « vocation du politique ». Plusieurs tentatives pour briser ce cercle sont pourtant en train de se dessiner, qui bouleversent le sens de ce que la modernité nomma avant-garde. Examinons-les sommairement. Multitudes versus classes Changer de référent, recourir au terme de multitudes plutôt qu’à celui de classes sociales parce que ces dernières ne paraissent plus être l’outil pertinent, implique de définir la nature de la perte et le gain attendu. Il y a la vieille question des classes sociales chez Marx, mais il y a sans doute davantage désormais : nous avons découvert depuis Marx que le capitalisme industriel né à la fin du XVIII° siècle avec l’économie politique, n’a pas été le premier capitalisme, que l’accumulation « primitive » a bel et bien été un premier capitalisme mercantile et esclavagiste. Les catégories des « classes sociales » de la sociologie, discipline née entre Auguste Comte et Émile Durkheim, ont connu elles aussi une accumulation primitive. Avant le prolétariat, la classe ouvrière et les cols blancs salariés, il y a eu les Pauvres, les Noirs, les femmes, les semi-libres. Si, comme nous avons cherché à le faire dans le n°2 de Multitudes, nous envisageons sérieusement l’hypothèse que le capitalisme industriel est en train de céder la place à un troisième capitalisme, nous devons peut-être comprendre la crise de la catégorie des « classes sociales » comme la réapparition dans le cadre de ce qui en avait été chassé avec le second capitalisme. La dévaluation radicale du pouvoir de transformation politique (et pas simplement de légitimation de l’état de choses existant) des catégories de classe sociale est le symptôme d’une revanche des exclus de l’économie politique de la valeur. L’ontologie comme question préjudicielle de la politique La politique est-elle déduite de quelque chose d’extérieur à elle ? Que l’on réponde : «la véritable ontologie, c’est la politique » (comme le fait ici É. Balibar) ou bien « la véritable politique de Descartes ou Spinoza est à chercher dans l’ontologie » (Deleuze et Negri s’accordent au moins sur ce point) ; que l’on se réfère encore à une dialectique de la praxis ou à un sensualisme constructiviste, on retrouve toujours une même réévaluation radicale. D’un point de vue strictement méthodologique, le différend peut tourner rapidement au dilemme de la priorité de la poule et de l’œuf. Ainsi la phrase d’É. Balibar : c’est « dans l’ontologie même que le clivage opère, à l’intérieur de ce qu’il faut bien appeler une lutte, où l’on cherche à dégager une ligne affirmative ou constituante », invoquant le concept spinoziste de la puissance, paraît animé du même souci que l’analyse du pouvoir constituant chez Negri. En revanche, si l’on se place du point de vue du contenu, le concept de Classe et celui de Multitude n’impliquent pas du tout la même ontologie et donc n’impliquent pas du tout la même politique. L’ontologie des classes dans la dialectique de la totalité Le concept de travail, au fondement du concept de classe, n’a pas seulement pour fonction d’expliquer, du point de vue socio-économique, l’accumulation, l’exploitation, la production. Il exprime une ontologie : c’est même ce qui différencie Marx des économistes classique. Il tire toute sa force, y compris comme concept de travail vivant, d’une ontologie reposant sur la praxis entendue comme activité créatrice : nous pouvons connaître et transformer le monde parce que nous le faisons, parce que nous le produisons. Marx accepte la « praxis » (catégorie par excellence de l’idéalisme), s’estimant capable de la renverser. À la différence de Hegel, le sujet de l’histoire n’est pas pour lui l’activité idéale, mais l’activité matérielle. Comme la plupart des matérialistes qui l’ont précédé, Marx ne veut reconnaître pour réel que ce qui est sensible ; mais ce sensible, statique pour tout autre matérialisme, est pour lui dynamique, historique. Il est action, puissance de transformation. Sur la base de la philosophie classique allemande, l’auteur du Capital veut insérer l’activité de l’esprit et sa liberté dans la matière, dans la nécessité, introduire la praxis créatrice du travail vivant dans le travail mort. Mais sommes nous pour autant sortis de la « dialectique du maître et de l’esclave » ? Travail vivant et travail mort ne se rapportent l’un à l’autre que par la négation. Chaque terme de la relation est appréhendé comme « tout ce que l’autre n’est pas » : le « travail vivant » est la négation du Capital, « Nicht-Kapital », écrit Marx dans les Grundrisse en un raccourci saisissant. La différence n’est pas seulement négative, mais elle implique, comme chez Hegel, un tout, le Capital, comme son présupposé implicite. Les relations sont donc intérieures à la totalité, en sorte que les différences ne pourront être pensées que comme des contradictions. Dans la dialectique du maître et de l’esclave, comme dans celle du Capital et de la classe ouvrière, les forces sont déjà assujetties. Il ne peut donc pas y avoir de véritable création, de véritable commencement absolu. Le mouvement et la création promis par la dialectique se révèlent être un cercle vicieux, qui ne pourra produire que ce qui était déjà donné à l’origine : le mouvement transcendantal du Capital et de sa propre valorisation (ou, dans l’hypothèse socialiste : la classe ouvrière). La dialectique est une philosophie de l’identité où « tout revient au même dans le déroulement illusoire et inutile de réalités ». L’impossibilité de sortir du capital, en partant du travail, est due précisément à ce qui semble constituer sa dynamique, son mouvement : la dialectique. L’évolution de la dialectique est un faux mouvement puisqu’elle ne crée rien de nouveau, mais déroule l’en soi (de l’esprit ou de la classe) en un pour soi, de façon que le résultat soit depuis toujours déjà présupposé. On a ainsi une évolution, une théorie du changement, du devenir à la fois « disciplinée et mystique ». L’individu comme production de la totalité La politique impliquée par la dialectique hégélienne (et marxienne) diffère de celle du contrat, de la convention, de la délibération volontaire, puisque individu et société, individu et politique s’impliquent réciproquement. Pour Marx, comme pour Hegel d’ailleurs, l’individu en tant que tel (le sujet de droit des théories contractualistes ou libérales) n’est pas réel. Ce qui est réel, c’est l’individu social (l’esprit objectif). L’individu est l’ensemble des rapports sociaux qu’il a produits, selon un renversement qui hante aussi bien l’hégélianisme, le marxisme que la sociologie de Durkheim, et qui implique une non-séparation, une non-indépendance logique, entre l’individu et l’État. Il y a donc bien une différence entre le processus de constitution du politique du contractualisme et de la théorie libérale, et celui décrit par la dialectique. Mais tous deux convergent vers une conception du politique comme totalité, unité, unification du multiple, du contingent, par le contrat ou par la dialectique. Le changement se situe dans la dynamique et dans les forces de constitution de la totalité, de l’unité. La théorie de la praxis et le libéralisme convergent, à partir de points de vue différents, vers une théorie de la constitution qui a sa rationalité, sa finalité, sa légitimation dans l’État. Marx pensait s’y soustraire par le renversement de la « praxis » : les marxistes ont longtemps cru pouvoir faire des enfants dans le dos à Hegel, mais il est probable que c’est ce dernier qui les a possédés. Le marxisme opère en effet, fondamentalement, comme la théorie du contrat : il vise une totalisation, une unité, non pas sur le terrain du « politique », mais sur celui de la « production ». Il déplace sans doute le processus de constitution du monde – la convergence du faire et du connaître s’exprime dans l’économie -, mais il opère la même totalisation, la même unification de la multiplicité des manières d’agir et de faire dans le « sujet productif » (la classe ouvrière) et dans le sujet politique (« le parti »). Ceux qui ont eu, au choix, la chance ou le malheur de connaître le communisme au temps de sa splendeur, savent bien que c’est de cela qu’il s’agit – qu’il s’agissait. La « pensée Mai 68 », pour autant qu’on accepte cette terminologie réductrice, s’est battue sur un double front : contre le capital, la politique et le politique des sujets de droits, mais aussi contre le socialisme et sa dialectique des sujets « productifs ». En ce sens, tout en exaltant jusqu’au paroxysme les processus de subjectivation entendus comme appropriation ou désappropriation, comme désertion, Mai 68 a violemment récusé les discours de maîtrise du monde de la part des patrons, de l’État, du Mouvement Ouvrier représentant du sérieux de la production. En même temps, il destituait le sujet des droits de l’homme de sa prétention à prendre la relève du rêve, non tant parce qu’il était le représentant de la « bourgeoisie », d’un universalisme réservé aux Blancs mâles et qualifiés, mais surtout parce qu’il détruisait le pouvoir constituant des individus, leur force d’invention bien plus que leur force de travail. La Nietzsche-Renaissance des années 60 (la définition d’une ontologie de la différence, de la multiplicité, de la puissance) s’est ainsi jouée toute entière contre la dialectique, c’est-à-dire contre la praxis, catégorie qui laissait déjà Althusser on ne peut plus perplexe. Les rapports de pouvoir ne sont pas contenus de façon unilatérale dans l’État et dans ses institutions, pas plus que la création et la production du monde ne sont contenues exclusivement dans les rapports de production. Les relations de pouvoir sont multiples, différentes, microphysiques, moléculaires. Le politique réduit la multiplicité des relations de pouvoir aux « sujets de droit », de même que le marxisme réduit la multiplicité de la puissance de création et de constitution du monde au « sujet productif ». La critique foucaldienne de la « praxis » nous paraît garder toute sa pertinence : l’hégélianisme et le marxisme opèrent comme une entreprise de colonisation dialectique du processus de constitution, de « production » qui est « coextensif à toute relation sociale ». Le marxisme innove par rapport à l’économie politique en considérant la division du travail non seulement comme « production », mais aussi comme « pouvoir » : elle ne constitue pas seulement le tissu de la production et de la reproduction de la richesse, mais également celui des relations de pouvoir de la société, en sorte que constitution politique et travail doivent se superposer. Mais il opère une double « colonisation dialectique » du pouvoir constituant du social : la multiplicité des relations entre forces est réduite à la dualité capital-travail – il y a « un principe de pouvoir premier et fondamental qui domine jusqu’au moindre élément de la société » ; et la dynamique coopérative est subordonnée à cette relation, elle est d’abord activée par le capitaliste. Ainsi la colonisation hégélienne par le négatif se concrétise-t- elle dans le socialisme. Qu’est-ce qu’une politique non dialectique ? Comment échapper à cette ontologie de la totalité ? En posant que la « politique » – et la « production » (là est le point clé) – commencent « avant » les sujets des droits, « avant » les sujets productifs du capital et du travail. C’est donc en partant de plus loin, ou de plus bas, des processus de subjectivation plutôt que des sujets de droit (ou des sujets productifs), des compositions des forces plutôt que des figures de l’accord contractuel et du consentement, que la conceptualisation politique peut être reconstruite. Alors que l’analyse de la composition des classes partait de la division du travail et de l’exploitation, celle des multitudes part de la composition des forces de la coopération entre les cerveaux, et des phénomènes de domination, mais aussi d’attraction, de connexion. La microphysique du pouvoir de Foucault, l’ontologie deleuzienne de la multiplicité, la découverte de la dimension moléculaire (Deleuze et Guattari) ou pré-individuelle (Simondon), la dynamique de la différence et de la répétition chez Tarde avant Deleuze, déclinent toutes une autre conception de la « production » et du Politique. Autre en ce qu’elle ne fait plus référence à la praxis. En première analyse, trois choses distinguent l’ontologie de la multiplicité (des multitudes) de l’ontologie de la praxis. 1) Elle ne doit pas être comprise comme une ontologie de l’Un et du Multiple, toujours susceptible de les opposer pour mieux nous faire tomber dans le piège de la médiation dialectique. Elle met au fondement non pas l’Un, mais la différence ; non pas l’homogène, mais l’hétérogène. La dynamique de la multitude n’est pas une différentiation de l’Un (de l’homogène). Elle ne s’exprime pas par la différentiation de l’indifférencié, mais par la « différence qui va en différant ». Elle est en ce sens résolument spinoziste : si l’on tient, malgré tout, à dire d’elle qu’elle est une, elle l’est ni plus ni moins que la substance infiniment infinie de Spinoza. Et elle est aussi étrangère que la philosophie de Spinoza à l’ « étude de la contradiction dans l’essence même des choses ». 2) Elle est une ontologie du désir et des forces affectives, du corps-cerveau, de la coopération entre les cerveaux : nouvelle façon de comprendre la « production » efficacement résumée par Peter Pal Pelbart. Dans une telle économie affective, la subjectivité n’est pas un effet ou une superstructure éthérée, mais une quantité sociale, une puissance psychique et politique. Dans ce contexte, les forces vives présentes partout dans le réseau social cessent d’être de simples réserves passives à la merci d’un capital insatiable, et sont alors considérées elles-mêmes comme un capital, donnant lieu à une mise en commun de l’autovalorisation : au lieu d’être simplement objet de vampirisation de la part de l’Empire, elles sont positivité immanente et expansive qu’il s’efforce de réguler, de moduler, de contrôler. De ce point de vue, la remarque de Jacques Rancière évoquant la présence sous jacente dans Empire d’une théorie des « forces productives » est très pertinente, à condition d’ajouter que cette force productive n’a plus grand chose à voir avec celle de l’époque stalinienne : l’impératif d’industrialisation forcée. Elle ne récupère pas toute la positivité objective et naïve du développement économique, laissant la négativité à la guerre de classe. S’il est vrai comme le souligne Miguel Vatter dans son parallèle entre Foucault et Schmitt, que ces deux pensées aux antipodes s’accordent pour débusquer la prétention du libéralisme de s’affranchir de la guerre, retrouvant en un sens le marxisme de la lutte de classes, il est non moins vrai que l’une des dimensions cruciales de l’action des multitudes est la désertion, l’évitement des stratégies guerrières (aussi bien internes qu’externes). Les multitudes, à la différence des classes, ne se constituent pas simplement à partir de la guerre ou de l’affrontement. Elles sont en guerre contre bien plus de choses que l’exploitation, elles ont affaire à toutes les formes de pouvoir et de domination ; mais, en même temps, elles sont mues par la philia, l’amitié : l’alliance, la connexion leur est plus nécessaire, car leur mode d’opérer est la coopération. 3) Elle est une ontologie du virtuel, c’est-à-dire une théorie de la création du nouveau. Le rapport entre constitué et constituant, par lequel on essaye de penser la politique des Multitudes, une fois la « prise du pouvoir », le duel à mort écarté, peut seulement être appréhendé par une ontologie du temps ou de la différence, et non à travers le faux mouvement de la dialectique et de la praxis. Dans l’ontologie de classe, le temps est « mesure » (théorie de la valeur) et non création. Dans l’ontologie des multitudes, seule l’introduction du virtuel peut expliquer comment la « liberté » s’inscrit dans la « nécessité ». Le virtuel n’est pas un possible à venir, qu’on attend comme le Messie : il est présent dans le réel et comme tel le détermine. Le virtuel existe toujours comme un problème à résoudre de façon multiple, et la détermination du réel n’est que le tracé d’une solution de l’ensemble flou des possibles : pour cette ontologie, le temps est donc un processus de découverte des solutions nouvelles, de création de possibles, auquel elle participe : elle est comme telle étrangère à l’euphorie béate de l’ « apeiron », de l’illimité. C’est en ce sens que le cybermonde peut être dit virtuel , et non par sa simple vitesse électronique. Pour être virtuel, Internet est et doit rester un problème, ce que nous montre très bien Noortje Marres en étudiant ce qu’elle appelle les « déplacements politiques » sur le Web. La politique des multitudes est une politique d’invention d’institutions Une ontologie de la multiplicité ne s’oppose pas aux institutions de façon molaire ou binaire. Les multitudes les traversent, les fondent, les investissent, en usent, les boudent, les abandonnent. Cette complexité, chaque fois liée à une configuration particulière, ne repose pas sur l’opposition de la nouveauté et de la tradition. La différence ne s’oppose pas, en principe, à la répétition, le constituant au constitué. Les deux dynamiques s’agencent et se relancent. Il est tentant d’opposer l’invention et la création à la dialectique répétitive d’un même enrichi, mais toujours-déjà là. La figure politique de l’agir des multitudes n’est pas celle de l’administration de la loi, de la « gouvernance » mais celle de l’inventeur collectif d’institutions. Autrement dit, lorsque Miguel Vatter, ici même, réfléchit « au désir de ne pas être gouverné » des populations évoqué par Foucault, à cette redéfinition de la démocratie pour y inclure cette ouverture (analogue au droit à la rébellion que doit garantir la constitution), nous avons envie d’en savoir plus sur le contenu de ce refus d’être gouverné : non pas la non-gouvernance mais l’a-gouvernementalité. Qu’est-ce qu’un refus qui n’est pas une anti-gouvernementalité, ni un non-gouvernement, un désordre, au sens où il récuse ce qui dans le non dépend du oui proféré, organisé par le maître ? Qu’est ce qu’un refus conçu comme jugement indéfini ouvrant la voie à la différence ou à la répétition, créatrice ou destructrice ? En tout état de cause, la voie Exit abandonne la logique du tiers exclu. Mais le rapport complexe des multitudes aux institutions n’exclut pas, tant s’en faut, une critique radicale, ontologique, des institutions en place. Les institutions actuelles de la démocratie reposent sur la représentation des sujets de droit, les institutions sociales sur celle des sujets productifs, et les institutions du bio- pouvoir, gouvernant la société à travers l’État-Providence, sur celle du maintien de l’unité à la fois des sujets productifs et de ceux que cette définition exclut. Il s’agit à chaque fois d’institutions qui nient l’existence de la multiplicité ou qui, lorsqu’elles la reconnaissent, ne l’enregistrent que comme « misère », « exclusion », ou « mob » (foule versatile). Aux trois sommets du triangle classique de la politique : sujets de droit, sujets productifs et sujets du gouvernement de la population, se trouvent le citoyen, le travailleur et l’exclu. L’ontologie des multitudes, quant à elle, destitue ces sommets. .entry-content Ichida Yoshihiko Philosophe, professeur à l'Université de Kobé, Japon, auteur notamment de Penser la lutte (en japonais, Heibon-sha, 1992) et traducteur en japonais de Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, II tomes (Stock/Imec, 1994-1995). Membre du comité de rédaction transnational de Multitudes.