Hildegarde de Bingen, Chants Et Lettres
Hildegarde de Bingen, Chants Et Lettres
Hildegarde de Bingen, Chants Et Lettres
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Traduit du latin, présenté et annoté par Laurence Moulinier.
2
Voir entre autres M. GOULLET, « In vera visione vidi, in vero lumine audivi ; écriture et illumination chez Hildegarde de
Bingen », Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte (26/1) 1999, p. 77-102.
3
Voir Vita sanctae Hildegardis, éd. M. KLAES, Turnhout, 1993 (Corpus Christianorum Continuatio Medievalis 126), et Ch.
MUNIER (intro., trad. et comm.), La vie de sainte Hildegarde et Les actes de l’enquête en vue de sa canonisation, Paris 2000.
4
Sur la composition de cette œuvre, voir en particulier P. Dronke, "The composition of Hildegard of Bingen's Symphonia",
Sacris erudiri, 19, 1969-70, p. 381-391 ; du même auteur, on consultera avec profit Poetic Individuality in the Middle Ages :
New Departures in Poetry 1000-1150, Oxford, 1970, chap. 5, "Hildegard of Bingen as Poetess and Dramatist", p. 150-192, et
Women Writers of the Middle Ages : A Critical Study of Texts from Perpetua (†203) to Marguerite Porete (†1310),
Cambridge, 1984, chap. 6 "Hildegard of Bingen", p. 144-201.
5
Cf. Hildegardis Bingensis, Epistolarium, éd. L. VAN ACKER, Turnhout, 2 vol., 1991-1993 (CCCM 91 et 91A), et
Epistolarium, Pars Tertia, éd. L. van Acker (†) et M. Klaes-Hachmöller (CCCM 91B), Turnhout, 2001, Ep. XL, p. 102 :
« dicitur quod… modos novi carminis edas » (« on dit que tu produis des chants d’un mode nouveau »). Voir aussi le propre
témoignage de Hildegarde, qui assigne à une vision divine l’origine de ces chants : « Cela arriva la neuvième année après la
fin de cette grande vision véritable qui avait révélé au simple être humain que je suis les visions véritables sur lesquelles
j'avais sué pendant dix ans. C'était la première année depuis que cette même vision m'avait dévoilé, pour que je les explique,
les subtilités des différentes natures des créatures, les réponses et les conseils aux grands comme aux moins grands, la
symphonie de l'harmonie des révélations célestes, la langue et les lettres inconnues, ainsi que d'autres exposés, sur lesquels,
accablée de douleur et de souffrances après les visions dont j'ai parlé, j'avais peiné huit ans durant » (Liber vite meritorum,
éd. A. CARLEVARIS, Turnhout, 1996, p. 8, CCCM 90).
6
Voir entre autres Jutta and Hildegard : The Biographical Sources, translated and introduced by Anna Silvas, Turnhout,
1998 (Medieval Women : Texts and Contexts, 1).
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une activité littéraire multiforme qui ne prit fin qu'avec elle, trente ans plus tard. Or cette
assurance trouva également sa traduction dans la manière dont elle assuma sa charge de
supérieure de monastère et dans les liens qu’elle établit avec nombre de grands de ce monde.
Mais Hildegarde n’oublia pas pour autant qu’elle avait été la pia discipula de Jutta, et suscita,
vers 1140, la rédaction d’une Vita de sa maîtresse, par un auteur anonyme dans lequel on peut
sans doute reconnaître Volmar7. Comme d’autres femmes « auteurs » du Moyen Age,
Hrotsvita de Gandersheim et Herrade de Hohenbourg, par exemple, Hildegarde perpétua ainsi
la mémoire de la figure féminine qui lui avait dispensé la formation initiale à l’origine de son
épanouissement ultérieur.
Quoi qu’il en soit de l’origine de ses dons poético-musicaux, c’est bien sa subjectivité
et sa sensibilité propre qui se donne à lire et à entendre dans le choix des thèmes de ses 77
compositions, particulièrement dignes d’être qualifiées de lyriques si l’on admet, avec Paul
Valéry, que « le lyrisme est le développement d’une exclamation ». Car dans cette Symphonia
qui multiplie les « O » et les interjections8, c’est le chant profond de Hildegarde qui se donne
à entendre comme un cri mélodieux. Certes, dans ses pièces qui célèbrent la Trinité, le Verbe
du Père, « la force de l’éternité », « la vertu de la Sagesse », le pouvoir vivifiant de l’Esprit
saint ou « l’amour inondant toutes choses », Hildegarde se fait avant tout « poétesse de
Dieu », de même que dans ses louanges aux anges ou à l’Eglise qui s’élèvent vers le ciel telle
la fumée de l’encens. Mais les figures qu’elle choisit également d’honorer par des hymnes ou
séquences, ainsi que l’arithmétique de ces chants9, reflètent clairement ses intérêts et ses
affects personnels. Ses 16 compositions à la louange de la Vierge, par exemple, font
clairement entendre la voix d’une nonne pleine d’amour pour celle dont la conception du
Christ manifeste l’image maternelle et consolante par excellence.
Comme dans d’autres écrits, par exemple son traité de médecine Cause et cure,
Hildegarde se livre dans sa Symphonia à une variation sur le thème de la felix culpa : c'est
finalement une bonne chose, selon l'abbesse, qu'Eve soit "tombée" la première car en elle se
compensent la cause et l'effet : dû à la plus grande fragilité de la femme, le péché fut plus
facile à effacer en raison de cette même fragilité ; si l'homme avait le premier transgressé
l'interdit, il n'aurait pas été sauvé car il se serait durci dans son refus têtu d'être corrigé10. Celle
qui a attiré le courroux divin sur le genre humain est donc aussi sa chance de salut, celle qui a
introduit le désordre est gage de sa réparation.
L’insistance avec laquelle est glorifié le ventre où s’est accompli ce mystère par
l’infusion divine, reflète pour sa part magnifiquement la fascination d’une religieuse ayant
opté pour une maternité spirituelle et non physique. La maternité constitue en effet un des
plus beaux aspects de la condition de femme à ses yeux — et a fortiori la maternité virginale,
7
Editée par F. STAAB, "Reform und Reformgruppen im Erzbistum Mainz. Vom ”Libellus de Willisgi consuetudinibus” zur
”Vita domnae Juttae inclusae”", dans Reformidee und Reformpolitik im Spätsalisch-Frühstaufischen Reich, éd. S. Weinfurter,
Mayence, 1992, p. 119-187.
8
Cette voyelle « O » était porteuse d’un mélisme sans paroles, depuis longtemps important dans de nombreuses séquences et
antiennes, mais Hildegarde y recourt plus systématiquement que d’autres ; cf. G. Iversen, Chanter avec les anges. Poésie
dans la messe médiévale. Interprétations et commentaires, Paris, 2001, p. 255.
9
Trois sont adressés au Christ, quatre à l’Esprit-saint, et cinq à Dieu, contre 16 à la Vierge ou 13 à Ursule et ses compagnes,
par exemple ; cf. G. Iversen, « “O vos angeli“ ». Hildegard’s lyrical and visionary texts on the celestial hierarchies in context
of her time », dans R. BERNDT, éd., « Im Angesicht Gottes suche der Mensch sich selbst ». Hildegard von Bingen 1098-1179,
Berlin, 2001, p. 87-113.
10
Beate Hildegardis Cause et cure, éd. L. Moulinier, Berlin, 2003, p. 79 : « Sed et si Adam transgressus fuisset prius quam
Eva, tunc transgressio illa tam fortis et tam incorrigibilis fuisset, quod homo etiam in tam magna obduratione incorrigibilitatis
cecidisset, quod nec salvari vellet nec posset. Unde quod Eva prior transgrediebatur, facilius deleri potuit, quia etiam fragilior
masculo fuit ». (« Si Adam avait péché avant Eve, le péché aurait été si grave, si impossible à réparer, que l’homme serait
alors tombé dans un endurcissement si irréparable qu’il n’aurait pas pu ni voulu être sauvé. Le péché qu’Eve fut la première à
commettre a pu être plus facilement détruit, parce qu’elle était plus fragile que l’homme », trad. P. Monat, Hildegarde de
Bingen, Les causes et les remèdes, Grenoble, 1997, p. 64-65).
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en ce XIIe siècle qui vit l’essor, auquel saint Bernard de Clairvaux contribua grandement, du
culte marial. Merveilleuse chez la femme, la maternité est miraculeuse avec Marie et ce
mystère est peut-être plus fascinant encore pour Hildegarde que celui de l'Incarnation. En
témoigne entre autres son attachement à évoquer la réalité physique de cette grossesse inouïe ;
Hildegarde célèbre non sans sensualité l'imprégnation divine et pénètre par la pensée jusque
dans ces entrailles dont le fruit est béni, et où le Créateur Lui-même semble avoir éprouvé du
plaisir. De fait, selon Hildegarde, la conception en Marie fut normale, à ceci près que le Saint-
Esprit y joua le rôle de l'homme, et les chants qu’elle lui consacre célèbrent la joie du saint
ventre de la Vierge qui "fleurit" lorsque "l'Esprit de Dieu" y "pénétra" et que "le Très-Haut s'y
épancha", ainsi que la croissance du Fils de Dieu dans sa matrice bénie.
Ce thème a si bien captivé l’âme de la moniale qu’elle-même, évoquant une de ses
convalescences, dit avoir recouvré la parole au terme de ses souffrances, "comme une
parturiente après le travail", et, dans le Livre des œuvres divines, compare ses douleurs à
celles de Léa dans l'enfantement11. Vierge d'homme et de savoir humain, Hildegarde est pour
ainsi dire fécondée par la grâce divine, et enceinte des œuvres de Dieu qu'elle met au monde
dans la douleur. N’est-il pas remarquable qu’un de ses correspondants, l’abbé Richard de
Springiersbach, la nomme "très sainte et bénie entre les femmes"12 ?
11
Voir la Vita, I, 8 (« quamvis in se Liae parturientis crebros dolores sustineret »), trad. Ch. Munier, La vie de sainte
Hildegarde, p. 123 : « bien qu’elle subît en sa personne les nombreuses douleurs de Lia en ses accouchements » ; Vita, II, 1,
p. 132 (« dans les douleurs de l’enfantement ») ; ou encore Vita, III, 24 (« At ego tacui in patientia, silui in mansuetudine, et
sicut pariens post laborem, ita loquebar post dolorem », trad. Ch. Munier, p. 185 : « je me suis tue avec patience, j’ai gardé le
silence après la douleur comme une accouchée après le travail »). Citation d’Isaïe (42, 14) que l’on trouve aussi dans le Liber
divinorum operum, II, 1, 31, p. 302.
12
Epistolarium, Ep. CCVII, « Richardus abbas ad Hildegardem » (« L’abbé Richard à Hildegarde »), p. 464 : « sanctissima et
inter feminas benedicta ».
13
Je me permets de renvoyer à mon article "Elisabeth, Ursule et les Onze mille vierges : un cas d'invention de reliques à
Cologne au XIIe siècle", Médiévales, 22-23, printemps 1992, p. 173-186.
14
Euchaire avait été le premier évêque de Trèves, au Ier siècle. En 1148, des reliques de saint Matthias furent apportées au
monastère de Saint-Euchaire de Trèves, qui porta dès lors aussi le nom de l’apôtre.
15
Sur les rapports entre Hildegarde et Trèves, voir par exemple A. FÜHRKÖTTER, "Hildegard von Bingen und ihre
Beziehungen zu Trier", Kurtrierisches Jahrbuch 5, 1985, p. 61-72. Rappelons qu’un neveu de Hildegarde, Arnold, fut
archevêque de Trèves de 1169 à 1183.
16
Originaire du Poitou, ce saint avait été évêque de Trèves au IVe siècle.
17
Sur le contenu détaillé de ces textes hagiographiques, voir L. Moulinier, "H comme Histoire : Hrotsvita, Hildegarde et
Herrade, trois récits de fondation au féminin", Clio, Histoire, femmes et sociétés, 2, Femmes et religion, 1995, p. 85-107.
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4
sainte Ursule18. Aux « beaux visages » des Onze mille vierges répondent ainsi le « beau
visage » de Disibod, ce « beau tonsuré », ou le « vase de beauté » qu’était saint Rupert.
Mais c’est sans doute par le récit de la vie du bienheureux Rupert que Hildegarde
contribua le plus à répandre une conception de la sainteté en accord avec ce que fut sa propre
existence, et à se présenter comme la digne héritière du saint dont elle avait choisi le
patronage : plus encore que la Vita sancti Disibodi, la Vita sancti Ruperti est en effet à la fois
un pan d'histoire locale et un speculum réfléchissant sa propre image que l'abbesse tend à ses
sœurs
18
Cf. C. Mews, « Hildegard : Gender, Nature and Visionary Experience », dans Hildegard of Bingen and Gendered Theology
in Judaeo-Christian Tradition, éd. J. S. Barton et C. Mews, Monash University, 1995, p. 63-80, p. 64.
19
Sur la production hagiographique de Hildegarde, voir S. Gouguenheim, "La sainte et les miracles. Guérisons et miracles
d'Hildegarde de Bingen", Hagiographica, II, 1995, p. 157-176.
20
Vita sancti Disibodi, dans Sanctae Hildegardis abbatissae opera omnia, J.-P. Migne éd., Paris, 1855, Patrologia latina
(dorénavant PL 197), col. 1093-1116.
21
Ibidem, col. 1101.
4
5
La Vita écrite par Hildegarde entre 1162 et 117022, donc avant la Vita sancti Disibodi,
est le seul témoignage subsistant sur la vie et l'action de saint Rupert et on a pu avancer que
cette œuvre avait peut-être été conçue comme un "traité politique", destiné à consolider sa
revendication du Rupertsberg pour y construire son futur couvent. Fils d'un duc local païen du
nom de Robold et d'une princesse carolingienne chrétienne appelée Bertha, Rupert n'avait que
trois ans quand mourut son père. Puis, à l’âge de douze ans, il fit un rêve prophétique qui le
convainquit, lui et sa mère, qu'ils devaient mettre leurs richesses au service des pauvres et des
nécessiteux, et tous deux fondèrent de nombreux hospices destinés à loger et soigner les plus
démunis. A l'âge de quinze ans, Rupert surmonta toutes les tentations qui lui auraient offert la
jouissance des richesses matérielles dues à son rang, et il partit en pèlerinage à Rome. Par la
suite, il fonda de nombreuses églises et finit par choisir le Rupertsberg, ému par "la beauté des
eaux coulant à proximité", pour y édifier un oratoire destiné à sa mère et à lui-même. Il avait
vingt ans, rapporte Hildegarde, lorsque "Dieu le rappela à lui dans tout l'éclat de son
innocence", ce que la Symphonia exprime en louant son enfance exemplaire dans l'antienne
Quia felix pueritia dédiée à "l'enfance heureuse" du saint (notons au passage que l'enfance de
Disibod est également exaltée dans l'antienne O beata infantia). La dépouille de Rupert (avec
celle de sa mère, décédée vingt-cinq ans plus tard) fut inhumée au-dessus de l'endroit où "la
Nahe et le Rhin mêlent leurs eaux". Une communauté masculine s'établit sous son nom et
subsista jusqu'à l'arrivée des Normands (« ceux qui n’ont point de raison » dans O Jerusalem),
laquelle entraîna la dispersion des habitants de la région et la destruction des édifices
religieux. Seule l'église du monastère, abritant les reliques de la mère et du fils, fut épargnée,
véritable îlot parmi les ruines lorsque pour la première fois, Hildegarde posa les yeux sur le
site de son futur couvent.
Rupert se voit certes consacrer un chant de moins que Disibod, mais O Jerusalem, qui
lui est dédié, n’en est pas moins le morceau le plus long (et le plus audacieux, du point de vue
des musicologues) de toute son œuvre. L'image de Jérusalem, héritée du vingt-et-unième
chapitre de l'Apocalypse, est à la fois la pierre angulaire de ce morceau magistral, et la
métaphore du travail spirituel entrepris par Hildegarde avec la fondation son abbaye. A
chaque évocation de la splendeur surnaturelle de Jérusalem correspond en parallèle une vision
des perfections terrestres de saint Rupert, qui s'est fait une place parmi les pierres vives de la
Jérusalem céleste sans pour autant cesser d'être le protecteur du sommet de la colline où est
bâtie l'abbaye. Avec une force de conviction qui n'a d'égale que la sensualité de ses effets,
Hildegarde évoque l'esprit éternel de Rupert dans un lieu éternel : les vierges qui l’ont pris
pour guide doivent ainsi comprendre que leur âme, après les transformations de la vie
spirituelle sur le Rupertsberg, pourraient rejoindre les "pierres vives" sur les remparts de la
Jérusalem céleste. Autour de ce saint patron, la poésie comme l'hagiographie s'avéraient donc
aptes à communiquer, voire à renforcer, une conscience collective.
C'est donc à Hildegarde qu'il appartint, sur ordre de Dieu, de faire revivre l'endroit en
lui redonnant l'éclat spirituel qu'il avait trois siècles plus tôt. Le succès fut à la hauteur de son
rayonnement : si l'on en croit Trithemius dans sa Chronique de Hirsau, saint Bernard lui-
même aurait demandé à Hildegarde une relique de saint Rupert23. Une nouvelle fondation
s'imposa donc bientôt comme une nécessité et en 1165, Hildegarde fonda une autre
communauté féminine de l'autre côté du Rhin (actuellement Rüdesheim-Eibingen), sous
l'invocation de saint Gislebert.
22
Sur les questions de datation de cette œuvre, voir A. Haverkamp, « Hildegard von Disibodenberg-Bingen. Von der
Peripherie zum Zentrum », dans A. HAVERKAMP éd., Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld, Internationaler
wissenschaftlicher Kongreß zum 900jährigen Jubiläum, 13-19 September 1998, Bingen am Rhein, Mayence, 2000, p. 15-69,
p. 24 n. 37.
23
Cf. Chronicon insigne monasterii Hirsaugiensis, Ordinis S. Benedicti, per Ioannem Tritehemium, Bâle, 1559, « ad annum
1148 ».
5
6
Ses lettres donnent à entendre pour leur part la voix d’une femme de tête mais aussi de
cœur, de même qu’elles permettent de comprendre l’ascendant extraordinaire désormais pris
par la religieuse dans la deuxième moitié du XIIe siècle.
Si on a pu l’appeler « conscience inspirée du XIIe siècle », c’est qu’on la consulte de
toutes parts : de toute l’Allemagne, de Liège, de Beauvais, mais aussi de Metz, d’Utrecht, de
Prague, de Rome, etc. Des papes et des empereurs lui écrivent et acceptent apparemment ses
critiques parfois virulentes. Enfin, nombre de ses correspondants s'adressent à elle pour savoir
ce qu'il était juste de penser ou de comprendre dans tel passage des Ecritures24, et, malgré
l'inculture qu'elle proclame, elle fait souvent figure d'experte en exégèse. On lui doit ainsi une
importante action réformatrice : par ses lettres surtout, elle n'a cessé de soutenir l'activité des
papes, de défendre l'institution pontificale contre les empiètements des laïcs (d'où par exemple
sa diatribe contre l'empereur Barberousse), et de critiquer le relâchement des prêtres indignes.
Les débuts du catharisme en Germanie la virent intervenir, et dénoncer avec force à cette
occasion la décadence des mœurs du clergé25.
Après sa mort le 17 septembre 1179, l'idée prit corps dans son entourage d'obtenir sa
canonisation, et les nonnes du Rupertsberg et d'autres hommes d'Eglise des environs
s'attelèrent à la constitution du "dossier" de leur candidate, en d'autres termes à une véritable
construction mettant en œuvre plusieurs acteurs, en particulier son dernier secrétaire, Guibert
de Gembloux.
La Vita sanctae Hildegardis, tout d’abord, entamée de son vivant, comme celle de
saint Bernard) est un monument à sa gloire, très construit (citations diverses, insertion de
notes autobiographiques et d'extraits de lettres, emprunts à la Vita de Bernard, canonisé en
1174, composition d'un liber miraculorum de la sainte, etc.26). Parmi les différents moyens
mis en œuvre pour la fabrication de la sainte, on citera aussi l'élaboration du Riesenkodex,
manuscrit géant destiné à former comme un canon des œuvres de Hildegarde. Son œuvre fut
de fait remaniée, et le réarrangement de ses lettres, qui donna lieu à la composition d'un
véritable Liber epistolarum, en est un des indices les plus flagrants : outre les nombreux
remaniements textuels, voire les changements dans l'identité des destinataires, auxquels on
procéda, sans parler de quelques faux qui furent créés comme une lettre du pape Anastase IV,
soulignons la hiérarchisation de cette correspondance. La première lettre est désormais celle
que Hildegarde adressa à saint Bernard, et la lettre de l'abbé de Clairvaux, jugée sans doute
trop brève, a été passablement enjolivée, sans doute du vivant même de l'abbesse27 ; les lettres
qui suivent sont d'abord celles que Hildegarde envoya aux papes, puis celles envoyées aux
cardinaux, puis aux archevêques, etc. La correspondance est un genre littéraire, et la pratique
de l’écrivain publiant la collection de ses propres lettres, tel Pierre de Blois, se développe
significativement à l’époque. Notons enfin que les échanges conservés dans ce recueil
24
Voir par exemple sa réponse au futur cardinal Eudes de Soissons en 1148-49 quant à savoir ce qu'il faut exactement
entendre par paternitas à propos de Dieu (Ep. XLr, dans Hildegardis Bingensis Epistolarium, éd. L. van Acker, Turnhout,
1991, p. 104), et les 38 questions que lui firent parvenir les moines de Villers-en-Brabant par l'intermédiaire de Guibert de
Gembloux (Solutiones quaestionum XXXVIII, PL 197, col. 1040-1054, et Ep. XXV, dans Guiberti Gemblacensis Epistolae,
éd. A. Derolez, Turnhout, Brepols, 1988-89, 2 vols., CCCM 66 et 66A, p. 258 ss). Voir aussi son explication d'Athanase
(Explanatio symboli sancti Athanasii, PL 197, col. 1065B-1067A) ou encore son commentaire à la Règle de saint Benoît,
Regula S. Benedicti juxta S. Hildegardem explicata, PL 197, col. 1055-1066.
25
Voir la lettre qu'elle adressa en 1163 au clergé de Cologne, Ep. XVr, dans Hildegardis Epistolarium, op. cit., p. 34-47, et
son Epistola de Catharis, Ep. CLXIXr, ibidem, p. 378-382. Sur ce sujet, voir entre autres G. Müller, « Die heilige Hildegard
im Kampf mit Häresien ihrer Zeit », dans Hildegard von Bingen 1179-1979. Festschrift zum 800. Todestag, éd. A. Ph. Brück,
Mayence, 1979, p. 171-188, ou L. Moulinier, « Le chat des cathares de Mayence et autres « primeurs » d’un exorcisme du
XIIe siècle », dans Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004,
p. 699-709.
26
Voir entre autres W. Berschin, Die Vita sanctae Hildegardis des Theoderich von Echternach, dans Hildegard von Bingen
Prophetin durch die Zeiten. Zum 900. Geburtstag, éd. E. Forster, Fribourg-en-Brisgau, 1997, p. 120-125.
27
Cf. L. van Acker, Hildegardis Epistolarium, op. cit., p. LVII-LVIII.
6
7
n’eurent parfois rien d’amène : Hildegarde adressa par exemple quelques lettres assez dures à
l'archevêque Henri de Mayence entre 1151 et 115328, et ne mâcha pas non plus ses mots avec
les plus grands, pape et empereur compris. Dans les quelques lettres que nous traduisons ici,
celles qu’elle envoya à l’abbé Helinger montrent bien d’une part qu’elle n’avait peur de
morigéner personne, et illustrent d’autre part une de ses méthodes d’argumentation favorite, à
savoir le rappel, voire le ressassement des grandes étapes de l’histoire du salut.
Procédé particulièrement patent dans les lettres liées au dernier épisode douloureux de
son existence, lorsque Hildegarde, vers 1178-1179, encourut la désapprobation pour avoir fait
enterrer dans son monastère puis refusé d’exhumer un homme excommunié. L'archevêque de
Mayence jeta l'interdit sur le Rupertsberg, ce qui poussa Hildegarde à écrire aux prélats de
Mayence une longue lettre constituant à la fois une leçon d'orthodoxie et un véritable petit
traité sur la musique29. Sa longue argumentation remonte aux temps de la Genèse, et elle
rappelle qu'Adam avait une voix angélique avant la Chute : aussi, en voulant fermer la bouche
de ceux qui chantent la louange divine, les prélats de Mayence se font, selon elle, le jouet de
Satan, puisque c'est lui qui a arraché le premier homme à l'harmonie céleste et aux délices du
Paradis30. Rappelant enfin que nul n'est supérieur à Dieu, elle adresse une discrète menace à
ses interlocuteurs, suggérant qu'ils ont émis une très dure sentence, sine pondere certe
rationis31. Elle l’emportera contre l'archevêque de Mayence, mais au terme d'une lutte
difficile, non sans avoir encouru de la part de ce dernier des litteras divinorum interdictorias,
qu'il n'aurait jamais envoyées, ose Hildegarde, s'il avait connu la vérité32. Christian finira par
lui donner raison, lui présentant même des excuses33.
Mais, tout en entretenant des rapports privilégiés avec certaines figures masculines,
qu’elle est capable d’encourager comme de fustiger, voire de menacer au nom de Dieu,
Hildegarde vécut entourée de femmes ses sœurs et nombre de ses relations ou amitiés nous
sont connues par les lettres écrites par ou à des femmes, qui forment près d'un cinquième de
sa correspondance34. Si tant de femmes, et pas seulement des abbesses, s'adressèrent et se
confièrent à Hildegarde, c'est qu'elles pouvaient se reconnaître en elle, au-delà du désir de
recevoir une lettre de la visionnaire la plus en vue de la Chrétienté. Hildegarde les rappelle
souvent à leur devoir tout en prônant la modération, le sens de la mesure, la discretio35
qu'elles sont nombreuses à oublier, et fait figure de directeur de conscience universel, sévère
mais juste. Si elle est à l’occasion le médecin des corps, comme en témoignent les lettres de
28
Cf. Ep. XVIIIr, dans Hildegardis Epistolarium, op. cit., p. 54 et Ep. XIX, ibidem, p. 55 (« Tu autem surge, quia dies tui
breves sunt, et reminiscere quod Nabuchodonosor cecidit ») : « mais toi, lève-toi, car tes jours sont brefs, et souviens-toi que
Nabuchodonosor est tombé ».
29
Ep. XXIII, Epistolarium, op. cit, p. 61-66.
30
Ibidem, p. 64 (« ne in iudiciis uestris circumueniamini a Satana ») : « pour que vous ne soyez pas circonvenus par Satan
dans vos jugements ».
31
Ibidem, p. 65 : « Qui ergo ecclesie in canticis laudum Dei sine pondere certe rationis silentium imponunt, consortio
angelicarum laudum in celo carebunt, qui Deum in terris decore glorie sue iniuste spoliauerint, nisi per ueram penitentiam et
humilem satisfactionem emendauerint[...] . Et audiui uocem sic dicentem: Quis creauit celum? Deus. Quis aperit fidelibus
suis celum ? Deus. Quis eius similis ? Nullus ». (« Ceux donc qui imposent à l’église, sans le poids d’une raison certaine, le
silence lors des cantiques à la louange de Dieu, ceux-là seront privés, au ciel, du choeur des louanges des anges, pour avoir
spolié Dieu injustement sur terre de la parure de sa gloire, à moins qu’ils ne se soient amendés par une pénitence vraie et une
réparation empreinte d’humilité [...]. Et j’entendis une voix qui disait : Qui a créé le ciel ? Dieu. Qui ouvre le ciel à ses
fidèles ? Dieu. Qui est semblable à lui ? Personne ».
32
Ep. XXIV, dans Hildegardis Epistolarium, op. cit., p. 67-68.
33
Ep. XXIVr, dans Hildegardis Epistolarium, op. cit., p. 68-69 : « rogantes et obnixe sanctitati uestre supplicantes quatenus,
si ex culpa nostra uel ignorantia vos in hac parte molestauimus, petenti ueniam non subtrahatis misericordiam ». (« priant et
suppliant de tous nos efforts votre sainteté pour que, si par notre faute ou notre ignorance nous vous avons chagrinée, que
vous ne refusiez pas votre miséricorde à celui qui demande pardon »).
34
Cf. S. GOUGUENHEIM, "La place de la femme dans la création et la société chez Hildegarde de Bingen", p. 110-111.
35
Sur l'importance de ce concept dans la pensée de Hildegarde, voir M. SCHMIDT, "Discretio bei Hildegard von Bingen als
Bildungselement", Analecta cartusiana, Salzbourg, 1983, n° 35, p. 73-94.
7
8
femmes affligées d’un flux de sang ou de stérilité36, elle est surtout celui des âmes, vers qui se
tournent ces femmes en proie au désarroi moral, telles l’abbesse Sophie tentée de renoncer à
sa charge, ou la moniale Gertrude souffrant cruellement de l’absence de Hildegarde, alors en
tournée de prédication dans différentes villes d’Allemagne.
Aux moniales d’Andernach, elle envoie une lettre constituant à certains égards un petit
miroir des vierges, tout comme elle exalte la virginité de Marie, « tour d'ivoire », et « pure
œuvre de virginité » à l’attention de l’abbé Helinger, à qui elle rappelle que « la Vierge,
illuminée par le soleil du plan divin, tourna en positif la chute de la femme ». Et l’on est
frappé des liens étroits entre les leçons de cette dernière missive sur la Vierge et les louanges
de la Symphonia, notamment : « qui ergo femina mortem instruxit/ clara virgo illam
interemit »37.
La virginité n'a certes pas de prix — celui qui viole une vierge devra, d'après le
Scivias, faire aussi lourdement pénitence que s'il avait "brisé le ciel"38. Mais la virginité n'est
qu'une des voies de la sanctification aux yeux de Hildegarde, qui eut probablement sous sa
direction d'ex-femmes mariées et correspond aussi avec des femmes encore dans les liens du
mariage ou en proie aux douleurs d’un récent veuvage. Elle est même convaincue que la
continence ne convient pas à tout le monde et que ses excès peuvent être néfastes. Aussi, de
même qu'elle prône une modération morale à ses correspondantes, elle vante une juste mesure
dans le domaine des traitements à appliquer au corps et récuse tous les excès de l'ascétisme,
qui n'est parfois qu'un des visages de l'orgueil, comme elle le rappelle au clergé de Cologne,
dans une lettre attaquant clairement la prétendue pureté des Cathares, présents en Rhénanie
depuis 1143 environ et particulièrement dans les années 116039. Elle attire tout
particulièrement sur cette question l'attention des femmes, Elisabeth de Schönau40 ou autres
correspondantes moins connues : prétendre à la chasteté pour se targuer de sainteté, là est la
suprême vanité, écrit-elle à Jutta, converse de Wechterswinkel ; de plus, l'abstinence
immodérée, « incongrua », qui "manque de la viridité des vertus", est "desséchante" et
engendre par conséquent, "non la paix mais l'irascibilité".41
Hildegarde n’eut pas que des relations : elle eut aussi des amis et des intimes, voire
des passions ou en tout cas d’intenses affections, au nombre desquelles figure son premier
secrétaire, Volmar, avec qui elle entretint pendant des décennies, des années 1130 à la mort de
son symmista en 1173, une chaste amitié spirituelle. Certes, la frontière entre amitié et amour
est différente de celle qu’on trace aujourd’hui et nous ne devons pas juger à l’aune de nos
propres codes des formules apparemment très superlatives exprimant des liens
interpersonnels, telles qu’on les repère sous la plume de certains contemporains de
Hildegarde, comme Aelred de Rievaulx, Jean de Salisbury ou saint Bernard. Comme l’a
montré Stephen Jaeger, le XIIe siècle a marqué différents changements dans l’expression de
l’affection, et parmi les problèmes que peut nous poser le caractère passionnel de l’amitié au
Moyen Âge (surtout masculine), la plus grande difficulté, pour nous, est d’arriver à
36
Voir par exemple sa lettre écrite à une "Sibylla trans Alpes", affaiblie par un "flux de sang" ; pour y remédier, Hildegarde
lui recommandait non pas de prononcer ces mots mais de les appliquer (probablement sous forme de phylactère) entre sa
poitrine et son nombril (Analecta sacra Spicilegio Solesmensi parata, éd. J. B. Pitra, tome VIII, Nova sanctae Hildegardis
opera, Mont Cassin, 1882, VIII, "Epistolarum nova series", ep. XXXVI, p. 521).
37
Symphonia, n° 13, p. 46.
38
Hildegardis Bingensis, Scivias, éd. A. FÜHRKÖTTER, A. CARLEVARIS, Turnhout, 1978 (Corpus Christianorum Continuatio
Medievalis, 43, 43 A), II, 5, t. 43, p. 185.
39
Epistolarium, Ep. XVr, "Ad pastores Ecclesiae" (« Aux pasteurs de l’Eglise »), p. 34-44.
40
Une des lettres que Hildegarde envoie à cette jeune moniale impressionnable est une critique en règle de l'ascèse : c'est le
diable en effet, cet "oiseau très noir", qui suggère aux hommes prêts à tout pour effacer leurs péchés, de mortifier leur corps
par les jeûnes, les larmes, la tristesse et l'abstinence. Cf. H. OMONT, Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque
nationale et autres bibliothèques, Paris, 1903, t. 38, p. 369. Traduction de cette lettre dans S. GOUGUENHEIM, La Sibylle du
Rhin. Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Paris, 1996, p. 94, n. 40.
41
Epistolarium, Ep. CCXXXIV, "Hildegardis ad Iuttam conversam » (« Hildegarde à la converse Jutta »), p. 510.
8
9
42
Cf. C.S. JAEGER, Ennobling Love, In Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, 1999. Sur les langages de l’amour au XIIe
siècle, voir entre autres J. BALDWIN, Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, trad. fr., Paris, 1992 ; sur
l’amitié dans les milieux monastiques, voir P. B. MC GUIRE, Friendship and Community. The monastic experience (350-
1124), Kalamazoo, 1988.
43
Sur cet épisode et ses principaux acteurs, voir R. Holbach, « Hildegard von Bingen und die kirchlichen Metropolen », dans
A. HAVERKAMP éd., Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld, Internationaler wissenschaftlicher Kongreß zum
900jährigen Jubiläum, 13-19 September 1998, Bingen am Rhein, Mayence, 2000, p. 71-115, notamment p. 79 ss.
44
Par exemple P. Bourgain, Poésie lyrique latine du Moyen Age, Paris, 1989, p. 88-90, et A. Michel, Théologiens et
mystiques au Moyen Age. La poétique de Dieu, Ve-XVe siècles, Paris, 1997, p. 323-325 ; voir aussi G. Iversen, Chanter avec
les anges, p. 245-262. Rappelons enfin que ces poésies ont fait l’objet de plusieurs enregistrements, notamment par
l’ensemble Sequentia.
45
R. de Gourmont, Le latin mystique. Les poètes de l’antiphonaire et la symbolique au Moyen Age, rééd. Paris, 1980.
46
Hildegarde de Bingen, Louanges, prés. et trad. L. Moulinier, Paris, 1990.
47
Hildegard von Bingen, Symphonia, éd. W. BERSCHIN, H. SCHIPPERGES, Heidelberg, 1995, préférable à Symphonia :
A Critical Edition of the "Symphonia armonie celestium revelationum" ["Symphony of the Harmony of Celestial
Revelations"], éd. et trad. B. Newman, Ithaca/New York/Londres, 1988.
48
Par exemple Hildegard von Bingen, Briefwechsel, trad. A. Führkötter, Salzbourg, 1965, et The Letters of Hildegard of
Bingen, trad. J. L. Baird, Oxford, 1994.
9
10
BIBLIOGRAPHIE
Editions
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10
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MÜLLER G. L., « Die heilige Hildegard im Kampf mit Häresien ihrer Zeit », dans Hildegard
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11
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Spätsalisch-Frühstaufischen Reich, WEINFURTER S. (éd.), Mayence, 1992, p. 119-187.
I. CHANTS
A Dieu le Père
2. O MAGNE PATER
O noble Père,
nous sommes dans une grande nécessité.
C'est pourquoi nous t'implorons,
nous t'implorons au nom de ton Verbe,
par lequel tu nous as remplis
de ce dont nous manquons.
Veuille à présent, o Père,
comme il te sied,
porter sur nous
tes regards secourables,
et nous sauver de la défaillance
pour que ton nom
ne s'obscurcisse pas en nous,
et, par ton nom même,
daigne nous aider.
5. O QUAM MIRABILIS
O merveilleuse prescience
du cœur divin,
qui a connu à l'avance chaque créature !
Car lorsque Dieu a regardé le visage de l'homme
qu'il a modelé,
c'est la totalité de ses œuvres
qu'il a vue
dans cette même forme humaine.
O merveilleuse inspiration
qui a ainsi fait naître l'homme !
A Marie
12
13
Merveilleusement,
tu as caché en toi
la chair immaculée
selon la raison divine,
lorsque le Fils de Dieu
a fleuri dans ton ventre
et que la sainteté de Dieu
l'a tiré de ton sein
contre les lois de la chair
qu'Eve avait édifiées,
lui qui était uni à l'intégrité
dans de divines entrailles.
49
Cf. Luc 1, 35.
13
14
Oh de quel prix
est la virginité de cette vierge
qui tient sa porte fermée !
Dans ses entrailles bénies
la sainte divinité
a infusé son ardeur
si bien qu'une fleur a grandi en elle
et le Fils de Dieu
est sorti du plus secret d'elle-même
comme l'aurore.
Et le Fils de Dieu
est sorti du plus secret d'elle-même
comme l'aurore.
A Saint Disibod
O miracle admirable !
Une figure obscure,
de toute sa noble taille,
dépasse les sommets escarpés,
là où la vivante hauteur
profère des mystères.
Aussi, o Disibod,
lève-toi à la fin,
avec le secours de la fleur
de tous les rameaux du monde,
comme la première fois que tu t'es levé.
14
15
O âme bienheureuse,
ton corps est né de la terre
Et tu l'as foulé aux pieds dans ton pèlerinage
de ce monde —
Le Saint-Esprit aussi
voyait en toi
sa propre demeure51.
Bienheureuse l'enfance
de Disibod, l'élu !
Car elle fut si inspirée par Dieu
que plus tard, parmi les merveilles de Dieu,
50
Cf. Matthieu, 12, 29.
51
Cf. I Cor. 6, 19.
15
16
tu as exsudé
des œuvres très saintes,
comme la très suave odeur du baume !
A Saint Rupert
Bienheureuse apparition,
quand la flamme de Dieu étincela
en Rupert, l'ami de Dieu
et que l'amour de Dieu
se répandit en son cœur,
embrassant la crainte du Seigneur !
Alors son nom aussi,
parmi les habitants du ciel,
a fleuri.
O bienheureux Rupert,
toi qui, dans la fleur de l'âge,
sans avoir accompli
ni toléré
l'œuvre perverse du diable,
as quitté le monde
et son naufrage52 —
intercède à présent
pour ceux qui te servent
en Dieu !
Honneur
52
Cf. Venance Fortunat, Pange lingua gloriosi : « Pange, lingua, gloriosi, Corporis mysterium Sanguinisque pretiosi, Quem
in mundi pretium Fructus ventris generosi Rex effudit gentium ». ...
16
17
au Saint-Esprit
qui, dans l'esprit de la vierge Ursule,
a rassemblé, comme des colombes,
une troupe virginale :
ainsi, comme Abraham,
elle a quitté sa propre patrie,
A l’Esprit Saint
la volonté s'élève
et accorde à l'âme la saveur,
et sa lanterne est le désir.
17
18
A Marie
Salut, ô généreuse,
ô vierge glorieuse,
pupille de chasteté,
matière de sainteté,
53
Mt. 9, 10.
18
19
A Saint Mathias
54
Cf. Actes, I, 26.
19
20
éveillé.
55
Cf. Ps. 18, 6.
20
21
A saint Boniface
O Boniface,
la lumière vivante a vu en toi
un homme de sagesse.
Les purs filets d'eau qui découlent de Dieu,
tu les as ramenés à Dieu,
en baignant la verdeur des fleurs58.
Ainsi tu es l'ami du Dieu vivant,
et un cristal limpide,
par ton attachement aux chemins droits
que tu as parcourus dans ta sagesse.
A Saint Disibod
56
Cf. Hildegardis Bingensis, Liber divinorum operum, 3, 5, 9, éd. A. Derolez-P. Dronke, Turnhout, Brepols, 1996, p. 420 :
« in humilitate quasi nesciens ».
57
Cf. Cantique, 2, 14 ; LDO, III, 5, 9, p. 420 : Mathias… columbinosque mores habens.
58
Cf. 1 Cor. 3, 6.
21
22
O Disibod,
dans ton éclat,
par ton exemple d'une pure musique,
merveilleusement, tu as bâti les membres
de la louange
selon deux chœurs,
par l'entremise du Fils de l'Homme.
22
23
A Saint Euchaire
O Euchaire,
par des signes, la colombe
t'a donné la vertu
de celui qui jadis, au milieu de la roue59,
appelait à grands cris :
O Euchaire,
tu as marché sur le chemin joyeux
en demeurant auprès du Fils de Dieu,
en le touchant
et en voyant
les miracles qu'il a faits.
23
24
de la pleine charité,
tu l'as embrassé,
lorsque tu as recueilli
la gerbe de ses commandements.
O Euchaire,
vraiment tu as été heureux
lorsque la Parole de Dieu t'a imprégné
du feu de la colombe ;
alors tu as été éclairé
comme l'aurore,
et ainsi tu as bâti les fondements
de l'Eglise.
A Saint Maximin
La colombe regardait
à travers les barreaux de la fenêtre65
quand est montée à son visage
l'exhalaison du baume
61
Cf. Matthieu, 17, 4.
62
Cf. Matthieu, 9, 17.
63
Cf. Epître aux Philippiens, 2, 10 ; Is. 40, 4.
64
Cf. Isaïe, 66, 11.
65
Cf. Cantique, 2, 9.
24
25
Tu es fort et tu es doux
aux offices divins,
t'élevant dans l'éclat de l'autel
comme la fumée des aromates72
66
Cf. Cantique, 1, 17.
67
Cf. Psaume, 42-43 (41-42), 2.
68
Cf. Exode, 17, 1-7.
69
Pigmentarii : cf. O dulcis electe : « in viriditate pigmentariorum ».
70
Cf. O mirum admirandum (n° 33).
71
Cf. Proverbes, 8, 31.
25
26
O bienheureuse enfance,
qui rougeoies dans l'aurore,
et ô jeunesse digne de louanges
qui brûles dans le soleil !
O noble vase75,
que la danse de l'antique caverne
n'a ni souillé
72
Cf. Cantique, 3, 6.
73
Cf. Matthieu, 5, 14.
74
Cf. Matthieu, 5, 14.
75
Cf. Isaïe, 45, 9.
26
27
ni englouti
et que les coups de l'antique corrupteur
n'ont pas anéanti.
76
Cf. Cantique, 4, 7.
27
28
O Eglise,
tes yeux sont semblables au saphir77,
et tes oreilles à la montagne de Béthel78,
"Pleine de désir,
j'ai désiré venir à toi
et demeurer à tes côtés
dans des noces célestes,
accourant vers toi par une route étrangère,
comme le nuage qui court dans l'air81
très pur, tel le saphir".
et ils dirent :
"L'ignorance de la jeune fille, dans son innocence,
ne sait pas ce qu'elle dit".
77
Cf. Ezéchiel, 1, 26.
78
Cf. Gen. 28, 19.
79
Cf. Cantique, 4, 6.
80
Cf. Apoc. 1, 15 ; 14, 2.
81
Cf. Isaïe, 60, 8.
28
29
Aux Veuves
O Père de tous,
roi et empereur des nations,
tu nous as tirées
de la côte de la première mère ;
elle a édifié pour nous
la grande misère de la chute
et nous l'avons suivie
en exil, dans sa propre faute,
nous associant à sa douleur.
29
30
l'amant fécond
et son étreinte,
et nous t'embrassons
dans la charité suprême
et dans la branche virginale
qui t'a fait naître,
et nous nous sommes unies à toi,
d'une autre manière
que nous ne l'étions auparavant
selon la chair.
Aide-nous à persévérer,
à nous réjouir avec toi,
et à ne jamais nous séparer de toi !
O branche verdoyante,
tu te tiens dans ta noblesse
comme l'aurore qui se lève !
Réjouis-toi à présent et exulte
et daigne libérer les faibles que nous sommes
de l'habitude du mal,
et tends ta main
pour nous relever !
II. LETTRES
Lettre LXIV
Ecoute-moi, ô ma fille83, moi ta mère, qui te dis dans l'Esprit saint : "Ma douleur
s'élève. La douleur a tué la grande confiance que j'avais placée en un être et le réconfort que
j'y trouvais". Dorénavant, je dirai : "Il est bon de placer son espoir dans le Seigneur plutôt que
dans les princes"84. Ce qui signifie : Chacun doit tourner ses regards vers la vivante hauteur
sans souffrir de l'ombre portée par un amour et une confiance de peu de force, liées à l'humeur
aérienne de la terre, et qui ne sauraient durer. On doit regarder Dieu comme l'aigle pose son
regard sur le soleil. Et pour cette raison, on ne doit pas placer ses désirs dans une personne de
haut rang qui vient à manquer comme une fleur qui tombe85. Et j'ai transgressé ce précepte
pour l'amour d'une noble personne.
A présent je te le dis : Chaque fois que j'ai péché de cette façon, Dieu m'a montré ce
péché sous forme d'angoisses ou de douleurs, et c'est ce qui s'est produit avec toi, comme tu le
sais très bien.
82
Richardis von Stade, qui vient alors d’être nommée abbesse de Bassum.
83
Cf. Ps. 44, 11.
84
Cf. Ps. 117, 9.
85
Isaïe, 40, 7 ; 40, 8.
30
31
Lettre XII
86
Cf. Ps. 21, 2 ; Matthieu, 27, 46 ; Marc, 15, 34.
87
Cf. Jean, 14, 18.
88
Cf. Hébreux, 12, 22.
89
Cf. Ps. 41, 2.
90
Cf. Matthieu, 26, 38 ; Marc, 14, 34.
91
Cf. Genèse, 49, 27.
92
Cf. Ps. 109, 4 ; Hébreux, 5, 6.
93
Cf. Genèse, 27, 27-29.
31
32
te bénit de cette bénédiction qu'a reçue Abraham, par l'intermédiaire de son ange, pour son
obéissance94.
Ecoute-moi donc, à présent, et ne repousse pas mes paroles comme l'ont fait ta mère,
ta sœur et le comte Hermann. Je ne veux te faire aucun tort, et n'oublie ni la volonté de Dieu
ni le salut de l'âme de ta sœur ; bien au contraire, je prie pour qu'elle adoucisse mon malheur,
comme je soulagerai le sien. Mais ce que Dieu a ordonné, je ne saurais m'y opposer.
Que Dieu t'accorde la bénédiction de la rosée du ciel95, et que tous les chœurs des
anges chantent tes louanges, si tu as su entendre la servante du Seigneur que je suis, et si, dans
cette affaire, tu accomplis la volonté de Dieu.
Lettre XIII
Lettre XIIIr97
O grand miracle ! Lorsque Dieu sauve les âmes qu'Il a couvées du regard, elles ne
portent pas ombrage à Sa gloire. Car Dieu agit avec elles comme un guerrier plein de forces,
qui met tous ses soins à n'être vaincu par personne et à assurer la stabilité de sa victoire.
94
Cf. Genèse, 22, 16-18.
95
Cf. Genèse, 27, 28.
96
Cf. Genèse, 6, 13 ; Job, 12, 10.
97
Le « r » placé après le numéro de la lettre dans l’édition Van Acker-Klaes signifie qu’il s’agit d’une réponse.
32
33
A présent, écoute-moi, très cher. C'est ce qui s'est produit avec ma fille Richarde, que
j'appelle ma fille et ma mère, car mon âme était pleine d'amour pour elle, comme la vivante
lumière m'avait appris à l'aimer dans une très puissante vision.
Ecoute : Dieu a eu tant d'ardeur pour elle, que les plaisirs du siècle n'ont pas eu de
prise sur elle ; mais elle les a toujours combattus, bien qu'elle-même apparût comme une fleur
dans toute sa beauté et sa noblesse dans la symphonie de ce siècle. Alors qu'elle était encore
en vie, j'entendis à son sujet, dans une vision véritable, les paroles suivantes : "O virginité, tu
te tiens dans la chambre du Roi". En effet elle était unie, par la branche virginale, à l'ordre le
plus saint, et c'est pourquoi les filles de Sion se réjouissent98. Pourtant l'antique serpent a
voulu l'éloigner d'un honneur bienheureux en se servant de sa haute naissance. Mais le juge
suprême a rappelé ma fille à lui, en retranchant d'elle toute cette gloire humaine. Aussi mon
âme est-elle pleine de confiance à son sujet, bien que le monde ait chéri sa beauté et sa
sagesse tant qu'elle y vivait. Car Dieu l'aimait plus encore, et c'est pourquoi Il n'a pas voulu
donner son amie à un amant ennemi, c'est-à-dire au monde.
A présent, ô Hartwig, toi qui sièges en tant que successeur du Christ, accomplis la
volonté de l'âme de ta sœur, comme l'exige ton autorité spirituelle. Et de même qu'elle s'est
toujours inquiétée de toi, aie le souci de son âme, et fais le bien pour l'amour d'elle. Ainsi je
débarrasserai mon cœur de la douleur que tu m'as causée au sujet de ma fille. Que Dieu
t'accorde, grâce aux suffrages des saints, la rosée de sa grâce, et une bienheureuse récompense
dans le futur.
Lettre LXXVIr
Dans une vision spirituelle venue de Dieu, j'ai entendu ces mots : Vraiment, il est
indispensable que celui veut découvrir son âme dans ses propres désirs abandonne les œuvres
de mal de chair100 et acquière la bienheureuse science d'une vie juste, de sorte que son âme
soit la maîtresse et sa chair la servante, comme le dit le Psalmiste : « Heureux l'homme que tu
instruis, Seigneur, et à qui tu enseignes ta loi »101. Et qui est donc cet homme ? Bien
évidemment celui qui traite son corps comme une servante et son âme comme une maîtresse
très chérie. Car il y en a qui sont féroces comme des ours dans leur impiété ; mais l'homme
qui refuse cette férocité et aspire au soleil de la justice102, celui qui est pieux et clément, celui-
là plaît à Dieu, qui le place à la tête de ses commandements et place dans sa main une
baguette de fer103 pour dresser ses brebis et les mener vers la montagne de myrrhe104.
A présent, écoute et apprends, et tu rougiras au plus profond de ton âme d'avoir parfois
les mœurs d'un ours qui grogne secrètement en lui-même, et parfois aussi les mœurs d'un âne,
quand tu te montres non pas sage mais ennuyeux dans la résolution de certaines causes, et
même à propos d'affaires sans importance ; et c'est pourquoi tu n'égales pas toujours la
méchanceté de l'ours dans l'impiété. Mais tu as aussi les mœurs de certains oiseaux, qui ne
sont les plus grands ni les plus petits de leur espèce, de sorte que les plus grands les battent et
que les petits ne peuvent pas leur faire de mal.
98
Cf. Zacharie, 9, 9.
99
Abbé du Disibodenberg, successeur de Cuno depuis 1155.
100
Cf. Matthieu, 10, 39 ; Luc, 9, 24 ; Jean, 12, 25.
101
Ps. 93, 12.
102
Cf. Mal., 4, 2.
103
Cf. Ps. 2, 9 ; Apoc., 2, 27 ; 12, 5 ; 19, 15.
104
Cf. Cantique, 4, 6.
33
34
Voici la réponse du noble Père de famille face à de telles mœurs : Je n'ai jamais voulu
que tu aies des mœurs aussi instables, et que ton esprit gronde contre ma justice, sans que tu
cherches à connaître la réponse juste à son sujet, mais au contraire en cachant en toi ces
murmures comme le font les ours. Or comme tu as en toi une intelligence bonne, tu te mets
parfois à prier un peu ; mais bien vite tu ressens à nouveau de l'ennui et tu ne finis pas ta
prière : tu suis bien plus volontiers la voie à laquelle ton corps trouve du goût au lieu de t'y
arracher entièrement. Mais parfois aussi, tes désirs montent vers moi ; ils émanent d'une partie
de toi qui n'est pas entièrement sainte par ses œuvres, mais qui se contente de rester en
sommeil, en s'en tenant à une idée de la foi. Malgré tout cela il m'arrive parfois d'élire des
hommes de cette espèce à cause du caractère changeant de leurs mœurs, pour entendre
résonner leur intelligence, sur laquelle ils réfléchissent en leur for intérieur ; certains se sont
alors avérés inutiles et sont tombés. En ce qui te concerne, à présent, veille à ce que ton esprit
ne se moque pas de l'œuvre que Dieu accomplit, car tu ne sais pas quand il peut te frapper de
son glaive.
Pour ma part, pauvre petite forme, je vois en toi un oiseau tout noir enflammé contre
nous ; oublie-le au nom de la science juste, afin que la grâce de Dieu et sa bénédiction ne
s'éloignent pas de toi au moment d'accomplir ton office. Chéris donc la justice de Dieu si tu
veux que Dieu te chérisse, et aie foi en ses merveilles, pour recevoir ses récompenses
éternelles.
Lettre XLIXr
34
35
Ainsi, puisque je sais tout le mérite que vous avez aux yeux de Dieu, et que vous êtes
capable grâce à la révélation de l'Esprit saint, de savoir ce qu'il est bon pour chacun de faire,
pour toutes ces raisons, j'adresse mes humbles prières à votre sainteté, et vous prie de bien
vouloir consulter Dieu à mon sujet, pour savoir si mon mode de vie lui agrée jusqu'à présent,
et si je n'encourrai pas par la suite la sentence de Grégoire, qui dit : "Il eût mieux valu pour
eux ne pas connaître la voie de la vérité plutôt que de déchoir après l'avoir connue."
Pour le reste, puissiez-vous prospérer dans le Seigneur, et que votre piété ne me refuse
pas de répondre à ma demande par une lettre que me remettra le présent messager, et de m'y
dire tout ce que la grâce de Dieu, par l'entremise de son esprit saint, aura daigné vous révéler à
ce sujet.
Lettre Lr
Dans la vision véritable des mystères de Dieu, écoute ces paroles : "O fille née de la côte de
l'homme, figure formée pour l'édification de Dieu, pourquoi te consumes-tu, et pourquoi ton
esprit vole-t-il à la ronde comme les nuages changent au gré du mauvais temps qui les
ballotte, si bien que tantôt il brille comme la lumière et aussitôt après, il est plongé dans
l'obscurité ?" Tel est ton esprit dans le tumulte moral de ceux qui ne resplendissent pas
devant Dieu. Mais à cela, tu réponds : Je veux me reposer et trouver un lieu où mon cœur
puisse faire son nid et mon âme, trouver le repos.
O ma fille, il n'est pas utile envers Dieu de te débarrasser de ta charge et de quitter la bergerie
de Dieu, alors que tu as en toi la lumière pour y resplendir, et pour y apprendre à paître aux
brebis. A présent, force-toi, prends sur toi pour empêcher ton esprit de se consumer de désir
pour toutes ces douceurs, qui ne peuvent que te faire du mal dans l'instabilité de la vie de ce
siècle. Bien au contraire, il te faut vivre comme la grâce de Dieu te veut. Prends donc garde à
ne pas perdre cette grâce dans les errances de ton esprit. Que Dieu t'aide à rester éveillée dans
la pure connaissance.
35
36
Lettre LXII
Lettre LXIIr
O fille de Dieu, dans la pure science de la foi, écoute ces paroles qui s'adressent à toi :
"On a entendu la voix de la colombe sur nos terres". Il s'agit ici du Fils de Dieu, né contre les
lois de la chair de la terre intacte du corps de la vierge Marie. Les fleurs de toutes les vertus et
les beautés de tous les aromates se sont alors avancées, car elles avaient en elles la suave
odeur des vertus. En effet le jardin de ces vertus s'est dressé pour le fils errant, qui a couru
vers son père, c'est-à-dire le Père tout-puissant, et a fait retour en lui-même en confessant ses
péchés, et que son père a accueilli avec un baiser pour l'humanité de son fils.
Et on entend la voix de la colombe lorsque pour l'amour de Dieu nous quittons le
monde et notre volonté, de même que la colombe, contrairement aux autres oiseaux, reste
seule lorsqu'elle perd son compagnon. C'est ce que tu as fait toi aussi, ma très chère fille,
lorsque tu as abandonné la pompe de ce siècle. O comme tes souliers étaient beaux, fille de
roi, lorsque pour l'amour de Dieu tu t'es engagée sur la voie étroite et difficile de la vie
spirituelle ! Aussi réjouis-toi, fille de Sion, car au milieu de ton cœur l'Esprit saint a élu
domicile. Songe en effet que ton consolateur t'a placée "comme un lis entre les ronces" quand,
alors que tu possédais le faste et les richesses de ce siècle, que le Fils de Dieu a appelées
107
Bamberg, monastère Saint-Théodore et Sainte-Marie.
108
I Corinthiens, 2, 9.
109
Ezéchiel, 23, 33.
110
Juges, 9, 15.
111
Bamberg, monastère Saint-Théodore et Sainte-Marie.
36
37
ronces, tu as fait le choix de la vie spirituelle. Tu avais alors, dans les passions de ta
conversion, la pourpre éclatante d'une rose de Jéricho.
A présent je me réjouis à ton sujet, car tu as réalisé ce que j'ai entendu et attendu de toi
: et toi, à ton tour, réjouis-toi avec moi. Pour ma part je n'ai qu'un souhait, et souhaite de tout
mon cœur que tu sois comme un mur orné de perles et de pierres précieuses sous le regard de
Dieu, entourée des louanges de toute l'armée céleste. Réjouis-toi donc et sois heureuse en ton
Dieu, car tu vivras dans l'éternité.
Lettre LIIr
La source vive dit :"Que la femme reste cachée à l'intérieur d'une chambre, pétrie de
pudeur, car le serpent a insufflé en elle les grands périls d'une horrible lascivité". Comment
cela ? La figure de la femme a brillé et resplendi dans la première racine, dans laquelle a été
formé celui en qui repose l'ensemble de la création. De quelle manière ? En deux parties, l'une
portant la marque de la facture du doigt de Dieu, l'autre celle de la suprême beauté.
Tu es vraiment chose admirable, toi qui as posé tes fondations dans le soleil et as
ensuite vaincu la terre ! C'est pourquoi l'apôtre Paul, qui a volé dans les hauteurs et a gardé le
silence sur cette terre, de manière à ne pas révéler ce qui était caché, a dit : "La femme qui est
soumise à la puissance virile de son mari, et qui a été unie à lui dans la première côte, doit
conserver une pudeur extrême, et ne doit ni montrer ni dire à quiconque la beauté de son
intimité, qui n'appartient qu'à son mari. Et qu'elle agisse ainsi au nom de la sentence
prononcée par celui qui règne sur la terre, et dont se moque le diable : "Ce que Dieu a uni, nul
ne peut le séparer".
Ecoute cela : La terre exsude la verdeur des plantes jusqu'à ce que la saison hivernale ait
raison d'elle. Et l'hiver enlève sa beauté à la fleur, et celle-ci cache la verdeur de sa floraison,
de sorte que ne pouvant se révéler pour ainsi dire jamais, elle se dessèche, puisque l'hiver l'a
emportée. Ainsi la femme ne doit pas se mettre en valeur et s'arranger en apprêtant ses
cheveux, ni chercher à se rehausser en portant des diadèmes ou des bijoux en or, à moins que
ce ne soit la volonté de son homme, et elle doit alors s'y plier pour lui plaire dans une juste
mesure.
Cela n'est toutefois pas valable pour les vierges : elles se tiennent dans la simplicité et
l'intégrité de la beauté du paradis, qui jamais n'apparaîtra comme aride, mais demeure
toujours dans la plénitude de la verdeur de la fleur de la branche. La vierge ne couvre pas ses
cheveux, symbole de sa verdeur, en vertu d'un commandement, mais elle se couvre de son
propre chef, en vertu de sa suprême humilité, de même que tout un chacun cachera la beauté
de son âme, de peur que l'oiseau de proie ne s'en empare par orgueil.
Les vierges sont unies à l'Esprit saint qui a présidé à leur consécration, et à l'aurore de
la virginité. Il est donc juste qu'elles se présentent devant le prêtre suprême comme un
sacrifice offert à Dieu. C'est pourquoi il est juste, comme l'a révélé et autorisé le souffle
mystique du doigt de Dieu, qu'une vierge porte des habits blancs, symbole éclatant de ses
fiançailles avec le Christ ; cela est évident dès que l'on considère que son esprit tire une
grande solidité de l'intégrité dont il est entrelacé, et si l'on considère également qui est celui à
qui elle s'est unie, comme il est écrit : "Son nom et celui du Père est écrit sur leur front", ou
encore : "Où qu'aille l'Agneau, elles le suivent".
Dieu en effet examine et scrute minutieusement chaque personne, de sorte que l'ordre
inférieur ne s'élève pas au-dessus de l'ordre supérieur, comme le firent Satan et le premier
112
Andernach.
37
38
homme, en voulant voler plus haut qu'ils n'avaient été placés. Et quel homme rassemblerait
tout son troupeau dans une même étable, à savoir, les bœufs, les ânes, les brebis et les boucs,
sans courir le risque qu'ils ne se battent ? Il faut donc garder la mesure, pour éviter qu'un
peuple d'origines diverses rassemblé en un même troupeau ne se désagrège à cause de
l'orgueil et de la volonté de s'élever, ou de la honte née de ses dissemblances internes ; il faut
éviter surtout que la décence morale ne soit mise à mal et que la haine ne le déchire, lorsque
les plus nobles tombent plus bas que les plus humbles, et que ces derniers s'élèvent au-dessus
du rang qui leur est supérieur : car Dieu a disposé son peuple sur la terre de la même manière
qu'au ciel, où il a distingué les anges, les archanges, les trônes, les dominations, les chérubins
et les séraphins. Et Dieu les aime tous, mais ils n'en ont pas pour autant des noms égaux.
L'orgueil aime les princes et les nobles lorsqu'il prend le visage de leur élévation, et
inversement il les hait lorsqu'ils le combattent et viennent à bout de lui. Et il est écrit : "Dieu
ne rejette pas les puissants, puisqu'il est lui-même puissant." Il n'aime pas les personnes, mais
les œuvres dont la saveur lui agrée, comme le Fils de Dieu l'a dit : Ma nourriture est
d'accomplir la volonté de mon Père. Là où est l'humilité, le Christ trouvera toujours de quoi
apaiser sa faim. Il est donc nécessaire de mettre à part les hommes qui désirent plus les vains
honneurs que l'humilité, lorsqu'ils aperçoivent ce qui leur est supérieur. On rejette de même
une brebis malade hors du troupeau, afin d'éviter qu'il ne soit entièrement contaminé.
Dieu a infusé à l'humanité une intelligence bonne, pour que le nom des hommes ne
s'efface pas. Car il est juste et bon que l'homme ne s'attaque pas à une montagne qu'il ne
pourra pas déplacer mais qu'il reste dans la vallée, pour y apprendre petit à petit ce qu'il est
capable de saisir.
Toutes ces paroles viennent de la vivante lumière et non d'un être humain. Que ceux
qui les entendent voient et croient, d'où qu'ils viennent.
Lettre LXXVIIr
(extraits)
Lorsque les créatures se sont avancées sur l'ordre de Dieu, les très nombreuses étoiles,
si lumineuses qu'on ne pouvait alors les compter, sont tombées avec celui qui était Lucifer, le
porte-lumière113, et leur chute a préparé la nuit de la mort. Mais les planètes, c'est-à-dire les
anges de justice qui sont la flamme du feu, sont demeurées avec Dieu, pour exercer leur
fonction avec le feu inextinguible qui est la vie. Car le feu a une flamme que le vent fait
bouger, et ainsi cette flamme apparaît lorsqu'elle brule. De même, dans la parole il y a le
verbe, et le verbe se fait entendre, et le feu a une flamme et est une louange pour Dieu, et le
vent agite la flamme et est une louange pour Dieu, et dans la parole il y a le verbe, à la
louange de Dieu, et le verbe qui se fait entendre est une louange pour Dieu. Ainsi, l'ensemble
de la création chante la louange de Dieu.
Celui qui n'est animé d'aucune crainte n'aime pas réellement, et celui qui ne loue pas
n'agit pas. Et la crainte est le feu, et la charité s'étend comme une flamme. Et ainsi la création
est louange, et l'homme œuvre. Car si la création n'était pas, l'homme ne saurait œuvrer. Mais
la création s'est avancée sur l'ordre de Dieu, et Dieu forma le dessein de créer l'homme à son
image et à sa ressemblance.
Car les étoiles qui n'avaient pas loué Dieu114 ni raconté ses œuvres connurent la chute,
et la nuit de la mort fut inscrite en elles, car elles avaient négligé la vie et n'avaient pas voulu
113
Cf. Genèse, 1, 26-27 ; 5, 3.
114
Cf. Daniel, 3, 63.
38
39
des œuvres de Dieu ; aussi ont-elles été comptées pour rien115. Alors Dieu décida en lui-même
que l'hostilité des créatures déchues ne pourrait avoir raison de sa force, et il prévit de créer
une telle œuvre dans la nature féminine, que ni les anges, ni les êtres humains, ni aucune autre
créature ne pourrait la mener vers sa fin. En effet, après que Dieu avait formé le premier
homme, les anges déchus étaient allés le trouver avec leurs idées aussi trompeuses qu'eux, et
ainsi l'homme était devenu mortel.
Alors Dieu projeta en Abel des planètes qui demeurèrent avec lui et qui sont la
louange des anges et des hommes ; et en lui il plaça les fondations de son temple et du
sacerdoce, et c'est pourquoi la mort corporelle le tua116. Mais d'Abel jusqu'à Noé, tous les
hommes sommeillaient dans la vraie connaissance comme des enfants au sein. Mais Noé, sur
l'ordre de Dieu, construisit une arche117 dans laquelle Dieu avait décidé à l'avance ce que
l'homme conserverait pour sa louange, comme les anges. Abraham pour sa part avait
accompli une grande œuvre d'obéissance118, et avait réussi à blesser le cou de l'antique
serpent119 par la circoncision, grâce à laquelle Dieu le confondit ; car il avait rempli les
hommes d'adultère, et la Vierge le foula aux pieds lorsqu'elle accueillit la licorne en son sein,
et qu'elle revêtit la chair dans sa matrice selon le plan de Dieu. Moïse aussi mit par écrit la
loi120 que l'obéissance manifeste par la mortification de la chair ; et l'antique séducteur qui y
avait porté atteinte fut confondu, et la ruse qui lui avait permis de tromper l'homme en flattant
son orgueil reçut un coup fatal avec la mortification de la chair des hommes pieux.
Abraham et Moïse étaient pour ainsi dire les deux planètes de l'incarnation, tout comme les
planètes sont comme la flamme du feu. Abraham avait prévu le Christ, et les œuvres
accomplies par Moïse avec les créatures, c'est-à-dire les bœufs, les brebis et les boucs qu'il
offrit en sacrifice annonçaient le sacrifice du Fils de Dieu. Cela fut clairement établi lorsque la
Vierge accueillit la licorne, et que Dieu fabriqua comme de juste une tour d'ivoire121, qui est
une pure œuvre de virginité ; en elle a été accompli le dessein suprême, c'est-à-dire que Dieu
s'est fait homme. Car la femme, après avoir écouté les paroles du serpent, avait plongé dans
l'ombre le monde entier : la mort était entrée en elle, elle était devenue aussi faible qu'un
enfant, et à cause de sa faiblesse, l'ensemble de la création, qui était forte et pleine d'honneur,
s'affaiblit elle aussi.
Mais Dieu plaça en elle un grand projet, et fit avec elle des miracles si grands que ni
les anges, ni les hommes, ni le reste de la création ne peuvent les comprendre : la Vierge,
illuminée par le soleil du plan divin, tourna en positif la chute de la femme. Et Dieu fit cela
pour confondre le diable qui avait trompé la femme, ignorant ce qui viendrait grâce à elle par
la suite, de même qu'il ignorait Dieu ; et c'est pourquoi il est mort et enterré pour la félicité.
Sur l'ordre de Dieu, toutes les créatures reçurent une charge et précédèrent l'homme
qu'elles devaient servir. Puis il créa l'homme, et lui imposa certaines œuvres : s'il choisissait
les œuvres bonnes, il plairait à Dieu, s'il consentait à faire le mal, il s'exposait aux pièges que
lui tendait le diable venu du Nord ; car l'homme est doué de raison grâce à deux ailes, à savoir
la science du bien et celle du mal. Car la raison veut qu'il n'y ait pas de verbe sans parole, et
pas de parole sans verbe. Parfois une parole se fait entendre, mais on n'y discerne nulle raison,
et c'est avec la parole que le verbe fait connaître tout ce qui est utile et inutile. Il n'y a donc
pas de raison sans science, de même qu'il n'y a pas d'homme sans viscères.
115
Cf. Sagesse, 9, 6.
116
Cf. Genèse, 4, 8.
117
Cf. Genèse, 6, 14.
118
Cf. Genèse, 17, 26.
119
Cf. Apocalypse, 12, 9 ; 20, 2.
120
Cf. Exode, 24.
121
Cf. Cantique, 5, 14 ; 7, 4.
39