Ivan Illich - L'obsession de La Santé Parfaite PDF
Ivan Illich - L'obsession de La Santé Parfaite PDF
Ivan Illich - L'obsession de La Santé Parfaite PDF
POUR parler de cette «santé» métaphore, deux points doivent être acceptés. Ce n'est
pas seulement la notion de santé qui est historique, mais aussi celle de la métaphore.
Le premier point devrait être évident. L'essayiste Northrop Frye[3] m'a fait comprendre
le second: la métaphore a une portée toute différente chez le Grec, pour qui elle
évoque la déesse Hygéia[4], et chez le chrétien primitif, pour qui elle évoque la déesse
Hygia, ou chez le chrétien médiéval, qu'elle invite au salut par un seul Créateur et
Sauveur crucifié. Mais elle est encore différente en ce qu'elle crée des besoins de
soins dans un monde imprégné de l'idéal instrumental de la science. Dans la mesure
où l'on accepte une telle historicité de la métaphore, il convient de se demander si,
dans ces dernières années du millénaire, il est encore légitime de parler d'une
métaphore sociale.
En 1974, j'ai écrit la Némésis médicale[5]. Cependant, je n'avais pas choisi la médecine
comme thème, mais comme exemple. Avec ce livre, je voulais poursuivre un discours
déjà commencé sur les institutions modernes en tant que cérémonies créatrices de
mythes, de liturgies sociales célébrant des certitudes. Ainsi j'avais examiné l'école[8],
les transports et le logement pour comprendre leurs fonctions latentes et inéluctables:
ce qu'ils proclament plutôt que ce qu'ils produisent: le mythe d'Homo educandus, le
mythe d'Homo transportandus, enfin celui de l'homme encastré.
J'ai choisi la médecine comme exemple pour illustrer des niveaux distincts de la
contre-productivité caractéristique de toutes les institutions de l'après-guerre, de leur
paradoxe technique, social et culturel: sur le plan technique, la synergie thérapeutique
qui produit de nouvelles maladies; sur le plan social, le déracinement opéré par le
diagnostic qui hante le malade, l'idiot, le vieillard et, de même, celui qui s'éteint
lentement. Et, avant tout, sur le plan culturel, la promesse du progrès conduit au refus
de la condition humaine et au dégoût de l'art de souffrir.
Ce paradoxe devient évident quand on fouille les rapports sur les progrès dans l'état
de santé. Il faut les lire bifrons comme un Janus (7): de l'oeil droit, on est accablé par
les statistiques de mortalité et de morbidité, dont la baisse est interprétée comme le
résultat des prestations médicales; de l'oeil gauche, on ne peut plus éviter les études
anthropologiques qui nous donnent les réponses à la question: comment ça va ?
Et ce sont précisément les économistes partisans d'une économie sociale orientée par
les valeurs de la solidarité qui font du droit égalitaire à la santé un objectif primordial.
Logiquement, ils se voient contraints d'accepter des plafonds économiques pour tous
les types de soins individuels. C'est chez eux qu'on trouve une interprétation éthique
de la redéfinition du pathologique qui s'opère à l'intérieur de la médecine. La
redéfinition actuelle de la maladie entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de
l'université Bucknell, «une transition du corps physique vers un corps fiscal». En effet,
les critères sélectionnés qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-
médicaux sont en nombre croissant des paramètres financiers.
LE diagnostic, dans une perspective historique, a eu pendant des siècles une fonction
éminemment thérapeutique. L'essentiel de la rencontre entre médecin et malade était
verbal. Encore au commencement du XVIIIe siècle, la visite médicale était une
conversation. Le patient racontait, s'attendant à une écoute privilégiée de la part du
médecin; il savait encore parler de ce qu'il ressentait, un déséquilibre de ses humeurs,
une altération de ses flux, une désorientation de ses sens et de terrifiantes
coagulations. Quand je lis le journal de tel ou tel médecin de l'âge baroque (XVIe et
XVIIe siècles), chaque annotation évoque une tragédie grecque. L'art médical était
celui de l'écoute. Il assumait le comportement qu'Aristote, dans sa Poétique, exige du
public au théâtre, différant sur ce point de son maître Platon. Aristote est tragique par
ses inflexions de voix, sa mélodie, ses gestes, et non pas seulement par les mots. C'est
ainsi que le médecin répond mimétiquement au patient. Pour le patient, ce diagnostic
mimétique avait une fonction thérapeutique.
Cette résonance disparaît bientôt, l'auscultation remplace l'écoute. L'ordre donné cède
la place à l'ordre construit, et cela pas seulement dans la médecine. L'éthique des
valeurs déplace celle du bien et du mal, la sécurité du savoir déclasse la vérité. Pour la
musique, la consonance écoutée, qui pouvait révéler l'harmonie cosmique, disparaît
sous l'effet de l'acoustique, une science qui enseigne comment faire sentir les courbes
sinusoïdales dans le médium.
Cette transformation du médecin qui écoute une plainte en médecin qui attribue une
pathologie arrive à son point culminant après 1945. On pousse le patient à se regarder
à travers la grille médicale, à se soumettre à une autopsie dans le sens littéral de ce
mot: à se voir de ses propres yeux. Par cette auto-visualisation, il renonce à se sentir.
Les radiographies, les tomographies et même l'échographie des années 70 l'aident à
s'identifier aux planches anatomiques pendues, dans son enfance, aux murs des
classes. La visite médicale sert ainsi à la désincarnation de l'ego.
Je prends comme exemple la consultation génétique prénatale étudiée à fond par une
collègue, la chercheuse Silja Samerski, de l'université de Tübingen. Je n'aurais pas cru
ce qui s'y passe, d'après l'étude de douzaines de protocoles, dans ces consultations
auxquelles des catégories de femmes sont soumises en Allemagne. Ces consultations
sont faites par un médecin nanti de quatre années de spécialisation en génétique. Il
s'abstient rigoureusement de toute opinion pour éviter le destin d'un docteur de
Tübingen, condamné, en 1997, par la Cour suprême, à subvenir à vie à l'entretien d'un
enfant malformé: il avait suggéré à la future mère que la probabilité d'une telle
anormalité n'était pas grande, au lieu de se borner à en chiffrer le risque.
Dans ces entretiens, on passe de l'information sur la fécondation et d'un résumé des
lois de Mendel[8] à l'établissement d'un arbre génético-héraldique pour arriver à
l'inventaire des dangers et à une promenade à travers un jardin de «monstruosités».
Chaque fois que la femme demande si cela pourrait lui arriver, le médecin lui répond:
«Madame, avec certitude cela non plus nous ne pouvons pas l'exclure». Mais, avec
certitude, une telle réponse laisse des traces. Cette cérémonie a un effet symbolique
inéluctable: elle contraint la femme enceinte à prendre une «décision» en s'identifiant
elle-même et son enfant à venir avec une configuration de probabilités.
IVAN ILLICH.
[1] Médecin grec (131-201) qui exerça surtout à Pergame et Rome. Ses dissections
d'animaux lui permirent, en anatomie, de faire d'importantes découvertes sur le
système nerveux et le coeur. Son influence fut considérable jusqu'au XVIIe siècle.
[2] Héros de l'Antiquité qui passait pour avoir enseigné aux êtres humains l'ensemble
du savoir qui fonde une civilisation. Il déroba le feu aux dieux pour l'apporter aux
hommes.
[3] Northrop Frye (1912-1990), ancien professeur à l'université de Toronto et l'un des
plus influents critiques littéraires de langue anglaise. Auteur, entre autres, de:
Anatomie de la critique (Gallimard, 1969), L'Ecriture profane (Circé, 1996), La Parole
souveraine (Seuil, 1994), et Le Grand Code. La Bible et la Littérature (Seuil, 1984).
[4] Personnification de la santé, fille d'Asclépios, le dieu grec de la médecine.
[5] Ivan Illich, Némésis médicale. L'expropriation de la santé, Seuil, coll. «Points»,
Paris, 1981.
[6] Lire Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, coll. «Points», Paris, 1980.
[7] Dieu romain à double visage, Janus bifrons; le mois de janvier - januarius - lui est
consacré.
[8] Jan Rehor, dit Gregor Mendel (1822-1884), botaniste tchèque, fondateur de la
génétique, il découvrit les lois de l'hybridation.
[9] Comme la métaphore, l'oxymoron est une figure de rhétorique. Elle consiste à
appliquer à un nom une épithète qui semble le contredire; par exemple: obscure clarté,
soleil noir, force tranquille.
[10] Conducteur des âmes des morts, tels Hermès et Orphée.