Ivan Illich - L'obsession de La Santé Parfaite PDF

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Ivan Illich - L'obsession de la santé parfaite

DANS les pays développés, l'obsession de la santé parfaite est devenue un


facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné
de l'idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de
soins. Mais plus grande est l'offre de santé, plus les gens répondent qu'ils ont
des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin
aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de
la jeunesse, et prolonge la vie à l'infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant
ainsi qu'un tel dégoût de l'art de souffrir est la négation même de la condition
humaine.

Quand on considère en historien notre médecine, c'est-à-dire la médecine dans le


monde occidental, on se tourne inévitablement vers la ville de Bologne, en Italie. C'est
dans cette cité que l'ars medendi et curandi s'est séparé, en tant que discipline, de la
théologie, de la philosophie et du droit. C'est là que, par le choix d'une petite partie
des écrits de Galien[1], le corps de la médecine a établi sa souveraineté sur un
territoire distinct de celui d'Aristote ou de Cicéron. C'est à Bologne que la discipline
dont le sujet est la douleur, l'angoisse et la mort a été réintégrée dans le domaine de la
sagesse; et que fut dépassée une fragmentation qui n'a jamais été opérée dans le
monde islamique, où le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le
philosophe et le guérisseur.

Bologne, en donnant l'autonomie universitaire au savoir médical et, de plus, en


instituant l'autocritique de sa pratique grâce à la création du protomedicato, a jeté les
bases d'une entreprise sociale éminemment ambiguë, une institution qui,
progressivement, a fait oublier les limites entre lesquelles il convient d'affronter la
souffrance plutôt que de l'éliminer, d'accueillir la mort plutôt que de la repousser.

Certes, la tentation de Prométhée[2] s'est présentée tôt à la médecine. Avant même la


fondation, en 1119, de l'université de Bologne, des médecins juifs, en Afrique du Nord,
contestaient l'effacement des médecins arabes à l'heure fatale. Et il a fallu du temps
pour que cette règle disparaisse: encore en 1911, date de la grande réforme des écoles
de médecine américaines, on enseignait comment reconnaître la «face
hippocratique», les signes qui font savoir au médecin qu'il ne se trouve plus devant un
patient, mais devant un mourant.

Ce réalisme appartient au passé. Toutefois, vu l'encombrement par les non- morts


grâce aux soins, et vu leur détresse modernisée, il est temps de renoncer à toute
guérison de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer le retour de la
médecine au réalisme qui subordonne la technique à l'art de souffrir et de mourir. Nous
pourrions sonner l'alarme pour faire comprendre que l'art de célébrer le présent est
paralysé par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite.

Du corps physique au corps fiscal

POUR parler de cette «santé» métaphore, deux points doivent être acceptés. Ce n'est
pas seulement la notion de santé qui est historique, mais aussi celle de la métaphore.
Le premier point devrait être évident. L'essayiste Northrop Frye[3] m'a fait comprendre
le second: la métaphore a une portée toute différente chez le Grec, pour qui elle
évoque la déesse Hygéia[4], et chez le chrétien primitif, pour qui elle évoque la déesse
Hygia, ou chez le chrétien médiéval, qu'elle invite au salut par un seul Créateur et
Sauveur crucifié. Mais elle est encore différente en ce qu'elle crée des besoins de
soins dans un monde imprégné de l'idéal instrumental de la science. Dans la mesure
où l'on accepte une telle historicité de la métaphore, il convient de se demander si,
dans ces dernières années du millénaire, il est encore légitime de parler d'une
métaphore sociale.

Et voici ma thèse: vers le milieu du XXe siècle, ce qu'implique la notion d'une


«recherche de la santé» avait un sens tout autre que de nos jours. Selon la notion qui
s'affirme aujourd'hui, l'être humain qui a besoin de santé est considéré comme un
sous-système de la biosphère, un système immunitaire qu'il faut contrôler, régler,
optimiser, comme «une vie». Il n'est plus question de mettre en lumière ce que
constitue l'expérience «d'être vivant». Par sa réduction à une vie, le sujet tombe dans
un vide qui l'étouffe. Pour parler de la santé en 1999, il faut comprendre la recherche
de la santé comme l'inverse de celle du salut, il faut la comprendre comme une liturgie
sociétaire au service d'une idole qui éteint le sujet.

En 1974, j'ai écrit la Némésis médicale[5]. Cependant, je n'avais pas choisi la médecine
comme thème, mais comme exemple. Avec ce livre, je voulais poursuivre un discours
déjà commencé sur les institutions modernes en tant que cérémonies créatrices de
mythes, de liturgies sociales célébrant des certitudes. Ainsi j'avais examiné l'école[8],
les transports et le logement pour comprendre leurs fonctions latentes et inéluctables:
ce qu'ils proclament plutôt que ce qu'ils produisent: le mythe d'Homo educandus, le
mythe d'Homo transportandus, enfin celui de l'homme encastré.

J'ai choisi la médecine comme exemple pour illustrer des niveaux distincts de la
contre-productivité caractéristique de toutes les institutions de l'après-guerre, de leur
paradoxe technique, social et culturel: sur le plan technique, la synergie thérapeutique
qui produit de nouvelles maladies; sur le plan social, le déracinement opéré par le
diagnostic qui hante le malade, l'idiot, le vieillard et, de même, celui qui s'éteint
lentement. Et, avant tout, sur le plan culturel, la promesse du progrès conduit au refus
de la condition humaine et au dégoût de l'art de souffrir.

Je commençais Némésis médicale par ces mots: «L'entreprise médicale menace la


santé». A l'époque, cette affirmation pouvait faire douter du sérieux de l'auteur, mais
elle avait aussi le pouvoir de provoquer la stupeur et la rage. Vingt-cinq ans plus tard,
je ne pourrais plus reprendre cette phrase à mon compte, et cela pour deux raisons.
Les médecins ont perdu le gouvernail de l'état biologique, la barre de la biocratie. Si
jamais il y a un praticien parmi les «décideurs», il est là pour légitimer la revendication
du système industriel d'améliorer l'état de santé. Et, en outre, cette «santé» n'est plus
ressentie. C'est une «santé» paradoxale. «Santé» désigne un optimum cybernétique.
La santé se conçoit comme un équilibre entre le macro-système socio-écologique et la
population de ses sous-systèmes de type humain. Se soumettant à l'optimisation, le
sujet se renie.

Aujourd'hui, je commencerais mon argumentation en disant: «La recherche de la santé


est devenue le facteur pathogène prédominant». Me voilà obligé de faire face à une
contre-productivité à laquelle je ne pouvais penser quand j'ai écrit Némésis...

Ce paradoxe devient évident quand on fouille les rapports sur les progrès dans l'état
de santé. Il faut les lire bifrons comme un Janus (7): de l'oeil droit, on est accablé par
les statistiques de mortalité et de morbidité, dont la baisse est interprétée comme le
résultat des prestations médicales; de l'oeil gauche, on ne peut plus éviter les études
anthropologiques qui nous donnent les réponses à la question: comment ça va ?

On ne peut plus éviter de voir le contraste entre la santé prétendument objective et la


santé subjective. Et qu'observe-t-on ? Plus grande est l'offre de «santé», plus les gens
répondent qu'ils ont des problèmes, des besoins, des maladies, et demandent à être
garantis contre les risques, alors que, dans les régions prétendument illettrées, les
«sous-développés» acceptent sans problème leur condition. Leur réponse à la
question: «Comment ça va ?» est: «Ça va bien, vu ma condition, mon âge, mon
karma». Et encore: plus l'offre de la pléthore clinique résulte d'un engagement
politique de la population, plus intensément est ressenti le manque de santé. En
d'autres termes, l'angoisse mesure le niveau de la modernisation et encore plus celui
de la politisation. L'acceptation sociale du diagnostic «objectif» est devenue
pathogène au sens subjectif.

Et ce sont précisément les économistes partisans d'une économie sociale orientée par
les valeurs de la solidarité qui font du droit égalitaire à la santé un objectif primordial.
Logiquement, ils se voient contraints d'accepter des plafonds économiques pour tous
les types de soins individuels. C'est chez eux qu'on trouve une interprétation éthique
de la redéfinition du pathologique qui s'opère à l'intérieur de la médecine. La
redéfinition actuelle de la maladie entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de
l'université Bucknell, «une transition du corps physique vers un corps fiscal». En effet,
les critères sélectionnés qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-
médicaux sont en nombre croissant des paramètres financiers.

L'auscultation remplace l'écoute

LE diagnostic, dans une perspective historique, a eu pendant des siècles une fonction
éminemment thérapeutique. L'essentiel de la rencontre entre médecin et malade était
verbal. Encore au commencement du XVIIIe siècle, la visite médicale était une
conversation. Le patient racontait, s'attendant à une écoute privilégiée de la part du
médecin; il savait encore parler de ce qu'il ressentait, un déséquilibre de ses humeurs,
une altération de ses flux, une désorientation de ses sens et de terrifiantes
coagulations. Quand je lis le journal de tel ou tel médecin de l'âge baroque (XVIe et
XVIIe siècles), chaque annotation évoque une tragédie grecque. L'art médical était
celui de l'écoute. Il assumait le comportement qu'Aristote, dans sa Poétique, exige du
public au théâtre, différant sur ce point de son maître Platon. Aristote est tragique par
ses inflexions de voix, sa mélodie, ses gestes, et non pas seulement par les mots. C'est
ainsi que le médecin répond mimétiquement au patient. Pour le patient, ce diagnostic
mimétique avait une fonction thérapeutique.

Cette résonance disparaît bientôt, l'auscultation remplace l'écoute. L'ordre donné cède
la place à l'ordre construit, et cela pas seulement dans la médecine. L'éthique des
valeurs déplace celle du bien et du mal, la sécurité du savoir déclasse la vérité. Pour la
musique, la consonance écoutée, qui pouvait révéler l'harmonie cosmique, disparaît
sous l'effet de l'acoustique, une science qui enseigne comment faire sentir les courbes
sinusoïdales dans le médium.

Cette transformation du médecin qui écoute une plainte en médecin qui attribue une
pathologie arrive à son point culminant après 1945. On pousse le patient à se regarder
à travers la grille médicale, à se soumettre à une autopsie dans le sens littéral de ce
mot: à se voir de ses propres yeux. Par cette auto-visualisation, il renonce à se sentir.
Les radiographies, les tomographies et même l'échographie des années 70 l'aident à
s'identifier aux planches anatomiques pendues, dans son enfance, aux murs des
classes. La visite médicale sert ainsi à la désincarnation de l'ego.

Il serait impossible de procéder à l'analyse de la santé et de la maladie en tant que


métaphores sociales, à l'approche de l'an 2000, sans comprendre que cette auto-
abstraction imaginaire par le rituel médical appartient, elle aussi, au passé. Le
diagnostic ne donne plus une image qui se veut réaliste, mais un enchevêtrement de
courbes de probabilités organisées en profil.

Le diagnostic ne s'adresse plus au sens de la vue. Désormais, il exige du patient un


froid calcul. Dans leur majorité, les éléments du diagnostic ne mesurent plus cet
individu concret; chaque observation place son cas dans une «population» différente
et indique une éventualité sans pouvoir désigner le sujet. La médecine s'est mise hors
d'état de choisir le bien pour un patient concret. Pour décider des services qu'on lui
rendra, elle oblige le diagnostiqué à jouer son sort au poker.

Je prends comme exemple la consultation génétique prénatale étudiée à fond par une
collègue, la chercheuse Silja Samerski, de l'université de Tübingen. Je n'aurais pas cru
ce qui s'y passe, d'après l'étude de douzaines de protocoles, dans ces consultations
auxquelles des catégories de femmes sont soumises en Allemagne. Ces consultations
sont faites par un médecin nanti de quatre années de spécialisation en génétique. Il
s'abstient rigoureusement de toute opinion pour éviter le destin d'un docteur de
Tübingen, condamné, en 1997, par la Cour suprême, à subvenir à vie à l'entretien d'un
enfant malformé: il avait suggéré à la future mère que la probabilité d'une telle
anormalité n'était pas grande, au lieu de se borner à en chiffrer le risque.

Dans ces entretiens, on passe de l'information sur la fécondation et d'un résumé des
lois de Mendel[8] à l'établissement d'un arbre génético-héraldique pour arriver à
l'inventaire des dangers et à une promenade à travers un jardin de «monstruosités».
Chaque fois que la femme demande si cela pourrait lui arriver, le médecin lui répond:
«Madame, avec certitude cela non plus nous ne pouvons pas l'exclure». Mais, avec
certitude, une telle réponse laisse des traces. Cette cérémonie a un effet symbolique
inéluctable: elle contraint la femme enceinte à prendre une «décision» en s'identifiant
elle-même et son enfant à venir avec une configuration de probabilités.

Ce n'est pas de la décision pour ou contre la continuation de son état de grossesse


que je parle, mais de l'obligation de la femme à s'identifier elle-même, et aussi son
fruit, avec une «probabilité». D'identifier son choix avec un billet de loterie. On la
contraint ainsi à un oxymoron[9] de décision, un choix qui se prétend humain alors qu'il
l'encastre dans l'inhumain numérique. Nous voici en face non plus d'une
désincarnation de l'ego mais de la négation de l'unicité du sujet, de l'absurdité à se
risquer comme système, comme un modèle actuaire. Le consultant devient
psychopompe[10] dans une liturgie d'initiation au tout-statistique. Et tout cela à la
«poursuite de la santé».

A ce point, il devient impossible de traiter de la santé en tant que métaphore. Les


métaphores sont des trajets d'une rive sémantique à l'autre. Par nature, elles boitent.
Mais, par essence, elles jettent une lumière sur le point de départ de la traversée. Ce
ne peut plus être le cas quand la santé est conçue comme l'optimisation d'un risque.
Le gouffre qui existe entre le somatique et le mathématique ne l'admet pas. Le point de
départ ne tolère ni la chair ni l'ego. La poursuite de la santé les dissout tous deux.
Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de la chair ?
Comment éviter de tomber dans une dérive de décisions suicidaires ? Faisons une
prière: «Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous des maux
de la santé».

IVAN ILLICH.

[1] Médecin grec (131-201) qui exerça surtout à Pergame et Rome. Ses dissections
d'animaux lui permirent, en anatomie, de faire d'importantes découvertes sur le
système nerveux et le coeur. Son influence fut considérable jusqu'au XVIIe siècle.
[2] Héros de l'Antiquité qui passait pour avoir enseigné aux êtres humains l'ensemble
du savoir qui fonde une civilisation. Il déroba le feu aux dieux pour l'apporter aux
hommes.
[3] Northrop Frye (1912-1990), ancien professeur à l'université de Toronto et l'un des
plus influents critiques littéraires de langue anglaise. Auteur, entre autres, de:
Anatomie de la critique (Gallimard, 1969), L'Ecriture profane (Circé, 1996), La Parole
souveraine (Seuil, 1994), et Le Grand Code. La Bible et la Littérature (Seuil, 1984).
[4] Personnification de la santé, fille d'Asclépios, le dieu grec de la médecine.
[5] Ivan Illich, Némésis médicale. L'expropriation de la santé, Seuil, coll. «Points»,
Paris, 1981.
[6] Lire Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, coll. «Points», Paris, 1980.
[7] Dieu romain à double visage, Janus bifrons; le mois de janvier - januarius - lui est
consacré.
[8] Jan Rehor, dit Gregor Mendel (1822-1884), botaniste tchèque, fondateur de la
génétique, il découvrit les lois de l'hybridation.
[9] Comme la métaphore, l'oxymoron est une figure de rhétorique. Elle consiste à
appliquer à un nom une épithète qui semble le contredire; par exemple: obscure clarté,
soleil noir, force tranquille.
[10] Conducteur des âmes des morts, tels Hermès et Orphée.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | MARS 1999 | Page 28


http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/11802

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