CESAT Cahiers 8

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Le Collge de lenseignement suprieur

de larme de terre (CESAT)


SI VIS

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Hritier de lEcole Suprieure de Guerre, le CESAT assure la formation des officiers


dactive et de rserve destins exercer des responsabilits leves.
Intgr au Commandement de la formation de larme de terre (CoFAT), le CESAT
dispense, mais sous-traite galement avec les grandes coles et universits (HEC,
SUPELEC), des formations allant du diplme dingnieur au master.
 Le CESAT forme des officiers dtat-major aptes assurer, dans les structures
oprationnelles interarmes et interallies, la conception, la planification et la
conduite des engagements.
 Le CESAT prpare des officiers lexpertise et lexercice des responsabili-
ts leves dans les domaines concourant au dveloppement de la capacit
oprationnelle (ingnieurs, spcialistes des relations internationales et des
sciences humaines, commissaires de larme de terre).

Le Cours suprieur dtat-major (CSEM)


Le Cours suprieur dtat-major prpare des officiers tenir des postes de
responsabilits et exercer des commandements terrestres importants
dans un environnement interarmes et international.
Lenseignement sappuie la fois sur la mise en situation et la rflexion sur
les conditions de lengagement oprationnel.

LEnseignement militaire suprieur scientifique et technique (EMSST)


LEMSST prpare les officiers assurer des fonctions dtat-major ou
dadministration centrale dans les domaines des sciences de lingnieur,
des sciences humaines, des langues et relations internationales et des
spcialits du commissariat.

LEcole suprieure des officiers de rserve spcialistes dtat-major


(ESORSEM)
LESORSEM forme des officiers, franais et allis, appels tenir des
postes oprationnels en tats-majors de forces ou organiques.
Ces officiers conduisent de front une carrire civile de haut niveau et leurs
missions oprationnelles. Lcole na pas dquivalent dans les autres
nations europennes.
Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

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Sommaire
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ditorial :
Vers une vritable ingnierie logistique militaire
Par le Gnral de corps darme J.-L. MOREAU,
Commandant la Force logistique terrestre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Un penseur militaire
Colmar von der GOLTZ
Par Monsieur M. MOTTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Articles gnraux
Le fonctionnement dune coalition au XXIe sicle
Par le Lieutenant-colonel D. JAMME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Les projets de Foch lest de lEurope (1919-1924)
Par Madame I. DAVION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
LIran en qute de puissance : de 1934 1938
Par le Chef de bataillon C. AYZAC et Monsieur A. AYATI . . . . . . . . . . . . . . 29
Les ides de Clausewitz sont dactualit
Par le Professeur Doktor M. STRMER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Le Mexique un sicle et demi avant lIrak
Par le Lieutenant-colonel (ORSEM) F. CHOISEL ....................... 43

Le chef militaire dans un espace de bataille numris


Par le Lieutenant-colonel E. OZANNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Libres opinions1
Dix millions de dollars le milicien
Par le Lieutenant-colonel M. GOYA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Military victory does not mean political success
Par le Chef descadrons V. SEILER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Culture militaire, culture gnrale : une question dambition
Par le Chef descadrons R. DECOMBE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

(1) Comme son nom lindique, cette rubrique comporte des articles qui nengagent que leurs auteurs.

1
Management et commandement : essai comparatif
Par le Chef de bataillon P. SCRETIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Notions deffet majeur et de centres de gravit
Par le Gnral (2 eS) L. FRANCART . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou non
Par le Lieutenant-colonel C. FRANC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Pour un retour en grce de lapprentissage de la tactique
Par le Lieutenant-colonel G. HABEREY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Mirage de la multinationalit
Par le Chef descadron AUGEREAU .................................... 115

Rubrique : Le hibou de la mansarde


Qui est le Hibou ? ........................................................ 123
Quand le Hibou se prend pour Foch
Par le Colonel BEMELMANS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

On a aim
Iran et arc chiite : entre mythe et ralit
Par le Lieutenant-colonel J.-P. GERVAIS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
Rules of engagement: a life in conflict
Par le Chef de bataillon T. MOLLARD . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
Comment sera le monde en 2020 ?
Par le Chef de bataillon P. VERBORG ................................. 136
Prcis de lart de la guerre
Par le Chef descadrons X. BARTHET ................................. 139

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Editorial Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Vers une vritable ingnierie


logistique militaire
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Par le Gnral de corps darme Jean-Loup MOREAU,


Commandant la Force Logistique Terrestre

J usqu la refondation de larme de terre la fin des annes 90, le soutien logistique
du corps blind mcanis tait simple : celui-ci disposait dune autonomie initiale
complte, ds le temps de paix, quil fallait, en cas dengagement, recomplter aprs
quelques jours de combat. Le problme majeur tait lorganisation et la conduite du
soutien sant face des taux de pertes levs. Tout cela est heureusement rest virtuel.
Aprs le changement gostratgique qui conduisit la professionnalisation de larme
de terre, une telle logistique, distribue ds le temps de paix, ntait ni rationnelle au
plan conomique, ni ncessaire au plan militaire. Larme de terre opta alors pour une
solution originale et novatrice qui combine la rgle de lunicit des ressources et
le regroupement des units de soutien sous un commandement unique charg de la
prparation oprationnelle, le commandement de la force logistique terrestre. Depuis,
deux rservoirs logistiques existent : lun de ressources, lautre de forces, dont le
dimensionnement, la modularit et la disponibilit autorisent les configurations les plus
diverses, imposes par les oprations soutenir.
Une double sparation en dcoule: entre les units de soutien et les units de combat
dune part, entre les units de soutien et les ressources dautre part. Une implication
plus forte des logisticiens dans les travaux prparatoires lengagement des forces
devient ncessaire pour runir en ensembles oprationnels cohrents des moyens
qui reposent dornavant dans des rservoirs distincts. Lintrt du mtier se trouve
du coup valoris. La cration dune filire professionnelle et un cursus de formation
associ le confirment.
Le succs de la formule est tel et la contrainte conomique si pesante quune nouvelle
phase de concentration des ressources dans des rservoirs spcialiss sous la
responsabilit doprateurs interarmes a dmarr. Le financement des oprations,
linfrastructure de dfense, les transports oprationnels, la matrise douvrage de la
maintenance sorganisent selon un mode centralis, le plus souvent sous la responsa-
bilit de ltat-major des armes, reprenant le modle prouv des directions centrales
du service de sant des armes et du service des essences des armes. La conduite
centralise des oprations dexternalisation est un autre exemple de cette tendance de
regrouper sous la responsabilit de ltat-major des armes la matrise douvrage,
voire davantage, du soutien logistique oprationnel.

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Editorial

Au sein mme de larme de terre, limprieuse ncessit de mieux employer et grer


les quipements impose une spcialisation des parcs en fonction de lhorizon demploi
effectif et des oprations de maintenance associes. Demain, les units ne dispose-
ront plus que dun parc de service permanent, suffisant pour mener linstruction indivi-
duelle et collective. Pour lentranement et lengagement, elles prendront en compte le
moment venu et pour le temps ncessaire lactivit les quipements que lautorit
demploi aura dcid de mettre leur disposition.
Mme au plan des ressources humaines et des mtiers, les units ne sont plus
capables de gnrer par elles-mmes les structures ncessaires lengagement. Le
combat moderne et son soutien imposent des groupements tactiques interarmes et
des groupements de soutien pluri-fonctionnels taills sur mesure, qui rsultent de la
combinaison de modules provenant de divers rgiments-mtiers.
Ce propos na pas pour objet de discuter le bien-fond de ce grand mcano que
deviennent les armes et tout particulirement larme de terre, mais simplement
de souligner limportance croissante que prendront, tous les niveaux, les architectes
et oprateurs du soutien logistique. Ce rle sera dune haute criticit dans la phase
de monte en puissance pour un engagement dpassant les capacits des forces en
alerte. Labsence dautonomie locale et linterdpendance gnralise des acteurs
imposeront des mises en condition oprationnelle extrmement rigoureuses qui
pourront encore tre rapides dans la mesure o elles sappuieront sur des logisticiens
entrans, des procdures prouves, des systmes de commandement et dinforma-
tion performants et des infrastructures et processus logistiques haut rendement.
Au total, le mouvement de rationalisation de la gestion et de lemploi des ressources
de toutes natures qui sopre sous nos yeux dans les armes saccompagnera nces-
sairement dinvestissements consquents en ingnierie logistique et fait dj de cette
discipline un mtier passionnant et davenir.


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Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Un penseur militaire
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Un penseur militaire Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Colmar von der Goltz


(1843-1916)
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Par Monsieur Martin MOTTE,


Matre de confrences de lUniversit de Paris IV Sorbonne,
dtach aux coles militaires de Saint-Cyr Cotquidan

L a vie du baron von der Goltz abonde en contrastes :


n dans les sombres plaines de Prusse orientale
lpoque o lAllemagne se rduisait un agrgat
dtats sans grand rayonnement extrieur, il accda la
notorit dans un Reich unifi en passe datteindre
lhgmonie continentale et mourut gnral ottoman
sous lblouissant soleil de Msopotamie. Ce ntait
pas son premier sjour en Orient, puisque de 1884
1896 dj, il avait fait partie dune mission militaire
charge de rorganiser larme ottomane. Bien dautres
puissances secondaires se tournaient alors vers le
modle militaire allemand, aurol dun immense
prestige par la guerre de 1870. On sait le rle que
jourent les ides de Clausewitz dans son laboration.
Mais ces ides, nes de lexprience des guerres napoloniennes, resteraient-elles
adaptes aux guerres futures ? Lre industrielle, avec ses armes nouvelles et ses
moyens de mobilisation indits au service de masses fanatises, nexigeait-elle
pas de revisiter voire damender lhritage du matre prussien ? Goltz avait pos la
question dans son livre La Nation arme, paru en 1883 et presque aussitt devenu
un classique.

Vers les guerres de masse


Issu dune famille de junkers appauvris, Goltz tait entr dans larme prussienne en
1861 et avait t admis lAcadmie militaire de Berlin en 1864. Il avait reu le bap-
tme du feu durant la guerre austro-prussienne de 1866, puis avait particip la guerre
franco-allemande de 1870. Lune et lautre avaient t marques par lutilisation inten-
sive du chemin de fer, brillamment matris par Moltke lAncien. Mais alors que la
dfaite de lAutriche Sadowa avait mis fin la premire guerre, la seconde avait
rebondi aprs la reddition de Napolon III Sedan : sous lgide de Gambetta, le
Gouvernement provisoire de Dfense Nationale avait lev de nouvelles armes et pro-
long de quatre mois la rsistance franaise. Pour les Allemands, ce sursaut imprvu

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Colmar Von der Goltz

dun ennemi quils croyaient terre fut un vritable traumatisme. Cest en tirer les
leons que sappliqua Goltz, alors matre de confrences lAcadmie militaire de
Berlin, dans La Nation arme (1).
Jusque-l, crit-il, les tudes stratgiques ont plus port sur lart de diriger le com-
bat que sur lart de conduire les armes . Or ce dernier est en train de subir des
transformations profondes. Tout dabord, les leves de Gambetta ont ouvert une re
nouvelle dans laquelle la nation et larme ne font plus quun : on doit donc satten-
dre ce que les effectifs engags bondissent de plusieurs centaines de milliers
plusieurs millions dhommes. Ensuite, les transports ferroviaires offriront une mobilit
croissante ces armes gantes.
La crue des effectifs sinscrit dans le temps long : elle est la suite logique du passage
des armes de mtier aux armes de conscription. Les premires taient les outils de
ces guerres de cabinet du XVIIIe sicle o il ne sagissait que de conqurir
quelques provinces. Lenjeu tant limit, la violence ltait aussi : on essayait au
maximum dviter la bataille et dobtenir la retraite de ladversaire par de savantes
manuvres sur ses lignes de communication. Celles-ci taient essentielles lpoque,
car lesprit mercenaire des combattants les rendait trs exigeants sur le chapitre de la
logistique. Il ntait dailleurs pas possible de vivre sur le terrain, un jus in bello trs
strict protgeant les populations civiles des rquisitions abusives. Dans de telles con-
ditions, les oprations ne pouvaient qutre lentes, circonspectes et indcises. Goltz ne
cache pas son mpris pour cette ide fausse et artificielle de la stratgie, ces
thories alambiques dues la frivolit de lre philosophique , qui aboutis-
saient fatalement vider la guerre de sa substance mme : la violence et la passion.
Heureusement, la Rvolution franaise a jet bas cette pdanterie savante et
rendu lart militaire cette simplicit et ce mouvement primesautiers quil avait per-
dus au XVIIIe sicle . De mercenaire, le soldat est devenu conscrit : ne se battant plus
pour des causes qui le dpassent, mais pour la grandeur de sa nation, il accepte des
sacrifices qui permettent dallger la logistique au bnfice de la mobilit. Dailleurs,
le principe si simple daprs lequel on fait la guerre actuellement () veut quen cas
de besoin toutes les ides de droit qui ont cours en temps de paix soient ignores :
comme les armes de la Rvolution et de lEmpire, les armes modernes doivent vivre
en grande partie sur le pays conquis. A la simplicit logistique rpond la simplicit des
oprations, bien loignes des marches et contremarches dantan : il sagit dsormais
d anantir les forces ennemies , non dobtenir leur retraite.
Toutefois, la priode rvolutionnaire et impriale a t suivie dun retour la routine,
consquence de la restauration partielle de lAncien Rgime : sans tre abolie, la
conscription na plus t quimparfaitement applique. Cest Gambetta qui a relanc
lascension aux extrmes en faisant de tout citoyen capable de porter les armes un
combattant potentiel. Et ce mouvement a correspondu lessor ferroviaire, qui permet
la mobilisation effective de tout un peuple. Mais les contraintes logistiques sen trouvent
dmultiplies, ce qui annule larrire le gain de simplicit constat sur le thtre des
oprations : il faut dsormais prparer ds le temps de paix la mobilisation de masse.

(1) Les citations suivantes sont extraites de la traduction franaise parue chez Hinrichschen et Cie en 1884.

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Colmar Von der Goltz

Ainsi les socits modernes vivront-elles sous le signe dune militarisation croissante.
Les esprits chagrins en concluent volontiers que les avances scientifiques et tech-
niques rendent les peuples plus barbares et plus violents , mais pour Goltz cela
nest vrai quen apparence . La guerre de masse nest en effet quun inconvnient
particulier dun progrs gnral : Plus la vie dun peuple sembellit et sanoblit
par la civilisation (), plus ce peuple est expos perdre par la guerre et plus il
devra, par consquent, chercher prparer cette guerre . Au reste, malgr les
apparences, on rend la guerre plus humaine en tirant tout le profit possible des pro-
grs de la civilisation car les batailles sont devenues moins sanglantes mesure
que les engins infernaux se sont perfectionns . Certes, un obus moderne tue bien
plus dhommes quun boulet de jadis, mais les survivants en ressentent une telle
terreur quils sont paralyss, ce qui permet de conclure la lutte en peu de temps.
Cest pourquoi nulle bataille du temps prsent na cot autant de monde qu
Eylau ou Borodino .
Un jour viendra o la guerre de masse aura fait son temps : Un nouvel Alexandre
surgira qui la tte dune petite troupe dhommes parfaitement arms et exercs
poussera devant lui des masses nerves, qui dans leur tendance toujours
saccrotre auront franchi les limites prescrites par la logique et qui, ayant perdu toute
valeur, se seront transformes, comme les Pavillons Verts de la Chine, en une innom-
brable et inoffensive cohue de bourgeois boutiquiers . Mais cette nouvelle Rvolution
dans les Affaires Militaires dbouchant sur la Blitzkrieg, si lon nous passe les anachro-
nismes, nest pas pour tout de suite. Lurgence est donc de thoriser la Nation arme.

Stratgie et politique
Goltz se veut fidle lorthodoxie clausewitzienne : En tout temps, la guerre est le
serviteur de la politique , puisquelle ne peut natre que de considrations poli-
tiques . Mais si la politique continue exercer son influence sur la guerre (), cette
influence () sest beaucoup simplifie depuis quon est sorti des molles guerres
de coalition . Dans ces dernires, les belligrants retenaient inactive une partie de
leur arme en vue dengagements prendre ultrieurement, et la politique tranchait la
question de savoir si on augmenterait la mise ou non ! A prsent, ds labord, tout est
mis en jeu et il faut que la partie se gagne ou se perde au gr du destin . Cest seule-
ment lorsque lissue nest plus douteuse que llment militaire passe () au second
plan, la politique au premier .
Si Goltz ne mentionne pas explicitement la fameuse trinit clausewitzienne, elle sous-
tend toutes ses analyses. Rappelons que pour Clausewitz, la guerre gravite toujours
entre trois ples : les passions meurtrires du combattant, le calcul des probabilits
stratgiques auquel se livre le commandant en chef et les objectifs politiques fixs par
le gouvernement. Le poids respectif de chacun des ples dtermine les variations
damplitude de la violence depuis la simple observation arme, o llment politique
prdomine, jusqu la guerre dextermination, do il est pratiquement absent. Goltz ne
va certes pas jusqu cette dernire extrmit : Une guerre faite uniquement pour
dtruire, pour anantir, nest plus possible actuellement. Il faut quil y ait un but impor-
tant . Mais il ajoute aussitt quen tout tat de cause la guerre sert le mieux la poli-

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Colmar Von der Goltz

tique en assurant la dfaite complte de lennemi (2) , puisquainsi elle donnera au gou-
vernement la plus grande libert daction possible pour accomplir ses objectifs. Les
deux assertions ne sont pas contradictoires, Goltz entendant par dfaite complte
lanantissement de larme et non du peuple ennemi. Pour autant, son propos tend
bel et bien au maximalisme.
Lexplication doit en tre cherche dans le poids accru du premier ple de la trinit
clausewitzienne, la violence lmentaire, apanage du combattant. Lorsque celui-ci
ntait quun mercenaire, son influence sur le cours de la guerre tait trs faible. Mais
aujourdhui, cest le peuple qui combat, et les institutions reprsentatives ont fait de lui
un acteur politique part entire. Ds lors, il ny a plus proportionnalit entre les fins
politiques et les moyens militaires : La collision des intrts dcide de la guerre ; les
passions des peuples, indpendantes de ces intrts (3), dterminent le degr dinten-
sit de la lutte () ; il faut prsent que mme pour un but dintrt secondaire (4) elle
vise la dfaite totale de ladversaire. Cest ce qui ncessairement vous amne faire
lusage le plus absolu de tous les moyens, matriels et intellectuels, pour terrasser
lennemi . Ailleurs, Goltz va encore plus loin en affirmant que nous nous rappro-
chons () dun tat de nature o les guerres entre voisins ne peuvent provenir que
de la haine quils se vouent : ici le motif dintrt semble purement et simplement
disparatre. La ralit est plus complexe, car cette haine rsulte bien dune collision
dintrts ; mais il sagit moins dintrts matriels que dintrts idaux au nombre
desquels figure au premier rang la puissance et le rle prpondrant .

Le droulement des oprations


A lre des nations armes, la mobilisation est un processus dune ampleur et dune com-
plexit inoues. Cest pourquoi il ne faut pas la lancer la lgre, car elle pourrait
dclencher une mulation entre les diffrentes grandes puissances qui aurait tt fait
de transformer une crise locale en guerre gnrale. Une fois dcide, la mobilisation
devra tre excute avec mthode et sang-froid, le contre-exemple de la France en 1870
dmontrant surabondamment le danger de la surexcitation nerveuse () devenue la
maladie la mode en raison de la vie agite quon mne de nos jours .
Au commencement des oprations, on ne pourra abandonner une province menace,
mme si cela parat utile au point de vue militaire . Une telle mesure ne posait pas de
problme tant que la conduite de la guerre dpendait exclusivement de la volont
souveraine dun monarque absolu , mais maintenant quelle est devenue laffaire de
tous, la foule ne comprendrait pas un repli tactique, quelle jugerait attentatoire la
fiert nationale. Manuvres et combats seront de mme soumis aux exigences du
nationalisme. Quiconque crit sur la stratgie et la tactique ne doit pas () ngliger
le point de vue spcial de son peuple : il faut quil nous donne une stratgie, une tac-
tique nationales (5). Chaque arme a sa sphre propre, o elle se sent le plus laise et

(2) Soulign par Goltz.


(3) Soulign par nous.
(4) Soulign par nous.
(5) Soulign par nous.

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Colmar Von der Goltz

qui est fixe par les qualits distinctives du caractre national (). Cest pourquoi il faut
que (le gnral) cherche () donner le plus grand dploiement possible la mthode
de combat national, mme sil devait en rsulter quelques pertes matrielles (6) . A cet
gard, La mthode allemande actuelle consiste amener, en frappant des coups
redoubls, la bataille dcisive ; elle est insparable () dune offensive brutale .
Loffensive prsente certes des risques accrus face aux armes automatiques, mais
Faire la guerre, cest attaquer , car cest ainsi seulement quon prend lascendant
moral : Ladversaire est bien oblig de croire quune troupe assez nergique pour
traverser (sa) grle meurtrire de projectiles () sera assez nergique aussi pour ()
lexterminer larme blanche (). La crainte de la mort () le pousse fuir .
Au plan des principes il faudra donc tout faire pour obtenir la dcision avec une
rapidit foudroyante , comme en 1866 et en 1870. Mais il se peut que la forme
extrieure des guerres futures soit bien diffrente. A lchelon opratif, plusieurs l-
ments accrditent cet cart entre la thorie et la pratique : dune part, de puissantes
fortifications arrteront les premires offensives, si bien que la guerre () tranera ,
de lautre, lincroyable accroissement des masses armes aura pour corollaire des
contraintes logistiques peu compatibles avec une guerre acclre . En outre, les
armes modernes ne forment plus une masse unique, mais un systme de groupes
autonomes tendus sur de trs vastes espaces, do un enchevtrement trs
complexe dvnements ragissant les uns sur les autres. Ds lors, Les batailles
absolument dcisives comme celle de Sedan, o des armes entires disparaissent
dun coup du thtre de la guerre, sont extrmement rares .
A lchelon tactique aussi on observera des frictions jouant contre une dcision
foudroyante. Dabord, le contrle du combat sera beaucoup plus difficile quau temps
de la tactique linaire , car la puissance de feu des armes nouvelles obligera les
troupes se disperser pour progresser. Le mystre et linquitude inhrents toute
guerre en seront dmultiplis. Certains pensent que lobservation par ballons captifs
et les communications modernes, tlgraphe ou tlphone, compenseront ce
phnomne ; mais Goltz en doute, car lemploi rflchi de tels moyens nest gure
compatible avec lexcitation dun jour de bataille . De mme, lenveloppement des
ailes adverses sera plus complexe que par le pass : compte tenu de la mobilit et de
lautonomie accrues des units modernes, le dfenseur pourra en effet envoyer rapi-
dement des renforts sur le point menac, de sorte que sur le flanc mme il y aura un
combat de front modifi .
La guerre moderne sera donc une longue et pnible lutte exigeant des troupes
nombreuses et bonnes, une volont de fer et peu de souci du sang rpandu en masse.
Plus jamais ce ne sera un choc, mais plutt un long travail de percement, interrompu
et repris par des troupes fraches. Chaque pouce de terrain conquis devra, pendant les
pauses, tre assur par des retranchements, de sorte quon verra pour ainsi dire une
position savancer contre lautre. Les luttes de front grandioses () dureront plusieurs
jours, il est facile de se rendre compte des pertes quelles entraneront. Mais plus
grandes seront les proportions de la crise, plus grand aussi sera le succs de celui qui

(6) Soulign par nous.

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Colmar Von der Goltz

en sortira vainqueur (). Triomphez sur le champ de bataille et vous triompherez sur
tout le thtre de la guerre ; tout ce qui tait douteux se trouvera rsolu dun coup, et
vous serez le matre de la situation .
Goltz consacre quelques passages aux aspects conomiques de la guerre moderne.
Ncessairement trs coteuse, elle exigera lendettement massif de ltat et sans
doute aussi le recours des fournisseurs trangers. Sous ce rapport, les puissances
maritimes seront avantages par rapport aux puissances continentales, dont tous les
ports seront immdiatement bloqus : on la vu en 1870-1871, o la mer a permis au
gouvernement franais de Dfense Nationale dimporter les armes ncessaires son
effort de guerre. A linverse, la dfaite de Napolon Ier et celle des Sudistes tinrent
ce quils ne purent conserver leurs communications maritimes. Les puissances conti-
nentales nauront en revanche pas redouter un dbarquement ennemi, car les voy-
ages des troupes par mer nont pas fait de sensibles progrs compars aux voyages
par chemin de fer : ainsi le dfenseur pourra-t-il concentrer contre une ventuelle
tte de pont plus deffectifs que nen aura dbarqu lattaquant.

Conclusion
Il a souvent t affirm que les thoriciens militaires de la fin du XIXe sicle navaient
pas anticip la Grande Guerre. Goltz dment plus qu moiti cette assertion. Ses
inquitudes quant leffet-domino dune mobilisation gnrale ont t confirmes par
lengrenage de juillet 1914. Lidologie de loffensive a partout prsid aux premires
oprations. Limpossibilit psychologique dun repli tactique a contraint Moltke le Jeune
dfendre la Prusse orientale contre lavance russe, ce pour quoi il a d prlever sur
le front franais des troupes qui lui ont ensuite fait dfaut pendant la bataille de la
Marne. Lchec des attaques frontales a conduit aux manuvres daile de septembre-
octobre 1914, connues sous le nom de course la mer : comme lavait annonc
Goltz, elles nont pas t concluantes, chaque protagoniste arrivant toujours concen-
trer assez de rserves sur le point menac denveloppement. De ce fait, les oprations
se sont enlises sur un front continu de la mer du Nord la Suisse, prlude la guerre
de positions que prophtisait La Nation arme. En 1915, les Allis ont cru pouvoir
reprendre linitiative en dbarquant aux Dardanelles, mais les Germano-Turcs les ont
arrts sur dtroites ttes de pont : victoire de la mobilit ferroviaire sur la mobilit
maritime l encore annonce par Goltz.
Ses erreurs danalyse nen sont que plus frappantes. Les batailles de positions nont
pas dur plusieurs jours , mais quatre ans, ruinant ainsi lide funeste selon laque-
lle les armes de lre industrielle rendraient le conflit moins meurtrier. Cette inter-
minable prolongation tait dailleurs prvisible, puisque le maximalisme des bel-
ligrants exigeait la dfaite totale de lennemi et que celle-ci ne pouvait tre obtenue
que par une guerre dusure. Prvisible aussi lchec de lAllemagne, dautant plus
pnalise par son absence darrires maritimes que la guerre sternisait. Il est impos-
sible que Goltz ne lait pas pressenti, toutes les donnes de lquation apparaissant
dans son livre. Mais il semble avoir refoul ses doutes, comme Moltke le Jeune refoula
les siens propos du Plan Schlieffen : admettre que lAllemagne navait gure de
chances de victoire, cet t blasphmer

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Colmar Von der Goltz

En dfinitive, La Nation arme opre ou constate une simplification de la trinit clause-


witzienne qui confine la trahison : llment politique sy trouve rsorb dans ll-
ment militaire, puisque lanantissement de lennemi est rig en objectif a priori des
oprations ; llment militaire est son tour rsorb dans llment populaire, qui
interdit a priori tout repli tactique, impose a priori loffensive, etc. On ne peut bien sr
imputer Goltz la catastrophe de 1914, aboutissement dune tendance qui remonte en
fait la Rvolution. Force est pourtant de reconnatre quil pousa cette tendance avec
enthousiasme et la servit avec talent. La Nation arme reste en cela un livre mditer,
mais comme exemple de ce quil ne faut pas faire si lon veut que la stratgie soit un
art de la survie et non de lautodestruction.

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Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Articles dintrt gnral


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Articles dintrt gnral Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Le fonctionnement dune coalition


au XXIe sicle :
lexemple des Operations Enduring Freedom (OEF)
et Iraqi Freedom (OIF).
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Par le Lieutenant-colonel Didier JAMME,


professeur de groupe au CSEM

Jadmire beaucoup moins Napolon


depuis que je commande une coalition !
Marchal FOCH.

L tat-major amricain CENTCOM est un des cinq grands commandements inter-


(1)

armes dont la responsabilit rgionale stend du Kenya au Kazakhstan et du Liban


au Pakistan. A ce titre, son chef, le gnral Abizaid commande au niveau stratgique,
simultanment, les conflits iraquien et afghan soit depuis Tampa sur une base de
larme de lair en Floride, soit depuis un PC avanc au Qatar.
Au nom de la lutte globale contre le terrorisme, 64 pays, dont la France comme la
plupart des grands pays europens, font partie de la coalition engage dans la Long
War soit au titre dOEF, soit au titre dOIF, soit au titre des deux oprations.

Comment les nations trangres sont-elles intgres dans la coalition par


CENTCOM?
Les Amricains ont cr cet effet, le Coalition Coordination Center (CCC) qui dpend
du J5 de CENTCOM et qui peut tre compar un tat-major interarmes miroir
pour les nations. La mission du CCC peut se rsumer en deux volets :
Faciliter le processus dintgration des nouveaux venus depuis les proposi-
tions des nations jusqu lacheminement des troupes sur les thtres ;
Coordonner les changes dinformation entre les nations et CENTCOM.

(1) Central Command.

Retour sommaire 17
Le fonctionnement dune coalition au XXIe sicle

Pour faciliter ce dialogue, les pays participant la coalition mettent en place des
Dtachements de Liaison (DL) pour reprsenter le chef dtat-major de leurs armes
respectives en la personne dun Senior National Representative (2) (SNR) dont le grade
varie selon lengagement du pays concern. A titre dexemple, la France est reprsen-
te actuellement par un gnral de brigade qui dispose de conseillers de chaque
arme et de la DRM (3). Les DL assistent aux points de situation sur les oprations de
CENTCOM et participent des groupes de travail dont les thmes sont spcifiques
chaque conseiller (renseignement, IED, oprations maritimes ou ariennes).
Il existe une deuxime entit permettant aux nations de participer aux travaux de plani-
fication de CENTCOM. Il sagit du Combined Planning Group (4) qui dpend galement
du J5. Il est compos dofficiers suprieurs insrs venant dune trentaine de pays.
Ces officiers trangers sont regroups en quipes de planification et travaillent sur des
tudes trs diverses comme lavenir de la coalition, la situation de la zone de respon-
sabilit de CENTCOM en 2016, les consquences de la menace nord-corenne pour
CENTCOM, etc.
Au bilan, plutt que de parler dintgration, le mot juxtaposition semble plus juste.
Lhyper puissance mne sa politique militaire en appliquant les ordres du Commander
in chief, le prsident des tats-Unis.

Forces et faiblesses de la coalition


Parmi les principaux atouts, il est vident que la prsence de 64 pays donne une lgiti-
mit internationale lengagement amricain. Du Tonga au Salvador, de la Hongrie au
Pakistan, de la Core du Sud lgypte, toute une palette de cultures est reprsente
CENTCOM et cautionne ainsi une cause qui prend une valeur quasi universelle. Pour la
France, cest loccasion de renforcer des liens avec des partenaires traditionnels (franco-
phonie aidant) et de vivre la complicit europenne en particulier laxe franco-allemand.
Lexistence de la coalition offre aussi un avantage non ngligeable par rapport
lOTAN : celui davoir un mandat diffrent. Cela permet ainsi une action complmen-
taire quand dautres organisations militaires rgionales ne peuvent pas agir. Cest le
cas en Afghanistan o le mandat dOEF permet des oprations de contre-terrorisme
qui sont impossibles aux forces de lOTAN.
Enfin, la coalition permet de renforcer les capacits militaires amricaines dune faon
apprciable et encore plus significative avec larrive des dmocrates au Congrs
en 2007. Ainsi les Britanniques avec plus de 7 000 hommes encore en 2006 peuvent
assurer le commandement de la division multinationale Sud-est en Iraq. En Afghanistan,
la coalition permet aux Amricains dconomiser des troupes : ces derniers reprsen-
tent maintenant moins dun tiers des effectifs de la FIAS (5).

(2) Chef de la Reprsentation Nationale.


(3) Direction du Renseignement Militaire.
(4) Groupe de Planification Interallis compos des pays suivants:Etats-Unis, Canada, France, Norvge,
Danemark, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Ukraine, Australie, Core du sud, Mongolie, Nouvelle Zlande, Singapour,
Thalande, Azerbadjan, Jordanie, Kenya, Pakistan, Qatar.
(5) Force Internationale dAssistance et de Stabilisation.

18
Le fonctionnement dune coalition au XXIe sicle

Nanmoins, la coalition souffre des handicaps structurels lis ce type dorganisation.


Les restrictions nationales (ou caveats) peuvent tout moment sexercer en cas de
dsaccord sur lemploi des forces par le commandant de thtre. Il existe toujours des
difficults au niveau de linteroprabilit entre les diffrentes nations et en particulier
pour les tats-majors en matire de systme de communication. Enfin le partage de
linformation et des renseignements se heurte la protection du secret. Il est vident
que les risques de fuite sont largement augments dans une coalition aussi nombreuse
malgr toutes les protections prises. Ce nombre important de pays savre paradoxale-
ment tre aussi un faiblesse. En effet au niveau purement militaire, les 64 pays repr-
sentent un ensemble trs htroclite qui travaille difficilement ensemble. Les Amricains
cherchent toujours rassembler le plus grand nombre alors que de nombreux pays
europens prfrent une coopration plus restreinte mais plus efficace. Cette diffrence
dapproche peut rapidement entraner des tensions entre les partenaires de la coalition.

Parmi les faiblesses spcifiques de la coalition de CENTCOM, on peut considrer que le


Coalition Coordination Center est un filtre supplmentaire et donc un ralentisseur pour
accder aux diffrentes cellules de CENTCOM. De mme, le statut des personnels
armant le CCC nest pas de nature amliorer le dispositif. Il sagit dofficiers rservistes
ou dofficiers dactive pour la plupart dtachs pour quelques mois. Avec un peu de recul,
on peut se demander si ces dernires faiblesses perues par les pays de la coalition ne
sont pas une force pour les Amricains leur permettant de protger ainsi leur tat-major.

Avenir de la coalition
La prennit de cette organisation pourrait tre remise en cause suite lvolution des
conflits : prise en compte de tout le territoire afghan par lOTAN, retrait de plusieurs
pays dIraq. Mais les Amricains, au contraire, semblent vouloir amplifier le dispositif.
Tout dabord, la coalition pourrait senrichir dagences dtat, du type C.I.A., compte
tenu du cadre largi des oprations de contre-terrorisme qui ncessitent dautres
comptences en plus des capacits militaires.
Dautre part, lide de faire bnficier les autres grands commandements interarmes
amricains (en cas de conflit dans leur zone respective) de la coalition actuelle, fait son
chemin. Les modalits particulires comme la localisation gographique (maintien
Tampa, dmnagement vers Washington ou vers le PC dun autre commandement
unifi) ne sont pas arrtes. Quant au nombre de partenaires, il pourrait encore
augmenter avec la nouvelle diplomatie amricaine au Moyen-Orient (consolidation
dun axe sunnite pour assurer un quilibre rgional). Dans cette perspective de cercle
largi, la coalition sera encore plus htrogne et ne prsentera pas les qualits
ncessaires pour une coopration militaire efficace. Seul le noyau dur, le club des four
eyes only (6), encore plus quaujourdhui, bnficierait des informations et participerait
llaboration des ordres.
Quoi quil en soit, les Amricains nabandonneront pas un systme qui leur permet une
libert daction dont ils ne disposent pas au sein de lOTAN.

(6) Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle Zlande.

19
Le fonctionnement dune coalition au XXIe sicle

Quels choix pour larme franaise ?


Pour quune coalition fonctionne, il faut quil y ait, par essence, un ensemble de valeurs
et dintrts partager entre les diffrents pays. La cohsion et lefficacit seront
dautant meilleures si la coalition nest pas le rsultat dune alliance de dernire minute
face un vnement mais le rsultat de relations politiques solides respectant les trois
verbes : reconnatre, apprcier et accepter.
Les possibilits de coopration militaires sont nombreuses : maintien du statut actuel,
renforcement des accords bilatraux avec les tats-Unis, trouver une troisime voie
privilgiant les pays la hauteur de leur contribution (7) militaire (boots on the ground).
Quels dispositifs militaires de reprsentation? L aussi diverses options sont possi-
bles : accroissement ou diminution du nombre dofficiers insrs au CPG, accroisse-
ment ou diminution du dtachement de liaison franais, cration dune Mission Militaire
Franaise (MMF) auprs de CENTCOM etc.
Compte tenu des enjeux que reprsente la zone de responsabilit de CENTCOM pour
la dcennie venir, une rflexion politico-militaire simpose pour dterminer comment
tre un acteur inform et influent dans la lutte globale contre le terrorisme.

US CENTCOM
ORGANISATION

J-2 J-4 J-6 PA, JA, SG,


(Intel) (Logistics) (Comms) IG, etc.

J-1 J-3 J-5 J-8


(Personnel) (Operations) (Plans) (Finance)

J-5E J-5P J-5O


Engagements Plans Policy

J-5G J5-CCC J-5


Combined Director, Many others
Planning Group Coalition
(CPG) Coordination

(7) La France est le 7e contributeur de la FIAS aprs les tats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, lAllemagne,
les Pays-Bas et lItalie.

20
Le fonctionnement dune coalition au XXIe sicle

ORGANISATION DU CENTRE DE COORDINATION DE LA COALITION

DIRECTEUR DU CCC

CCC
ADJOINT AU DIRECTEUR DU CCC
TC OORD

CHEF OPERATIONS CHEF SOUTIEN


(CCC C3) (CCC C2/4/6)

CCC Adjutant CCC Futures CCC Coalition


(CCC C1) (CCC C5) Support (CCC C9)

Air Desk C3-A Admin Desk C1-A Logistics Desk C4


Ground Desk C3-G JMD Desk C1-J Data Operations Desk C6-D
Engagement Desk C3- Communications Desk C6-C
Naval Desk C3-N Intel / Security Desk C2
SOF Desk C3-S
Ressource Management
Desk C3-RM
Command/Leadership Oversight :
LNOs (forward deployed)
Coordination/Information Oversight :

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Articles dintrt gnral Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Les projets de Foch


lest de lEurope (1919-1924)
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Par Madame Isabelle DAVION,


Docteur et agrge dhistoire (1)

A quel titre Foch peut-il faire valoir ses vues sur lEurope du centre-est aprs la pre-
mire guerre mondiale ? Il est Commandant en chef des armes allies en France
depuis le 8 mai 1918, lev la dignit de Marchal de France par dcret du 6 aot
de la mme anne. Son titre officiel en 1919, Prsident du comit militaire alli ,
dsigne une fonction honorifique extrmement importante mais, concrtement, ne lui
confre aucun pouvoir politique ou militaire : il lui offre juste la possibilit de donner des
avis techniques dont sa renomme font toute la valeur. Car il jouit dun prestige incon-
test et international, et la tourne quil effectue en 1923 Varsovie et Prague prouve
le grand ascendant associ limage de la France quil vhicule ltranger.

Membre du Conseil suprieur de la guerre de 1920 sa mort en 1929, Foch a de


linfluence sur environ la moiti de lappareil politico-militaire franais. En effet, ltat-
major des annes vingt peut tre grossirement divis en deux groupes rivaux : la
maison Foch et la maison Ptain (2), laquelle a le vent en poupe jusquen 1929
par lintermdiaire notamment du ministre de la Guerre Painlev et des gnraux Buat
et Debeney. Malgr les rseaux dinfluence mis en place par Weygand, le fils spiri-
tuel de Foch (3), et de Lattre de Tassigny, la maison Foch est donc en retrait.

De 1919 1924, le Marchal Foch na de cesse, alors que la France ngocie ses pre-
miers pactes politiques et militaires, de dfendre ses projets stratgiques tenant en
deux slogans : rseau dalliances au revers de lAllemagne, cordon sanitaire le long de
la Russie bolchevique. Lun comme lautre place au premier plan les Allis de lEst.

Durant les ngociations des accords franco-polonais de fvrier 1921, ltat polonais est
demandeur : Pilsudski veut profiter de la victoire polonaise sur lArme Rouge pour
signer une convention militaire avec la France. Il rejoint ainsi les proccupations du
commandement franais qui a tabli un plan de mobilisation provisoire, dit Plan P, en
fvrier-mars 1920, mis en application en juin 1921. Si lessentiel des forces allemandes

(1) Enseignante lInstitut dtudes Politiques, lcole Spciale Militaire de Saint-Cyr, chercheuse, membre
de lUMR IRICE (Identits, Relations Internationales et Civilisations de lEurope).
(2) F. Guelton, Les hautes instances de la Dfense Nationale sous la Troisime Rpublique , Militaires en
Rpublique, 1999, pp. 53-63.
(3) Ibid.

Retour sommaire 23
Les projets de Foch lest de lEurope (1919-1924)

est tourn vers la Pologne et la Tchcoslovaquie, les troupes franaises prvoient


dagir dans deux directions : occuper le bassin de la Ruhr et la valle du Main, et ten-
ter de rallier au plus vite le front polono-tchque, en sparant les tats du nord de
lAllemagne de ceux du sud.

Le premier projet daccord est remis en novembre 1920 par ltat-major polonais.
Larme polonaise a t place sous le commandement suprme du Marchal Foch
par un accord pass le 14 juin 1919 entre le gouvernement polonais et les gouverne-
ments allis et associs, ce qui est une raison suffisante pour lui demander son opi-
nion sur les ngociations en cours. Mais on peut aussi supposer que demander lavis
du Marchal sur la signature dune convention militaire secrte avec la Pologne tait
une faon de le neutraliser, comme semble le prouver le fait quelle ait finalement t
conclue dans son dos, aprs une intervention de Pilsudki auprs de Millerand pour en
acclrer la signature.

Foch applique dans ses rflexions sur laccord franco-polonais ce quil a enseign :
Toute ide militaire, tout projet, tout plan, doit donc tre accompagn de penses de
sret (4). Inform de la prparation dun accord entre la France et la Pologne, Foch
nen comprend pas lurgence, suggrant que Varsovie organise dabord sa scurit en
Europe centre-orientale avant de se lier la France. Il exprime ses rticences dans
une lettre du 4 janvier 1921 (5) : ne serait-ce que pour une question de voies communi-
cation, la France ne peut jouer aucun rle auprs de larme polonaise si celle-ci nest
pas en entente troite avec la Tchcoslovaquie. Il ne sagit pas de se soustraire ses
devoirs dalli, mais de ne pas souscrire prmaturment des engagements inappli-
cables. Deux enjeux sont prendre en compte : le rle de la Pologne contre le bolche-
visme contenir et celui contre lAllemagne tenir en respect ; ils exigent de la
Pologne des frontires sres, une ligne politique fixe, une arme pourvue en mat-
riel (6). En plus des conditions internes, il lui faut encore, pour une ventuelle collabora-
tion avec la France en cas de guerre, des relations concordantes avec la Roumanie
et la Tchcoslovaquie () condition pralable de toute aide possible de la France (7).
Pour Foch, la premire ncessit de larme polonaise face la Russie bolchevique
est une entente militaire avec la Roumanie. Mais celle-ci na de valeur que couple
un solide plan de dfense des cols des Carpates, pour prvenir une avance russe en
Ruthnie, dont la dfense revient la Tchcoslovaquie. Au lieu de signer une conven-
tion militaire avec Varsovie, le gouvernement franais doit donc pousser une entente
Pologne-Tchcoslovaquie-Roumanie, dans laquelle Prague promettrait aux Polonais
son intervention militaire en raccord du front polono-roumain, ainsi que la production
de son industrie et la garantie du transit sur son territoire.

Le 8 fvrier 1921, un projet de convention militaire est soumis Foch : larticle V pr-
voit la mobilisation automatique de la France et de la Pologne si lAllemagne venait
mobiliser. Avant de ragir, Foch joue les incrdules et demande au Prsident du

(4) F. Foch, Des principes de la guerre, 1926, p. 204.


(5) MAE [Ministre (franais) des Affaires trangres], Pologne, vol. 130, f. 180 : note n5/63 du 4 janvier 1921.
(6) SHAT (Service Historique de lArme de Terre), 7N3006, note de ltat-Major du marchal du 24 mai 1920.
(7) MAE, Pologne, vol. 131, f. 76 : note du marchal du 4 fvrier 1921 : Affaires polonaises .

24
Les projets de Foch lest de lEurope (1919-1924)

Conseil de confirmer que la France a bien lintention dtablir ds prsent (8) un


accord militaire avec ce partenaire. Le 10 fvrier, le Quai dOrsay lui demande dlabo-
rer un projet daccord militaire. A contre cur, le Marchal travaille sur le texte propos
par ltat-major polonais en limitant sensiblement la nature de laide directe franaise.
Une dernire fois, le 11 fvrier, dans une lettre accompagnant son contre-projet,
le marchal expose au Prsident du Conseil Briand sa rticence dans toute cette
affaire : comment sengager dfendre la Pologne dans son tat actuel (9) ?

Cest par une lettre du Prsident du Conseil que le Marchal Foch apprend que le trait
politique vient dtre sign le 19 fvrier (10). Laccord stipule quatre principes : lengage-
ment se concerter; le relvement conomique comme condition du bon rtablisse-
ment de lordre international ; la concertation des deux gouvernements en vue de la
dfense de leurs territoires et de la sauvegarde de leurs intrts lgitimes dans le cas
dune attaque non provoque ; enfin, lobligation de consultation avant de conclure de
nouveaux accords politiques en Europe centrale et orientale. De son ct, la conven-
tion militaire prvoit une aide non dfinie et non automatique de la France en cas
dagression de la part de lAllemagne ou de menace envers le trait de Versailles. On
y met en place des rencontres priodiques dtats-majors, qui ont lieu ds 1922, pour
laborer une planification stratgique et oprationnelle commune. Larticle 5 prvoit
que la Pologne dveloppe, avec laide de la France, son industrie de guerre confor-
mment un plan spcial . Le trait politique et la convention militaire entrent formel-
lement en vigueur le 6 fvrier 1922, avec la signature de laccord commercial.

Conformment larticle 6 de la convention franco-polonaise, des entretiens dtat-


major doivent avoir lieu, qui se droulent Paris en septembre-octobre 1922, puis
Varsovie et Cracovie en mai 1923. Le Marchal Foch propose dy travailler sur une
offensive concentrique en direction de Berlin, dans laquelle la lutte conjointe des forces
polonaises et tchques leur permettrait de se concentrer sur le saillant de Moravska
avant de se diriger vers la capitale. Ce plan trois avec la France permettrait de frap-
per immdiatement lAllemagne dans ce quelle a de plus essentiel : les villes comme
Breslau, Dresde et Munich, mais surtout les rgions industrielles comme la Ruhr
depuis la France, la Saxe et la Silsie depuis la Pologne et la Tchcoslovaquie. Le
Marchal prcise que les deux armes ne doivent pas essayer de couvrir lintgralit
de leur frontire commune mais plutt de se concentrer sur la Silsie. La confrence
franco-polonaise souvre donc le 23 septembre 1922 sous la prsidence du Marchal
Foch, en compagnie du gnral Sikorski, chef dtat-major gnral de larme polo-
naise, ainsi que des gnraux Buat et Weygand (11). Pour disposer Sikorski plus favora-
blement ses projets, Foch insiste sur la double menace pesant sur les frontires polo-
naises, et donc sur le risque davoir se battre sur deux fronts (12). Une situation

(8) SHAT, 4N93, pice 2 : lettre du Marchal au Prsident du Conseil-Ministre des Affaires Etrangres, date
du 9 fvrier 1921.
(9) SHAT, 4N93, pice 5 : lettre du Marchal au Prsident du Conseil date du 11 fvrier 1921, pice 5.
(10) SHAT, 4N93, pice 10 : lettre n 77 du Prsident du Conseil au Marchal en date du 20 fvrier 1921.
(11) SHAT, 7N2990, procs-verbal sommaire de la confrence tenue le 9 septembre 1922 10 h 30.
(12) SHAT, 4N93, rsum des entretiens du Marchal Foch, Gnral Buat et Vice-amiral Grasset avec le
Gnral Sikorski Paris en septembre-octobre 1922, exemplaire N 1 du Marchal, pice 25.

25
Les projets de Foch lest de lEurope (1919-1924)

stratgique aussi dlicate demande daller chercher Berlin par le chemin le plus court,
argumente-t-il, la Pologne doit donc, face louest tenir ses forces extrmement
unies celles de la Tchcoslovaquie (13).
Las, ces plans se heurtent la vive hostilit que nourrissent Prague et Varsovie
lgard lune de lautre, depuis que ces deux pays se sont dchirs pour lattribution du
riche district minier de Teschen, en Silsie (14). Ds lors, le gouvernement tchque ne
montre aucun empressement signer avec la Pologne prsentant des frontires
juges indfendables, un accord dirig contre une Allemagne qui reprsente 55 % des
exportations tchcoslovaques. Et en Pologne, les fidles du marchal Pilsudski, nom-
breux au sein de ltat-major, sont autant de dtracteurs de la collaboration avec les
Tchcoslovaques.

Revenant la charge, le Marchal Foch fait une tourne chez les allis de lEst en mai
1923, durant laquelle il se rend Varsovie puis Prague. Les tudes militaires repren-
nent donc Varsovie le 5 mai 1923. Cette fois-ci, le Marchal est en prsence du
Gnral Sosnkowski, Ministre de la Guerre, ainsi que du Marchal Pilsudski. Foch y
rpte que, si pour faire face la Russie la Pologne doit se tourner vers la Roumanie,
la menace allemande devrait la jeter dans les bras de la Tchcoslovaquie (15). Prague,
le Marchal sentretient longuement avec le Prsident Masaryk et surtout avec Bene,
des relations triangulaires avec la Pologne et la France (16). Il aborde ainsi la question
dun trait de coopration avec Varsovie, mais Bene se dit empch de le ngocier
par des considrations de politique intrieure, les nationaux-dmocrates ayant fait de
la question du rapprochement avec la Pologne une arme lectorale (17).

Quand la France aborde la question dun pacte franco-tchcoslovaque, il semble que les
thses de Foch aient fait leur chemin : au dbut de lanne 1924, les reprsentants de la
France et de la Tchcoslovaquie commencent envisager une action concerte entre la
Petite Entente et la Pologne contre lAllemagne (18). Dans le procs-verbal sign des
conversations ce sujet, ltat-major tchcoslovaque se dclare trs proccup de la
possibilit dune attaque allemande sur le bassin de la Dombrowa, en Haute-Silsie,
attaque qui menacerait la fois la Tchcoslovaquie et la Pologne (19) et se montre prt
envisager dans ce cas un commandement unique sous les auspices franais. Les
milieux militaires se montrent donc convaincus de la ncessit de collaborer et Paris

(13) SHAT, 7N2990, note faisant suite au rsum des entretiens de 1922 rvis Varsovie et Cracovie en
1923 .
(14) Le territoire de Teschen a finalement t largement attribu la Tchcoslovaquie par les Allis en juillet
1920. Lire I. Davion, Les relations polono-tchcoslovaques dans la politique de scurit franaise entre les
deux guerres, Thse de doctorat, Paris IV-Sorbonne, 2004, 981 p.
(15) SHAT, 7N2990, note faisant suite au rsum des entretiens de 1922 rvis Varsovie et Cracovie
en 1923 .
(16) MAE, Pologne, vol. 134, f. 35 : rapport n180 de Couget Poincar le 17 mai 1923.
(17) MAE, Tchcoslovaquie, vol. 60, f. 15 : note sur la visite du Marchal Foch.
(18) SHAT, 7N3446, procs-verbal de la confrence du 11 janvier 1924.
(19) MAE, P.A. Millerand, f. 140 : note annexe relative aux suggestions faites par ltat-major gnral tchco-
slovaque au sujet de lintervention possible de la Tchcoslovaquie en cas de conflit.

26
Les projets de Foch lest de lEurope (1919-1924)

commence envisager une confrence entre Franais, Tchcoslovaques et Polonais (20).


Ainsi, si le trait dfensif franco-tchcoslovaque de 1924 nest quun texte inoffensif de
porte trs gnrale, les dbats quil suscite dpassent le cadre des relations bilatrales
pour embrasser toute la politique de scurit franaise lEst de lAllemagne.

Saisissant loccasion de ces nouvelles ngociations, Foch fait donc parvenir au


Prsident du Conseil Poincar ses propres suggestions concernant la manire de
faire communiquer les tats-majors franais, polonais et tchcoslovaques, soffrant
dintervenir lui-mme auprs de Prague et Varsovie. Lon peut considrer ces propos
comme son testament stratgique pour lEurope de laprs-guerre : Je crois devoir
attirer spcialement lattention sur lintrt que prsentent les ententes ngocier ds
maintenant entre la Pologne et la Tchcoslovaquie, en vue dassurer la coopration
militaire entre ces deux tats face lAllemagne. La Pologne et la Tchcoslovaquie
sont dj lies vis--vis de la France par un accord : un front face lAllemagne se
trouve ainsi tabli. Mais, sur ce front, la soudure polono-tchcoslovaque nest pas
encore tablie (21).

Poincar sait que le prestige de Foch est dautant plus indispensable dans cette affaire,
que cest lui que ltat-major polonais sest adress pour avoir un avis sur la situation
militaire de lEurope centre-orientale, ce dont il informe Maginot (22). Mais alors que les
deux hommes conviennent de lancer les conversations stratgiques trilatrales rcla-
mes par Foch, la publication dans la presse allemande de prtendus arrangements
militaires secrets franco-polono-tchques dirigs contre lAllemagne (23) y met une fin
prcoce et brutale. Foch tentera de poursuivre officieusement les rencontres, mais
nobtiendra pas la fameuse soudure rclame entre les armes du cur de lEurope de
lEst.


(20) SHAT, 7N3446, procs-verbal de la confrence du 11 janvier 1924.
(21) Il rappelle que la principale voie ferre reliant la Bohme la Slovaquie nest qu 20 km de la frontire
allemande par la troue de Glatz. SHAT, 4N93, rponse n 67/2 du Marchal au Prsident du Conseil, 29 jan-
vier 1924.
(22) SHAT, 7N3446, lettre n 259 du Prsident du Conseil le 14 fvrier 1924.
(23) La Tchcoslovaquie sy engage, en cas de guerre germano-polonaise, combattre aux cts de la
Pologne et la dfendre, et il ny est mme pas dclar que cette obligation ne joue pas en cas dune attaque
de la Pologne contre lAllemagne . MAE, Tchcoslovaquie, vol. 42, f. 71 : article publi le 19 mars 1924.

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Articles dintrt gnral Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

LIran en qute de puissance :


de 1934 1938, une analyse militaire franaise
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Par le Chef de bataillon Christophe AYZAC (1)


et Monsieur Ata AYATI (2) (3)

A lheure o lIran projette sur la scne internationale limage dune nation gagne
par un fondamentalisme suicidaire, prte en dcoudre avec les puissances pour
conserver son droit absolu lnergie nuclaire, les scnarios les plus apoca-
lyptiques glacent deffroi le tlspectateur du 20 heures comme les diplomates des
chancelleries occidentales. Pourtant, si les joutes millnaristes auxquelles se livrent
Mahmoud Ahmadinejad et Georges Bush donnent corps aux projections les plus
pessimistes, la course latome engage par Thran relve plus de la volont de
sanctuariser lindpendance dun ancien empire universel que dun moyen illimit de
destruction destin semer la terreur parmi les fils de Sion .
Combattre les discours manichens ou irrationnels
impose, comme souvent dans le lacis tortueux des rela-
tions internationales, deffectuer un dtour par lhistoire.
Le monde est le corps et lIran en est le cur . Ce
clbre distique de Nizmi (4), hraut de la renaissance
persane aprs les trois sicles de silence passs
sous domination arabe, rappelle nos mmoires ara-
ses par le culte de linstantanit, que lIran ft le creu-
set dune civilisation universelle, dont la culture et la
langue ont rayonn des Balkans jusquaux confins de
lInde. Aprs plusieurs sicles dclipse, rythms par les
vagues dinvasions successives, lIran renat politique-
ment de ses cendres au XVIe sicle avec lavnement de
la dynastie Safavide, avant dtre mis en coupe rgle
par les Russes et les Britanniques la fin du XIXe sicle.
En 1921, un colonel de Cosaques, Reza Khan sem-
Reza Khan, en uniforme de colonel
pare dun pouvoir rong par lanarchie et la dcadence des Cosaques,
et instaure un rgime autoritaire et centralisateur. avant son couronnement.

(1) Stagiaire BT de langue persane au CESAT/EMSST.


(2) Historien et coordinateur de rdaction de la revue EURORIENT .
(3) Monsieur AYATI nous a aimablement prt des photos de sa collection pour illustrer cet article. La
Rdaction len remercie trs vivement.
(4) Pote persan (1140-1203).

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

Couronn roi en 1925, le nouveau monarque se rclame, pour faire oublier ses ori-
gines roturires, de lhritage iranien prislamique et ambitionne de redonner la
Perse un rang la hauteur de son histoire prestigieuse. La qute de puissance dun
pays sourcilleux de son indpendance guide Reza Pahlavi, fondateur de la dynastie
ponyme, dans la vaste entreprise de modernisation quil lance ds son arrive
aux rnes de ltat. Son fils Mohammad Reza, mis sur le trne par les Allis en 1941,
acclre la transformation dun tat encore ptri de fodalisme en une puissance
moderne, pivot incontest du Moyen-Orient et rouage essentiel de la doctrine du
containment . Mais le couperet de la rvolution islamique de 1979 dcapite la jeune
monarchie Pahlavi et met un terme aux projets mgalomanes du souverain, au premier
rang desquels la matrise de latome
Mais la fivre rvolutionnaire des premires annes du rgime srode au fil des
annes de conflit avec lIrak. Au contact rugueux des contraintes gopolitiques et
conomiques, les nouveaux matres de lIran se convertissent aux vertus du ralisme.
Loin de sceller une rupture historique, sauf au regard dune presse inculte, la
Rpublique islamique poursuit la politique de puissance et dindpendance nationale
initie par Reza Pahlavi sous son rgne. Car la gloire de lIran antique modle toujours
limaginaire collectif iranien. Le sentiment dun destin universel confisqu par les
anciennes puissances coloniales, exacerbe les passions nationalistes, habilement
captes par un rgime discrdit. Ainsi, pour saisir la cristallisation de ltat iranien
et dune grande partie de la population autour de laccs lnergie fissile, outil de
puissance et de rayonnement, il convient de renouer avec la gense de lIran moderne,
dont la Rpublique islamique nest que la fille adultrine.
Aux avant-postes de ces mutations profondes qui affectent lIran, la mission militaire
franaise, laquelle le Shah a confi la formation de son arme naissante entre 1934
et 1938, observe avec acuit la modernisation marche force conduite par le souve-
rain, la mise en place dune politique trangre ambitieuse et la monte des prils la
veille de la 2e Guerre mondiale. Les rapports parfois prmonitoires de nos Anciens, bru-
talement exhums de leur lente dcomposition dans les placards de lhistoire militaire
et passs au crible dune actualit brlante, nous clairent sur les traits permanents
dune nation humilie et soucieuse de restaurer son prestige sur la scne internationale.
Les notes du Gnral Gendre, chef de la mission militaire, et les rapports des Attachs
militaires, le Chef descadron David et le Chef descadron Leleu, tmoignent de leffort
entrepris par le souverain pour rformer un pays perclus darchasme et fragment en
multiples communauts ethniques, linguistiques ou religieuses.

Le modle militaire franais (5), creuset de la nouvelle arme impriale


Aurole de sa victoire finale sur lAllemagne de Guillaume II en 1918, la France, au
fate de sa puissance, est sollicite par les autorits iraniennes ds 1926 pour forger
un outil militaire en gestation. Une seconde demande, mise par le Shah en 1933,
reoit un avis favorable des ministres de la Guerre et des Affaires trangres. La

(5) Cet engagement franais, de loin le plus significatif, a t prcd de trois missions menes en 1807, 1848
et 1868 (fondation de lcole polytechnique de Thran).

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

situation internationale, aiguise par larrive au pouvoir du chancelier Adolf Hitler et la


propagande active des Bolcheviques, incite les responsables franais faire barrage
la double influence allemande et sovitique en Iran, pays stratgique susceptible de
basculer dans le camp communiste ou fasciste. Par ailleurs, les liens culturels troits
tresss entre les deux nations depuis plus dun sicle, la pratique du franais rpan-
due au sein des lites mais aussi des perspectives conomiques prometteuses plai-
dent en faveur de la mise sur pied dune mission militaire.
Si la France dtient le quasi-monopole de la formation des officiers iraniens depuis les
annes 20, le Shah souhaite disposer dun cycle complet dinstruction militaire en Iran,
plutt que davoir recours des expdients humiliants pour le prestige de son pays. En
dpit des nombreuses restrictions imposes aux officiers franais dtachs auprs de
larme impriale, la mission franaise, seule bnficier dun tel traitement de faveur,
est accueillie Thran en dcembre 1933. Dirig initialement par le Colonel
Caldairou, le dtachement, constitu de cinq officiers, est charg dorganiser lcole
dtat-Major et dassurer linstruction tactique et technique des cadres iraniens.
Toutefois, les manigances de certains officiers de larme impriale, jaloux de leurs
prrogatives, et les rticences exprimes par le chef de mission dans son rapport sur
la cration dune cole de Guerre iranienne (6), conduisent le Shah se sparer du
colonel Caldairou. Accusant la France de navoir mandat en Iran que des demi-
soldes , indignes des ambitions impriales, le Shah exige lenvoi dune dlgation
plus toffe et rehausse par la prsence dun officier gnral. La crainte que le
monarque ne fasse volte-face et ne sadresse lAllemagne pour forger son outil mili-
taire, conduit le Quai dOrsay accepter la requte comminatoire du souverain, en
dpit des adjurations de lAttach militaire, qui s'alarme: il ne faut pas oublier que la
Perse est le pays des intrigues de toutes sortes (7).
Huit nouveaux officiers franais, pour la plupart brevets et commands par le Gnral
Gendre, promu au rang de directeur des tudes de lcole dtat-Major, renforcent, en
septembre 1935, la prsence franaise au sein de larme impriale. La mission mili-
taire prside alors la formation des officiers dans tous les domaines dinstruction. En
dpit des revers commerciaux subis par la France pour la vente darmes lIran, le
prestige de la dlgation franaise culmine en janvier 1936, lorsque le ministre iranien
de la Guerre donne une rception raffine en lhonneur des officiers franais.
Toutefois, les rapports franco-iraniens se ternissent rapidement, aprs la parution dun
article injurieux lencontre du Shah, dans les colonnes de la Revue de France , le
15 octobre 1936. Le camouflet mdiatique inflig au souverain froisse durablement
les relations entre les deux nations et fragilise la situation de la mission militaire. Ds
lors, aux altercations diplomatiques succdent les humiliations imposes par le Shah
aux officiers franais. A lheure o tout point perdu par la France est gagn par
lAllemagne (8), la campagne de presse anti-iranienne ruine les efforts concds par

(6) SHD. 7N 3271. Rapport du COL Caldairou, du 6 septembre 1934.


(7) SHD. 7N 3271. Rapport du CES David, du 1er mars 1935.
(8) SHD. 7N 3272. Rapport du CES Leleu, du 28 dcembre 1936.

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

la diplomatie franaise pour ancrer son influence dans ce pays stratgique et entraver
les convoitises germaniques. Par ailleurs, de srieux diffrends se font jour entre le
Gnral Gendre et les membres de la lgation diplomatique, au premier rang desquels
lAttach militaire et le Ministre de France, et sapent le crdit accord la mission mili-
taire. Les officiers renvoys sur dcision du Shah ou du chef de mission, ne sont pas
remplacs par larrive de nouveaux instructeurs.
Le durcissement des tensions entre la France et le rgime imprial, dont tmoignent le
rappel des 600 tudiants iraniens ou encore lannulation de contrats commerciaux, profite
lAllemagne. Pige dans les rets dune situation internationale tendue, la France ne
peut que constater le brutal revirement du Shah et linclination croissante des jeunes
officiers iraniens pour lidologie nazie. Les gnraux iraniens projettent, en 1937, lenvoi
de deux officiers la Kriegsacademie de Berlin et la nomination dun Attach militaire
allemand Thran. Enfin, la rupture diplomatique des relations franco-iraniennes,
consomme en dcembre 1938, scelle dfinitivement laventure militaire franaise en Iran.

De la Perse lIran : chronique dune modernisation marche force


Sinspirant de la thrapie de choc initie par Atatrk sur les dcombres de lEmpire
Ottoman pour forger une nation laque et indpendante, Reza Shah branle les cadres
ancestraux pour leur substituer un tat-nation jacobin, capable de rsister aux forces
centrifuges comme aux tutelles trangres. Si la formation dune arme moderne
constitue le pralable lunification du pays et la restauration de lautorit publique,
le dynaste svertue, ds sa prise de pouvoir, mettre en application les grands prin-
cipes proclams lors de la rvolution constitutionnelle de 1906, mis sous le boisseau
par les Qadjars.
Ainsi, le Shah sefforce de
moderniser une administration
mine par la gabegie et le npo-
tisme en assainissant le corps
des fonctionnaires, en imposant
une organisation administrative
directement calque sur le
dcoupage rvolutionnaire fran-
ais et en crant de vritables
ministres. Cet effort de centra-
lisation saccompagne dune
politique ducative dynamique,
destine pourvoir ladministra-
tion en cadres iraniens capa-
bles de supplanter les conseil-
Reza Shah en visite dans une cole de filles lers europens ou amricains (9),
aprs la loi sur le dvoilement. indispensables pour mener

(9) De 1922 1927, lAmricain Millspaugh fut charg de rformer et de rationaliser les finances iraniennes. En
1928, un Allemand, le Dr Lindenblatt est plac la tte de la banque nationale iranienne.

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

bien luvre rformatrice du Shah. Le systme ducatif public, imit du modle franais,
complte les nombreuses coles trangres confessionnelles et laques dont la renom-
me attirait les enfants de llite iranienne. Lenseignement fminin se dveloppe tandis
que luniversit de Thran est fonde en 1935, sous les auspices acadmiques de la
France (10).
La refonte du systme judiciaire prive les clercs chiites de leur prestige social et de
sources importantes de prbendes. Influencs par le lgislateur franais, le Code civil,
achev en 1935, et le Code pnal, qui ne seront gure amends par la Rpublique isla-
mique, mlent avec subtilit la loi islamique et les principes dune justice civile laque.
Mais, lmancipation sociale et loccidentalisation des murs, poursuivies dune main
de fer par le Shah, violentent les codes sociaux et suscitent de nombreuses rsis-
tances. Ladoption du costume europen en 1928 pour les hommes ou le dvoilement
forc des femmes fin 1935 rencontre la forte hostilit du clerg et des couches tradi-
tionnelles, dont le chef descadron Leleu rend compte lissue de ses prgrinations
en province. Le renouveau religieux quil observe alors est interprt comme une
manifestation de mcontentement, comme une rprobation lgard du rgime (11).
Mais lautoritarisme du Shah sexerce aussi brutalement lendroit des tribus
nomades, traditionnellement rtives lordre tabli. Sommes de se sdentariser, elles
se rebellent contre le pouvoir central et sont mates par laviation ou lartillerie imp-
riales. De 1921 jusqu la fin de son rgne, les rvoltes tribales ou les soulvements
des marches kurdes de lempire se heurtent au centralisme jacobin du Shah, dcid
ancrer, par la contrainte, lide de nation dans lme collective iranienne. Dans leurs
rapports, les attachs de dfense soulignent lampleur des jacqueries et la brutalit de
la rpression.
Lconomie iranienne, lamine par la
1re Guerre mondiale et spolie par la Russie
et le Royaume-Uni, est fouette sous le rgne
de Reza Pahlavi. Labolition des privilges
capitulaires accords aux grandes puis-
sances, lindustrialisation du pays mene
grand train et le dveloppement des infra-
structures de communication dopent la pro-
duction, au dtriment toutefois du secteur
agricole. La construction du Transiranien,
pine ferroviaire dorsale de lIran entre la mer
Caspienne et le golfe Persique, engloutit des
sommes colossales entre 1927 et 1938. Ce
projet mgalomane, destin asseoir le
Reza Shah et le prince hritier
prestige de la nouvelle dynastie rgnante, est (futur roi Mohammad Reza)
abond par des taxes spciales sur le th et lors de linauguration du Transiranien.

(10) Andr Godard fonde la facult des Beaux Arts et dirige le muse darchologie de Thran de 1925 jusqu
sa mort, au dbut des annes 70.
(11) SHD. 7N 3272. Rapport du CES Leleu, du 5 dcembre 1937.

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

le sucre. Le Capitaine David dtaille, dans ses rcits, les difficults humaines et tech-
niques dune ligne de 1 400 kilomtres, comptant 4 700 ponts et 224 tunnels mais
loue aussi leffort de modernisation du rseau routier entrepris par le gouvernement
imprial (12). La Perse reconquiert galement son indpendance financire (13) et soctroie
le monopole du commerce extrieur afin de contrer les convoitises trangres.
Pour rompre avec lancienne dynastie Qadjar, responsable de la dchance du pays,
le Shah abolit le nom de Perse en 1935, et lui substitue lantique appellation dIran,
synonyme de rgnration dune nation ayant drog sa destine prestigieuse. Mais
luvre de modernisation du souverain ne saccompagne pas dun panouissement
des liberts politiques et civiles. Agissant en despote, le Shah sappuie sur son arme
et lappareil policier pour touffer tout germe de contestation, dcapiter lopposition ou
purger son administration. Un fort ressentiment gagne la population, excde par lau-
toritarisme du Shah et ses transformations brutales. Le chef descadrons Leleu fustige
les mthodes absolutistes du monarque et sinterroge, avec raison, sur lavenir de la
dynastie: une chose parat certaine : la chute de la dynastie dans le cas de dispari-
tion prochaine du Shah dj g (14). En 1941, le Shah sera dpos par les Allis et
remplac par son fils sur le trne.

Le renouveau iranien : une politique trangre ambitieuse


En dpit des procds expditifs employs par le souverain pour rformer son pays, la
consolidation du pouvoir central, le dveloppement des capacits conomiques ira-
niennes et la mise sur pied dune arme moderne et efficace, alimentent les ambitions
internationales du Shah. En effet, lIran, courtis par les chancelleries trangres,
saffirme comme un acteur incontournable de la scne rgionale. La soif de reconnais-
sance dune nation dvaste par les bdouins arabes, les invasions turques et les
hordes mongoles, puis touffe par les apptits coloniaux des puissances euro-
pennes, trouve dans laffirmation de sa puissance recouvre, un excutoire aux bles-
sures imposes par les vicissitudes de lhistoire. Le dsir farouche de conserver une
indpendance si souvent confisque par les manigances des Europens puis des
Amricains, continue dinfluencer, au del des analyses manichennes ou des interpr-
tations idologiques, la politique internationale de lIran islamique. Celle-ci plonge ses
racines dans la renaissance politique de lIran, opre sous le rgne de Reza Shah.
Viscralement nationaliste, le premier souverain de la dynastie Pahlavi sest efforc de
saffranchir de la double tutelle russe et britannique. Aprs avoir dmantel le trait de
quasi-protectorat que le Royaume-Uni voulait lui imposer en 1919, la Perse obtient de
lURSS un abandon de ses privilges et des ses ambitions, travers la signature dun
trait, le 26 fvrier 1921. Les rbellions internes, fomentes ou appuyes par les deux
puissances, sont crases dans le sang par le nouveau matre du pays. Si Russes et
Anglais contrlent encore de larges pans de lconomie iranienne, la Perse sest lib-

(12) SHD. 7N 3271. Rapport du Capitaine David, du 9 janvier 1934.


(13) Le Franais Bader devient directeur de la Banque nationale en 1937.
(14) SHD. 7N 3272. Rapport du CES Leleu, du 5 dcembre 1937.

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

re, au forceps, du carcan colonial. Le Shah naura de cesse de combattre sous son
rgne, les empitements invitables de la souverainet iranienne par les nations euro-
pennes. Ainsi, il tente darracher aux Britanniques, le monopole de lexploitation des
ptroles iraniens, dtenu par lAnglo-Persian Oil Company (APOC), devenue Anglo-
Iranian Oil Company (AIOC) en 1933, au terme dune longue bataille juridique desti-
ne rquilibrer les revenus entre la socit britannique et ltat iranien. Ces pre-
mires tentatives, portes devant la Socit des Nations, seront couronnes par la
nationalisation des ptroles, dcrte par le Dr Mossadegh en 1951, avant quun com-
plot men par la CIA ne renverse le trublion nationaliste en 1953.
La politique dindpendance mene par le Shah se heurte toujours aux ambitions bri-
tanniques, notamment dans le golfe Persique o le Royaume-Uni cherche conserver
des emprises territoriales destines protger la route stratgique des Indes. Les inci-
dents frontaliers entre les deux puissances sont abondamment relats dans les rap-
ports des officiers franais. La haine de lAnglais , encore palpable aujourdhui,
imprgne linconscient collectif iranien. Mais, fidle sa politique pragmatique, le
Royaume-Uni ne prte quune attention sardonique aux relents xnophobes propags
par la presse et le monarque: que nous importe la colre de cet homme-l (le Shah),
nous avons la meilleure part de ce que ce pays pourra jamais fournir nos ptroles (15).
Conscient davoir redor le blason de sa puissance, lIran sinvestit dans la cration
dun bloc musulman oriental, constitu de lIrak (indpendant depuis 1932), de la
Turquie, de lIran et de lAfghanistan. Port sur les fonds baptismaux par la Grande-
Bretagne qui y voit un moyen de juguler la contagion rvolutionnaire bolchevique, le
pacte de Sadbd, sign le 8 juillet 1937 Thran, prfigure le pacte de Bagdad,
conclu sous les auspices des tats-Unis en 1955, pour tablir un cordon sanitaire face
limprialisme sovitique. Le Capitaine David rapporte, en outre, lintrt manifest
par le Japon pour lentreprise iranienne. Lempire nippon, dans sa stratgie, assigne un
rle de vigie lIran face lURSS et envisage de btir, partir de la coalition ainsi for-
me, une Ligue asiatique , appele englober tant les pays proche-orientaux que
ceux dExtrme-Orient ! (16)
Mais laffirmation de la souverainet de lIran nempche pas les Puissances de se
livrer une concurrence effrne sur le territoire iranien, en initiant des intrigues de
palais et des campagnes de presse flagorneuses ou visant calomnier les Puissances
tierces. Allemands, Russes, Anglais, Franais et dans une moindre mesure, Italiens,
scharpent fleurets mouchets sous les ors et les lambris des palais impriaux et
des ministres. Si la Grande-Bretagne et lURSS conservent leur mainmise sur lco-
nomie iranienne, la France use de ses affinits lectives avec le milieu culturel iranien
pour imposer son modle ducatif et former les futurs cadres iraniens dans le creuset
de ses universits. En 1938, 600 tudiants iraniens se frottent aux ides rpublicaines
dans les amphithtres parisiens, tandis que bon nombre dlves officiers sinitient
la tactique au sein des coles militaires franaises.

(15) Propos du charg dAffaires britannique, rapports par le CES Leleu, in SDH. 7N 3272. rapport du 28 juillet
1938.
(16) SHD. 7N 3271. Rapport du CNE David du 26 octobre 1934.

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Mais, servie par une intense propagande, lAllemagne nazie ralise une remarquable
perce dans les milieux officiels iraniens et simpose comme un alli de choix du
rgime imprial. Sduit par lidal national-socialiste et le renouveau politique amorc
par le IIIe Reich, le Shah se tourne vers Berlin pour moderniser ses quipements mili-
taires et soutenir sa production intrieure. Six cents techniciens allemands noyautent
la plupart des rouages conomiques du pays en 1938. Une ligne arienne Berlin-
Thran-Kaboul, inaugure en 1938, renforce le prestige politique de lAllemagne.
Enfin, lidologie raciale reoit un cho favorable au pays des Aryens et promeut
les intrts politiques et conomiques allemands. Le 3 dcembre 1937, Baldur von
Schirach, chef des jeunesses hitlriennes, est accueilli en grande pompe Thran o
il sduit le prince hritier, le futur Mohammad Reza Shah (17). Mais cette passion aussi
soudaine quphmre prend brutalement fin en mai 1938, lorsque le Shah, moins
sensible aux flatteries du ministre dAllemagne (18), se claquemure dans une sourde
hostilit aux puissances europennes.
La politique trangre ambitieuse du monarque sachve par une nouvelle humiliation
de la souverainet nationale. Somm, par les Allis, de renvoyer les experts allemands
au dbut du conflit mondial, le souverain abdique le 16 septembre 1941 aprs linva-
sion du territoire iranien par les Sovitiques et les Britanniques. Lindpendance du
pays, une nouvelle fois viole collectivement par les Puissances, sinscrit dsormais
comme une revendication obsessionnelle du peuple iranien.
Le discours apologtique de lIran ternel, clam par les sides de la Rpublique isla-
mique la tribune des Nations, traduit moins le dernier aveu dune idologie panisla-
mique vide de sa substance combative, que laffirmation dune puissance recouvre
aprs plusieurs sicles dhumiliation. Lisolat iranien, vilipend par la doctrine amri-
caine des tats voyous , ne tmoigne pas dune volont farouche de dfier la
communaut internationale, mais bien de la dfense exacerbe dune souverainet
longtemps pitine. Le consensus de la nation iranienne autour du nuclaire trouve
ses origines dans le relvement de lIran au tournant des annes 30, sous la badine
autoritaire dun souverain sorti de la roture par les circonstances.
Lappropriation de leur hritage historique, magnifi sous le rgne de Reza Shah, a
dfinitivement ancr dans lme collective iranienne, le sentiment dune communaut
de destin. La modernisation dune arme patriotique , place sous la coupe dins-
tructeurs franais, la construction dun tat-nation fort et centralis et les ambitions
rgionales du souverain ont redonn lIran lillusion de la puissance et instill les
germes dune fiert ensevelie par les strates des invasions successives.
La lgitimit du combat iranien pour laccs latome ne peut se dissocier de la chro-
nique tumultueuse du pays au XXe sicle. tat situ au confluent des flux nergtiques
et des civilisations, encercl par larmada amricaine, lIran ne peut que sarc-bouter

(17) SHD. 7N 3272. Rapport du CES Leleu, du 7 dcembre 1937.


(18) Oui, vraiment, je compris tout--coup quHitler et Mussolini que je tenais pour de grands hommes,
ntaient que des enfants compars ce souverain qui par son gnie a su sortir son pays du chaos et de lanar-
chie . Propos du Dr Smend, Ministre dAllemagne Thran rapports par le CES Leleu. SHD. 7N 3272.
Rapport du 24 mars 1938.

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LIran en qute de puissance : de 1934 1938, une analyse franaise

sur la dfense dun territoire si souvent viol par les Puissances. Occup pendant les
deux guerres mondiales, puis plac sous la vigilante tutelle des tats-Unis de 1953,
date du coup dtat inspir par la CIA, jusqu la chute du Shah en 1979, lIran ne veut
plus brader son indpendance pour prix dun adoubement avilissant par le directoire
du Conseil de scurit. Si laile pragmatique du rgime, men par Rafsandjani, guette
son heure pour reprendre le pouvoir et apaiser les foudres de la communaut interna-
tionale, gageons que la question du nuclaire, devenue lemblme dun peuple bless,
restera longtemps une pierre dachoppement des relations entre la Perse millnaire et
les Puissances mondiales.

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Articles dintrt gnral Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Les ides de Clausewitz


sont dactualit,
mme dans lIrak daujourdhui (1)
SI VIS

LLU M
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CE
M PA RA

Par le Professeur Doktor Michael STRMER (2)

Avec son trait thorique De la guerre , le Gnral prussien a crit un ouvrage


de rfrence. Toutefois celui-ci a souvent t mal compris et mal lu. Clausewitz,
mort il y a 175 ans, offre nanmoins des lments intressants, que ce soit pour
les militaires, les hommes politiques ou les managers.

L a guerre est la continuation de la politique par dautres moyens : aucune autre


phrase de la littrature mondiale que lavertissement du gnral prussien Carl von
Clausewitz (3) nest aussi absurdement mise hors contexte, dforme et maudite. Cet
avertissement exhortait les dirigeants politiques ne jamais en arriver au point que la
guerre, si elle doit tre invitable, nchappe leur contrle. Lhistoire mondiale depuis
Napolon dont lofficier prussien et enseignant lcole de guerre a vcu, subi et
tudi les victoires et les dfaites est truffe de guerres confirmant cette mise en
garde ; ceci va de la campagne de Russie de la Grande arme de Napolon en 1812
la guerre dIrak des Amricains et des Britanniques depuis 2003.

Les guerres que Clausewitz avait lesprit taient les campagnes de la Prusse au
XIXe sicle contre le Danemark (1854) et contre lAutriche (1866), qui furent prpares
minutieusement, froid, que ce soit au niveau politique, financier et militaire. Quand le
but fut atteint on dirait aujourdhui dune manire chirurgicale la confrontation tait
termine. La guerre qui chappa au contrle politique fut la guerre franco-allemande
de 1870/1871 dont la deuxime phase, la guerre dhiver de la Loire, ne put plus
tre matrise mme militairement.

(1) Article sur la prennit des ides de Clausewitz, paru le 16.11.2006 dans la revue Die Welt . Il est repro-
duit, ici, avec laimable autorisation de lauteur, qui nous la fait parvenir, dans la langue de Molire, par
lintermdiaire du Major General Rainer JUNG.
La Rdaction les en remercie trs vivement tous les deux.
(2) Le Professeur Doktor Michael STRMER est titulaire de la Lgion dHonneur. Prsident de la socit alle-
mande dhistoire et de stratgie bien connue, les Amis de Clausewitz , il est chroniqueur lhebdomadaire
Die Welt . Il a bien voulu adresser cet article la Rdaction des Cahiers.
(3) De la guerre , 1832.

Retour sommaire 39
Les ides de Clausewitz sont dactualit mme dans lIrak daujourdhui

Mais les tats-majors europens renoncrent en tirer des leons. Cest ainsi que
leurs armes se lancrent dans la Grande Guerre de 1914, cette guerre longuement
attendue et qui, pourtant, na jamais fait lobjet de prparations minutieuses avec le
plus grand srieux ni de prparations dordre technique et conomique, que personne
na plus su stopper jusqu ce quelle devienne une guerre mondiale. Ce ntait pas
tant les armes acharnes les unes contre les autres qui condamnrent la diplomatie
au silence, mais le nombre impressionnant de victimes tombes sur les champs de
bataille que seule une victoire pouvait justifier lpoque dmocratique, ainsi que le
mode du financement de la guerre par des emprunts qui, en cas de dfaite, signifiait
la faillite de ltat et la rvolution. La politique devint prisonnire de la guerre abso-
lue (Ludendorff), phnomne contre lequel Clausewitz avait toujours mis en garde ;
la fin fut la hauteur de cette dmarche : une paix, pour finir toutes les paix.

La guerre reste toujours un moyen srieux pour un but srieux telle est la mise en
garde de Clausewitz dans de nombreux chapitres de son clbre ouvrage. Professeur
expriment, il ne manquait jamais dlaborer des thses, mettant ainsi laccent sur ses
conceptions philosophico-stratgiques, et de les rsumer avec concision : la politique
doit dfinir les objectifs ; ces derniers dfiniront lengagement des moyens. Si les
moyens sont insuffisants comme dans la vaine rvolte de la Prusse contre lexpansion
de la France impriale qui conduisit la catastrophe la Prusse de Frdric II, il y a deux
sicles la politique doit alors se montrer humble, esprer des temps meilleurs et ror-
ganiser ses forces. La Prusse a compris cette leon seulement aprs les dfaites dIna
et dAuerstedt, il y a 200 ans ; Scharnhorst a os intervenir dans larsenal de la rvo-
lution et les rformateurs civils crrent une socit bourgeoise.

Clausewitz tait un thoricien de la guerre, certes, mais aussi un thoricien du mana-


gement et plus encore un thoricien de la politique : Il est impossible de sparer
la guerre de la politique, de la traiter selon des lois internes et autonomes . Ses
enseignements exprims dans un langage concis, clair et ordonn selon des principes
philosophiques associent harmonieusement lexprience temporelle militaire de la
petite guerre de la gurilla espagnole avec ses formes de combat asymtriques
jusquaux guerres napoloniennes dvastatrices et lanalyse intemporelle des rela-
tions humaines. La guerre y apparat seulement comme une variante particulire,
misant sur la dcision et lextrme. Il y va du hasard et du calcul des probabilits,
de la confusion et de la rupture lorsque la planification chiffre rencontre une contre-
volont absolue. La clbre phrase de Moltke, alors g, est lessence de lesprit
clausewitzien : Toute planification stratgique voit ses limites dans le premier contact
avec lennemi. Aprs, tout est un systme daides . Les gnraux, les managers, les
hommes politiques sont prvenus.

Pas de demi-mesure : Clausewitz met en garde contre des dcisions hsitantes dans
le domaine militaire ; ceci vaut aussi dans les domaines conomiques et politiques. Il
exigea que les axes deffort sur la propre ligne et les attaques du centre de gravit de
lennemi soient clairement noncs. Un demi-soldat dans un demi-char , cest par
ces mots que le Gnral de Gaulle exprimait sa critique lencontre de la rsistance
franaise et anglaise hsitante contre la Wehrmacht au printemps 1940. Ici, il aurait pu
citer aussi Clausewitz quil avait bien sr tudi (en allemand). De mme lattaque de

40
Les ides de Clausewitz sont dactualit mme dans lIrak daujourdhui

la Russie par la Wehrmacht nourrie par le fait que la rsistance russe avait t sous-
estime avec des consquences fatales se dispersa lorsquelle se divisa en trois
contre Leningrad, Moscou et Stalingrad au lieu de chercher, sans compromis,
former des centres de gravit.

La Guerre froide tait globale, bipolaire et nuclaire : La paix tait impossible, la guerre
improbable (Raymond Aron). Larme atomique avait dclench en 1945 une rvolution
stratgique et, pour la premire fois dans lhistoire de lhumanit, marquait la guerre
dune interdiction absolue. Dans la double crise concernant Berlin et Cuba en 1962,
les superpuissances nuclaires taient au bord du gouffre. Aprs cela, il sagissait
dempcher la guerre par la double stratgie de la dissuasion et de la dtente ,
comme lOTAN dfinissait sa ligne daction dans le rapport Harmel de 1967. Il y eut des
guerres par nations interposes ; le contrle des armements devenait la continuation
de la confrontation avec dautres moyens ; des idologies minrent les fondements.

Larme de fin du monde a conduit lide de la guerre ad absurdum. Ainsi, la longue paix
nuclaire ne prtait pas ltude de Clausewitz, sauf en Isral o ltat-major gnral
jusqu ce jour comprend mieux que tous les professeurs runis la situation de la
Prusse et les applications potentielles sur les temps actuels. Toutefois, quant savoir
si la rcente guerre au Liban, une demi-guerre arienne et une demi-guerre terrestre,
est conforme aux dispositions de Clausewitz, tous les doutes sont permis.

Clausewitz connaissait bien les mentalits et limportance des nergies psychiques.


Pendant la premire guerre du Golfe des Amricains, Colin Powell, alors prsident du
comit des chefs dtat-major amricains, avait pour habitude de porter de faon
ostentatoire louvrage De la Guerre : rappel de la responsabilit politique, mais
aussi une manire dexpliquer lorigine de la doctrine de Powell de l overwhelming
force (forces crasantes). Dans la guerre du Golfe de 2003, les Clausewitziens tels
que Powell dans le State Department et Shinseki la tte des chefs dtat-major,
taient en position dinfriorit par rapport aux technocrates mens par Cheney et
Rumsfeld. Rsultat : toutes les batailles ont t gagnes, la guerre a t perdue.

Armes de destruction massive, terrorisme apocalyptique, tats chaotiques, cest ainsi


que la doctrine de scurit nationale des tats-Unis de 2002 dcrit les nouvelles
menaces ; et la vision de lUnion Europenne nest pas moins diffrente. Lasymtrie
est la loi et les armes occidentales aux techniques hautement performantes ne trou-
veront que difficilement un adversaire qui elles pourront demander rparation, alors
quil ne manque pas dennemis combattant dans lanonymat et dans lombre. La mise
en uvre de moyens militaires pour satisfaire des objectifs politiques est de nouveau
envisageable, pensons aux Balkans, au Caucase, la ligne de contrle indo-pakis-
tanaise ou encore lIran et la Core du Nord ; il peut sagir dune conduite de guerre
irrgulire de basse intensit, mais il peut sagir aussi dun chantage nuclaire
lencontre de tous ceux qui se trouvent porte des missiles.

A son poque, Clausewitz tait confront des changements majeurs de la politique


et de la guerre, dont la profondeur et la brutalit nont rien envier la situation
actuelle, lexception de lhypothse de fin du monde nuclaire, prpare par des

41
Les ides de Clausewitz sont dactualit mme dans lIrak daujourdhui

rgimes ou des terroristes apocalyptiques. Les techniques disposition ne sont pas


comparables ; elles taient alors infiniment plus modestes, et pour tout dire trs diff-
rentes. Par contre, ce qui est comparable, cest ce quon attend des dirigeants poli-
tiques et militaires. Les crits de Clausewitz sur le brouillard de la guerre, la force du
hasard et les limites de la probabilit sont ternellement valables, que nous nous
adressions des militaires, des hommes politiques ou des managers. Mais parmi ces
lments, la primaut revient la volont et la force morale : non pas pour conduire
la guerre, mais pour lviter.

42
Articles dintrt gnral Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Le Mexique
un sicle et demi avant lIrak
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Lieutenant-colonel (ORSEM) Francis CHOISEL,


Docteur en histoire

Les intentions louables ne font pas toujours une bonne politique. Et derrire les loua-
bles intentions, se trouvent souvent des arrire-penses moins naves, qui pour autant
nassurent pas forcment le succs. LHistoire en tmoigne autant que lactualit : bien
avant les Amricains en Irak, les Franais lont expriment au Mexique.
Sous le rgne de Napolon III, larme franaise y fut en effet engage et, aprs six
annes de succs et de revers parmi lesquels le clbre fait darme de Camerone
elle reut lordre dabandonner la partie.

Une triple ambition : politique, conomique et stratgique


Dans cette affaire, lobjectif premier de lEmpereur tait de renverser Juarez, lhomme
qui se trouvait la tte du pays.
La raison en tait toute simple : peine parvenu au pouvoir en 1860, Benito Juarez
avait annonc que, les caisses tant vides, il suspendait le paiement des dettes de
ltat, contrairement aux engagements pris par ses prdcesseurs auprs des gouver-
nements trangers ; la diplomatie franaise se devait de dfendre les droits de ses res-
sortissants, qui figuraient en nombre parmi les cranciers. En outre, la politique de
Juarez, violemment anticlricale, sen prenait aussi aux biens de lglise mexicaine ;
traditionnelle protectrice des intrts catholiques dans le monde, la France, se sentait
lobligation dagir. Enfin, lanarchie rgnant sur place, plusieurs Franais avaient t
assassins ou spolis ; il fallait rtablir la scurit des rsidents trangers. Et il tait de
coutume au dix-neuvime sicle de faire parler le canon, outremer, pour obtenir satis-
faction dans ce genre de situation.
Toutefois, cela justifiait une dmonstration navale, un bombardement voire un dbarque-
ment de vive force pour faire pression sur le gouvernement local, pas quon sengaget
dans son renversement. Si tel tait pourtant lobjectif de Napolon III, cest que son
ambition tait plus vaste que de redresser ces quelques torts. Des migrs mexicains
opposants de Juarez lavaient sensibilis la situation politique peu enviable du
Mexique : une instabilit chronique depuis lindpendance obtenue en 1821 ou plus
exactement une srie de pronunciamientos qui donnaient naissance dphmres
gouvernements plus ou moins dictatoriaux, bref une guerre civile quasi permanente.
Napolon III, toujours prt faire le bonheur des peuples qui demandaient son auguste

Retour sommaire 43
Le Mexique, un sicle et demi avant lIrak

appui, se mit ainsi en tte de doter le Mexique dun rgime enfin stable. Miramon, le rival
de Juarez, le convainquit que ce devait tre une monarchie, dont on confierait la couronne
un prince europen : tant tranger, il nappartiendrait aucune des factions en pr-
sence et serait ainsi mme de les rconcilier durablement. Tel tait donc le but vrita-
ble de lexpdition, lintention gnreuse que nous voquions au dbut de notre propos.

Mais lEmpereur voyait plus loin encore. Ds sa jeunesse, il stait intress


lAmrique centrale et aux perspectives quoffrirait au commerce mondial le percement
dun canal reliant les ocans Atlantique et Pacifique. Il avait prn dans une brochure
un trac au Nicaragua, plus au sud ; mais pourquoi pas dans listhme de Tehuantepec,
au Mexique ? De plus, le pays, sil chappait enfin lanarchie, pouvait devenir pros-
pre : ses mines dor et dargent avaient fait rver plusieurs gnrations dEuropens
depuis lpoque de Christophe Colomb ; et la France du Second Empire, en pleine
rvolution industrielle, bancaire, commerciale, tait la recherche de dbouchs ext-
rieurs pour ses produits, ses capitaux, ses entrepreneurs. Le deuxime volet du plan
de Napolon III tait donc conomique. Il sagissait, dans un intrt rciproque bien
compris, de participer la mise en valeur de ce pays neuf la mano en la mano ,
aurait dit le gnral de Gaulle.

Le dernier volet, tenu strictement secret, tait gopolitique. Le Mexique, depuis de


nombreuses annes se trouvait confront aux empitements de son puissant voisin du
nord ; la suite dune cuisante dfaite, en 1847, il avait t amput de la Californie, du
Nevada, de lUtah, de lArizona et du Nouveau-Mexique, soit plus du tiers de son ter-
ritoire. En attendant le reste. Dans un but dquilibre sur le continent amricain, il
convenait dy mettre le hol en aidant la constitution dun contrepoids catholique et
latin la jeune et dynamique puissance anglo-saxonne et protestante qui ambitionnait
de dominer lensemble des deux Amriques.

Nous avons intrt ce que la rpublique des tats-Unis soit puissante et prospre ;
rsumait Napolon III en 1862, dans ses instructions au commandant en chef de
lexpdition, mais nous nen avons aucun ce quelle sempare de tout le golfe du
Mexique, domine de l les Antilles et lAmrique du Sud, et soit la seule dispensatrice
des produits du Nouveau Monde. Matresse du Mexique, et par consquent de
lAmrique centrale et du passage entre les deux mers, il ny aurait plus dsormais
dautre puissance en Amrique que celle des tats-Unis. Si au contraire le Mexique
conquiert son indpendance et maintient lintgrit de son territoire, si un gouverne-
ment stable sy constitue par les armes de la France, nous aurons pos une digue
infranchissable aux empitements des tats-Unis, nous aurons maintenu lindpen-
dance de nos colonies des Antilles ; nous aurons tendu notre influence bienfaisante
au centre de lAmrique, et cette influence rayonnera au nord comme au midi, crera
des dbouchs immenses notre commerce et procurera les matires indispensables
notre industrie .

La prparation diplomatique de lintervention

Pour ce faire, lEmpereur des Franais comptait sur lappui de la communaut inter-
nationale.

44
Le Mexique, un sicle et demi avant lIrak

Il intressa lAutriche, quil souhaitait aussi amadouer pour dautres raisons, en offrant
le trne du futur empire du Mexique larchiduc Maximilien, frre de lEmpereur
Franois-Joseph. Celui-ci, dabord peu enclin sengager dans une telle aventure, finit
par accepter. Le gouvernement franais sadressa par ailleurs la Grande-Bretagne et
lEspagne qui dtenaient, elles aussi, des crances impayes et voulaient les recou-
vrer ; cette dernire, souhaitant en outre comme ancienne mtropole reprendre pied
sur place, aurait mme t prte intervenir seule. Une expdition commune fut donc
dcide sans trop de difficult pour rclamer le paiement de la dette mexicaine et le
respect des biens trangers. Au dbut de 1862, un corps expditionnaire tait pied
duvre Vera Cruz, compos de 6 000 Espagnols, 2 500 Franais et 750 Anglais.

Aussitt, le gouvernement mexicain ordonna le repli de ses troupes sans combat et


accepta de ngocier un chancier de rglement de sa dette. Ce fut lobjet de la
convention de la Soledad, signe le 19 fvrier par les reprsentants des trois puis-
sances.

Mais Napolon III refusa de la ratifier parce quelle reconnaissait le gouvernement de


Juarez et lempchait en consquence de mener bien son projet de rgnration du
Mexique. LAngleterre et lEspagne, voyant cela, se retirrent de lexpdition. La pre-
mire avait obtenu ce quelle demandait ; la seconde adhrait lide dune monarchie
mexicaine mais souhaitait y placer un prince espagnol. Ni lune ni lautre ne voulaient
suivre lEmpereur sur le chemin o il esprait les entraner. Les Franais continurent
donc seuls, et dsormais libres de donner lexpdition son vrai visage.

La victoire

Les oprations srieuses commencrent alors. Port un effectif de 6 000 hommes et


command par le gnral Lorencez, notre corps expditionnaire sengagea en mai en
direction de la capitale. Sur le chemin, Puebla, dfendue par 12 000 Mexicains, opposa
une vive rsistance et repoussa les Franais. Lorencez, sanctionn, fut remplac ;
de nouveaux renforts furent envoys. Larme, dsormais sous les ordres de Forey
et forte de 30 000 hommes partir de septembre, reprit loffensive en mars. Puebla,
aprs 71 jours de sige, tomba le 19 mai 1863, un an aprs la premire attaque. La
route de la capitale tait libre : larme franaise y fit une entre victorieuse, bien
accueillie par la population. Quelques annes aprs avoir flott sur Sbastopol, sur
Milan, sur Pkin, le drapeau franais tait hiss Mexico.

Les instructions reues par le gnral Forey, dj cites, comportaient la consigne sui-
vante : Parvenu Mexico, il est dsirer que le gnral Almonte (partisan de
Miramon qui accompagnait lexpdition franaise) et les personnes notables de toute
nuance qui auraient embrass notre cause, convoquent, suivant les lois mexicaines,
une assemble qui dcidera de la forme du gouvernement et des destines du
Mexique. [] Le but atteindre nest pas [en effet] dimposer aux Mexicains une forme
de gouvernement qui leur serait antipathique mais de les seconder dans leurs efforts
pour tablir, selon leur volont, un gouvernement qui ait des chances de stabilit et
puisse garantir la France le redressement des griefs dont elle a se plaindre .
Napolon III pensait quil suffirait de leur conseiller la monarchie et de leur suggrer le

45
Le Mexique, un sicle et demi avant lIrak

choix de larchiduc Maximilien comme souverain, sans quil soit ncessaire de le leur
imposer. Au Mexique comme ailleurs, il restait profondment attach la souverainet
du peuple et au droit de chaque pays disposer de lui-mme.
Hlas, les choses ne se passrent pas comme prvu. Dabord, le parti monarchiste tait
beaucoup moins influent que les migrs mexicains ne lavaient fait croire au gouverne-
ment franais. Et surtout, Juarez, qui avait fui Mexico, dirigea une froce gurilla contre
nos troupes. De telle sorte quil tait absolument impossible de procder llection
dune assemble constituante capable de fonder solidement un nouveau rgime.
On dut se contenter dun conseil de notables nomm par lautorit militaire franaise et
dun simulacre de consultation de la population dans les zones contrles par nos
troupes. Celui-ci tablit comme prvu une monarchie et confia docilement la couronne
Maximilien. Mais la solution politique tait vicie la base : malgr les bonnes inten-
tions, le nouveau rgime ne disposait daucune lgitimit autre que celle lie loccu-
pant. Napolon III se retrouvait dans la mme situation que son oncle en Espagne.

Le retrait
Lexpdition, commande partir doctobre 1863 par Bazaine, prit la tournure dune
guerre coloniale. Les Franais russirent sinstaller sur la cte du Pacifique en juin
1864 mais ils ne dominrent jamais plus des deux tiers du territoire. Encore ne contr-
laient-ils le plus souvent que les villes et les voies de communication, les campagnes
restant aux mains des gurilleros. Le climat auquel nous tions peu prpars, les fi-
vres surtout, ajoutrent les pertes de sant aux pertes militaires. De nombreux actes
de cruaut furent commis de part et dautre.
Pour nous seconder dans la pacification du pays, nous ne pmes gure compter que
sur 10 000 hommes de larme rgulire mexicaine, peu efficaces. Sy ajoutrent un
contingent autrichien de 6 000 hommes, arriv avec Maximilien, une lgion de volon-
taires belges (Charlotte, lpouse de larchiduc tait la fille du roi des Belges) et mme
un bataillon gyptien, le Pacha ayant fait ce geste par amiti pour lEmpereur des
Franais.
A Paris, lopposition se saisit de laffaire. Ds 1862, le dput rpublicain Jules Favre
avait voqu la tribune le rle trouble du banquier suisse Jecker dans le dclenche-
ment de lopration : celui-ci, dtenteur de crances mexicaines trs contestables,
avait intress financirement le duc de Morny, prsident du Corps lgislatif et demi-
frre de lEmpereur, leur recouvrement. Thiers, en 1864, pronona son tour deux
discours retentissants. Lopinion franaise ainsi alerte et prvenue, comprenait mal
cette aventure, quelle croyait engage uniquement au profit dun banquier suisse et
dun archiduc autrichien, aventure qui, en sternisant, finissait par coter plus cher
que la dette dont on tait all rclamer le paiement. Car on ne pouvait en expliquer
ouvertement les mobiles gopolitiques, les tats-Unis ne les devinant que trop.
Ceux-ci, hostiles ds le dpart cette ingrence europenne dans les affaires du conti-
nent, contraire la doctrine de Monroe, navaient rien pu faire de concret son encon-
tre, car ils taient en pleine guerre de Scession. Sans elle dailleurs, Napolon III

46
Le Mexique, un sicle et demi avant lIrak

naurait trs probablement pas pris le risque de lintervention. Celle-ci stant termine
au dbut de 1865, le gouvernement amricain, qui stait content jusque l de sim-
ples protestations diplomatiques, devint plus menaant lautomne.
Il tait temps darrter les frais, dautant plus que Maximilien se rvlait un pitre sou-
verain, cartel entre des partis extrmes, incapable de faire face cette situation
complique, que les responsables franais de lexpdition ne sentendaient pas, agis-
sant de manire contradictoire et donc dsordonne, et que linsurrection mexicaine
stendait. Bazaine commena par resserrer son dispositif, laissant larme mexi-
caine le soin de remplacer nos troupes dans les rgions quil abandonnait. Puis, la
situation empirant, la dcision du retrait total fut prise dans le courant de lanne 1866.
Mais il tait dlicat de laisser ainsi larchiduc Maximilien, devenu empereur du Mexique,
seul face une insurrection presque triomphante. Pour le convaincre de venir prendre
possession de sa couronne dans ces circonstances difficiles, il avait fallu lui promettre
en avril 1864, par une convention diplomatique en bonne et due forme, signe au
chteau de Miramar, dassurer sa scurit par le maintien de 20 000 hommes jusquen
1867 et de la Lgion trangre pendant six ans au-del. On engagea donc des ngo-
ciations pour un nouvel accord. Maximilien, qui Napolon III conseillait dabdiquer et
quon promettait de rapatrier, sentta. On passa outre : lintrt national primait sur la
parole donne.
Le 10 janvier 1867, Bazaine reut lordre de rembarquer sans tarder. Il ne le fit pas
de gat de cur ( 54 ans, il avait pous une Mexicaine de 18 ans) mais avec
efficacit : les 30 000 hommes, leurs armes et leurs munitions, qui en imposaient
encore, ne furent pas inquits. Ce ne fut pas la retraite de Russie.
Le 11 mars, tout tait termin, sans dommage. Mais six mille hommes avaient pri
depuis le dbarquement, et 336 millions t dpenss. Lautorit de lEmpereur lin-
trieur, le prestige de la France lextrieur et la rputation dinvincibilit de larme
franaise, hrite de Napolon, taient gravement et durablement atteints. Maximilien,
quant lui, ne put rsister seul bien longtemps : cern, vaincu, prisonnier, il dut abdi-
quer et, condamn mort le 13 juin, il fut excut six jours plus tard.
*
* *
Devoir de rserve oblige, on a laiss le lecteur faire lui-mme le parallle, tout au long
de ce rcit, avec lIrak daujourdhui et, pourquoi pas, avec sa propre exprience
dautres engagements extrieurs. Les convergences sont dailleurs si videntes pour de
bons connaisseurs de lactualit internationale, quil ntait pas ncessaire dy insister
lourdement.
Quant aux enseignements quon peut en tirer, comme officier et comme citoyen, on


sabstiendra pour la mme raison de les noncer explicitement. Chacun probablement
aura les siens.

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Articles dintrt gnral Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Le chef militaire
dans un espace de bataille numris (1)
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Lieutenant-colonel Eric OZANNE,


Chef du Bureau Oprations Instruction
du 2 e Rgiment tranger d'Infanterie

N umrise depuis 2003, la 6 Brigade lgre blinde a t engage en Rpublique


e

de Cte-dIvoire, de juin octobre 2006, avec ses moyens spcifiques. Ctait la pre-
mire fois quune unit numrise tait engage sur un thtre doprations. Deux
GTIA (2) quips du systme SIR (3) y ont donc t dploys; lescadron blind du GTIA
1 tait en outre quip du SIT V1 (4).
La mission conduite par la 6e BLB
sest droule dans un environne-
ment partiellement numris et
permissif, au cours dune mission
de stabilisation caractrise par la
multiplicit des liaisons tablir
sur de grandes longations.
Cette mission riche denseigne-
ments a permis de valider la majo-
rit des conclusions tires en
mtropole pendant trois ans. Par
ailleurs, le systme sest rvl
particulirement adapt une mis-
sion de type RCI (5), le rythme lent
de la manuvre permettant den PC de GTIA numris sur roues.
utiliser pleinement les capacits.
Si la numrisation ne change pas fondamentalement le processus dcisionnel,
elle conduit une acclration de ce processus et facilite la rflexion et la prise
de dcision du chef militaire. En effet sa rflexion et la dcision personnelle qui en

(1) Cet article, sappuyant sur lexprimentation mene en Cte dIvoire, traite de linfluence de la Numrisation
de lEspace de Bataille (NEB) sur lenvironnement du chef militaire et notamment sur le processus dcisionnel
(2) Groupement tactique interarmes.
(3) Systme dinformation rgimentaire qui quipe le PC du rgiment et les PC dunits lmentaires.
(4) Systme dinformation terminal qui quipe tous les engins blinds (AMX, 10RC et VBL) dun escadron.
(5) Rpublique de Cte-dIvoire.

Retour sommaire 49
Le chef militaire dans un espace de bataille numris

dcoule restent au cur du processus. Mais la numrisation contribue largement


dissiper le brouillard de la guerre auquel tout chef est confront et lui permet, dans
laction, de dcider plus rapidement.

Le brouillard de la guerre se dissipe

Certes laction militaire reste soumise aux imprvus et aux alas habituels auxquels la
numrisation napporte quune aide rduite. Surtout elle ne permet toujours pas de
rpondre la question fondamentale que le chef doit se poser pour laborer ensuite
une ide de manuvre lui permettant de remplir sa mission : que fait ou que va faire
lennemi ?
Mme si par une circulation rapide
de linformation, la numrisation
permet damliorer la perception de
la situation ennemie, lanalyse de
cette situation et lanticipation des
modes daction ennemis restent au
cur de la rflexion du chef lors du
processus dcisionnel. De plus le
chef militaire doit toujours prendre
en compte un certain nombre de
donnes dambiance dans lla-
boration de ses modes daction
(libert daction consentie sur le
PC de GTIA numris dploy. thtre, risque dinstrumentalisa-
tion, prsence des mdias, etc.).
Ces donnes dambiance sont videmment fondamentales puisquelles caractrisent les
engagements actuels de larme franaise.
Nanmoins la numrisation contribue largement dissiper le brouillard de la guerre
et facilite ainsi la rflexion du chef militaire en lui donnant de manire synthtique et
prcise la plupart des informations ncessaires sa dcision.

La situation tactique.

Sil faut toujours essayer de se mettre la place de lennemi pour tenter danticiper ou
dimaginer ses modes daction, la numrisation permet enfin de rpondre prcisment
la question : que font les amis ?
Les progrs technologiques, notamment dans le domaine des transmissions, ont pro-
gressivement rduit la pertinence de cette question. Nanmoins dans un pass rcent
(cest toujours le cas pour les units non numrises), il existait toujours un dcalage
entre la situation relle sur le terrain et la situation connue au PC. De plus la situation
au PC comportait la plupart du temps des erreurs, soit du fait des subordonns (posi-
tions communiques fausses), soit du fait du PC (erreurs dans le report des positions
sur la carte).

50
Le chef militaire dans un espace de bataille numris

Le chef dispose maintenant de la SITACREF (6) et connat donc la position exacte (loca-
lisation GPS (7)) et en temps rel de toutes ses units, ainsi que des units voisines
(voire de lensemble du thtre). Cette prcision et cette connaissance jusqualors
inconnues facilitent largement la rflexion et la prise de dcision du chef dont les
modes daction seront toujours adapts la situation de ses units (donc excutables)
et cohrents avec la manuvre densemble.

Les donnes denvironnement


Le systme permet galement au chef militaire de disposer en permanence dune base
de donnes comprenant toutes les informations denvironnement qui savrent souvent
dterminantes sur les thtres doprations actuels pour laborer des modes daction
ou des ordres. Il a ainsi accs, par exemple, de manire trs rapide des donnes
terrain (hypsomtrie, dlais de route, praticabilit des axes, zones de poser dhli-
coptres, etc.) ou des donnes population (nombre dhabitants dun village, orientation
politique de telle zone, etc.). Cest particulirement utile lors dune mission de 4 mois
dans une zone daction trs vaste comme en RCI (170 000 km2 pour le GTIA1) o la
masse de donnes accumules est considrable. Il faut dailleurs souligner que la
constitution dun telle base de donnes, accessible tous au sein du GTIA, limite
considrablement la perte dinformations, notamment lors des relves entre units
numrises ou lors de la conduite dune mission dj accomplie par une unit du GTIA.

Les donnes logistiques


La logistique pse de plus en plus sur la manuvre tactique et il suffit, pour sen
convaincre, de rappeler, que la Grande Arme, pied, a atteint plus rapidement
Moscou quune arme allemande motorise un sicle et demi plus tard. La numrisa-
tion, si elle ne limite pas la contrainte logistique, apporte nanmoins dans ce domaine
une aide non ngligeable au chef en lui fournissant l encore, en temps utile, ltat
prcis et jour du potentiel (humain, matriels, munitions, etc.) de toutes ses units.
Le chef retrouve ainsi une certaine libert daction car la connaissance immdiate
des capacits des units places sous ses ordres lui permet danticiper la manuvre
logistique pour quelle sadapte la manuvre tactique. De plus il peut ainsi confier
avec certitude ses units les missions quelles seront en mesure de remplir.

La capacit de contrle
Si le chef connat la position de ses units, il dispose aussi grce la numrisation
dune vraie capacit de contrle sur ses subordonns. Il ne sagit pas de faire de len-
trisme et de commander les plus bas chelons directement mais de sassurer que les
subordonns ont bien compris lesprit de la mission et adopt un dispositif adapt. Ce
fut le cas, lors du mandat de la brigade, o au cours dune opration de surveillance et
dinterdiction en zone de confiance, le calque de son dispositif envoy par le CDU (8) a

(6) SItuation TACtique de REFrence.


(7) Global position by satellite.
(8) Commandant dunit.

51
Le chef militaire dans un espace de bataille numris

permis au PC du GTIA de sassurer que le capitaine avait bien compris une mission
dont lexcution pouvait avoir des consquences lourdes sur lensemble du thtre.
Cette capacit de contrle est sans conteste une grande plus-value et elle facilite
largement les prises de dcisions du chef.
La numrisation, si elle ne rpond pas encore la question fondamentale de lattitude
de lennemi, contribue nanmoins dissiper le brouillard de la guerre auquel tout
chef militaire, quel que soit son niveau, est confront. Elle facilite ainsi sa rflexion et
sa prise de dcision.

Le chef militaire dcide et commande plus vite


Anticiper
Lorganisation et le fonc-
tionnement dun PC
numris permettent au
chef de prendre du recul
et de prparer plus
sereinement les temps
suivants de la manu-
vre. au niveau du GTIA,
le volume trs rduit des
conversations en phonie
(rserves aux actions
au contact), limite la ten-
dance naturelle du chef
de suivre les rseaux
radios et de se focaliser
sur la conduite des op-
rations. De plus il faut Centre doprations du PC de GTIA numris.
bien souligner que le
chef nest jamais derrire une console, le systme tant uniquement utilis par les offi-
ciers opration, lofficier renseignement et lofficier logistique. Le Chef de corps et le
chef oprations sont donc totalement dgags de la conduite de la phase en cours
sauf si une action majeure au contact de lennemi ncessite leur intervention. Le chef
peut donc beaucoup plus facilement mener sa rflexion tactique et laborer ses direc-
tives pour le temps suivant de la manuvre. Il anticipe donc beaucoup plus et peut
donner son PC, trs en amont, les lments ncessaires la rdaction des ordres
pour la manuvre future, dautant plus quil dispose comme nous lavons vu de toutes
les informations utiles sa prise de dcision.

Rapidit de la rdaction et de la transmission des ordres


La numrisation permet une rdaction et une transmission beaucoup plus rapide des
ordres aux subordonns. Cest un des apports essentiels du systme et cest en fait
dans cette phase que le processus dcisionnel est le plus largement acclr.

52
Le chef militaire dans un espace de bataille numris

Concrtement, au niveau du GTIA, aprs validation par le Chef de corps et une fois les
directives donnes par le chef oprations au CO (9), un FRAGO (10) est rdig en une
heure. De plus le SIR permet videmment de rdiger des ordres prcis et clairs de
manire manuscrite et graphique. Les risques dincomprhension ou de mauvaise
comprhension des ordres par les subordonns disparaissent, ce qui est bien videm-
ment une assurance essentielle pour le PC et pour le chef.
La diffusion des ordres est quant elle quasiment instantane, puisquen un seul clic
le PC peut diffuser un OPO (11) ou un FRAGO toutes les units. Cela revient en fait
saffranchir des longations, ce qui est fondamental sur les thtres actuels o les uni-
ts sont en gnral dployes dans des zones aux dimensions trs suprieures leurs
normes dengagement, que ce soit en Afrique, dans les Balkans ou en Afghanistan.
Lopration Triangle dor
mene par le GTIA1 au mois
daot 2006 en est un bon
exemple :
Le 6 aot, le GTIA reoit en
dbut daprs-midi lordre
dinstaller pour 18 h 00 un
dispositif de surveillance et
dinterdiction en zone de
confiance. Le GTIA 1 diffuse
15 h 00 un FRAGO rarticu-
lant son dispositif permanent
en ZDC (12), 18 h 00 le nou-
SIR dunit lmentaire. veau dispositif est en place.
Ce respect des dlais aurait t impossible sans le SIR. Convoquer le CDU au PC pour
un briefing aurait entran une mise en place vers 22 h 00 et il est inconcevable de
donner des ordres en phonie pour une mission de ce type o la ralisation dun calque
est indispensable, les mesures de coordination et les consignes douverture du feu
prcises et dtailles.

Circulation de linformation
La diffusion des ordres est donc beaucoup plus rapide, mais en fait cest toute linfor-
mation qui circule beaucoup plus vite, une information plus prcise mais galement
totalement partage.
Le chef dispose ainsi en temps utile des informations ncessaires la conduite des
oprations et la prise de dcision. De plus les comptes-rendus envoys par le SIR
sont beaucoup plus prcis puisquils sont envoys soit de manire graphique soit de

(9) Centre oprationnel.


(10) Fragmentary order (ordre de conduite).
(11) Operation order (ordre dopration).
(12) Zone de confiance (zone dmilitarise, contrle par des forces impartiales et sparant les ex-belligrants).

53
Le chef militaire dans un espace de bataille numris

manire manuscrite suppri-


mant toute lapproximation
de la phonie. De mme le
partage de linformation est
essentiel. Quel que soit son
niveau, le chef a une vision
beaucoup plus claire de la
situation gnrale et de la
manuvre de lchelon sup-
rieur car il peut suivre sans
difficult la situation dans les
secteurs des units voisines,
suivi qui savrait impossible
ou en tout cas trs approxi- Le Gnral de division LECERF
matif par le pass. L encore, auprs dun VAB KSL dunit lmentaire.
cette connaissance plus glo-
bale permet au chef, la fois danticiper sur le temps suivant de sa manuvre mais
galement de faire des propositions lchelon suprieur.

La numrisation, par le partage dune information prcise qui circule beaucoup plus
vite, permet donc au chef de dcider plus rapidement et danticiper.

Les enseignements spcifiques (extension des normes dengagement, conduite dune


action majeure dcentralise, etc.) tirs de lengagement de la 6e Brigade lgre blin-
de sur le thtre ivoirien nont pas t voqus ici et sont bien sr apprcier laune
des caractristiques spcifiques ce thtre. Les quelques rflexions de cet article
sont de porte gnrale, et quel que soit le type dengagement, la numrisation
conduit une acclration du processus dcisionnel et facilite la rflexion et la
prise de dcision du chef militaire.

Nanmoins, tant que la numrisation complte de lensemble de la chane naura pas


t acheve, il est prmatur de tirer des enseignements pratiques pour la manuvre.
Si lon peut pressentir une volution probable des modes daction, elles ne pourront
tre confirmes que dans un environnement o tous les acteurs disposeront de la
palette complte des moyens et se les seront totalement appropris.


Pour linstant la numrisation ne conduit qu une volution dans lart de faire la guerre.
terme nous assisterons peut-tre une rvolution.

54
Le chef militaire dans un espace de bataille numris

Toutes les photographies illustrant cet article sont la


proprit du 2 e Rgiment tranger dInfanterie, qui nous
les a aimablement fournies.
La Rdaction len remercie vivement.

55
Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Libres opinions (1)

SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

(1) Le Comit ditorial rappelle que, dans cette rubrique, les articles sont de la seule responsabilit des auteurs.

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Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Dix millions de dollars le milicien :


La crise du modle occidental
de guerre limite de haute technologie
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Lieutenant-colonel Michel GOYA (1)

Ldition originale de cet article est parue dans la revue Politique trangre
(n 1/2007, Printemps). Sa reproduction dans les Cahiers a t aimablement
autorise par lInstitut franais des relations internationales (IFRI).
La Rdaction len remercie vivement.

Ldsa sur
guerre de 2006 au Liban a rvl lincapacit des stratgies et des appareils fon-
la haute technologie comme le caractre sciemment mesur de leur emploi
dans les nouvelles guerres totales . La volont de limiter le risque et le cot des
matriels utiliss inhibent les manuvres des armes rgulires. Pour la France, qui
intervient largement dans les crises extrieures, la leon de ces nouveaux affronte-
ments doit tre tire rapidement.
En juillet-aot 2006, malgr lengagement de lquivalent de larme de terre et larme
de lair franaises, les Israliens ont chou vaincre au Liban quelques milliers
dhommes retranchs dans un rectangle de 45 km sur 25. Cest un rsultat tactique
surprenant et, comme tel, probablement annonciateur dun phnomne nouveau.
Quinze ans plus tt, ctait lcrasement de larme de Saddam Hussein par la coali-
tion mene par les tats-Unis qui tonnait. La premire guerre du Golfe amorait une
re de guerres limites domines par la haute technologie occidentale. Lchec isra-
lien au Sud Liban annonce sans doute dj la fin de cette poque.

Le rvlateur libanais
Le 12 juillet 2006, pour des raisons encore mystrieuses, la milice du Hezbollah monte
une attaque remarquable de professionnalisme contre un poste militaire isralien. Le
gouvernement dEhoud Olmert ragit en engageant son aviation dans une guerre
distance de haute technologie.

(1) Rdacteur au Centre de doctrine demploi des forces(arme de terre), charg du retour dexpriences des
oprations franaises et trangres dans la zone Asie/Moyen-Orient. Il est lauteur de La Chair et lAcier (Paris,
Taillandier, 2004), livre qui sattache au processus dvolution tactique de larme franaise pendant la Premire
Guerre mondiale.

Retour sommaire 59
Dix millions de dollars le milicien

Par crainte dun nouvel enlisement au Sud-Liban, les forces terrestres sont alignes
sur la frontire, mais ne la franchissent pas. Tsahal dcouvre alors que ses adversaires
se sont parfaitement adapts au feu arien en dveloppant une version basse tech-
nologie de la furtivit, combinant rseaux souterrains, fortifications et surtout
mlange avec la population. Au bout dune semaine de raids, la campagne arienne,
rgle comme un remarquable mcanisme dhorlogerie, a permis de neutraliser la
menace des missiles longue porte (il est vrai la plus dangereuse), mais elle sest
avre totalement impuissante craser le Parti de Dieu. Malgr (ou cause de) la
mort de 2 000 civils libanais, et 12 milliards de dollars de dgts, elle a tout autant
chou faire plier le gouvernement de Beyrouth. Non seulement le gouvernement
libanais na pas boug pour dsarmer le Hezbollah, mais il est parvenu convaincre
les instances internationales dengager un processus dimposition de cessez-le-feu. Le
gouvernement isralien ne pouvait plus faire lconomie dune opration terrestre pour
tenter dliminer son adversaire (2).
Aprs linefficience de la campagne arienne, cest alors la perte de savoir-faire et
linadaptation des matriels de larme de terre de Tsahal qui apparaissent au grand
jour. Le Hezbollah est lgrement quip, mais il
Isral a perdu presque matrise parfaitement son arsenal, notamment anti-
char, dans un combat dcentralis, la manire des
dix millions de dollars Finlandais face aux Sovitiques en 1940. Il pratique
par ennemi tu aussi une guerre totale, tant par lacceptation des
sacrifices que par lintgration troite de tous les
aspects de la guerre au cur de la population. En face, larme dIsral sengage dans
une ambiance de zro mort , et choue. Au bilan, Isral a perdu 120 hommes et
6 milliards de dollars, soit presque 10 millions de dollars par ennemi tu, et ce, sans
parvenir vaincre le Parti de Dieu. ce prix, sans doute eut-il t tactiquement plus
efficace de proposer plusieurs centaines de milliers de dollars chacun des 3 000 com-
battants professionnels du Hezbollah en change dun exil ltranger.
Lconomiste Schumpeter caractrisait la crise conomique par la chute des rsultats
obtenus en employant des ressources constantes. Selon ce critre, larme isra-
lienne, si brillante par le pass, connat incontestablement une crise tactique.
Limpuissance des tats-Unis en Irak, malgr dix millions de dollars dpenss par
heure depuis plus de trois ans, et celle de lOrganisation du trait de lAtlantique Nord
(OTAN) qui reprsente 80 % du budget militaire mondial incapable de juguler le
retour des Talibans au sud de lAfghanistan, donnent penser que cest lensemble du
modle occidental de la guerre qui entre en crise.

La nouvelle guerre en dentelles


On peut faire remonter lorigine du problme actuel la course la haute technologie
usage militaire lance dans les annes 1970 par les Amricains. Il sagissait alors de
sappuyer sur les avances industrielles du moment pour dvelopper un arsenal de

(2) Sur la guerre entre Isral et le Hezbollah, voir le document du Centre de doctrine demploi des forces, La
guerre de juillet, disponible sur www.cdef.terre.defense.gouv.fr.

60
Dix millions de dollars le milicien

munitions extrmement prcises permettant de frapper sur toute la profondeur du dis-


positif adverse. On esprait ainsi pouvoir enrayer une offensive du Pacte de Varsovie
en Allemagne occidentale en frappant les postes de commandement, les flux logis-
tiques ou en freinant larrive des renforts sovitiques. Par extension, il devint possible
de dpasser les objectifs tactiques pour imaginer la destruction des centres cono-
miques ou de pouvoir politique dun pays tout entier, ce qui ntait concevable aupara-
vant, avec une efficacit similaire, que par lemploi darmements nuclaires tactiques.
Ports par des budgets reprsentant 3 4 % du produit intrieur brut (PIB), les armes
occidentales ont suivi cette voie, ne serait-ce que pour rester interoprables avec
lalli amricain. Se croyant obligs de sengager aussi dans cette course aux arme-
ments high-tech, les Sovitiques sy sont puiss (3).
En stratgie nuclaire, on parle de capacit de premire frappe lorsque lon peut rava-
ger un pays adverse sans craindre une riposte atomique. Avec la disparition du Pacte de
Varsovie, en 1991, les Amricains se trouvent dans cette situation de premire
frappe , mais dans le domaine conventionnel. Ils peuvent se permettre dcraser
nimporte quelle arme du monde sans crainte de ractions vraiment dangereuses, et ce,
sans subir de pertes lourdes. Lre de la dissuasion par le feu classique se surimpose
ainsi la dissuasion nuclaire. La premire guerre du Golfe est le rvlateur de ce nou-
veau paradigme. Larme irakienne, parfois prsente comme la quatrime du monde,
est balaye aprs un mois de frappes ariennes, puis aprs seulement 100 heures de
guerre terrestre.
Les pertes de la coalition sont, au moins, cent fois infrieures celles des Irakiens. La
thse soutenue ds les annes 1970 que les nouvelles technologies de linformation
pouvaient engendrer une rvolution dans les affaires militaires (Revolution in
Military Affairs, RMA) semble trouver l une clatante dmonstration.
Dbute alors une nouvelle organisation des rapports internationaux qui se veut proche
des diffrents concerts des nations qui se sont succds en Europe aprs les trai-
ts de Westphalie (1648) ou le congrs de Vienne (1815). Forts de cette premire
frappe , les Amricains et leurs allis sont dans une situation doligopole militaire qui
leur permet toutes les audaces politiques pour imposer ce nouvel ordre mondial . Si
loutil militaire est hrit de la guerre froide, les objectifs qui lui sont donns restent
cependant limits : restaurer ou imposer la paix dans un tat dfaillant , contenir les
ambitions dun voyou , tirer la violence vers le bas en sinterposant entre deux
belligrants, etc.
Les territoires nationaux des puissances occidentales ntant plus menacs dinvasion,
les actions militaires seffectuent dsormais au loin, par le biais de projections de
forces. Ces expditions combinent laction de larsenal de frappe distance avec le
stocisme de forces terrestres quon ne manuvre pas mais que lon place dans la
zone daction pour occuper le terrain aprs les feux (Kosovo) ou, grande nouveaut,

(3) Lcole de pense sovitique de la rvolution technico-militaire, mene par le Marchal Ogarkov dans les
annes 1970, a t la premire conceptualiser les effets des nouvelles technologies sur lart de la guerre,
mais lconomie de lUnion sovitique, au bord de lpuisement, a t incapable de les concrtiser.

61
Dix millions de dollars le milicien

avant mme les feux, dans un tat intermdiaire entre la paix et la guerre (Bosnie). On
ne parle dailleurs plus de guerres, mais doprations, et la notion de combat devient
presque obsolte.
Cette forme demploi des forces terrestres exige de disposer de soldats dun type parti-
culier pour pouvoir servir des matriels de haute technologie, et surtout tre immergs
dans des milieux physiques et humains trs diffrents, trs court pravis, trs rapide-
ment et de manire rptitive. On ne leur demande pas ou peu de tuer, et encore moins
de mourir, mais dtre patients, stoques, disciplins et, parfois, de dsigner des cibles aux
feux ariens. Toutes ces caractristiques imposent le choix de troupes professionnelles.
Objectifs limits, armes professionnelles, vitement des combats, souci dviter les
pertes : lpoque rappelle celle des Lumires, juste avant que la Rvolution franaise ne
rintroduise la notion de guerre totale et ne balaie les soldats des guerres en dentelles .

Le retour de la guerre totale


Les attentats du 11 septembre 2001 et la Guerre globale contre le terrorisme
(devenue depuis Longue guerre ) quils ont dclenche ont mis fin lillusion de ce
nouvel ge des Lumires. Les tats-Unis ont rintroduit des objectifs beaucoup plus
ambitieux que le retour la paix ou laide une population martyre. Il sagit dsormais
dinstaurer la dmocratie dans des pays qui en sont fort loigns.
Pour atteindre ces objectifs, les tats-Unis ont
conserv loutil de la guerre froide, et lesprit de la
La diffrence
guerre limite. En Afghanistan, en 2001, la chute entre les Occidentaux
des Talibans est obtenue sans intervention de lUS et leurs adversaires
Army, par la seule action combine du feu arien
est surtout morale
et des forces spciales. Plus dlicate, linvasion
de lIrak, en mars-avril 2003, nen a pas moins dmontr une nouvelle fois les capa-
cits des armes modernes dmultiplies par larrive des nouvelles technologies de
linformation. Agissant cette fois simultanment une campagne arienne intensive, il
a suffi de 19 jours quatre divisions amricaines et une britannique pour semparer de
Bagdad en partant du Kowet. Ce rsultat spectaculaire a t obtenu au prix de la mort
de 148 soldats amricains et de 23 britanniques.
Mais en introduisant des objectifs globaux, les Amricains ont aussi cr des adver-
saires nouveaux. En avril 2003, Bagdad a t prise en deux jours, car ceux qui taient
prts mourir pour Saddam Hussein taient rares. Un an plus tard, il faut des mois et
un dploiement de forces considrable pour vaincre les quelques milliers de rebelles
mal quips retranchs dans Fallouja. Visiblement, les adversaires des Amricains ont
chang, non pas par leur quipement, mais par leur vision de la guerre.
Pour les rebelles irakiens, afghans, palestiniens ou chiites libanais, la guerre est
totale ; ils emploient donc des moyens totaux , comme le combat-suicide. On qua-
lifie ces adversaires dasymtriques parce quils pratiquent des mthodes radicalement
diffrentes de celles des armes occidentales, mais la diffrence principale ne rside
pas dans les mthodes: elle est surtout morale.

62
Dix millions de dollars le milicien

Plus grave : non seulement ces adversaires sont prts mourir, mais ils combattent de
mieux en mieux. On a voqu le cas des Hezbollati ou des rebelles afghans en 2006,
mais on pourrait dcrire larme du Mahdi de layatollah Moqtada al-Sadr. En intgrant
parfaitement tous les aspects politiques, mdiatiques, sociaux et militaires de son
action, cette dernire existe toujours, malgr les coups quelle a subis en 2004. Elle
sest mme permis le luxe, avec ses combattants, souvent des adolescents mal qui-
ps, dhumilier le contingent espagnol, de repousser par deux fois un bataillon dlite
italien, puis de mettre en chec la politique britannique Bassorah. Moqtada al-Sadr,
un des pires ennemis des Amricains, peut circuler en toute libert en Irak (4).
Larme du Mahdi a perdu des milliers dhommes au combat mais elle peut compter
dans les quartiers chiites les plus misrables de lIrak, et comme la gurilla sunnite, sur
un bassin de recrutement dun million dhommes en ge de porter les armes. Ce
sont, pour reprendre les termes du comte de Guibert dans son Essai gnral de tac-
tique (5), des nations en armes face des armes de princes . Les premires
seules, selon Guibert, pouvant dpasser le cadre des guerres limites.
Le combat de ces mouvements est facilit par la difficult de ces armes de
princes sadapter. Ces dernires dcouvrent quelles ne sont plus aussi irrsistibles
quelles le pensaient. Elles dcouvrent aussi quelles se sont fractures.

La fracture tactique
Une heure de vol dun chasseur-bombardier moderne cote plusieurs dizaines de mil-
liers de dollars (50 000 pour un Rafale (6)), et les projectiles quil emporte en reprsen-
tent plusieurs dizaines de milliers (7). Dans la guerre de lt 2006, les Israliens ont ra-
lis plus de 10 000 missions de chasseurs-bombardiers, 9 000 missions dautres types
(drones, transport, etc.) et largu environ 10 000 bombes et 7 000 missiles. La cam-
pagne arienne a donc cot au total entre un et deux milliards de dollars. La facture
aurait pu tre encore plus lourde si le Hezbollah avait dispos dun arsenal antiarien
efficace (8). Dans une situation semblable celle doctobre 1973 (114 avions dtruits et

(4) Sur la gurilla en Irak, voir Les armes du chaos et le numro spcial de Doctrine, La guerre aprs la
guerre du Centre de doctrine demploi des Forces, disponible sur www.cdef.terre.defense.gouv.fr.
(5) Publi de manire anonyme en 1770 en Hollande, cet ouvrage est rdit sous le nom de lauteur en 1772 :
J. de Guibert, Essai gnral de tactique prcd dun Discours sur ltat actuel de la politique et de la science
militaire en Europe avec le plan dun ouvrage intitul : La France politique et militaire, Londres, Les Libraires
associs, 1772
(6) Les chiffres du cot des matriels franais sont issus du compte-rendu n 27 de la Commission de
la dfense nationale et des forces armes et du rapport lassemble nationale n 385, disponibles sur
www.assemblee-nationale.fr.
(7) Chacune des 2 000 sorties ariennes franaises au-dessus de la Serbie et du Kosovo en 1999 a cot
en moyenne 51 000 dollars mais avec seulement 420 missions ayant ralis un tir effectif. Les 718 projectiles
lancs (dont une majorit de bombes lisses non guides, moins onreuses) ont cot 60 millions de dollars.
Rapport dinformation n 1775 dpos par la commission des finances, de lconomie gnrale et du plan sur
le cot de la participation de la France aux oprations menes en vue du rglement de la crise au Kosovo.
Voir www.assemblee-nationale.fr.
(8) Les pertes ariennes de la guerre Isral-Hezbollah se limitent un avion F-16 I, trois hlicoptres dattaque
Apache et un hlicoptre de transport.

63
Dix millions de dollars le milicien

236 endommags en 19 jours de combat (9)) et au tarif actuel de 100 150 millions de
dollars par chasseur-bombardier, les seules pertes ariennes auraient fait perdre
Isral 1 % de PIB par jour de guerre.
Les armements terrestres ne sont pas en reste, une autre chelle toutefois,
puisquun hlicoptre dattaque de dernire gnration cote 25 millions de dollars, et
quun char de bataille comme le Leclerc atteint 20 millions de dollars. Comme chaque
nouvelle gnration de matriels est de deux huit fois plus chre que la prc-
dente (10), et comme les budgets militaires sont en baisse relative depuis plus de quinze
ans, certaines tensions sont invitables.
Toutes choses tant gales par ailleurs, la premire consquence de cette augmenta-
tion des cots est la rduction des parcs disponibles. Le nombre de chars dans lar-
me de terre franaise passe ainsi de 2 150 en 1976 400 actuellement. En 1977, en
poussant cette logique jusquau bout, Norman R. Augustine, prsident de Lockheed-
Martin, estimait quautour de 2050 lensemble du budget du Pentagone ne pourrait
acheter quun seul avion. Celui-ci serait confi trois jours par semaine lAir Force,
trois jours la Navy et le septime au Marine Corps.
Mais les choses ne sont pas gales par ailleurs. Lenvole des cots a drain les res-
sources sur certains matriels au dtriment de moyens jugs secondaires. En cet t
2006, les Israliens ont regrett amrement de ne pas avoir renouvel leurs vhicules
de combat dinfanterie datant des annes 1970, et devenus trs vulnrables aux armes
antichars modernes du Hezbollah. Les rservistes, de leur ct, ont constat quils
taient moins bien quips individuellement que les miliciens quils affrontaient.

Lappauvrissement nest pas seulement matriel, il est aussi humain.


Les effectifs des armes occidentales nont pas cess de dcrotre depuis le dbut des
annes 1990, et pas seulement sous leffet dune professionnalisation qui rend dun
seul coup le soldat rare et cher. Les effectifs de lUS Army (professionnalise depuis
1973) ont diminu dun tiers de 1991 2001. On se retrouve ainsi, en proportion de la
population, avec moins de combattants amricains en Irak que de policiers dans les
rues de New York, et un contingent de la coalition en Afghanistan quatre fois infrieur
en nombre celui des Sovitiques dans les annes 1980.
Mais une arme nest pas une simple juxtaposition dhommes et de matriels, cest aussi
un portefeuille de comptences . Or un savoir-faire qui ne sentretient pas par un
entranement soutenu et raliste, ou par laction, stiole. En rduisant lentranement au

(9) P. Razoux, La Guerre isralo-arabe doctobre 1973, Paris, Economica, 1999.


(10) Le cot dun chasseur Rafale est approximativement le double de celui du Mirage 2000D (mis en service
en 1993), le quadruple des premires versions Mirage 2000 (1984) et au moins six fois celui du Mirage F1
(1974, toujours prsent dans lordre de bataille). Le cot dun char Leclerc est peu prs le triple de celui dun
AMX-30. Le vhicule blind de combat dinfanterie (VBCI), qui entrera en service en 2008, cote au moins
six fois plus que lAMX-10P quil remplace. La proportion est peu prs la mme entre lhlicoptre Tigre, en
version antichar, et son prdcesseur ou entre le futur hlicoptre de transport NH90 et le Puma. Ces chiffres
sont issus de plusieurs sources, dont le site www.obsarm.org ; les rapports lassemble nationale n 385 et
1775 disponibles sur www.assemblee-nationale.fr.

64
Dix millions de dollars le milicien

combat de haute intensit par manque de ressources financires, ou de temps (cons-


quence aussi de faibles effectifs trs sollicits), on introduit un premier appauvrissement
de comptences. En rservant les combats une lite de forces spciales ou de moyens
de feux distance, considrs tous deux comme plus srs, on accentue cet appauvris-
sement, en interdisant lexprience de compenser le manque dentranement.
Aprs la guerre de juillet, un gnral isralien constatait amrement que le prix dun
seul des 250 avions F-16 de larme de lair isralienne quivalait au budget annuel
dentranement des 300 000 rservistes du pays, lesquels, par conomie, avaient vu
leur priode annuelle de mobilisation et dentranement passer de 30 14 jours. Il
remarquait aussi que larme de terre dactive ne
Larme de terre isralienne savait plus faire que du gardiennage, du contrle
de foule et de la tenue de check points. Les
ne sait plus faire actions offensives dans les territoires occups
que du contrle de foule taient presque uniquement le fait de chasseurs,
et tenir des check points dhlicoptres et de commandos. Au fil des ans,
sous leffet de ces diffrents phnomnes, lar-
me isralienne sest ainsi fractionne en trois: une arme de guerre distance cen-
tre autour de larme de lair et des forces spciales, une arme de terre dactive
ayant perdu une partie de ses comptences et dont le matriel na pas t complte-
ment renouvel, et une arme de rserve compltement dlaisse.
La conjonction de ce fractionnement, de lenvole des cots des matriels modernes
sans augmentation proportionnelle defficacit, de ladaptation des adversaires et de
lasymtrie morale des guerres actuelles, aboutit la chute des rendements, syno-
nyme de crise, quidentifiait Schumpeter.
Le cas de la Joint IED Defeat Organization (JIEDDO) est emblmatique de cette chute
defficience. La JIEDDO est lorganisation amricaine en charge de la lutte en Irak contre
les engins explosifs improviss (Improvised Explosive Devices, IED). En 2004, son
budget tait de 100 millions de dollars. En 2005, il passait 1,2 milliard de dollars, puis
3,4 milliards en 2006. La lutte contre les IED est ainsi devenue lun des plus importants
programmes publics de toute lhistoire des tats-Unis, avec le projet Manhattan de fabri-
cation de larme atomique, ou le projet Apollo de conqute de la Lune. Tout cela pour
contrer la menace dengins artisanaux faits dun obus, dune roquette ou dune bombe
davion, dune charge explosive et dun moyen de mise feu, soit quelques milliers de
dollars tout compris. Malgr lnormit des sommes dpenses, le nombre dattaques
par IED est pass de 10 par jour au dbut de 2004 40 en 2006. Les stocks dobus pr-
sents en Irak peuvent permettre de continuer les attaques IED pendant presque 250 ans,
alors que de 800 soldats amricains ont dj t tus par ce moyen.

Quelques leons pour la France


La France chappe-t-elle, par une nouvelle exception, ce phnomne ?
Sur une tendance longue, et sans remonter lpope napolonienne, on ne peut que
constater le dclin de notre poids militaire relatif , la mesure de lvolution de notre
poids dmographique et conomique.

65
Dix millions de dollars le milicien

Certains Franais se souviennent encore avoir entendu que leur arme tait la meil-
leure du monde. Dautres, plus nombreux, se rappellent quil y a juste 50 ans, nous
tions capables dengager deux divisions dans une vaste opration amphibie et aro-
porte sur les ctes gyptiennes, tout en menant une guerre en Algrie et en assurant
une forte prsence au sein de lOTAN. Nous serions tout au plus capables actuelle-
ment de larguer un bataillon par air et den dbarquer un autre sur la cte.

Incontestablement, la chute des rendements nous frappe galement et peut-tre


mme plus que dautres. Dans un budget de la dfense qui est pass de 3 % du PIB
en 1980 1,9 % actuellement, le maintien de grands programmes fournis par lindus-
trie nationale (26 milliards deuros pour le programme Rafale, 7,7 milliards pour le
porte-avions Charles de Gaulle, 7 milliards pour le projet franco-allemand dhlicoptre
Tigre, 5,7 milliards pour le char Leclerc) a mcaniquement appauvri lenvironnement
de ces chantiers phares. Les engins de transport comme lavion Transall ou lhlicop-
tre Puma sont trs essouffls aprs bientt 40 ans de service. Les parcs de vhicules
de combat et de transport des rgiments de larme de terre ne sont pleins qu moi-
ti. Le reste est en maintenance.

Lappauvrissement est, l aussi, humain ; quantitativement, puisque la presque totalit


des compagnies et escadrons de France sont en sous-effectifs, mais aussi sans doute
qualitativement. Nos soldats sacquittent remarquablement bien de leurs missions
actuelles, mais que se passerait-il si nos forces taient engages dans des combats
de haute intensit grande chelle ? Hormis pendant la premire guerre du Golfe,
nous navons pas t srieusement confronts au problme. Et encore, dans ce cas,
sauf pour nos avions Jaguar qui ont beaucoup souffert lors de leur premier emploi, lop-
position a t bien faible. Nous avons donc du mal nous valuer.

Quelques indices peuvent nous aider y voir plus clair. En novembre 2004, pour cra-
ser 3 000 rebelles retranchs Falloudja, une ville de la taille de Montpellier, les
Amricains ont runi lquivalent dun tiers du corps de bataille aroterrestre de lar-
me de terre franaise. Il nest pas inutile de rappeler quils avaient aussi lexprience
dun premier sige de la ville en avril, et des annes dentranement intensif au com-
bat urbain et la coopration interarmes et interarmes. Plus largement, le Corps des
Marines amricains, lquivalent de notre arme de terre et de notre arme de lair,
dploie environ 30 000 hommes dans la province dAl-Anbar, louest de lIrak, depuis
2004, sans parvenir la pacifier. Plus de 700 Marines y sont dj tombs. Nous avons
vu que, pour affronter le Hezbollah (environ 10 000 hommes), larme isralienne avait
dploy huit brigades et 400 chars, cest--dire peu prs notre ordre de bataille ter-
restre, et lquivalent de notre arme de lair, proximit de ses bases, sans parvenir
vaincre. Face un ennemi trs motiv, bien adapt au feu moderne et sur son ter-
rain, nous ne pouvons dsormais esprer vaincre quune milice de quelques milliers
dhommes.

Selon Schumpeter, la solution la crise passe ncessairement par une manire diff-
rente dutiliser les ressources. Cette r-allocation des ressources, en hommes, comp-
tences et quipements, est cependant dlicate, et ne peut se passer de dbats et de
choix politiques. Aux tats-Unis, le dbat est vif entre les Irakiens et les Chinois .

66
Dix millions de dollars le milicien

Les premiers, ceux qui se battent en Irak, veulent gagner la guerre actuelle et
demandent des hommes et des matriels adapts leur combat quotidien. Les seconds
ddaignent la contre-gurilla, pensent la guerre future et ont trouv dans le nouveau
pril jaune un nouveau pourvoyeur de budgets.
On ne pourra faire lconomie de tels dbats en France. Le cot dun avion Rafale
quivaut celui dun rgiment dinfanterie (matriels et soldes du personnel compris
sur la dure de vie dun avion). Entre les 300 Rafale (ou les deux autres modles de
chasseur dont nous disposons) et les 20 rgiments dinfanterie existants, il est vident
qu court terme ce seront ces derniers qui seront les plus employs. Ils fournissent
dj le gros des neuf groupements tactiques que nous engageons en oprations
actuellement (Liban, Afghanistan, Cte-dIvoire, Kosovo, plan Vigipirate), et des huit
autres que nous maintenons hors de mtropole proximit des zones de crise. Ils four-
nissent galement la trs grande majorit des pertes que nous avons eues en opra-
tions depuis 20 ans (11), alors quaucun homme na t perdu en combat arien, combat
naval ou char contre char.
Une vieille loi conomique considre que, lorsque le cot dun des deux facteurs
de production, le capital ou le travail, augmente, il devient prfrable dinvestir dans
lautre. Le capital , cest--dire la haute technologie, devenant trs cher, il devient
logique dinvestir dans le travail , cest--dire dans les hommes. Il sagit au demeu-
rant dun simple problme defficacit. La guerre
se droule dsormais presque exclusivement La haute technologie
au milieu des populations ; dans ce contexte, le
meilleur systme darmes, capable tour tour de
devenant trs chre,
tirer avec prcision sans provoquer de dommage il est logique dinvestir
collatral , de dialoguer, de fournir une assistance dans les hommes
humanitaire, de chercher du renseignement, etc.,
reste encore le combattant terrestre. LUS Army ne sy est pas trompe, qui considre
dsormais que son principal gisement defficacit rside plus dans les sergents,chefs
de groupes dinfanterie, que dans le combat info-centr (network centric warfare, NCW).
Depuis 2003, linfanterie amricaine accrot ses effectifs de 10 % tous les ans.
Il ne sagit pas cependant, par un effet de balancier, den revenir larme de la guerre
dAlgrie, mais plutt de concevoir un modle quilibr. Mme en investissant dans la
main duvre, les soldats professionnels sont des ouvriers qualifis , qui demeure-
ront rares et chers.
Pour tre efficaces, ils doivent tre dots de matriels performants. Pour cela, il nest
pas forcment besoin de bijoux technologiques, mais dengins ariens ou terrestres
plus nombreux et plus adapts. Lavion actuellement de loin le plus efficace en Irak et
en Afghanistan est lAC-130 Gunship, un appareil de transport reconverti en forteresse
volante hrisse de canons tirant en sabord et dote dune lectronique de pointe.
Pour un cinquime du cot du programme du chasseur F-22, les Amricains sont en
train de se doter de sept brigades de 3 000 hommes montes sur vhicules Stryker.

(11) Soit environ 200 tus et 1 000 blesss par des actes hostiles.

67
Dix millions de dollars le milicien

Ces units combinent des matriels prouvs (le Stryker est driv dun engin exis-
tant), beaucoup plus dhommes que les brigades prcdentes (la tourelle du Stryker
est volontairement rduite pour pouvoir embarquer plus de fantassins) et de la haute
technologie, grce aux instruments de numrisation qui quipent tous les vhicules (12).
Pour certains pourtant, privilgier le travail sur le capital prsente le risque
de perdre certaines comptences industrielles stratgiques, qui pourraient faire cruel-
lement dfaut dans un avenir plus lointain.
Pour rsumer, moins dun accroissement du budget, il sagit de choisir entre une vul-
nrabilit certaine court terme contre une autre, possible, long terme. Ne pas faire
de choix, cest se condamner limpuissance sur tous les tableaux.

(12) Les instruments de numrisation combinent la golocalisation et la transmission de donnes.

68
Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Military victory does not mean


political success.
A historical perspective through the 1991 Gulf War
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Chef descadrons Valentin SEILER


du Joint Services Command and Staff College (JSCSC)

A ny judgements about political success or failure in war at the strategic level must be
based on a clear understanding of the initial political objectives of both sides. In this way,
the relevance of war as a tool of policy can be assessed in accordance with the aims
and the outcomes of war. Carl von Clausewitz precisely argues that the political object
is the goal, war is the means of reaching it, and means can never be considered in
isolation from their purpose (1).
The outcome of the 1991 Gulf War is a symptomatic example, which illustrates
the paradox of the necessity and the utility of force. Despite international pressure and
the vote of numerous UN resolutions, the international community did not succeed in
curbing Saddam Husseins will, after the invasion of Kuwait on the 2 August 1990. As
a result, the United States built up a large international coalition in order to compel the
Iraqi pullout and to restore Kuwaits sovereignty. Although Iraqi forces were defeated in
a humiliating manner, did war prove to be a successful means of achieving all political
objectives? There is no immediate and unconditional response to such a question
because Iraq faced a heterogeneous coalition. There was only a minimal consensus
on the political objectives within the coalition. Thus, this essay will focus on the US poli-
tical objectives because the 1991 Gulf War was waged by a US-led coalition and the
United States provided about 90 per cent of the armed forces for the military campaign.
This essay will demonstrate that war only proved to be successful in achieving explicit
political objectives by restoring the regional status quo from a US-led coalition perspec-
tive. However, from the Iraqi point of view, war proved to be successful in that it rein-
forced Saddam Husseins internal hegemony and regional pre-eminence. Moreover,
the coalition victory did not usher in stability in the Persian Gulf.
In order to address these issues, it is first necessary to clarify and evaluate the politi-
cal objectives of both sides. In fact, some of them are ambiguous. Second, it will be
shown that the US-led coalition waged a limited war for limited objectives. As a result,
the Gulf War was a decisive operational victory. Third, it will be argued that the outcome
of the military campaign was above all a strategic incompletion.
*
* *
(1) Clausewitz, Carl von, On war (London: Everymans Library, 1993), Book 1, p.99.

Retour sommaire
69
Military victory does not mean political success

Saddam Husseins political objectives are not easy to evaluate because they were
confusing. But broadly speaking, his motives were greed and need (2). These two ele-
ments provide an understandable background of his political objectives. The first one
was related to a megalomaniac ambition, whereas the second one was a rational cal-
culation for internal necessity and political survival.
The 1980-88 Iran-Iraq war was longer than expected. The acquisition of many modern
weapons purchased to wage war was source of strength for Iraq. But it was costly and
it impoverished the country. When war ended in 1988 with no real victory, Iraq had
numerous debts. Saddam Hussein promised his own population to slash the foreign
debt and to launch a reconstruction programme. But the decline in Iraqs revenues from
oil exports resulting from elevated production by Kuwait, Saudi Arabia and the United
Arab Emirates made the economic situation worse. Saddam Hussein faced a huge
economic and financial crisis in 1990 and his regime was threatened.
Kuwait was one of the most important creditors for military purchases and at this time
Iraq was unable to pay the debt of about $10 billion. Saddam Hussein mentioned
numerous charges against Kuwait. It was accused of exceeding OPEC (Organization
of the Petroleum Exporting Countries) production quota and for stealing Iraqi oil. The
revenue problem became enduring. Iraq also pointed out the Kuwait unwillingness to
forgive the loan by cancelling the debt. Saddam Hussein tried to persuade Kuwait that
Iraq fought on behalf of other Arab states against a threat from revolutionary Iran.
There was consequently a moral debt on the part of other Arab nations.
Despite Saddam Husseins declarations, the Iraqi interest was not really related to his-
torical rights on Kuwait as a province of Iraq. The objective was to seize Kuwaits
wealth because of the numerous debts resulting from the Iran-Iraq War. This objective
included the seizure of oil facilities plus a large harbour and some 120 miles of Gulf
coastline. Consequently, the invasion of Kuwait was a rational calculation. The achie-
vement of Saddam Husseins political objective was above all a means to ensure his
political survival.
If need was the cornerstone of Saddam Husseins short term policy, greed was a
permanent underlying element of comprehension in his attitude. The long term political
objective was actually to secure regional hegemony by dominating the Persian Gulf.
The unity of the Arab world was his dream (3). After the failure of the policy toward Iran,
he took the opportunity to enlarge Iraqs sphere of influence through the annexation of
Kuwait. It was a new test in his megalomaniac pursuit of power. At the same time, he
intimidated all his Arab creditors (4). However, there was a certain degree of rationality
in Saddam Husseins mind. He decided to invade Kuwait only because he thought that
the risk of an American military response was unlikely. As it will be considered later, the
miscalculation was patent given the new geo-political context. Nevertheless, Iraq
became a potential threat for numerous neighbours.

(2) Calvocoressi, Peter, World politics since 1945 (London: Longman, 7th edn, 1996), p.444.
(3) Mylroie, Laurie, Why Saddam invaded Kuwait, in Orbis, Winter 1993, p.123.
(4) Friedman, Norman, Desert victory: The war for Kuwait (Annapolis: The Naval Institute Press, 1991), p.43.

70
Military victory does not mean political success

Besides, by linking the aggression to the Palestinian problem, Saddam Hussein hoped
to portray himself as the leader of the pan-Arab cause. In fact, on the 12 August 1990
he offered to withdraw if Israel withdrew from occupied Arab lands. This attitude
confirms his pan-Arab ambition as a political objective or that at the very least he was
calculating in his attempt to widen the crisis.
In response to the violation of Kuwaiti sovereignty, the international community voted
numerous UN Security Council resolutions (UNSCR). The first one, condemning the
invasion, demands that Iraq withdraw immediately and unconditionally all its forces
to the positions in which they were located on 1 August 1990 (5). The last one, offering
a final opportunity to Saddam Hussein to pull out, acts under chapter VII of the
UN Charter on behalf of collective security and authorises the use of military force as
of 15 January 1991 (6).
But, whatever the consensus of the international coalition on the principle of use
of force to evict Iraqi forces from Kuwait, it is necessary to explore furthermore the
US political objectives. According to the National Security Directive 54 published on the
15 January 1991, the use of military force was supposed to achieve four political
objectives: This authorization is for the following purposes: to effect the immediate,
complete and unconditional withdrawal of all Iraqi forces from Kuwait (1); to restore
Kuwaits legitimate government (2); to protect the lives of American citizens abroad (3);
and to promote the security and the stability of the Persian Gulf (4) (7). If objectives (1)
to (3) are explicit and understandable, objective (4) is more ambiguous. In addition, if
the achievement of the three first objectives is easy to measure, it is more difficult for
the last one. It depends on what security and stability means from an American pers-
pective. This could potentially have meant the removal of Saddam Husseins regime.
The US feared a further Iraqi aggression, probably toward Saudi Arabia to seize the
Hama oil fields. In this case, Iraq would exercise a critical influence on the world oil
market. Such an option would have some dramatic consequences on Americas vital
interests. The economic dimension was actually paramount because of the American
dependence on oil resources. Oil is one of the most real determinants of the US policy
in the Persian Gulf in a long term perspective (8). The US needs to ensure adequate sup-
plies of oil at reasonable prices. A major oil crisis like the one in 1973 could have a huge
impact on the American economy and consequently on the US ability to maintain world-
wide supremacy. In this way, the US permanent objective is to maintain a favourable
balance of power, preventing the emergence of a regional power capable of threate-
ning US vital interests (9).

(5) UNSCR 660 (2 August 1990) [On Line]. Available from: http://www.un.org/Docs/scres/1990/scres90.htm
[Accessed October 20 2006].
(6) UNSCR 678 (29 November 1990) [On Line]. Available from: http://www.un.org/Docs/scres/1990/scres90.htm
[Accessed October 20 2006].
(7) NSD 54 (15 January 1991), Responding to Iraqi aggression in the Gulf [On Line]. Available from:
http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB39/ [Accessed October 20 2006].
(8) Chauprade, Aymeric, Gopolitique: Constantes et changements dans lhistoire (Paris: Ellipses, 2nd edn,
2003), p.654.
(9) ONeill, Bard E, and Kass, Ilana, The Persian Gulf War: a political-military assessment, in Comparative
strategy, Vol 11, No 2, April-June 1992, p.216.

71
Military victory does not mean political success

As a result, the debate on the overthrow of Saddam Hussein was a central secret ques-
tion in the Bush Administration. Of course, the removal of the dictator from power was
never stated as an explicit political objective. The international community would not have
accepted such a proposition. But it was an implied objective because President Bush
thought that Saddam Hussein was the principal cause of instability in the Persian Gulf.
According to Bard ONeill, it became clear just after the annexation of Kuwait: Another
objective, reportedly articulated on August 3 by Brent Scowcroft, the presidents national
security advisor, was to topple Saddam Hussein through covert action (10). But, rather
than a clear political objective, the overthrow of Saddam Hussein was probably a hoped
outcome of the war.
Political objectives of both sides having been now identified and analysed, it is possi-
ble to consider how far they have been achieved.
The military campaign was one-sided and the victory complete. Iraqi armed forces suf-
fered a humiliating defeat through an intense air campaign and a 100-hour ground war.
The result of the military decisive and overwhelming victory was the restoration of the
Sabah family in Kuwait. The US achieved de facto the two first objectives. Besides,
American citizens in the area were not really threatened; it can be considered that the
third objective was also completed.
Saddam Husseins miscalculations by confronting the US-led coalition are now clear.
Having got all his calculations wrong, he lost the 1991 Gulf War. The major miscalcu-
lation was to underestimate American will and military capabilities. Iraqi forces invaded
Kuwait in a period of strategic reassessment following the collapse of the Soviet
empire. In fact, Saddam Hussein decided to confront the US just after the Cold War
when the Eastern threat ended (11). He also miscalculated the cohesion (12) of the coali-
tion despite its political fragility due to its heterogeneity. Some countries like Algeria,
Tunisia and Libya supported his appeal to jihad on behalf of the struggle of Islam
against the Western imperialism in the Middle East. However, Saddam Hussein did not
succeed in turning the Arab world against the war on behalf of the struggle against the
infidel, neither the Western public opinion, which feared heavy casualties. Thereby, he
miscalculated his ability to achieve his own objectives through military confrontation.
But above all, Saddam Hussein accepted the ineluctable war as a question of perso-
nal pride within the Arab world (13).
The US focused politically on the withdrawal of Iraqi forces and the restoration of
Kuwaits sovereignty. There was a common and understandable agreement for those
objectives within the coalition. However, it was fragile. Arab states suspected the US
imperialism in the Persian Gulf and its selfish interests for oil. In addition, countries such

(10) Ibid., p.219.


(11) Trainor, Bernard E, War by miscalculation in Nye, Joseph S, and Smith, Roger K (ed.), After the storm:
Lessons from the Gulf War (New York: Maddison Books, 1992), p.215.
(12) Cigar, Norman, Iraqs strategic mindset and the Gulf War: Blueprint for defeat in The journal of strategic
studies, Vol 15, No 1, March 1992, p.9.
(13) Khadduri, Majid, and Ghareeb, Edmund, War in the Gulf, 1990-91: The Iraq-Kuwait conflict and its
implications (Oxford: Oxford University Press, 1997), p.241.

72
Military victory does not mean political success

as France which provided one division, would not have accepted to go beyond the UN
mandate. The march toward Baghdad was in particular unacceptable for most partners.
Thus, the US waged a limited war with limited objectives. Colin Powell, the American
Joint Chiefs of Staff, insisted on the achievement of minimalist objectives, in this case
the pullout of all Iraqi forces and the restoration of the legitimate government in Kuwait.
If the 1991 Gulf War was clearly won by the coalition, the military campaign plan did
not work as far as expected. From an American perspective, the real objective at the
operational level was to destroy Iraqi armed forces in a manner that would in the best
case make Saddam Husseins fall from power likely. This minimum outcome of the war
was to weaken his regime and consequently his influence in the Persian Gulf.
Concretely, the objective on the ground was to destroy the three Republican Guard
divisions held in reserve before their withdrawal toward the Euphrates River. These
elite Iraqi units were considered strongly loyal to the dictator. The US Central
Command (USCENTCOM) plan was based on manoeuvre and envelopment. A flan-
king action was scheduled to separate the in-theatre Iraqi forces from their home base
and prevent reinforcement or escape over the Euphrates River. The land campaign
involved two force grouping: the US Marines for deception and two Corps, which
constituted the left hook designed to envelop and defeat the main body. The Marines
had to fix the first operational echelon South of Kuwait City by attacking through the
centre of the Iraqi defences, forcing the engagement of the Republican Guard divi-
sions. In the same time, the heavy VII Corps had to turn and envelop the second eche-
lon. The important task was to cut the bridges, the roads and the rail lines south of
Basra to block Republican Guards withdrawal. But the enveloping action by armoured
divisions did not occur because the Marines struck too strong. The Republican Guard
units were unable to reinforce the first operational echelon. On the contrary, the
Marines pushed them across the Euphrates River before their envelopment. When
USCENTCOM understood that the gate was not closed and the Republican Guard
units not enveloped, it was too late. Half of the Republican Guard got away and Iraqi
forces tried to save as much forces as possible.
In fact, the land war was a race between the US will and ability to destroy and Saddam
Husseins acceptance of all the demands of the UN resolutions. In essence, the escape
of the Republican Guard was due to an operational confusion in terms of intelligence
collection and analysis. The decision to end the war was taken on the basis of fragmen-
tary intelligence reports. Therefore, the military objective was not completed. According
to Laurence Freedman, it was later judged to have been flawed by a final misjudge-
ment of timing, by which Saddams forces were allowed to escape before their route
had been blocked (14).
Despite the confusion on the ground, all explicit objectives were completed in an unex-
pected rapid manner. But the strategic consequences of the escape of the Republic
Guard in the achievement of the implied objectives had not been fully considered. The
early termination of the war raised issues concerning stability in the Middle East.

(14) Freedman, Laurence, and Karsh, Efraim, The Gulf conflict 1990-1991 (London: Faber and Faber Limited,
1994), p.409.

73
Military victory does not mean political success

The decision to end the war was not easy to take. On the one hand, Colin Powell wan-
ted to end the war as soon as his minimalist objectives had been achieved. On the
other hand, Norman Schwarzkopf, commander of the troops, needed one or two addi-
tional days to complete the destruction of Iraqi forces.
At the strategic level, the US Administration did not immediately realise the magnitude
of the escape of the Iraqi forces. President Bush did not want to change the cease-fire
decision after a symbolic 100-hour victory. He would have been suspected to go beyond
the objectives stated within the UN resolutions. Several additional factors explain the
premature cease-fire. The US Administration suffered huge national and international
pressure. Some advisors feared the disintegration of Iraq because of the internal tensions
between the Sunni, the Shia and the Kurds. Such a result would have been counter-
productive for regional stability. After many years of Cold War, the US also remembered
the Vietnam syndrome, particularly the fear of heavy casualties. Finally, the international
pressure and the strength of the anti-war lobby reinforced the idea of quick and over-
whelming victory. Thus, the war termination seems to be short of strategic victory.
Planning a war does not exclude preparing the peace. The decision to end the war was
taken hastily without consideration to the peace settlement. The American leaders
miscalculated the outcomes of the war. They thought that a humiliating defeat would
trigger a military coup or an internal revolt. Shia and Kurds were actually strongly oppo-
sed to the Iraqi regime. The Bush Administration thought that Iraqi people themselves
would remove Saddam Hussein from power. It was believed that he could not survive
such a humiliating defeat. President Bush revealed his real objective on the 15 February
1991, inviting the Iraqi people to take matters into their own hands, to force Saddam
Hussein the dictator to step aside (15). However, the US confirmed quickly that the
agenda has not changed and that it was not useful to move ground forces toward
Baghdad. The risk of a political quagmire was actually considered high and the US
did not want to show an imperialist attitude. The US objective was confirmed later by
General Sir Rupert Smith. He wrote that t he strategic intention was to create a condi-
tion in which Saddam Husseins behaviour was much modified, or better still his people
deposed him (16). The ambivalence over the opportunity to depose the dictator outlines
the absence of clear post war political strategy (17).
The strategic outcome of the 1991 Gulf War was not satisfactory because the US deci-
ded to end the war prematurely. The coalition missed the opportunity to transform an
outstanding military victory into a favourable post war situation. In fact, the US focused
on the military campaign to the detriment of war termination. The post war settlement
was not carefully prepared (18) Consequently, there was no new world order with peace

(15) Quoted in Freedman, Laurence, and Karsh, Efraim, op. cit., p.412.
(16) Smith, Rupert, The utility of force: The art of war in the modern world (London: Penguin Books, 2006), p.273.
(17) Gordon, Michael R, and Trainor, Bernard E, The generals war: The inside story of the conflict in the Gulf
(New York: Little, Brown and Company, 1995), p.477.
(18) Inman, Bobby R, Nye, Joseph S, Perry, William J, and Smith, Roger K, US strategy after the storm in
Nye, Joseph S, and Smith, Roger K (ed.), After the storm: Lessons from the Gulf War (New York: Maddison
Books, 1992), p.286.

74
Military victory does not mean political success

and stability in the Middle East. The long term strategic issue remained unsolved. In
addition, the hoped downfall of Saddam Hussein did not occur partly due to the escape
of his loyal Republican Guard.

The US-led coalition could potentially have made more because Saddam Husseins
power was weakened and the internal tensions between the different communities
were blatant. But the US decided to keep the regional status quo. The outcome of the
war was not strategically conclusive. The American victory was incomplete because
Saddam Husseins regime remained in place. However, the world oil balance was res-
tored (19) The economic dimension of the war was actually paramount for the US
because the second oil reserves in the world after Saudi Arabia are in Iraq. The mili-
tary success failed to complete all its political objectives. In this sense, war did not
prove to be a successful means of achieving all US political objectives.

From an Iraqi perspective, after the ground campaign, the only strategy was Saddam
Husseins political survival. Despite the unconditional military defeat, he remained on
the political offensive. In the contrary, the US was unable to transform its military vic-
tory into a complete political success (20). The Bush Administration remained in a politi-
cal defence because it was leading a fragile and heteroclite coalition. This paradox pro-
vided Saddam Hussein with an unexpected opportunity. Ironically, the overwhelming
military defeat and the presumption of the downfall helped him. He politically appeared
to be in a position from which he could not withdraw from Kuwait without being seen to
be forced out by a huge mass of forces.

This defeat was a great political achievement for Saddam Hussein and he became a
symbol of resistance against the American superpower. He said fallaciously on Baghdad
Radio on the 28 February 1991: O Iraqis, you triumphed when you stood with all this
vigor against the armies of 30 countries You have succeeded in demolishing the aura
of the United States The Guards have broken the backbone of their aggressors and
thrown them beyond their borders (21). This incredible propaganda worked toward his
partisans. Facing such a coalition, his internal power was reinforced. Moreover, he
could present himself in the Arab world as a heroic defender against the US attempt of
hegemony. Finally, Saddam Hussein lost the 1991 Gulf War. However, war proved to be
a successful means to ensure not only his political survival, but also his regional
pre-eminence. Thomas Mahnken suggests that like Nasser in 1956 and Sadat in 1973,
Saddam was able to turn defeat into victory (22).

*
* *

(19) Paris, Henri, USA: Echec et mat? (Paris: Laffont Editeur, 2004), p.174.
(20) Cordesman, Anthony H, and Wagner, Abraham R, The lessons of modern war (Vol IV): The Gulf War
(Oxford: Westview Press, 1996), p.961.
(21) Quoted in Freedman, Laurence, and Karsh, Effraim, How Kuwait was won: Strategy in the Gulf War, in
International Security, Vol 16, No 2, 1991, p.35.
(22) Mahnken, Thomas G, A squandered opportunity?: The decision to end the Gulf War, in Bacevich, Andrew J,
and Inbar, Efraim (ed.), The Gulf War of 1991 reconsidered (London: Frank Cass Publishers, 2003), p.136.

75
Military victory does not mean political success

In conclusion, avoiding war meant persuading Saddam Hussein to withdraw volunta-


rily from Kuwait. The international community voted numerous UN resolutions. It
deployed a large military coalition in the Persian Gulf with an objective to influence
Saddam Husseins determination. It tried to make him withdraw through economic
sanctions and threat of military confrontation. All diplomatic efforts failed. As a result,
the US-led coalition waged war because war became inevitable.
This essay showed that war only restored the regional status quo. War did not achieve
all US political objectives because the military victory did not necessarily promote
security and stability in the Persian Gulf, which was the fourth American political
objective. War also failed to achieve the hoped downfall of Saddam Hussein from
power (23). On the contrary, his regime was reinforced.
The outcome of the 1991 Gulf War also underlines the difficulty of the timing of war ter-
mination in a relevant political manner. The coalition confused operational success and
strategic victory. The failure to exploit the benefits of an outstanding military victory is
in essence due to a premature end to the war and to an ambivalent strategy for post
war settlement. The 1991 Gulf War was military focused to the detriment of the achie-
vement of political aims and a more favourable post war situation. In this sense, the
Clausewitzian teaching was not applied by the coalition. Besides, it is doubtful whether
the destruction of the bulk of the Republic Guard would have by itself led to regional
stability and security or indeed the downfall of Saddam Hussein.
As a final comment it is perhaps fitting to finish with Henry Kissingers statement: The
end of the 1991 Gulf war brought about yet another demonstration of Americas conge-
nital difficulty with translating military success into political coin (24).

References

Books
Calvocoressi, Peter, World politics since 1945 (London: Longman, 7th edn, 1996).
Chauprade, Aymeric, Geopolitique: Constantes et changements dans lhistoire
(Paris: Ellipses, 2nd edn, 2003).
Clausewitz, Carl von, On war (London: Everymans Library, 1993).
Cordesman, Anthony H, and Wagner, Abraham R, The lessons of modern war
(Vol IV): The Gulf War (Oxford: Westview Press, 1996).
Freedman, Laurence, and Karsh, Efraim, The Gulf conflict 1990-1991 (London:
Faber and Faber Limited, 1994).

(23) Divine, Robert A, The Persian Gulf War revisited: Tactical victory, strategic failure, in Diplomatic History,
Vol 24, No 1, 2000, p.129.
(24) Kissinger, Henry, Does America need a foreign policy? Toward a diplomacy for the 21st century (New York:
Simon & Schuster, 2001), p.189.

76
Military victory does not mean political success

Friedman, Norman, Desert victory: The war for Kuwait (Annapolis: The Naval
Institute Press, 1991).
Gordon, Michael R, and Trainor, Bernard E, The generals war: The inside story
of the conflict in the Gulf (New York: Little, Brown and Company, 1995).
Khadduri, Majid, and Ghareeb, Edmund, War in the Gulf, 1990-91: The Iraq-
Kuwait conflict and its implications (Oxford: Oxford University Press, 1997).
Kissinger, Henry, Does America need a foreign policy?: Toward a diplomacy for
the 21st century (New York: Simon & Schuster, 2001).
Paris, Henri, USA: Echec et mat? (Paris: Laffont Editeur, 2004).
Smith, Rupert, The utility of force: The art of war in the modern world (London:
Penguin Books, 2006).

Essays in books
Inman, Bobby R, Nye, Joseph S, Perry, William J, and Smith, Roger K, US stra-
tegy after the storm in Nye, Joseph S, and Smith, Roger K (ed.), After the storm:
Lessons from the Gulf War (New York: Maddison Books, 1992).
Mahnken, Thomas G, A squandered opportunity?: The decision to end the Gulf
War, in Bacevich, Andrew J, and Inbar, Efraim (ed.), The Gulf War of 1991 recon-
sidered (London: Frank Cass Publishers, 2003).
Trainor, Bernard E, War by miscalculation in Nye, Joseph S, and Smith, Roger K
(ed.), After the storm: Lessons from the Gulf War (New York: Maddison Books,
1992).

Articles
Cigar, Norman, Iraqs strategic mindset and the Gulf War: Blueprint for defeat in
The journal of strategic studies, Vol 15, No 1, March 1992.
Divine, Robert A, The Persian Gulf War revisited: Tactical victory, strategic fai-
lure, in Diplomatic History, Vol 24, No 1, 2000.
Freedman, Laurence, and Karsh, Effraim, How Kuwait was won: Strategy in the
Gulf War, in International Security, Vol 16, No 2, 1991.
Mylroie, Laurie, Why Saddam invaded Kuwait in Orbis, Winter 1993.
ONeill, Bard E, and Kass, Ilana, The Persian Gulf War: A political-military assess-


ment, in Comparative strategy, Vol 11, No 2, April-June 1992.

77
Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Culture militaire, culture gnrale :


une question d'ambition
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Chef descadrons Richard DECOMBE,


stagiaire au Collge Interarmes de Dfense

La culture de lintelligence est une arme


Paul Nizan (Les chiens de garde, 1969)

La culture de lofficier est un concept dont la rmanence saffirme au fil du temps. Se


satisfaire de ce constat et ratiociner sur ses causes et ses consquences rvleraient
une frilosit intellectuelle qui nest pas prcisment lobjet de cet article. Lactualit de
ce sujet capital se manifeste notamment par le projet de rforme de lenseignement
militaire suprieur (EMS), la modification des preuves daccs au Collge interarmes
de dfense (CID) et par la parution rcente dune directive initiale sur la culture mili-
taire par le Commandement de la formation de larme de terre (CoFAT). On peut
saluer une louable intention dtablir une doctrine visant amliorer la formation intel-
lectuelle des officiers et prioritairement celle des officiers brevets.
Sans vouloir passer pour le contempteur incrdule de cette heureuse initiative, il sem-
ble quune dmarche plus ambitieuse soit envisageable. En effet, si nous comprenons
que la culture est une formation de lesprit, cela signifie quelle doit clairer, largir,
approfondir la pense. Or, se cantonner une culture spcifiquement militaire, cest
paradoxalement faire le choix de restreindre le champ de rflexion de lofficier et
limiter son intelligence un domaine particulier qui le coupe dautres contingences.
Lambition de cette tude est de convaincre de limprieuse ncessit pour linstitution
militaire de participer au dbat politique en sexprimant sur les choix et les dcisions
qui dterminent la vie de la cit. Cette ambition exige, dune part, un corps dofficiers
brevets capables de rflexion et de rayonnement hors de leur stricte sphre de
comptence et, dautre part, un cadre lgal autorisant cette ncessaire volution.
Pour ce faire, un propos exgtique permettra tout dabord dapprhender lacception
gnrale du terme de culture et de la rapporter au cadre de notre tude. Ensuite, lana-
lyse des propositions actuelles de linstitution conduira dfinir ce que pourrait tre
cette culture gnrale de lofficier, outil essentiel de rayonnement.
Enfin, aprs avoir tent de dterminer les principales oppositions cette thse, une
feuille de route proposera quelques perspectives envisageables.

Retour sommaire 79
Culture militaire, culture gnrale : une question dambition

Culture : de quoi parle-t-on ?

Deux conceptions polmiques se sont toujours opposes propos de la culture : une


vision universaliste et une vision particulariste, toutes deux articules autour dun axe
de rflexion sur le relativisme culturel. Quest-ce que la culture ?

On ne peut rduire le concept de culture une simple question drudition. Retenons


le principe didentit culturelle comme base de raisonnement. Malgr la diversit
des murs et des coutumes des hommes, on ne peut nier le principe de lirrductibi-
lit de lunit humaine. A partir de ce postulat, la culture est alors bien ce qui permet
de distinguer la spcificit de lhumanit de ses multiples expressions. Elle soppose
en cela la nature comme symbole de limmdiatet. Cest ce quexplique Alain
Finkielkraut (La dfaite de la pense, 1987) quand il annonce que la culture est la vie
avec la pense.

Au sens premier, la culture dsigne le travail de la terre, lagriculture. Se cultiver, cest


donc prendre son esprit pour un sol fertile et y faire germer des ides. Plus tradition-
nellement, la culture apparat comme le legs de centaines duvres qui constituent
une sorte de systme de rfrences obliges, de valeurs. Cest lobjet mme de la
thse universaliste.

Le point de vue particulariste revendique le droit une identit culturelle propre. Il sagit
de mettre en avant les particularismes de la sensibilit contre les valeurs universelles
du rationalisme des Lumires. Le romantisme allemand niait labsolu valant pour tous
les hommes et tous les peuples. Les valeurs ne pourront donc tre que particulires.
Sous linfluence de Johann Gottfried Herder (Une autre philosophie de lhistoire, 1774),
le mouvement littraire Sturm und Drang (tempte et assaut) se dveloppe. Aprs
lhumiliation de la dfaite dIna, lAllemagne, pas encore unifie, retrouve une dignit
dans lidologie du Volksgeist (esprit du peuple). La culture est alors le reflet de lacti-
vit spirituelle dun seul peuple. Cest prcisment cette dmarche de repli que
dnonce Julien Benda (La trahison des clercs, 1927), car elle est pour lui gnratrice
de conflit et dexclusion.

Enfin, la culture est aussi ce qui cimente une communaut. Selon Pierre Bourdieu (Les
hritiers, 1964), elle est instrument de slection et de reconnaissance. On retrouve
alors le principe didentit culturelle dont la logique pousse son terme peut engen-
drer lexclusivit, voire lexclusion. Cest en cela quune culture spcifiquement militaire
peut engendrer la constitution dune caste ferme aux influences extrieures. En
France existe une volont de marquer la frontire entre le milieu militaire et la socit
civile. Il faut dnoncer cette fausse irrductibilit quest la diffrence entre civil et
militaire. LAllemagne, tirant les leons de son pass, a tabli le concept philosophique
du Staatsbrger in Uniform (le citoyen en uniforme). Ce concept, dvelopp par Wolf
von Baudissin, entend limiter au minimum les distinctions entre les droits du citoyen
civil et ceux du militaire. Nous reviendrons sur cette altrit faussement radicale, que
linstitution militaire, aujourdhui en France, commence prendre en considration.

Ce vaste concept de culture fait dsormais lobjet dune attention particulire au sein
des armes mais ne doit pas tre limit au domaine militaire.

80
Culture militaire, culture gnrale : une question dambition

Succomber au charme rassurant du cadre politique


Une culture ne meurt que de ses propres faiblesses
Andr Malraux (La tentation de lOccident, 1926).

Linstitution militaire a bien senti lexigence de formation et le besoin dlvation de


rflexion de son personnel. Malheureusement, par timidit structurelle (depuis quand
les militaires se proccupent-ils de rflchir ?), mais plus srement par respect disci-
plin dun cadre politique contraignant, lambition des armes est insuffisante.
Le niveau et la nature des connaissances de lofficier brevet sont lobjet mme du pro-
jet de rforme de lenseignement militaire suprieur. La volont de ltat-major des
armes de disposer dun vivier dofficiers la culture interarmes va dans le bon
sens. En ce qui concerne larme de terre, cela se traduit, entre autre, par une modifi-
cation du concours daccs au CID, o lpreuve de tactique est abandonne au profit
dpreuves de culture gnrale, et ce, ds 2007. La directive du CoFAT stipule que,
parmi les gains attendus, il sagit dobtenir une plus grande crdibilit dans un envi-
ronnement militaire, civil et administratif concurrentiel .
Toutes ces dmarches sduisent initialement par leur ambition et leur justesse mais un
examen plus approfondi rvle une mise en uvre timide, voire incomplte.
En effet, et pour reprendre lexemple de larme de terre, ce qui est appel culture gn-
rale est en fait une culture strictement militaire. Le CoFAT parle bien de sciences militaires
tudies partir de quatre grands thmes : lart de la guerre ; lhomme et la guerre ; la
guerre et la socit ; la guerre et les sciences. Seul le troisime thme aborde quelques
domaines non strictement militaires comme la diplomatie, lconomie ou la sociologie.
La mme dmarche semble marquer la nouvelle preuve orale de culture, dite gn-
rale, du concours daccs au Cours suprieur dtat-major (CSEM). La culture militaire
est un outil videmment indispensable, visant une meilleure comprhension de
lenvironnement professionnel. Cette culture peut tre technique, historique ou tac-
tique. Ne pas dominer ces lments de culture, pour un officier subalterne, relve de
limpritie. Ce qui semble essentiel dinculquer aux officiers brevets, cest bien cette
culture gnrale, outil de formation intellectuelle visant une comprhension globale
des enjeux de socit. Elle doit aborder les domaines philosophique, religieux, artis-
tique, conomique, sociologique et politique. Luttant contre une ccit intellectuelle
contradictoire avec lambition de rayonnement dont on souhaite doter le personnel
militaire, il sagit de le rendre acteur du dbat public et de faciliter sa participation aux
choix politiques. En dautres termes, il sagit dautoriser un esprit critique constructif et
de promouvoir le libre arbitre de nos plus brillants esprits. Il sagit en fait datteindre
ce que le colonel Yakovleff appelle la culture fondamentale de lofficier, concept
nonc dans un article rcent : Culture du militaire et culture militaire (1).
Cette nouvelle libert affiche nest envisageable que par labolition de quelques
contraintes rglementaires et par lexpression de quelques pistes explorer.

(1) Cahiers du CESAT N 3, aot 2005.

81
Culture militaire, culture gnrale : une question dambition

Transcender les circonstances


La culture ne shrite pas, elle se conquiert .
Andr Gide (Journal, 1937).

On connat les diffrents freins lexpression du militaire telle quelle est souhaite
dans cet article. Ils sont dordre statutaire, mais aussi la consquence dune certaine
rticence sexprimer.
Dune part, les articles 3, 4 et 5 du tout rcent statut gnral des militaires (2005)
stipulent, en rsum, que les militaires disposent des mmes droits et liberts que tout
citoyen, mais quils peuvent tre interdits ou restreints ! (2) Sans voquer dans le dtail les
difficults dadhsion, et donc dexpression dopinion, un parti politique, on doit retenir
que tout militaire lu un mandat sera automatiquement dtach du service actif.
Dautre part, on peut voquer une certaine dfiance du pouvoir politique vis--vis dune
lite militaire qui chercherait sassurer une trop grande libert dopinion. Cette proc-
cupation et cette disparit qui semblent encore irrductibles sont-elles toujours dac-
tualit aujourdhui ? On peut en douter la lecture du dernier ouvrage de Louis Gautier
(Face la guerre, 2006). Ce spcialiste des questions stratgiques et militaires,
Directeur adjoint du cabinet de Pierre Joxe la Dfense puis Conseiller de Lionel
Jospin Matignon, peut difficilement tre souponn de fomenter quelque coup de
force militaire ! Il exprime pourtant une opinion qui se gnralise tant parmi le person-
nel militaire quau sein de la sphre politique : Les murs et les mentalits voluent.
Le soldat doit tre considr comme un citoyen comme les autres. Aujourdhui, les mili-
taires, en ce qui concerne leurs droits professionnels et politiques, sont placs dans un
entredeux la fois hypocrite et dsobligeant. Nest-il pas plus simple et plus sain de
clarifier cette situation une fois pour toutes en faisant litire de quelques prjugs ?
Accorder une libert nempche pas son contrle ni la rpression de son abus. La
sanction individuelle de la faute parat mieux approprie, en droit, mais aussi politique-
ment, que le maintien dun stigmate collectif qui semble dsigner encore les militaires
comme des factieux en puissance . Tout est dit.
Enfin, il ne faut pas nier, chez les militaires, une vidente frilosit intellectuelle double
dune forte tendance lethnocentrisme. Malgr le nombre croissant de parutions
grand public militaire (les cahiers du CESAT, Hracls du Centre de doctrine dem-
ploi des forces, les cahiers de Mars, la Tribune du CID, Dfense nationale, etc.), lex-
pression largie intelligente est rare. On traite volontiers des oprations extrieures,
des systmes de force et dautres sujets spcifiquement militaires, mais tout cela
confine parfois ce que le chef de bataillon de la Roque voquait dans un article
rcent (3), lerrance de la pense militaire. Il y stigmatise le conformisme intellectuel
mou et lengourdissement de la pense militaire , tout en rappelant lvidence :
lenjeu principal est de raffirmer le rle capital de lidentit militaire dans la cit .

(2) Une dfinition suffisamment floue pour permettre toute interprtation juge utile
(3) Cahiers du CESAT N 6, octobre 2006.

82
Culture militaire, culture gnrale : une question dambition

Les actions mener ne sont pas radicalement diffrentes de ce qui est entrepris
aujourdhui par linstitution. Elles en sont juste le prolongement. Tout dabord, il faut
bien se persuader que dans le domaine de la culture, les progrs ne dpendent pas
uniquement des bienfaits dune doctrine officielle ou dun cursus de formation, tout
utiles quils soient. Linitiative est avant tout individuelle. Pour reprendre encore une
fois les propos du colonel Yakovleff, lofficier a le devoir imprieux de se cultiver. Cest
une question deffort et dattitude. Il ny a pas dhomme cultiv. Il ny a que des
hommes qui se cultivent , rappelait le marchal Foch.
Une fois leves les diffrentes contraintes voques, il faut favoriser, voire provoquer,
la participation des militaires aux dbats de socit. Dans un article paru dans Dfense
nationale, le Lieutenant-colonel Marc de Fritsch dplorait que les militaires fussent trop
lcart des cercles de rflexion et dinfluence pour pouvoir peser sur les choix poli-
tiques. Il soulignait que le phnomne classique de rupture entre la socit civile et
la socit militaire [amenait une arme] uniculturelle, intellectuellement sclrose .
Enfin, au-del de la formation (action interne), ne craignons pas dafficher une volont
de lobbying exercer auprs du monde politique (action externe). Les lites militaires
nont aucun complexe avoir vis--vis de leurs homologues civils. Par extension, tout
militaire peut et doit exercer son influence au sein de son environnement, militaire et
civil. Y a-t-il meilleur moyen pour renforcer un lien armes-nation mis mal aprs la
suspension du service militaire ? Les armes bnficient dune excellente image dans
lopinion publique : profitons-en en permettant aux acteurs de la dfense de sexprimer
sur les centres dintrt de cette opinion publique.
Pour conclure, il faut rappeler tout dabord que lorientation prise par linstitution mili-
taire dans le domaine de la culture est pleinement bnfique. Il faut cependant la pro-
longer et llargir. Lobjectif atteindre est bien sa pleine participation au dbat poli-
tique, lheure o les problmes de dfense et de scurit sont une proccupation
majeure des Franais, et donc du pouvoir politique.
Malgr le caractre quelque peu rvolutionnaire de cet article, celui-ci na que la sim-
ple prtention de proposer une volution du statut gnral des militaires, et plus gn-
ralement des mentalits. En tant que corps social, larme reste encore perue par
lhomme politique et le citoyen en fonction de prjugs anciens que sa singularit
accuse. En fait, la formule de Fustel de Coulanges ltat social et politique dune
nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armes (4)
reste trs actuelle.


Gageons que lvolution en cours nest quune tape dans ce processus. Le contraire
relverait de la ccit intellectuelle ou de lerreur irrmissible.

(4) La cit antique.

83
Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Management et commandement :
essai comparatif
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Chef de bataillon Pascal SCRETIN (1),


du CESAT/DEMSST

Aimez ceux que vous commandez. Mais sans le leur dire


Antoine de Saint-Exupry (Vol de nuit)

Pendant les dix premires annes de sa carrire, lofficier est confront lart du
commandement des hommes. Cest le plus souvent une priode entirement tourne
vers lengagement oprationnel qui est vcu plusieurs reprises en tant que chef.
Dans le cadre dun diplme technique ou dun brevet technique (enseignement militaire
du 2e degr) (2), lofficier a lopportunit de poursuivre des tudes suprieures, et notam-
ment un mastre en management de projet et ingnierie des systmes lcole sup-
rieure dlectricit (SUPELEC) dans le but dy apprendre lart du management.
Aussi me suis-je interrog sur lintrt, pour larme de terre, dun tel apprentissage
pour ses futurs officiers. Certes, apprendre lart du management nous prpare directe-
ment notre futur emploi dofficier de programme darmement au sein de la Section
technique de larme de terre, mais la priode relativement courte occuper cette
fonction ne peut expliquer elle seule linvestissement consacr par larme de terre
notre formation. Par ailleurs, lofficier na-t-il pas dj manag pendant ces dix
dernires annes, et par consquent, nen matrise-t-il dj pas une partie des rgles ?
Au contraire, la ncessit de devoir apprendre les techniques de management ne mon-
tre-t-elle pas, par l mme, que management de projet et commandement des
hommes sont deux notions totalement complmentaires ?
Finalement, la grande question maintes fois aborde, et laquelle il me semble utile
dessayer de rpondre est la suivante : le chef et le manager sont-ils deux personnes
diffrentes ?
Voici la rponse cette interrogation qui rend peut-tre tout son intrt cette scolarit :

(1) Stagiaire en Mastre Management ingnierie des systmes lcole suprieure dlectricit.
(2) Jusqu la mise en application de la rforme de lenseignement suprieur du second degr en 2006, les offi-
ciers ayant russi le concours pouvaient suivre un 3e cycle de type mastre pour obtenir un brevet technique.
Les officiers non reus mais admissibles se voyaient proposer une scolarit sanctionne par un diplme tech-
nique (DT). Les officiers non admis et non admissibles pouvaient suivre une scolarit DT aprs avoir russi le
concours du DT.

Retour sommaire 85
Management et commandement : essai comparatif

Si beaucoup dlments pertinents de similitude existent, il me semble que la


comparaison atteint ses limites dans les situations extrmes lorsque la vie de
ses hommes est en jeu (3). Cependant, cette formation savre prcieuse car elle
procure une ouverture sur le monde, indispensable des officiers aspirant de
hautes fonctions militaires.
Cette dmonstration doit tout dabord sappuyer sur une dfinition des termes com-
mander et manager avant de mener un essai comparatif.

Commander des hommes


Il nexiste pas de dfinition fige du commandement mais des principes fondamentaux
qui sous-tendent les actions de manager et de commander.
Les armes, dtentrices de la force lgitime au sens o lentendait le sociologue Max
Weber, ont avant tout pour mission de dfendre la France et ses intrts suprieurs, si
besoin par lengagement de la force. En particulier, larme de terre est actuellement
une arme de projection et par consquent, lart du commandement sy exprime certes
au quartier , mais surtout dans des situations critiques voire dangereuses pour les-
quelles le chef militaire se prpare.
Dans ce cadre, que commande-t-on : des hommes, des systmes dhommes, des sys-
tmes darme ?
Sans hsitation, le chef militaire commande avant tout des hommes et des
femmes qui servent des systmes darme. Lhomme est au centre de toutes les
missions que les armes sont amenes remplir. Certes, le facteur technologique
aura t dterminant lors de loffensive Iraqui Freedom permettant ltat-major
amricain de prendre le dessus trs rapidement (4). Ainsi, les moyens de commande-
ment numriss, les moyens de renseignement du type drones (5) auront dot les forces
amricaines du temps davance si dcisif dans une bataille. Mais la phase de
stabilisation aura dmontr la prgnance de lHomme dans la nouvelle conflictualit
oriente principalement vers les zones urbanises, caractrise par une forte mdiati-
sation, une instrumentalisation de la population civile et limportance accrue du niveau
tactique (un seul soldat par son attitude peut faire chouer la mission stratgique). Les
armes amricaines remettent ainsi en cause le concept de Network Centric Warfare
(NCW) qui, dune part, considrait les systmes dinformation et de commandement
comme les seuls moyens datteindre un objectif politico-stratgique, et dautre part
relguait lHomme la priphrie dun conflit.
Par ailleurs, commander est un art complexe, labor, mais cest un art qui est fond
sur un certain nombre de fondamentaux incontournables, faits dcoute, dattention
porte, de temps pass, de prise de dcisions et dordres donns (6) . Si ces paroles
de lancien Chef dtat-major de larme de terre prcisent toute la dimension de la

(3) Rflexion sur le commandement la mer (mai 2006) - Vice Amiral Desclves.
(4) Revue Doctrine : La guerre aprs la guerre - avril 2005.
(5) Aronef sans pilote pour lobservation et le combat.
(6) Ce que je veux comme style de commandement Gnral darme Thorette - 2002.

86
Management et commandement : essai comparatif

mission du chef, la lecture du testament en matire de commandement que le


gnral de Maudhuy (1857-1921) laissa ses cadres au crpuscule de sa vie, suffit
dgager les principes de lexercice du commandement :
le suprieur doit respecter la personnalit de ses subordonns ;
nessayons pas dinspirer la terreur mais la confiance ;
commander avec le cur et obir damiti ;
pas dexigence inutile mais ce que nous exigeons, exigeons-le de faon
absolue .
Ces rgles centenaires plaaient dj lhomme au centre du commandement.
Le chef commande par consquent des hommes pour remplir une mission souvent
en situation de crise. Selon la confiance et le respect que nourrit le soldat pour son
chef, il effectuera ou non le bond final sans faillir.

Manager des projets


Un foisonnement de thories
Dans quelque domaine que ce soit, chacun saccorde dire que le nombre dides
originales est limit. Ne dit-on pas quil nexiste pas plus dune demi-douzaine de
thmes possibles en littrature ? Le management ne fait pas exception (7). Certains de
ses sujets ont t connus des sicles avant la naissance mme de la notion de mana-
gement de projet sans parler de celle de gourous et des mesures de perfor-
mances que ces derniers allaient laborer.
Le Prince , de Machiavel, crit lapoge de la Renaissance Florentine, est encore
considr comme louvrage de rfrence sur le leadership, thme fameux et rcurrent
du management, et sur lusage du pouvoir. Ainsi, le traducteur de ldition anglaise du
Prince , George Bull, crit que ses prceptes sont parfaitement applicables aux
actions des capitaines dindustrie et des entrepreneurs en herbe . En illustration, il
cite le conseil de Machiavel selon lequel, lorsquun souverain prend le pouvoir (ou
quune nouvelle personne prend la direction dun projet), il doit commencer par faire les
choses les plus difficiles : songer toutes les cruauts quil lui est besoin de faire et
toutes les pratiquer dun coup pour ny retourner point tous les jours et pouvoir, en
ne les renouvelant pas, rassurer les hommes, et les gagner en soi par bienfaits (8) .
Dj, Aristote et Platon staient intresss aux rapports quentretient lhomme avec le
travail et les responsabilits, le premier estimant lautorit indispensable laccomplis-
sement dactes de valeur, le second dfendant que lhomme a besoin dautonomie
pour participer sa propre destine. Dans les annes 1960, Douglas Mac Grgor
reprend ces concepts en les compltant par des donnes sociologiques, dcrivant
lune des grandes thses de management : la direction autoritaire thorie X oppo-
se la direction dmocratique thorie Y .

(7) Par management, on entend laction, lart ou la manire de conduire une organisation, de la diriger, de
planifier son dveloppement, de la contrler et ce dans tous les domaines de lentreprise (Raymond-Alain
Thitard, Le management , Que sais-je, PUF, 1986.
(8) Le Prince , Machiavel, Gallimard 1952, coll La pliade, traduction de Gobory (1571).

87
Management et commandement : essai comparatif

Remontant encore plus loin dans lhistoire de la pense, Henri Fayol (1841-1925) dfi-
nit les quatorze principes dune bonne administration (9) auxquels il adjoint dautres
ides : lautorit, cest le droit de commander et le pouvoir de se faire obir .
Pendant lentre-deux-guerres, plusieurs thoriciens sopposrent aux conceptions
mcanistes de Frdric W Taylor (10). Ainsi, en 1924, Elton Mayo du MIT (11) pratiqua
une srie dexpriences latelier Hawthorne de la Western Electric qui furent le fait
fondateur de lcole des relations humaines. Ces perspectives dmontrrent que les
relations au travail influencent la productivit.
Ainsi, les variations sur les ides semblent infinies. Il parat donc trs difficile de dfi-
nir prcisment le management de projet. Mais il est possible de prsenter les points
communs de chacune des thories existantes.

dont se dgagent quelques principes gnraux


Le manager de projet intervient dans trois domaines. Tout dabord, il est chef, car il
a la responsabilit dun projet. Ensuite, il conoit et organise le travail pour atteindre
lobjectif, cest--dire rpondre un besoin technique en recherchant un compromis
entre les cots, les dlais et les performances du produit. Enfin, il est un manager
qui doit faire en sorte que chacun des membres de son quipe donne le meilleur de
lui-mme au profit de la communaut.
Ainsi, les trois sphres daction du chef de projet sont la responsabilit, la conception-
organisation et le management.
Quels sont alors les piliers sur lesquels repose laction du manager ? L encore,
foisonnement de thories et dauteurs
Pour caractriser les principes fondamentaux du management, je retiendrai les publica-
tions de deux de ses plus grands thoriciens : Henri Fayol et Henry Mintzberg ; le pre-
mier, car il est considr comme celui qui a tabli les premires rgles du management
moderne, et le second, car ses travaux battent en brche certains des principes de Fayol.
Ainsi, Henri Fayol pose les dfinitions de la fonction administrative : planifier organiser
commander coordonner (12). Ces quatre piliers ont t longtemps considrs comme irr-
futables jusqu la publication des travaux de Henry Mintzberg dans les annes 1970 (13).
Ce dernier identifie les dix rles principaux du manager quil regroupe en trois catgories :
les rles de contact ;
les rles dinformation ;
les rles de dcision.

(9) Henri Fayol, Administration industrielle et gnrale , Dunod 1918, rdition 1999.
(10) La direction scientifique des entreprises.
(11) Massachussets Institute of Technology.
(12) Henri Fayol : Administration industrielle et gnrale (1916).
(13) Ces travaux ont t regroups par Mintzberg en 1989 dans son ouvrage Le management au centre des
organisations . Pour ses travaux, il a vcu plusieurs semaines au sein dentreprises de diffrentes tailles, a observ
les comportements, les rfrentiels dorganisation pour en dgager les trois grands types de rle du manager.

88
Management et commandement : essai comparatif

Les rles de contact correspondent trois fonctions essentielles du dirigeant dorganisa-


tion : celle de reprsentant de lentreprise, celle du chef (embaucher former motiver),
et celle de liaison ( lintrieur mais surtout lextrieur de lentreprise).
Il divise les rles dinformation en ceux de guide (recherche permanente de linformation
sur ce qui se passe), de propagateur (transmissions des informations ses collabora-
teurs), et de porte-parole (dans une mesure, la communication est son mtier principal).
Enfin, les rles de dcision, les plus importants, se rpartissent en quatre activits :
entreprendre, grer les troubles, rpartir les ressources et ngocier.

Manager - commander, mme combat ?


La description faite des grands principes du management moderne amne naturelle-
ment conclure que management et commandement au quartier ou en oprations
constituent deux actions reposant sur les mmes principes et requrant les mmes
qualits. Ce serait conclure htivement. Il apparat en effet judicieux de tenter de
mener une tude comparative en sappuyant sur les critres de comparaison suivants :
les objectifs du chef militaire/manager ;
le style de commandement et le style de management ;
les techniques mises en uvre ;
lenvironnement daction du chef militaire/manager.
Le chef militaire et le manager poursuivent les mmes objectifs, doivent possder des
qualits similaires et mettent en uvre des techniques semblables daide la dcision
et de conduite de projet/oprations.
Dans son ouvrage dcider dans lincertitude , le Gnral Vincent Desportes dfinit
le rle du chef comme celui de dfinir le projet commun et de construire la bulle de
libert daction au sein de laquelle le subordonn pourra exercer pleinement son auto-
nomie . Ainsi, le manager et le chef fixeront le cap suivre, le premier en exerant
son influence sur ses collaborateurs, le second, son autorit sur ses subordonns. Par
ailleurs, le manager mnagera sa libert daction en menant des actions en rduction
de risques aboutissant par exemple des provisions financires, tandis que le chef
militaire basera sa libert daction en oprations sur des rserves de troupes.
Le deuxime faisceau de ressemblances rside dans les styles de commandement
et de management. Tout dabord, lefficacit dans le commandement ou le mana-
gement repose sur deux grands principes : la dcentralisation et la subsidiarit. La
dcentralisation est selon le Gnral de Gaulle la seule voie qui conduise lesprit
dentreprise (14) . Le Gnral Desportes la considre, lui, comme seule manire
de favoriser lesprit dinitiative, et prcise que le commandement doit sappliquer plus
par influence que par instruction (15) .

(14) Charles de Gaulle : Vers larme de mtier (p. 93).


(15) Gnral Desportes : Dcider dans lincertitude (p. 11).

89
Management et commandement : essai comparatif

La subsidiarit, en permettant tous une grande autonomie daction, permet au chef


ou au manager dobtenir toujours le meilleur de ses collaborateurs tout en les respon-
sabilisant.
Le dernier point de similitude entre les fonctions de chef et de manager se trouve dans
les techniques itratives mises en uvre. Devant la difficult pour le manager de rem-
plir ses trois rles en mme temps et avec la mme acuit (au sens de Mintzberg), il
a t labor des techniques visant lui offrir un rfrentiel de management portant
sur tous les aspects de la direction dune organisation ou dun projet : analyse fonction-
nelle, logique de droulement, analyse des risques, planification, gestion des capitaux
humain et financier. Ces techniques sont expliques dans plusieurs documents (16).
De mme, le chef militaire applique des mthodes similaires lorsquil droule par
exemple la mthode dlaboration dune dcision oprationnelle (MEDO) qui permet
un tat-major de rsoudre un problme tactique.
A contrario, la comparaison atteint ses limites dans les situations extrmes
lorsque la vie de ses hommes est en jeu (17) . Par ces mots, lamiral Desclves sou-
ligne le fait que ce qui diffrencie le management du commandement est prcisment
lenvironnement des oprations militaires : chacune des dcisions prises par le chef
militaire engagera la vie de ses hommes.
Certes, certaines des dcisions dun chef de projet peuvent mettre en danger la socit
concerne, la prennit des emplois, mais en aucun cas la vie des ouvriers. Envisager
la mort dun ouvrier lors dune de ses dcisions constitue un risque inacceptable pour
le dirigeant et ce quelle que soit sa probabilit doccurrence. En revanche, la mort dun
des soldats demeure toujours possible voire accepte selon la difficult de la mission
remplir. En revanche, un risque inutile quun chef militaire ferait encourir ses
hommes reste inadmissible.

Mais, la mort fait partie de lenvironnement de notre action.


Par ailleurs, le stress dune quipe de projet ne peut sapparenter celui vcu par le
combattant (18). En effet, les collaborateurs dun projet peuvent lvacuer en partie au
sein de leurs environnements familial et social et ainsi faire en sorte que celui-ci reste
un catalyseur dnergie. En revanche, les combattants comme ceux de larme amri-
caine en Irak restent soumis des stress prolongs qui deviennent nfastes et donc
dangereux pour la russite de la mission.

(16) Pour les projets aronautiques, la RG AERO 040.


(17) Rflexion sur le commandement la mer (mai 2006) - Vice Amiral Desclves.
(18) ce sujet, une tude passionnante intitule Sous le feu Rflexions sur le comportement au combat
a t mene par le lieutenant-colonel Goya du centre de doctrine demploi des forces de larme de terre
dans le cadre de la publication cahier de la rflexion doctrinale . travers plusieurs tmoignages, il tudie
les effets du stress au combat et leurs consquences sur la conduite dune mission. De plus, de mars 2003
au 22 octobre 2006, selon la Brooking institution, 2 791 soldats sont morts en Irak et plus de 21 000 ont t
blesss. En outre, 12 % des 180 000 soldats examins mdicalement leur retour sont traits pour des tats
de stress post-traumatique (Les Echos du 7 novembre 2006).

90
Management et commandement : essai comparatif

De plus, comme pour le manager, la plupart des dcisions du chef militaire rsultent
de lapplication de mthodes itratives ; mais au contact, parfois, les dcisions doivent
tre prises immdiatement Comment expliquer que certains prennent la bonne et
dautres non ? Est-ce dire que les qualits dun chef militaire reprsentent un don du
ciel ? Non, assurment. Certes, ces qualits voques comme un don peuvent tre
intrinsques (le leadership, le charisme, la prestance, etc.), mais elles sont plus sre-
ment la somme de la connaissance et de lexprience ; la connaissance par lappren-
tissage de lhistoire militaire, de la doctrine, et son exprience personnelle de chef.
Enfin, le chef militaire, au niveau stratgique, dispose le plus souvent des dlais nces-
saires pour prendre ses dcisions en ayant pralablement apprci les risques inh-
rents la mission et donc en ayant pris les mesures pour les minorer. Les techniques
en la matire sapparentent celles proposes par Serge Bellut dans son ouvrage
rfrence Les processus de la dcision : dmarches, mthodes et outils (19) . En
revanche, ces similitudes disparaissent aux niveaux opratif et tactique pour lesquels
les dlais de rflexion sont beaucoup plus courts. Le chef doit l encore faire appel
ce qui peut tre son instinct (pour une minorit) mais plus vraisemblablement son
exprience et ses connaissances.
En conclusion, le commandement des hommes diffre du management ds lors quil
sexerce en oprations, ce pourquoi le chef militaire se prpare. Le management ne
constitue finalement qu'un sous ensemble du commandement. Ce dernier en effet,
comprend non seulement le management des projets et activits du temps de paix,
mais galement son expression suprieure, ultime, qui demeure la conduite ,en temps
de guerre, d'actions impliquant le cas chant le sacrifice de ses frres d'armes.
En fait, le manager est-il prt mourir pour remplir sa mission ? Ses hommes sont-ils
prts le suivre jusqu'au sacrifice ?
C'est en tout cas ce quoi le chef doit se prparer sans relche et prparer ses
hommes sans faiblesse chaque jour, en les commandant avec une autorit qui exige,
qui pardonne et qui lve.


Un manager civil, un syndicaliste en grve ou un dput est-il rellement conscient de
l'exigence du mtier des armes ?

(19) Serge Bellut propose une mthode commune base sur le recensement des risques par causes, racines,
origines et fonctionnalits et enfin par leur traitement (page 225).

91
Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

A propos des notions deffet majeur


et de centres de gravit
dans la nouvelle mthode de raisonnement tactique (1)
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Gnral (2 eS) Loup FRANCART (2)

Le sminaire du 8 novembre 2006 traitant des tactiques classiques et des oprations


daujourdhui a t particulirement intressant dans sa dernire table ronde concernant
la tactique et lengagement des forces. Ce fut loccasion dun retour sur les concepts de
base de la tactique et, en particulier, sur la notion deffet majeur. Notion trs franaise,
elle dfinit comment le chef militaire de niveau tactique va conduire bien sa mission.
Cette notion a t malheureusement trs pervertie par sa juxtaposition avec la notion
de centre de gravit, venant de la mthode de raisonnement amricaine. Pour actuali-
ser la MRT, les auteurs de la nouvelle mthode datant de 2001, revue en 2004, nont
pas hsit juxtaposer les deux notions qui sont fondamentalement diffrentes. Enfin,
pour corser le tout, les Amricains toujours en veine de nouveaux concepts ont lanc
les oprations bases sur les effets et la planification qui y est rattache. Sagit-il du
mme concept que celui, Franais, de leffet majeur, ou sagit-il de tout autre chose ?
On constate que la question du raisonnement dune opration, cest--dire de la faon
dont on conoit une opration avant de la planifier et de lexcuter, reste une tape
majeure et que la manire dont elle se droule est avant tout culturelle.
Il semble donc important de se reposer la question des diffrentes notions utilises dans
la mthode et den comprendre lutilit. On analysera la notion deffet majeur, bien fran-
aise. Puis, lon se posera la question des centres de gravit, notion issue de la doc-
trine amricaine. On pourra alors sinterroger sur les confusions entre ces deux
concepts. Mais on considrera galement le problme de ladaptation de la mthode de
raisonnement aux oprations de maintien de la paix et la confusion introduite par lutili-
sation de la notion de centres de gravit dans le raisonnement de ce type dopration.

Leffet majeur
Rappelons que la notion deffet majeur telle quelle apparat dans la MRT de larme
de terre est ancienne. Sans pouvoir dire quand elle remonte, je constate que nous la
pratiquions dj en 1970 au cours des capitaines, pendant la partie dite cole dtat-

(1) MEDO Mthode dlaboration dune Dcision Oprationnelle


(2) NDLR : les lecteurs intresss sont invits sadresser directement au Gnral FRANCART :
[email protected]

Retour sommaire 93
A propos des notions deffet majeur et de centres de gravit

major qui se faisait alors en cole dapplication. Ce fut dailleurs un moment difficile
que dacqurir cette notion et den comprendre lintrt. Ce nest qu lcole de guerre
que les subtilits de leffet majeur furent apprcies. Pratique uniquement par larme
de terre, la notion nexistait pas dans la mthode de raisonnement interarmes du CID,
alors assez floue, et ni la Marine, ni larme de lair, ne lutilisaient.
Le concept deffet majeur est une subtilit bien franaise. Il se dfinissait comme lef-
fet obtenir sur lennemi, dans certains cas les amis ou le terrain, en un lieu donn et
un moment ou pour un temps donn. Il se distinguait de la notion de but atteindre
qui tait donn par leffet majeur de niveau suprieur auquel on contribuait en partie
par la mission reue. Ainsi les notions de but atteindre et deffet majeur sencha-
naient de niveau en niveau, avec la certitude dune cohrence relle entre eux, mais
en laissant chacun sa marge dinitiative. Lexpression complte de lintention du chef
revenait donner son but atteindre (en vue de) et son effet majeur (je veux...),
exprim par un verbe et des complments de lieu et de temps. Leffet majeur se distin-
guait des missions donnes chaque subordonn pour le mettre en uvre, il devenait
le but atteindre de lchelon infrieur laquelle sa mission contribuait.

Les centres de gravit


Au dbut des annes 90, la fin du pacte de Varsovie a inaugur une re dincertitude
et les tats-majors occidentaux se sont longuement interrogs sur la doctrine crer.
En effet, celle-ci tait fonde sur la stratgie de lennemi. Nayant plus dennemi, il ny
avait apparemment plus de possibilit doctrinale. Etant en charge de llaboration de
la doctrine de larme blinde, puis de larme de terre, jai particip ces rflexions lors
de colloques internationaux sans en sortir grand-chose, sinon que les anglo-saxons
disposaient de concepts oprationnels permettant un vritable raisonnement dun pro-
blme stratgique et opratif. La guerre du Golfe a mis en vidence la notion de cen-
tre de gravit dans la manuvre de Schwarzkopf. Je rappelle que cette notion tait
rserve au niveau stratgique et opratif et quelle sinspirait partiellement de la
notion de manuvre indirecte des Britanniques. En effet, elle se concentrait sur la part
essentielle de la capacit de combattre de lennemi au lieu de le prendre partie au
fur et mesure de sa rencontre. Ce nest quen 1995 que ces nouvelles ides ont t
adoptes en France : notion de Situation Finale Recherche, notions de centres de
gravit et de points dcisifs. A lpoque, ces notions taient totalement inconnues dans
les armes franaises et leur apparition a t contre par de nombreux chefs et sous-
chefs rests sur les errements de la guerre contre le pacte de Varsovie. Adopt en
1997 par larme de terre, il a fallu attendre encore deux annes supplmentaires (oui,
le premier document de doctrine interarmes date de 2001 et ce fut non sans mal quil
fut labor partir de 1999) pour quune doctrine interarmes apparaisse, avec, mal-
heureusement, un premier dvoiement des notions labores.

Les confusions
Cest ainsi que la notion de situation future recherche est devenue ltat final recher-
ch (EFR), ce qui nallait pas tarder crer une grave confusion entre tat et effet.
Encore actuellement, on lit souvent le terme effet final recherch au lieu dtat et,

94
A propos des notions deffet majeur et de centres de gravit

du coup, une notion dordre politico-stratgique (La situation future recherche


exprime la situation concrte obtenir au niveau politique pour que lengagement
de la communaut internationale, de la coalition ou du pays, soit estim achev et sa
responsabilit dgage) est devenue une notion deffet rechercher sur un ennemi,
crant une fatale confusion. De mme, la notion de centre de gravit qui avait, son
introduction, cr des rticences, est devenue la panace universelle, rejetant la notion
deffet majeur aux oubliettes. Javais pourtant pris soin dappeler centres vitaux les
centres de gravit de niveau stratgique (Fondements de la volont de ladversaire ou
part essentielle de sa capacit de combattre et dentretenir le conflit, les centres vitaux
constituent des objectifs de niveau stratgique qui, s'ils sont dtruits ou neutraliss,
conduiront ladversaire, plus ou moins brve chance, la dfaite ou ngocier
une solution acceptable) et centres dterminants les centres de gravit de niveau
opratif (Part primordiale de la puissance oprationnelle de l'adversaire au niveau
opratif qui, si elle est attaque, saisie ou limine, contraindra celui-ci renoncer
son action sur le thtre dopration). Pour le niveau tactique, la notion de point
dcisif (Points de niveau tactique dtruire, neutraliser, fixer ou exploiter pour saisir
le ou les centres dterminants. Les points dcisifs sont des objectifs intermdiaires de
niveau opratif et comprennent les points forts et faibles de ladversaire et les points
cls du terrain, selon les cas) ne remplaait nullement leffet majeur, mais constituait
lobjectif gnral, pour une phase de la manuvre oprative, donn une grande unit
tactique.
Ces rflexions sur la notion de centre de gravit ont, pour une part, amen le CDE
revoir la mthode de raisonnement de larme de terre. La MEDO dans son dition de
2001 ne dfinit la notion deffet majeur que dans une note de bas de page [Effet
majeur : condition essentielle raliser sur lennemi (ou malgr lui), sur les amis,
sur les protagonistes, ou sur le terrain, en un lieu, un moment, pendant un temps
donns, et qui concrtise le succs de la mission]. Leffet devient condition, mais on
ne sait de quoi ou pour quoi, on ne voit pas comment une condition peut tre ralise
sur quelquun et lon sait encore moins comment elle peut concrtiser le succs
dune mission. Dans sa nouvelle dition de 2004, la notion sestompe un peu plus
(Effet majeur : Condition essentielle raliser directement ou indirectement sur le
centre de gravit de lennemi pour parvenir la ralisation de la mission). La condition
se ralise sur le centre de gravit de lennemi et le terme effet majeur ne signifie
plus rien. On nexplique cependant toujours pas ce que signifie condition : sagit-il
dune cause, dune exigence, dune situation, dun tat, dune circonstance, voire dune
consquence ? En conclusion, je plains beaucoup les utilisateurs de la MEDO. Que
sagit-il de faire ? Ldition de 2004 dit que lautorit choisit le centre de gravit et les
points dcisifs et arrte la formulation dfinitive de leffet majeur. Cependant, elle ne
dit pas ce que lon fait du centre de gravit et quoi sert la condition pour raliser la
mission qui est elle-mme distincte du centre de gravit.
En fait, la notion mme de centre de gravit a galement t dvoye. Dans le docu-
ment de 2004, on nous dit que ladversaire doit tre considr non comme une accu-
mulation de capacits, mais bien comme un systme. Ce dernier sordonne autour dun
ou plusieurs centres de gravit qui constituent la source de puissance de ladversaire,
matrielle ou immatrielle, do il tire sa force physique, sa volont de combattre et sa

95
A propos des notions deffet majeur et de centres de gravit

libert daction (3) . Enfin, lors de la conclusion partielle de lanalyse du cadre gnral
de laction, il est dit que cette synthse permet didentifier le centre de gravit et
les points dcisifs associs, dterminants pour lexcution de la mission, dont la valeur
tactique est apprcie partir de lapproche essentielle qui en a t faite au moment
de ltude des forces ennemies et autres parties hostiles, et ventuellement corrige
par les consquences des autres conclusions partielles de lanalyse. A partir de quoi,
ltat-major propose la formulation dun effet majeur, la condition essentielle raliser
directement ou indirectement sur le centre de gravit de lennemi pour parvenir la
ralisation de la mission . Les centres de gravit sont donc dterminants pour lexcu-
tion de la mission, mais on ne nous dit pas pourquoi et comment. De mme, leffet
majeur est la condition raliser sur le centre de gravit pour parvenir la ralisation
de la mission, mais l aussi, le pourquoi et le comment restent non dits.

Ladaptation de la MEDO la matrise de la violence


Cependant, noublions pas que les volutions de la MEDO ont eu un autre objectif, plus
important mme, qui tait de la rendre compatible avec les oprations de matrise de
la violence. Malheureusement, comment une mthode qui nous parle dennemi peut-
elle tre compatible avec la notion de matrise de la violence dans laquelle la notion
dennemi nexiste pas. Oui, je le redis, en matrise de la violence, il ny a pas dennemi
au sens conventionnel du terme, cest--dire clairement identifi comme tant celui
sur lequel il convient dobtenir un effet coercitif. Je rappelle que les engagements
de matrise de la violence ont un but politique de conciliation des revendications de
lgitimit des parties en prsence, voire de crer une nouvelle lgitimit. Pour cela,
lengagement militaire nest pas dexercer la coercition sur un ennemi identifi par le
politique, mais de modrer les affrontements entre les revendications de lgitimit des
parties et de faciliter le processus de rconciliation qui est dordre politique.
Cela signifie que, pour la force dintervention, il ne sagit pas de prendre partie le
centre de gravit dun adversaire potentiel momentan, mais de lempcher dexercer
la violence sur dautres acteurs de violence, sur le systme tatique, sur la socit en
gnral et sur les populations. Sattaquer aux centres de gravit, cest sattaquer aux
fondements de sa volont ou de sa capacit de combattre, cest donc un casus belli
puisque cela le met en position dfavorable vis--vis des autres acteurs de violence (4).
Or le rle de la force nest pas dentrer en conflit avec une partie des acteurs de
violence, mais bien dassurer ou de rtablir la scurit dun territoire troubl par des
violences dacteurs indtermins ou, au contraire, commises par des forces armes
locales identifies.
Pour cela la force dispose de plusieurs possibilits tactiques que sont la prise partie
des points de cohrence du fauteur de troubles ou mme de ses points dcisifs,
cest--dire ses points faibles, ses points forts et les points cls du terrain pouvant
lempcher de manuvrer.

(3) MEDO, dition 2004, p. 18.


(4) Tout ceci est expliqu de manire dtaille dans mon livre Matriser la violence, une option stratgique,
Paris, Economica, 2000, chapitre 11, intitul la matrise des forces .

96
A propos des notions deffet majeur et de centres de gravit

Recherche de la dsagrgation Recherche de lamlioration de


de la situation de ladversaire. la situation socitale.
Grer laction de lautre et sa Grer des situations dans les-
propre action : agir sur lautre pour quelles laction des uns et des autres
le contraindre. Cest la victoire sur na, le plus souvent, pas le pouvoir
lautre qui cre la rupture. de crer une rupture immdiate.

Cette gestion seffectue par combi- Cette gestion seffectue autant


naison dactions dans lespace et le dans le monde psychique que dans
temps physique. le monde physique.
Un vnement physique nengen-
Laction physique sur lautre est
dre pas forcment un changement
prvisible. Elle cre elle seule de situation. Il y a une latence psy-
lvnement qui change la situation. chologique incompressible.
Un effet majeur ou dcisif peut Les vnements dclencheurs
tre planifi en raison de son impact dune nouvelle situation sont le plus
prvisible. souvent des conjonctions deffets
multiples.
Les actions sinscrivent dans une
manuvre, combinaison de feux Cest la varit des actions dans
et de mouvement. La planification les diffrents domaines et leurs effets
dfinit la manuvre. indirects qui crent lvnement.

Or que nous dit la MEDO ? Dabord elle nclaircit pas le problme puisquelle
confond ennemi et adversaire, malgr la prcision donne p. 18 : Cette tude concerne
ladversaire. Il sagit non seulement de lennemi (adversaire conventionnel et clairement
identifi) mais galement des autres parties au conflit, hostiles laction de la force (5).
Ensuite, elle ne prconise quune chose, la prise partie du ou des centres de gravit,
puisque la mthode est base sur cela ; ce qui est un non sens dans le cas des opra-
tions de matrise de la violence. Cela ne signifie pas quon nengage pas le combat avec
un ou plusieurs acteurs de violence si cela est ncessaire pour faire respecter les
termes du mandat reu. Mais ce combat est un combat limit en puissance et en dure.
Il ne peut mettre en difficult ladversaire momentan vis--vis des autres adversaires
par lattaque de ces centres de gravit. Il reste localement limit au niveau tactique.
Alors la notion deffet majeur redevient une notion qui sapplique ce type doprations.
Car dans tous les cas, il y a bien un effet obtenir sur un adversaire momentan, ou
sur un ami, ou encore sur le terrain, en un lieu donn, un moment donn ou pendant
un temps donn. En fait, la notion de centre de gravit est rserve la rflexion stra-
tgique, voire oprative, sans entrer dans les considrations tactiques qui concernent le
comment plutt que le quoi.
Prenons un exemple. Le 6 novembre 2004, l'aviation FANCI, du gouvernement ivoi-
rien, fait neuf morts et 37 blesss parmi les soldats franais bass Bouak et un civil
amricain. Le prsident Jacques Chirac donne l'ordre de riposter en dtruisant les

(5) MEDO, 2004, p. 18, Contre qui ? Ou malgr qui ?

97
A propos des notions deffet majeur et de centres de gravit

avions de combat russes Soukho et un hlicoptre de la flotte arienne ivoirienne


Yamoussoukro (Centre). il pour il, dent pour dent. Oui, mais sans entrer en coer-
cition contre les FANCI, malgr les manifestations de violence qui ont ensuite eu lieu
Abidjan. Si lon peut considrer que laviation ivoirienne constituait bien un point dci-
sif, elle nen tait pas un centre de gravit mettant les FANCI en tat de dfaite ou
mme dinfriorit par rapport aux forces du Nord. Dailleurs, la guerre de linformation
et de la dsinformation mene par le prsident Gbagbo a contrebalanc cette action,
usant encore linfluence franaise.
A linverse, lorsque les Amricains dbarqurent en Somalie en 1992 avec une mission
humanitaire (opration Restore Hope), cest par lutilisation de la mthode de raison-
nement amricaine (je le tiens de la bouche de lambassadeur Oakley, en poste en
Somalie lpoque) quAdid devint le centre de gravit des forces amricaines alors
que leur mandat ntait pas un mandat de coercition. On sait ce qui en suivit : le dpart
des troupes amricaines en catastrophe et lchec de leur mission, en fvrier 1995.
*
* *
De nombreux lecteurs pourront ne pas tre daccord avec moi. Ils appuieront leur
dmonstration sur ce qui se passe en Irak et qui est assez diffrent de ce qui a t
dcrit jusqu prsent. Les Amricains et les Britanniques sont bien confronts une
vritable guerre contre les groupes arms des diffrents partis qui combattent par le
terrorisme aveugle. Dans le mme temps, il sagit bien de matriser la violence de
faon rtablir la scurit et permettre la stabilisation de la situation. Oui, cest exact
et cest bien la spcificit des oprations de contre-terrorisme. Il sagit de mener trois
types dopration de front, celui de la matrise de la violence dune part, de la stabili-
sation dautre part et enfin celui de la lutte contre le terrorisme et la gurilla. Mais l
aussi, quels sont les centres de gravit des groupes terroristes ? Sagit-il des leaders
idologiques et politiques de chaque groupe terroriste, ou des centres de mise en
uvre de la lutte arme , cest--dire des chefs de laction et des systmes leur per-
mettant de communiquer. Sagit-il galement des rseaux de propagande et dintimi-
dation ou enfin de leur rseau logistique (finances, armement, rseau de distribution).
La notion de centre de gravit qui est juste pour la guerre contre une arme ennemie
scroule quelque peu lorsquaucun centre de gravit nest en fait vital, y compris celui
des leaders qui sont aisment remplacs. La mort dAbou Moussab Al Zarqaoui,
annonc le 8 juin 2006 simultanment par le premier ministre irakien, lambassadeur
des Etats-Unis en Irak et le gnral George Casey, commandant la Force multinatio-
nale, na rien chang la situation en Irak.
Il parat donc indispensable dexaminer ce qui remplacerait la notion deffet majeur de
niveau opratif dans les oprations de matrise de la violence et de la planification par les


effets, nouveau concept amricain, trs la mode en ce moment, bien que ne soit pas
rellement dfinie la notion mme deffet. Mais ceci ncessite un autre dveloppement.

98
Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Effet majeur et centre de gravit :


Compatibilit ou incompatibilit ?
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Lieutenant-colonel Claude FRANC,


Officier tudes au CSEM

Le maniement simultan des notions deffet majeur et de centre de gravit dans le


cadre du processus de raisonnement dun problme tactique formalis par la dernire
version de la MDO (mthode dlaboration dune dcision oprationnelle) soulve
des difficults soulignes de faon rcurrente par ses utilisateurs, tant au sein des
forces quen cole. Le principal obstacle sur lequel butent les praticiens de la tactique
semble rsider dans une certaine confusion entre ces deux notions, ne dune possi-
ble duplication entre elles, aggrave en outre par une distinction mal dfinie des
notions relles quelles recouvrent. Elabores initialement des niveaux diffrents,
stratgique et opratif sagissant du centre de gravit et tactique concernant leffet
majeur, introduites successivement et de manire dcale dans le processus de
raisonnement, leffet majeur il y a une vingtaine dannes et le centre de gravit tout
dernirement, il est indniable que leur coexistence dans lexamen des problmes
tactiques y induit une confusion certaine, gnratrice au pire, dlaboration de solutions
rigides, au minimum de la dfinition dun centre de gravit a posteriori, tabli grosso
modo en cohrence avec leffet majeur retenu.

Il y a donc lieu de lever toute ambigut ce sujet et de clarifier ces notions : soit, dans
un premier temps, de revenir sur la dfinition exacte de ces deux notions qui a pu tre
pervertie, puis en deuxime lieu, de se tourner vers lHistoire pour examiner comment
les grands capitaines du pass sen sont servis, de manire consciente et dlibre ou
non, avant dtablir, in fine, si elles sont compatibles entre elles et partant, sil y a lieu
damnager la mthode, au moins dans sa formulation, ou bien, second terme de
lalternative, sil ne vaut pas mieux en revenir leur hirarchisation initiale, leffet majeur
ressortissant au domaine tactique tandis que le centre de gravit le Schwerpunkt
clausewitzien rejoignant la sphre du domaine stratgique et/ou opratif.

De quoi sagit-il ?

Leffet majeur est une notion qui a t introduite dans la mthode de raisonnement
tactique dalors au cours de la dcennie 1980. Pour faire simple, leffet majeur peut
tre dfini ainsi : Effet obtenir sur lennemi, dans un cadre espace-temps donn
et dont la russite garantit le succs de la mission reue , car il existe, par essence,
un lien direct et consubstantiel entre la mission reue intangible et leffet majeur.
Cette premire notion nest pas perdre de vue car, trop souvent, leffet majeur a t

Retour sommaire 99
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

rduit au seul but recherch de laction tactique, ce que, grosso modo, Foch
appelait, il y a un sicle, lobjectif, et ce que recouvre actuellement la notion d effet
final recherch .
En fait, cest la fois plus simple et plus compliqu : cela revient, souvent en cours
daction, beaucoup plus rarement en fin, dfinir la situation obtenir sur le terrain en
terme deffet (1), de nature traduire sans ambigut possible que la mission est effec-
tivement remplie. De ce fait, logiquement, cet effet majeur dcoule de lanalyse des
objectifs et des possibilits de lennemi, dans ses trois dimensions, lespace, le temps
et les volumes de moyens ncessaires, facteurs avec lesquels il doit imprativement
tre en cohrence. A ce titre, il doit toujours viser, soit contrer la menace ennemie
envisage dans son hypothse la plus dangereuse, soit saisir les opportunits lies
la prvision dun rapport de forces favorable. Fruit dune analyse serre permettant
dapprhender la situation gnrale et particulire, le milieu et son influence sur la
manuvre, la mission dans sa lettre et son esprit, lennemi et laction de lchelon
suprieur, sa dtermination rpond la question QUOI faire, O et QUAND ?
Partant de cet effet majeur, il sagit alors de rpondre la question COMMENT le faire.
Cest la partie de synthse de la mthode qui vise concevoir une manuvre permet-
tant de le raliser : concrtement, il sagit darticuler les forces et de fixer des rles ou
des missions lensemble des lments subordonns.
Enfin, cette notion deffet majeur traduit un style de commandement, la subsidiarit qui
prserve et garantit linitiative oprationnelle des subordonns, gage de succs.
Il y a maintenant quelques annes, il a t introduit dans la mthode la notion de cen-
tre de gravit sur lequel devait se concentrer le point dapplication de leffet majeur.
Cette notion tait dfinie ainsi Source de puissance, matrielle ou immatrielle, de
ladversaire do il tire sa libert daction, sa force physique et sa volont de combat-
tre (2) . Il sagit en fait de la rapparition dune ancienne notion mise au jour par
Clausewitz, le Schwerpunkt , initialement donc relevant du domaine de la stratgie,
que des auteurs anglo-saxons, en fait amricains, ont remis au got du jour en la gn-
ralisant au domaine tactique.
En fait, chez Clausewitz la relation entre tactique et stratgique est assez explicite, la
tactique tant constitue par la planification et lexcution des engagements militaires,
la stratgie correspondant lutilisation de ceux-ci pour atteindre lobjectif de la guerre.
Ici aussi, comme dune manire gnrale dans lensemble de la pense clausewit-
zienne, ces dfinitions sont dtermines par le binme moyen-fin qui correspond pour
la tactique aux forces armes (le moyen) et la victoire (la fin). La stratgie met
profit cette victoire militaire, seul moyen dont elle dispose pour atteindre lobjectif quelle
sest fix. Lobjectif de la guerre est la dfaite de lennemi, le but stratgique tant de
dterminer le noyau central contre lequel laction doit tre dirige. Chaque belligrant
dveloppe ainsi son centre de gravit, pivot de sa puissance et de ses mouvements.

(1) Dtruire, dissocier, engluer, contenir, etc.


(2) Manuel de MEDO dition 2004.

100
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

La domination de ladversaire rside donc dans lcrasement de sa rsistance concen-


tre sur son centre de gravit. En consquence, chez Clausewitz, les centres de gra-
vit les plus courants sont les suivants : larme ennemie, sa capitale (ds lors quelle
est la fois centre de sa puissance et sige de son corps politique) et galement son
alli principal, ds lors quil est plus fort que lui-mme (3)
Cest donc partant de ce constat quil y avait une certaine analogie entre la dtermi-
nation de leffet majeur et lexistence explicite ou non de ce que Clausewitz appelait
Schwerpunkt et qui a t traduit par centre de gravit que lide est apparue de faire
porter le point dapplication du premier (leffet majeur) sur les forces vives du second
(le centre de gravit), mme sil est admis que le Schwerpunkt de Clausewitz
pouvait trs bien tre de nature immatrielle.
Avant de se prononcer sur le bien fond et la validit dune telle approche, il peut tre
utile de se pencher sur quelques exemples historiques. Certes, la critique danachro-
nisme est prgnante, mais cette rserve peut tre contourne par le constat quau
moins de manire implicite, la rfrence ces deux notions existait toujours et que, au
moins en ce qui concerne les exemples mettant en jeu larme allemande, la notion,
cette fois-ci bien explicite, de Schwerpunkt existait toujours. Quant leffet majeur,
il suffit de lassimiler lintention du chef qui en est lexpression, en termes dlabora-
tion des ordres.

Que dit lhistoire ?


En juillet-aot 1942, dans les sables libyens, lAfrika Korps command par Rommel tait
aux prises avec la VIIIe arme britannique, commande par le gnral Ritchie, laquelle
lors de la phase pralable de la campagne au cours du printemps de la mme anne,
avait t refoule des confins de la Tripolitaine quelle avait atteint hauteur dEl Aghela
jusqu la Cyrnaque occidentale o les dispositifs respectifs staient stabiliss. En
termes tactiques, leffet majeur de Rommel tait dune simplicit biblique : il lui fallait
dtruire la masse de manuvre de la VIIIe arme (les 7e division blinde et 4e division
indienne (4)) avant quelle ne se rtablt en Egypte sur le dernier obstacle naturel avant
Alexandrie : lensemble du mouvement de terrain Alam Halfa-El Alamein. Ce choix du
point dapplication de leffet majeur en Cyrnaque tait dautant plus pertinent que
Rommel y bnficiait encore de lignes de communication acceptables tandis que les
contraintes logistiques simposeraient de plus en plus tyranniquement au fur et mesure
quil senfoncerait vers lEgypte ; a contrario, pour les Britanniques, un recul en Egypte
les rapprochait de leurs bases et raccourcissait leurs propres lignes de communications.
Secondairement, un succs en Cyrnaque pouvait permettre Rommel de semparer
du port de Tobrouk, allgeant ainsi ses charges logistiques.
Mais, au niveau opratif, lchelon du thtre, le problme se posait en dautres
termes : pour Auchinleck, commandant britannique du thtre Middle East, au Caire,
le centre de gravit du thtre dont il exerait le commandement tait constitu par la

(3) In CHALIAND Dictionnaire mondial de la stratgie page 92.


(4) Ainsi que la brigade de franais libres de Koenig, qui, installe en dfense ferme hauteur de Bir Hakeim,
verrouillait le dispositif britannique face au sud.

101
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

petite le de Malte dont la conservation lui permettait de contrler lespace maritime


mditerranen, condition sine qua non de lalimentation de sa bataille dans le dsert :
en effet, les communications britanniques taient tributaires dun ravitaillement qui ne
pouvait seffectuer que sous forme de convois depuis les Iles Britanniques et Gibraltar,
lesquels convois devaient faire lobjet dun puissant appui arien pour pouvoir franchir
sans encombres le dtroit de Sicile, surveill, sinon contrl par lAxe. LO.K.W. (le
haut-commandement de la Wehrmacht) avait parfaitement identifi tout lintrt quil y
avait frapper directement ce qui constituait le centre de gravit de la prsence mili-
taire britannique sur le thtre mditerranen. Ainsi, bien que les forces du Reich fus-
sent trs fortement engages en Russie (loffensive en direction du Caucase et de la
basse Volga), une puissante flotte arienne (Luftflotte) en fut distraite et regroupe
Tripoli sous commandement direct de lOKW, avec comme objectif de faire tomber
Malte par la rptition de frappes ariennes.

Rommel commit alors une faute majeure en refusant le dcouplage entre son effet
majeur tactique (la destruction de la VIIIe Arme) et la frappe sur le centre de gravit
ennemi (Malte) : fort de son prestige qui lui assurait un accs direct Hitler, il russit
obtenir que ces forces ariennes fussent dtournes de Malte et passassent sous son
commandement tactique pour agir en appui direct (close air support) au profit de sa
21e Panzer. Son offensive blinde trilla certes svrement la VIIIe Arme, mais elle fut
bloque fin aot Alam Halfa par des units britanniques rduites, mais convenable-
ment ravitailles et renouveles grce aux convois qui parvenaient Alexandrie grce
la matrise de Malte. Raisonnant uniquement au niveau tactique qui tait le sien
il navait pas peru quau niveau de la globalit du thtre mditerranen, le chemin
dAlexandrie passait imprativement par Malte.

En effet, tel quil est dfini par Clausewitz, le centre de gravit le Schwerpunkt
est une notion qui ne trouve sa raison dtre qu lchelle du commandement opratif
et/ou stratgique, tandis que leffet majeur relve du seul niveau tactique. Leur cou-
plage est difficilement envisageable.

Autre exemple mettant en jeu larme allemande au cours de la dernire guerre. Sur le
front de lEst, en aot 1941, aprs les brillantes victoires de Minsk et de Smolensk du
groupe darmes Centre sur laxe deffort, la Wehrmacht a connu une grave crise de
commandement : une divergence de vues est apparue entre Hitler, commandant
suprme, et ses gnraux sur le terrain au sujet des objectifs futurs de la campagne,
Moscou ou lUkraine. Trs paradoxalement, ce sont le marchal von Bock commandant
le G.A. Centre et le gnral Guderian, commandant la 2e arme blinde qui raisonnaient
en terme de centre de gravit stratgique, Moscou, tandis que Hitler sen tenait la ra-
lisation dun effet majeur tactique, la mise hors de cause pralable de la menace de
flanc que constituait larme Boudienny au Sud de la zone des marais du Pripet. Cette
diffrenciation entre recherche dun effet majeur tactique et atteinte directe du centre de
gravit ennemi impliquait une divergence de laxe dattaque de 90 sur une longation
de 500 kilomtres, ce qui est loin dtre ngligeable : plein Est dans un cas vers
Moscou, plein Sud, dans lautre en direction de Kiev. Le 23 aot, au terme dun mois de
tergiversations, la situation tait dbloque par la diffusion dune directive dHitler fixant
la rduction de larme Boudienny avant la reprise de loffensive finale vers Moscou. Ce
fut une remarquable manuvre en tenaille entre les Groupes darmes Centre et Sud

102
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

qui aboutit lencerclement tanche de la masse de manuvre ennemi du sud et la sa


destruction ; 600 000 prisonniers furent ramasss. Loffensive vers Moscou pouvait
reprendre, cette fois ci en respectant le principe de sret : von Bock put actionner Hoth
et Guderian en direction de Viazma et Briansk sans craindre une contre attaque sur son
flanc sud. Mais un mois de beau temps avait t perdu qui ne sera jamais rattrap et ce
dlai sera fatal larme allemande.
Cet exemple a tendance dmontrer que, loin dtre juxtaposables, les deux notions
deffet majeur et de centre de gravit, outre quelles se diffrencient en nature, obis-
sent une notion hirarchique : le centre de gravit, considr sous le prisme de la
manuvre tactique, ne constitue pas un objectif en soi, mais peut tre assimil la
rsultante des diffrents effets majeurs jous au cours de la campagne.
Cette ide est corrobore par la manuvre de Juin en Italie sur le Garigliano. Au prin-
temps 1944, plac dans un rapport de forces trs dfavorable, le marchal Kesserling
tait parvenu bloquer loffensive allie en direction de Rome en saccrochant la
chane des Abbruzzes sur toute la largeur de la pninsule. Le centre de gravit de sa
dfense tait constitu par la position de Cassino, verrouillant lensemble des valles
vers le sud et commandant laccs la plaine de Rome. Toutes les tentatives frontales
dAlexander (commandant le 15e groupe darmes) et de Clark (commandant la
Ve arme US) pour enlever la position frontalement grce un rapport de forces
crasant se sont soldes par un chec. En mars 1944, le dispositif alli est remani et
le C.E.F. est engag en flanc garde de la Ve arme au pied des monts Aurunci, massif
chaotique de 25 km de profondeur, inhabit, coup de quelques sentiers muletiers
inaccessibles tout vhicule, et command du nord au sud par la falaise des Monts
Petrella (1 553 m) et le Mont Majo. A son extrmit nord, laxe Pico-Itri commande
laccs aux axes de la plaine menant Rome.
Les deux cartes jointes permettent dapprhender ce terrain et de suivre les oprations
dveloppes ci-dessous.
Avec 3 divisions fortement prouves, le gnral von Senger tient en chec 8 divisions
allies. Outre Cassino o il est install en dfense ferme, il ne tient solidement que les
points de passage obligs (Castelforte, Ausonia, Esperia) et a totalement dgarni le
massif du Petrella. Il ne dispose que de faibles rserves. Alors que Clark envisage pour
sa campagne de printemps de renouveler un assaut frontal par les valles sur Cassino,
Juin reconnat pied sa nouvelle zone daction et dcide de manuvrer par les hauts.
Il dclare son chef dtat-major : A partir de la tte de pont, me jeter sur le Majo et
puis l, par derrire, sauter sur le Petrella, foncer dans la montagne, manuvrer par les
hauts, atteindre les arrires de lennemi, dborder, envelopper. Etudiez moi a tout de
suite et mettez le moi en musique . Dans la foule, ltat-major rdige un mmoire que
Juin vend Clark : dune mission secondaire de flanc garde, sa mission devient
leffort de larme. Lattaque dbouche le 11 mai 23 heures, choue initialement par
manque de prparation dartillerie pour prserver la surprise, mais, relance sur les
mmes directions le lendemain dans laprs-midi du 12, le 5e Marocains du colonel
Piatte (5) coiffe le Majo, tandis que Montsabert enlve Castelforte. La perce est faite.

(5) Futur CEMAT quinze ans plus tard.

103
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

Bnficiant de la rupture, Juin engage immdiatement son corps de montagne (6) en


exploitation pied, tandis qu lest de sa zone daction, Cassino tient toujours face aux
actions frontales des Britanniques dans la valle du Liri. Conscient de la menace que
fait peser laction du C.E.F. sur lensemble de son dispositif, von Senger oriente toutes
ses rserves vers Ausonia, de manire sopposer un rabattement vers la valle du
Liri. Mais Juin ignore superbement cette valle et poursuit par les hauts. Le Petrella est
atteint. Le 18 mai, von Senger saisit toute lampleur du dbordement franais lorsque
Sevez et Guillaume tiennent sous leurs feux la rocade Itri-Pico. La mort dans lme,
sans que son dispositif ne soit mme entam Cassino, mais tourn dans la profon-
deur, von Senger ordonne ses parachutistes dabandonner le Mont Cassin.
Ainsi, le centre de gravit de lennemi est tomb sans quil nait t directement vis
par la manuvre, leffet majeur de Juin tant de percer demble hauteur de lensem-
ble Faito-Feuci-Majo, puis la rupture obtenue, de lexploiter par les hauts, sans se
proccuper des valles et de viser lultime rocade pour redescendre dans la valle. Ici
encore, lchelon du corps darme, leffet majeur ne portait pas sur le centre de gra-
vit ennemi. A fortiori, leffet majeur tactique de la grande unit charge de faire tom-
ber directement Cassino, le 30e C.A. britannique qui tait appliqu directement sur le
centre de gravit na eu aucune influence sur le succs alli et a mme chou

(6) 4e D.M.M. du gnral Sevez et groupements de tabors du gnral Guillaume.

104
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

Autre exemple de dcouplage du centre de gravit davec leffet majeur, cette fois ci,
considrs tous deux sous langle de lami, lattitude de Joffre avant la Marne : la situa-
tion de larme franaise au dbut septembre 1914 est suffisamment connue pour quil
soit utile dy revenir.
Quel tait leffet majeur de Joffre ? Il a eu le bon got de lexprimer de manire trs
claire dans ses ordres : son intention apparat en effet trs explicitement dans son
ordre gnral n 6, diffus par le G.Q.G. le 4 septembre 22 heures : Il convient de
profiter de la situation aventure de la 1re arme allemande pour concentrer sur elle les
efforts des armes allies dextrme gauche. Toutes les dispositions seront prises
dans la journe du 5 septembre en vue de partir lattaque le 6 . Son effet majeur
sera donc port par le groupement des 6e arme renforce du Corps de cavalerie
Sordet et 5e arme ainsi que de la B.E.F (7). Pralablement, il avait cisel sa main
son aile gauche en relevant de son commandement Lanrezac, son corps dfendant
dailleurs, et en plaant Franchet dEsprey la tte de la 5e arme. Cette relve qui a
donn lieu pendant longtemps des dbats passionns ntait pas une sanction pour
incomptence Lanrezac avait la semaine prcdente dmontr tout son brio tactique
lors de la bataille de Guise grce aux effets de laquelle linflexion de Klck vers le sud-

(7) British expeditionary force 2 C.A., commande par le marchal French.

105
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

est et t impossible mais, en cartant Lanrezac, Joffre voulait sassurer dune par-
faite entente avec larme britannique, lancien commandant de la 5e arme ayant
manifestement une incompatibilit dhumeur flagrante avec French.

Ceci pos, o discerner le centre de gravit de son dispositif ? Assurment, il rsidait


dans la maintien du contrle de la rocade ferre Belfort Chaumont Troyes Nogent-
sur-Seine Provins qui, seule depuis que lavance allemande avait coup la rocade
Nancy Bar-le-Duc Saint-Dizier Chlons Chteau Thierry, lui permettait de
conserver la capacit de manuvrer sur ses lignes intrieures en lui offrant la possi-
bilit de faire basculer des moyens depuis son aile droite engage dans les Vosges
et en Lorraine o Castelnau tait parvenu stabiliser la situation par sa manuvre
darrt sur le Grand Couronn vers son aile gauche, qui dans son esprit serait, terme,
charge de son effort pour stopper laile marchante de Moltke. Cest ainsi quen
dissolvant le dtachement darme des Vosges du gnral Pau, et en prlevant des
forces sur les 1re et 2e armes, il tait parvenu au tour de force de reconstituer de toutes
pices une masse de manuvre, la 6e arme de Maunoury et le corps de cavalerie
Conneau.

Le problme qui tait pos Joffre se prsentait donc sous un double aspect : dune
part, constituer une masse de manuvre lui permettant de faire porter son effet
majeur sur laile marchante allemande en la contre-attaquant de flanc depuis lOurcq,
dautre part, tre en permanence en mesure de protger son centre de gravit consti-
tu par la rocade ferre, dcrite plus haut, quen aucun cas les Allemands ne devaient
couper.

Aussi, pour rpondre ce dernier impratif, simultanment la formation de larme


Maunoury, il constitue le dtachement darme Foch avec comme noyau la Division
marocaine du gnral Humbert frachement dbarque et la 42e division retire de
Lorraine pour limbriquer la jointure des Ve et IVe armes, point vulnrable de son
dispositif, avec comme mission de stopper la IIIe arme allemande en avant des
hauteurs de Fre Champenoise et de Szanne. La preuve en est que la constitution
de cette nouvelle arme correspondait bien cette fin est que, ds que la menace
directe allemande sur cette rocade a disparu lissue du rtablissement du dispositif
franais hauteur de lAisne, Joffre sest empress de dissoudre ds le 14 septembre
larme Foch qui navait plus de raison dtre.

Ainsi, dans lconomie quil a faite de ses forces, Joffre a-t-il bien diffrenci celles quil
affectait lapplication de son effet majeur, le groupement des armes de laile gauche,
de celles qui lui serviraient couvrir son centre de gravit, larme Foch.

Compatibilit ou incompatibilit de leffet majeur et du centre de gravit ?

De tout ce qui prcde, que retenir ? Outre le fait, dj relev, quelles ne sappliquent
pas au mme niveau de manuvre, dabord que ces deux notions ne relvent pas de
la mme logique : leffet majeur est le fruit dun raisonnement ayant comme point de
dpart la mission reue au niveau tactique, tandis que le centre de gravit est lidenti-
fication du point fort de lennemi, indpendamment de la mission de nos propres

106
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

forces. Dailleurs, en sen tenant la mthodologie, leffet majeur se dtermine au


terme de la phase danalyse, tandis que le centre de gravit ennemi est arrt en cours
danalyse.
Dans leur formulation respective, ce distingo apparat nettement : leffet majeur sexprime
toujours sous la forme dun verbe daction linfinitif, tandis que le centre de gravit,
identification du point dquilibre ou a contrario de dsquilibre, peut sexprimer sous
forme dun substantif. Cela peut paratre accessoire, mais si la langue franaise conserve
un sens, cela nest pas neutre.
Par ailleurs, la dfinition retenue du centre de gravit prcisant quil peut relever du
domaine matriel, comme immatriel, il est difficilement concevable de faire porter un
effet militaire sur un sujet immatriel !
Les exemples fournis ci-dessus dmontrent que, du fait mme de cette diffrence de
nature, leffet majeur nest pas applicable dans labsolu, directement ou indirectement
sur le centre de gravit.
Une autre approche pour dnier toute compatibilit entre ces deux notions peut tre le
risque quil y aurait de toujours agir du fort au fort : en effet, si le centre de gravit
ennemi est retenu comme tant une source de puissance, et si lon doit y appliquer,
mme de manire indirecte leffet majeur, ny a-t-il pas alors un risque quen agissant
de la sorte, le dcideur militaire senferme dans une logique daction directe du fort
au fort. Alors que le bon sens mme fera toujours privilgier leffort initial sur les points
faibles de lennemi. Cette rflexion nest pas tout fait innocente, dans la mesure o
cette ide de centre de gravit a t mise ou remise au got du jour par la doctrine
amricaine rcente laquelle est une parfaite illustration de laction directe.
Diffrentes dans leur nature mme, dans leur niveau dapplication, dans la manire
dont elles sont exprimes, dans leur finalit mme, il nen demeure pas moins quelles
pourraient recouvrir, ces diffrences prs certes, une certaine plage commune.
Alors, si lune ne sapplique pas ncessairement sur lautre, ny a-t-il quand mme pas
un lien qui les unit ?
Lexemple de la crise de commandement qua connue la Wehrmacht au cours de lt
1941, crise qui tourne quon le veuille ou non sur lapprciation qui tait faite quant
au rsultat tactique obtenir par rapport latteinte du centre de gravit, dmontre bien
qutant plac un niveau suprieur celui de la tactique, le centre de gravit consti-
tue la rsultante de lensemble des effets majeurs dtermins. Et cette conclusion
partielle est parfaitement cohrente car elle sinscrit dans un aphorisme plus global,
lunicit de la manuvre.
Au nom de ce principe de lunicit de la manuvre, lexemple portant sur le corps
expditionnaire franais en Italie dmontre une autre approche qui mrite rflexion :
certes, leffet majeur ne sapplique pas forcment sur le centre de gravit de lennemi,
mais il peut, de manire indirecte, concourir son atteinte : si Cassino, centre
de gravit de Kesserling, est tomb, certes ce nest pas grce laction directe de
la VIIIe Arme, mais, indirectement, grce la manuvre par les hauts du C.E.F.

107
Effet majeur et centre de gravit : compatibilit ou incompatibilit ?

Dans ce cas, il nest pas exagr daffirmer quau point de vue de lexpression de
lide de manuvre, le centre de gravit pourrait constituer, certes pas le point
dapplication de leffet majeur, mais le en vue de de lintention du chef. Il y aurait
donc bien une certaine relation entre ces deux notions, mme si lune ne sapplique
pas sur lautre.
*
* *
En conclusion de cette rflexion, comme souvent en matire tactique, il convient de
se garder de tout dogmatisme. Le gnral de Gaulle disait que laction guerrire tait
avant tout contingente et le marchal Bugeaud affirmait qu la guerre, il y avait peu de
principes, mais que les rares qui existaient devaient tre respects.
Donc, sil est bien avr quil est exagr daffirmer que leffet majeur doit se porter sur
le centre de gravit de lennemi, comme il est crit dans la mthode de raisonnement
actuelle, gardons nous bien de tomber dans lexcs inverse daffirmer quil nexiste pas
de relations entre eux. Selon le cas, le cadre gnral de lengagement ou la nature
de lopration, le centre de gravit ennemi qui aura t identifi pourrait constituer le
en vue de ou bien, souvent, il constituera la rsultante des effets majeurs.
Donc, leffet majeur ne sapplique pas de faon systmatique sur le centre de gravit.
Il peut aussi porter sur un point dcisif, un ensemble de points dcisifs ou toute autre
vulnrabilit de ladversaire. Il y aurait donc lieu de corriger en ce sens la dfinition de
leffet majeur telle quelle figure dans le TTA 106. On supprimerait ainsi des sources de
confusion, on viterait des dbats pas toujours constructifs et on reviendrait ainsi
lesprit premier de la mthode.
Pour nous aider demeurer modeste dans toute affirmation premptoire en la
matire, bornons nous constater que le matre en la matire, lEmpereur, navait pas
rsolu cette quation guerrire : navait-il pas, en septembre 1812 atteint le centre de
gravit russe en semparant de Moscou aprs la victoire de la Moskowa. On connat


la suite

108
Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Pour un retour en grce de


lapprentissage de la tactique
SI VIS

LLU M
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PA

CE
M PA RA

Par le Lieutenant-colonel Gilles HABEREY,


professeur de groupe au CSEM

Les principes de la guerre sont la porte de lintelligence la plus ordinaire,


ce qui ne veut pas dire quelle soit en tat de les appliquer .
Gnral Dragomirov (1)

Depuis une quinzaine dannes, larme de terre vit un rythme dengagement en op-
rations jamais connu depuis la fin du conflit algrien. En effet, le terme de notre pro-
cessus de dcolonisation alli une rigidification de la pense militaire toute articule
autour du dogme nuclaire avaient progressivement amen le fait tactique son
expression la plus simple. Les schmas de conduite de la manuvre taient assez
globalement figs, rpondant parfaitement une menace connue et des objectifs
identifiables en planification.
Cette parenthse dans lhistoire de la guerre sest referme : la France a fait aujourdhui
le choix de sengager, seule ou dans le cadre de coalitions ou alliances, dans des
oprations nombreuses et multiformes toujours plus consommatrices deffectifs et de
moyens, face des adversaires dont les contours et les modes daction ne sont pas
toujours conformes aux attendus thoriques. Le fait tactique, qui vise la production
directe deffets par la combinaison de fonctions oprationnelles et leur manuvre sur
le terrain, a ds lors reconquis toute sa lgitimit. Laction ntant pas rserve des
seules units spcifiques, il sagit aujourdhui, plus que jamais, de prparer les
corps et les esprits de toute larme de terre des conflits prouvants mentale-
ment et physiquement, avec des niveaux et des spectres de violence difficiles
prvoir et matriser.
Pourtant, assez tonnamment, il semblerait que la tactique soit peu dactualit, sans
quil soit possible de dterminer sil sagit dune dsaffection intellectuelle au profit de
niveaux estims plus complexes et stimulants, ou dun abandon dlibr dont lorigine
se situerait mi-chemin entre la mconnaissance dune part, la pleine confiance dans
une capacit inne conduire une excution mcanique de procdures opration-
nelles dautre part.

(1) Principes essentiels pour la conduite de la guerre , Paris, 1889.

Retour sommaire 109


Pour un retour en grce de lapprentissage de la tactique

Ne serait-il donc pas temps, enfin, de redonner la formation tactique toute sa place ?
Ne serait-ce pas dans la recherche de la matrise de lemploi des forces, du comman-
dement au contact et de la manuvre, que se situerait in fine lart premier du chef et
du soldat ? Lunique vocation de notre arme de terre ne devrait-elle pas tre de
russir nos engagements en conomisant le sang de nos soldats qui se trouvent
plongs au contact des ralits du champ oprationnel, donc de la tactique ?
Cette dernire se porte mal et ne suscite pas lintrt quelle mrite, sans doute
parce que les succs jusqualors rencontrs dans des oprations aux exigences
limites voilent la ralit profonde de notre niveau rel de prparation nos
engagements futurs.
Au-del dun constat plutt dcevant en la matire, il est ncessaire de rappeler toute
limportance du domaine considr, dautant que des pistes de rflexion et daction
sont nombreuses pour replacer la tactique au cur du mtier des armes.
*
* *
Dvidence, ltat des lieux est peu satisfaisant. Parent pauvre de la formation,
parent pauvre des formations, oublie perptuelle des exercices, la tactique souffre
dune perte progressive dexpertise.
La formation est la premire touche par cette dsaffection. La densit des
programmes et, par consquent, le manque de temps, nuisent la rflexion tactique.
En effet, le temps ddi ltude de la manuvre est limit par laccumulation de
connaissances acqurir. Or, le cadre daction en oprations est sans doute devenu
plus complexe ; lintgration dlments denvironnement multiples simpose dans la
conduite de laction aux chelons les plus bas, les implications politiques et militaires
de toute erreur dvaluation pouvant se rvler catastrophiques lchelle de lopra-
tion. Lenseignement tactique doit donc par induction se frayer un chemin entre
les impratifs de formation organique, juridique, thique,
Lencadrement est parfois amen naturellement se concentrer sur les procdures au
dtriment de la rflexion. Or, si la connaissance de ces dernires est bien sr fonda-
mentale, elle ne saurait constituer le cur du sujet. La matrise de la manuvre est
la rsultante de plusieurs actes intellectuels majeurs concomitants, notamment
la connaissance des capacits des vecteurs de force, indispensable la juste com-
binaison des effets, lexprience qui trouve son origine tant dans les situations vcues
individuellement que collectivement, au sein de nos armes comme ltranger, la
rflexion, quelle soit dordre purement conceptuel ou quelle sappuie sur lhistoire des
campagnes militaires. Cette dimension tactique, qui doit irriguer la formation de loffi-
cier (2), est seule de nature garantir aux units une pleine communion de
pense et daction au combat.

(2) et du sous-officier, un autre niveau : quen est-il de la formation tactique en FS2 alors que le sous-officier
BSTAT a vocation soit prendre le commandement dune section ou dun peloton, soit remplacer ex-abrupto
son chef dans laction si ce dernier fait dfaut ?

110
Pour un retour en grce de lapprentissage de la tactique

Dans un autre domaine, il convient de constater que le groupement et le sous


groupement tactiques constituent, lexprience de ces 20 dernires annes,
lchelon dengagement quasi-exclusif. Pour autant, tout est-il fait pour garantir
ces niveaux dengagement le temps et les moyens de poursuivre linstruction indivi-
duelle et collective ? Le mille-feuille que constitue une programmation rgimentaire
soumise des tensions multiformes sans cohrence densemble laisse la tactique la
portion congrue : seuls les passages en centres nationaux dentranement sont par-
gns car objet dune programmation nationale. En outre, les structures ddies
linstruction tactique internes au corps mriteraient dtre solidement renfor-
ces : on ne peut que regretter la faiblesse en terme de quantit et de qualit de
larmement des BOI (3) : Enfin, la partie instruction des corps inscrite au DUO reste
minimale. Dans le domaine des ressources humaines, le choix na pas t effectu au
profit des structures dengagement au contact.
Enfin, les exercices souffrent dune perte de leur dimension tactique, notamment aux
niveaux 3 et 2. La difficult culturelle, dune part, valuer un tat-major sans pren-
dre le risque de froisser lautorit, dautre part organiser de vritables jeux double
action qui, parce que lennemi enfin intelligent manuvre, offre le risque pour le joueur
dtre battu, est relle : combien dexercices de haut niveau, extrmement difficiles
organiser et conduire certes, ne se limitent qu un suivi de rsolution dincidents et
vnements prvus en amont et nautorisent aucune libert de manuvre ?
Le chantier conduire reste important, quil souffre dune perte dintrt ou quil fasse
les frais dautres priorits. Pourtant, chacun reconnat la porte dun sujet qui se trouve
consubstantiellement li la conduite du combat.
*
* *
Le sujet touche aux fondements du mtier militaire : la technologie ne pouvant
constituer une rponse pleinement satisfaisante la complexit des engagements, la
matrise de la tactique se rvle fondamentale, tant du fait de son caractre immdiat
et concret que de sa dimension vitale.
Les units amricaines en Afghanistan et en Irak, les forces israliennes au sud Liban,
ont dress le douloureux constat que le recours systmatique la seule solution
technologique ne constitue aucunement une panace. La numrisation de lespace
de bataille avec la recherche dacquisition de linformation en temps rel, la surprotec-
tion des hommes et des moyens, la macrocphalie des structures dengagement, la
sparation progressive du command et du control , bref, le technicisme en vogue, ne
sauraient constituer la seule rponse aux dfis lancs par des adversaires qui ont fait
de leur apparente faiblesse technologique une force par une capacit dadaptation
suprieure. Le combat reste, plus quune collision des moyens, un choc des volonts
et des intelligences, laction se dclinant toujours in fine sur le terrain par limplication
directe de la dimension humaine.

(3) Le nombre dofficiers suprieurs dans un corps tant limit, mcaniquement, les officiers titulaires du DEM
(recrutement direct ou semi-direct) ont vocation quitter les corps, sauf occuper des fonctions de chef de ser-
vice. Or, les officiers traitant du BOI, majoritairement donc dorigine semi-directe tardive, ne se voient proposer
aucune formation tactique quivalente au DEM.

111
Pour un retour en grce de lapprentissage de la tactique

Moment extrme de compression du temps et de la perception, laction se


caractrise par son immdiatet. Seul un apprentissage pralable de la manuvre
permet de rpondre lvnement dans lurgence : quil sagisse des actes rflexes
pour le soldat, du dispositif et des ordres pour le cadre de contact, de lengagement
immdiat des moyens pour lofficier charg de la conduite, chacun, dans le brouillard
de linformation et la connaissance mdiocre de la totalit des paramtres, doit pouvoir
restituer rapidement ce qui a t appris et assimil et le mettre en perspective
avec le caractre indit de laction. Si la culture gnrale se veut une cole du
commandement, il serait dangereux dimaginer que seule elle permet de former des
chefs tactiques, car la matrise de lart de la guerre nest que le fruit dune pleine
connaissance de la science du combat. Les succs de la Wehrmacht sur le front
occidental en mai 1940 sont peut-tre le rsultat dune atrophie de la pense militaire
franaise, ou dune inadaptation de la doctrine ou de loutil militaire. Ils sont, peut-tre
plus encore, le fruit, au sein de larme allemande, dune solide formation tactique
dispense tous les chelons. Laudace ne se dcrte pas, elle sapprend.
La nature mme du combat donne lapprentissage de la tactique une dimension
vitale. Projet au cur du maelstrm informationnel, le chef doit savoir conduire une
manuvre cohrence, efficiente, coordonne, rapide, car toute erreur tactique,
quelle soit le fruit dune mauvaise formation, dun entranement approximatif, ou
dun dsintrt foncier, se paye automatiquement sur le terrain par le sang
vers. Le mtier des armes na dautre finalit que dobtenir la victoire tout en cono-
misant les pertes humaines. Certes, les conflits daujourdhui sont relativement peu
meurtriers, et les occasions douvrir le feu ou de le subir restent plutt anecdo-
tiques. Mais qui peut assurer la prennit de cet tat de fait ? Tout au long dune
carrire militaire, quel que soit le cursus propre chacun, qui peut tre sr quil
ne sera pas, un jour, mis en situation de combattre ou dengager des hommes
au combat ? Le sang pargn sur une action paroxystique de quelques minutes
ne vaut-il pas un effort de formation de plusieurs annes, ft-il coteux et
consommateur de temps ?
La ncessit dune attention renouvele en direction de la tactique est avre. Pour
autant, au-del du simple constat, il convient de sorienter vers des dmarches
concrtes, simples, susceptibles dtre mises en place rapidement car le temps
compte.
*
* *
Les actions qui pourraient tre engages sont multiples, sans exclusivit aucune.
Trois pistes semblent toutefois se dgager : la systmatisation de lvaluation des
exercices sous langle tactique, le renforcement de la formation et la formalisation
dune structure ddie au sein de larme de terre.
En matire de formation, constater que la prparation du conflit de demain ne peut
se contenter de programmes dulcors et de volumes horaires compresss constitue
un truisme. Considrer quune formation ponctuelle de cursus ne peut garantir la
connaissance dfinitive du sujet en constitue un autre. La formation initiale de nos

112
Pour un retour en grce de lapprentissage de la tactique

cadres impose une connaissance fondamentale, mais aussi extrmement concrte du


combat par lapprentissage et la mise en situation, sur la base dun volume horaire
densifi. En terme de formation complmentaire, des actions doivent tre mainte-
nues et renforces pour prparer au mtier du lendemain. Certes, des formations exis-
tent, sans que laspect tactique ne soit toujours trait sous une forme totalement satis-
faisante.
Lemploi des forces, consubstantiel au mtier des armes, plus quune voie dexper-
tise spcifique, doit devenir une science partage. A ce titre, la rforme de la sco-
larit lEMS2, avec le passage de tous les stagiaires brevets au CSEM, constitue
une relle avance en terme de cohrence de formation et de cohsion. Pour autant,
avec la disparition des preuves de tactique et de logistique au concours,
larme de terre ne perd telle pas une occasion historique, au travers dune
preuve spcifique darme, de sensibiliser une partie consquente de ses
officiers au domaine de la manuvre interarmes ? Mme si le temps ddi la
prparation au concours est dsormais plus limit, mme si les contours de lpreuve
sont dvidence repenser, le retour une preuve tactique constituerait un mes-
sage fort destination des jeunes cadres et lassurance dun intrt approfondi, ft-
il contraint (4).
Lvaluation tactique des tats-majors reste en outre creuser. Le recours aux exer-
cices double action doit tre systmatis, avec, en final, une analyse aprs action
conduite par un corps dexperts dont les contours pourraient tre aisment dfinis.
Certains officiers suprieurs et gnraux possdent cette expertise et nhsitent pas
en faire profiter les units (5). Ces exercices pourraient donner lieu, linstar des
passages des sous groupements en centres spcialiss, une vritable valuation en
terme de manuvre planifie et conduite. La russite de la mission tactique face
un ennemi mobile, intelligent et accrocheur, doit tre le critre majeur dvalua-
tion de la performance de ltat-major. Les causes dun ventuel chec devraient
ensuite tre dissques sous des angles divers dont le principal, bien sr, pourrait tre
celui de la pertinence de la manuvre choisie et de la capacit transmettre des ordres
simples et autorisant une autonomie de conduite (initiative) pour les subordonns.
Dernire orientation creuser, sans doute la plus sensible car elle touche ltat
desprit de linstitution tout autant qu sa politique en terme de ressources humaines,
la mise en place dun vritable cursus de carrire dordre tactique mriterait
dtre mieux formalis.
Peine se dessiner une expertise de la manuvre interarmes. Les raisons pour
expliquer ce fait sont nombreuses et de nature multiple : la difficult identifier
des experts tactiques , la peur de se voir accuser de rigidifier la pense militaire
la clbre solution de lcole de guerre constituent des rponses possibles.

(4) La prparation un concours est toujours synonyme de stimulation intellectuelle.


(5) A cet gard, le document de synthse des analyses aprs action au profit des tats-majors de niveau 2 du
gnral de division (2S) Durand, diffus en aot 2006 sous timbre CDEF, se rvle particulirement riche et
instructif.

113
Pour un retour en grce de lapprentissage de la tactique

Pour autant, le besoin existe et appelle au minimum lmergence dun ple dexper-
tise humain et technique. Il sagit non pas de crer une structure charge de dispen-
ser une culture de la manuvre monolithique et impriale, mais plutt de mettre en
place, au-del de la seule formation des futurs brevets, une expertise interarmes
capable de dcliner un difice doctrinal toff mais peut-tre pas assez exploit
dans le cadre de formations pleinement ddies lart de la manuvre. Ce ple
dexpertise tactique interarmes, indispensable larme de terre, existe depuis
un sicle : le cours suprieur dtat-major, hritier naturel de la prestigieuse
cole de guerre , est sans nul doute la structure capable de relever ce dfi.
Lactivation, depuis janvier 2007, dun site intranet uniquement consacr la tactique,
anim par des stagiaires du CSEM, se veut une rponse originale aux besoins identi-
fis (6).
*
* *
Ces quelques considrations ne visent pas dresser le seul constat dun appauvrisse-
ment de la perception du fait tactique au sein de notre arme de terre. Le pessimisme
tant propre lhumeur et loptimisme au caractre, pour reprendre les propos du
philosophe Alain, nul ne peut considrer que laffaire est entendue. Nul ne peut
accepter comme un fait irrmdiable le postulat selon lequel le prochain engage-
ment denvergure des forces armes pourrait se rvler dramatique. Il convient
dagir, et les pistes identifies ici ne peuvent que senrichir dune rflexion complmen-
taire ouverte tous.
Bien plus que leurs camarades aviateurs et marins qui tendent confondre, tyrannie
des quipements oblige, manuvre et succession dactions techniques, les hommes
et femmes de larme de terre sont irrsistiblement confronts la ncessit de la
rflexion tactique, et ce quel que soit le niveau dexcution et de conduite.
Les formes dengagement daujourdhui, et peut-tre celles de demain, sont particuli-
rement exigeantes. Leurs caractristiques demeurent complexes et difficiles cerner.
Une chose est sre nanmoins : la priode est plus que jamais propice la
manuvre. La guerre linaire a laiss la place un combat tous azimuts qui appelle,
plus que jamais, de solides comptences tactiques allies une vritable intelligence
de situation. Le sens attendu de linitiative et laudace dans le domaine considr ont
besoin de sappuyer sur des fondamentaux matriss.
Celui qui sera le mieux form et entran aura les meilleures chances de lemporter en


minimisant les pertes. Cest lexigence et la responsabilit de larme de terre de sy
prparer car, pour paraphraser Snque, dans le domaine du combat comme dans
dautres, il ny a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas o il va.

(6) Rsolument tourn vers tous les officiers, brevets ou non, qui souhaitent faire vivre le dbat tactique, ce
site pourrait constituer un espace indit de rflexion et, esprons-le, un stimulateur la (r)action.

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Libres opinions Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Les mirages de la multinationalit :


exemple de lopration ALTHEA (EUFOR Bosnie)
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Par le Chef descadron AUGEREAU


de la 120 e promotion du CSEM

Mirage : Phnomne doptique observable dans les rgions o se trouvent


superposes des couches dair de tempratures diffrentes (dserts, banquises),
consistant en ce que les objets loigns ont une ou plusieurs images diversement
inverses ou superposes ()2.
Figur : Apparence trompeuse qui sduit quelques instants.
Petit Larousse 1997

L es engagements militaires multinationaux ne rpondent pas aux espoirs placs en


eux. Les exemples doprations rellement multinationales qui sont prsentes
comme des succs ne sont pas rellement des oprations militaires et les oprations
militaires qui russissent ne sont pas vraiment multinationales au sens o on lentend.
Mon propos ne vise pas remettre en cause lide dopration multinationale mais
dappeler lattention sur des perspectives qui pourraient se rvler hasardeuses
lavenir pour le succs dun engagement militaire.

Appele de leurs vux par les dcideurs politiques, la multinationalit des engage-
ments militaires rpond une exigence dadaptation, des contraintes de lgitimit
internationale et des contraintes budgtaires. La formule parat sduisante bien
des gards parce que finalement elle semble rpondre aux principes de la guerre, une
libert daction prserve par la lgitimit, lconomie des moyens et la concentration
des efforts par la mutualisation des capacits. Attirant sur le papier, le tout multina-
tional rsout rarement tous les problmes et finalement peut conduire limpuis-
sance. Objet de tous les espoirs, la multinationalit ne doit pas servir de prtexte une
quelconque rationalisation ou un reformatage trop restrictif du volume des
forces nationales. En effet, nos allis sont confronts aux mmes problmes que nous
et sont contraints denvisager de rduire leurs forces. Au final, ce que chacun imagine
comme une concentration de forces pourrait ntre quune addition de faiblesses.

*
* *
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115
Les mirages de la multinationalit : exemple de lopration ALTHEA

Lillusion doptique

Lengagement militaire vise mettre fin une crise le plus rapidement possible. Ceci
suppose naturellement une capacit danticipation, un consensus trouv avec nos
allis et une ractivit certaine.

Lengagement militaire des puissances tablies est aujourdhui contraint par deux
facteurs principaux : la qute de lgitimit internationale et la contrainte budgtaire.
Lintervention de forces multinationales mandates par une organisation internationale
reconnue est donc recherche. Ainsi, une intervention est tudie de manire
collgiale et la dcision de lengagement est prise par consensus. Ce postulat fonde la
lgitimit de lintervention envisage et donc son succs militaire et politique. En outre,
une intervention multinationale permet de cumuler des forces, de mutualiser des
moyens ce qui conforte lespoir de succs.

Cette perspective idyllique est maintenant profondment ancre dans les esprits
des dcideurs politiques et militaires. Dsormais, un engagement militaire srieux ne
peut se concevoir que dans un cadre multinational. Cette vision est sduisante pour le
dcideur politique parce quelle permet denvisager une mutualisation de forces qui
permettrait de rduire leffort militaire national sans compromettre, apparemment, le
succs de lengagement. Cette conception comporte cependant des limites.

*
* *

Un consensus improbable

Une opration multinationale suppose un consensus entre plusieurs nations. Ce


consensus qui ne peut sobtenir qu minima sur les objectifs, est difficile tenir dans
la dure, ce dautant que les intrts nationaux nont pas disparu de la pense des
nations contributrices. Ainsi, dans les Balkans chaque pays europen possde une
vision, un tropisme gopolitique propre cette rgion. Depuis le dbut de la crise des
Balkans, il est vident que les membres principaux de lUnion Europenne nont pas la
mme vision du destin de cette partie du continent. Le dsaccord europen a conduit
limplication de lONU qui sest rvle impuissante rgler la question. Cest finale-
ment lintervention des Etats-Unis et de lOTAN qui a mis fin la crise. Au final,
aujourdhui, cest la vision amricaine qui simpose et qui maintient un statut quo ne
garantissant pas sur le long terme le rglement de la question des Balkans tout en
maintenant lUnion Europenne en position de faiblesse dans cette zone.

A cela sajoute le problme crucial du cot qui vient fragiliser la constitution de la force.
Le volume et la cohrence de lEUFOR en Bosnie ont de nombreuses fois t mises
en question par des dcisions unilatrales des nations contributrices. Lexistence de la
task force nord a, par exemple, longtemps t mise en cause en raison des tergiver-
sations constates lors des ngociations entre les diffrents contributeurs. Si un
accord de dernire minute navait pas t trouv, la force aurait, pendant un temps, t
compose de deux task forces au lieu de trois.

116
Les mirages de la multinationalit : exemple de lopration ALTHEA

Enfin, on peut observer que le commandant de la force sappuiera de manire prf-


rentielle sur le dispositif que sa nation met en place sur le territoire. Disposant, dans le
cas de lEUFOR, de trois assistants militaires, le COM EUFOR prend naturellement
conseil auprs du MA principal qui est systmatiquement de la mme nationalit. Les
autres MA nont que peu de voix au chapitre. De la mme manire, les principales
nations contributrices cherchent occuper les principaux postes de lEtat-Major de la
force pour faire valoir du mieux possible leurs intrts.
Ces diffrents points sonnent dj clairement comme un avertissement ceux qui
voient dans la multinationalit lhorizon ultime de lengagement militaire contemporain.
Dans un monde multipolaire, les intrts nationaux ont repris leurs droits. Aussi, le
consensus politique ncessaire lengagement militaire est difficile trouver et
maintenir dans la dure. Les limites opratives et tactiques de ce type dengagement
mritent galement dtre soulignes.
*
* *
Les limites opratives
La subordination dune force multinationale ne va pas sans poser de problmes.
Lorsque la chane de commandement est unique, cela peut dj savrer compliqu.
Lorsquelle est double, UE/OTAN dans le cas le lEUFOR agissant selon les modalits
de laccord Berlin +, les problmes sont dmultiplis. Quel choix doit faire le chef
de lopration ALTHEA, qui est en mme temps DSACEUR, lorsquil sagit de dcider
si le Quartier Gnral de lEUFOR Butmir doit tre gard par les forces armes
bosniennes, sachant que lOTAN y est favorable alors que le Commandant de la force
europenne ne veut pas en entendre parler ?
*
* *
Les limites tactiques
Une coalition comme lEUFOR qui se veut rellement multinationale regroupe des
forces issues de plusieurs nations contributrices sous un commandement multinational
un niveau relativement bas (compagnie). Cette force a pris la relve de la SFOR en
2004 et agit dans un cadre relativement apais de la Bosnie Herzgovine. 33 nationa-
lits composent la force qui amnent chacune une restriction demploi, des matriels
pas toujours inter-oprables et des procdures pas toujours matrises. Lexemple le
plus parlant des problmes lis cette situation a t livr par lexercice ODISSEY
conduit en juin 2006. Cet exercice de niveau bataillon regroupait trois compagnies de
nationalits diffrentes issues de chacune des task forces prsentes sur le territoire.
Lanalyse aprs action montre clairement quau-del de la bonne volont manifeste
par les participants lexercice, les problmes de liaisons, transmission et coordina-
tion ont t nombreux. Ces problmes sils ne sont pas forcment cruciaux en priode
de stabilisation, priode au cours de laquelle la force est essentiellement engage
dans des oprations de police ou dappui aux autorits locales, deviendraient autre-
ment plus srieux en cas de crise plus marque.

117
Les mirages de la multinationalit : exemple de lopration ALTHEA

Les limitations nationales demploi (CAVEATS) sont aussi lorigine de tergiversations


qui ont un impact dans la planification et la conduite des oprations. On ne peut
sempcher dimaginer que dans le cas dune brusque dgradation de la situation,
leffort principal en raction sera conduit par les troupes dont les limitations demploi
sont les moins restrictives ce qui peut poser un problme de ressource et de cohsion
de la force.
Dans le domaine sensible de la traque des criminels de guerre, lEUFOR, tout comme
lOTAN, agit en soutien du tribunal international de La Haye. En outre, un dispositif
multinational limit de forces spciales accomplit la mme mission. La coordination
entre les diffrents acteurs est difficile et peut au gr des vnements se transformer
en concurrence. Le problme devient encore plus sensible lorsque le commandant de
lEUFOR vient dune nation ne participant pas au dispositif multinational limit cit plus
haut. Lensemble de ces acteurs peut tre amen agir indpendamment des autres
ce qui entrane une difficult certaine dans la ralisation doprations anti-PIFWCS
(Persons Indicted For War Crimes).
La problmatique logistique est galement trs sensible compte tenu de son cot.
Domaine national par excellence, il demeure un problme dlicat notamment
lorsquune opration sinscrit dans la dure. Ainsi, le retrait unilatral dune nation
contributrice peut mettre en pril le soutien de tout ou partie de la force. Le retrait de
la nation qui assurait les soins mdicaux du camp de BUTMIR reporte le soutien sant
sur lhpital de RAJLOVAK posant ainsi la question des soins durgence. En outre, la
multinationalisation de la logistique ne rsout pas le problme. La mise en place dune
MILU (Multinational Integrated Logistic Unit) a t ralise dans la task force nord.
Dans ce dispositif, la logistique est mutualise et une nation cadre ngocie la plupart
des contrats. Lorsque cette nation dcide de se retirer sans quune nation volontaire
lui succde comme ce fut le cas, lexistence mme de la force est mise en cause.
Enfin, la difficult mobiliser les ressources comptes des nations contributrices a des
consquences tactiques directes. Ainsi, un dtachement dhlicoptres attendu en avril
2006 pour renforcer le dispositif de la force na pu tre mis en place quau mois de juin
privant la force dune capacit aromobile qui lui aurait t utile.
*
* *

LEUFOR BOSNIE constitue, en fait un exemple trs abouti du dploiement multinatio-


nal dune force. Le degr dintgration y est pouss et elle regroupe lensemble des
outils politico-militaires ncessaires sa mission et la collaboration entre militaires qui
la compose est relle. Cependant le contexte militairement trs apais de la Bosnie
permet de gommer les difficults rencontres. Difficults qui auraient de fcheuses
consquences dans le cadre dun engagement coercitif.
A linverse, lopration ARTEMIS en RDC est prsente comme une opration multina-
tionale alors quelle a t essentiellement mene par les troupes franaises. Il sagit l
dun affichage et lon remarquera que le degr de multinationalit dcrot mesure
quon recherche lefficacit sur le terrain et la rapidit daction.

118
Les mirages de la multinationalit : exemple de lopration ALTHEA

De mme lengagement amricain en Irak, tait initialement multinational. La dure de


la crise associe dautres facteurs fait quaujourdhui les tats-Unis sont de plus en
plus isols la suite du retrait de la plupart des contingents de la coalition. Ainsi, ils
doivent dsormais envisager de renforcer leur dispositif en faisant appel des troupes
nationales.
Dans un autre registre, la recherche absolue du consensus et de la lgitimit inter-
nationale peut nuire lefficacit militaire. Ainsi, M. Coutau-Bgarie, professeur de
stratgie au Collge Interarmes de Dfense confiait dans un entretien donn un
hebdomadaire national que lengagement militaire franais en Cte dIvoire senlise
parce que la France a cherch absolument limplication de la communaut internatio-
nale au lieu de prendre parti ou dagir en fonction de ses intrts ce qui aurait permis
de rsoudre la crise en quelques semaines. Cet argument pose clairement la question
de lefficacit de lengagement militaire en labsence dobjectifs politiques prcis. Or
avec limplication dacteurs multinationaux, ces objectifs ne peuvent tre que gnraux
et tout azimut .
Il ne sagit pas de condamner les actions multinationales mais dtre lucide sur les
perspectives quelles offrent aujourdhui. Dans un monde multipolaire, le consensus
politique est difficile obtenir et instable dans la dure. Il est ainsi impratif dajuster
le degr de multinationalit une situation donne. En loccurrence, il est certain que
lintgration multinationale ne doit pas descendre en dessous du GTIA (1) voire de la
brigade. En tout cas, la perspective dengagements militaires internationaux ne doit
surtout pas servir de prtexte la rationalisation dune ressource dfense dj
compte. Envisager par exemple de sacrifier une fonction oprationnelle au prtexte
quelle serait servie par une autre nation dans le cadre dune coalition parat trs


hasardeux.

(1) Groupement tactique interarmes.

119
Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Rubrique
Le Hibou de la mansarde
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

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Rubrique Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

SI VIS
Qui est le hibou ?
LLU M
BE
PA
CE
M PA RA

C est un vieux hibou chenu et blanchi sous la charpente, comme


dautres sous le harnois. Il habite quelque part dans un coin tranquille
et recul de lcole militaire.

Il a vu passer les ans, les confrenciers brillants, les stagiaires allgres


et indisciplins, les marchaux glorieux. Lui-mme ou le grand-pre de
son grand-pre, on ne sait pas vraiment.

Ce qui est sr cest quil est la mmoire de lcole. Un peu son fantme
Autoportrait
aussi.

Le soir venu il se promne sous les toits, guettant quelque mulot rescap des
campagnes de dratisation du mess, cultivant la nostalgie des campagnols dautrefois,
quand lcole rgnait au milieu des champs et des jardins et que le champ de mars
ntait quun terrain vague vou lexercice des cadets.

Dans le silence nocturne, on peut lentendre parfois soliloquer et raconter des bribes
des leons anciennes quil a entendu prononcer et quil mdite depuis dans la solitude
des sages et des hiboux.

Ce sont les enseignements fragmentaires et vaticinatoires du hibou de la mansarde,


tels que lon peut les recueillir lors des soires silencieuses de lcole, que cette ses-
sion met votre disposition pour nourrir votre propre mditation.

Post-scriptum :
Si quelque fois le soir venu vous entendez vous aussi le hibou de la
mansarde, prenez des notes et envoyez-les nous. Elles trouveront
Type dappt leur place dans cette rubrique


pour inciter
le Hibou parler

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Rubrique Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

SI VIS
Quand le Hibou se prend pour Foch
LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Soliloque recueilli par le Colonel BEMELMANS,


Commandant le CSEM

L e premier soir o je lai entendu, ce mois de janvier-l, le hibou tait en verve. Il


devait se prendre pour un mainate ou un perroquet et il ma fait un rcital dimitations
du marchal Foch sur la fin de sa vie, discourant seul en marchant dans son bureau.
On aurait dit un revenant se parlant lui-mme, des annes aprs les vnements. Il
battait des ailes, agitant la poussire des combles comme un homme qui soliloque
agite parfois les bras.

Ils me font rire avec leurs principes de la guerre, tous ces historiens et ces rudits.
Ils croient avoir compris quelque chose ce que jai crit, ils en discourent savamment
et me critiquent mais la plupart nont mme pas pris la peine de me lire !
Evidemment, ils ne se sont pas aperus que je nai pas fait une uvre dAllemand,
avec discours sur la nature de la guerre, principes mathmatiques et philosophie
attenante ! Jai crit pour les stagiaires que javais former et pour rpondre leurs
difficults. Un peu aussi pour essayer de redresser leurs principaux travers de pense.
Cest tout simple.

Prenons la question des principes de la guerre dont on me prte linvention.

Lconomie des forces pour commencer.

a commence par le lexique : ils ne savent pas le sens du mot ! Lconomie comme
chacun devrait le savoir, cest la rgulation, la gestion, lquilibre. Cest la faon dont
on balance ses dispositions, sa marche et ses efforts pour atteindre son but.

Cest incroyable quils imaginent que cest conomiser ses moyens comme des sous
dans une tirelire !

Bon, passons.

La libert daction, cest une application de lconomie des forces : il sagit de sorga-
niser, de se rpartir, de sarticuler pour rester libre de ses mouvements. La plupart du
temps, cela veut dire faire des dtachements pour faire face des menaces. Les faire
en calculant les rapports de force et de temps pour rester matre de son action.

Et rester matre de son action, cest pouvoir se consacrer lessentiel. Et enfin, pour
se consacrer lessentiel, il faut pouvoir se concentrer sur le point dcisif afin de pro-
voquer lvnement et emporter la dcision.
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125
Quand le Hibou se prend pour Foch

Et voil, cest aussi simple que a, la boucle est ferme, les principes tiennent dans ce
triangle. Ils se tiennent dailleurs entre eux, cest un trpied, ce ne sont videmment
pas des rgles spares !

Encore faut-il savoir dterminer et fixer lobjectif, mais a, cest encore une autre


histoire .

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Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

On a aim
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

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On a aim Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

LIran et larc chiite :


entre mythe et ralit
SI VIS

LLU M
BE
PA

CE
M PA RA

Synthse dun dbat organis par lIFRI (1)

Le renouveau chiite est peru tant en Occident quau Moyen-Orient comme une
menace, une carte entre les mains de lIran, un des facteurs du chaos moyen-oriental
travers le conflit interne lislam, voire un vecteur du terrorisme international.
Certains chefs dtat comme le prsident gyptien Hosni Moubarak nhsitent pas
dclarer que les musulmans chiites font dabord allgeance lIrak avant leur propre
patrie, alors que le Hezbollah libanais est le seul acteur de la scne arabe brandir
efficacement ltendard de la rsistance face Isral, et que, pour la premire fois, un
tat Arabe est dot dun gouvernement majorit chiite.

Dans ces conditions, les questions de la spcificit du chiisme au sein de lislam, ainsi
que de lventuelle instrumentalisation par lIran de ce courant religieux et des popula-
tions concernes, sont cruciales pour la rsolution des crises de la rgion.

Premier intervenant, Yann Richard rappelle les caractristiques du chiisme (rle de lin-
tercession des saints, magistre spirituel du clerg) et quelques donnes historiques
sur son implantation en Iran et dans les pays voisins.

Si elle reprsente quelques 10 % de lensemble des musulmans, la confession chiite


est majoritaire en Iran (85 %), en Irak (60 %), en Azerbadjan et au Liban. Il existe
des minorits significatives au Pakistan, ainsi quau Kowet et en Arabie saoudite (dans
ce dernier cas, concentre dans les zones ptrolifres). Or lislam officiel saoudien
(wahhabite) est radicalement aux antipodes du chiisme.

En Iran, les ulmas ont cess de collaborer avec le pouvoir lac partir de 1909 et se
sont retranchs dans leurs institutions, constituant une sorte danti-tat. Ainsi dans les
annes 1970, il ntait pas absurde de pronostiquer un affaiblissement irrversible de
linfluence chiite dans le pays.

(1) LInstitut franais des relations internationales (IFRI) a organis le 16 novembre un dbat consacr la
problmatique du renouveau chiite autour de Yann RICHARD (Professeur la Sorbonne nouvelle et ancien
directeur de lInstitut franais de Thran) et Mohamed Reza DJALILI (Professeur lInstitut des hautes tudes
internationales de Genve).
Une synthse plus complte de cette runion est disponible sur le site www.ifri.org.

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129
LIran et larc chiite : entre mythe et ralit

En Irak, les chiites sont demeurs sous domination sunnite (ottomane) jusqu la fin de
la premire guerre mondiale. La chiitisation est rcente (19 e sicle) et concentre
dans le sud, historiquement toujours en dissidence par rapport aux autorits de
Bagdad. Exclus du systme politique, les chiites irakiens se sont souvent tourns vers
le communisme

Au Liban les chiites formaient 30 % de la population au dbut du 20 e sicle, essentiel-


lement parmi les classes dfavorises. Cest laction du thologien iranien Moussa
Sadr qui provoquera une explosion du chiisme dans les annes 1960, initialement en
accord avec les autorits impriales, avant de se tourner vers la rpublique islamique.

Ainsi la notion densemble gopolitique chiite est-elle relativement nouvelle. Elle doit
son apparition plusieurs facteurs rgionaux :

la guerre civile du Liban (1975-1985) o les mouvements chiites locaux ont


acquis une dimension militaire et politique propre tout en saffirmant comme
le fer de lance de lopposition Isral,

la rvolution iranienne: sous la pression amricaine, le chah a d libraliser


quelque peu son rgime et le vide politique a t combl par les religieux,

le thme, lanc par Khomeiny pour rompre son isolement, de la libration


de Jrusalem , cens fdrer tous les musulmans, en mme temps que les
Gardiens de la rvolution prenaient en main les mouvements chiites libanais,

dans le mme esprit, laccusation dimpit et le dni de lgitimit


lencontre du rgime saoudien, travers la proposition dinternationalisation
des Lieux saints.

Toutefois, si lIran est le principal tat chiite, il sait rserver la priorit ses intrts
nationaux. On la vu lors de la rpression par Saddam Hussein de la rbellion chiite
irakienne en 1991. Cela doit faire rflchir sur le rle que pourrait jouer lIran
aujourdhui dans le cadre de la stabilisation de lIrak (2).

Les vnements postrieurs au 11 septembre ont t trs favorables lIran en


abattant deux de ses principaux adversaires, lAfghanistan des Taliban et lIrak
du Baas. Son discours actuel de surenchre sur la cause palestinienne vise
faire oublier son alliance objective avec les tats-Unis sur ces deux dossiers.
De toute manire, ces questions ne sont pas au cur de proccupations de
lopinion publique iranienne.

Il faut enfin noter que l arc chiite na pas de continuit territoriale, que lIran se
sent entour dennemis (les forces amricaines sont prsentes dans pratiquement
tous les pays limitrophes) et que les chiites irakiens savent quun retrait amricain les
pousserait dans les bras de lIran, ce dont ils ne veulent pas ncessairement.

(2) De mme, lIran est toujours rest proche de la Syrie qui nest absolument pas chiite et rprime loccasion
les mouvements religieux.

130
LIran et larc chiite : entre mythe et ralit

Mohamed Reza DJALILI insiste sur le fait que lidentit iranienne nest pas fonde sur
le seul chiisme. Il rappelle que le premier Etat chiite en Iran remonte 1501 et quil a
mis en uvre une chiitisation violente des populations, souvent avec lappui de
religieux trangers, tandis quil disputait lEmpire ottoman sunnite le contrle de la
Msopotamie. Les vnements des 30 dernires annes constituent pour lIran et le
chiisme une tape dimportance comparable.

Mais, mme sil existe un tat iranien chiite fort et unifi, il est difficile de
concevoir un bloc monolithique tant les courants qui traversent le chiisme sont
nombreux et divergents (3).

En ralit, la perception dune menace chiite, que partagent surtout les rgimes arabes
sunnites autoritaires, impopulaires et plus ou moins proches de lOccident, rsulte de
ce que lon pourrait appeler le soft power de lIran, qui sappuie sur divers facteurs :
culturel, linguistique, dmographique (4) et religieux. Par ailleurs, le clerg chiite est
trs internationalis et constitue un rseau qui peut loccasion diffuser linfluence
iranienne.

En bref, le chiisme, mme sil connat un renouveau, nest quune tape dans
lhistoire de lIran et du Moyen-Orient et il serait plus juste de ny voir quun
lment parmi dautres de l arc de crises rgional.

Par ailleurs, il ne faut pas surestimer les capacits de lIran dans le cadre dune sortie
de la crise irakienne. Certes Thran a des cartes en main, mais sa capacit et sa
volont den jouer reste douteuse, et il sagit surtout dun potentiel de nuisance : lIran
a intrt un Irak stable mais faible.

Enfin, loutrance des propos du prsident Ahmadinejad ne doit pas tonner : il se situe
dans la droite ligne de lAyatollah Khomeiny en jouant fond lantisionisme et la soli-
darit des musulmans (celle des croyants par-dessus les dirigeants corrompus)
Mme sil ne dispose pas des pleins pouvoirs rgaliens, il parle avec lautorit du vrai
chef de ltat, le Guide de la Rvolution, puisque celui-ci ne la pas dmenti

Lieutenant-colonel Jean-Pierre GERVAIS,


du CESAT/ DEMSST


novembre 2006

(3) Il existe actuellement un vif dbat en Iran sur la relation du politique au religieux, mais il est circonscrit aux
cercles intellectuels et le grand public ny a pas accs.
(4) LIran est aujourdhui le premier pays dmigration du monde, ce qui en dit long sur lchec conomique et
social du rgime.

131
On a aim Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

Rules of engagement:
SI VIS

a life in conflict (1)


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Du Colonel (Rtd) Tim COLLINS (2)

C et ouvrage autobiographique retrace les quatre dernires annes de la vie militaire


du colonel Collins. Souvrant sur les accusations formules contre lui et relayes par
la presse britannique en aot 2003, le rcit aborde demble ce que lauteur considre
comme un abandon: accus de crimes de guerre, pensant que larme va prendre en
charge sa dfense, il constate abasourdi quil lui reviendra de se dfendre seul. Sans
sappesantir sur cet pisode, lauteur revient brutalement trois ans auparavant et
entame le rcit des vnements qui se sont succds jusqu son retour dIrak.
En aot 2000, alors charg des oprations au quartier gnral des forces spciales, le
Lieutenant-colonel Collins participe aux oprations de libration de militaires britan-
niques (3) dtenus au Sierra Leone par la bande des rebelles West Side Boys (4).
Prenant la tte du 1st Royal Irish dans les mois qui suivent, sa proccupation fut alors
la monte en puissance de son unit en vue de son dpart en Irlande du Nord.
Dtaillant avec soin les diffrentes phases de celle-ci, le profond attachement du chef

(1) Headline Book Publishing - 2005.


(2) N Belfast en 1960, le Colonel (Rtd) Tim COLLINS est irlandais de souche et de cur, grandissant en
tmoin des violences dIrlande du Nord. Aprs des tudes dconomie, il rejoint lacadmie militaire de
Sandhurst. En 1981, il commence sa carrire au Royal Irish Rangers (devenu par la suite le Royal Irish
Regiment), au sein duquel il effectuera ses temps de commandement.
Sa carrire sera particulirement riche en expriences oprationnelles. Effectuant ainsi des missions en
Allemagne, aux Malouines, Chypre et Gibraltar ainsi que deux tour of duty en Irlande du Nord, il
rejoindra en 1988 le Special Air Service, avec lequel il participera notamment la premire guerre du golfe.
Sil est homme de terrain, il nen dlaisse pas pour autant son parcours acadmique : Diplm de lArmy
command and staff course, il obtient un Master of Arts en 1994.
Dsign pour commander le 1st Battalion the Royal Irish Regiment (1st Royal Irish) en janvier 2001, il saffirme
comme un chef reconnu non seulement pour son caractre et sa dtermination, mais aussi pour ses brillants
rsultats en oprations. Engag en Irak lors de lopration TELIC en fvrier 2003, il russi lexploit de ny
perdre aucun de ses hommes ; ladresse quil y prononce devant eux le rendra clbre. Il rentre en Angleterre
au moment mme o il est accus de crimes de guerre.
Finalement innocent et promu colonel, fait Officier de lEmpire Britannique, il quittera larme en avril 2004, un
an aprs son retour dIrak. Il est dsormais auteur et confrencier.
(3) Les hommes dtenus se trouvaient appartenir au 1st Royal Irish.
(4) Ces oprations seront une totale russite et les otages librs au prix de pertes rduites malgr une
situation dlicate. Comme le souligne lauteur avec amertume, aucune flicitation officielle ne sera adresse
au 1st Royal Irish par le gouvernement Britannique.

132 Retour sommaire


Rules of engagement: a life in conflict

ses hommes transparat de manire flagrante. Certainement en partie grce aux ori-
gines de son chef et de ses paddies , le 1st Royal Irish se montrera particulirement
brillant en Irlande (5), malgr le suicide dun de ses hommes. Cette opration sera sui-
vie par une mission dentranement Wainwright au Canada, puis par une mission de
service public, au cours de laquelle les hommes de Collins remplaceront les pompiers
anglais en grve.

Au lieu de quitter son commandement comme prvu en janvier 2003, Collins va tre
dsign pour participer la tte de son unit linvasion de lIrak. Cette dernire
opration, quil prpara avec toute lattention et lexprience qui taient les siennes,
fera la preuve de son exceptionnelle efficacit. Rejoignant le Kowet en fvrier 2003,
le 1st Royal Irish quittera lIrak au dbut du mois de mai 2003 avec un bilan particu-
lirement logieux. Collins, sadaptant au mieux lIrak et aux irakiens malgr une
situation trs complexe, russira accomplir sa mission au del de toute esprance.
Ses intentions, exprimes de manire inspire dans une adresse faite ses hommes
la veille de la bataille, lui valurent les flicitations personnelles du Prince Charles (6).

Accus de crimes de guerre alors quil se trouvait encore sur le thtre, il rejoint
lAngleterre pour faire face un dchanement mdiatique dans le silence le plus total
de sa hirarchie. Le conseil denqute qui sensuit conclut quaucune charge substan-
tielle ne peut tre retenue contre lui et il est logiquement blanchi de toute accusation.
Promu Colonel, dcor, Collins refuse nanmoins de continuer servir une institution
laquelle il a consacr sa vie et qui a refus de le dfendre. Se dmarquant de ces
officiers quil qualifie de neithers (7) et prdisant des jours sombres pour lArme
britannique, il quitte linstitution le 7 avril 2004.

Le livre sachve par le voyage que lauteur fit en janvier 2005 dans un Bagdad
soumis aux affres du terrorisme. Condamnant avec svrit les maladresses de la
coalition, il conclut son rcit par un parallle sans concessions entre la situation en Irak
et celle de lArme en Grande Bretagne.

Avis du rdacteur

Le Colonel Collins crit comme il a command et vcu avec ses hommes : avec
passion et conviction. Dcrivant de manire prcise ce que furent ces quatre annes
places sous le signe de lengagement oprationnel, il dtaille et explique ses moti-
vations, ses intentions, ses espoirs et ses dceptions. Les accusations formules
son encontre et plus encore labsence de toute dfense mise en place par larme
britannique ont constitu pour lui un choc majeur. Cependant, si son ressentiment
est aisment perceptible dans louvrage, il ne le transforme pas, loin sen faut, en un
manifeste de protestation. Il constitue au contraire un excellent tmoignage sur les
diffrentes facettes de lengagement militaire daujourdhui, vu au niveau du Chef de

(5) Collins recevra ce titre une Queens commendation for valuable service .
(6) Il est dit quune copie de cette adresse est accroche aux murs du bureau ovale Washington.
(7) p. 423 : These are the self-publicists who are neither soldiers nor businessmen .

133
Rules of engagement: a life in conflict

corps quil tait lpoque. Ainsi, au travers du rcit, Collins nous permet de tirer des
enseignements dans trois grands domaines : la conduite de laction oprationnelle,
laction et le rle du chef, enfin les particularits de lengagement moderne et leurs
consquences.

La complexit de la prparation et de la conduite de laction oprationnelle apparaissent


de manire vidente tout au long de louvrage. Cependant, les succs de Collins
dmontrent que simplicit des principes (8), esprit de dcision et vigueur de laction
permettent le plus souvent de vaincre. Renonant toute planification complique mais
sinterrogeant avec soin sur leffet obtenir, Collins dcide et agit sans tergiverser.
Se plaant en permanence au cur de laction (9), utilisant au plus juste les moyens
disponibles, il prfre le risque (10) la passivit. Paralllement, que ce soit en Irlande ou
en Irak, sa matrise du milieu humain dans lequel il volue lui permet de lemporter en
souplesse l o la force aurait pein russir. Cette dmonstration par lexemple est
donc difiante plus dun titre.

Il en va de mme pour son action en tant que chef. Sil est indniable que son temp-
rament et ses expriences lamnent naturellement un type de commandement trs
familier, il parvient cependant parfaitement se situer vis--vis de ses hommes. Trs
exigeant (11), commandant sans faiblesse mais avec une bienveillance manifeste, atta-
chant une grande importance aux tmoignages de gratitude, Collins affirme penser
avant tout ses hommes. Cela le poussera notamment viter laffrontement arm
lorsque cela tait possible et souhaitable ; cest aussi dans ce domaine quil formule
lune de ses critiques les plus fortes lencontre de larme britannique (12).

Le dernier volet des enseignements que lon peut tirer de cet ouvrage concerne les
particularits actuelles de lengagement en oprations. La mdiatisation des conflits est
dsormais bien connue, son importance est une nouvelle fois souligne dans le rcit du
Colonel Collins. Elle sera pour lui la source de profondes satisfactions (la mdiatisation
de son adresse ses hommes) comme dimportantes dsillusions (son accusation
relaye dans les mdias). La judiciarisation (13) dtaille en fin douvrage suscite nombre
de rflexions : Comment et jusquo une institution doit-elle dfendre-enquter-accuser,
en clair, prendre en compte une affaire similaire ? Quelle abngation et esprit de service
attendre des hommes en pareille situation ? Dans quelle mesure permet-elle encore
dagir ? Sans apporter de rponse formelle, lauteur, par son dpart, indique clairement
son choix.

(8) A limage du train as you fight en vigueur dans larme britannique.


(9) Son pass dans les forces spciales et son temprament expliquent vraisemblablement quil sexpose de
manire presque inconsidre, reconnaissant mme y trouver un certain plaisir.
(10) Illustrant ainsi la thorie sur la ncessit de la prise de risque expose par le Colonel Yakovleff dans
Tactique thorique (1re partie, chapitre 4).
(11) Ses hommes le surnommaient dailleurs nails .
(12) P. 467 : In our own country the military failure to look after its people .
(13) Lintroduction de larticle 17 sur lusage de la force dans le nouveau Statut gnral des militaires illustre lui
aussi cette judiciarisation.

134
Rules of engagement: a life in conflict

Rcit dun homme de terrain convaincu de la lgitimit de son action, Rules of enga-
gement permet finalement de mesurer le possible aveuglement du chef. A la veille
dentrer en Irak, le colonel Collins affirmait We go to liberate, not to conquer . En
septembre 2005, il reconnaissait lors dune interview accorde au journal britannique
The observer, The irony is that I made certain assumptions that my goodwill and
altruistic motivations went to the top. Clearly, I was naive . Au regard de la situation
en Irak, le lecteur ne peut hlas que lui donner raison. Il est cependant difficile de lui
reprocher ce manque de lucidit sans sinterroger simultanment sur lhonntet quil
tait en droit dattendre de ses donneurs dordres. Sans tomber dans la revendication,
ce dernier enseignement incitera sans doute le lecteur sinterroger toujours plus sur
les tenants et aboutissants de ses missions.

Chef de bataillon Thomas MOLLARD,


de la 120 e promotion du CSEM
novembre 2006

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On a aim Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

SI VIS
Comment sera le monde en 2020 ? (1)
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Rapport de la C.I.A., prsent par Alexandre ADLER (2)

Ce livre est le rapport du projet 2020 du Conseil national du renseignement. Cest


la synthse dune rflexion collective (colloques, confrences, interviews, notes de
renseignement, statistiques, etc.) mene sur 3 ans et conduite par des intervenants de
toutes origines (conomiques, religieuses, politiques, sociales, culturelles, ONG, etc.).
Elle a pour but dapporter aux grands dcideurs et acteurs amricains des indicateurs
fiables et des options plausibles en matire gopolitique pour leur permettre de con-
duire une politique pragmatique et engage lhorizon 2020.
Cet ouvrage comporte 3 parties. La premire est une prsentation gnrale de
louvrage, rdige par A. Adler qui prcise le cadre de ce travail et en analyse les
conclusions. La seconde est un avant propos du prsident du conseil national du
renseignement qui prsente cette synthse comme une matrice volutive mais indis-
pensable toute dcision politique. La troisime prsente les 4 scnarios possibles
et leurs consquences sur les politiques intrieure et trangre amricaines.
Enfin, tout au long des scnarios, une palette trs large des grandes tendances du
monde sont analyses et replaces dans un contexte prospectif (rvolution tech-
nologique, biotechnologie, statut des femmes et consquences socitales, croissance
chinoise, migrations, cration dune Europe politique, demande nergtique, rle de
lONU, etc.).
Conscient de la coexistence de nombreux futurs ventuels, ce rapport offre une
palette de possibilits et de discontinuits potentielles, une manire douvrir les esprits
des dveloppements qui risqueraient de crer de graves troubles si les tats-Unis
ny prtaient garde.

(1) Edition Robert Laffont (268 pages).


(2) Alexandre ADLER est un journaliste et historien franais n le 23 septembre 1950 Paris. Ancien lve de
lEcole normale suprieure de la rue dUlm, agrg dhistoire, il est devenu une rfrence sur les questions
de gopolitique internationale contemporaine. Il est chroniqueur France Culture o il anime une revue inter-
nationale mais est galement membre du comit ditorial du Figaro. Auditeur linstitut des Hautes Etudes de
Dfense Nationale (I.H.E.D.N.), professeur pour lenseignement militaire suprieur dtach au ministre de la
dfense, il a dirig la chane des relations internationales du collge interarmes de dfense de 1992 1998.
Spcialiste incontest de lex-U.R.S.S. et du Proche-Orient et conseiller du prsident du C.R.I.F., il a publi de
nombreux ouvrages gopolitiques, notamment Jai vu finir le monde ancien en 2002 et LOdysse amricaine
en 2004.
En prsentant ce rapport dune immense richesse, il souligne le pragmatisme de la perception amricaine sur
lvolution du monde.

136 Retour sommaire


Comment sera le monde en 2020 ?

Dans cette optique, lordre international va connatre dici 2020 une priode de pro-
fonde mutation, sans prcdent depuis la Seconde Guerre mondiale. En dressant la
carte du futur, les perspectives de prosprit plantaire et la probabilit limite dune
conflagration entre grandes puissances garantissent un environnement densemble
favorable face aux dangers venir. Malgr les terribles dfis qui leur seront lancs, les
tats-Unis seront mieux placs que la quasi-totalit des autres nations pour
sadapter un cadre mondial en mutation. Ils constitueront une variable importante
dans ce modelage du futur et influeront de manire vidente sur le choix de la voie que
dcideront demprunter les diffrents acteurs, tant tatiques que non tatiques.

Scnario 1 : Le monde selon Davos


Ce scnario illustre une croissance conomique robuste au cours des quinze
prochaines annes qui transformera le processus de la mondialisation en lui confrant
un aspect moins occidental. Les gants asiatiques et quelques tats en voie de
dveloppement creusent lcart avec les conomies occidentales. Les marchs
intrieurs de ces pays uniquement tourns vers la consommation deviennent les
picentres du commerce et de la technologie plantaire. Les puissances occidentales
et les tats-Unis doivent combattre linscurit de leur march du travail; le Moyen-
Orient tout en profitant de la hausse du prix de lnergie reste la trane et menace
lavenir de la mondialisation avec ses extrmismes.
Pour les tats-Unis cela imposerait la mise en place dun systme de gestion
contrlant les effets de la croissance mondiale sur leur march intrieur en intgrant
en priorit la Chine et lInde. Nanmoins ce systme ne conduirait pas rsoudre les
crises et conflits militaires.

Scnario 2 : La pax Americana


Ce scnario se penche sur la manire dont la prminence amricaine pourrait survivre
aux mutations du paysage politique mondial. Les tats-Unis demeurent le pivot de la
politique internationale. Dans ce cadre, les alliances connaissent une nouvelle jeunesse
notamment avec lEurope mais intgre aussi le Moyen-Orient. De nouveaux accords
de scurit sont conclus avec lAsie mais finalement cest toujours aux tats-Unis
quincombent les tches les plus lourdes. Cela implique que Washington sera en per-
manence sollicite pour affirmer son leadership sur un monde toujours plus complexe.
Les tats-Unis seraient mis en grande difficult, dabord sur le plan diplomatique en
Asie o ils devront tenir compte de la ralit chinoise, mais aussi sur le plan
conomique et militaire en entretenant une capacit oprationnelle quils sont les seuls
possder et qui a dj un cot.

Scnario 3 : Un nouveau Califat


Ce scnario montre comment pourrait merger un mouvement mondial aliment par
lidentit religieuse radicale. Il sen dtache surtout une grande confusion dans le
monde musulman mais aussi dans le monde occidental o les solidarits daffichage
ne rsisteraient pas aux divergences sur les conceptions de lavenir du monde.

137
Comment sera le monde en 2020 ?

Pour les tats-Unis ce scnario souligne laspect fondamental du dbat idologique


transculturel, qui devrait sintensifier avec la monte des identits religieuses. La
rvolution des technologies ne va quacclrer le choc des civilisations dont il ne peut
y avoir dissue constructive pour Washington. Le terrorisme resterait une plaie majeure
et le pays subirait les consquences dun tel chaos culturel.

Scnario 4 : Le cycle de la peur


Ce scnario met en lumire une aggravation de la situation scuritaire mondiale avec des
terroristes en possession darmes de destruction massive. Cela entrane des mesures
de scurit grande chelle forcment importunes et une course folle aux armements
de toutes les parties. Des mesures draconiennes jugulent plus ou moins la prolifration
des armes mais tuent la mondialisation et le dveloppement quelle suppose.
Une fois le cycle de la peur dclench, les tats-Unis seraient rduits tenter de le
juguler dans une dbauche dinitiatives et dinvestissements dmesurs. Leurs grands
soucis seraient une ventuelle rcupration idologique visant les touffer. Il con-
viendrait alors de maintenir cote que cote la coopration internationale et maintenir
un quilibre commercial entre les pays raisonnables.

Avis du rdacteur
Ce rapport est dune richesse remarquable par la diversit des sujets quil aborde.
On peut certes mettre des rserves quun tel document soit mis la disposition dun
large public, il nen demeure pas moins un excellent outil de rflexion pour mesurer
quel point le monde est complexe et quil soit indispensable que la plus grande puis-
sance du monde en apprcie les volutions.
Il ny a ni proslytisme ou parti pris grossier mais des analyses logiques de telles ou
telles volutions et leurs consquences pour les tats-Unis. Toutes sortes de puis-
sances, quelles soient culturelles, militaires, conomiques, religieuses, ethniques,
politiques ou de toute autre nature pourraient dailleurs se retrouver dans ce livre et se
situer afin de dfinir leur action.
Nanmoins, il apparat, plus que jamais, que le monde sinscrit inexorablement dans
une logique de puissance anime par une dynamique qui reposera sur une communion
dintrts, les tats gardant encore largement la main mise sur les grandes orientations.
Cela prsuppose pour ceux qui voudront jouer cette partie en acteurs, davoir une
parfaite matrise de lanticipation grce une culture du renseignement, mais aussi une
capacit dadaptation et de dtermination face au 5me scnariocelui de la ralit.
Chef de bataillon Pierre VERBORG


de la 119 e promotion du CSEM
septembre 2006

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On a aim Cahiers du CESAT n 8
Juin 2007

SI VIS
Prcis de lart de la guerre (1)
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Du Gnral Antoine-Henri JOMINI (2) (1779-1869)

Lobjectif de Jomini est de donner pour les parties suprieures de lart de la


guerre, cest--dire la stratgie, un certain nombre de principes universels. Le principe
du maintien de lquilibre doit tre, selon lui, la base de la politique en attirant latten-
tion sur lquilibre maritime, portion essentielle de la balance politique europenne.
Mais propos des parties purement militaires de lart de la guerre, Jomini prne
toujours loffensive dans les oprations. Ainsi, il dgage un principe fondamental :
il faut attaquer lennemi avec la masse de ses forces sur le point dcisif quil dfinit
comme le principe rgulateur de la guerre.
Le Prcis a vritablement fix le langage militaire en ce qui concerne les oprations.
Louvrage abonde ainsi en dfinitions. Jomini distingue six branches dans lart de la
guerre : la politique de la guerre, la stratgie, la grande tactique, la logistique, lart de
lingnieur et la tactique de dtail.
Son ouvrage sarticule ainsi, dans cette dition, en trois parties reprenant les deux
premires branches de lart de la guerre. La premire partie dcrit la politique de la
guerre ou politique diplomatique tandis que la deuxime traite de la politique militaire
ou philosophie de la guerre. Enfin, la troisime partie dfinit la stratgie et dveloppe
les diffrentes combinaisons stratgiques. Cette parution de 2001, par contraintes
ditoriales, ninclut pas les 3e et 4e branches (grande tactique et logistique) qui font

(1) Perrin, 2001


(2) Antoine-Henri Jomini est n en Suisse Payerne dans le canton de Vaud en 1779 et est mort Paris en
1869. Cet officier a servi successivement la Confdration helvtique, la France et la Russie. Il fut surnomm
le devin de lEmpereur par sa capacit anticiper sur la stratgie et la tactique de Napolon. Aprs un dbut
au ministre de la Guerre en Suisse de 1798 1801 jusquau grade de chef de bataillon, il a particip, au sein
de ltat-major du marchal Ney, la campagne de 1805 aboutissant la capitulation dUlm. Napolon lattache
son tat-major en 1806. Aprs Ina, puis Eylau o il joua un rle important, il rejoint Ney comme chef dtat-
major la fin de lanne 1807 avant de passer aux ordres de Berthier pendant la campagne dEspagne. Nomm
gnral de brigade par Napolon en 1810, il est gouverneur de Wilna, puis de Smolensk pendant la campagne
de Russie en 1812. Il redeviendra chef dtat-major de Ney et le conseillera trs bien la bataille de Bautzen
avant de quitter larme franaise, la suite dune rprimande suivie darrts. Il rejoindra le 14 aot 1813 le tsar
Alexandre Prague puis participera, comme gnral russe et conseiller du tsar, aux batailles de Dresde et de
Leipzig. La paix revenue, il partagera son temps entre la France, la Suisse et la Russie. Gnral de grand talent,
Jomini est surtout lun des plus importants penseurs militaires du XIXe sicle, avec son contemporain et rival
Clausewitz. Cest en 1837, alors quil est gouverneur militaire des futurs tsars Nicolas Ier et Alexandre II, que
Jomini fait paratre son texte majeur, le Prcis de lart de la guerre, ou Nouveau Tableau analytique des prin-
cipales combinaisons de la stratgie, de la grande tactique et de la politique militaire dont ldition dfini-
tive verra le jour en 1855.

Retour sommaire
139
Prcis de lart de la guerre

partie de ldition originale. Au final, Jomini nabordera pas les 5e et 6e branches (art de
lingnieur et tactique de dtail) pour garder laspect synthtique et le plus universel
possible son prcis.

La politique de la guerre
La politique de la guerre se compose des combinaisons par lesquelles un homme
dtat doit juger lorsquune guerre est convenable, opportune, ou mme indispensable,
et dterminer les diverses oprations quelle ncessitera pour atteindre son but.
Ainsi un tat peut tre amen la guerre pour 9 raisons : revendiquer des droits ou les
dfendre, satisfaire de grands intrts, soutenir des voisins, remplir les stipulations
dalliance, propager des doctrines, tendre son influence, sauver lindpendance
nationale, venger lhonneur ou par manie des conqutes. La nature des oprations peut
notablement en diverger. La guerre pourra se prsenter sous diffrentes combinaisons :
la guerre pourra tre offensive ou dfensive, mene seule ou plusieurs contre un ou
plusieurs, comme partie principale ou auxiliaire, ds le dbut ou au milieu de la lutte,
chez soi ou prs ou loin, sage ou extravagante, nationale, civile ou religieuse.
Jomini dgage un certain nombre de rgles parmi les combinaisons imposes ou
rechercher. Il faudra veiller, par exemple, dans une guerre offensive, ne pas veiller
la jalousie dun tiers qui viendrait alors au secours de lennemi. Il faut prfrer loffen-
sive car les hostilits portes sur le sol ennemi sont plus avantageuses car faites aux
dpends de ladversaire. De mme il conviendra si possible davoir des allis surtout
si ladversaire est consquent, en se rappelant quil ny a pas de petits allis ni de petits
ennemis. Le plus sr tant de mener une guerre dintervention dans une lutte dj
engage, mais avec un contingent respectable pour ne pas tre quun accessoire. De
plus, les interventions lointaines sont trs dlicates, surtout sans allis. De surcrot, le
maintien de lquilibre politique doit tre la base de la politique, notamment lquilibre
maritime dans la balance politique europenne.
Jomini cite les engagements de Maurice de Saxe contre Charles Quint en 1552 et du Duc
de Savoie contre Louis XIV en 1706 pour illustrer le double avantage dcisif mener une
guerre dintervention au bon moment dans une lutte dj commence et intervenir de
toute sa puissance et proximit de ses frontires pour permettre le plus grand
dveloppement possible de ses forces. Il poursuit en soulignant les difficults mener
une guerre nationale en pays hostile dont la population et les troupes disciplines agis-
sent sur un territoire accident. Jomini conclut par le grand danger dentreprendre deux
guerres la fois quil faut carter ou modrer par des alliances et le jeu diplomatique.

La politique militaire ou philosophie de la guerre


Jomini dfinit la politique militaire comme les combinaisons morales qui se rattachent
aux oprations des armes.
Un gnral et un gouvernement doivent ne rien ngliger de la connaissance de ces
combinaisons et doivent les prendre en considration dans leurs plans doprations.
Ainsi, il faudra avoir une relle connaissance de la statistique et de la gographie

140
Prcis de lart de la guerre

militaires, savoir modrer les passions adverses et lectriser ses troupes en


gardant lordre et la discipline. A ce titre, Jomini dfinit douze conditions essentielles
qui concourent la perfection dune arme : recrutement, formation, rserves
nationales, troupes et officiers instruits aux manuvres, discipline, rcompenses et
mulation, armes spciales (gnie et artillerie), armement suprieur en gardant
linitiative, tat-major gnral, soutien et administration, commandement des armes et
haute direction des oprations et, enfin, excitation de lesprit militaire. Toutes ces
conditions sont ncessaires et leur conservation est veiller ds le temps de paix ; un
gouvernement ngligeant son arme serait ainsi un gouvernement coupable. Jomini
sintresse ensuite au bon prince qui doit avoir une formation militaire puis au bon
gnral et son choix judicieux avant de terminer sur le ncessaire esprit militaire
dune nation et du haut moral que doit avoir son arme.

La stratgie

Jomini dfinit la stratgie comme lart de bien diriger les masses sur le thtre de la
guerre, soit pour linvasion dun pays, soit pour la dfense du sien.

Le but essentiel de cet ouvrage est de dmontrer quil existe un PRINCIPE FONDAMENTAL
de toutes les oprations de la guerre [qui] consiste (ch. III, p. 126) :
1/ A porter, par des combinaisons stratgiques, le gros des forces dune arme, successivement sur les
points dcisifs dun thtre de guerre, et autant que possible sur les communications de lennemi sans
compromettre les siennes.
2/ A manuvrer de manire engager ce gros des forces contre des fractions seulement de larme
ennemie.
3/ Au jour de la bataille, diriger galement, par des manuvres tactiques, le gros de ses forces sur le point
dcisif du champ de bataille, ou sur la partie de la ligne ennemie quil importerait daccabler.
4/ A faire en sorte que ces masses ne soient pas seulement prsentes sur le pooint dcisif, mais quelles y
soient mises en action avec nergie et ensemble, de manire produire un effort simultan.

Le premier moyen dappliquer ce principe sera de prendre linitiative des mouvements.


Do la prfrence de Jomini pour loffensive qui sera presque toujours plus avan-
tageuse que la dfensive, surtout en stratgie. Si la dfensive est la nature impose
de la guerre, alors il faudra privilgier la dfense active avec des retours offensifs
( dfense offensive ). Un gnral darme entrant en campagne devra dans un
premier temps convenir avec son gouvernement de la nature de la guerre (offensive
ou dfensive). Il tudiera ensuite le thtre doprations (ou chiquier) de ses
entreprises. Puis il choisira avec le chef de ltat la base doprations. Les bases
perpendiculaires celles de lennemi sont les plus avantageuses, notamment celles
qui sont deux faces. Le choix de cette base, et plus encore, le but objectif principal
quon se proposera datteindre, contribueront dterminer la zone doprations quon
adoptera. Le gnral prendra un premier point objectif et choisira sa ligne doprations
en consquence en lui donnant la direction la plus avantageuse.

141
Prcis de lart de la guerre

Selon Jomini, la tactique sera lart de manuvrer une arme sur le champ de bataille
et les diverses formations pour mener les troupes au combat.
Aussi la grande tactique comprendra le choix des positions et des lignes de bataille
dfensives, la dfense offensive dans le combat, les diffrents ordres de bataille pour
attaquer, la rencontre, les surprises darmes, les dispositions, lattaque et les coups
de main. La plupart des oprations importantes de la guerre participent la fois de la
stratgie pour la direction donner laction et de la tactique pour la conduite de cette
action.

Schma dun thtre doprations reprenant une bonne part des dfinitions du gnral Jomini.

Les changements de front stratgique sont les plus grandes manuvres importantes. Le
choix des lignes doprations, dans leur tablissement et dans leur direction, est la par-
tie la plus importante de la prparation dun plan de guerre. Le grand art de bien diriger
ses lignes doprations consiste donc () combiner leurs rapports avec les bases
et avec les marches de larme, de manire pouvoir semparer des communications
de lennemi sans () perdre les siennes (chap. III, art. 21, p. 193 et art. 18, p. 142).
Un des points essentiels de la science des marches consiste savoir bien combiner
les mouvements de ses colonnes sur le plus grand front stratgique en les exposant
le moins. Le vritable cachet dun grand capitaine sera alors lemploi alternatif des
mouvements larges et concentriques en sachant prendre davance ses mesures.
Il importe aussi au gnral de juger de lopportunit des rserves stratgiques, de leur
emplacement (avantage du pivot doprations) et des moyens.

142
Prcis de lart de la guerre

Cependant, mme si Jomini dgage un certain nombre daxiomes et de maximes la


suite de ses dfinitions, il nen prcise pas moins que la guerre ne doit pas tre trop
mthodique ou compasse : Moi, je la ferais vive, hardie, imptueuse, peut-tre
mme quelquefois audacieuse (chap. III, art. 21, p. 198). Aussi, pour Jomini, la
double condition de la rapidit et de la vivacit dans lemploi des masses, avec la
bonne direction, permet dobtenir de grands rsultats.

Ainsi, la guerre dans son ensemble nest point une science mais un art , avec toute
sa posie et sa mtaphysique, mais cela nempche pas lexistence de bonnes
maximes de guerre qui, chances gales, pourront procurer la victoire.

*
* *
Jomini a exerc une influence norme sur toutes les armes dEurope et dAmrique
de 1815 1871. Depuis, il a inspir un grand nombre de penseurs militaires comme
Fisch, le Gnral Donn A. Starry, pre de la doctrine amricaine AirLand Battle, lAmiral
Luce et Mahan pour la guerre navale, le futur Marchal Foch lcole Militaire ou le
Gnral Galaktionov pendant la 2e Guerre mondiale tout en essuyant galement un
grand nombre de critiques. Aujourdhui, de toutes les armes qui lont assimil, lUS
Army semble celle qui entretient le plus sa mmoire.

Dans leurs grandes lignes, les principes stratgiques de Jomini ne sont tirs que
des chefs-duvre militaires de Napolon, les campagnes de 1796-1797 en Italie,
celles de Marengo, dAusterlitz et dIna. Cependant, daprs le professeur Bruno
Colson dans la prface de cette dition, le Prcis semble temprer les enseigne-
ments de la guerre napolonienne en revenant une stratgie plus prudente, o
lobjectif est loccupation de territoires plutt que la destruction de larme ennemie.

Dans la ligne de Guibert dcrivant les marches darme, les ordres de marche et
les ordres de bataille, une des forces du Prcis repose sur la dfinition et la
description des bases, lignes, fronts et points et leurs applications sur un thtre
doprations permettant de donner un langage militaire commun. Par ses principes et
avantages saisir, Jomini nous introduit aux notions de prise dinitiative, de surprise
dans la direction deffort et dascendant des forces capable, grce aux vertus morales
du chef et de la troupe, de briser la manuvre ennemie.

On retrouve ainsi les prmices de leffet majeur par une action sur un ennemi en un
lieu donn et un moment donn. A travers cet ouvrage transparaissent galement les
diffrentes phases de prparation, dexcution puis dexploitation de cet effet majeur.

La numrisation du champ de bataille peut permettre une application du Prcis de


Jomini, tant dans la conceptualisation du thtre doprations et son suivi toujours
actualis en vitant les erreurs capitales, que dans la prise de dcision et la ractivit
permettant les changements defforts, les concentrations ou dispersions des masses
de forces au meilleur moment et au meilleur endroit. Le principe fondamental, o il
sagit dattaquer lennemi avec la masse de ses forces sur le point dcisif, semble
rester encore dactualit en ce dbut du XXIe sicle. Cependant, lvolution tech-

143
Prcis de lart de la guerre

nologique, bien dcrite dans le livre Perspectives tactiques du Colonel Guy Hubin,
pourrait rendre caduque ce Prcis si la manuvre en venait totalement changer.
Mais, dans lesprit, la notion de masse des forces tendue aux capacits sol-sol et
air-sol, sans exiger forcment la concentration de nos troupes au sol sur la zone
doprations, et la recherche dun point dcisif o lennemi aurait t concentr ne
semble pas sopposer entirement aux Perspectives tactiques .
Jomini aborde aussi un certain nombre daspects comme le besoin dune chane de
commandement de temps de guerre effective et permanente ds le temps de paix.
Jomini dfend ainsi le principe divisionnaire : Lisolement des troupes par rgiments
dans les garnisons, est un des plus mauvais systmes que lon puisse suivre, et la
formation russe et prussienne, par divisions et corps darme permanents, semble bien
prfrable (chap. II, art. 13, p. 97). Reprenant ses crits prcdents, les finalisant
comme dans une clef de vote de ses recherches militaires, le Prcis de lart de la
guerre est une uvre magistrale dans lhistoire de la pense stratgique qui inspira
nombre de grands capitaines et stratges. Clausewitz a cependant critiqu les
uvres antrieures de Jomini condamnant leurs parties synthtiques et leurs prescrip-
tions et rgles, inutilisables selon lui, et ne retenant, pour progrs vritable, que les
parties analytiques. Le Prcis a constitu en soi une rponse Clausewitz, comme
dautres, mais ce premier, dcd en 1831, na pas eu la possibilit de le commenter.
Cet excellent ouvrage majeur ne suffit pas lui-mme pour la formation des officiers
aux parties suprieures de lart de la guerre. Il constitue cependant une des bases
solides qui montre quun art possde sa part de science et de thorie, ses principes
et rgles lmentaires, sa part considrable de travail prliminaire pour apprendre et
faire ses gammes , tout en laissant une belle part lallant, au moral et au gnie du
chef. Jomini a galement eu le mrite de faire ressortir limportante part de ltude de
lhistoire militaire. Ltude des campagnes et batailles, des guerres napoloniennes
aux guerres israliennes, en passant par la guerre de scession, les 1re et 2e guerres
mondiales ou la guerre de Core, est ainsi dispense lAcadmie militaire des tats-
Unis West Point ds la formation initiale des cadets cela nempchant pas Patton,
en sa statue, de tourner allgrement le dos limposante bibliothque de lUSMA.
Chef descadrons Xavier BARTHET


de la 119 e promotion du CSEM

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