Gueroult - Methode
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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RMM&ID_NUMPUBLIE=RMM_012&ID_ARTICLE=RMM_012_0069
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pratique, vrai a priori ? Ou bien doit-on reconnatre quil nest valid que par
les applications quil permet ? Dans ce cas, son caractre fondateur ne sen
trouve-t-il pas remis en cause ? Parmi les grands historiens franais de la philosophie 3, Martial Gueroult est celui qui a fait de lexigence de mthode une
vritable bannire. Il considrait linvestigation structurale comme seule caution
de ses interprtations prtention exclusive. Cest sur le statut de la notion de
mthode en gnral que nous essaierons de nous prononcer terme.
Lhistoire de la philosophie apparat dabord comme un acte de lecture,
cest--dire daccueil dune donne textuelle. Cette rception est premirement
partielle 4, secondement rgule par ladoption de principes de lecture. Ces
derniers ont une fonction dinformation : ils dfinissent une perspective sur
lobjet ; ils le constituent en partie. Leur application rgulire conduit dfinir
des units ou degrs dinvestigation, qui correspondent la forme
constante des prlvements oprs sur le discours tudi. On lgitimera ensuite
une pratique en dfinissant ses critres opratoires identiques. Llve qui souligne un terme important, le professeur qui choisit un texte essentiel, linterprte
qui privilgie un ouvrage sur les autres ; tous effectuent une slection quils
voudraient rendre indpendante de leur option personnelle. Aussi, le premier
impratif, pour justifier cette slection, cest de lui donner des critres objectifs,
relevant de la nature empirique de ce qui est en question. Cela conduit
considrer le texte sous sa forme matrielle : objet-livre, pages, noir sur blanc,
graphie. Lintrt contemporain de cette dfinition des lments de notre rception est de permettre des recensements exhaustifs et infaillibles laide des
moyens informatiques. Ici, la slection est toujours justifie puisque, selon son
degr dinformation (recherche doccurrences, constitution dindex ou de tables
de frquences), elle reproduit lidentique les donnes textuelles ; aussi peutelle tre dite ne consister quen un autre ordre de prsentation de la doctrine.
Dans la mmoire toute quantitative de la machine, le stockage est permanent et
intgral ; ds que linterprte lutilise, cette mmoire devient active, cest--dire
slective. Nous comprenons que le souci de ne pas faire dpendre sa lecture
dengagements subjectifs apparat dautant plus illusoire quil a acquis une
effectivit par le dveloppement de nos moyens techniques dinvestigation.
Grce lordinateur, le lecteur est appel (a contrario) prendre conscience de
son intervention : il ne peut borner son rle celui dun accueil indiffrent.
lhistoire de la philosophie, bien quelle ft rdige dans les annes trente, faisant suite la thse
que Martial Gueroult a soutenue sur Fichte.
3. Dont nous prsentons et comparons les perspectives dans Lcole franaise dhistoire de la
philosophie, in Lenseignement philosophique, no 5, 1998, p. 25-42.
4. La lecture est une activit interprtative, parce quelle est toujours appropriation intellectuelle.
Recueillir sans transformer, ce serait reproduire lidentique.
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1. LA MTHODE LUVRE
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est-il conu recler en germe tous les dveloppements ultrieurs 10. Le dernier
terme rassemble, explique, justifie et lgitime lensemble de lvolution 11 : ainsi,
il ny a pas de transformation essentielle, puisque les stades successifs sont
prsents comme les rsultats dune autoproduction de la ncessit rationnelle.
Tout lobjet du commentaire de la Wissentschaftslehre est de nous pntrer de
celle-ci en tant que pure rationalit, comme son objet elle tait de nous rsorber
dans labsolu. Linterprtation reoit donc les mmes justifications que les mises
en forme successives de luvre : labsolu ne se dit humainement que comme
rsolution des diffrents moments de notre mditation les uns dans les autres.
Il faut donc reconnatre que la mthode structurale consiste moins en une
homognisation des diffrents lments doctrinaux (chacun devant tre rapport une rationalit linaire), quen une hirarchisation des diffrents plans
par le biais desquels se dploie une thorie : si le logique peut fonder son
hgmonie, ce nest pas en niant les autres dimensions de la rflexion, mais en
montrant quil peut les intgrer terme. Aux yeux de Martial Gueroult, linvestigation rationnelle ne doit pas plus exclure les antcdents doctrinaux que les
circonstances historiques. Ainsi les dbats postkantiens qui prcdent la publication de louvrage principal de Fichte sont-ils investis 12 sans tre considrs
comme trangers louvrage tudi : il sagit dexplorer le terrain qui constitue
le fondement de la doctrine et qui se confond avec ses racines. Dans la priode
qui suit la publication de la Critique de la raison pure et qui prcde celle de
la Wissentschaftslehre, on a moins affaire une analyse des sources qu un
souci de comprendre les fondements de luvre dans toute leur extension. Ds
lors, lintrieur ne doit rien lextrieur, chaque tape est penser en continuit
logique avec la prcdente ; les origines ne sont pas des dterminations autres,
mais des racines propres. Louvrage sur Fichte traduit donc lintention dappr10. Ds sa formation, la W.L. enveloppe une antinomie o est inscrite la ncessit de ses
changements futurs (ESDSF, t. I, p. 151).
11. Si on considre dans son ensemble lvolution de la W.L., elle apparat comme une ralisation progressive de ce point de vue suprme. Elle napparat de la sorte que si lon se place ce
point de vue lui-mme (ESDSF, II, 160). Si lon considre lvolution une fois faite, on prouve
le sentiment quelle tait ncessaire, quelle se prsente comme un droulement logique, une sorte
de phnomnologie interne nayant rien de comparable avec une succession de changements accidentels. Le rsultat de lvolution est donc de fournir la loi et la justification de cette volution
(ESDSF, II, 163). Gueroult crivait dj en 1925 : Jai toujours prouv moi-mme que la cl de
toute la W.L. tait dans la W.L. 1804 (Lettre Xavier Lon date jeudi aprs-midi , ms 361,
no 660, Fonds Victor Cousin, bibliothque de la Sorbonne).
12. Le commentaire fichten est prcd dune introduction de volume non ngligeable (153 p.),
consacre aux antcdents doctrinaux de la Wissenschaftslehre. Nous ny trouvons pourtant pas
proprement parler des prcdents, des sources : les dbats extrmement vivants qui ont eu lieu en
Allemagne entre la date de publication de la Kritik der Urteilskraft (1790) et les premires formulations de la Wissenschaftslehre (1794) ne sont ni des prfigurations, ni des anticipations des propos
fichtens, mais plutt des ferments, des germes.
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Lensemble des propos pascaliens nous est parvenu sous forme fragmente,
constituant une tentative de dpassement de la rationalit par la charit (symboliquement, une insulte la souverainet de lesprit dductif) qui ne se ft pas
prte aisment une investigation monographique. loccasion de lanalyse
du regard port par Pascal sur les doctrines philosophiques, Martial Gueroult
oppose deux conceptions de lhistoire, celle du savant et celle du chrtien 32,
respectivement appeles historique et existentielle . Cette dernire est-elle
susceptible de se prsenter sous forme unifie, ft-ce celle dun anti-rationalisme ? Philosophique en ce quelle procde de principes, anti-philosophique en
ce que ses principes suprmes ne peuvent tre que sentis, la doctrine pascalienne
ne pourra jamais se rduire un ensemble de propositions cohrentes et rationnelles 33. Que la succession des doctrines tire son intelligibilit dautre chose
que dune doctrine (car la vraie religion ne suppose exposition ni rationnelle,
ni cohrente, ni peut-tre mme exposition), cela en fait autre chose quune
histoire, dont lobjectivit ne peut pour notre interprte tre due qu une rationalit immanente. Pour autant, Pascal est jug ne pouvoir se dpartir dune
volont dunification, car cest de la mme faon que lon considre la faiblesse
humaine dans le sicle, en soi-mme et dans lhistoire : de mme que la religiosit pascalienne tend une expression rationnelle, de mme lhistoire pascalienne de la philosophie pourrait sexprimer sous une forme globalement
unifie 34. Nous aurions donc affaire une cohrence potentielle (si ce nest une
systmatisation constitue), dans la mesure mme o les ruptures sont expliques et rgles. La raison peut se destituer, condition de matriser le principe
et le rsultat de cette destitution 35. La rationalit requise dans toutes les philo32. [...] cette notion dun progrs continu depuis lAntiquit jusquaux temps modernes [...]
simpose au centre de la vision pascalienne, et est conue comme sappliquant au cours entier de
lhistoire de la connaissance scientifique (Histoire de lhistoire de la philosophie [HHP], p. 197) ;
Tout autre est la vision du Pascal philosophe religieux. [HHP : chrtien] [...] il rejette toutes les
philosophies par le refus mme de la philosophie (Atti del congresso internazionale di filosofia,
II, Milan, Castellani, 1948, p. 234, HHP, p. 198) ; Lhistoire de la philosophie est ainsi atteinte
dun double scepticisme : le scepticisme qui frappe toute histoire objective et le scepticisme qui
frappe toute philosophie (ibid., p. 232).
33. Ainsi la philosophie, telle quelle se manifeste dans lhistoire, nest plus que le reflet de
la dualit de lhumaine nature. Lhistoire de la philosophie est comme lvangile un texte chiffr
plein de contradictions, et de mme que la charit est la clef de lvangile, lvangile, clef de
lhumaine nature est, son tour, clef de lhistoire de la philosophie (ibid., p. 235, HHP, 200,
avec ajout de virgules).
34. Il sagit dune synthse qui, ne retenant rien des doctrines expresses, considres comme
fausses dans leurs enseignements, porte sur les lments de la ralit humaine essentielle dont ces
doctrines sont linvolontaire et inconscient symptme. Lhistoire de la philosophie dans son ensemble apparat donc comme le reflet agrandi de la ralit psychologique et morale de lindividuhomme (HHP, 202-203). Cette ncessit de considrer les dispositions pascaliennes comme
unifies stait mme exprime par le terme sans doute excessif de systme dans la version
imprime de la confrence du congrs de Rome de 1946 (ibid., p. 236).
35. Ce qui implique quune facult extra-rationnelle doit tre reconnue capable de saisir les
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discours comme la seule actualisation de cette possibilit. Ds lors, on se trouverait en prsence dun dogme sceptique, quon pourrait exprimer ainsi : Je
nexplique pas le rel, parce quil est ncessairement inexplicable . Cette position comprend laffirmation de linintelligibilit du monde, qui constitue en
elle-mme une rationalisation minimale, car elle suppose une capacit de ma
pense identifier cette irrductibilit du monde mon explication. Ainsi le
doute suppose lui-mme la position dune relation avec lextriorit, mme si
cette relation nest destine qu tre suspendue 38. Une philosophie consiste
donc exclusivement en thses. Ou bien celui qui se refuse toute thse est banni
du champ de la philosophie, ou bien ce refus est lui-mme considr comme
une affirmation, et dfinit le degr minimal partir duquel une proposition peut
tre considre comme doctrinale : lorsquelle fournit une interprtation globale
de la ralit extrieure.
Pour conclure notre prsentation de la mthode de Gueroult travers ses
travaux, on peut essayer de traduire ces positions gueroultiennes en termes
d units opratoires . Les lments qui apparaissent aux yeux du commentateur comme les plus prgnants ne sont prcisment pas lmentaires, puisque
le plus important reste de saisir la doctrine sous son aspect unifi. Cette unification est certes le produit de la raison ; on pourrait donc faire de largument
rationnel llment dinvestigation privilgi de lhistorien. Pourtant, dune part
aucune preuve ne saurait tre apprhende isolment, spare de lensemble qui
constitue lorganisation probatoire dune doctrine. Dautre part, cest moins le
rationnel qui est valoris que la rationalisation : comprenons, comme nous
lavons vu, que le non-rationnel peut ne pas tre exclu de champ de la philosophie, ds que, mme sil nest pas rationalis, il est rationalisable . Cest
que le commentateur se prononce moins sur les effets de la rationalit que sur
le statut de la raison. Lui confre-t-on son autonomie propre, le discours qui
lui reconnat cette place sera jug digne dune investigation architectonique.
Lhtrognit des lments dune thorie traduit-elle une dficience de rationalisabilit ? La doctrine ne manquera pas dtre condamne et exclue du
champ de lhistoire de la philosophie. Ainsi linterprte structuraliste se donne
pour expliciter ses procds des units qui nen sont pas. En effet, si toute
slection devait tre reconduite la totalit, elle ne consisterait plus en une
slection. Chaque prlvement sur la doctrine devrait participer dune dcision
densemble. En quoi Gueroult ne manque pas dincarner la figure de lhistorien-philosophe : sa mthode dinvestigation engage toujours une dcision portant sur lessence de la doctrine. Si mthode il y a, elle relve ici plus dune
fondation thorique que dun exercice pragmatique. Cest pourquoi, avant de
38. Cf. PHP, p. 149.
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nous prononcer sur la mthode pour elle-mme, il convient dexaminer le fondement quelle prtend se donner.
2 . L E F O N D E M E N T D E L A M T H O D E : L A D I A N O M AT I Q U E
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la ncessit manifeste par la loi interne des systmes ne sexplique que par le
recours une ralit par soi, indpendante de toute temporalit, ralit par
excellence 43. Les thories philosophiques sont donc conues sur le modle des
Ides platoniciennes : Les seules vrits ternelles sont les systmes, car seul
est vritablement ternel ce qui est par soi, seul est par soi ce qui sexplique
par soi, et seuls sexpliquent par soi les systmes, que pour cette raison nous
avons appels Ides 44.
Tous les rels philosophiques, dans leur compltude et leur ncessit, se
trouvent ainsi intgrs dans un fondement ternel et infini de possibilit :
lentendement divin 45. Ainsi la prennit des doctrines se comprend par lternit du systme quelles rvlent. Linsuffisance soi de lesprit subjectif permet
de prendre conscience de lintemporalit laquelle il slve par la spiritualit
philosophique. En constituant une doctrine, il exprime en fonction de contingences temporelles une loi ncessaire qui est celle dun systme. La ralit
immuable des philosophies renvoie donc un fondement subsistant par soi et
mme pour soi, ternel et illimit : cest le rel absolu des Ides de lentendement divin. Aux yeux de Gueroult, la nature imprissable des philosophies est
mme la seule preuve de lexistence de Dieu 46. Sa puissance peut tre exclusivement rserve la production didalits, puisque le monde sensible sest
vu dnier toute ralit. Lhistoire de la philosophie est une thophanie 47 et, si
lauteur dune doctrine est le premier inspir, il peut revenir au commentateur
la tche de perfectionner la rvlation. Les conditions historiques dmergence
des philosophies sont rsorbes dans la ralit de leurs Ides. Ds lors, le
jugement de ralit dun philosophe, quand il est lgitime, cest--dire quand il
est valid par la cohrence dune structure rationnelle, sidentifie avec lacte
objectif par lequel une Ide se manifeste elle-mme comme systme. Il apparat donc quau terme de linvestigation gueroultienne, la pense subjective a
trouv les conditions de sa rsorption dans lactivit autosuffisante de la pense
objective, qui nest autre que la vie divine.
La fondation de la pratique de lhistorien de la philosophie aboutit la
43. En effet, ce qui est contingent, temporel et existe par un autre, nest pas vritablement
rel (PHP, 183). Bref, cest dans lternit quil faut chercher le fondement du temps et non
linverse (PHP, 193-194).
44. PHP, 185. Cf. galement 236-237, o lon retrouve les mmes formules.
45. Ces systmes ou Ides intelligibles nont en eux-mmes rien qui rpugne la nature
intelligible de lentendement divin qui les pense. [...] Il ny a donc aucune difficult les concevoir
comme le contenu de lEsprit infini dont ils constitueraient la ralit interne concrte (PHP, 186).
46. Les systmes sont donc lunique fondement possible pour une preuve de lexistence de
Dieu, et, en fait, les systmes philosophiques, en tant que doctrines, sont les seuls, parmi les pensers
humains, apporter, chacun, des preuves de lexistence de Dieu, ou des dcisions relatives leur
possibilit ou leur validit (PHP, 185).
47. En quoi peut se justifier notre utilisation dun vocabulaire de registre thologique.
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constitution dune doctrine originale, ambitieuse, loin du strict cadre mthodologique : tentons brivement den apprcier la porte.
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ont une ralit empirique dont la lecture dtermine la valeur, faisant apparatre
des lments formels de diffrents niveaux. En destituant le fondement gueroultien de sa prtention excessivement dterminante, on mnage thoriquement
la possibilit de constituer dautres philosophies de lhistoire de la philosophie.
Mais on doit aussi mesurer, pour terminer notre analyse du travail fondationnel de Gueroult, que dautres dianomatiques simposeraient pour corriger un
dfaut majeur de son entreprise : de son idalisme radical, on ne peut tirer
aucune application pratique. Dun ct, lensemble de sa dmarche (telle quelle
est prsente dans les prfaces de ses uvres, ou dans des interventions ponctuelles) manifeste le souci de constituer des rgles pour ltude des grandes
uvres philosophiques. De lautre, son ouvrage consacr la constitution dune
philosophie fondant lactivit dhistorien se montre indpendant de toute application. Certes, on peut bien infrer des principes dtudes de la dianomatique :
par exemple apprhender une uvre dans sa totalit ; faire prvaloir
larchitecture rationnelle dune philosophie sur tous ses autres aspects . Mais
ces prceptes apparaissent si gnraux, si peu dterminants pour le travail de
lecture, que lon peut parler dun hiatus entre la pratique et le fondement de la
mthode gueroultienne en histoire de la philosophie.
3 . R E L AT I O N S E N T R E F O N DAT I O N E T P R AT I Q U E
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56. Martial Gueroult fut grivement bless durant la Premire Guerre mondiale ; il fut long se
remettre des squelles de sa blessure et la lecture des philosophes allemands y contribua.
57. Lhistorien a toujours tenu participer aux plus grands colloques de sa discipline, ce qui a
pu orienter ses travaux. Par exemple, en 1950, il tudie Descartes loccasion du troisime centenaire
de sa mort ; en 1953, il publie des tudes sur Berkeley, dans des numros de revues lui rendant
hommage deux cents ans aprs sa mort.
58. Essentiellement dans les trois tudes suivantes : Leon inaugurale, faite le 4 dcembre 1951,
Collge de France, Chaire dhistoire et technologie des systmes philosophiques [LI], Nogent-leRotrou, Daupeley-Gouverneur, 1952, 34 p. ; Le problme de la lgitimit de lhistoire de la philosophie, in La filosofia della storia della filosofia, Rome, 1954, p. 39-63, et Philosophie de lhistoire
de la philosophie, Rome, Institudo di studi filosofici / Paris, Vrin, 1956, p. 45-68 ; Logique,
architectonique et structures constitutives des systmes philosophiques, in Encyclopdie franaise
[EF], vol. XIX, 1re partie, section C, Paris, 1957, nos 24-15 26-4.
59. Ginette Dreyfus ne relve que laddition de quelques observations marginales (ainsi PHP,
26, 43, 85, 116, 210) et linsertion ultrieure dun feuillet (PHP, 142).
60. Cest sans doute la nomination au Collge de France qui le conduit dvelopper et prsenter
pour elles-mmes ses investigations mthodologiques.
61. LI, 9-18.
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dune libert qui sefforce de comprendre la ralit finit (dans ses productions
les plus russies) par se confondre avec la pense absolue de lentendement
divin 67. On peut trouver dans la Wissentschaftslehre elle-mme le fondement
de ce que nous avons appel lidentification du chronologique avec le logique :
dans les expressions les plus hautes de la rationalit, toute contingence se rsorbe
en ncessit.
Si lidalisme radical de Gueroult est une doctrine philosophique, au moins
une doctrine parmi les autres , on devrait pouvoir lui appliquer cette ncessit
hypothtique, qui conduit identifier la pense libre avec labsolu dune rationalit divine. Il faudrait alors admettre que, si le manuscrit de la Philosophie
de lhistoire de la philosophie na pas t publi, cest que la dianomatique
na pas contenu en elle-mme les principes de sa propre rvlation. En premire
approche, on pourrait y voir une force : tant ternelle, elle na pas eu se
commettre avec la contingence des faits. Mais cette lecture nest quanecdotique.
Elle soppose manifestement lidentit pour soi de la pense la plus libre avec
la loi la plus dtermine. Aussi faut-il voir dans la rserve de Gueroult lendroit
de sa propre doctrine une faiblesse : cest un dfaut de structure qui a empch
sa rvlation en tant que thorie autonome, valant par soi. On ne peut expliquer
le refus de publier la dianomatique que par un dfaut constitutif de celle-ci.
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car elle pose aussi la question de la reprise de son manuscrit : imaginant quil
ait pris conscience quil recle un dfaut majeur, comment expliquer quil
parvienne sa lgataire sans corrections importantes ? Vraisemblablement, Gueroult nest pas revenu de nombreuses reprises sur les feuillets de son vieux
travail 69. De plus, sil avait peru la moindre erreur, pourquoi ne laurait-il pas
signale, au moins ceux qui eurent le privilge de lire le texte ? Il faudrait
admettre que cette perception se serait rduite un pressentiment incapable
dexpliciter ses raisons, faute de quoi un esprit aussi spculatif net pas manqu
dy trouver occasion de rebondissements thoriques.
Il convient sans doute de sen tenir une hypothse plus simple, mais aussi plus
radicale, celle du dsaveu : dans la Philosophie de lhistoire de la philosophie,
Gueroult fait ce quil va sappliquer dnoncer occasionnellement par la suite :
commencer par dterminer formellement les philosophies. Ainsi serait-il tout
bonnement revenu sur son projet, en le rcusant au titre de logique des philosophies, impossible constituer de faon unifie 70. Si la lecture de ses confrres 71
a pu raviver son intention spculative, elle reconduisait la dianomatique un
dfi : dpasser lopposition entre le souci de rendre compte de la ralit et celui
de rendre compte des thories qui rendent compte de la ralit. Toute doctrine qui
veut expliquer les autres est sans doute contrainte de sexcepter elle-mme du
champ de ce quelle comprend. Aussi ne parvient-elle pas se donner comme
une parmi les autres , mais se prsente, mme malgr son vu initial, comme
dfinitive. Ainsi lhypothse dun abandon de la Philosophie de lhistoire de la
philosophie est-elle conforte par un dsaveu implicite. Mais ce dsaveu est galement rest provisoire : il ne sest jamais traduit par une condamnation officielle 72
et na pas interdit jusque dans ses dernires interventions lannonce de sa reprise 73.
eux non plus ne jugent pas la partie thorique de la dianomatique gueroultienne couronne de
succs.
69. Voir note 59. Il a probablement exist une variante communique Cham Perelman. Mais
rien ne permet de parler de plusieurs tats du manuscrit, si bien que lditeur peut crire : On
reproduit lunique version (1933-1938), compte tenu de quelques corrections et notes ultrieures,
peu importantes, que lauteur inscrivait indiffremment sur le manuscrit ou sur une copie dactylographie en 1941 (PHP, Avertissement, p. 9).
70. Il ny a pas la philosophie, mais des philosophies qui, enfermes en elles-mmes, se
prsentent chacune comme tant toute la science. Il y a donc autant de sciences spciales quil y
a de philosophies diffrentes, et, par consquent, non pas une logique de toute philosophie, mais
autant de logiques quil y a de philosophies (EF, 1957, 19.26.1.b). Voir aussi note 54.
71. Au plus haut point celle dtienne Souriau, occasion de la formulation dune antinomie :
un conflit insoluble entre les instaurations philosophiques et la philosophie de ces instaurations
(HHP, 1022-1023).
72. Certes Gueroult navait pas dsavouer cet ouvrage quil navait pas publi.
73. Ainsi, en 1969, lors de lentretien pour la Radio-Tlvision scolaire, dcrit-il encore : [...]
une doctrine des conditions transcendantales de possibilit de toute philosophie singulire, qui doit
satisfaire, ce propos, la question analogue que Kant posait relativement la validit de la
science : quid juris. Cette doctrine que jappelle dianomatique et laquelle un livre doit tre
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Du moins est-ce une confirmation du hiatus que nous signalions entre la fondation dune mthode et des investigations autonomes, pouvant se passer de
mthodologie. Les deux volets du travail de linterprte apparaissent parfaitement
indpendants 74. Cela signifie dabord que les commentaires doivent constituer en
eux-mmes leur validit, indpendamment de tout fondement philosophique. Mais
cela entrane aussi que la recherche dianomatique ne peut attendre ni confirmation
ni exprimentation de la part des pratiques interprtatives. Quand bien mme la
philosophie des philosophies pourrait allguer la proximit dun succs dans le
commentaire, elle ne pourrait le revendiquer qu la condition logique de faire la
preuve de limpossibilit de toute autre fondation pour le mme rsultat. Enfin,
en confrontant les procds interprtatifs et les principes philosophiques des autres
thoriciens, Gueroult navait jamais manqu de conclure une contradiction.
Peut-tre na-t-il jamais os prter ses propres productions cette confrontation
risque. Pressentant ce hiatus entre fondement et pratique de lhistoire de la philosophie, lhistorien aura prfr ne pas hypothquer les succs de ses commentaires par des critiques fondes a priori sur la seule lecture de son manuscrit
thorique 75, tenant en rserve cette pice dont il na jamais t assez sr pour en
reprendre directement les lments, ni assez du pour la juger comme un chec.
3.2.2. Valeur respective des hypothses
Il faut donc reconnatre que lattitude de lauteur lgard de son travail est
ambivalente. Aucune des explications de lajournement indfini de sa publication ne peut savrer satisfaisante lexclusion des autres. Chaque hypothse
doit donc tre relativise non seulement parce quelle nest pas unique, mais
encore parce que Gueroult ne sest pas content de rcuser son manuscrit ; il
en a suppos la correction possible. Certes, on peut considrer quil a pu tre
retard dans ses intentions de rflexion fondamentale. On serait par exemple
tent daffirmer que la polmique cartsienne quil a indirectement mene avec
Alqui laura dtourn de la constitution dune thorie des philosophies. Mais
leurs perspectives ne sopposent pas seulement en ce qui concerne linterprconsacr, est trop complexe pour tre si peu que ce soit rsume ici... (Entretien avec M.-C. Pernot :
Analyse des structures comme mthode de lecture des uvres philosophiques, in Cahiers philosophiques, 1970, p. 20) ajoutant page suivante : [...] il faut [...] parfaire la Dianomatique .
74. Ainsi que le note Fernand Brunner : mais si la thorie du philosophe et la mthode de
lhistorien concordent, nimaginons pas que la premire fonde la seconde : au contraire, la mthode
des structures est premire et autonome (BSFP, 1982, p. 58). La production des commentaires
na pas prtendu attendre la fondation dune perspective critique, puisquelle en est reste indpendante.
75. Telles quelles ont pu tre rencontres depuis la publication de la Philosophie de lhistoire
de la philosophie.
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interprtatif, de dfendre leur valeur par opposition dautres, ils doivent admettre la lgitimit des principes de lecture auxquels ils se confrontent. La condition
dinstitution des prceptes mthodiques est de leur donner la nature de schmes,
qui permet daffirmer la relativit des rgles leur application. On ne rduira
jamais lindit de la pratique en prceptes. Toute mthodologie qui concerne
des affaires humaines doit prendre acte de son irrductibilit des dterminations scientifiques : le schmatisme est irrmdiablement un art. Cest dire
quune mthode doit tenter dintgrer ses propres formulations une latitude
de rgulation. Doivent ainsi sinscrire dans un programme mthodique des
possibilits de rvision qui corrigent priodiquement sa tentation de gnralisation. Chaque mthode est appele dfinir ses possibilits dautorgulation.
Toute mthode doit prendre acte de son statut intermdiaire, qui rend phmre
sa rgulation et peut finalement permettre de ne voir en elle quun art daccompagnement des pratiques bien comprises. Donc, des prceptes mthodiques en
histoire de la philosophie doivent se distinguer de prsupposs de la recherche
formulables a priori. Ces derniers peuvent sans doute prendre la forme de
maximes peu contestables (presque universalisables, dans la mesure o elles
font pratiquement lobjet dun consentement unanime, ne donnant pas lieu un
engagement diffrentiel). Pour se distinguer de telles formulations si gnrales
quelles sont peu fructueuses, les anticipations rgulatrices doivent participer
doptions philosophiques qui disposent investir les doctrines sous un aspect
prdominant. En outre, des rgles de mthode ne devraient pas rester pure
thorisation et dfinir une relation leurs applications. En dautres termes, leur
institution procde de concepts particuliers. Des schmes dinterprtation doivent ainsi traduire ltroite association de concepts de grande extension leurs
applications singulires. Ces concepts dpendent dengagements philosophiques : mais nous avons prcis quune mthodologie ne devrait pas sattacher
une philosophie particulire, faute de voir trop restreinte sa latitude dapplication. On doit donc en conclure que, lorsquelle est mise en uvre, la recherche
dianomatique doit se constituer en philosophie prenant spcifiquement pour
objet les thories philosophiques, afin den grer une pluralit qui ne saurait
atteindre lintgralit 85.
Christophe GIOLITO
85. Nous devons ici renvoyer la quatrime partie de notre ouvrage Histoires de la philosophie
chez Martial Gueroult, Paris, LHarmattan, 1999, p. 223-282, dont nous navons fait ici que reprendre sommairement les grandes lignes.