Les Enfants Du Serpent
Les Enfants Du Serpent
Les Enfants Du Serpent
GRAND FORMAT
KIVU
LES
ENFANTS
DU
SERPENT
Quatre ans aprs notre premier reportage sur
le viol comme arme de guerre, nous sommes
retourns en Rpublique dmocratique du
Congo, la rencontre de ces femmes victimes
et de leurs enfants. Comment vivre avec le fils
de lennemi ? Bukavu, des ONG soutenues
par le Secours catholique leur viennent en aide.
Reportage photo : Patrick Delapierre
Texte : Anne Guion
MAGY NGALI, 19 ans,
et sa IIe Irne, 3 mois
et demi. La jeune
femme, enIeve par des
miIiciens, est devenue
une escIave sexueIIe
durant pIusieurs mois.
Libre, eIIe a pass
trois mois en soins
intensifs et ne pesait
pIus que 38 kg.
EIIe tait enceinte.
de cassitrite, des minerais qui entrent
dans les composants lectroniques.
Parmi ceux-ci, le Front de libration
du Rwanda, le FDLR, compos de
membres de lex-arme rwandaise et
des milices paramilitaires hutu, les
Interhamwe. Il y aurait eu plus de
500 000 femmes victimes de viols au
Kivu depuis le dbut des annes 2000.
La nuit, ces hommes attaquent les
villages, tuent, violent les femmes en
public. Les jeunes filles sont empor-
tes dans la fort, o elles servent des-
claves sexuelles. Difficile de savoir
combien denfants, comme Sifa, sont
ns et naissent encore de ces unions
violentes. Peut-tre 50 000. Pour parler
deux, les gens utilisent un dicton
populaire : Les enfants du serpent
sont des serpents.
Comment vivre avec Ie fiIs de I'en-
nemi, du meurtrier de sa famiIIe ? Lors-
que lenfant parat, la femme est
Q
Il y a dans ses traits comme un
mystre. Elle na ni la bouche, ni
le regard de sa mre. Do vient ce
petit menton pointu ? Devant sa mai-
son de Bukavu, dans le Sud-Kivu, en
Rpublique dmocratique du Congo
(RDC), Sifa, 6 ans, pose en robe rose
volants, debout avec sa famille. Ctait
en 2004, se souvient Nzingire, sa mre,
jeune femme longiligne de 23 ans. Ils
ont tu mes parents et mont emmene.
Ils taient nombreux, Nzingire ne se
souvient pas de leurs visages. Et sou-
dain, lvidence : Sifa a hrit des
traits dun des bourreaux de sa mre.
En 2008, nous tions partis la rencon-
tre de ces femmes victimes de ce que
les ONG appellent le viol comme arme
de guerre , une pratique devenue
courante dans ce territoire, meurtri
par les suites du gnocide rwandais.
Quatre ans plus tard, des groupes
arms se livrent toujours une guerre
pour contrler les mines de coltan et
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XX
DE NOS ENVOYS SPCIAUX
38 La Vie - 8 mars 2012 La Vie - 8 mars 2012 39
Faraja, 24 ans, et ses jumelles,
Cikuru et Cito, 4 ans, vivent caches
Q
Nous avions rencontr Faraja au centre de sant de Ludaha,
Kabare, un village une vingtaine de kilomtres de Bukavu.
Elle avait 20 ans, tait enceinte de 9 mois. Elle tait marie
depuis un mois tout juste, lorsque quatre hommes arms, des
Interhamwe, taient entrs chez elle et lavaient viole lun aprs
lautre devant son mari ligot. Ne pouvant pas supporter
la honte, celui-ci lavait chasse de son foyer. Depuis, Faraja
a donn naissance des jumelles, issues des viols. Elle a rencontr
Patrick, son nouveau mari, et est de nouveau enceinte.
Pour pouvoir linterviewer, il a fallu lemmener loin du village,
dans cette clairire. Personne nest au courant de son pass.
Et les petites filles ne sont pas stigmatises. O
Esprance, 23 ans, a peur pour
ODYLHGHVRQOV'DQLHODQV
Q
Les traits de son visage sont plus las, mais son nergie est
toujours l. En 2005, Esprance avait t kidnappe par les
Interhamwe. Au bout de deux mois dans la fort, enceinte, elle
avait arrt de salimenter et les miliciens lavaient abandonne.
Bukavu, elle a cr les Filles de lEsprance, une association
qui regroupe des jeunes femmes victimes de viol. Aujourdhui,
Esprance craint pour son fils Daniel. Il a t malade, plusieurs
fois. Les mdecins mont dit quil avait t empoisonn. Je vais tout
faire pour quil puisse quitter la RDC. Nous entendrons parler
plusieurs fois dempoisonnement denfants lors de ce reportage. O
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2008
2008
La Vie - 8 mars 2012 41 40 La Vie - 8 mars 2012
Furaha, 32 ans,
est en grande dtresse
Q
Lorsquelle a vu la photo de 2008, elle a dabord
souri, puis elle sest tue. Et a dtourn le regard.
Sur limage, Furaha posait enceinte de neuf mois
dun bb issu dun viol collectif de miliciens
Interhamwe. Malgr cela, confie-t-elle aujourdhui,
ma vie tait meilleure que maintenant. Chasse
par son mari avec ses trois autres enfants, Furaha
survit difficilement en portant les courses des
femmes au march, en change de quelques centimes.
Iragi, 4 ans, souffre de malnutrition aigu. O
Emiliana, 19 ans, et Mose,
5 ans, ont trouv une famille
Q
En 2008, Emiliana tait une enfant qui donnait
le sein un bb. Ladolescente avait vcu cinq mois
dans la fort, petite esclave sexuelle de miliciens arms.
Elle avait russi senfuir et avait trouv refuge
lhpital de Panzi, o travaille le Dr Denis Mukwege.
Son fils, Mose, y tait n. Je commence peu peu
laimer, mais jai peur : sans doute essaiera-t-il un jour
de me tuer, car son pre est un esprit mauvais , nous
disait-elle lpoque. Aujourdhui, Mose va bien.
Surtout, Emiliana a trouv un mari, Ferouz, qui traite
Mose comme son fils, et avec lequel elle a eu deux autres
enfants, Baraka, un an et demi, et Dieumerci, 5 mois. O
2008
2008
LHEBDOMADAIRE CHRTIEN DACTUALIT
||l|'|!|ll
M 02863 - 3265 - F: 2,90 E
N 3265 du 27 mars au 2 avril 2008. France : 2,90 ; Benelux : 3,20 ; Suisse : 5,50 FS ; Canada : 4,25 $ can.
EXPOSITION
LES CHARMES
DE BABYLONE
EUTHANASIE
ET SI ON
RFLCHISSAIT ?
BOULOT
LENTREPRISE
ME CAJOLE
AFRIQUE
FEMMES VIOLES
LODIEUSE
ARME DE GUERRE
enfant puissent rintgrer leur foyer.
Un programme dassistance juridique
a mme t mis en place afin que les
enfants issus des viols acquirent un
tat civil, la filiation ne se transmet-
tant que par le pre en RDC. Des juris-
tes encouragent ainsi les femmes
trouver dans leur famille un homme
voulant bien donner son nom len-
fant. Mais ces efforts ne suffisent plus.
Les enfants issus des premiers viols de
masse ont dsormais 7 ou 8 ans , tmoi-
gne ainsi Odile Mabunga, du centre
Olam, une structure qui met en place
des programmes de soutien pour les
femmes victimes. Bbs, ils taient
plus facilement accepts. cet ge, ils
deviennent une charge, surtout en
pleine crise conomique. Les prix des
produits de premire ncessit ont aug-
ment fortement. Les gens doivent se
battre pour nourrir leur famille.
GRAND FORMAT KIVU
condamne lexil. Au Bureau dioc-
sain des uvres mdicales (Bdom) de
Bukavu, une structure soutenue par le
Secours catholique, elles sont ainsi
une quinzaine se rassembler rgu-
lirement au sein dune association
joliment appele les Filles de lesp-
rance. Toutes ont vcu lenfer : les
mois dans la fort, les tortures. Elles
sen sont sorties, parfois demi mou-
rantes, mais enceintes. lhpital,
jai arrt dallaiter ma fille pendant
un jour et demi, tmoigne ainsi Ccile,
23 ans. Je voulais quelle disparaisse.
Les infirmiers ont essay de me convain-
cre de lui redonner le sein. Cest eux qui
lont nomme Sylvie. Et puis, jai peu
peu ressenti de laffection pour elle.
Aujourdhui, Ccile peut voir le visage
de sa fille sans penser sans cesse son
agresseur. Aucune ne peut retourner
vivre dans son village avec son enfant.
En mettant enceintes ces femmes, les
Interhamwe brisent la filiation, ils
crent une nouvelle race, un enfant
que le mari, la famille seront dans lim-
possibilit de reconnatre , analyse
ainsi le Dr Denis Mukwege, le chirur-
gien gyncologue en chef de lhpital
de Panzi, lun des premiers avoir
alert sur ce phnomne. Cest une
forme de guerre gntique qui se mne
dans le corps des femmes.
Pour Iutter contre Ia destruction de Ia
ceIIuIe famiIiaIe, le Bdom a cr des
bureaux dcoute dans les villages les
plus touchs. Des mdiateurs dialo-
guent avec le mari et la famille pour
faire en sorte que la femme et son
En mettant enceintes ces
femmes, Ies miIiciens
Interhamwe brisent Ia Iiation
42 La Vie - 8 mars 2012
Exemple Nyamarege, un village
40 km de Bukavu. Entre 2001 et 2006,
le lieu a servi de champ de bataille
lors des combats entre le FDLR et les
forces armes congolaises. Beaucoup
de femmes ont t kidnappes et
emmenes dans la fort toute proche.
Jusquen 2009, les FDLR menaient
encore rgulirement des raids sur le
village. Combien denfants sont ns
de ces viols ? Difficile dire, tmoi-
gne Bora, une villageoise mdiatrice
auprs des femmes. Celles qui taient
maries nont parfois rien dit. Elles se
cachent et se taisent pour ne pas tre
chasses par leur mari.
Kabika, eIIe, n'a pas pu cacher son
tat. Enleve par les Interhamwe, il y
a cinq ans, cette mre de famille de
quatre enfants est reste plusieurs
mois dans la fort avant de russir
senfuir. Lorsque, neuf mois plus
tard, en pleine nuit, elle a senti que le
travail commenait, elle sest leve en
silence et sest dirige pniblement
vers le trou profond creus au bout de
la parcelle familiale. Elle a mis les
pieds de part et dautre de la latrine.
Je voulais que le bb tombe directe-
ment dans le trou Mais je nai pas
russi , confie-t-elle. Quelques heu-
res plus tard, une petite fille est ne.
Son mari lui a choisi un prnom
Mawazou, ce qui en mashi, la langue
parle ici, veut dire le soupon ,
avant de fuir le foyer. Aprs un long
travail de sensibilisation men par
les membres du Bdom, celui-ci a
accept de revenir. Mais, depuis
quelques mois, rien ne va plus.
Aujour dhui, jai appris aimer cette
enfant, confie Kabika, mais, depuis
que la vie est devenue plus difficile,
mon mari ne cesse de lui reprocher
tous nos malheurs.
Pour linstant, rien nest fait pour
aider ces enfants vivre avec le far-
deau de leurs origines. La psychologie
en est ses balbutiements au Kivu.
Surtout, largent manque. Latten-
tion de la communaut internationale,
sest focalise sur les violences sexuelles.
Et rien pour ces enfants, ou si peu ,
dnonce ainsi Claudia Nfundiko
Furaha, du centre Olam. Pourtant, le
temps presse, les enfants grandissent.
Et, avec lge de raison, viennent les
premires questions, invitables :
convaincre ces mamans de garder leur
bb, tmoigne ainsi Odile Mabunga,
du centre Olam. Et, aujourdhui, ces
mmes femmes reviennent vers nous
avec leur enfant sous le bras en implo-
rant une aide que nous ne pouvons pas
leur apporter. Alors reste la bonne
volont de chacun. Ils sont quelques-
uns sengager personnellement,
comme Pacme Honor Bisimwa,
coordinateur au centre Olam, qui
finance sur ses propres deniers ldu-
cation de plusieurs enfants.
Et, parfois, dans Ia noirceur, une tin-
ceIIe. Un antidote Ia haine. En 2008,
nous avions ainsi rencontr Emiliana,
adolescente de 15 ans qui en paraissait
12, dj mre dun petit garon, Mose,
issu du viol. Elle nous confiait alors sa
crainte de ne pas savoir laimer. Nous
Qui est mon pre ? Ils commencent
aussi prendre conscience du rejet
dont ils sont vic times. Or, force de
leur rpter quils ne font pas partie de
la communaut, ils finiront par se
construire leur propre identit, analyse
le Dr Denis Mukwege. Que devien-
dront-ils dans 10 ou 20 ans ? Qui dit
quils ne se regrouperont pas eux-m-
mes en un groupe arm ? Comme
contamins par le venin.
Face I'absence de rponses ad-
quates pour aider ces enfants et leur
famille, les ONG sont dsempares.
Lavortement, illgal en RDC, na
jamais t une option officielle. En
2008, sur Marie-Bernard Halima,
charge du dossier la commission
Justice et paix congolaise, qualifiait
ainsi linterruption de grossesse
comme une solution trop simple
un problme complexe. De toute
faon, lenfant est innocent. Mais les
convictions vacillent parfois. Nous
avons jou notre rle en essayant de
Je ne veux pIus penser
au pass. Nous dirons toujours
Mose que je suis son pre
SIFA, 6 ans, en robe
rose, avec sa maman,
Nzingire, son oncIe, et
Ies enfants survivants
de sa famiIIe. EIIe
est scoIarise grce
au Bdom (Bureau
diocsain des uvres
mdicaIes) de Bukavu.
La Vie - 8 mars 2012 59
la retrouvons dans un centre daccueil
Panzi. La jeune femme a maigri,
elle ne mange pas sa faim. Mais
Emiliana sest trouv un mari, Ferouz,
avec qui elle a eu deux autres enfants.
Lui aussi est un rescap, seul survi-
vant avec sa petite sur dune famille
massacre par les Interhamwe. De
sa femme, il connat lhistoire dou-
loureuse. Mais, dit-il, je ne veux
plus penser au pass. Nous dirons
toujours Mose que je suis son
pre. Pendant que nous discutons,
il couve lenfant de ses grands yeux
sombres et brillants. Attentif et bien-
veillant. Comme un pre aimant. O
Retrouvez sur notre site Emiliana,
Faraja et Furaha, les femmes
rencontres en 2008. Que sont-elles
devenues ? Voir notre Web
reportage sur www.lavie.fr
QLe Secours catholique-
Caritas soutient
financirement la plupart
des projets cits dans
larticle : les programmes
de soutien aux femmes du
centre Olam et les actions
du Bureau diocsain
pour les uvres mdicales
(Bdom), qui distribue
des microcrdits aux mres
denfants issus du viol,
pour les aider crer
des activits gnratrices
de revenus, et finance
la scolarisation denfants.
LONG aide aussi
la Caritas de Goma,
dans le Nord-Kivu
qui a mis en place
les mmes types
de programmes.
Lassociation humanitaire
est globalement fortement
engage dans ce pays
particulirement fragile,
que ce soit pour rpondre
aux situations durgence ou
pour soutenir des actions
visant la construction de la
paix et du dveloppement.
Pour aider le Secours
Catholique-Caritas
France poursuivre
son action, faites un don :
mention Congo RD ,
Secours catholique, BP 455
Paris, 75007 Paris. O
AIDEZ LE SECOURS CATHOLIQUE
XX
La une
du 27 mars
2008. Notre
reporter
tmoignait
dj des
exactions
au Kivu.