Le terminus des superstitieux: Peut-on échapper à son destin ?
Par Fabrice Devos
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Fort d’une carrière dans la communication et animé par une passion pour les sciences – la cosmologie, l’astrophysique et les parasciences en particulier –, Fabrice Devos, à travers ses ouvrages, a pour ambition d’éveiller la curiosité du grand public envers les extraordinaires transformations du monde depuis ses origines. Il est l’auteur des œuvres intitulées "Le meilleur des nombres", "Éditions Hors Collection" et "Les toutes", toutes premières fois publié aux Éditions Albin Michel et traduit en allemand. "Le Terminus des Superstitieux" marque son premier roman publié.
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Aperçu du livre
Le terminus des superstitieux - Fabrice Devos
Avant-propos
Ce récit est basé sur des faits historiques établis ainsi que sur des thèses en vigueur, dont certaines controversées, et parsemé d’événements et de souvenirs familiaux en partie vécus, parfois sublimés, souvent détournés. Le tout amplement romancé pour les besoins de l’intrigue.
Autrement dit, toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé, d’authentiques affaires judiciaires et de notables institutions est, pour l’essentiel, fortuite.
N.B. Un astérisque (*) indique les protagonistes qui figurent dans le synoptique à la fin du récit, permettant au lecteur de mieux situer leurs relations au sein de l’univers familial des Simonin.
« Il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles. »
Alice au Pays des Merveilles – Lewis Carroll
Dans le tourbillon de la vie, tout est calcul : la vitesse de la lumière, les marées, le nombre d’or, les trèfles à quatre feuilles, les moutons à cinq pattes, la période d’ovulation, les douze signes du zodiaque, les sept merveilles du monde… l’espérance de vie.
1
Bien sûr, je connaissais, sans les avoir lus, les carnets de De Gaulle ou ceux de Léonard de Vinci lesquels y consignaient leurs observations au fil de l’eau. J’avais entendu parler des carnets secrets d’Hitler qui se révélèrent comme un faux journal intime rédigé dans les années 80 par un faussaire, Konrad Kujau. J’avais lu les carnets de Saint Exupéry noircis fiévreusement par le poète-aviateur dans les années 30 avant d’être publiés par Galimard en 1953, si ma mémoire est bonne. Et je me revoyais, adolescent, reniflant l’odeur singulière et envoûtante d’un carnet moleskine dans une vieille papeterie du quartier Latin. J’avais alors fantasmé sur ce compagnon de route peu encombrant de tant d’illustres baroudeurs de l’esprit, de Céline à Hemingway, de Mallarmé à Victor Hugo, sans oublier ce coquin d’Apollinaire. Mais comment imaginer, alors, que des carnets identiques, bien que moins prestigieux, allaient me conduire sur un chemin de traverse tortueux et dangereux, une généreuse poignée d’années plus tard. Un chemin qui se faufilerait à travers l’espace et le temps pour déboucher au bord d’un canyon abrupt et profond comme une énigme dont le dénouement se situerait sur l’autre flanc. Aussi difficile à franchir qu’à imaginer ! Et pourtant, je m’apprêtais à mon insu, ce rude matin d’hiver, à m’engager sur ce chemin.
Ces carnets, c’étaient ceux de ma défunte mère, triste victime de l’horrible Covid. À l’instar de son écrivain et journaliste préféré, Philippe Labro, elle y consignait presque quotidiennement son vécu et ses expériences, plus personnelles qu’historiquement remarquables ; des tranches de vie familiale parfois émouvantes, souvent caustiques et même dérangeantes pour certaines. Depuis des décennies.
Pour être totalement honnête, cette aventure n’aurait sans doute pas vu le jour si ce triste matin mon cousin Francis*, le fils aîné de l’oncle Léon* et de ma tante Élisabeth*, la sœur de mon père, n’avait pas insisté pour se rendre sur la tombe de ma mère. Oui, il faudra s’y faire : les noms, prénoms et titres en tout genre ne manqueront pas au fil de ce récit ! Donc, Francis voulait lui rendre un dernier hommage n’ayant pu assister à ses obsèques quelques semaines auparavant, pour raison de santé. La santé, c’était le point faible de Francis. Il était asthmatique et, comme si cela ne suffisait pas, autiste asperger. Ma mère*, elle-même asthmatique dans sa jeunesse, était celle qui le comprenait le mieux durant ses moments de détresse respiratoire. Et ça, Francis ne l’oubliait pas. Tout comme il n’oubliait aucun détail de ce qu’il vivait, tel un agenda biologique, ce qui lui encombrait furieusement l’esprit. Francis engrangeait de l’information et calculait inlassablement les données inscrites dans son agenda cérébral.
Pas étonnant que ce matin, me tenant la main comme un enfant alors qu’il était mon cadet d’à peine dix ans, Francis m’asséna abruptement : 20 532 ! Et il me répéta ce nombre une demi-douzaine de fois, comme une évidence, sans que j’en saisisse immédiatement le sens. Observant mon étonnement, il se dirigea vers la sépulture en me désignant de l’index les inscriptions des dates de naissance et de décès de mon père et celles de son frère. « Et alors ? », m’entendis-je lui dire.
Observant que je ne percutais pas, vu le regard ahuri que je lui adressais, mon cousin reprit d’un ton syncopé qui témoignait de son agacement.
Bluffant en effet. Bien entendu, on s’était fait la réflexion dans la famille qu’ils étaient morts plutôt jeunes tous les deux et curieusement au même âge. Mais personne n’avait approfondi la comparaison. Je crois même me souvenir qu’à l’époque des funérailles de mon père, on avait vaguement évoqué que celui-ci avait vécu à peine moins vieux que son propre père mais là s’était arrêtée notre curiosité.
Cette fois, il était impératif pour moi de pousser les investigations, d’autant que je me rapprochais de l’âge fatidique sans être en mesure d’en calculer l’écart mentalement. Je savais qu’une fois rentré à mon domicile, je me précipiterais sur internet pour en avoir le cœur net. C’est ainsi que tout a vraiment commencé !
Non, aucun souvenir ; ah si peut-être une odeur, celle de la peau d’orange brûlée qui provenait de l’appartement de la voisine du dessus.
2
102 jours
« Tu m’inquiètes ; tu m’inquiètes vraiment ! »
Gaëlle*¹ me toisait du haut de son mètre soixante-cinq alors que j’étais accroupi depuis un bon moment. En prononçant ce qui claquait autant comme un avertissement que comme une prise de conscience, elle dodelina plusieurs fois de la tête. Cela fit virevolter ses cheveux blonds bouclés aux reflets dorés qui me subjuguaient comme au premier jour. Surtout, cela fit virevolter mes certitudes sur les options qui se présentaient depuis la scène du cimetière. Une minuscule semaine où j’avais vogué entre déni et effroi avant de me résoudre à l’abordage du mystère qui entourait cette étrange affaire.
Dans un premier temps, j’avais seulement perçu la présence de mon épouse comme on devine celle de son ange gardien qui plane autour de soi sans jamais le voir débouler. Faut dire que j’étais rivé sur l’amoncellement des fameux carnets de ma pauvre mère. Avec la précaution d’un archéologue, je les exhumais d’une petite malle en bois les uns après les autres avant de les disposer en vrac sur notre tapis azéri. Tout comme je n’avais pas remarqué qu’elle n’était vêtue que d’une simple culotte et que ses adorés seins en forme de poire Williams inversée pointaient outrageusement vers moi. Mais j’avais la tête ailleurs. D’ailleurs, l’image de poire Williams qui me traversa l’esprit n’était sans doute pas fortuite. Dans ces carnets figurait en bonne place mon oncle, surnommé le Parrain*, qui se faisait prénommer « William » alors que son premier prénom était « Robert ». Cela présageait de la suite de mon exploration familiale : une succession d’anachronismes, de surprises, de souvenirs embrumés et de circonstances aux relents parfois sulfureux et même carrément nauséabonds. Le tout peuplé d’une myriade de personnages plus ou moins familiers, parfois baroques, souvent mystérieux et même, pour certains, peu fréquentables.
Que lui répondre ? Elle avait raison. Après l’épisode du cimetière et le « fulgureux » calcul de Francis, je m’étais jeté sur mon ordi pour en vérifier l’exactitude sur internet ; seul moyen d’éviter les erreurs comme les années bissextiles. Le compte était bon. Ce qui signifiait, sauf à admettre une simple coïncidence qu’on ne pouvait exclure, que mon compte était bon, osais-je ajouter ! Car si je me fiais au résultat et en admettant qu’il s’agisse d’un destin familial et de surcroît héréditaire, il me restait, ce jour-là, 108 jours devant moi. Soit 102 jours à cet instant précis où venait de débouler mon épouse. Une paille au regard des 25 000 jours et des poussières déjà parcourus, souligneraient les optimistes. J’en profitais pour élargir ma recherche, dans le but de trouver un précédent à cette invraisemblable et malencontreuse coïncidence. Je finis par tomber sur un article d’un site d’une radio périphérique qui relevait cette curiosité : un certain Luc Julia, nommé vice-président chargé de l’innovation chez Samsung en 2012, avait lui aussi été frappé par cette bizarrerie. Les destins de son père et de son grand-père présentaient la même singularité : l’un comme l’autre avait vécu exactement le même nombre de jours. Nous étions donc au moins deux familles dans la même situation ! Néanmoins, le reportage éludait l’âge de leur décès et l’espérance de vie à laquelle pouvait prétendre ce Luc Julia, à l’évidence plus que ma centaine de jours. Enfin, c’était le sort que je pouvais lui souhaiter. Luc Julia et moi-même n’avions vraisemblablement pas la même donne.
Dans mon jeu, je disposais des fameux carnets rédigés – si ce n’est quotidiennement – assez régulièrement par ma mère durant plus de cinquante ans. Le premier d’entre eux (enfin parmi ceux que j’avais retrouvés) débutait en 1967, soit plus de deux ans après ma naissance. Et le dernier remontait à ses quatre-vingts ans. Comme ils étaient sagement classés par année, dans un monde idéal, consulter ceux des années 1989 et 1993, les années respectives des décès de mon père et de mon oncle, m’aurait fourni un indice de nature à me rassurer – ou pas – quant à mon avenir. Mais voilà, dans la famille, nous étions à des années-lumière d’un monde idéal, comme mon exploration du passé allait bientôt me le rappeler sans vergogne. Fallait-il y voir un signe avant-coureur : impossible de mettre la main sur le carnet de l’année 1989, tout comme celui de 1971 d’ailleurs. Quant à celui de 1993, les pages consacrées au premier trimestre étaient, pour la plupart, délavées, donc inexploitables comme si on avait cherché à les rendre illisibles. Conclusion hâtive qui démontrait néanmoins l’état d’esprit de nervosité et la fébrilité qui m’animaient depuis plusieurs heures lorsque Gaëlle, mon épouse, s’interposa.
Je l’observai, ses mains sur ses hanches, en contre-jour, sa chevelure fournie encadrant un visage dont on ne devinait que les contours arrondis. Devant notre mur de rayonnages bourrés de livres, dont certains étaient disposés en vrac, elle ressemblait à un elfe planté comme une fée entourée de ses grimoires alors que j’étais l’un de ses lutins.
Elle avait raison : la famille, les sacro-saintes histoires familiales, les cousinades et autres ragots ou généalogie de notre lignée, toutes ces futilités « tribales » m’avaient toujours laissé indifférent. À croire, d’un point de vue psychanalytique, un quelconque refoulement. Je me décidais donc de tout lui expliquer. Les 20 532 jours et tutti quanti…
Gaëlle, front collé à notre baie vitrée qui offrait un panorama exceptionnel sur l’Ouest parisien avec la Défense en arrière-plan, eut pour unique réaction :
Avec mon épouse, on ne partageait pas que les tâches ménagères mais aussi le processus cérébral : pour elle, le cerveau gauche avec son côté rationnel et logique, et pour moi, le droit, siège de l’émotion et de l’intuition au point de me considérer parfois trop romantique, voire romanesque. Là, à l’écouter, j’étais submergé par l’émotion et en proie à une intuition sans réel fondement. Après un moment de silence assorti d’une salve de mimiques caractéristiques d’une profonde réflexion, elle argumenta :
Gaëlle avait le don de reformuler les choses de manière positive mais cette fois cela me laissa un goût amer. Intuitivement, j’avais l’intime conviction que les propos de mon cousin Francis suggéraient un signe du destin visant à me sortir de cette ornière familiale. Certes, j’avais eu la chance de dépasser, de peu, le cap fatidique des cinquante et un ans des Goscinny, mais notre famille semblait avoir opté pour celui des cinquante-cinq ans ! Un petit sursis que j’avais donc décidé de mettre à profit pour tenter de percer le secret de ce fardeau familial, et si possible de l’alléger. Pas vraiment rationnel, plutôt une lubie viscérale dont j’étais conscient de l’incongruité pour quiconque étant sous l’emprise de son encéphale gauche.
Tandis que mon adorable épouse s’échappait vers la salle de bains pour s’habiller en me lançant « n’oublie pas qu’on a prévu de bruncher prochainement au Cazaudehore avec ta fille », je savais déjà que ce déjeuner au milieu de la forêt de St Germain-en-Laye risquait d’être insuffisant pour m’aérer vraiment l’esprit, lever mes inquiétudes et vaincre mes obsessions.
Une image de mon enfance ? Un vague souvenir d’un oiseau multicolore […] oui, un perroquet, venu se percher à la cime de l’arbre de la cour de l’école maternelle. Sous nos yeux ébahis de gosses, les pompiers avaient déployé la grande échelle pour le récupérer.
3
98 jours
Cette fois, le compte à rebours était bel et bien lancé. Comme je le pressentais, le brunch en compagnie de ma fille Clara* me conforta dans l’idée que je devrais mener ce combat, ou plutôt cette investigation, seul ; en tout cas sans réel appui familial. Ni de la part de mon aînée Clara ni de celle de ma cadette, Ségolène* qui vivait aux antipodes, en Nouvelle-Zélande. Toutes deux étaient le fruit d’un premier mariage ayant duré à peine plus de trois ans comme l’amour selon Beigbeder. Clara était accompagnée de son nouveau copain, Max, un trader de la Société Générale, aussi volubile qu’impétueux. À l’aune de mon image d’hypocondriaque invétéré, ma « nouvelle marotte », selon l’expression de Gaëlle qu’elle employa avec un zeste de persiflage au moment du dessert, fut d’abord prise avec désinvolture. Surtout par Max plus habitué aux algorithmes de trading qu’aux coïncidences de nature à défier les tables statistiques de mortalité que maniaient les actuaires de la bancassurance qu’il côtoyait avec délectation. Et il avait réussi à emporter l’adhésion du noyau familial malgré ce que je croyais être les évidences de ma démonstration. Soit, compte tenu du peu d’informations factuelles dont je disposais sur ma lignée, en dehors de celles concernant mon père et mon oncle, ma réaction pouvait paraître puérile et excessive pour un esprit cartésien et bas de plafonds, j’en convenais. Ce blanc-bec me considérait avec condescendance comme un photographe animalier contemplatif, que j’assumais, ayant réussi en surfant sur la vague écolo-animaliste. Satisfait de lui, il me porta l’estocade en chopant la vague qui s’offrait à lui : « Savez-vous pourquoi le monde n’appartiendra jamais aux doux rêveurs ? » demanda-t-il à la cantonade le sourire aux lèvres. « Si l’un d’entre eux se jette à l’eau, il essaiera d’abord de comprendre l’eau au lieu de nager. Et il se noiera. » J’hésitai à lui rappeler qu’il s’agissait d’une citation approximative du poète Henri Michaux, laquelle faisait référence aux contemplatifs, une espèce en voie d’extinction qui suscitait ma sympathie, à l’opposé des carnassiers de sa trempe. Mais, je passai mon tour pour ne pas paraître prétentieux ce qui l’aurait conforté dans son opinion. Cependant, il fallait admettre que ce gros lourdaud avait fait mouche tant il était vrai que ma décision de « comprendre l’eau » était prise avant que celle-ci me submerge. Avec néanmoins la volonté chevillée au corps d’atteindre l’autre rive.
La veille, j’avais dû déjà affronter des courants contraires : « Fabien, peux-tu m’expliquer, c’est quoi ce merdier ? Nom de Dieu, tu viens de décaler tout ton planning de la semaine ? » avait braillé sans retenue Mariya, mon assistante, en roulant savoureusement les « r ». De mon bureau, je la voyais pointer énergiquement du doigt son écran d’ordinateur sans en percevoir les détails. On craignait tous son courroux, même moi son boss ; mais là, il fallait calmer le jeu même si elle n’accomplissait, avec zèle, que son job.
Elle se rapprocha et pénétra dans le bocal. C’était ainsi qu’on surnommait mon bureau entièrement vitré qui surplombait l’openspace, aménagement incontournable pour n’importe quelle agence qui se respecte. Et laissant la porte entrouverte, elle vociféra comme pour prendre les collaborateurs à témoin :
C’était irrévérencieux mais comment donner tort à l’impulsive Mariya ? Bien qu’originaire de Sofia en Bulgarie, elle abattait autant de boulot qu’un escadron de moissonneuses-batteuses dans les plaines d’Ukraine. Le moment n’était effectivement pas des plus propices. Contractuellement, vis-à-vis de mon éditeur, je devais commencer la promotion de mon bouquin « La nature aime à se cacher », tout en faisant tourner la boutique. Cette agence, spécialisée dans l’illustration et les reportages animaliers « hors-normes », que nous avions baptisée un peu pompeusement avec mon associé : « Big five-picsArt », en l’honneur des cinq grands mammifères d’Afrique. De l’avis de mes concurrents, nous avions réussi à devenir une référence dans notre domaine, ce qui constituait une fierté même si, Yves-Pascal, mon associé et ami, et moi gardions la tête froide, sachant que rien n’est jamais acquis. Surtout dans nos métiers de saltimbanques. Malgré sa réputation d’être sévère comme un tailleur Channel des seventies, Mariya allait devoir user de ses charmes slaves (désolé pour les adeptes de #meetoo) auprès de nos partenaires pour justifier ce contretemps à l’allure de coup de tête dont j’assumais la responsabilité. Évidemment, reporter la mise en page de mon reportage sur le vautour fauve, la niverolle alpine ou le tichodrome échelette m’insupportait autant qu’elle. Mais je n’avais pas le choix ou plus exactement, c’était le choix que les circonstances avaient imposé contre mon gré et que j’avais accepté.
Son coup de gueule – comme en écho à mon coup de tête, on était donc quitte ! – fit sursauter la demi-douzaine de clients et employés présents sur le plateau, moitié moins qu’habituellement en raison du télétravail. Un loft situé rue Roquépine à Paris qui avait connu son heure de gloire lorsque l’agence photo Sipa Press occupait les locaux. Avant de quitter le bocal, Mariya jeta un coup d’œil à l’espace dénommé pompeusement la « war-room » en émettant un « pfuiiit » railleur. Il s’agissait d’un recoin à l’abri des regards doté d’un établi de boucher récupéré dans une boucherie centenaire du XIXe remplacée par un vulgaire kebab. L’équipe s’y réunissait pour phosphorer tout en buvant jusqu’à pas d’heure des shots d’une vodka locale fournie par notre Bulgare. Sur un panneau qui servait à brainstormer, j’y avais accolé mes premiers Post-its, ainsi que quelques documents sur l’affaire qui occupait désormais l’essentiel de mes pensées. Loin d’être idéal, l’endroit me paraissait moins conflictuel que le domicile pour éviter l’opprobre familial. Néanmoins, l’attitude de Mariya m’incitait à rapatrier, dès que possible, ces éléments dans mon bureau.
Parmi ces documents, j’avais récupéré une photo jaunie insérée dans un des carnets de ma mère, celui de l’année 1984. Cette année-là, elle s’était rendue dans le Nord de la France à l’invitation d’une cousine de mon père avec qui elle avait sympathisée. Ensemble, elles avaient déambulé dans le cimetière de l’Est de Lille où étaient enterrés quelques-uns de mes ancêtres. Le cliché représentait la sépulture de mes grands-parents, avec en premier plan la gravure de leurs dates de naissance et de décès. 1898/1954 pour Charles*, mon grand-père paternel et 1860/1916 pour mon arrière-grand-père paternel, Louis*. À défaut de l’agilité calculatrice de mon cousin, je réalisais avec stupeur, grâce à quelques manipulations sur mon smartphone, que mon grand-père décéda autour des 55 ans et que son propre père avait subi à peu près le même sort. Impossible d’être catégorique et plus précis dans la mesure où il fallait composer avec l’absence d’indication du jour et même du mois. Quoi qu’il en soit, aucune des quatre générations masculines qui m’avaient précédé n’était devenue sexagénaire. Tous s’étaient « éteints » autour des cinquante-cinq ans. La fleur de l’âge ! Comment expliquer cette coïncidence familiale qui semblait épargner la filiation féminine et comment espérer y surseoir ? Voilà qui agitait mon propre « bocal ».
***
Après ce roboratif brunch qui m’avait autant plombé l’estomac que l’esprit, lequel déroulait mentalement en boucle l’engueulade de Mariya de la veille, de retour à notre domicile, mon épouse prit le relais sans crier gare :
Avec la tendresse de la désespérance, elle m’écoutait vociférer. Je continuais cependant, sans même lever la tête, à annoter sur un calepin les quelques indices glanés au fil de la lecture des carnets de ma mère, ceux qui me paraissaient de nature à faire progresser mon enquête.
Gaëlle s’ébroua tel un labrador qui cherche à se débarrasser de parasites, en l’occurrence d’idées parasites.
Gaëlle amorça un sourire. Sourire qui s’évapora aussitôt en découvrant à mon poignet ma montre connectée qui égrenait les minutes me séparant de la date fatidique. Elle comprit à cet instant que j’étais sous l’emprise d’une obsession personnelle qui causerait des dégâts au sein de notre cellule familiale. Quoi qu’elle en pense, quoi qu’elle en dise. La montre était synchronisée à ma tablette que j’avais suspendue dans le bocal de la rue Roquépine. Avec ce dispositif, impossible d’oublier le défi qui m’obnubilait, tel l’animal que rien ne fera lâcher sa proie.
Il y a un moment dans la vie où l’on mesure le chemin parcouru et celui qui reste à parcourir. La seule question qui se pose alors, c’est : « Le moment venu, serais-je à la hauteur ? » Avec le temps et mes expériences animalières, j’ai appris que la notion de mort est intrinsèquement liée à la vie. Lorsque l’échéance devient palpable, presque à portée de main, on a beau dire, ce clap de fin, qu’on a jusqu’ici relégué aux fins fonds du grenier de notre mémoire, ressurgit violemment, telle la sorcière du train fantôme. On réalise que la plupart des actes du quotidien ainsi que ceux qui le transcendent, il se pourrait bien qu’on les pratique pour la dernière fois. Un peu comme si vous escaladiez une montagne, étape par étape, avec des points de vue extraordinaires et, une fois atteint le sommet, dans une purée de pois, vous apprenez qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. Tandis que le passé se tenait en embuscade, l’avenir semblait donc se défiler, me laissant, comme un pauvre bougre, face à une tâche démesurée alors que le temps pour l’accomplir apparaissait pour le moins très mesuré ! À cet instant même : 98 jours.
Oui, quand j’étais petit je rêvais de voler à travers temps, pour observer le passé, découvrir le futur et fuir le présent.
4
97 jours
Par bonheur, le week-end tirait à sa fin. Je venais de passer plus de 30 heures, presque non-stop, cloîtré dans mon bureau à parcourir la collection des carnets de ma défunte mère. J’avais avalé quelques sandwiches, pas mal de friandises et beaucoup de café et presque autant de couleuvres. Que de souvenirs, quelques surprises parfois dérangeantes et surtout que d’émotions ! Ma maman, Antoinette, était une femme de la campagne aux désirs d’urbanité. Elle s’était cultivée, à la sortie de la guerre, sous l’influence de la JAC (Jeunesse Agricole Catholique, NDLE) avec un curé de campagne comme mentor. Il lui avait appris à jouer du piano, un point commun avec les Simonin, à observer le ciel pour y apprendre davantage sur les étoiles que sur Dieu, à s’intéresser à la philosophie, plutôt orientée catho-compatible, comme Blondel ou Maritain, même s’il s’amusait à citer Nietzsche, franchement athée : « Pour que j’apprenne à croire en leur sauveur, il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé ! » Était-ce dans ce creuset qu’elle forgera ses convictions mi-ange, mi-démon et son esprit imbibé d’ironies rhétoriques ? Au-delà de l’esprit, émanait de ma mère, à la santé plutôt fragile, une beauté mystique, celle qui ne se dévoile pas au premier coup d’œil ni au premier venu mais qui irradie de l’intérieur et qu’on n’oublie pas.
La rédaction de son premier « opus » remontait au printemps 1967. Il débutait ainsi « Fabien a déjà 2 ans et demi… Il est temps, et j’ai enfin le temps, de commencer à notifier les faits qui, je l’espère, l’amuseront lorsqu’il sera en âge de les lire. Pas uniquement les événements le concernant car, depuis que je suis affiliée
à cette étrange famille par la grâce de Dieu et celle de mon mari, je réalise maintenant à quel point je baigne dans un univers peu orthodoxe… » Plus loin, quelques remarques me concernant m’amusèrent : « Fabien devient raisonnable et me laisse travailler en essayant d’imiter ce que je fais. […] Pour avoir la paix, il faut que je lui donne un crayon, pas n’importe lequel, un stylo-bille 4 couleurs avec du papier pour écrire… Mais son plus grand plaisir est de parcourir les livres avec des trains en illustration, les trins-trins comme il balbutie. »
L’univers familial était en effet peu orthodoxe. À commencer par mon oncle, frère cadet de mon père, qu’on appelait le Parrain, bien qu’il ne fût le parrain