Au Sculpteur de Rêves: Romance
Par Serge Revel
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À propos de ce livre électronique
« Elle était plus belle encore, peau brunie, cheveux cascadant sur son cou, si brillants. Et la finesse soulignée de ses traits, son regard profond et chaud, ses lèvres prêtes au baiser. Et son corps dévoilé par une robe blanche, longue et légère qui lui était comme une caresse. Elle aimait ces robes de soie qui libéraient, à chaque mouvement, des formes nouvelles douces, délicates. Elle était à la fois toutes les statues de déesses, toutes les statues de femmes saisies pour l’infini par la main folle des tailleurs de rêves. Elle était femme, pleinement, elle était l’amour. Elle faisait se lever tous les regards et personne n’osait l’approcher. Elle glissait comme une apparition, insaisissable, abandonnant derrière elle un parfum de magnolia, seule trace de son passage. »
Pétros Mikénaï, le vieux sculpteur, est de retour à Naxos un an après un départ précipité. Ce retour est un voyage dans sa vie qui fut une quête de la beauté idéale, une quête qui confine à la folie.
Ce roman est un hymne à la beauté, à la beauté des femmes, à celle de l’Égée éternelle, l’Égée des Cyclades, un hymne à l’amour, un roman que traversent des dizaines de personnages de la Grèce antique pour en rappeler l’éternité et la modernité.
EXTRAIT
Te souviens-tu, Pétros Mikénaï, te souviens-tu du temps où tu t’appelais Pierre Aubain, né un matin de juin 1919, un 13 juin, rue Bonaparte ? “Tu auras de la chance”, avait chuchoté la vieille sage-femme appelée de presque toute urgence dans la nuit par Alphonse Aubin, archéologue et professeur à la Sorbonne, une sommité dans le monde fermé des savants que passionnait la Grèce antique.
Cette nuit-là, Xandra Mikénaï, sa femme, le réveilla brusquement. “Il arrive”, gémit-elle. Étonné, il ne comprit pas tout de suite où elle voulait en venir.
— Dépêche-toi, Alphonse ! Le bébé...
Il mit ses lunettes et regarda sa femme avec étonnement.
— Pourquoi, ma chérie ? Nous partons ?
— Alphonse, j’ai mal ! Le bébé...
Il se souvint alors que sa femme était enceinte et que la naissance était prévue pour bientôt. Il fut pris d’une telle panique qu’il descendit en pyjama dans la rue et remonta aussitôt s’enfermer dans son cabinet de travail où il resta près de dix minutes, ne sachant pas comment s’y prendre devant une situation si nouvelle pour lui. Ce furent les gémissements répétés de Xandra qui le tirèrent de son hébétude. Il reprit conscience, enfila un manteau et courut rue du Pont Neuf où logeait la vieille accoucheuse.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né en 1946 à Chambéry, Serge Revel a été maître de conférences à l’Institut de la Communication Université Lumière-Lyon2. Depuis 1989, il est auteur, co-metteur en scène et responsable des Historiales (spectacle historique) de Rhône-Alpes. Son roman Les Frères Joseph, publié au Rouergue en 2013, a reçu en 2014 le prix Claude-Farrère des Écrivains Combattants.
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Aperçu du livre
Au Sculpteur de Rêves - Serge Revel
Serge Revel
AU SCULPTEUR
DE RÊVES
Cet ouvrage a été composé par les Éditions Encre Rouge
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7, rue du 11 novembre – 66680 Canohes
Mail : [email protected]
ISBN papier : 978-2-37789-130-6
ISBN numérique : 978-2-37789-131-3
Avec tous mes remerciements
et ma profonde reconnaissance
à Gilbert Primard, artiste et sculpteur,
qui a su me révéler un peu de l’art de la pierre.
Aimer une femme, c’est comme aimer un rêve. Et quand on rencontre son rêve, on le brise parfois par peur de le perdre. Que les hommes sont fous qui cherchent l’idéal qui n’est qu’illusion ou chimère. Oui, pauvres hommes qui croient oublier, dans la beauté d’une femme, leur peur de la mort. Les femmes savent que l’amour est la seule prière qui peut être entendue, parce que toute beauté est éphémère, parce qu’il n’a d’autre prétention que la vie.
EUKALIA
Il court, il court à perdre haleine. Le sentier serpente depuis Hydra le long de cette côte inhospitalière où les plages sont absentes, où les rochers plongent dans l’eau si bleue de l’Égée. Mais pourquoi diable est-il allé se cacher dans cette maisonnette fichée à l’extrême pointe, un peu avant Mandraki, là où l’on devine, par temps clair, la côte de la Grèce ? Cinq maisonnettes dont trois en ruine et une habitée par ce vieux fou, son maître, qui a tout quitté, voici, un an, pour cet exil du bout du monde.
— C’est toi ! Il ne fallait pas ! Je t’avais dit de ne plus revenir. Tu ne comprendras jamais rien ! Retourne chez toi ! Je ne peux plus rien t’apprendre.
— Il faut...
— Tais-toi ! Tu m’avais promis de ne plus revenir. Fiche-moi la paix, Mattias. Va-t’en !
Il transpire. Ses cheveux blancs lui collent au front. De grosses gouttes le long des joues, comme des larmes. Et ses yeux bleus, hagards, sévères et tristes. Ce regard bouleverse Mattias que Pétros repousse avec tant de violence.
— Il faut venir…
— Va-t’en, va-t’en ! Tes visites sont des tortures. Retourne là-bas ! Que veux-tu de plus ? Je t’ai tout donné, tout !
— Ce n’est pas cela. C’est…
— Je ne suis plus rien ! Je suis le vide, la mort ! Va-t’en, je t’en prie. Laisse-moi tranquille. Je ne veux plus te revoir, jamais.
Et la porte bleue se referme. Mattias, stupidement immobile, murmure des appels que Pétros n’entend pas. Et puis à grands coups de poing dans la porte dont le bois amplifie les chocs, coups-colère, coups désespérés.
— Ouvrez ! C’est important !
Le silence, au-dedans.
— Ouvrez ! C’est pour votre femme ! Ils veulent…
Non, ne pas lui dire comme ça, sans ménagement. Ne pas le tuer avec des mots, lui, si sensible.
— Je vous en prie, ouvrez. Pour votre femme...
Il entend un glissement de pas. La porte s’ouvre de nouveau. Il est là, tremblant, défait, immobile dans la pénombre de la pièce.
— C’est pour elle... Tu es sûr ?
— Oui.
— Entre... Ferme bien la porte.
Comment le lui dire ? Lui, si fragile, de plus en plus, lui que la mort a touché de plein fouet, l’an passé. Mattias regarde Pétros qui marche devant lui, presque vieillard, quelques pas hésitants. Il remarque les taches de son sur ses mains, les veines sur ses avant-bras.
— Alors, dis-moi, dis-moi vite !
— C’est pour votre femme...
— Tu me l’as déjà dit. De quoi s’agit-il ? Allez, parle !
Comment le lui dire sans l’assommer de douleur ? Déjà, l’an passé, tous avaient remarqué, dans le cimetière trop blanc et trempé de pluie où la terre craquelée semblait libérer les forces de la mort, qu’il était arrivé soutenu par Michélis. Et qu’il était infiniment triste, tout inondé de douleur. Et, derrière, à l’observer, des femmes en noir, pleureuses sans larmes, comme sorties de la Grèce antique. Les hommes, gênés, tête baissée devant cette souffrance devinée. La tombe immédiatement recouverte de terre trempée, lourde et grasse. Cette inscription préparée : EUKALIA, mon amour, gravée en lettres de pierre. Éternelles.
Eukalia, sa femme que lui, Mattias, n’avait jamais vue mais qu’il savait si belle, à ce qu’on disait, à ce qu’on murmurait depuis tant d’années dans les ruelles de Naxos, chez les plus vieilles gens parce que les autres, les jeunes, les étrangers n’avaient que faire de s’inquiéter de la vie d’une recluse que l’on n’avait jamais ou si rarement aperçue dans la rue ou sur le pas même de sa porte. Seul Michélis la connaissait. Il disait qu’il n’avait jamais connu femme plus merveilleusement belle de par toute la terre qu’il avait pourtant parcourue plus qu’aucun autre.
Un jour, il y avait des années de cela, Manolos, qui était apprenti chez Constantis le charpentier, l’avait aperçue l’espace d’un instant. Il reparait le toit de la maison voisine avec trois autres compagnons. Ils avaient parlé de la légendaire beauté d’Eukalia que personne n’avait encore vraiment vue dans le quartier, plus d’un an après son mariage avec Pétros. Volets toujours clos. Seule Maria Sinani, une servante engagée un mois après les noces, aurait pu en parler. Mais elle était sourde et muette. Elle venait d’un village de Péloponnèse, ce qui n’avait fait qu’accroître le mystère. Ce matin-là, un volet était entrouvert, légèrement. Manolos avait fait le pari avec les autres qu’il verrait la si belle Eukalia, qu’il entrerait dans sa chambre et la séduirait, lui, beau garçon auquel peu de filles de Naxos semblaient résister.
Il avait un peu plus de vingt ans. Il ne doutait pas un instant de la réussite de son entreprise s’il pouvait rencontrer la belle et secrète épouse. Il avait doucement ouvert le volet. Refermé derrière lui. La fenêtre était entrebâillée elle aussi. La pièce était sombre. Il n’y avait aucun bruit dans la maison. Pas à pas, doucement, il s’était avancé. Jusqu’à une porte dont il avait tourné la poignée avec précaution. Elle était là, debout, dans la pénombre, vêtue d’une longue robe claire. Elle le regardait, lui, de ses yeux qui brillaient comme des perles d’eau. Elle l’avait vu. Il était là, fasciné. Ce fut un regard de quelques secondes. Il lui sembla durer une éternité. Il entendit se fermer violemment les volets de la fenêtre qu’il venait d’enjamber et le rire grossier de ses camarades qui devaient avoir soigneusement coincé les volets puisqu’il ne pût les ouvrir. Et les pas de Pétros qui entra précipitamment dans la pièce, le surprenant, furieux, fou de rage et de jalousie. Il tenait un marteau dentelé à la main, un marteau dont il reçut plusieurs coups sur l’épaule, le bras et la tête avant que la servante n’intervînt pour calmer le sculpteur. Manolos était incapable de réagir. Pourtant il était jeune et fort. Plus fort que Pétros qui répétait avec des yeux hagards : Tu l’as vue, dis, tu l’as vue ?
— Non, non, je n’ai vu personne.
Et puis, ce coup sur la nuque, comme si tout s’effondrait. Des milliers de lumières et le visage si clair d’Eukalia. Ses yeux surtout.
On le retrouva, à demi inconscient, dans la ruelle. Il ne se souvenait plus de rien, seulement d’un visage si merveilleusement beau qu’il avait l’impression d’avoir pénétré dans un autre monde. Il avait mis plus d’un mois à se remettre de ses blessures. Il ne put dire au policier qui l’avait ainsi frappé et défiguré. Il avait tout oublié. Depuis, il se promène dans les rues de Naxos, balafré comme un corsaire, un œil à demi-fermé. Il se promène en traînant les pieds, un vieux sac de toile noire accroché à son bras raide. Il chuchote des mots d’amour, toujours les mêmes, où il est question de paradis, d’éternité et d’une femme si belle dont il serait devenu l’archange. Ainsi a vécu Manolos le doux-dingue qu’aucune fille n’a plus jamais regardé, enfermé dans un monde qui semblait le ravir à voir son regard habité de bonheur.
— Allez, dis-moi petit. Ne me fais pas attendre. Qu’est-ce que la vie a encore inventé pour me torturer ?
— Il faut rentrer à Naxos. Au moins quelques jours. Il l’exige.
— Il... Qui, il ?
— Le commissaire. Pour vous interroger sur... sur la mort de votre femme, sur ma sortie avec le bateau de Michélis...
— Il y a un an...
— Je crois qu’il a reçu une lettre anonyme. Je ne sais pas vraiment. Il faut revenir. Autrement...
— Autrement quoi... ?
Et les derniers mots, il les chuchote entre deux hoquets, comme s’il vomissait du poison.
Ils le sont.
Pétros voit la pièce tourner autour de lui. Il s’agrippe à la table, au fauteuil où il s’effondre. Il entend, lointaine, la voix angoissée de Mattias lui dire que rien ne sera fait avant son retour mais qu’il doit revenir s’il veut éviter l’irréparable. Il met plus d’une heure avant de pouvoir reprendre vie, avant de pouvoir comprendre et parler. Il se lève alors, lentement.
— Petit, il faut partir.
— Il fait encore trop chaud.
— À quelle heure est le bateau ?
— À huit heures.
— Alors, il faut y aller.
Il faut aller chercher Jason qui somnole sous l’olivier. Il souffle, immobile, ayant même renoncé à chasser les mouches. C’est déjà un vieil âne. Il n’aime guère qu’on le dérange dans son sommeil. Pétros ne ferme même pas la porte de la maisonnette. Mattias le lui fait remarquer. Il lui répond qu’il n’a rien à voler et que cela n’est que de peu d’importance. Que l’essentiel est ailleurs, qu’il faut se hâter.
Alors ils prennent le chemin de la colline. Sous la chaleur blanche, ils s’éloignent, Pétros, le cœur étouffé d’angoisse, assis sur le vieil âne qui renâcle, à l’ombre d’un grand parapluie noir, et Mattias qui tient la bride de Jason.
Aucune ombre, aucun autre voyageur sur ce chemin de pierre et de poussière. Lorsque la pente est trop forte, Pétros descend et marche un peu. Parfois le vieil âne plante ses deux pieds et refuse de repartir. Mattias doit lui parler longuement. Il fait une chaleur blanche. L’Égée, à l’infini, étincelle comme un miroir aux millions de facettes.
PIERRE AUBAIN
Te souviens-tu, Pétros Mikénaï, te souviens-tu du temps où tu t’appelais Pierre Aubain, né un matin de juin 1919, un 13 juin, rue Bonaparte ? Tu auras de la chance
, avait chuchoté la vieille sage-femme appelée de presque toute urgence dans la nuit par Alphonse Aubin, archéologue et professeur à la Sorbonne, une sommité dans le monde fermé des savants que passionnait la Grèce antique.
Cette nuit-là, Xandra Mikénaï, sa femme, le réveilla brusquement. Il arrive
, gémit-elle. Étonné, il ne comprit pas tout de suite où elle voulait en venir.
— Dépêche-toi, Alphonse ! Le bébé...
Il mit ses lunettes et regarda sa femme avec étonnement.
— Pourquoi, ma chérie ? Nous partons ?
— Alphonse, j’ai mal ! Le bébé...
Il se souvint alors que sa femme était enceinte et que la naissance était prévue pour bientôt. Il fut pris d’une telle panique qu’il descendit en pyjama dans la rue et remonta aussitôt s’enfermer dans son cabinet de travail où il resta près de dix minutes, ne sachant pas comment s’y prendre devant une situation si nouvelle pour lui. Ce furent les gémissements répétés de Xandra qui le tirèrent de son hébétude. Il reprit conscience, enfila un manteau et courut rue du Pont Neuf où logeait la vieille accoucheuse. Il ne revint avec elle qu’une heure plus tard. Il était passé auparavant chez Berger, un de ses collègues, qu’il avait réveillé pour lui annoncer qu’il allait être père. Ils avaient fêté l’événement au champagne, avaient discuté d’une tablette trouvée dans les fouilles du palais de Cnossos, tout près de l’endroit où Arthur Evans avait découvert ses fameuses céramiques. Ils étaient en pleine discussion sur l’interprétation possible d’un mot dont ils ne pouvaient lire que les six premières lettres lorsqu’Alphonse se leva brusquement.
— J’avais oublié... Mon dieu ! Mon dieu !
Et il planta là son ami tout étonné de le voir partir aussi vite.
Dès lors, il ne pensa plus qu’à sa femme. L’accoucheuse arriva un peu tard. L’enfant était là. Le phonographe jouait une fugue de Bach. Xandra ne lui demanda même pas ce qu’il avait fait pendant tout ce temps, trop heureuse qu’elle était qu’il n’ait pas oublié totalement de prévenir la vieille femme qui s’occupait maintenant d’elle et de l’enfant.
C’est ainsi que naquit Pierre Aubain, d’une mère grecque passionnée de musique et d’un père archéologue et distrait, amoureux de vieux textes et de sculptures antiques. De sa jeunesse, il ne lui restait que quelques souvenirs, des images fortes qui témoignaient du rôle extraordinaire joué par sa mère dont il comparait la douceur à celle de la musique dont il avait été nourri depuis sa naissance.
— Écoute, mon bébé, écoute.
Une fugue de Bach... et ses pleurs cessaient aussitôt. Et si douce sa voix, comme du miel qui coulait, douce et dorée comme sa peau, dorée, sa voix et les mots s’égrenaient comme des notes.
Pierre, Pierre !
Elle l’appelait à chaque instant du jour, elle chantait son nom et lui, incapable de résister à cette musique, se précipitait au moindre appel. Elle obtenait de lui tout ce qu’elle voulait. Comme de tous. Xandra la passionnée, l’éternelle amoureuse. Elle n’exigeait rien de lui que de la tendresse en retour de celle qu’elle lui donnait si généreusement. Avec elle, il avait écouté tant de fugues, de sonates, de suites, de concertos qu’il ne savait plus si le vrai langage était celui de la musique ou de la parole. Xandra, sa mère, si belle dans son souvenir d’enfant, si belle que tous les hommes se retournaient sur elle. Elle en riait. Elle était si heureuse de ces regards.
— Dites, vous savez ce qui est arrivé à Christos Panapoulos ?
Toujours aussi bavard, Mattias, à le saouler d’histoires aussi folles les unes que les autres, des histoires qu’il devait inventer ou enjoliver à sa manière.
— C’est vrai, je vous le jure !
Comme il fait chaud sur ce sentier. Fermer les yeux pour éviter la lumière. Se dépêcher...
— Vous vous souvenez de Christos ? Il habitait tout en haut de la rue Psytakè. L’autre jour, il est venu à l’atelier. Il m’a dit : C’est beau ce que tu fais, Mattias.
J’étais en train d’adoucir un visage d’enfant, de bébé. C’est le bébé de Voula Tabakou. Il est souvent dans la cour. Quand elle part au marché, elle me le confie. Il est sage, vous savez. Il n’a pas un an et pourtant il est déjà tout frisé. Vous m’écoutez, Pétros ?
Qu’il l’écoute, qu’il oublie sa douleur !
— Il est tout frisé et, quand il vous regarde, on dirait qu’il va vous parler. Ça fait des mois que j’ai commencé à le travailler. J’ai pris du Carrare. J’ai bien fait, n’est-ce pas ? On dirait un ange. Christos est resté longtemps près de moi. Il m’a parlé de sa femme, vous savez, la grosse Géorgoula, celle qui se parfume à l’eau de rose et porte toujours un fichu jaune. Vous m’écoutez, Pétros ?
— Tu es toujours aussi bavard, Mattias. Laisse-moi un peu en paix.
— Vous ne voulez pas savoir pour Christos ?
— Tiens bien la bride, cela vaudra mieux.
Il fait si chaud, une chaleur métallique, et le vent léger les surprend au détour du sentier, comme une caresse brûlante. Pétros est auprès de ses souvenirs. Auprès de Xandra qui le réveillait chaque matin d’un baiser sur le front, un baiser si doux qu’il attendait et guettait. Il était réveillé bien avant l’heure. Il entendait les pas dans le hall, la porte qui s’ouvrait. Elle arrivait sur la pointe des pieds. Il fermait les yeux. Il sentait tout d’abord son souffle tiède. Puis sa main dans ses cheveux, ses lèvres sur son front.
— Pierre, mon bébé, c’est l’heure.
Ouvrir les yeux sur les siens, si verts, si clairs. Elle était toujours peignée, cheveux noirs coupés à la garçonne.
— Maman, j’ai sommeil.
Et ses deux petits bras autour du cou qui sentait si bon, comme un collier qu’il lui offrait chaque matin. C’était elle qui avait eu l’idée, un jour, de comparer ses deux bras à un collier de fleurs. Depuis, il les lui jetait comme une offrande. Et puis, un jour, la veille de son entrée en sixième au lycée Montaigne, elle lui a dit qu’il était trop grand maintenant pour se faire ainsi cajoler. Trop grand, lui !
— Maman...
Qu’il était presque un homme et qu’il n’était pas bien pour un petit homme de se faire ainsi dorloter par sa mère.
— Je ne veux pas être un petit homme. Je ne veux pas, maman !
Il avait pleuré chaque matin en guettant vainement la venue de Xandra qui se contentait de l’appeler de la porte. Il savait qu’elle mourait d’envie de le serrer dans ses bras. Parfois, il s’y réfugiait encore. C’était si doux et si chaud. Il prolongeait l’instant.
— Votre parapluie ! Vous allez attraper une insolation !
Mattias est si prévenant. Mais si bavard !
— Géorgoula est venue plusieurs fois aussi voir le bébé de Pierre. Elle disait qu’elle aimerait tant en avoir un, un vrai, un tout chaud qui lui mordrait les seins, tout vorace, tout barbouillé de lait tiède. Et lui, Christos... Vous vous souvenez comme il est : tout bouffé d’ouzo et de tabac. L’autre jour, je l’ai encore ramassé près de l’atelier. Il était tombé devant la porte. Et bien, il lui répétait qu’elle n’était bonne à rien et qu’il en avait des dizaines bien à lui dans toute l’île et à Paros, à Folegandros, à Santorin... Qu’elle n’avait qu’à s’y promener pour voir combien de gosses lui ressemblaient. Elle ne lui répondait rien. Elle pleurait comme une source. Et lui, si vous saviez comme il était penaud alors ! Eh bien, l’autre jour, il est resté près de moi toute la journée. Je venais à peine de finir qu’il a sorti de son portefeuille une liasse de billets. Au moins trois cent mille drachmes ! Mattias, je te l’achète.
Je lui ai dit qu’il n’était pas à vendre. Il m’a supplié. Je lui ai laissé l’enfant pour la moitié du prix. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
— Tu n’aurais pas dû le lui vendre.
— Juste le prix de la pierre. Je ne pouvais pas lui faire cadeau de la pierre !
— Tu n’aurais pas dû le lui donner. Ils vont se bercer d’illusions maintenant.
— Il est parti en le tenant dans ses bras. Il m’a demandé un linge...
Jason avance lentement sur le sol calciné. Pétros n’entend plus le bavardage de Mattias. Des mots seulement. Il revoit le visage bouleversé de sa mère, l’inquiétude de son père... C’était le jour de ses dix ans. Il n’était pas allé à l’école ce jour-là. Elle était venue l’attendre à la sortie. Et lui, depuis le début de l’après-midi, vivait au Louvre, en face, de l’autre côté du pont des Arts. Il était rentré un peu plus tard. Il avait oublié l’heure. Ses parents le cherchaient. Avec eux, le directeur de l’école et un gendarme. Visiblement, c’était à lui qu’on en voulait.
— Où étais-tu, Pierre ?
Il n’avait su que répondre. Le directeur et le gendarme étaient rapidement repartis avec son père qui les avait raccompagnés.
— Où étais-tu, Pierre ? Tu as failli me faire mourir !
— Il ne fallait pas te faire du souci, maman. Je n’étais pas perdu !
— Où étais-tu ?
— Avec une femme.
— Avec une femme ! Pierre, mais tu es fou ! Qui ? Dis-moi !
— Avec deux femmes, maman.
— Deux femmes ! Mais tu me rendras folle ! Explique-toi.
— Oui, mais l’une d’elles avait des ailes et était sans tête. Elle s’appelle Victoire.
Il avait ajouté :
— Dis, maman, plus tard, je serai sculpteur.
Pétros se met à sourire à ce souvenir. Mattias n’en demande pas plus.
— Je lui ai donné un bout de linge. Il a enveloppé la statuette comme si c’était un vrai bébé. On aurait juré un vrai de la façon dont il le tenait. Malgré le poids. Il est sorti. À peine dehors, il est revenu. Il m’a dit qu’il ne pouvait pas l’emporter comme ça, qu’il fallait que je le garde le temps qu’il faudrait, qu’il viendrait le chercher. Il est parti comme un fou. Je crois bien qu’il avait bu plus que d’habitude. Il puait l’alcool comme le soir où il est tombé dans l’atelier. Vous vous en souvenez ? Il n’était pas beau à voir ce jour-là ! Vous aviez peur qu’il se réveille et casse tout dans la pièce. Vous souriez... Vous vous en souvenez... Et bien, quelques jours après, Christos est revenu avec une brouette. Il m’a dit de n’en parler à personne de cette statue. Il m’a fait jurer sur l’amour de sa femme. J’ai juré pour lui faire plaisir mais l’amour de Géorgoula... Elle est vraiment trop grosse ! Mais j’ai juré parce qu’il y tenait. C’est à partir de ce moment que tout a changé. Géorgoula s’est mise à marcher drôlement... Vous dormez ? Vous ne voulez pas connaître l’histoire de Géorgoula ?
Jason s’arrête quelques instants pour croquer une touffe d’herbe sèche.
Pétros se remet à sourire. Il revoit parfaitement l’étonnement de sa mère.
— Elles sont belles toutes les deux, tu sais. Mais je préfère celle avec une tête. Elle a l’air si gentille.
— Pierre, de quoi parles-tu ?
— Tu sais, elle est toute nue... Enfin presque. C’est comme quand tu sors du bain.
— Pierre ! Si ton père t’entendait ! Mais qui sont ces femmes ?
— Il ne faut pas être jalouse, maman ! Elles ne sont pas vraies !
Il avait été fasciné par la victoire de Samothrace et la Vénus de Milo. La Victoire, déesse ailée, avec son long chiton de tissus mince, serré par une ceinture juste au-dessous de la poitrine et le corps presque nu sous l’effet du vent, l’amoncellement des plis, la fuite des linges, l’élancement des formes.
— Maman, on dirait qu’elle vient de se poser. C’est dommage qu’elle n’ait plus de tête. Moi, je lui aurais fait des cheveux qui flottent. Comme les tiens, quand ils étaient longs et que tu courais.
Et la Vénus dont il osait à peine parler, tout rougissant.
— Elle te ressemble, maman.
Il se souvenait du corps de sa mère qui, un an plus tôt, l’acceptait encore dans son bain. Il aimait poser sa tête entre ses seins ou sur son ventre. S’il avait pu rentrer en elle, s’y noyer !
Pétros ferme les yeux. Il se parle, il lui parle : Pourquoi es-tu partie si tôt ? Tu n’avais pas le droit de mourir ! Je n’avais que treize ans. Comme je t’en ai voulu de m’avoir abandonné ! Et toi, mon père qui m’avait emporté au-delà du temps, vers la connaissance des choses anciennes, pourquoi avoir brisé mon rêve ?
— Pétros, il faut descendre. Jason ne vous portera plus. La pente est trop forte.
— On arrive ? Déjà ?
— Bientôt. Hein, mon vieux, la pente est trop grande pour vous deux !
Mattias caresse le museau de l’âne qui secoue la tête. Il se retourne vers Pétros et poursuit :
— Alors Géorgoula s’est mise à grossir. Elle se montrait partout. Elle était infatigable. Les derniers mois, elle était énorme. Elle marchait doucement. Elle hurlait dès qu’on l’approchait, comme si on allait la bousculer. Elle criait : Faites attention ! Vous ne voyiez pas que je suis enceinte !
Vous parlez si ça ne se voyait ! On aurait dit qu’elle en avait tout un régiment dans le ventre. C’est ce que Panyatis lui disait : Tu n’arriveras même pas à les compter lorsqu’ils sortiront !
Quelques jours plus tard, elle a accouché. Chez elle. Bien sûr, ils n’ont pas prévenu le docteur ! Tous les jours, elle promène son landau dans la rue. Christos est à côté d’elle. Ils sont si fiers tous les deux ! Mais elle ne veut pas montrer le bébé. À cause des mouches et des microbes, c’est ce qu’elle dit. Et aussi de la lumière. Il est caché derrière un voile qu’elle soulève de temps en temps. Ils sont là, tous les deux, à lui parler, à lui faire des risettes ! Il y a deux mois qu’il est né. Personne n’a encore pu le voir. Chaque fois que quelqu’un veut s’approcher, elle se met en colère. On dirait une chienne qui protège son petiot. Mais moi, je sais ce qu’elle cache dans son berceau...
— Tu n’aurais pas dû, Mattias.
— Ils y tenaient tellement, si vous saviez !
— Qu’est-ce qu’elle va devenir maintenant ?
— J’ai peur qu’elle ne devienne folle. Pour lui, ça a déjà commencé. Depuis quelques jours, il ne dessaoule plus chez Panyatis. Il m’a dit qu’il en avait assez d’être père et que son fils est plus mort qu’une pierre. Et que, si ça continue, il tordra le cou à sa femme qui lui a donné une chimère.
— Pauvre Christos. S’il le fait, j’en arriverais presque à le comprendre… enfin à l’excuser.
— Mais il ira en prison !
— N’importe quelle prison est préférable à celle dans laquelle il s’est enfermé, petit. Et par ta faute.
Le sentier est de plus en plus raide. Il s’accroche aux pentes fortes du Melténi auquel Hydra tourne le dos. La ville s’est glissée là, dans cet amphithéâtre naturel, fille de marins, de corsaires et de pirates qui trouvèrent refuge dans cette anse étroite. Sa force et sa faiblesse. Elle s’étend au bord de l’Égée, comme une palette de peintre toute tachetée de blanc. C’est au crépuscule surtout que les teintes sont les plus belles, que la roche rouge et noire s’imprime des formes géométriques des maisons accrochées à son flanc. Hydra la douce, Hydra la belle qui n’est plus qu’une île de touristes déversés à pleine gueule par les bateaux venus du Pirée. Toutes les fins de semaines et tous les jours de l’été.
— Attention ! Vous allez tomber !
Fatigué, Pétros, violenté de chaleur, étouffé d’air brûlant qui monte du sentier où des flaques de mirages l’appellent comme un rêve. Se retenir à la bride de Jason qui a le pied si sûr malgré son âge. La mer est blanche à l’horizon voilé de lumière. Et brillante comme si tout le soleil de la terre s’y plongeait.
Il chuchote :
— Que me veulent-ils encore ? Pourquoi ne me laissent-ils pas en paix ?
Il s’était pourtant juré de ne plus retourner là-bas... Jamais. Il avait pris toutes ses précautions, toutes. Il avait tout donné, tout abandonné. Rien, plus rien ne l’attachait à l’île, hors tous les souvenirs.
Les souvenirs, il les a emportés avec lui. Il les a en lui, gravés, patinés de mémoire. Eukalia, mon amour, mon bel amour caressé de lumière, ma vie, mon éternelle beauté, mon seul et infini regret...
À moins que ce ne soit toi, Axiane, qu’il n’a pas su aimer. Axiane... Pourquoi, depuis quelques mois, ce visage revenu qu’il avait cru perdu depuis si longtemps ? Pourquoi ce regret, présent, chaque jour, de plus en plus présent ? Est-ce la vieillesse qui l’entraîne dans le passé pour lui faire oublier les heures trop lentes ?
— On arrive ! Qu’est-ce qu’on fait de Jason ?
— Demande à Xanthos. Il vient de chez lui. Il le gardera bien quelques jours.
Le bateau ne part qu’à vingt et une heures. Il est à peine dix-huit heures. Mattias veut qu’il aille s’asseoir sur une terrasse de café. Pétros préfère une pierre, un môle, au bout de la jetée qui enferme le port et ses bateaux légers qui semblent attachés là pour l’éternité. Tout au bout, le Coryphée, par lequel est arrivé Mattias, attend tranquillement l’heure du départ. Deux fois par jour, le trajet entre Hydra et Le Pirée. Depuis des décennies, un voyage éternellement recommencé. Le capitaine Kouphos qui commande le bateau depuis si longtemps n’a que deux envies : ne plus se raser et jeter à la mer ce costume trop sombre qui l’enserre chaque année davantage. Plus de trente et un ans de service ! Il prétend qu’il appelle les dauphins par leur nom et que la rouille qui grignote son bateau est en train de lui bouffer les jambes et les couilles. Un vilain zona dont il ne peut se débarrasser. La peau est suppurante. Il se gratte comme un forcené. Il en devient acariâtre. Il ne sort de sa cabine que pour crier l’ordre d’embarquement et accueillir parfois les passagers. Encore un an, une petite année. Il en a assez de la mer et des îles. Tout au fond, là-bas, la terre, la vraie, infinie, sur laquelle il marchera jusqu’à la mort. Il possède une petite maison à Kalavrita, de l’autre côté du Kyllini, 2 376 mètres, au nord du Péloponnèse. Là, il est sûr de ne plus la voir la mer qui l’a étouffé, qui l’a transformé en batelier des îles, lui qui avait tant rêvé, à vingt ans, de courir les océans sur le navire amiral, tout galonné et respecté. Fantaisie que la vie ! Trois années d’armées comme lieutenant, renvoyé dans ses foyers, pour un mot de trop, un soir d’ouzo trop fleuri. Puis un poste de second sur la liaison Hydra-Le Pirée, Le Pirée-Hydra... Il y avait cru. Lui, capitaine du Coryphée qui sentait encore bon la peinture neuve et qui transportait tant de jolies femmes, l’été, vers l’île.
Quelques-unes ont cédé à son beau costume et sa cabine devenait parfois une île merveilleuse. « Ne pas déranger ». Le second se chargeait de tout. Chacun son tour, mon capitaine !
Et puis le temps, ce foutu temps qui ne sait s’arrêter, l’avait fait grossir, l’avait rendu bouffi à moins que ce ne fût l’alcool, parce qu’il faut bien tuer les heures et les années, parce qu’il faut bien tuer l’ennui. Les femmes n’ont plus aimé son costume de capitaine. Elles ont préféré celui du jeune second à qui il a interdit de prendre du bon temps pendant le service, au nom de la sécurité. "Fais le beau, tu verras ! Tu verras... À toi aussi viendront les cheveux blancs et le ventre que tu ne pourras plus cacher et le rouge aux yeux et, peut-être même, un zona, cette rouille du corps, cette saloperie qui