Le secret
Par Wilkie Collins
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À propos de ce livre électronique
Angleterre, août 1829. Dans le manoir de Porthgenna Tower, sur la côte de Cornouailles, la femme du Capitaine Treverton vit ses derniers instants. Sa femme de chambre, Sarah Leeson, est l'unique témoin, et, de ce fait, l'exécutrice désignée des dernières volontés de la mourante : révéler le secret de toute une vie au Capitaine Treverton, maître des lieux et père d'une petite fille, Rosamond. Un secret infamant, qui par sa révélation pourrait bouleverser irrémédiablement de nombreuses existences, un secret terrible qui n'implique pas seulement Mrs Treverton, mais aussi, et plus étroitement encore, sa femme de chambre dévouée. Sarah Leeson détient à présent entre ses mains le destin de son maître et de la petite Rosamond...
Un manoir sur la côte de Cornouailles, une famille honorable mais peu douée pour le bonheur, un secret lourd à porter - et si bien gardé qu'il réussira à empoisonner la vie de plusieurs générations. Qu'on se rassure pourtant : Collins a pris soin d'ouvrir sous les pas du lecteur quelques chausse-trapes de sa façon. Le connaissant, on aura déjà deviné que le fameux secret une fois révélé ruinera comme il se doit la façade respectable de ce petit monde, travaillé dans l'ombre par les puissances conjuguées - et refoulées - du crime, du sexe et de l'argent.
Dans "Le secret" on trouve un Collins du meilleur tonneau qui met "l'indécence au service du suspense" selon la trouble formule que l'admirable Alfred Hitchcock, fervent disciple du maître, reprendra plus tard à son compte avec le succès que l'on sait.
Wilkie Collins
Hijo del paisajista William Collins, nació en Londres en 1824. Fue aprendiz en una compañía de comercio de té, estudió Derecho, hizo sus pinitos como pintor y actor y, antes de conocer a Charles Dickens en 1851, había publicado ya una biografía de su padre, Memoirs of the Life of William Collins, Esq., R. A. (1848), una novela histórica, Antonina (1850), y un libro de viajes, Rambles Beyond Railways (1851). Pero el encuentro con Dickens fue decisivo para la trayectoria literaria de ambos. Basil (ALBA CLÁSICA núm. VI; Alba Minus núm. 10) inició en 1852 una serie de novelas «sensacionales», llenas de misterio y violencia pero siempre dentro de un entorno de clase media, que, con su técnica brillante y su compleja estructura, obtuvieron enseguida una gran repercusión: La mujer de blanco (1860), Armadale (1862; ALBA CLÁSICA MAIOR núm. LXXXIV) o La Piedra Lunar (1868; ALBA CLÁSICA MAIOR núm. L), que sentó las bases del moderno relato detectivesco, fueron tan aplaudidas como imitadas. En Sin nombre (1862; ALBA CLÁSICA MAIOR núm. XI; Alba Minus núm. 19) y Marido y mujer (1870; ALBA CLÁSICA MAIOR núm. XVI; Alba Minus núm. 6), las heroínas son mujeres dramáticamente condicionadas por una arbitraria situación legal. Otras novelas suyas son La pobre señorita Finch (1871-1872; ALBA CLÁSICA núm. XXVI; Alba Minus núm. 6) y La hija de Jezabel (1880; ALBA CLÁSICA núm. CXL). Collins murió en Londres en 1889, sin haberse casado nunca pero cabeza de dos familias distintas y rigurosamente secretas.
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Aperçu du livre
Le secret - Wilkie Collins
LE SECRET
Wilkie Collins
PARTIE 1
Chapitre 1 - Le 23 août 1829.
I ra-t-elle bien jusqu’à demain ?
– Regardez l’horloge, Joseph.
– Minuit dix minutes. Une nuit de plus, qu’elle aura duré. Quoi qu’il arrive, Robert, elle aura vu les dix premières minutes de cette journée. »
Ce dialogue s’était engagé dans la cuisine d’une grande maison de campagne, située sur la côte occidentale du pays de Cornouailles. Les interlocuteurs étaient deux des domestiques mâles du capitaine Treverton, officier de marine, et l’aîné des représentants masculins d’une ancienne famille du pays. Les deux serviteurs se parlaient à l’oreille, sotto voce, serrés l’un contre l’autre, et jetant un regard inquiet vers la porte, à chaque intervalle de silence.
« Ce n’est pas une chose de peu de conséquence, dit le plus âgé, que de nous trouver ainsi, tous deux, seuls, à cette heure de silence et de ténèbres, comptant les derniers moments de vie qui restent à notre maîtresse.
– Robert, dit l’autre, baissant encore la voix, de manière à être à peine entendu, vous servez ici depuis votre enfance. Avez-vous jamais entendu dire que madame fut une comédienne à l’époque où l’épousa monsieur ?
– Comment avez-vous su cela ? demanda vivement le vieux domestique.
– Chut !… » s’écria l’autre, se levant soudain de sa chaise.
Une sonnette vibrait dans le corridor extérieur.
« Est-ce pour un de nous ? demanda Joseph.
– Ne savez-vous pas encore distinguer le timbre de ces sonnettes ? s’écria Robert, non sans quelque dédain. Celle-ci appelle Sarah Leeson. Allez plutôt voir dans le corridor. »
Le plus jeune des deux valets prit un flambeau, et suivit le conseil qui lui était donné. En ouvrant la porte de la cuisine, il vit, sur la muraille en face de lui, une longue rangée de sonnettes. Au-dessus de chacune était peint, en lettres noires, le titre du domestique qu’elle était destinée à faire marcher. A une extrémité figuraient la femme de charge et le sommelier ; à l’autre bout, la fille de cuisine et le petit saute-ruisseaude cet aristocratique établissement.
Joseph, par un simple coup d’œil jeté sur ces sonnettes, distingua celle qui, muette déjà, s’agitait encore sur sa tige frémissante. Au-dessus étaient ces mots : Femme de chambre. Instruit par là de ce qu’il avait à faire, il longea vivement le corridor et alla frapper à une grande porte en chêne, travaillée à l’ancienne mode, qui en fermait une des extrémités. Ne recevant aucune réponse, il ouvrit et regarda. La chambre était obscure et déserte.
« Sarah n’est pas dans la chambre de la femme de charge, dit Joseph à son camarade qu’il était allé rejoindre.
– Elle est donc rentrée chez elle, répliqua l’autre. Montez lui dire que sa maîtresse la demande. »
La sonnette retentit de nouveau, comme Joseph se mettait en route.
« Vite, vite ! s’écria Robert. Dites-lui qu’on la demande à l’instant même. On la demande, continua-t-il plus bas et se parlant à lui-même, et peut-être pour la dernière fois. »
Joseph gravit trois étages, traversa jusqu’à la moitié de sa longueur une longue galerie en arceaux, et heurta de nouveau à une autre vaste porte de chêne. Cette fois on répondit au signal. Une voix claire, douce, modérée, à l’intérieur de la chambre, s’enquit de la personne qui frappait. En peu de mots, et fort à la hâte, Joseph transmit son message. Il n’avait pas fini de parler que la porte s’ouvrait sans bruit, bien que vivement poussée. Sarah Leeson, un flambeau à la main, se montra debout sur le seuil.
Ni grande, ni belle, ni dans la fleur de l’âge, avec des manières timides qui trahissaient l’irrésolution de sa volonté, une mise dont la simplicité était poussée jusqu’aux extrêmes limites de ce que les convenances autorisent, la femme de chambre, nonobstant tous ces désavantages extérieurs, était une de ces personnes qu’on ne peut guère envisager sans quelque curiosité, sinon sans quelque intérêt. Bien peu d’hommes, même à première vue, eussent résisté au désir de savoir qui elle était ; bien peu se fussent tenus pour satisfaits de cette simple réponse : « C’est la femme de chambre de mistress Treverton ; » bien peu se seraient interdit un examen plus approfondi, une étude plus attentive de cette physionomie et de ces façons d’être toutes particulières, et aucun, pas même l’observateur le plus patient, le plus exercé, n’en eût tiré d’autre indication que celle de quelque grande épreuve subie par cette mystérieuse personne à quelque moment donné de sa vie. Dans son attitude bien des choses, bien des choses encore sur sa figure disaient clairement et tristement : « Je suis un débris de quelque chose que jadis vous eussiez regardé avec plaisir ; pauvre épave qui ne sera jamais réparée, que les flots de la vie emporteront à la dérive, sans que personne y prenne garde, l’ait en pitié, ou veuille la diriger, jusqu’à l’heure où elle touchera le bord fatal, et où l’abîme éternel l’aura pour jamais engloutie. »
Voilà l’histoire qui se lisait sur la figure de Sarah Leeson, mais sans qu’on en pût savoir davantage.
Parmi ceux qui eussent commenté ces données générales, il ne s’en fût probablement pas trouvé deux s’accordant sur la nature des souffrances infligées à cette créature de Dieu. Et, tout d’abord, était-ce peine de corps ou d’esprit ? problème d’une solution difficile, en face des traces ineffaçables que la souffrance passée avait laissées sur ce pâle visage. Les joues, rondes et fraîches autrefois, n’avaient plus ni leur contour primitif, ni la couleur qui les avait animées ; les lèvres, d’une coupe délicate et d’une singulière souplesse dans leurs mouvements, étaient flétries et d’une pâleur maladive. Les yeux, grands et noirs, ombragés par des cils d’une épaisseur inusitée, avaient contracté une sorte d’habitude effarée qui leur donnait une continuelle expression d’inquiétude, et attestait l’excessive susceptibilité de ses sentiments, la timidité inhérente à sa nature. Jusque-là, les vestiges que le chagrin ou la maladie avait laissés sur elle étaient ceux qu’on retrouve communément chez la plupart des victimes du mal physique ou des tortures morales. La seule altération extraordinaire qui se pût remarquer en elle était le changement précoce survenu dans la couleur de sa chevelure. Abondante et souple, elle ondoyait gracieusement comme celle d’une jeune fille ; mais elle grisonnait comme celle d’une femme déjà vieille. En elle se trouvait le contraste le plus frappant avec les dehors de jeunesse que gardait encore la figure de Sarah ; car, en dépit de sa pâleur et de sa physionomie inquiète, on ne pouvait pas s’y méprendre un seul instant : ce n’était point là une femme âgée. Si blêmes qu’elles fussent, ses joues n’avaient pas une ride ; dans ses yeux, quand on faisait abstraction de cette timidité sans cesse troublée qu’on y remarquait en général, brillait cet éclat humide que la maturité des années ne leur laissa jamais. La peau qui recouvrait ses tempes était lisse comme celle d’un enfant. Ces signes et d’autres, non moins certains, montraient qu’elle était encore loin du déclin de l’âge, à ne compter que les années écoulées depuis sa naissance. Malgré sa langueur, et pliant, comme elle semblait, sous le poids des mauvais jours, cette femme, à partir des yeux, ne paraissait pas plus de trente ans. En la regardant plus haut, l’effet de ses cheveux gris, si épais, si brillants, avait quelque chose de surprenant, d’imprévu, qui produisait comme un saisissement pénible. Si pénible était-il, ce contraste hors nature, qu’on eût préféré des cheveux teints, comme plus vraisemblables, après tout. La nature se démentait ici tellement, que l’art eût semblé plus vrai. Quel malheur subit avait ainsi jeté sur ces cheveux luxuriants de jeunesse les tristes nuances qui caractérisent l’épuisement sénile ? Etait-ce une maladie grave ? était-ce une de ces grandes douleurs qui tarissent la vie dans ses sources ? Question souvent débattue parmi ses camarades de domesticité, tous frappés par la singularité de son apparence extérieure, et à qui, d’ailleurs, la rendait quelque peu suspecte l’habitude invétérée qu’elle avait de se parler à elle-même. De quelque manière qu’ils s’y fussent pris, leur curiosité avait toujours été déjouée. On n’avait rien pu découvrir, si ce n’est que Sarah Leeson était « un peu sur l’œil, » c’est ainsi qu’ils disaient, quand on lui parlait ou de ses cheveux gris, ou de ses monologues ; et depuis longtemps la maîtresse de Sarah était formellement intervenue, tant auprès de son mari que de ses subordonnés, pour leur interdire toutes questions inquisitoriales qui eussent pu désobliger et troubler sa femme de chambre.
Dans cette remarquable matinée du 23 août 1829, la personne que nous venons de dépeindre se tint un moment, immobile et muette, devant le domestique qui venait l’avertir que sa maîtresse, au lit de mort, réclamait sa présence. Du bougeoir qu’elle tenait, une vive clarté rejaillissait sur ses grands yeux noirs effarés et sur ses cheveux gris, touffus, brillants, hors nature. Elle se taisait, ses mains frémissant d’ailleurs à ce point que l’éteignoir, mal fixé sur le plateau du bougeoir, y exécutait de petits battements métalliques ; puis elle remercia le domestique de l’être venu prévenir. A ce moment, sa voix parut emprunter un surcroît de douceur à l’émotion, à la crainte dont elle paraissait agitée, et son trouble manifeste n’ôtait rien à la réserve gracieuse, à la bienséante retenue de ses féminines allures. Joseph qui, comme les autres gens de la maison, l’avait prise en méfiance et en déplaisance, par cela seul qu’il ne la trouvait pas conforme à ce qu’il croyait le type de la femme de chambre, fut, en cette circonstance, si bien subjugué par cet accueil poli, ce remercîment de bon goût, qu’il lui offrit de porter le bougeoir jusqu’à la porte de leur maîtresse. Elle le remercia de nouveau par un simple mouvement de tête, et, passant rapidement devant lui, eut bientôt traversé la galerie.
La chambre où se mourait mistress Treverton était à l’étage au-dessous. Sarah s’y reprit à deux fois avant de se décider à frapper. Le capitaine Treverton vint lui ouvrir.
Au moment où elle l’aperçut, son premier mouvement fut de se rejeter en arrière. Elle eût craint d’être frappée par lui, que ce geste n’eut pas été empreint d’une plus vive alarme. Il n’y avait cependant rien, dans la physionomie du capitaine, qui pût faire craindre, soit un mauvais traitement, soit même une parole brusque ou dure. Cette physionomie ouverte et sereine n’exprimait que la bonté. Les pleurs qu’il venait de verser au chevet de sa femme ruisselaient d’ailleurs sur son visage.
« Entrez, dit-il en détournant la tête pour n’être pas vu si peu maître de lui-même. Elle ne veut plus des soins de sa garde-malade. Elle vous réclame, et vous seule. Faites-moi prévenir si le docteur… » Ici la voix lui manqua tout à fait, et il s’éloigna d’un pas rapide sans même achever la phrase commencée.
Sarah Leeson, au lieu d’entrer dans la chambre de sa maîtresse, suivit du regard son maître qui s’en allait, et, tandis qu’elle le regardait ainsi, avec une attention profonde, aussi longtemps qu’il fut en vue, ses joues pâles blêmirent encore ; une anxiété approchant de la terreur se peignit dans ses yeux encore agrandis. Lorsque, tournant l’angle de la galerie, il eut disparu, elle écouta un moment les bruits qui se faisaient à l’intérieur de la chambre où elle allait pénétrer : « Le lui aurait-elle dit ? » se demandait-elle tout bas, avec l’accent de la plus vive crainte. Puis, avec un visible effort pour se remettre, elle ouvrit cette porte, et, après une nouvelle hésitation qui la retint une seconde ou deux arrêtée sur le seuil, elle entra.
La chambre à coucher de mistress Treverton était une large et haute pièce, donnant sur la façade occidentale de la maison, et, par conséquent, ayant vue sur la mer. La veilleuse, allumée près du lit, montrait plutôt qu’elle ne dissipait l’obscurité régnant aux angles de l’appartement. Le lit était de forme ancienne, tendu d’étoffes lourdes, enveloppé de rideaux épais. Des meubles qui garnissaient la chambre, ceux-là seuls s’entrevoyaient dans la pénombre, que leurs formes massives mettaient suffisamment en relief. Les cabinets [1], la garde-robe, la psyché, le fauteuil à dossier haut, avec la masse indécise du grand lit, apparaissaient ainsi vaguement, devinés plutôt que vus. Le reste des objets épars çà et là se perdait dans un ténébreux ensemble. Par la fenêtre, ouverte pour donner accès à l’air frais du matin après une étouffante nuit d’août, arrivait dans la chambre, sourd, monotone, lointain, le bruit du flot déferlant sur les grèves de la côte. A cette première heure du jour naissant, tous les bruits du dehors étaient amortis. A l’intérieur de la chambre, le seul son qui fût nettement perçu était la respiration alentie et pénible de la mourante : faible bruit, émané d’une enveloppe fragile et menacée, qui luttait encore, s’imposant par sa ténuité même à l’oreille émue, avec le retentissement éloigné de la clameur éternelle que jette la mer à tous les échos de l’horizon.
« Madame, dit Sarah Leeson, debout auprès des rideaux fermés, mais sans les tirer… monsieur vient de quitter la chambre, où il m’a prié de le remplacer.
– De la lumière !… Donnez-moi plus de lumière !… »
Le mal avait affaibli cette voix : mais l’accent de ces paroles annonçait une résolution singulière en ce moment, et rendue plus remarquable encore par le contraste qu’elle offrait avec le ton indécis de Sarah. L’énergie native de la maîtresse et la faiblesse native de sa suivante s’étaient déjà manifestées dans ces simples paroles échangées à travers les rideaux d’un lit de mort.
Sarah, dont les mains tremblaient toujours, alluma deux flambeaux, les plaça en hésitant sur une table auprès du lit, attendit un moment encore, regardant tout autour d’elle avec une timidité soupçonneuse, et enfin tira les rideaux.
Le mal dont se mourait mistress Treverton était un des plus terribles dont l’humanité ait reçu le legs, un de ceux qui semblent plus spécialement l’apanage des femmes ; un de ceux qui, la plupart du temps, minent la vie dans ses organes les mieux cachés, sans qu’aucune trace de ses formidables progrès apparaisse sur le visage des victimes qu’il va faire. En voyant mistress Treverton, telle qu’elle apparut au moment où sa femme de chambre ouvrait les rideaux, une personne peu au courant de son état ne se fût jamais imaginé que tous les secours de l’art, si puissants qu’on les lui offrît, étaient désormais superflus. Les indices du mal à peine marqués sur son visage, les inévitables atténuations qu’offraient maintenant les contours arrondis naguère, échappaient presque au regard, ébloui par l’étonnante conservation d’un teint qui était resté frais et pur, et transparent, et radieux comme aux plus beaux temps de sa jeunesse encore vierge. Maintenant ce visage reposait sur l’oreiller encadré de riches dentelles, couronné d’une belle chevelure brune aux vifs reflets, et on eût dit celui d’une belle femme relevant à peine de quelque passagère maladie, ou même se reposant après quelques fatigues inaccoutumées. Sarah Leeson elle-même, qui l’avait soignée dès le début, pouvait croire à peine, la contemplant à cette heure, que les portes de la vie se fussent refermées derrière elle et que, debout au seuil du tombeau, la mort impérieuse lui fît déjà signe.
Sur le couvre-pied du lit, quelques brochures aux pages cornées étaient éparses. Dès que les rideaux furent ouverts, mistress Treverton fit signe à sa suivante de les enlever. C’étaient des pièces de théâtre, dont certains passages soulignés à l’encre, annotés à la marge, avec indication d’entrées et sorties, de mouvements scéniques, etc., etc., indiquaient l’étude assidue. Les domestiques, en parlant de la profession qu’exerçait leur maîtresse, avant son mariage, n’étaient point dupes de faux renseignements. Leur maître, déjà parvenu à la maturité de l’âge, avait effectivement pris pour femme une jeune actrice encore inconnue, qui depuis deux ans seulement jouait sur un obscur théâtre de province. Ces libretti fatigués avaient jadis composé la petite bibliothèque dramatique réunie à grand’peine par la pauvre enfant. Elle leur avait gardé cet affectueux souvenir auquel ont droit les amis de jeunesse, les compagnons de misère, et, durant la maladie qui allait finir ses jours, ils étaient restés auprès d’elle, avec leur prestige consolateur.
Après les avoir remis en place, Sarah revint vers sa maîtresse. Sa physionomie exprimait la crainte et l’embarras plutôt qu’une véritable douleur, et déjà ses lèvres venaient de s’entr’ouvrir, lorsque mistress Treverton, devançant les paroles qu’elle allait prononcer, indiqua, par un geste de sa main, qu’elle avait un autre ordre à lui donner.
« Poussez le verrou !… dit-elle de la même voix affaiblie, mais avec cet accent net et bref qui avait déjà caractérisé l’expression de ses premières volontés, quand elle demandait que l’appartement fût mieux éclairé… Poussez le verrou !… et que personne n’entre plus, jusqu’à nouvel ordre.
– Personne ? répéta Sarah d’une voix hésitante. Pas même le docteur ? pas même monsieur ?
– Ni le docteur, ni monsieur… personne ! dit mistress Treverton, montrant de nouveau la porte. » Il n’y avait pas à se méprendre sur le sens de ce geste impérieux.
Sarah obéit, et, le verrou mis, revint près du lit, où ses yeux inquiets, agrandis encore par l’incertitude et la peur, s’arrêtèrent un moment sur ceux de sa maîtresse ; après quoi, se penchant tout à coup sur elle :
« Monsieur a-t-il tout appris ?… demanda-t-elle à voix basse.
– Non !… lui fut-il répondu… Je l’ai fait appeler pour lui tout dire. J’ai lutté de mon mieux pour articuler ces fatales paroles, et seulement à la pensée du mal que j’allais lui faire, Sarah, je me suis sentie ébranlée jusqu’au fond de l’âme : je l’aime d’un amour si vrai, il est si bien ce que j’ai de plus cher ! Et, malgré tout, cependant, j’aurais trouvé la force nécessaire, s’il n’eût lui-même parlé de l’enfant… Sarah ! il y revenait toujours… il en reparlait sans cesse… J’ai dû me taire. »
Sarah, oublieuse de sa position à un point que la plus indulgente des maîtresses eût pu trouver bizarre, s’était laissée aller dans un fauteuil dès les premiers mots de cette réponse. Pressant ses mains tremblantes sur ses yeux en pleurs, elle articulait à peine, en gémissant, quelques plaintes désordonnées : « Qu’arrivera-t-il ? Que deviendrons-nous maintenant ?… »
Les yeux de mistress Treverton, au moment où elle parlait de son mari et de l’affection qu’il lui inspirait, s’étaient attendris et humectés peu à peu. Elle demeura quelques instants silencieuse. L’émotion qui la travaillait intérieurement ne s’exprimait plus que par sa respiration saccadée, pénible, haletante, et par la pénible contraction de ses noirs sourcils. Peu après, cependant, elle tourna la tête avec effort du côté du fauteuil où pleurait Sarah, et reprenant la parole, cette fois bien bas :
« Voyez… cette médecine !… il me la faut, » dit-elle.
Sarah se redressa aussitôt, cédant à l’instinct de l’obéissance immédiate, et séchant les pleurs qui coulaient le long de ses joues :
« Le docteur, dit-elle… laissez-moi prévenir le docteur.
– Non !… c’est la médecine que je veux… La médecine, cherchez !
– Lequel des deux flacons ?… L’opiat ou…
– Non… pas l’opiat !… l’autre. »
Sarah prit sur la table une fiole, et regardant avec attention les instructions écrites sur l’étiquette, dit que l’heure n’était pas encore venue où ce breuvage pouvait être administré de nouveau.
« Donnez-moi ce flacon !
– Pour Dieu, n’exigez pas cela de moi !… Attendez, je vous en supplie… Le docteur a dit que ceci, à trop forte dose, équivaut à de l’alcool. »
Les yeux gris et perçants de mistress Treverton commençaient à jeter des flammes : une teinte pourpre envahit ses joues, et sa main, soulevée à grand’peine, soulignait, pour ainsi dire, l’ordre qu’elle allait réitérer.
« Débouchez ce flacon, disait-elle, et donnez-le-moi ! J’ai besoin de forces avant tout… Que je passe dans une heure ou dans huit jours, peu importe… Donnez-moi ce flacon !
– Pas le flacon, reprit Sarah qui néanmoins cédait, sans presque en avoir conscience, à ces injonctions énergiques… Il y reste encore deux doses… Attendez, je vais apporter un verre. »
Et comme elle se détournait vers la table, mistress Treverton porta la fiole à ses lèvres, l’épuisa en quelques gorgées, puis la rejeta sur le lit, par un mouvement presque convulsif.
« Elle s’est empoisonnée ! s’écria Sarah, qui s’élançait déjà vers la porte.
– Arrêtez ! dit la voix qui partait du lit, raffermie et plus impérieuse que jamais. Arrêtez ! revenez ! Relevez-moi sur ces oreillers. »
Sarah tenait déjà le bouton de la porte :
– Ici !… reprit mistress Treverton… tant qu’il me restera un souffle de vie, j’entends qu’on m’obéisse exactement. Revenez !… » Et, tandis qu’elle parlait, ses joues reprenaient leurs vives couleurs, ses yeux, plus ouverts, leur éclat passionné.
Sarah revint sur ses pas, et de ses mains tremblantes ajouta un coussin de plus à ceux qui étayaient les épaules et la tête de la mourante. Pendant qu’elle se livrait à ce soin, les couvertures se déplacèrent un instant ; mistress Treverton, avec une sorte de frisson, se hâta de les ramener sur elle et de les rassembler autour de son cou.
« Avez-vous tiré le verrou ? demanda-t-elle ensuite.
– Non.
– Je vous défends de retourner de ce côté… Apportez ici l’écritoire, la plume et l’encre qui sont dans le cabinet, près de la croisée. »
Sarah se dirigea vers le meuble indiqué, l’ouvrit machinalement, et seulement alors, se ravisant tout à coup, comme si quelque soupçon lui eût traversé l’esprit, demanda dans quel but sa maîtresse voulait avoir de quoi écrire.
« Apportez, et vous verrez, » répondit brièvement celle-ci.
L’écritoire, sur laquelle une feuille de papier à lettres était disposée par avance, fut placée sur les genoux de mistress Treverton. La plume, trempée d’encre, fut mise entre ses doigts. La pauvre femme demeura un instant immobile, les yeux clos, et poussa un profond soupir. Elle se mit ensuite à écrire, et au moment où sa plume effleura le papier : « Regardez ! » dit-elle à sa femme de chambre.
Sarah, suivant de l’œil, par-dessus l’épaule de sa maîtresse, les mots que celle-ci traçait péniblement l’un après l’autre, lut d’abord :
A MON MARI.
« Oh non !… non… pour l’amour de Dieu, que ceci ne soit pas écrit ! » s’écria-t-elle saisissant la main de sa maîtresse ; mais un simple regard suffit pour la lui faire lâcher.
La plume reprit son œuvre, et, de plus en plus lentement, avec un effort de plus en plus visible, assembla ce qu’il fallait de mots pour remplir une ligne. A l’extrémité de cette ligne, elle s’arrêta ; les lettres de la dernière syllabe s’étaient confusément amalgamées.
« Non !… non !… répétait Sarah, qui venait de s’agenouiller au bord du lit… ne lui écrivez pas ce que vous n’osez lui dire… Laissez-moi cette torture à laquelle je suis faite dès longtemps ! Que le secret meure avec vous, avec moi, et pour tous, et à jamais… à jamais… à jamais !
– Ce secret doit être révélé, reprit mistress Treverton… mon mari ne peut l’ignorer plus longtemps… il aurait déjà dû le connaître. J’ai voulu le lui dire : le cœur m’a manqué. Je ne puis me fier à vous pour le lui dire quand je ne serai plus là. Donc il faut écrire. Prenez vous-même la plume. La vue me fait défaut, mes doigts me refusent le service… Prenez la plume, écrivez, mot pour mot, ce que je vais dicter. »
Sarah, au lieu d’obéir, enfouit sa tête sous le couvre-pied, et se mit à pleurer amèrement.
« Depuis mon mariage, reprit mistress Treverton, vous ne m’avez jamais quittée, vous avez été pour moi une amie bien plutôt qu’une domestique ; me refuserez-vous ce dernier service ?… Vous hésitez ?… Insensée, levez les yeux, écoutez-moi !… si vous refusez, c’est à vos périls et risques… Prenez cette plume ; écrivez, et sans retard, ou le repos de la tombe me sera refusé… Ecrivez ; ou, vrai comme il y a un ciel sur nos têtes, je reviendrai, de cet autre monde, vous trouver en celui-ci. »
Sarah, poussant un faible cri, se dressa soudain.
« Vous me donnez le frisson, » murmura-t-elle, arrêtant sur la figure de sa maîtresse des yeux égarés où se peignait une horreur superstitieuse.
Au même instant, les effets du stimulant pris à trop haute dose commençaient à porter le trouble dans le cerveau de mistress Treverton. Sa tête roulait sur l’oreiller, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre… Elle répétait au hasard quelques tirades éparses, retrouvées, la veille et le jour même, dans ces pièces de théâtre dont elle avait fait ses dernières lectures… Et tout à coup, tendant la plume à sa suivante avec un de ces mouvements dramatiques qui lui avaient été enseignés jadis, puis jetant dans le vide, à un auditoire absent, un de ces regards perdus qui enlèvent les bravos :
« Ecrivez ! dit-elle de sa voix la plus profonde et la plus tragique… Ecrivez ! » répéta-t-elle avec un geste de reine, encore emprunté au répertoire de sa jeunesse.
Pressant machinalement entre ses doigts la plume qui venait d’y être placée, Sarah, dont le regard exprimait toujours la même frayeur, semblait attendre un ordre venu du ciel ou de l’enfer. Quelques minutes s’écoulèrent encore avant que mistress Treverton pût reprendre la parole. Elle conservait assez de raison pour avoir conscience des effets que le médicament enivrant produisait sur ses facultés, et pour vouloir lutter contre eux avant qu’ils eussent jeté ses idées dans une confusion absolue. D’abord elle demanda son flacon de sels ; puis elle inonda ses tempes d’eau de Cologne. Ce dernier moyen lui réussit en partie : elle se sentit plus maîtresse d’elle-même. Dans ses yeux troublés l’intelligence reparut, et lorsqu’elle répéta, s’adressant de nouveau à sa femme de chambre : « Ecrivez ! » elle put donner à cet ordre un caractère plus imposant, en se mettant à dicter, aussitôt après, sur un ton parfaitement calme et délibéré. Les pleurs de Sarah ruisselaient : ses lèvres laissaient échapper, de temps à autre, quelques lambeaux de phrases par lesquelles de vagues supplications, les élans du remords, les angoisses de la peur, cherchaient à s’exprimer tour à tour, le tout d’une incohérence étrange. Elle n’en continua pas moins à écrire, traçant l’une après l’autre des lignes que l’indécision de sa main rendait fort irrégulières, jusqu’au moment où les deux premières pages de la feuille placée devant elle se trouvèrent remplies à peu près.
Mistress Treverton, alors, cessa de dicter, relut ce qui était écrit, et, prenant la plume, apposa au bas sa signature. Après cet effort, tout pouvoir de résister à l’espèce d’intoxication que le médicament continuait à développer sembla lui manquer de nouveau. Une rougeur de mauvais augure reparut sur ses joues, et, quand elle rendit la plume à sa suivante, un langage saccadé se pressait sur ses lèvres fiévreuses.
« Signez ! disait-elle, promenant ses faibles mains sur ses couvertures… Signez comme témoin, Sarah Leeson !… Non… signez comme complice !… c’est bien là le mot… Prenez-en ce qui vous revient… Je ne veux pas me charger de tout… Signez, je le veux !… Signez comme je vous le dis !… »
Sarah obéit encore, et mistress Treverton, lui enlevant le papier, le lui montra solennellement, avec un triste retour de cette pantomime théâtrale qu’elle avait employée déjà dans un intervalle d’égarement.
« Vous remettrez ceci à votre maître, disait-elle… et cela, dès que je ne serai plus… S’il vous interroge, répondez-lui comme vous répondrez au souverain juge le jour où nous comparaîtrons tous devant lui. »
Serrant ses mains l’une dans l’autre, Sarah, pour la première fois, leva sur sa maîtresse un regard assuré. Pour la première fois elle prit la parole sans hésitation.
« Si je me croyais en état de mourir, dit-elle… oh ! combien volontiers je changerais de place avec vous !
– Promettez-moi de donner ce papier à votre maître, répéta mistress Treverton… Promettez-le-moi !… ou plutôt, non… je ne croirais pas à votre promesse. Apportez la Bible… celle dont le prêtre, ici même, se servait ce matin… Apportez-la, si vous voulez que je demeure en paix dans ma tombe… Apportez-la, ou j’en sortirai pour venir vous retrouver… »
En répétant cette menace, la mourante riait convulsivement. La femme de chambre, à moitié folle de peur, obéit encore.
« Oui !… oui !… la Bible dont le prêtre s’est servi, continua mistress Treverton d’un ton distrait, après que le livre eut été posé devant elle… Le prêtre… un brave homme… pauvre tête… Je lui ai fait une peur !… Il m’a demandé, Sarah : « Etes-vous en paix avec tous vos semblables ?… » Et j’ai répondu : « Avec tous, excepté un… » Vous savez lequel ?
– Le frère du capitaine… oh ! madame, n’emportez pas cette haine avec vous !… Mourez en paix avec tous, même avec lui !
– Ainsi disait le prêtre, reprit mistress Treverton, dont les yeux commençaient à errer sans but dans l’espace, comme ceux de l’enfant au berceau, tandis qu’elle parlait de plus en plus bas, articulant de moins en moins chaque syllabe. Il faut pardonner, disait le prêtre… Et je répondais : « Non. Je pardonne à tous, pas à mon beau-frère… » Le prêtre s’est écarté du lit tout effarouché… Il a parlé de prier pour moi, de revenir près de moi… Pensez-vous, Sarah, qu’il revienne ?
– Sans doute, sans doute, répliqua la suivante… C’est un digne homme… Il ne manquera pas de revenir… Et alors, oh ! alors, dites-lui que vous pardonnez au frère du capitaine… Ces mots insultants qu’il vous adressait le jour de votre mariage, il les expiera, n’en doutez point, tôt ou tard… Pardonnez-lui donc… Avant de mourir, pardonnez-lui ! »
Tout en parlant ainsi, elle voulait, sans que sa maîtresse s’en aperçût, écarter de ses yeux le livre saint. Mais le mouvement qu’elle faisait attira l’attention de mistress Treverton et la ramena au sentiment de la situation présente.
« Arrêtez ! » cria-t-elle, tandis qu’un dernier éclair, symptôme de sa volonté persistant jusqu’au moment suprême, passait dans son regard obscurci par l’agonie. Et elle prit la main de Sarah, la fixa, la retint sur la Bible. Son autre main errait à tâtons sur son lit, où elle finit par trouver le feuillet manuscrit qu’elle voulait faire parvenir à son mari. Ses doigts se crispèrent sur le vélin, et un soupir de soulagement sortit de ses lèvres. « Ah ! dit-elle, je sais maintenant pourquoi j’ai demandé la Bible… Je meurs en pleine possession de moi-même, Sarah !… et, même à présent, vous ne sauriez me tromper… » Ici elle s’arrêta une fois encore, un sourire effleura sa bouche, et, se parlant à elle-même bien bas : « Attends, attends, attends ! » disait-elle à mots pressés. Puis tout haut, reprenant sa voix et ses gestes de théâtre : « Non, reprit-elle, votre promesse ne me suffit pas… Un serment est nécessaire… A genoux !… Voici les dernières paroles que je prononcerai ici-bas… Nous verrons si vous osez y désobéir. »
Sarah tomba près du lit, sur les genoux. La brise du dehors, fraîchissant à l’approche du jour qui allait naître, sépara justement alors les rideaux de la croisée entr’ouverte, et apporta ses courants parfumés dans l’atmosphère lourde de la chambre de la malade. Les chocs pesants de la marée murmurante arrivèrent aussi plus distincts et semblèrent se rapprocher. Puis les rideaux gonflés retombèrent sur eux-mêmes ; la flamme des bougies, vacillante un moment, redevint fixe, et le silence imposant qui planait sur cette scène étrange fut moins troublé que jamais.
« Jurez ! » reprit mistress Treverton. La voix lui manqua dès qu’elle eut prononcé cette impérieuse parole. Elle lutta quelque temps, retrouva la faculté de se faire entendre encore et continua : « Jurez qu’après ma mort vous ne détournerez point ce papier. »
Même à ce moment de sérieuse et solennelle adjuration, de lutte désespérée entre la mort et la vie, cet instinct dramatique, qui semblait indéracinable dans l’ex-tragédienne, se manifesta une fois encore avec une sorte d’effrayante inconvenance, mauvais pli indélébile d’une intelligence routinière. Sarah sentit cette main froide qui posait sur la sienne se lever un instant ; elle la vit, décrivant une courbe gracieuse, se diriger vers elle ; puis cette main retomba, et, dans une étreinte frémissante qui exprimait une sorte d’irritation, enveloppa de nouveau celle de Sarah. La pauvre femme ne sut pas résister à cet appel suprême.
« Je le jure.
– Jurez qu’après ma mort vous n’emporterez pas ce papier avec vous si vous quittez cette maison. »
Sarah hésita devant cette seconde promesse. Une nouvelle étreinte, plus faible que la première, vint l’avertir qu’on n’avait pas le temps d’attendre, et de nouveau tomba de ses lèvres le serment solennel :
« Je le jure.
– Jurez… » reprit pour la troisième fois mistress Treverton ; mais la voix lui manqua comme auparavant, et cette fois elle essaya vainement d’en retrouver l’usage.
Sarah leva les yeux et vit, altéré par des contractions nerveuses, ce visage si beau : la main blanche et délicate, étendue vers la table où les médicaments étaient posés, y promenait des doigts crispés et roidis.
« Vous avez tout bu, cria-t-elle se levant en pieds, car elle avait compris le sens de ce geste désespéré… Madame, chère maîtresse, vous avez tout bu… Il ne reste plus que l’opiat… Laissez-moi sortir… laissez-moi vous aller chercher… »
Un coup d’œil de mistress Treverton l’arrêta court avant qu’elle n’eût pu achever sa phrase. Un mouvement rapide était imprimé aux lèvres de la mourante. Sarah posa son oreille tout contre. D’abord elle entendit seulement une respiration haletante et pénible… puis elle y distingua, par intervalles, quelques paroles confusément mêlées.
« Ce n’est pas tout… il faut jurer… Plus près, plus près… rapprochez-vous !… une troisième promesse… Votre maître… jurez de lui donner… »
Les derniers mots se perdirent dans un faible murmure… Les lèvres qui les avaient articulés à si grand’peine s’écartèrent tout à coup, et ne se refermèrent plus. Sarah s’élança d’un bond vers la porte, et l’ouvrant, demanda des secours à grands cris… puis elle revint en courant près du lit, saisit la feuille de papier sur laquelle était écrit de sa main ce que lui avait dicté sa maîtresse, et la cacha dans son sein. Le dernier regard que lui adressèrent à ce moment les yeux de mistress Treverton était chargé d’indignation et de reproches ; et ils gardèrent, pendant un moment plein d’angoisse, cette expression irritée. Ce moment passa. Aussitôt après, éteignant tout ce qui restait des lueurs vitales, l’ombre que la mort projette devant elle vint planer sur le visage apaisé à jamais.
Le docteur, accompagné de la garde-malade et de l’un des domestiques, entra dans la chambre, et, s’approchant du lit à la hâte, vit tout aussitôt que l’heure était à jamais passée où ses services eussent pu produire quelque bien. S’adressant d’abord au valet qui l’avait suivi :
« Allez, lui dit-il, prier votre maître de m’attendre chez lui ; j’irai sous peu lui parler. »
Sarah était demeurée debout, immobile, muette, ne prenant garde à rien ni à personne, au pied du lit mortuaire.
La garde, en s’avançant pour rapprocher les rideaux, ne put l’envisager sans un frémissement nerveux, et s’adressant au docteur :
« Je crois, monsieur, dit-elle, que cette personne ferait bien de quitter la chambre. » L’accent donné à cette remarque indiquait un certain mépris. « Il me semble, continua la garde, qu’elle est troublée, effrayée au delà de toute raison par ce qui vient d’arriver.
– Vous avez raison, répliqua le médecin. Il vaut mieux qu’elle sorte d’ici. Permettez-moi de vous engager à nous quitter un moment, » ajouta-t-il, posant sa main sur le bras de Sarah.
Elle recula aussitôt, comme par méfiance, et, levant une main à la hauteur de sa poitrine, à l’endroit même où la funèbre missive était cachée, elle l’y tint étroitement collée, tandis que, de l’autre main, elle cherchait un flambeau.
« Vous feriez bien, dit le docteur lui en offrant un, de vous reposer un peu dans votre chambre… Attendez, cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un instant ; je vais porter la triste nouvelle à votre maître, et peut-être voudra-t-il être informé des dernières paroles que mistress Treverton a pu prononcer devant vous. Il vaudrait donc mieux m’accompagner, et attendre à la porte du capitaine que j’aie pu m’entretenir avec lui.
– Oh ! non… non… pas à présent !… au nom du ciel, non !… »
Et, tandis qu’elle prononçait ces paroles à voix basse avec un empressement suppliant, Sarah, qui s’était dirigée vers la porte, disparut tout à coup sans qu’il fût possible de lui adresser un seul mot.
« Singulière femme, dit le docteur s’adressant à la garde. Suivez-la !… Sachez où elle va, pour le cas où nous aurions besoin d’elle, et où il faudrait l’envoyer chercher. J’attendrai ici que vous soyez revenue. »
Lorsque la garde revint, son rapport ne fut pas long. Elle avait suivi Sarah Leeson du côté de sa chambre, l’y avait vue entrer, et, prêtant l’oreille, avait entendu pousser le verrou intérieur.
« Singulière femme ! répéta le docteur… de l’espèce taciturne et discrète.
– Mauvaise espèce, remarqua la garde. Elle ne fait que se parler à elle-même, et, à mon avis, c’est là un triste symptôme. Je n’aime pas non plus sa mine. Voyez-vous, monsieur, je me suis méfiée d’elle dès le premier jour de son entrée ici. »
Chapitre 2 - L’enfant.
A ussitôt que Sarah Leeson se fut enfermée dans sa chambre, elle enleva de sa cachette le papier révélateur, non sans frémir, et comme si elle eût porté la main sur quelque arme dangereuse ; elle le plaça tout ouvert sur sa petite table de toilette, et se mit à dévorer du regard les lignes qu’elle y avait elle-même tracées. Les caractères flottaient d’abord devant ses yeux. Elle y porta les mains durant quelques minutes, comme pour en dissiper l’éblouissement, et ensuite regarda de nouveau l’écrit en question.
Maintenant chaque lettre, chaque mot lui apparaissait avec une netteté presque surnaturelle ; on les eût dit doués d’une sorte de vie, et ils semblaient grandir, à mesure qu’elle les contemplait ainsi. D’abord la suscription : A mon mari, puis, au-dessous, la ligne raturée, illisible, tracée par sa maîtresse agonisante ; puis celles qu’elle-même avait écrites, et enfin les deux signatures : celle de mistress Treverton, suivie de la sienne. Tout cela ne formait qu’un bien petit nombre de phrases, jetées sur un méchant morceau de papier que la flamme d’une bougie pouvait détruire en quelques secondes. Et pourtant, elle demeurait assise devant cet objet, si insignifiant en apparence, lisant, lisant, relisant toujours ; n’y touchant jamais qu’au moment où il fallait tourner ou retourner la première page écrite des deux côtés ; ne bougeant pas, ne parlant pas, ne levant pas une seule fois les yeux. Ainsi qu’un condamné à mort lirait la sentence qui l’envoie sur l’échafaud, ainsi Sarah Leeson lisait maintenant les quelques lignes qu’une demi-heure auparavant sa maîtresse lui avait dictées.
L’espèce de paralysie où la vue de cet écrit jetait sa pensée tenait, autant qu’à son existence même, aux circonstances dans lesquelles il venait d’être rédigé. Le serment exigé par mistress Treverton, sans autre mobile sérieux que le caprice final de ses facultés dérangées et le souvenir excitant de son passé dramatique, avait été prêté par Sarah Leeson comme l’engagement le plus sacré qu’elle pût contracter envers elle-même. Cette menace d’une réapparition posthume que sa maîtresse avait risquée comme une espèce d’épreuve railleuse, dont elle voulait juger l’effet sur la crédulité superstitieuse de la femme de chambre, pesait maintenant, comme une sanction terrible et presque certaine, sur l’avenir menacé de cette pauvre fille épouvantée. Lorsque, repoussant le papier fatal, elle se fut relevée, elle demeura immobile, un moment, avant d’oser détourner la tête et regarder derrière elle ; et, lorsqu’elle risqua ce regard, ce fut avec un effort, avec un frisson, et comme si elle osait à peine interroger l’obscurité dans laquelle s’effaçaient les recoins de la chambre solitaire.
L’habitude qu’elle avait depuis longtemps contractée de se parler à elle-même parut alors retrouver son influence, tandis que, d’un pas rapide, elle parcourait sa chambre dans tous les sens. A chaque instant, ces phrases brisées sortaient de sa bouche : « Comment lui donner cette lettre ? Un si bon maître… qui nous traite tous si bien !… Pourquoi, mourant, me laisser tout ce fardeau ?… C’est trop pour moi toute seule. » Et, tout en répétant au hasard ces mots entrecoupés, elle s’employait, sans en avoir conscience, à mettre à leur place une quantité de menus meubles déjà parfaitement rangés. Tous ses regards, tous ses gestes trahissaient la vaine lutte d’un esprit débile aux prises avec le sentiment d’une responsabilité lourde. Elle prenait l’une après l’autre, pour les placer et les replacer de vingt manières différentes, les modestes porcelaines qui garnissaient sa cheminée. Elle accrochait sa pelote à son miroir, puis l’ôtait de là pour la poser sur la table vis-à-vis ; bouleversait les petits plateaux de sa toilette, et tantôt à droite, tantôt à gauche du pot à l’eau, les disposait dans un ordre différent. Dans toutes ces actions sans importance, la grâce de mouvements, la délicatesse d’allures naturelles à la femme se retrouvaient encore, comme si tout ce qu’elle faisait n’eût pas été complètement inutile et sans objet. Elle ne heurtait rien, ne posait rien de travers ; sa marche précipitée ne laissait derrière elle aucun bruit de pas ; les bords de sa robe étaient maintenus en place avec tout autant de chaste réserve que s’il eût été grand jour et que cette scène eût eu tous les voisins pour spectateurs.
De temps en temps, le sens des paroles qu’elle se murmurait à elle-même variait tout à coup. Elles exprimaient alors un peu plus de hardiesse et de confiant espoir. A un moment donné, ces encouragements spontanés la conduisirent, comme de force, devant la table de toilette sur laquelle la lettre était restée ouverte. Elle lut tout haut l’adresse : A mon mari, saisit le papier par un brusque mouvement, et, d’un ton raffermi : « Pourquoi donc la lui donnerais-je ? Pourquoi le secret ne mourrait-il pas entre elle et moi, comme nous en étions convenues ? Pourquoi le lui révéler, à lui ? Non : il ne le saura pas. » A ces derniers mots, elle approcha la lettre à un pouce de la bougie enflammée. Au même instant, le rideau blanc de la fenêtre en face d’elle, soulevé par la brise qui se frayait un passage à travers les montures disjointes des antiques battants, s’agita légèrement. Sarah l’aperçut alors qu’il semblait s’avancer vers elle et reculer ensuite. Aussitôt, elle ramena vivement la lettre, des deux mains, contre sa poitrine, et, reculant jusqu’à ce qu’elle se trouvât adossée au mur opposé, jeta devant elle ce même regard terrifié qu’elle avait au moment où mistress Treverton la menaçait d’une réapparition vengeresse.
« Quelque chose a bougé ici, » disait-elle, osant à peine entr’ouvrir les lèvres… « Quelque chose a bougé ici, qui n’est pas moi. »
Une seconde fois, le rideau se gonfla et se rabattit sur lui-même. Sarah, se glissant le long du mur, les yeux toujours fixés sur cette espèce de fantôme, se dirigeait de côté vers la porte.
« Est-ce déjà vous ?… murmurait-elle, tandis que sa main tâtonnait autour de la serrure, cherchant la clef… Vous, avant que la fosse soit creusée ? avant que le cercueil soit fait ? avant que le corps soit refroidi ?… »
Elle ouvrit la porte en disant ces mots, et se glissa dans le corridor. Là, faisant halte un moment, elle jeta un regard dans la chambre.
« Reposez en paix ! disait-elle. Soyez tranquille, il aura la lettre. »
La lampe allumée sur l’escalier lui permit de sortir du corridor. Puis, descendant à la hâte, comme pour s’enlever le temps de la réflexion, elle arriva, en une minute ou deux, jusqu’au cabinet du capitaine Treverton, une des pièces du rez-de-chaussée. La porte en était grande ouverte, et il n’y avait personne.
Après avoir quelque peu réfléchi, elle alluma un des flambeaux placés sur la grande table du vestibule, à la lampe même du cabinet de travail, et monta l’escalier qui conduisait à la chambre à coucher de son maître. Ayant plusieurs fois heurté à la porte sans obtenir de réponse, elle hasarda d’entrer. Le lit n’avait pas été défait, les flambeaux n’avaient pas été allumés, et, selon toute apparence, personne, de toute la nuit, n’était entré là.
Un seul endroit restait, où on pût espérer de rencontrer le capitaine : la chambre où le corps de sa femme gisait encore. Aurait-elle le courage de lui remettre, en ce lieu même, la lettre fatale ? Elle hésita quelque peu, mais bientôt après : « Il le faut ! il le faut ! » se dit-elle bien bas, et elle se remit en chemin, ce qui l’obligeait à redescendre une partie des escaliers qu’elle venait de gravir. Cette fois, elle descendait avec plus de lenteur, se tenant aux rampes, et s’arrêtant presque à chaque marche pour reprendre haleine.
La porte de ce qui avait été la chambre à coucher de mistress Treverton lui fut ouverte, après qu’elle se fut hasardée à y frapper, par la garde-malade qui lui demanda, d’un ton rude et soupçonneux, ce qui l’amenait.
« Je voudrais parler à monsieur.
– Cherchez-le ailleurs qu’ici. Il y était il y a une demi-heure. Maintenant il s’en est allé.
– Savez-vous où ?
– Non… Je ne fourre pas le nez dans les affaires des autres, moi… Je ne m’occupe que de ce qui me regarde. »
Et, sur cette discourtoise réponse, la garde referma la porte. Sarah, se détournant d’elle, porta ses regards vers l’extrémité extérieure du corridor. La porte de la nursery donnait là. Elle était entr’ouverte, et la clarté vacillante d’une bougie se projetait au dehors.
Sarah pénétra dans cette pièce et constata que la bougie brûlait, non dans