Maman Léo
Par Paul Féval
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À propos de ce livre électronique
Paul Féval
Paul FEVAL (1816-1887) est un grand romancier populaire du 19ème siècle et auteur dramatique français. Son oeuvre abondante, composée de plus de 200 volumes eut un succès considérable de son vivant, égalant Honoré de Balzac et Alexandre DUMAS. Parmi ses romans principaux, nous pouvons citer: Les Mystères de Londres, Le Bossu, le dernier Chevalier, le Chevalier ténèbre, le cavalier Fortune.... Il rencontrera un autre grand succès avec son oeuvre monumentale :"Le cycle des Habits noirs"
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Aperçu du livre
Maman Léo - Paul Féval
copyright
Maman Léo
par
Paul Féval
Le cycle des Habits Noirs comprend
huit volumes :
Les Habits Noirs
Cœur d’Acier
La rue de Jérusalem
L’arme invisible
Maman Léo
L’avaleur de sabres
Les compagnons du trésor
La bande Cadet
Maman Léo
suite de « L’Arme invisible »
I
Théâtre Universel et National
Paris avait son manteau d’hiver ; les toits blancs éclataient sous le ciel brumeux, tandis que, dans la rue, piétons et voitures écrasaient la neige grisâtre.
C’était un des premiers jours de novembre, en 1838, un mois après la catastrophe qui termine notre récit, intitulé L’Arme invisible. La mort étrange du juge d’instruction Remy d’Arx, avait jeté un étonnement dans la ville, mais à Paris les étonnements durent peu, et la ville pensait déjà à autre chose.
Ce temps est si près de nous qu’on hésite, en vérité, à dire qu’il ne ressemblait pas tout à fait au temps présent, et pourtant il est bien certain que les changements opérés dans Paris par ces trente dernières années valent pour le moins l’œuvre d’un siècle.
La publicité des journaux existait ; on la trouvait même énorme, presque scandaleuse : elle n’était rien absolument auprès de ce qu’elle est aujourd’hui.
On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que nous avons, en 1869, cent carrés de papier imprimés quotidiennement contre dix publiés en 1838.
Ainsi en est-il pour le mouvement prodigieux des démolitions et des constructions.
Sous le règne de Louis-Philippe, Paris tout entier s’irritait ou se réjouissait, selon les goûts de chacun, à la vue de cette humble percée, la rue de Rambuteau, qui passerait maintenant inaperçue.
Les uns s’extasiaient sur la hardiesse de cette œuvre municipale, les autres prophétisaient la banqueroute prochaine de la ville : c’était la grande bataille d’aujourd’hui qui commençait par une toute petite escarmouche.
Je ne sais pas au juste combien d’années on mit à parfaire cette malheureuse rue de Rambuteau, qui devait être droite et qui eut un coude, célèbre dans les annales judiciaires, mais cela dura terriblement longtemps, et pendant plusieurs hivers, l’espace compris entre l’église Saint-Eustache et le Marais fut complètement impraticable.
On n’allait pas vite alors en fait de bâtisse ; ceux qui ont le tort et le chagrin d’être assez vieux pour avoir vu ces choses, peuvent se rappeler quatre ou cinq baraques de saltimbanques, établies à demeure dans un grand terrain, vers l’endroit où la rue Quincampoix coupe la rue de Rambuteau, et qui formèrent là, pendant deux ans au moins et peut-être plus, une petite foire permanente.
Le matin du 5 novembre 1838, par le temps noir et froid qu’il faisait, on achevait la construction de la plus grande de ces baraques, située en avant des autres et qui avait sa façade tournée vers le chemin boueux conduisant à la rue Saint-Denis.
Les gens du quartier qui allaient à leurs affaires ne donnaient pas beaucoup d’attention à l’érection de ce monument, mais trois ou quatre gamins, renonçant aux billes pour réchauffer leurs mains dans leurs poches, rôdaient au-devant du perron en planches qui montait à la galerie, et s’entretenaient avec intérêt de l’ouverture prochaine du Grand Théâtre Universel et National, dirigé par Mme Samayoux, première dompteuse des capitales de l’Europe.
On parlait surtout de son lion, qui était arrivé, la veille, dans une caisse énorme, percée de petits trous, et qui avait rugi pendant qu’on le déballait.
La porte de la baraque était, bien entendu, fermée pour cause d’installation et d’aménagements intérieurs. Un large écriteau disait même sur la devanture : « Le public n’entre pas ici. »
Mais comme nous avons l’honneur d’être parmi les amis de la célèbre dompteuse, nous prendrons la liberté de soulever le lambeau de toile goudronnée qui servait de portière, et nous entrerons chez elle sans façon.
C’était un carré long, très vaste, et qu’on achevait de couvrir en clouant les planches de la toiture. Il n’y avait point encore de banquettes dans la salle, mais le théâtre était déjà installé en partie, et des ouvriers, juchés tout en haut de leurs échelles, peignaient les frises et le manteau d’Arlequin.
D’autres barbouilleurs s’occupaient du rideau étendu sur le plancher même de la scène.
Au centre de la salle, un poêle de fonte ronflait, chauffé au rouge ; auprès du poêle, une petite table supportait trois ou quatre verres, des chopes et un album de dimension assez volumineuse, dont la couverture en carton était abondamment souillée.
L’un des verres restait plein ; les deux autres, à moitié bus, appartenaient à Mme veuve Samayoux, maîtresse de céans, et à un homme de haute taille, portant la moustache en brosse et la redingote boutonnée jusqu’au menton, qui se nommait M. Gondrequin.
Le troisième verre, celui qui était plein, attendait M. Baruque, collègue de M. Gondrequin, qui travaillait en ce moment au haut de l’échelle.
M. Gondrequin et M. Baruque étaient deux artistes peintres bien connus, on pourrait même dire célèbres parmi les directeurs des théâtres forains. Ils appartenaient au fameux atelier Cœur d’Acier, d’où sont sortis presque tous les chefs-d’œuvre destinés à tirer l’œil au-devant des baraques de la foire.
M. Baruque, petit homme de cinquante ans, maigre, sec et froid, abattait la besogne ; son surnom d’atelier était Rudaupoil.
M. Gondrequin, dit Militaire, quoiqu’il n’eût jamais servi, à cause de sa tournure et de ses prédilections pour les choses martiales, donnait le coup du maître au tableau, « le fion », et se chargeait surtout d’embêter la pratique.
Il mettait son foulard en coton rouge dans la poche de côté de sa redingote, et en laissait passer un petit bout à sa boutonnière – par mégarde –, ce qui le décorait de la Légion d’honneur.
Il avait du brillant et de l’agrément dans l’esprit, malgré sa manie de jouer à l’ancien sous-officier, et se vantait volontiers d’avoir attiré bien des kilomètres de commande à l’atelier par la rondeur aimable de son caractère.
Il disait volontiers de lui-même :
– Un vrai troupier, quoi ! solide, mais séduisant ! Honneur et gaieté ! Ra, fla, joue, feu, versez, boum !
En ce moment, il venait d’ouvrir l’album graisseux et montrait à Mme Samayoux, dont la bonne grosse figure avait une expression de mélancolie, des sujets de tableaux à choisir pour orner le devant de son théâtre.
Dans tout le reste de la baraque, c’était une activité confuse et singulièrement bruyante ; on faisait tout à la fois ; les principaux sujets de la troupe, transformés en tapissiers, clouaient des guenilles autour des murailles ou disposaient en faisceaux des gerbes d’étendards, non conquis sur l’étranger.
Jupiter, dit Fleur-de-Lys, jeune Noir qui avait été fils de roi dans son pays et décrotteur auprès de la Porte-Saint-Martin, exerçait un talent naissant qu’il avait sur le tambour ; Mlle Colombe cassait les reins de sa petite sœur et lui désossait proprement les rotules. L’enfant avait de l’avenir.
Elle pouvait déjà rester trois minutes la tête contre-passée en arrière entre ses deux jambes, et jouer ainsi un petit air de trompette.
Pendant la fanfare, Mlle Colombe essayait quelques coups de sabre avec un pauvre diable à laideur prétentieuse, que coiffait un chapeau gris planté de côté sur ses cheveux jaunes et plats.
Celui-là se tenait assez bien sous les armes. Quand Mlle Colombe reprenait sa petite sœur, il allait à deux grosses filles rougeaudes qui déjeunaient avec deux énormes tranches de pain beurrées de raisiné, et leur donnait des leçons de danse américaine.
– Plus tard, disait-il aux deux rougeaudes, qui suivaient ses indications avec une paresse maussade, quand le succès aura récompensé vos efforts, vous pourrez vous vanter d’avoir eu les leçons d’un jeune homme qui en possède tous les brevets de pointe, contrepointe, entrechats, respect aux dames, honneur et patrie, et vous pourrez passer partout rien qu’en disant : Nous sommes les élèves du seul Amédée Similor !
Le lecteur se souvient peut-être des deux postulants qui s’étaient présentés à Léocadie Samayoux, dans son ancienne baraque de la place Walhubert, le soir même de l’arrivée de Maurice Pagès revenant d’Afrique.
Léocadie, tout entière à la joie de revoir son lieutenant, avait renvoyé les deux candidats avec l’enfant que le pauvre Échalot portait dans sa gibecière, mais l’offre de ce brave garçon, consentant à jouer le rôle de phoque pour nourrir son petit, avait touché le cœur sensible de la dompteuse.
Au moment de se lancer dans les grandes affaires et de monter « une mécanique » comme on n’en avait jamais vu en foire, Léocadie, qui se réfugiait dans l’ambition pour fuir ses peines de cœur, s’était souvenue de ses protégés.
La famille entière, composée des deux pères et de l’enfant, était engagée, et nous n’avons vu encore qu’une faible portion des services qu’on attendait de Similor, artiste à tout faire.
Quant à Échalot, malgré sa modestie, ses talents s’étaient affirmés déjà.
En sa qualité d’ancien apothicaire, il avait entrepris à forfait la guérison du lion rhumatisant et podagre, qui arrivait, non point de Londres, mais de l’infirmerie des chiens à Clignancourt.
Le lion était là comme tout le monde. Il n’avait plus de cage, une simple ficelle attachait sa vieillesse caduque à un clou fiché dans les planches.
Il avait dû être magnifique autrefois, ce seigneur des déserts africains ; c’était un mâle de la plus grande taille, mais on aurait pu le prendre maintenant pour un monstrueux amas d’étoupes, jetées pêle-mêle sur un lit de paille.
Il n’avait plus forme animale, et végétait misérablement dans la paresse de son agonie.
Échalot lui avait pourtant mis deux ou trois vésicatoires qu’il soignait selon toutes les règles de l’art et dont il favorisait l’effet par des sinapismes convenablement appliqués.
À portée du noble malade, il y avait un baquet plein de tisane.
Loin de se borner à ces attentions, Échalot avait fabriqué un vaste bonnet de nuit dont il coiffait la tête de son lion pour la protéger contre les fraîcheurs nocturnes ; de plus, il lui mettait du coton dans les oreilles.
Mais comme en définitive l’établissement de Mme Samayoux n’était pas un hôpital, Échalot préparait aussi son lion pour l’heure prochaine où il devait être offert en spectacle à la curiosité des Parisiens. À l’insu de Mme Samayoux, et pour faire une surprise à cette excellente patronne, il modelait en secret avec du mastic une mâchoire formidable, destinée à remplacer les dents que le lion avait perdues.
Il s’était procuré en outre plusieurs queues de vache, à l’aide desquelles il espérait bien boucher adroitement les plaques chauves que l’âge avait faites dans la crinière de son lion.
Ah ! c’était un garçon utile ! et la générosité de la dompteuse à son égard devait être bien récompensée. Depuis une semaine qu’il faisait partie de la maison, il avait déjà reprisé presque toutes les chaussettes de sa patronne et remis un bec à l’autruche ; en outre, par un procédé dont il était l’inventeur, il espérait enfler la tête du jeune Saladin, son nourrisson, sans lui faire le moindre mal, et donner à ce cher enfant une apparence si monstrueuse que la vue seule en vaudrait dix centimes : deux sous.
– J’ai besoin de faire travailler mon imagination, disait cependant Mme Samayoux, causant avec Gondrequin-Militaire ; ça me désennuie de mes souvenirs et de mes regrets. Quoi ! vous ne pouvez pas dire que ces deux enfants-là, Maurice et Fleurette, se sont bien conduits à mon égard ?
– Fixe ! répliqua Gondrequin, les yeux à quinze pas devant soi, qui signifie immobile ! Je n’ai pas été officier, mais j’en ai la bonne humeur guerrière. Pour l’ingratitude, elle est dans la nature, et quand je vous vis à l’occasion de votre dernier tableau, que le blanc-bec était alors chez vous pour le trapèze et la perche, vous soupiriez déjà gros au vis-à-vis de lui dans une voie qui ressemblait à Mme Putiphar. Ra, fla !
– C’est le fruit de la calomnie, répondit Mme Samayoux en levant les yeux au ciel ; je ne dis pas que mon âme a été incapable d’un rêve, mais Maurice n’y a jamais obtempéré, et je suis restée pure avec lui comme la fleur d’oranger... Et quand je pense que voilà plus d’un mois sans avoir entendu parler de lui ni de Fleurette ! L’adresse qu’il m’avait donnée m’a sorti de la tête, et la petite, qui est une demoiselle comme vous savez, m’avait bien défendu d’aller la demander chez sa marquise ou duchesse ; en sorte que tout ce que j’ai pu faire ç’a été d’écrire, mais on ne m’a pas répondu. S’est-il passé quelque chose pendant que j’étais à la fête des Loges ? je n’ai entendu parler de rien, et depuis mon retour, ma grande affaire avec la ville me casse la tête... Ah ! on a bien tort de s’attacher !
– Pas accéléré, interrompit Gondrequin, marche ! attaquons le tableau de front et sur les deux flancs pour vous tirer de vos idées noires. Nous disons donc qu’il aura neuf compartiments, trois sur trois, avec huit médaillons ménagés, quatre dans les coins et quatre dans les échancrures du milieu, selon l’idée de M. Baruque, qui ne vaut rien pour tirer l’œil, mais qui vous dispose un ensemble à la papa, personne ne peut dire le contraire... Qu’est-ce qu’il vous faut pour le compartiment du milieu ? Voulez-vous l’explosion de la machine infernale du boulevard du crime, affaire Fieschi et Nina Lassave, dont voici le diminutif au n° 1 du livre d’échantillon ! Regardez voir ! la contemplation n’en coûte rien. Droite ! gauche ! Marquez le pas !
Léocadie se pencha sur l’album, et, pendant le silence qui eut lieu, on put entendre la voix de M. Baruque, disant dans les frises :
– C’est des affaires qu’on étouffe avec soin, parce qu’il y a dedans des riches et des nobles, mais il n’en est pas moins vrai que le juge d’instruction a été empoisonné comme un rat, rue d’Anjou-Saint-Honoré, ni vu ni connu, et qu’on a arrêté le jeune homme avec la demoiselle en flagrant délit d’arsenic.
II
Choix d’un tire-l’œil
Mme Samayoux ne prêtait point attention à ce qui se disait autour d’elle ; son bon gros visage, ordinairement si joyeux, exprimait un véritable chagrin.
– Ça doit faire un crâne effet, dit-elle, en regardant la première page de l’album d’échantillons, où se trouvait un croquis représentant l’explosion de la machine infernale du boulevard du Temple.
C’était alors un événement tout récent, et l’attentat de Fieschi restait dans tous les souvenirs.
– Quant à l’effet, répondit Gondrequin, j’en signe mon billet. C’est chargé à mitraille des tire-l’œil comme ça, et on pourrait tout de même vous l’arranger à bon compte.
Un profond soupir gonfla la vaste poitrine de la veuve.
– Le prix ne fait pas grand-chose, répliqua-t-elle ; j’en ai dépensé, de l’argent, dans mes négociations avec la ville, pour mon terrain et le droit de bâtir ici une baraque à demeure ! Dans les temps, quand j’avais Maurice et Fleurette, la peinture était du superflu ; la bonne société se donnait rendez-vous chez moi, n’importe où, à Paris ou dans la banlieue, malgré mon tableau, qui était du temps de feu Samayoux, et qui avait coûté quarante francs, d’occasion. Il n’y a pas à dire : de s’attacher, c’est des bêtises ! je ne leur demandais pas d’être toujours fourrés à la baraque, ces deux enfants-là, pas vrai ? mais une petite visite par-ci, par-là, d’amitié...
– En douze temps, la charge ! interrompit Gondrequin, quoiqu’on peut la précipiter en quatre mouvements. Il y en a bien qui ont été au régiment et qui ne gardent pas l’air si troupier que moi. À bas la mélancolie ! Si vous ne craignez pas la dépense, on peut vous faire des choses extraordinaires qui ne se sont jamais vues dans la capitale.
– C’est mon idée, murmura la dompteuse, qui détourna la tête pour essuyer une larme ; j’ai déjà bien commencé, allez, et mon saint-frusquin va vite ; mais il faut que tout soit à cuire et à bouillir ici ! Je veux faire des folies et prodigalités, quoi ! pour m’étourdir le cœur. Il n’y a rien de trop beau pour moi, je veux être la première des premières !
– Alors, s’écria Gondrequin-Militaire avec enthousiasme, ce n’est pas encore assez flambant ! Il manque du monde là-dedans, je vas y remettre des gardes municipaux et des généraux avec un tire-l’œil spécial exécuté par moi-même, là, sur le devant, premier plan ! l’idée me monte au cerveau que j’ai l’envie d’éternuer : un jeune gamin de Paris qu’a trouvé la mort dans la circonstance et est coupé en deux par l’explosion, que ses parents ramassent les morceaux de lui en pleurant, savoir le papa les jambes et la maman le reste, entourés par la foule.
– Saquédié ! dit maman Samayoux en s’animant un peu, voilà une idée gentille, par exemple ! Ce qui me chiffonne, c’est que je n’aurai pas de machine infernale à montrer à l’intérieur.
– On ne peut pas tout avoir, maman, repartit Gondrequin ; droite, gauche... à un autre !
Il tourna la seconde page de l’album.
– Va de l’avant au rideau, ordonnait en ce moment M. Baruque, de sa position élevée, et remets du safran dans le sceau. L’or est trop rouge là-bas, à droite, eh ! Peluche !
– Dans l’Audience, reprit un des barbouilleurs, qui en était toujours à l’histoire d’assassinat, on dit que le juge d’instruction a eu le temps de faire son testament avant de mourir.
Un autre ajouta :
– Le lieutenant d’Afrique a essayé de se tuer.
Un autre encore :
– Et la demoiselle est folle.
– Bouchez vos becs généralement partout ! commanda Gondrequin-Militaire ; on ne s’entend pas !
– Ah ça ? demanda de loin Mlle Colombe, qui remettait sa petite sœur en cerceau, elle ne finira donc jamais, cette histoire-là, qu’on la radote dans tous les coins de Paris ?
S’il y eut une réponse, Mlle Colombe ne l’entendit pas, car la petite sœur venait d’emboucher sa trompette, et la terrible fanfare éclata entre ses jambes.
Quand le silence se fit, on put ouïr la voix douce et patiente d’Échalot, qui disait :
– Sois pas méchant, Saladin, petite drogue, c’est pour ton bien, et on ne peut pas éduquer un enfant sans qu’il ait un peu de misère dans son bas-âge.
Saladin, l’héritier indivis du brillant Similor et du modeste Échalot, criait comme un beau diable. Ce qu’on appelait son éducation était, en définitive, une assez rude chose. Échalot l’accommodait en monstre, et, à l’aide d’une baudruche collée d’une certaine façon autour de ses tempes, puis peinte en couleur de chair et munie de petits cheveux, puis encore soufflée à l’aide d’un tuyau de plume, il donnait à la tête de l’enfant d’effrayantes proportions.
– T’es douillet, reprenait le père nourricier sans se fâcher, que dirais-tu ! donc si on t’arrachait une dent au pistolet ? Il n’y a pas, pour attirer le monde, comme les encéphales qu’est bien réussis, et un phénomène vivant de ton âge n’est pas embarrassé de gagner ses trois francs par jour... Attends voir que j’aille aider M. Daniel à se retourner.
M. Daniel, c’était le lion invalide.
Similor, à l’autre bout de la baraque, faisait trêve à sa leçon pour rentrer dans son rôle d’incorrigible séducteur.
– Je possède des occasions favorables par-dessus les yeux, disait-il aux deux rougeaudes ; mais ça m’est inférieur d’en attacher d’autres victimes à mon char, dont la liste est si nombreuse. L’intérêt de deux amours comme vous est de fréquenter à leurs débuts un jeune homme connu par son truc et qui a ses entrées partout, même dans les sociétés chantantes !
– Le second échantillon, disait Gondrequin à Mme Samayoux, est les animaux divers sortant de l’arche à la suite du déluge ; ça convient assez pour votre ménagerie, et je vous mettrai au milieu en costume de première dompteuse, avec quelques seigneurs de la cour de Portugal... Ça ne vous va pas ? emballé ! Passons au troisième, qui est coupé en deux : à droite, Le Passage de la Bérésina ou les Frimas de la Russie sous l’Empire, hommage à la troupe française ; à gauche, Les Enfants d’Édouard immolés par l’usurpateur Cromwell, qui coupe également la tête à Anne de Boulen, sa femme, et à l’infortunée Marie Stuart : ça plaît, parce que ça rappelle plusieurs succès à différents théâtres historiques.
Ici, M. Baruque descendit de l’échelle et vint boire son verre de vin.
En le déposant vide sur la table, il déclama d’une belle voix de basse-taille qu’il avait :
– Le voilà, ce poignard, qui du sang de son maître...
– Du bon poussier de mottes, pas cher ! cria aussitôt Peluche.
Jupiter, dit Fleur-de-Lys, exécuta un roulement sur son tambour.
Mlle Colombe se précipita au centre de la salle en brandissant sa petite sœur, qui jouait de la trompette ; les deux élèves de Similor arrivèrent en marchant sur les mains, et Gondrequin-Militaire, toujours prêt à favoriser la gaieté, entonna la Marseillaise.
Il y eut alors branle-bas général. La troupe Samayoux, occupée à des travaux d’intérieur, se mêla impétueusement aux rapins de l’atelier Cœur d’Acier, et une gigue infernale souleva la poussière de la baraque.
– Trois minutes de chauffage gymnastique ! hurlait M. Baruque, qui battait la semelle tout seul à cause de sa dignité.
Gondrequin tapait à tour de bras sur la grosse caisse et disait :
– L’artiste et le soldat est le même dans la fougue de son divertissement. Allume partout ! chaud ! chaud !
Du sein de la danse effrénée, les cris des divers animaux de la création, imités à miracle par les rapins de l’atelier Cœur d’Acier, s’élevaient, formant un épouvantable concert. Similor criait dans le porte-voix, M. Baruque agitait la cloche, Saladin, effrayé, poussait des vagissements, et M. Daniel, le lion vieillard, pris à la gorge par la poussière, avait une quinte de toux convulsive.
Au milieu de cette allégresse folle, deux personnes restaient calmes : c’était Mme Samayoux d’abord, dont rien ne pouvait guérir la mélancolie, et c’était ensuite Échalot, fort empêché à calmer son fils d’adoption et sa bête malade.
– Halte ! commanda Gondrequin au bout des trois minutes réglementaires, on ne choisit pas sa vocation ; sans ça, j’aurais l’épaulette et la croix d’honneur. À la besogne, et brossons comme des tigres, après les vacances du plaisir !
Le calme se rétablit aussitôt, car il n’y a rien au monde de plus docile que ces pauvres grands enfants, quand on sait les conduire.
M. Baruque remonta à son échelle, et le balayage des barbouilleurs reprit son cours.
– Ah ! murmura Mme Samayoux, qui fit une grimace en achevant son verre, pour moi, la boisson a désormais goût de fiel, et c’est surtout quand les autres s’amusent que je ressens la blessure de mon âme ulcérée. Il y a des moments où j’ai idée de partir pour l’Amérique, où les grands artistes français sont portés en triomphe par les sauvages, mais la gloire elle-même d’avoir mon orgueil satisfait ne me remonterait pas le cœur. Voyons voir aux tableaux.
– Avec ça, répliqua Gondrequin, que je n’ai pas aussi ma peine d’avoir pourri dans le civil, quand l’uniforme était mon rêve. Fixe ! je sais dompter mes regrets, imitez mon exemple. Voici une page bien intéressante, où sont détaillés les tours de force et d’adresse : Auriol et sa spécialité, la suspension aérienne, la boule, les couteaux, le trapèze, la perche...
La dompteuse mit sa tête entre ses mains et se prit à sangloter.
– Maurice ! balbutia-t-elle, Fleurette !
Gondrequin tourna la page vivement et grommela :
– J’ai fait une boulette ! C’est vrai que le petit était pour le trapèze et la bichette pour la suspension. Une, deux, demi-tour à droite, ra, fla, voici le massacre de la Saint-Barthélemy, avec Charles IX, dont les veines de son sang lui sortent en vers rongeurs tout autour du corps pour prix de son crime, et la mort de Coligny, célébrée par Voltaire ; voici la chèvre savante de M. Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, accompagnée de Quasimodo et des tours de l’église, d’après nature, auprès desquelles travaille la Esméralda, restée pure malgré son commerce ; voici la pêche du crocodile dans les fleuves de l’Amazone, compliquée par le boa constrictor se nourrissant d’un mouton tout entier sans le mâcher, et l’enlèvement des petits d’une négresse par l’orang-outang du Brésil, de la Plata ; voici l’éruption du Vésuve à la lumière de la lune, et la mort de la famille du bandit, ensevelie sous les laves, pendant que le pêcheur napolitain retire paisiblement ses filets en chantant la barcarolle ; le Janus moderne ou l’homme aux deux figures, l’une devant, l’autre derrière, avec la particularité qu’il est privé de nombril depuis le jour de sa naissance, et qu’on peut voir en perspective l’albinos buvant le sang du chat sauvage, le squelette vivant et l’oiseau à tête de bœuf...
Il y avait longtemps que Mme Samayoux n’écoutait plus. Elle posa sa main sur l’album et dit :
– Assez ! faites le tableau comme vous l’entendrez. Puis elle ajouta d’une voix sourde :
– Je ne sais pas si je me suis trompée, mais j’ai cru entendre prononcer le nom du juge Remy d’Arx et le mot : assassinat.
– Parbleu ! fit Gondrequin, qui referma son album avec rancune, c’est de l’histoire ancienne ! M. Baruque et les autres ne font que parler de cela depuis deux heures d’horloge !
III
L’affaire Remy d’Arx
La dompteuse était pâle autant que le hâle rubicond de ses joues pouvait le permettre. Il y avait dans ses yeux un effroi farouche.
– Je l’avais averti, murmura-t-elle entre ses dents serrées, plutôt dix fois qu’une !
Elle essaya de boire, mais son verre fut reposé sur la table sans qu’elle y eût trempé ses lèvres.
Gondrequin-Militaire, voyant qu’elle ne disait plus rien, rouvrit son album et voulut continuer le détail de ses échantillons, car il avait au plus haut degré la double conviction du commerçant et de l’artiste. Le contenu de son cahier graisseux était pour lui la plus utile et la plus mâle expression de la peinture au dix-neuvième siècle.
– J’ai idée, fit-il avec son gros rire content, que vous n’étiez pas bien proche parente avec M. le juge d’instruction, maman Léo. Où en étions-nous ? Le Janus moderne... non, c’est fait. Voilà un vrai tire-l’œil, tenez ! la catastrophe du pont d’Angers, choisissant pour craquer l’instant où deux bataillons du 67e y passent dessus avec armes et bagages, musique en tête, tout le monde aux fenêtres, bateaux à vapeur et surprise des passagers...
La dompteuse le regarda d’un air si singulier qu’il resta bouche béante.
– Il y a deux heures qu’on parle de cela, dites-vous ! prononça-t-elle avec effort. Le juge Remy d’Arx a donc vraiment été assassiné ?
– Quant à cela, oui, maman, et voilà plus d’un mois qu’il est enterré.
– Par qui ?
– Dame... par les pompes funèbres, je suppose.
Le visage de la veuve Samayoux devint écarlate et ses yeux lancèrent un éclair.
– Par qui assassiné ? s’écria-t-elle d’une voix tremblante de colère ; est-ce que tu vas te moquer de moi, vitrier de malheur !
Militaire devint plus rouge que la dompteuse ; car, entre gens sanguins, la colère se gagne avec une rapidité folle.
– Vitrier ! répéta-t-il en fermant les poings ; est-ce que nous avons gardé quelque chose ensemble, dites donc, la mère ?
Mais il s’arrêta et porta sa main renversée à son front, pour figurer le salut du troupier. Au beau milieu de son courroux, d’ailleurs légitime, l’idée qu’il allait perdre une bonne pratique avait surgi.
– Respect au beau sexe ! dit-il ; une invective tombant de la bouche d’une dame n’a pas les mêmes inconvénients que si elle avait été proférée par un interlocuteur de mon sexe. Rompez les rangs, puisque