Une année en hiver
Par Olice Cernel
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À propos de ce livre électronique
Isolés et reclus, les fêtards vont devoir survivre pendant des mois... Et résister à la violence d'un huis clos, perturbé par la mort et la maladie.
Un livre acide, drôle et sans concession sur les rapports humains.
Olice Cernel
J'ai trente-cinq ans, je suis écrivain et scénariste, je vis à Paris.
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Aperçu du livre
Une année en hiver - Olice Cernel
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Chapitre 1
Il faisait bon pour la saison, les gamins avaient quitté leurs pulls. Le lac prenait des accents moirés en cette fin d’après-midi, d’ici deux heures une brume froide monterait de la surface des eaux et s’agripperait aux îles de roseaux, puis l’espace se couvrirait de silence. Accroupie près de la berge, Calypso remuait un bâton dans la vase, poursuivant un rongeur ou une salamandre dévoyée par les températures clémentes de ce mois de décembre, ses cris devaient achever de terroriser son gibier et probablement toute la faune alentours. A sa droite, son frère conduisait une voiture télécommandée sur le ponton qui s’avançait au-dessus de l’eau. Abîmé dans la contemplation de l’engin, il caressait machinalement les manettes du tableau de bord, tandis que les arbres dénudés projetaient leurs ombres sur son visage.
A quelques mètres de là, Mathilde observait les enfants derrière une fenêtre voilée de bleu et se complimentait. Passer les vacances de Noël à Mouzin, respirer du bon vert : quelle gentille idée... Les petits étaient comblés et s’insultaient à peine, quant à Paul, il abordait le final de son grand œuvre écologique qui lui offrait un adorable terrain de jeu pour se divertir du bureau. Et puis, la Champagne, c’était joli comme une mandarine. A Paris, quand elle fermait les yeux, environnée de la bonne odeur de cuir du canapé, c’était les alignements de vignes orange qui affleuraient à la surface de ses méninges. Tout ça à seulement une heure de voiture de Paris, avec en prime une autoroute sans trop de poids lourds : la campagne rapide, une aventure généreuse. C’était sûr, ils y viendraient le plus souvent possible maintenant que le chantier était terminé, elle en profiterait pour apporter ses sels de bains aux huiles essentielles.
Ses yeux se posèrent à nouveau sur ses enfants, une bouffée de satisfaction grossit sa poitrine, elle inhala sa réussite comme un parfum. Telle une litanie analgésique, elle se la chantait dans ses moments d’ennui : un gros pouvoir d’achat, l’hiver à Chamonix, l’été à Saint Barth, un T5 à Vincennes. Et puis un mari amoureux, des enfants intelligents, insolents, les leaders de leur classe. La classe moyenne supérieure. La classe moyenne sup. Cette réussite, elle l’avait portée à bout de bras, comme le cœur d’un sacrifié.
L’heure tournait. Les invités se présenteraient bientôt. Elle appela Calypso et Lazare pour qu’ils l’aident à préparer le repas du réveillon, non qu’elle eût besoin d’eux mais elle imaginait qu’en les sollicitant constamment, elle parviendrait peut être à les tirer de l’égoïsme crétin qui obstruait chaque pore de leur âme. Calypso déboula en piaulant, une chaussette à la main.
-Qu’est-ce que tu as là-dedans ?
-Devine…
-Voyons…des glands ?
-Nan…
-Un nid ?…
-Nan, C’est vivant…
-J’espère que ce n’est pas sale ! Une souris… ?
-Attends je te montre !
Elle plongea une main délicate dans la chaussette violette et en sortit une grenouille verte, alarmée par les pinces tremblantes.
« -Elle est mignonne hein ?
Paul qui venait laver ses mains noires de bricolage dans l’évier, s’arrêta pour observer la scène. La rainette tournait sur elle-même, à la recherche d’un endroit où elle pourrait, en sautant, échapper au rassemblement de voyeurs, mais le derme chaud n’était pas le meilleur support pour exhiber sa dextérité batracienne : les pattes ventousées s’emmêlaient lamentablement.
Paul commenta :
-C’est quand même étrange qu’elle ne soit pas en train d’hiberner à l’heure qu’il est, elle va se faire prendre par le froid, cette bestiole. Et ne touche pas n’importe quoi ! C’est pas la première fois que je te le dis ! Certains crapauds ont des pustules empoisonnées sur le dos.
Calypso clama d’une voix aigüe :
-Ahhhhh, Je suis peut être contaminée !
Mathilde lança un regard rageur à son mari :
-Mais non, Papa n’a pas vu que c’était une grenouille de rien du tout, rien à voir avec un vilain crapaud tout pustuleux !
Paul se demanda pourquoi Mathilde se sentait toujours obligée de rajouter une multitude d’adjectifs bêtifiants quand elle parlait à sa fille. « Vilain crapaud tout pustuleux ». Quel était le gain de sens de ce « tout » minaudier ?
Lazare, qui entrait dans la cuisine se manifesta par un sobre grognement :
-De toute façon, t’es déjà contaminée de la tête !
Sur ces bonnes paroles, Mathilde ordonna à tout ce monde de se laver les mains et de rendre la rainette à son habitat.
Pendant que les enfants exécutaient les ablutions ordonnées, Mathilde sortit les ingrédients, les étala devant elle, comme un petit trésor. Même s’il n’était que 18 heures, il fallait être sûr qu’il ne manquait rien : un simple et énième contrôle de début de soirée.
Cette année, ça serait un réveillon original qui changerait de la dinde aux marrons et de la purée aux truffes dont les enfants disaient qu’elle puait : un vrai repas vietnamien. Dans Marie Claire, il y avait quatre recettes, festival de coriandre et de citronnelle. Il allait de soi qu'elle éviterait le porc au caramel et les nems insignifiants. Pour ne pas déflorer son fabuleux concept, elle n’avait rien annoncé aux invités, elle espérait à présent que ces derniers n’auraient pas la médiocrité de se présenter avec un bloc de foie gras ou une boite de caviar qui perturberaient la mignonne cohérence de son réveillon.
En fait, ses invités se résumaient à sa meilleure amie, Gisèle, car elle avait peu d’amis. Son caractère, qu’on définissait poliment comme « fort », « un vrai tempérament » ne rassemblait pas beaucoup. Ses amis, ou prétendus, avaient tous le même profil : plus fragiles ils avaient l’avantage de lui laisser imaginer qu’ils avaient besoin de son aide et, par un jeu de miroir, authentifiaient sa force; bref, ils lui donnaient l’illusion qu’ils ne pourraient pas l’abandonner- à moins d’être d’immondes ingrats- après tout ce qu’elle faisait pour eux.
Elle avait connu Gisèle lorsque celle-ci, anorexique cachectique, en révolte pubère, avait obtenu une place dans le même foyer. Gisèle avait été fascinée par la solidité de Mathilde. A l'époque elle pensait qu’endurer sa fréquentation pénible permettrait d’acquérir une part de cette puissance et jalousait son parcours chaotique, qu’elle tenait pour initiatique : Gisèle n’avait pas eu la chance de souffrir autant.
Quant à Mathilde, elle avait été éblouie par la richesse de la maigre qui descendait d’une vieille famille de promoteurs germanopratins et avait rapidement considéré avec appétence les ceintures en croco que Gisèle exhibait avec une aisance hypnotique. Naturellement, elle était très fière de fréquenter quelqu’un d’aussi riche, qu’elle promenait à son bras, et il lui semblait que ses baskets de grande surface se diluaient dans les coquets escarpins à bouts vernis de sa meilleure amie pour la vie.
Ainsi, depuis plus de quinze ans, Gisèle faisait tous les anniversaires et les réveillons de la famille Legardoin. Un rituel bien tassé. On aurait été surpris de ne pas apercevoir son cou osseux au-dessus d’une flute de champagne, pendant la projection de la filmographie annuelle. Mais pour une fois, cette vieille Gisèle ne serait pas seule, il y aurait deux invités. Gisèle avait proposé que Gaël, son cousin qui -c’était bien triste- ne faisait rien pour le nouvel an, fût de la sauterie. Mathilde ne s’était pas montrée assez rapide pour arranger un mensonge bienséant : elle ne tenait pas particulièrement à revoir Gaël, ou à ne pas le revoir d’ailleurs, le cas Gaël l’indifférait, simplement cela l’ennuyait fort qu’on décidât à sa place.
Elle l’avait extrêmement bien connu lorsqu’elle était étudiante : il vendait des valises à Pigalle pour financer ses recherches picturales. Depuis deux ans, il avait l’honneur de quelques bafouilles dans la presse spécialisée et se présentait désormais comme un artiste d’avant-garde : six liens référençaient son œuvre sur Google, il était satisfait de cette réussite numérique.
Ce qui chiffonnait Mathilde, en fait, c’est que, derrière l’insistance de Gisèle, elle entendait la voix de Gaël qui, au faîte de sa gloire, faisait le tour de ses anciennes connaissances, vraisemblablement pour proclamer sa réussite au nez de ceux qui n’avaient pas cru en son génie, quand il n’était qu’un minuscule besogneux. Les retrouvailles narcissiques ennuyaient Mathilde qui n’était pas tellement versée dans le romantisme à la Fitzgerald.
Bon héros pour midinette, il avait passé dix ans à courir le monde (il disait modestement : « s’être s’imprégné de couleurs physiques»), en professeur d’arts plastiques -ou assimilé- pour quelque ONG. Deux ans que, rentré en France, enfermé dans un petit cacheton minable, aux dires de Gisèle, il peignait comme un forcené et avait développé une mycose interdigitale. Sa réclusion s'était avérée fructueuse puisqu’il venait de vendre un tableau plus de 5000 euros. Coté et fier de l’être, il voulait en faire profiter ceux qui, mauvais Cassandres, avaient eu l’effronterie de mépriser son art et aussi sa personne toute entière.
Tandis que Mathilde épelait mentalement les ingrédients du Pho qu’elle s‘apprêtait à concocter, Calypso déboula, secoua fébrilement ses mains humides sous le nez de sa mère :
« -Vas-y sens, c’est le nouveau, à l’aubergine !
-Bon, alors on va pouvoir s’y mettre… On va faire un Pho, informa Mathilde.
-D’abord c’est pas « fa » qu’on dit c’est « fo », regarde c’est écrit là dit Calypso, agitant un index accusateur sous le titre de la recette.
-Tiens tu sais lire, toi ?
-Ça s’écrit « fo » mais ça se prononce « fa » et Lazare tes remarques, tu les gardes pour toi. Bon, vous allez faire le bouillon, moi je coupe la viande et les herbes. Faites attention à doubler les doses : la recette est pour 4 mais nous serons 6.
-C’est qui le gars qui sera avec Gisèle, c’est son amoureux ? vociféra la gosse d’une voix suraiguë, qui se voulait probablement ingénue.
-Non, c’est son cousin.
-Tu le connais, toi ?
-Un petit peu, quand il était étudiant, ça fait presque quinze ans que je ne l’ai pas revu.
-Et il est célèbre ?
-Il commence.
-On peut lui demander un autographe ?
-Tout le monde s’en fout de ce type, tu vas en faire quoi de son autographe de merde ? Calypso, elle croit que ce type c’est Thierry Henry commenta Lazare, en direction de sa mère, qui l’ignora superbement.
-Ben, quand il sera super célèbre, je le revendrai.
-Bonne idée, ça… Bon, et vous en êtes où du bouillon ? rappela Mathilde.
-On a presque fini…Après on fait quoi ? susurra Calypso, surexcitée, des clous de girofle plein la paume.
Mathilde n’avait pas prévu que la distraction serait si rapide. Vu l’état dans lequel divaguait sa fille, qui voyait ce réveillon comme une attrayante résurgence de la veillée de Noël (pendant laquelle elle avait fait, au bas mot, n’importe quoi) il fallait rapidement trouver une longue, bien longue, occupation paisible.
« -Et si vous faisiez la play list du réveillon, en attendant que les invités arrivent ?
-On met quoi dedans ?
-Ce que vous voulez, mais commencez par des rythmes doux, jazzy pour le repas puis petit à petit du disco pour la soirée.
-C’est quoi « jazzy » ?
-De la musique douce.
-Ok, c’est cool.
Calypso et Lazare se dirigèrent en courant vers l’ordinateur (une règle tacite stipulait que le premier arrivé recevait la gloire insigne de manier la souris). Après quelques piaulements de mise en bouche, Calypso tentant chafouinement de récupérer la souris que son frère, plus rapide, avait harponnée, un silence relatif gagna le salon, les coups de couteaux sur la planche à découper ponctuèrent la quiétude reconquise.
Mathilde savoura ce moment de calme. La regrettable présence de ses enfants l’amenait parfois à considérer leur naissance comme un moment d’égarement tragique. Elle se prit à imaginer un lieu où l’on pourrait abandonner ses adolescents, comme on abandonne sa tortue de Floride : après tout, on confiait bien ses parents à des institutions pour incontinents, pourquoi l’état n’assistait-il pas la détresse des mères qui ne voulaient plus de leur progéniture ? Au départ source de fierté, le rejeton devenait rapidement accablant, un projet contrefait, une vilaine publicité mensongère : il ne prenait jamais la forme qu’on voulait lui donner. En outre, quand il commençait à penser, il était source de revendications, de rancunes ineptes, comme si on l'avait maintenu dans l'illusion que des parents théoriques, dépositaires d'un avenir forcément florissant, existaient quelque part. Elle sentait bien que toutes les misérables lâchetés de leur vie future seraient imputées à ses névroses et à celles de Paul. Elle était coupable, depuis le premier éjaculat de Paul, elle était coupable. Mère coupable.
Elle aurait pu être plus dure avec eux, leur mettre des limites mais au nom de quoi ? Il fallait encore croire en quelque chose pour les légitimer, les limites. Elle avait donc fait comme tout le monde et avait considéré que la liberté les moraliserait, comme une gentille Fée Clochette. A présent, dans l’impasse, elle les aurait bien piqués, ses enfants. Saisie par sa propre indignité, elle repoussait régulièrement ces pensées inquiétantes, les couvrait d’une couche d’auto persuasion lénifiante. Qu’il était bon de recevoir tant d’amour de ces petits hommes en devenir !
Des cris d’hyènes l’éveillèrent de sa torpeur pensive, Calypso beuglait :
-Non, tu ne me frappes pas ! Non, sale pédé ! Mamaaaaann, Lazare m’a frappé !
La mère fit irruption dans le salon, saisit la main de son fils qui allait s’abattre à nouveau sur les épaules de sa sœur, brailla à son tour :
«-Mais qu’est ce qui se passe ici ! Je peux pas vous laisser deux secondes!
Lazare, pris en flagrant délit, se mit aussitôt à pleurnicher pour dramatiser sa défense, afin d’égaler l‘exubérance de sa sœur, qui sanglotait à glotte déployée.
-C’est elle, elle me veut me piquer la souris ! Elle tire dessus depuis dix minutes !
-N’importe quoi, c’est parce qu’il refuse de mettre les chansons que je veux !
-Mais elles sont bidons, tes chansons ! Tu sais ce qu’elle voulait mettre ? Le générique de « Qui veut gagner des millions ». Ce n’est pas une pub pour TF1, c’est une play list qu’on fait, hein Golita!
Mathilde regarda son fils. Ses yeux bordés de longs cils noirs dégoulinaient d’animosité crasse. Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’elle avait raté dans son éducation ? Qu’est-ce qu’elle partageait avec ce…cet…être ? Un sentiment d’échec, suivi d’une aversion spontanée, tel un réflexe neurovégétatif : de qui Lazare tenait-il ce besoin de domination morbide ? Un atavisme d’un ancêtre mercenaire ? Avait-elle pris trop de laxatifs pendant sa grossesse ?
-Mais qu’est-ce que cela peut te faire- explique moi- que Calypso veuille mettre le générique de « Qui veut gagner des millions » ?
-Ah bon, parce que toi ça te choque pas ? Mais j’hallucine là, vous êtes graves ! Franchement, ils vont vous prendre pour des gros peuchères tes invités. Mais moi je m’en fous ! Je m’en fous, c’est votre problème !
-Parce qu’on a des choses à prouver ? Mais c’est nous qui invitons ! Est-ce que j’ai demandé quelque chose de particulier ?
-Si, ben, justement tu as demandé du « jâââââzzy », hein ? C’est « jâââââzzy » ça, le générique de « Qui veut gagner des millions » ?
La mère resta désespérément coite, en quête d’une réplique, quant à Lazare, le sourire satisfait qui traversait son ersatz de larmes le haussait au moins dix pieds au-dessus de la vieille qu’il venait de confondre. Mathilde se rendit soudain compte qu’elle discutait avec son fils alors qu’il venait de frapper sa sœur. Pour justifier sa violence, il exposait quelques arguments mesurés, certainement très valables à ses propres yeux, peut-être même voyait-il la présence de sa mère comme une injuste ingérence dans le commerce qu’il entretenait avec sa sœur. Ainsi, son argumentation pleurarde tenait lieu de pédagogie : il pointait avec fermeté les incohérences maternelles.
Une vague lassitude s’abattit sur Mathilde. En excellent manipulateur, son fils savait jouer de sa culpabilité : il avait frappé sa sœur pour le bien familial. Immolé. Remarquable improvisation. Elle bafouilla, faible :
-La violence ne résout rien ! Un jour tu rencontreras plus fort que toi ! Tu sais très bien que ta sœur ne peut pas répliquer, c’est trop facile ! C’est…hum… lâche.
-C’est vous qui êtes des faibles vous allez passer pour des mongols devant les invités ! Bande de faibles ! Tout ça pour ne pas faire de la peine à ma grosse débile de sœur qui veut mettre n’importe quoi sur la play list !
Là, c’était décidé, Mathilde allait être dure :
-Bon là tu vas trop loin ! Hum…Tu… Montes dans ta chambre ! Tu vas trop loin ! Tu redescendras quand tu auras fait des excuses à ta sœur !
-Rêve, j’attendrais qu’elle crève.
Son insolence la suffoqua. Sa haine monta promptement, elle eut subitement envie de l’anéantir. Mais qu’est-ce qu’il avait en ce moment ? Son Œdipe, ça devait être ça, c’était son Œdipe qui le reprenait un coup. Elle songea qu’il fallait qu’elle lui demandât s’il avait une petite amie. Calypso regardait sa mère d’un air désolé, sa pitié acheva d’énerver Mathilde.
-Il est méchant, maman. Il vraiment est méchant, ne t’inquiète pas, moi je t’aime…On a qu’à le donner minauda –t-elle.
-Ne dis pas n’importe quoi, c’est un adolescent. C’est tout. Ça ira mieux plus tard.
Comme un alléluia, cette phrase avait un tel charisme, qu’elle calmait normalement, sur le champ, toute agressivité domestique (et aussi ce désagréable sentiment d’échec nauséeux que Mathilde promenait, les vacances scolaires). Les adolescents étaient comme ça. Voilà.
Pourtant, Mathilde ne se rappelait pas avoir été si pénible à cet âge. Il se racontait même qu’il y avait eu un temps où les adolescents savaient accorder le participe passé et coudre un bouton. Cette société avait décidément un goût de fin de règne, ses décennies étaient comptées : une société qui ne laissait pas la place à l’expérience était, de toute évidence, décadente. Molle et sans ossature. Sûr.
Chapitre 2
Comme à son habitude, Gisèle, par peur d’arriver en retard, était en avance d’une heure. Mathilde ouvrit la porte, son nez rencontra un énorme ruban vert et rouge sur lequel de petits bonhommes de neige pétillants jouaient à saute-mouton.
Gisèle tenait à bout de bras un panier de grasses victuailles qui représentait sa participation au réveillon. Avant que Mathilde n’ait le temps de dire quoi que ce fût, le souffle d’une voix aigüe agita le ruban :
«- Cadeau ! Du foie gras, des truffes, du caviar et pas n’importe lequel, du Petrossian, très chère !
-Oh merci… Mais vraiment, il ne fallait pas susurra hypocritement Mathilde, très en peine de constater que cet immonde foie jaune côtoierait ses délicats rouleaux de printemps. Enfin, tant qu’elle n’avait pas ramené de Champagne…
Gisèle s’avança et découvrit un homme dissimulé derrière le bouffant manteau de renard, elle tendit les bras vers ce grand monsieur blond vêtu d’un pantalon en cuir noir, dans l’attitude d’un démonstrateur de tondeuses à gazon (peut- être avait-elle alors l’intention d’être drôle):
-Cadeau, un Gaël tout neuf !
-Enfin modèle 1966 tu veux dire… répliqua le susnommé en présentant une bouteille de Champagne couronnée d’une minuscule branche de gui en plastique.
Mathilde, saisit la bouteille, le cœur en miette, et l’embrassa rapidement :
-Et bien ça faisait un petit moment, dit-elle avec un sourire de convenance. Combien quinze ans ?
-Oui, c’est ça.
A court d’idée, elle ajouta :
-Mais tu n’as pas changé…tu es toujours aussi…
-Blond ?
-Oui exactement.
En réalité, Gaël était méconnaissable. Il avait pris une trentaine de kilos, son visage était boursouflé. On aurait dit que les traits harmonieux de sa jeunesse avaient fondu dans les boudins luisants qui avaient pris demeure sous ses yeux. A l‘observer plus attentivement, on reconnaissait bien un air de famille avec le jeune homme qu’il avait été mais c’était de l’ordre de la ressemblance d’un petit fils et son arrière grand-père. Seule la couleur et la forme de ses yeux étaient reconnaissables : son regard de myope était toujours à demi fermé, avec le même air passablement sceptique qu’il arborait dans sa jeunesse.
Mathilde, effrayée de cet enlaidissement cacha au mieux son dégout, en faisait venir Paul et les enfants. Gisèle appela Calypso « sa petite chérie » et lui confia son manteau en renard, que la gamine enfila, gloussante comme une petite princesse toute rose. Lazare, les yeux rougis, passa un bonjour expéditif et Paul, les mains noires de crasse, s’excusa de n’être pas présentable, tout en glissant qu’il croyait se souvenir que les invités devaient arriver plus tard. Mathilde parut contrariée de la remarque et lui ordonna, d’un ton un peu vif, de faire visiter la maison aux invités, pendant qu’elle finissait de se préparer.
Tout compte fait, Paul fut assez content de la proposition. Il fallait juste qu’il se débarbouille un coup, il y en avait pour cinq minutes, qu’ils se mettent donc à l’aise.
Gaël se laissa tomber dans le canapé en cuir bleu ciel, remua quelques magazines qui traînaient sur la table basse en chêne : l’Expansion, Management Magazine et un vieux numéro du Figaro Madame. Fouillant un peu, il dénicha un J’aime Lire qu’il feuilleta distraitement, tandis que Calypso commentait son choix :
-Elle est géniale celle-là d’histoire. Le grand-père a l’air méchant, mais en fait c’est qu’il est bizarre. Il est gentil. Au début, on se dit qu'il est méchant, tu verras, et puis après il devient gentil. Enfin presque gentil parce qu'il reste toujours un peu bizarre, quoi.
Gaël écoutait d’une oreille absente et exécutait de polis mouvements de tête qui laissaient croire à la petite que ses babillages ineptes ne lui étaient pas totalement indifférents. Il ne se sentait pas particulièrement à son aise : quand elle l’avait aperçu, Mathilde avait pris l’air civil des gens qui tentent de dissimuler un affect dégoutant et avait rapidement effleuré ses bourrelets de l’œil le plus terne et le plus courtois qu’elle avait pu modeler. A croire qu’elle s'attendait à ce qu’il se présente le torse musclé, la sacoche baroudeuse, les poils frisottés par l’humidité subtropicale. C’est ça, l'humanitaire entretenait la virilité.
Il commençait sérieusement à regretter sa présence à ce réveillon qui s'annonçait pénible, en compagnie de ces gamins poussifs. Détestables petits mal élevés. En outre, les discussions seraient laborieusement convenues, ça se reniflait à des kilomètres : on allait probablement parler de la déchéance des grilles de programmes télé, des diverses méthodes pour protéger sa flore intestinale, voire des mérites comparés des fournisseurs d’accès internet. La décoration de la maison était d’ailleurs à l’image de l’inconsistance plausible des futurs débats. Au mur, des tableaux de peintres régionaux abstraits, sur les étagères quelques bouquins des éditions la pléiade perdus au milieu de romans égocentriques, écrits très gros, sur la table basse, une sculpture représentant une Africaine nue aux seins plats, à l’énorme croupe cambrée, qui mâchouillait une canne à sucre, signée, en très gros, Léopold Bouabouamine.
Gisèle, assise en tailleur sur le canapé, avait profité de l’accalmie pour sortir son poudrier doré, dans une infâme grimace, elle se tapotait le nez et la commissure des lèvres. Gaël détourna pudiquement les yeux de la contorsion buccale de sa cousine et aperçut Paul qui, guilleret, avait changé son jogging initial pour un autre jogging, dont les taches de gras étaient toutefois plus discrètes.
-Bon ben, voilà, je vais pouvoir vous montrer notre dernière acquisition…Enfin… notre héritage. Mes parents nous ont cédé cette maison. Enfin…Disons que maintenant qu'ils sont en maison de retraite, ils en ont plus l'utilité, hein ? Alors j'ai refait entièrement leur ruine et devinez quoi?
-C'était long? tenta Gisèle.
-Ah, ah même pas ! Non, un an et demi à peine ! La grande nouveauté, c’est qu’elle est écologique. Entièrement. Du fait main… Ces mimines-là, elles ont tout fait.
Il agita ses grosses mains velues sous le nez de Gisèle, comme le régisseur d’un théâtre de marionnettes qui ferait de la retape.
-…Isolée, de pied en cap, comme on dit. Ah, ah, aux dernières normes ! Et le clou du spectacle ! Le clou du spectacle vous allez bientôt le voir…
-Ah? fit Gisèle, modérément captivée.
-Et Oui ! Je sais c’est intriguant… Mais, on va procéder par étapes, vous allez avoir tout le loisir de contempler- et en avant-première s’il vous plait- la maison du XXIeme siècle. Un vrai prototype.
-C'est que Paul est ingénieur, tu vois, expliqua Gisèle à Gaël qui avait clandestinement reprit son J’aime Lire. Il travaille dans une entreprise qui fait, heu, des…piles.
-Allons, allons Gisèle, ne dis pas que je fais des piles, Monsieur va croire je travaille à la chaîne pour faire des piles de baladeur ! Et c’est pas vraiment le cas s’esclaffa-t-il à l’attention de Gaël, à présent passionné par les contours d’une tâche brune sur la statue de l’Africaine, sorte de vitiligo minéral.
-Oui je fais des piles, mais des piles…à combustible ! D’ailleurs nous sommes le premier concepteur en Europe de piles à combustibles.
-Oui en même temps, ils ne doit pas y en avoir beaucoup pour l’instant, ironisa Gaël forcé de se manifester.
Froissé dans sa dignité, Paul prit l’air important du vendeur de couteaux suisses.
-Mais tu sais, hein - Au fait, on peut se tutoyer n’est-ce pas ?- la pile à combustible c’est l’avenir. Zéro gramme ! Zéro ! Oui zéro gramme de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, quand même ! Je sais ça parait fou… Crois-moi, on est bien placé sur le marché, on est leader. Un carnage. Notre carnet de commande est déjà plein jusqu’en 2012. C’est LA solution au réchauffement climatique. Tu veux continuer à voyager, à avoir ta propre voiture. Franchement, si tu veux garder le même niveau de vie sans polluer, je te conseille la pile à combustible. En ami.
Tout en débitant son discours exalté, Paul conduisit les invités vers la cave. Au passage, Gisèle glissa que c’était vraiment gentil de sa part mais qu’il ne fallait surtout pas qu’il se sente obligé de se donner tant de mal pour eux. Il éluda la remarque : il fallait simplement qu’ils voient son installation, c’était de l’ordre du devoir de l’ingénieur. Rien de plus. Il ne faisait que le bien.
Une forte odeur de moisi s’épancha quand il ouvrit la cave. La porte donnait sur un escalier de béton raide et brillant. Gisèle juchée sur ses talons aiguilles en aluminium, trébucha dans l’obscurité et demanda fébrilement à Gaël de lui tenir la main. Ils palpèrent les murs, rendus humides par une forte condensation, puis se pelotonnèrent dans un coin du sous-sol, pendant que Paul, à la recherche de l’interrupteur, jurait par intermittence. Quand la lumière fut, s’éclairèrent des dizaines d’étagères saturées de bocaux en verre dans lesquels barbotaient diverses formes et couleurs.
Çà et là des sacs de farines, des pots à confitures, des sacs de sucres, de riz, des conserves de viandes, de petits pois, des platées de pruneaux, et même quelques contenus indéterminés.
-Mais qu’est ce qui se passe ici ? Vous stockez pour la troisième guerre mondiale ou quoi ?
-Tu ne crois pas si bien dire ! Mes parents qui avaient grandi pendant la guerre avaient un petit peu manqué, tu vois…Ils passaient leur temps à accumuler de la nourriture ! En plus, ils étaient persuadés que les Polynésiens allaient nous envahir.
-Mais pourquoi les Polynésiens ? Ils sont un peu loin, remarqua Gisèle, fort à propos.
-Mon père était sûr qu’ils avaient réussi à piquer le secret de la bombe atomique pendant les essais nucléaires. Il y était, là-bas, une période - tu sais qu’il travaillait dans le nucléaire. Les îles sont toutes petites, tu vois. Enfin bref, il était sûr qu’ils envahiraient le pays, un jour ou l’autre. La pression démographique, quoi. C’est vraiment tout petit là-bas, tu peux pas imaginer Comme ils parlent français et qu’ils sont un peu paresseux, il savait qu’ils viendraient en France. Il nous donnait dix ans, après plus rien, fin du monde. Pof.
-Mais qu’est-ce que vous allez faire de tout ça maintenant ? Vous allez l’envoyer en Polynésie ? sémilla Gaël.
-On va faire du ménage, mais là je n’ai pas trop eu le temps. Tout ça c’est pourri, y’a peut-être des bocaux qui ont quinze ans…
D’un geste vague, il balaya les étagères surchargées :
-…C’est botulisme et compagnie. J’en donnerais même pas aux restos du cœur. Mais venez plutôt par-là, c’est ça, ça qu’il faut voir.
Au fond