Fabre Éric et Declercq Rose, 2007. « De la laine à la viande. Histoire d’un produit alimentaire de montagne : l’agneau
de Sisteron ». Actes du colloque Alimentation en Montagne, Vallouise et Largentière-la-Bessée. Gap, Éditions
des Hautes-Alpes, 141-151.
De la laine à la viande.
Vers un produit labellisé de montagne: l’agneau de Sisteron
Eric Fabre1 et Rose Declercq2
1
Maître de conférence à l’IUT de Provence (Université de Provence, rue St Jean, 04000 Digne; 04
92 30 23 78;
[email protected]) et chercheur au Centre de Recherche en Histoire Quantitative
(CRHQ, Université de Caen-Basse-Normandie).
2
Etudiante en Master 2 Recherche d’Histoire, Université de Caen-Basse-Normandie,
[email protected]
Résumé
A l’heure d’une recherche accrue de qualité et de certification, comment s’est construite l’histoire
de l’agneau de Sisteron ? Les troupeaux de moutons ont pendant longtemps constitué une ressource
indispensable et quelquefois unique, produisant laine et fumier. Mais, pour faire face à la crise
lainière qui secoue les Alpes du Sud au milieu du XIXe siècle, les éleveurs réorientent leur
production. Encouragé par divers facteurs externes au territoire, l’élevage ovin transite d’une
production de laine vers une production de viande entraînant peu à peu la création d’activités
dépendantes: abattage, commercialisation, transport, etc. Dans cette trame déjà teintée de
mondialisation, l’élevage des agneaux de boucherie atteint progressivement des dimensions
industrielles jusqu’à ce qu’émerge la volonté, de la part de certains éleveurs, d’aller au delà d’une
croissance quantitative pour produire une viande dont la qualité soit reconnue par un signe officiel.
C’est donc à travers l’histoire de l’agneau de Sisteron que sont abordés les processus de
spécialisation d’une production jusqu’à sa labellisation établissant un lien étroit entre le produit et
son territoire d’origine.
Mots clefs
Elevage ovin, Alpes du Sud, laine, viande, label de qualité
1
Fabre Éric et Declercq Rose, 2007. « De la laine à la viande. Histoire d’un produit alimentaire de montagne : l’agneau
de Sisteron ». Actes du colloque Alimentation en Montagne, Vallouise et Largentière-la-Bessée. Gap, Éditions
des Hautes-Alpes, 141-151.
Introduction
S’il est des contrées qui portent en elle l’image du berger surveillant son troupeau, la Haute
Provence en fait indéniablement partie. Aux grands troupeaux transhumants venant de Basse
Provence, s’opposent au XIXe siècle la multitude des petits troupeaux locaux nécessaires par la
fumure qu’ils apportent aux champs, mais aussi par la laine grossière que les moutons fournissent à
l’industrie textile rurale. Mais, en dépit des améliorations de la qualité de la laine obtenues par le
contrôle des croisements avec des béliers mérinos dès l’Empire, le développement du commerce
international inonde le marché français de laine de qualité à moindre prix. L’élevage ovin peut alors
profiter du développement urbain, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, pour se réorienter vers
la production de viande de boucherie. L’offre d’agneaux ne pouvant répondre à la demande, une
importation s’organise, conduisant les éleveurs à souhaiter la labellisation de leur production pour
en faire reconnaître la qualité spécifique. Cet article s’attache à retracer cette histoire de la
transformation de l’élevage en Haute Provence du tournant du XIXe siècle, moment où la crise
lainière devient aigüe, à la veille de la labellisation vers la fin du XXe siècle.
Crise lainière et adaptation de l'élevage ovin
Si les crises marquent des ruptures dans le fonctionnement des structures, elles sont aussi des
facteurs de transition. L’élevage ovin connaît, durant la deuxième moitié du XIXe siècle, une
première crise le conduisant à modifier profondément les structures de production afin de passer
d’une production essentiellement lainière à la mise sur le marché de viande de boucherie.
Fumier et laine, les produits du mouton
La lecture des textes d’archives montre que, au XIXe siècle, l’élevage n’est pour les petits
exploitants qu’une activité secondaire mais nécessaire. En 1866, l’enquête impériale, conduite en
Provence par Chassaigne-Goyon, indique que les ovins sont producteurs de fumier et, en ce sens,
que leur entretien est subordonné aux cultures. A Eoulx, les bêtes de M. Rouvier sont utilisées pour
produire un peu d'engrais alors que le colonel Réguis insiste à Sisteron sur le bienfait du mouton
pour les cultures1.
Mais le rôle du mouton ne se limite pas à l'engraissement des terres puisqu’il produit également de
la laine. Une industrie textile locale, alors forte demandeuse de cette matière première, bien que de
piètre qualité, permet aux éleveurs de valoriser le bétail. Objet récurrent des questions du jury de
l’enquête impériale, la laine apparaît comme la principale production marchande du cheptel ovin. A
Manosque « les cultivateurs ne peuvent tirer parti dans la contrée que de la laine des moutons et
des brebis ».
La valorisation de la laine se fait par une pratique domestique du tissage, mais de véritables
industries existent dans la commune de Digne, dans les environs de Barcelonnette et dans le HautVerdon. Elles présentent, dès le début du XIXe siècle, les premiers signes de déclin, face au
développement du commerce international de la laine. C’est que la laine indigène est de bien
moindre qualité que celle produite hors du territoire national. Pour remédier à cette carence, des
mesures gouvernementales sont prises et des ovins de race mérinos destinés à améliorer les qualités
lainières du cheptel indigène sont introduits. A l’initiative de grands propriétaires, des bergeries
prestigieuses sont formées, rassemblant des mâles mérinos afin d’améliorer les troupeaux locaux. À
Périvoye près de Sisteron, une bergerie constituée de mérinos est créée2, destinée à améliorer les
troupeaux provençaux formés, en 1792, de « chétifs animaux » (Jouyne, 1823), d’une taille
« réellement trop petite » (Michel, 1792). Le processus de mérinisation, qui inaugure un siècle où
l’amélioration génétique règne en maître sur les pratiques agricoles, au moins dans les discours des
élites, améliore les qualités de quelques troupeaux, mais n’enraye pas pour autant une importation
2
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de laine étrangère grandissante. La mévente de la laine indigène est, en effet, accentuée en 1861 par
le traité de libre échange signé avec l'Angleterre et l’ouverture du marché d’Outre Manche,
puissance industrielle et agricole, porte un coup fatal à la production textile locale. Dans la Vallée
du Verdon, l'industrie drapière décline dans les deux dernières décennies du XIXe siècle suivant de
peu les ateliers dignois (Mistral, 1951). La crise de l’industrie drapière fragilise l’activité pastorale
dont la production de laine constitue parfois une ressource importante.
Une transition progressive
La situation décrite dans l’enquête de 1866 montre, cependant, certaines disparités dans le paysage
pastoral3. Un propriétaire de Robion pratique l'engraissement des bœufs et moutons4. La région de
Barcelonnette, productrice de viande de boucherie, exporte sa production vers les marchés aixois5.
Quatre ans plus tard, les éleveurs de Sisteron suivent l’exemple de leurs voisins ubayens. Ainsi,
quelques élevages sont déjà orientés vers la production de viande de boucherie et entreprennent
même de l’exporter. La mise en place d’un élevage spécialisé dans la production de viande de
boucherie, à partir de spéculations lainières, s’effectue progressivement, chaque partie du
département de Basses-Alpes évoluant selon sa propre dynamique.
Le contexte économique de la fin du XIXe siècle encourage cette nouvelle orientation de l'élevage.
Alors que, de 1856 à 1875, l'augmentation du prix des denrées carnées dans les Basses-Alpes est de
l'ordre de 30 %6 dans le même temps, celui des laines connaît de fortes fluctuations et s'effondre dès
1875 (Mistral, 1951). L’environnement scientifique et technique est également favorable à la
transition vers une production de viande de boucherie. D’une part les recherches agronomiques
conduisent à créer de nouvelles races ovines performantes qui, par croisement génétique, améliorent
les qualités lainières ou bouchères des troupeaux. D’autre part le mouvement d’abandon des
jachères au profit des prairies artificielles améliore l’alimentation des troupeaux.
Ces dynamiques sont permises par un nouveau cadre institutionnel s’appuyant sur des institutions
agricoles en plein développement. La chambre d'agriculture créée au tournant du XIXe siècle
facilite l’établissement de foires et marchés, principaux lieux économiques de la vie pastorale. Les
comices des Basses-Alpes mis en place entre 1839 et 1849 organisent des concours agricoles
récompensant les éleveurs les plus méritants. Dans le domaine de l'élevage ovin, les béliers
focalisent l’attention et monopolisent les plus importantes primes car ils sont bien perçus comme le
moyen le plus rapide de diffuser des qualités bouchères dans un troupeau7. Enfin les syndicats
agricoles agissent pour le renouvellement des troupeaux en créant des bergeries de races ovines
améliorantes. Peu nombreux, les syndicats spécialisés dans l'élevage sont de création tardive. Il faut
attendre 1897 pour qu’apparaisse le syndicat de l’amélioration de la race ovine de Barcelonnette, et
les années 1930 pour que soient créés ceux de Manosque puis Banon.
Mais un élevage spécialisé dans la production de viande de boucherie ne peut se mettre en place
sans restructuration des troupeaux.
Une nouvelle figure de l’élevage
Les voies nouvelles qu’emprunte l’élevage ovin sont perceptibles dans les différentes
transformations du monde pastoral et surtout dans la structure du cheptel.
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Carte 1: Régression des ovins, moutons et brebis dans les troupeaux bas alpin de 1829 à 1929.
Source : 6 M 301 et enquête de 1929, archive privée.
Phénomène national, l’effectif des ovins tend à diminuer (Jussiau et al., 1999). De 1870 à 1880, le
cheptel bas alpin baisse de 25 % (Eaux et Forêts, 1955) mais la lecture des enquêtes quantitatives
sur le bétail montre que la chute affecte surtout les petits troupeaux de subsistance familiale. En
1880, on constate en effet la disparition des troupeaux de moins de cent bêtes au profit des plus
grands. Il s’agit bien d’une spécialisation de l’élevage qui se localise aux alentours de Sisteron8 où
la part des béliers dans le cheptel bas alpin passe de 1,96 % à 1,53 % de 1829 à 1929. C’est un signe
de la diminution du nombre de troupeaux mais aussi d’un changement de pratique : l’on cherche à
faire appel à un bélier sélectionné extérieur à l’exploitation plutôt qu’à ses propres mâles. Un
rapport des services agricole et vétérinaires et de la conservation des eaux et forêt rédigé en 1955
souligne ce phénomène : il le situe également dans les années 1880, en montrant les prémices des
transformations qu'allait connaître l'élevage. Ainsi « l'élevage ovin est entièrement transformé du
moins dans le sud du département et plus spécialement dans la vallée de la Durance où l'on note la
disparition presque complète du troupeau de la ferme ». Parallèlement à cette modification
quantitative, les troupeaux subissent une mutation qualitative (Carte 1). La part des moutons, qui
étaient les principaux producteurs de laine, chute fortement alors que le nombre de brebis,
permettant la production d’agneaux, diminue beaucoup moins. Contrastant avec la tendance
générale à la régression des troupeaux, ceux de l’arrondissement de Sisteron voient même le
nombre de brebis s’accroître9.
C’est au cours de la dernière décennie du XIXe siècle que la transition vers une production de
viande s’achève, Sisteron montrant, plus que les autres parties du département, une profonde
mutation. Ce développement n’est permis que par une ouverture commerciale importante.
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La conquête des marchés
L'expansion commerciale s’inscrit dans la continuité des évolutions sociales, économiques et
techniques que connaît le XIXe siècle. Définie par le développement des exportations et des
importations, l’ouverture des marchés conduit à la transformation des pratiques d’élevage.
Un accroissement de la consommation de viande
Comprendre les mutations de l’offre nécessite de porter le regard sur les transformations de la
demande. C’est, en effet, l'accroissement de la consommation de viande qui favorise la transition de
l’élevage. Si un individu consomme en moyenne trente quatre kilogrammes de viande en 1857, sa
ration annuelle en comporte trente neuf dix ans plus tard10. Cette augmentation globale des apports
carnés dans l’alimentation provient en réalité de changements plus profonds affectant la société.
L’industrialisation conduit à l’émergence de grands centres urbains dont l’évolution de la
consommation est perceptible par les sources écrites de l’administration, en particulier par le relevé
de l’octroi qui permet de connaître la quantité de viande entrant dans une ville. A ce phénomène de
concentration urbaine, orientant encore plus les marchés des campagnes productrices vers les villes
consommatrices, s’ajoute la croissance démographique continue qui augmente le nombre de
« bouches à nourrir » mais également l’effet de l’augmentation du niveau de richesse, facilitant
l’achat de viande. L’accroissement de la consommation globale de viande est d’autant plus marqué
que le territoire considéré est urbain et riche, le maximum apparaissant à Digne, préfecture et lieu
de résidence de nombreux notables. Dans les bourgs ce sont alors des viandes plus recherchées qui
profitent de cette aisance accrue, en particulier celle de bœuf, alors que, sur l’ensemble du
département, la part des ovins dans la consommation carnée passe de 40 % à 65 % entre le 1859 et
la fin du siècle11.
Les effets de ces transformations se font sentir sur les infrastructures liées à la consommation de
viande. L’abattoir public de Sisteron est créé en 1873 un peu après la mise en activité des structures
d'abattage de Barcelonnette et Castellane, permettant ainsi de limiter le nombre de tueries
particulières jugées insalubres, puis d’industrialiser la production ovine12. Ces infrastructures
soutiennent l'expansion de la commercialisation puisque la consommation de la viande ovine ne se
limite pas au territoire de production. Finalement, la demande structurant le marché, le prix de la
viande de boucherie augmente, incitant les éleveurs à en produire (Figure 1). Encouragée par
l’amélioration des transports, l’exportation des produits carnés bas alpin se développe vers les
grands centres urbains.
5
Fabre Éric et Declercq Rose, 2007. « De la laine à la viande. Histoire d’un produit alimentaire de montagne : l’agneau
de Sisteron ». Actes du colloque Alimentation en Montagne, Vallouise et Largentière-la-Bessée. Gap, Éditions
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Figure 1: Evolution du prix d'un kilogramme de viande de mouton et d'agneau entre 1856 et
1879.
Source : Arch. Dép. des Alpes-de-Haute-Provence, 6M262 et 6M336
1,75
1,7
1,65
1,6
Prix (en francs)
1,55
1,5
1,45
1,4
1,35
Prix moyen d'un kilo de
viande de mouton
1,3
Prix moyen d'un kilo de
viande d'agneau
1,25
1,2
1,15
1,1
1,05
1
1855
1860
1865
1870
1875
1880
Années
Paris, Lyon, Marseille : les marchés d’exportation
Considéré « comme des plus utiles au développement de l’agriculture », le chemin de fer fait l’objet
d’une requête dans l’enquête impériale13. Dès 1870, il pénètre dans le département par Sisteron,
puis le réseau ferroviaire relie les principales villes des Basses-Alpes (Sisteron, Forcalquier, Volx,
Digne) à Paris, Lyon et la côte méditerranéenne.
L’exportation des denrées carnées vers les centres urbains consommateurs est facilitée et accélérée
par l’amélioration des transports mais aussi par les politiques commerciales adoptées par les
compagnies ferroviaires car « les marchandises volumineuses sur de longs trajets bénéficient
souvent de tarifs préférentiels » (De Réparaz, 1978). Les éleveurs sont incités à exporter sur le
marché parisien qui offre des prix rémunérateurs bien plus élevés que ceux des marchés locaux, en
dépit des coûts de transport14. Le marché parisien est approvisionné assez tôt par les éleveurs de
Barcelonnette. Dès 1897, ils y envoient par train leur bétail, embarqué vivant à la gare de
Prunière15. Après la Grande guerre, les modalités de transport se multiplient : l’amélioration des
automobiles permet aussi, à l’initiative de quelques bouchers expéditeurs, l’exportation de carcasses
par la route vers les marchés lyonnais et parisien.
C’est toute une filière qui est donc mise en place, avec des intermédiaires, des abatteurs et des
informateurs sur les lieux d’exportation, et les éleveurs de Barcelonnette semblent en être les
initiateurs. Ils se dotent en effet d’un syndicat d'élevage et d'expédition dès les premières décennies
du XXe siècle, dont l’implantation témoigne des efforts faits par les éleveurs pour la
commercialisation de leur production. Mais le mouvement s’amplifie rapidement puisque, dès
1929, les exportations d’agneaux semblent concerner l’ensemble du département. Quantité d'ovins
alimentent Lyon, Marseille, Nice, Grasse ou Toulon. On expédie des agneaux vers Paris depuis la
moyenne Durance (Reillanne, Forcalquier, Valensole, les Mées) mais aussi depuis l'Ubaye et le
Verdon qui livrent le marché de la Villette16. Sisteron profite de son ouverture vers Aix et
Marseille. Ainsi la spécialisation du département en ovin viande est totale : des ovins s’exportent de
partout où l’on en produit. Un tel essor des exportations conduit à des transformations profondes
6
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des pratiques commerciales autour de l’agneau.
Des pratiques spéculatives
Les nouvelles pratiques commerciales permettant une telle production de masse consistent à acheter
des agneaux au printemps sur les foires et marchés, à les engraisser sur les pâturages pour les
revendre dès que possible. Il ne s'agit donc plus d’une activité d’élevage au sens classique du terme
mais plutôt d’une spéculation portée par des commerçants.
Profitant de la renommée naissante du produit sur les marchés parisiens et azuréens, Elie et Maurice
Richaud font figure de précurseur. S'approvisionnent chez les éleveurs et expédiant les carcasses
par camion, ils ouvrent la voie aux sociétés de cheville, des entreprises initialement familiales
intervenant dans la commercialisation des agneaux. Le succès de l’agneau, connu alors sous le nom
d’agneau de Sisteron, conduit à ses propres limites: nécessitant un approvisionnement continu que
les contraintes de l'élevage en montagne méditerranéenne sèche ne peuvent permettre, les
chevillards se tournent vers d'autres régions pour se fournir.
Algérie, Royaume-Uni, France : les marchés d’importation
Dans un premier temps, c’est l'empire colonial qui fournit les ovins nécessaires aux spéculations
commerciales. Débarqués sur le port de Marseille, les troupeaux algériens sont conduits à l'abattoir
ou dans les pâturages de Provence pour y être engraissés. Ces importations spéculatives et d'inégale
intensité au fils des années s'étendent depuis la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu'en 1961. Ces
ovins importés ne constituent généralement qu’une fraction négligeable du cheptel local, sauf en
1938 où ils représentent un quart du cheptel départemental (Figure 2). La région de Forcalquier
s’est fait une spécialité de cette importation afin de recomposer les troupeaux fragilisés par la
première guerre mondiale. Mais, rapidement, l’objectif initial est abandonné et les importations
d’Algérie deviennent une véritable spéculation autour des pratiques d’engraissement créant un
environnement professionnel particulier.
La fin des importations algériennes, liée à l’accès à l’indépendance de l’Algérie, oblige les
chevillards à se tourner vers d'autres zones d'approvisionnement. Des troupeaux d'origine
australienne transitant par le Royaume-Uni débarquent alors en Haute Provence.
L’approvisionnement est complété dans diverses régions métropolitaines, telles que le Poitou et la
Charente. Ces pratiques n’ont pas d’autre but que de combler le déficit de la production par rapport
à la demande des consommateurs, soit en période creuse de production locale telle que l’été, soit au
contraire au moment de l’année où l’agneau est le plus consommé, c’est à dire à Pâques.
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Figure 2 : Evolution du cheptel algérien importé comparé à l'évolution du troupeau indigène
de 1932 à 1961.
Source : BÉNION A.D., Traité complet de l'élevage et des maladies du mouton, Paris, P. Asselin
éditeur, 1874, 655 pages et LEBAUDY Guillaume, « Sur les flots : transhumances
méditerranéennes », Revue L'Alpes, N°20, Grenoble, Glénat, 2003.
Nombre d'ovins (en têtes)
350000
Cheptel bas alpin
300000
Cheptel d'importation algérien
250000
200000
150000
100000
50000
61
59
19
57
19
55
19
53
19
51
19
19
49
19
47
19
19
45
43
41
19
39
19
37
19
35
19
33
19
19
31
19
19
29
0
Année
Ces pratiques, si elles ne gênent pas la plupart des éleveurs bas alpins, ne satisfont pas certains
d’entre eux qui développent alors une démarche visant à améliorer la qualité de leur production,
potentiellement reconnue par un label ou signe officiel de qualité.
La valorisation qualitative, conséquence de l’expansion commerciale
À partir de 1970, la situation de l'élevage ovin se dégrade. L’expansion commerciale, visant à
satisfaire la clientèle des consommateurs, n’a pu se faire qu’en appuyant les structures
commerciales locales sur une importation d’ovins d’Algérie, dans un premier temps, puis
d’Australie, ou d’autres régions françaises. Les crises provoquées par la concurrence internationale
et les problèmes sanitaires conduisent à la recherche d'une mise en valeur qualitative des agneaux
produits, pour les différencier sur le marché de la viande de boucherie. Se distinguer en qualité dans
un contexte sanitaire qui angoisse le consommateur de la fin du XXe siècle, l’affaire dite de la
vache folle ayant entraîné une demande accrue de transparence. Mais permettre aussi une
valorisation économique de cette qualité. C’est la chute des cours qui a été le facteur déclenchant de
la volonté de reconnaissance des produits par certains éleveurs.
La chute des cours
Les chutes du prix de l'agneau à la vente constituent un argument récurrent chez les différents
acteurs du monde agro-pastoral. La baisse des prix à la consommation est remarquable, déclinant de
14% entre 1980 et 1990. Elle est la conséquence de l'ouverture du marché français de la viande
ovine, en 1980, autorisant l'apport de carcasses européennes à des prix tels que les agneaux
indigènes, confrontés aux importations massives d'agneaux étrangers, éprouvent quelques
difficultés à se vendre. Si cette baisse de prix se traduit par une hausse de la consommation
8
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d'agneau, paradoxalement, la production nationale ne pouvant faire face, elle accentue les
importations (Durbiano et al., 2003). La crise ovine s’amplifie encore en 2003 par la mise sur le
marché de carcasses à prix beaucoup plus bas que les prix de revient de l'élevage provençal depuis
la Nouvelle-Zélande et l'Australie.
La chute des profits réalisés dans la production d'agneau de boucherie entraîne une certaine
initiative pour relancer la production de laine. Ce mouvement, national, est orchestré par le comité
national interprofessionnel de la laine qui édite des livrets pour sensibiliser les éleveurs à cette
production qui, toutefois, reste secondaire, le but n’étant pas de spécialiser les élevages, mais de
diversifier la production (Comité national interprofessionnel de la laine, 1950). Ce retour de la
production de laine reste timide et n’atteint pas les élevages bas alpins. En effet, « elle [la laine] ne
rapporte pratiquement plus rien en raison de la concurrence internationale. Elle ne paie même plus
la tonte, disent les éleveurs » (Durbiano et al., 2003).
Finalement l'élevage ne se maintient que grâce aux financements de la Politique Agricole Commune
et quelques éleveurs pensent que le salut est dans la production d’une viande de qualité portée par la
dénomination « agneau de Sisteron ». Mais celle-ci, informelle, est abusivement utilisée pour
désigner tout animal abattu à Sisteron, quelle que soit son origine.
L’usurpation du nom de l’agneau de Sisteron
C'est aux yeux de tous que les agneaux abattus sont exportés et vendus sous la dénomination
« agneau de Sisteron », la marque de l'abattoir faisant foi. En 1970 quand des agneaux élevés en
Australie sont vendus comme agneau de Sisteron, il n'y a que les éleveurs pour s’insurger. Chez les
rapporteurs de la chambre de commerce et d'industrie, en 1980, le fait que les agneaux de Sisteron
soient nés ailleurs ne semble pas choquant (Périères, 1980). Périères note, ainsi, que les célèbres
agneaux de Sisteron, sont « soit d'origine autochtone, soit importés peu après leur naissance, du
Larzac en particulier, pour subir un temps d'élevage sur les plateaux provençaux ». Le trafic des
agneaux est quelque peu atténué puisque l'auteur fait uniquement mention d’agneaux nés dans
d’autres régions de l’hexagone. Or, en 1980, une bonne part des agneaux abattus à Sisteron n’est
pas seulement née ailleurs qu’en Provence, mais y est aussi entièrement élevée. L'ancien directeur
de l'abattoir raconte cette période avec une certaine sérénité : « quand on triait en PoitouCharentes, [...] c'était des techniciens qui le faisaient [...] je disais [...] : tu tries Sisteron. Ils étaient
allés voir à Sisteron, comment çà se passait et après on disait qu'ils avaient la main de Sisteron »17.
En dépit de leur illégalité, l’absence de réaction face à ces pratiques est générale. Lorsque, en 1994,
les chevillards sont jugés pour utilisation abusive de la notoriété de l'agneau de Sisteron, leur
argumentaire s’appuie sur leur savoir-faire en matière de tri des bêtes et leur connaissance du
produit correspondant à l'attente du consommateur. Le fait que les origines de naissance et
d'élevage soient extérieures à la région d'approvisionnement est minoré, selon eux, par ce même
savoir-faire. En 1990, la répression des fraudes mène l'enquête au sein de l'abattoir de Sisteron et
met en accusation huit chevillards. Après de longues recherches, « les Fraudes établissent que
l'agneau dit de Sisteron vient fréquemment d'autres régions de France, si ce n'est de Hollande ou
d'Angleterre » (Anonyme, 2003). En 1996, le verdict accuse plusieurs opérateurs de la filière
d'avoir « trompé certains de leur cocontractants sur l'origine de la marchandise, et ce en y
apposant des estampilles et marques distinctives tendant par leur graphisme ou mentions allusives
à les persuader qu'ils acquéraient bien de l'agneau [...] qui, élevé dans la région de Sisteron [...],
jouit d'une renommée certaine ». Le procès des chevillards marque la fin de l'utilisation abusive de
la dénomination ''agneau de Sisteron''.
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Conclusion
Face à de telles dérives, la protection la plus efficace est sans conteste la labellisation du produit
afin qu’un cahier des charges en protège à la fois l’origine et le nom. C’est ce à quoi s’emploient
quelques éleveurs, seuls face à la pression et au monopôle des sociétés de cheville, dans les années
1990. L’analyse conduite montre comment se réoriente une production agricole initialement
dévolue à la laine et à l’engrais des champs. Les changements économiques et sociaux affectant les
villes en pleine mutation dans la seconde moitié du XIXe siècle, se répercutent dans les campagnes
par l’intermédiaire du train qui les met en rapport et permet l’exportation de viande de la Haute
Provence vers Paris et les autres métropôles. Après organisation et structuration d’une nouvelle
filière, des ajustements structurels se mettent en place vers la fin du XXe siècle afin de pallier aux
excès induits par la nécessaire adaptation de l’offre à la demande des consommateurs. Les
démarches engagées et les luttes conduites, tant localement qu’au niveau du Ministère de
l’Agriculture, pour aboutir à l’obtention d’un label rouge pour l’agneau de Sisteron n’ont pu être
présentées dans cet article mais elles illustrent la prédominance des dynamiques commerciales sur
la production elle-même.
Bibliographie
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1
Arch. Dép. AHP 7 M 15, enquête impériale de 1866, p. 138 et p. 191.
Arch. Dép. AHP 7 M 30.
3
Arch. Dép. AHP 7 M 15, enquête impériale de 1866.
4
Arch. Dép. AHP 7 M 15, enquête impériale de 1866, p. 189.
5
Arch. Dép. AHP 7 M 15, enquête impériale de 1866, p. 127.
6
Arch. Dép. AHP 6 M 262 et 6 M 336.
7
Arch. Dép. AHP 7 M 8, comice agricole de l'arrondissement de Forcalquier.
8
Arch. Dép. AHP 6 M 301 et enquête de 1929.
9
Arch. Dép. AHP 6 M 301 et enquête de 1929.
2
10
Fabre Éric et Declercq Rose, 2007. « De la laine à la viande. Histoire d’un produit alimentaire de montagne : l’agneau
de Sisteron ». Actes du colloque Alimentation en Montagne, Vallouise et Largentière-la-Bessée. Gap, Éditions
des Hautes-Alpes, 141-151.
10
Arch. Dép. AHP 6 M 302.
Arch. Dép. AHP 6 M 336.
12
Arch. Dép. AHP 5 M 24 – 5 M 28.
13
Arch. Dép. AHP 7 M 15, enquête impériale de 1866, p. 173.
14
Il s’agit de l’envoi de viande de Barcelonnette vers la Côte d’Azur dès 1863.
15
Arch. Dép. AHP 2 R 40.
16
Arch. Dép. AHP 7 M 15, enquête de 1929.
17
Entretien avec Monsieur Lauféron, avril 2006.
11
11