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Beck Corinne et Fabre Eric, 2010

Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en oeuvre d'un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. 1 Interroger le loup historique ? Exemple de mise en oeuvre d'un nécessaire dialogue interdisciplinaire Corinne BECK 1 et Éric FABRE 2 Résumé : Pourquoi et comment interroger le loup historique ? La réponse que nous proposons à ce double questionnement veut insister sur le rôle social de la recherche historique et sur l'impératif d'un dialogue interdisciplinaire en renforçant l'assise. Rôle social car, bien trop souvent, les gestionnaires d'espaces ne convoquent que les sciences naturelles pour appuyer leurs décisions : tout recul historique est alors absent des processus d'aménagement. En revanche, et comme par symétrie, les modalités d'interrogation du loup historique oublient que l'animal est vivant : ses potentialités biologiques doivent être pris en compte dans toute approche historique de l'animal. C'est notre dialogue entre biologie et histoire dont nous retraçons la genèse et le cheminement, dans une tentative de construction d'un nouvel objet intégré. Mots-clefs : loup, interdisciplinarité, écologie historique, France Summary

Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire Corinne BECK1 et Éric FABRE2 Résumé : Pourquoi et comment interroger le loup historique ? La réponse que nous proposons à ce double questionnement veut insister sur le rôle social de la recherche historique et sur l’impératif d’un dialogue interdisciplinaire en renforçant l’assise. Rôle social car, bien trop souvent, les gestionnaires d’espaces ne convoquent que les sciences naturelles pour appuyer leurs décisions : tout recul historique est alors absent des processus d’aménagement. En revanche, et comme par symétrie, les modalités d’interrogation du loup historique oublient que l’animal est vivant : ses potentialités biologiques doivent être pris en compte dans toute approche historique de l’animal. C’est notre dialogue entre biologie et histoire dont nous retraçons la genèse et le cheminement, dans une tentative de construction d’un nouvel objet intégré. Mots-clefs : loup, interdisciplinarité, écologie historique, France Summary Wolf in history? Why to be interested by such a question and how to get on? Our response insists on the social utility of historical approach of wild carnivorous to improve the management of natural spaces. Naturalistic knowledge is commonly mobilized by instances whose are responsible of theses spaces, but contributions of historical sciences are neglected. Historical approach must find its place in decisional processes, not only reduced to cultural approach. In the other hand, the analyse of wolves’ dynamics in past time forces historian to take into account the biologic potentiality of the specie. A dialog between biology and history appears to be necessary to answer the previous question. This paper wants to describe your thought processes to construct a new study object that intimately integrate disciplinary approaches to transcend them. Key words: wolf, interdisciplinary approach, historical ecology, France INTRODUCTION L’étude du loup, comme celle de tout animal, devrait mobiliser une double maîtrise : celle de la biologie de l’espèce d’une part, celle de l’interrelation avec les sociétés humaines d’autre part. La démarche historienne a besoin d'en savoir plus sur l'objet qu'elle étudie pour 1 Professeure d’Histoire et d’Archéologie médiévales, FLLASH, Université de Valenciennes et du HainautCambrésis. Courriel : [email protected] 2 Maître de conférences en écologie à l’Institut universitaire de Provence (boulevard Saint Jean Chrysostome, 04000 Digne-les-bains) et chercheur au CRHQ, Université de Caen - Basse Normandie. Courriel : [email protected] 1 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. comprendre les relations entre cet objet et les sociétés humaines ; pour le biologiste, il est nécessaire de comprendre les dynamiques d'espèces dans les milieux actuels, qui ne sont autre que des héritages, en s’offrant une profondeur historique. Par ailleurs, quand le vivant pose problème à la société, c’est vers les seuls biologistes que les pouvoirs publics se tournent généralement ; or ces connaissances scientifiques, qui sont à la base des politiques d’aménagements et des décisions de gestion, sont partielles : on n’y intègre que trop rarement la dimension historique des milieux. « Pourquoi et comment s’intéresser au loup aujourd’hui », comme y invite l’intitulé de la Journée organisée par le Pôle rural, nous nous proposons d’exposer la démarche concrète qui a été la nôtre dans un dialogue entre une historienne et un biologiste. S’il ne s’agissait que de nourrir l’analyse de l’un par la fourniture de données de l’autre, la démarche, sans être totalement nouvelle, ne serait guère convaincante. Notre objectif est d’aller plus loin en construisant un objet commun d’analyse, qui dépasse les limites disciplinaires : notre objet n’est ni biologique ni historique, mais doit être pensé comme les deux à la fois. Cela impose à l’évidence l’établissement d’un dialogue interdisciplinaire, a minima, si ce n’est la construction d’une compétence élargie. L’objet de cet article est d’exposer cette démarche, dans ce qu’elle a de plus concret, dans ce qui relève habituellement de la « cuisine » du chercheur et qui n’est donc que rarement explicité3. I- Les préalables au dialogue interdisciplinaire L’interdisciplinarité ne se décrète pas : le dialogue n’existe que par la volonté des acteurs. Il naît d’interrogations voisines qui s’ignorent d’abord, puis, par le jeu aléatoire des rencontres scientifiques, se rejoignent, se recoupent, s’opposent parfois. L’envie de la discussion et de la confrontation d’idées peut rapidement conduire au constat de l’incompréhension, ou pire, à celui d’une fausse compréhension, lorsque les mêmes mots recouvrent des réalités changeantes selon le point de vue de la discipline qui en use. Autant il est banal de prétendre que toute approche interdisciplinaire doit intégrer les lexiques particuliers à chaque discipline, autant la démarche reste encore peu commune. La préparation du dialogue souhaité implique une première phase de construction d’un vocabulaire commun. Mais il faut, pour transmettre des concepts à l’autre discipline, qu’ils soient d’abord jaugés et mis en perspective dans leur discipline d’origine. Ainsi, derrière le mot, il y a bien tout un bagage disciplinaire qui est mobilisé. I-1. Le débat sémantique La construction de l’interface doit amener chacun à parler une même langue pour être sûr de travailler ensuite sur les mêmes objets. Les historiens, même loin de la sphère étroite de l’histoire de l’environnement, semblent connaître les mots d’écologie, écosystème et autres constructions sémantiques appuyées sur le préfixe « éco ». Au-delà de la sphère des chercheurs, il faudrait d’ailleurs être sourd à tout discours politico-médiatique pour qu’il en soit autrement. Des géographes, Georges Bertrand à leur tête, sont certainement des acteurs majeurs de cette migration et diffusion de vocabulaire, d’une discipline relevant des sciences biologiques, vers les sciences sociales et 3 Les résultats concrets de notre démarche feront l’objet d’une communication lors du colloque sur les grands prédateurs qui doit se tenir à Caen en 2011. 2 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. humaines4. Pourtant, que la transmission se fasse entre disciplines, à l’intérieur du domaine scientifique pris au sens large, ou via les médias, se pose la question des « concepts nomades » (Stengers, 1987) : des termes empruntés à un champ disciplinaire et utilisés dans un autre. Si cette transposition est nécessairement observée dans le cadre interdisciplinaire, il nous est apparu important de l’expliciter dans le cas concret de notre démarche. Bien sûr, par la nature de l’objet même sur lequel porte son regard, cet environnement de l’historien n’est que celui de l’homme : l’environnement défini de la façon la plus brute qui soit par une norme ISO 14 000 comme référent à ce qui entoure l’homme. Le biologiste et l’historien trouvent un accord facile, acceptant tout deux de se référencer à une autorité qui leur est extérieure et supérieure au sens où la norme est internationale et supra disciplinaire. Il n’en est pas du tout de même des concepts qui appartiennent de toute évidence à la biologie dont les mots seuls - les concepts suivent rarement dans leur intégralité le chemin des mots qui les désignent – passent à l’histoire. Remarquons toutefois comment, tout en admirant que la transposition soit faite, l’écologue s’étonne que, par leur introduction dans le champ des sciences humaines, les concepts se voient systématiquement cantonnés au cadre humain. Que l’on parle du climat, objet strictement physique par excellence, avant les modification très récentes que l’on peut attribuer à l’activité humaine ; que l’on interroge le fleuve, la forêt ou la montagne, objets géographiques ayant attiré les historiens autant que les géographes ; enfin que l’on suive la trace de l’animal, toujours plusieurs disciplines convergent vers un objet partagé. Mais objet partagé au sens de segmenté et non de mis en commun : là aussi, si on n’y prenait garde, le vocabulaire offrirait une pluridisciplinarité qui n’est que factice. Précisément, dans le cas de l’animal, celui-ci n’est le plus souvent que le médiateur d’un regard introspectif : en regardant l’animal, l’homme se voit d’abord lui-même en train de le maîtriser, d’en avoir peur ou d’être émerveillé. La question qui est alors posée conjointement par l’historien et par le biologiste est de savoir dans quelle mesure on ne peut pas dépasser cet effet de miroir pour que l’animal, le loup en l’occurrence pour nous, soit considéré aussi pour lui-même. Nous ne renions bien évidemment pas ce que l’historien peut, par la médiation de l’animal, percevoir de la société humaine, mais, nous enrichissons l’approche historique en la faisant sortir de la sphère de l’humain. Le besoin - pour ne pas dire le plaisir - de compléter le regard que l’on porte, par les concepts de sa discipline d’origine, sur un objet, qui peut être très classique dans celle-ci, étant éveillé, il faut construire un lexique qui permette de mobiliser l’autre discipline. La démarche est symétrique et aucune des disciplines n’est assujettie à l’autre, l’objet seul commandant. I-2. La construction d’un objet commun L’élaboration d’un vocabulaire commun - ici entre histoire et écologie - en révélant les questions que pouvait se poser le chercheur de l’autre discipline conduit chacun à connaître les sources, les méthodes et les limites de la discipline de l’autre, à élargir immanquablement le champ du perçu habituel de chacun, qu’il soit historien ou biologiste. Quand l’historien présente ses données sur la destruction des loups dans le duché de Bourgogne à la fin du Moyen Age, le biologiste pose d’abord la question du milieu. On ne tue pas partout des loups de la même façon ni avec la même intensité. Certes, l’historien va discuter de ses sources et de leur validité, nous y reviendrons. 4 BERTRAND Georges, 1975. 3 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. Le biologiste s’intéresse à l’environnement du loup : de quel espace dispose-t-il ? Quelles sont les propriétés de cet espace : peut-il le traverser aisément ou au contraire lui est-il imperméable ? Ces questions renvoient aux concepts de connectivité et de perméabilité de l’écologie du paysage. Toujours en lien avec la question de l’organisation physique de l’espace, comment le loup occupe-t-il le milieu ? Est-il contraint à la mobilité, par exemple si les taches forestières qui peuvent abriter les meutes sont petites ? En ce sens une même surface forestière éclatée en plusieurs unités ou rassemblée en une seule masse n’offre pas les mêmes potentialités aux animaux. Le biologiste tente alors de renseigner certains éléments de la niche réelle de la population qui est dévoilée par l’archive. La niche écologique théorique, qui correspond à l’ensemble des potentialités dont dispose l’espèce pour assurer sa survie - et n’est donc absolument pas un espace ou un milieu ou une quelconque unité physique - définit l’espèce. La combinaison des conditions effectivement présentes dans le milieu et des potentialités de l’espèce génère la niche écologique réelle. Un exemple : les loups sont des carnivores prédateurs opportunistes. C’est un élément de leur niche théorique, relevant de la niche partielle trophique, dans le découpage qui en est fait par le biologiste pour pouvoir l’étudier. La réalisation concrète de cette potentialité, sa matérialisation, peut se faire exclusivement au détriment de la faune sauvage ou totalement sur le cheptel domestique, ou dans une combinaison quelconque articulant ces deux extrêmes, les modalités de la combinaison changeant elles-mêmes de façon complexe avec les circonstances. Ainsi, la plus ou moins grande amplitude propre à une composante de la niche théorique – selon l’espèce – permet d’envisager divers scenarii dont certains sont impossibles au regard des sources, alors que d’autres peuvent s’en dégager et doivent donc être questionnés. Ainsi, plutôt que sur une chaîne, c’est dans un réseau trophique, par définition plus complexe, que l’animal s’inscrit. De par sa position de prédateur, il n’est pas au bout d’une chaîne, mais simultanément intégré à plusieurs branches du réseau. De cet aspect découle celui de la structure sociale, les animaux pouvant être isolés ou en meute selon la nature des réseaux trophiques. On peut tuer essentiellement des animaux adultes isolés dans certaines zones alors que d’autres montrent des destructions dominantes de louveteaux, donc issus d’un accouplement : la structure sociale qui se dégage de la source doit être confrontée aux données permettent d’accéder à la configuration du milieu, vu à l’aune des besoins de l’espèce. Finalement, la prise en compte dynamique d’un ensemble d’éléments, le plus vaste possible, conduit à penser le loup comme un élément d’un écosystème et non pas seulement à le percevoir dans un milieu qui serait défini par un espace géographique et biologique déterminés par un climat, un type de sol, un type de forêt, etc. qui lui resterait extérieur. L’historien, quant à lui, explorant la notion de “nuisible” dans les sociétés anciennes, et plus particulièrement celle de la nocivité du loup, s’interroge sur la nature du risque, tente de saisir le seuil d’acceptabilité et de réactivité des populations, en somme de comprendre les attitudes adoptées par ces dernières. Les réponses à ces interrogations passent, pour l’historien, par l’étude des acteurs et des modes d’organisation des chasses, l’évaluation de la dynamique de la population lupine, l’analyse de son possible niveau d’effectifs, sa composition, son espace et son degré de proximité avec l’homme. Et à cet égard, la Bourgogne des derniers siècles du Moyen Age constitue un observatoire privilégié de par l’abondance des sources. En effet, le loup a été l’objet d’une attention soutenue de la part des autorités seigneuriales, représentant un danger parce qu’ils (les loups) « devorent de jour en jour les bestes de noz pauvres subgiez 4 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. et domaigent nos sauvagines ». Au nom de la protection qu’ils doivent à leurs sujets, les princes ont engagé une politique de destruction qui s’appuie à la fois sur l’institution de chasseurs spécialisés - les louvetiers ducaux- et sur la pratique de l’octroi systématique d’une récompense pour tout animal pris par quelque personne que ce soit. De cette politique témoignent de nombreux comptes de l’administration ducale des eaux et forêts qui, année après année, enregistrent le nombre de bêtes piégées. Dans ce cadre, les administrateurs, soucieux d’éviter la fraude, ont soin d’enregistrer, pour chaque individu capturé, un certain nombre de données justifiant l’octroi de cette prime : sont ainsi notés l’âge et le sexe de l’animal – dont dépend le montant de la prime-, l’identité du chasseur et de manière moins systématique le lieu et le moment dans l’année. Mais, ces sources ne livrent aucune description morphologique de l’animal, bien trop commun pour les populations, aucune donnée directement d’ordre environnemental immédiatement exploitable par le biologiste mais une réalité à traquer sous les mots, les gestes et les situations. Détaillons un exemple de cet échange à propos du sexe des animaux. Lorsque l’historien lit le terme de « loup » : que signifie-t-il exactement ? Il est bien entendu que, pour les hommes du Moyen Age finissant, aucune confusion n’est possible avec toute autre espèce. Notre questionnement se porte à un autre niveau : quel est animal qui se cache derrière cette appellation ? Un individu de l’espèce loup, un mâle adulte, un mâle sans précision d’âge ? L’historien le précise selon le contexte, selon sa maîtrise des sources, sa connaissance du fonctionnement et de l’organisation de la lutte contre les loups. Par exemple, le système de prime étant toujours différencié selon l’âge et le sexe, il est possible de mieux décrire, en terme de sexe et d’âge, l’individu concerné. En outre, bien que cette relation soit toujours établie, il est du ressort de l’historien de prendre en compte ces variations selon les périodes considérées. Les questions intéressant le biologiste trouvent, après mise en perspective de l’information historique, une réponse de la part de l’historien. L’âge des animaux, déjà considéré avec le sexe, pose d’autres problèmes sémantiques. Le « louvard » ou « louveteau » est-il seulement un très jeune animal encore allaité ou plus largement un jeune loup dans sa première année de vie ? La question est d’importance pour percevoir la composition interne des populations lupines. Le positionnement disciplinaire nécessaire dans un premier temps, n’est pas pour autant suffisant pour cerner l’objet étudié car, en réalité, cet objet appartient autant à l’historien qu’à l’écologue. Croiser les regards est déjà un premier pas ; mais il s’agit ici de le dépasser pour construire un regard unique composite, riche en lui-même des apports des disciplines mobilisées. La démarche impose à l’évidence un effort intellectuel pour acquérir les concepts de base indispensables au dialogue. C’est dire combien le travail sur les sources est fondamental dans cette démarche interdisciplinaire. La connaissance des sources de chacun – et plus particulièrement ici de l’historien- de leur qualité permet à chacun d’être plus a même de les critiquer et de les traiter sans en faire un contre-emploi. Au-delà de l’ouverture, il s’agit d’une mutualisation du savoir qui transcende les limites disciplinaires. Il s’agit donc d’une autre forme de spécialisation qui cherche à créer une boîte à outil qui contienne à la fois les instruments de l’ensemble des disciplines mobilisées. Concrètement, comment avons-nous procédé pour construire notre dialogue ? 5 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. II- Construire le dialogue : l’exemple du loup bourguignon Un questionnement commun n’a de sens que si l’objet est lui-même commun. Une fois un lexique partagé établi, fruit de l’échange et de l’acculturation à l’autre discipline, il faut construire cet objet commun. Plus qu’une approche réductionniste qui consisterait à ne mettre en commun que ce dont l’autre peut a priori se saisir, la démarche est ici d’élargir le champ des possibles en augmentant le domaine de compétence de chacun des partenaires. Il y a amplification et non simple juxtaposition. II-1. La production de données : construire un objet commun Dans notre exemple concret, il s’agit de mettre le loup dans son environnement, afin de décrire la structuration de l’écosystème dans lequel il s’intègre et d’être à même d’interpréter sa destruction. Dans cette optique, quelle information accessible à l’historien est pertinente pour le biologiste. Comment la traiter pour en dégager du sens ? L’inventaire des informations contenues dans les sources utilisées est un préalable. Notons que, si nous avons dans cet article, à titre pédagogique, séparé dans une première partie et donc mis en avant la construction du langage commun, la réalité est que de nombreuses questions sont apparues justement à la description de ces informations. De fait, pour mutualiser et affiner ces informations, de nombreux échanges similaires à ceux développés supra pour le sexe et l’âge ont eu lieu. Chaque point supposé informatif par une des parties a été interrogé par l’autre, obligeant à d’incessantes mises au point et explications. Finalement, les éléments se dégagent, permettant de traiter les données historiques par des méthodes classiques en écologie des populations. Le cheminement n’est pas linéaire : des allers-retours entre des approches strictement disciplinaires et le questionnement interdisciplinaire sont nécessaires. Par exemple, concernant les captures en milieu forestier, nous avons ressenti le besoin de préciser au mieux – à chaque fois que els sources le permettaient- la nature du couvert forestier (haute futaie, taillis, etc.). La prise en compte de la biologie du loup a obligé à retourner aux sources et à rechercher des sources complémentaires susceptibles de renseigner sur ces aspects. On construit alors pas à pas le cadre de vie de l’animal. Se pose ensuite la question de l’organisation des informations, de la mise en forme de la masse documentaire commandée par les analyses que l’on veut conduire. En particulier, comment gérer la perte d'information qui découle de la réduction d'une information textuelle en information utilisable dans l'analyse ? De fait, sa traduction en variable nécessite une négociation puisque l’information traitée, si elle doit devenir pertinente pour l’historien qui la fournit, doit le devenir pour le biologiste qui veut l’interroger. On touche là à l’essence même de l’approche interdisciplinaire. La question est de savoir sur quelle information travailler, et en particulier, comment elle peut être discrétisée pour rentrer dans un processus quantitatif. La réflexion doit intégrer le fait que l’information est toujours déformée ou tronquée par ce changement de format. Les nuances, seulement interprétables par la maîtrise du contexte de la création de la source, sont également à l’origine de difficultés. Le dialogue entre les deux compétences a tout son sens pour définir d’une part la pertinence et d’autre part la faisabilité de cette traduction. Il est évident que cette étape ne peut traiter une certaine partie de l’information, celle qui relève de la nuance et, éventuellement, du flou. Inversement, la source historique peut apporter, de façon sérielle, une information ponctuelle, 6 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. qui ne peut prendre du sens que si elle est intégrée à l’ensemble du lot documentaire. C’est le cas de la date de la destruction d’un animal : le plus souvent la période (située par rapport à l’année liturgique ou aux saisons) et l’année sont précisés dans le compte. Une étape préalable et essentielle a été pour l’historien de résoudre la variabilité de l’expression des dates. Ensuite, l’impératif du traitement de cette donnée fait que ces périodes doivent être ramenées à des datations par périodes pré-établies telles que les saisons climatiques. Ainsi un loup tué en Carême se voit attribué une période de destruction en FE3-MA4, c’est-à-dire entre la troisième semaine de février à la quatrième de mars, en fonction du temps liturgique. Toutefois, les premières étapes de l’analyse qui cherchent à dégager les lignes de force de l’ensemble documentaire ont imposé un nouveau niveau de synthèse par saison. Ici, les impératifs de l’historien confronté à un format de datation singulier, ont trouvé facilement à se conformer à un nouveau découpage créé pour l’analyse. En revanche, c’est l’historien qui est maître d’œuvre dans la création du découpage du temps au cours des années. Le temps institutionnel, politique, social, etc. implique un phasage que l’autre discipline doit impérativement respecter. Par exemple, il serait illusoire d’analyser la chronologie des destructions des loups bourguignons à la fin du Moyen Age sans référence à l’évolution de l’organisation administrative de la lutte. En fonction des questions, c’est donc plutôt l’une ou l’autre des disciplines qui prend le pas par l’apport d’éléments informatifs essentiels. L’interdisciplinarité se conçoit comme un jeu de balancement entre les disciplines. II-2. La production de questions : construire un sens commun Questionner le loup historique, c’est à la fois mettre en œuvre une démarche, mais aussi tendre vers un but. Alors que la démarche ne pourrait relever que de la technique d’une discipline, nous en faisons en elle-même un objet nouveau, par l’approche bi-disciplinaire profondément intégrée qui est la nôtre: il s’agit de construire un sens commun. Au-delà du champ scientifique qui est interrogé, celui-ci permet alors d’enrichir le discours transmis dans le champ sociétal. Aujourd’hui la population lupine est en pleine expansion sur le territoire métropolitain et les aménageurs ont là un nouveau problème à gérer, ou tout du moins à intégrer dans leurs préoccupations. Avec près de 25% de croissance annuelle des effectifs et une aire de répartition qui s’élargit sans cesse, la politique de l’autruche est impossible. En dehors de toute considération partisane, cet état de fait devrait à lui seul dicter une ligne d’action. Le processus de (re-)colonisation d’anciens territoires, par définition dynamique, interroge à la fois le biologiste, qui connaît les besoins et les aptitudes de l’espèce, et l’historien qui est capable de remettre dans un ensemble plus vaste l’événement que l’actualité apporte. Le biologiste n’est pas le seul qui soit à même de parler du loup ; l’historien n’apporte pas qu’un regard culturel, souvent considéré comme secondaire dans court terme de la gestion. Nous voulons dépasser ces clivages traditionnels qui, même s’ils sont dénoncés, forment l’infrastructure de la pensée commune. Le loup n’est bien évidemment pas un nouvel objet d’étude, ni pour les historiens ni pour les biologistes, mais notre démarche en fait une nouvelle entité puisque construite sur des bases conceptuelles qui débordent largement chacune des disciplines initialement mobilisée. En réalité, les problèmes complexes nécessitent des approches complexes et seule l’intégration intime de façons de penser issues de champs qui ne se rencontrent que rarement, mais qui sont de toute évidence légitimes par rapport au problème considéré, peut espérer en améliorer les réponses. 7 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. Pour nous, la question n’est pas « que peut dire l’historien sur le loup au Moyen Age ? » mais bien plutôt « que sait-on sur le loup au Moyen Age ? ». On ôte donc la primauté à la discipline pour la rendre à l’objet. Si la démarche semble des plus triviales, ce n’est que parce que la formulation exacte de la question que se pose chaque scientifique est bien souvent tronquée. Alors que l’on exprime la seconde version, c’est en réalité la première que l’on a en tête, et cela n’est dû qu’au formatage intellectuel induit par le cursus scolaire et universitaire. Se concentrer sur l’objet, c’est d’abord savoir que d’autres disciplines peuvent aussi participer à son discernement, et non s’inscrire a priori dans une démarche disciplinaire. Plus, un véritable sens commun ne se construit que si les compétences ne sont pas bornées à la discipline d’origine. Pour le dire crûment, l’inculture scientifique en dehors de sa formation académique, pour pointue qu’elle soit, est un terrible frein à cette construction. Bien sûr la question se pose avec moins d’acuité lorsque l’on reste dans le vaste domaine des humanités. Imaginerait-on un historien de l’économie du XVIIIe siècle qui serait incompétent en économie ? Un démographe du XVIIe qui le serait tout autant en démographie ? La primauté est-elle là à l’économie – ou à la démographie dans notre second exemple – où à ’histoire ellemême ? Pourtant, des barrières invisibles existent entre grands domaines de la pensée. L’organisation du système de formation intellectuelle sépare précocement les sciences des humanités. Une certaine accointance existe entre histoire et géographie : de la petite école aux concours de recrutement, les deux disciplines ne se séparent jamais. Passons les frontières : en Angleterre comme en Allemagne, les couples se forment différemment, la géographie préférant les sciences naturelles5. La réduction disciplinaire, si elle est une nécessité première de simplification de l’objet, doit laisser place à la remise en avant de l’objet lui-même dans une combinaison d’approches dont le caractère plus ou moins naturel n’est donc que culturel. CONCLUSION Interroger le loup historique, c’est se poser une double question : celle du pourquoi et celle du comment. Les scientifiques ont un rôle social qui, s’il est reconnu et revendiqué pour l’expertise du biologiste dans les problématiques de gestion de la biodiversité, l’est beaucoup moins pour l’historien. La question du pourquoi est elle-même débattue par les scientifiques, tenants de positions parfois difficilement conciliables ; entre le refus de l’abaissement d’une science à des fonctions triviales, l’acceptation fictive qui n’a que pour objet d’accéder à d’autres sources de financements et une réelle intégration de la science – on pourrait aussi dire de la connaissance - dans la société civile, il y a de nombreux paliers, révélant autant de motivations différentes. En ce qui concerne le loup, l’écart est par trop flagrant entre le savoir commun et le discours savant6. Au niveau local, les gestionnaires de l’espace ne s’appuient que bien rarement sur des éléments de connaissance historique7. La démarche scientifique a là un rôle à conquérir – ou à reconquérir - pour autant que la communauté des chercheurs soit à même d’aborder, de façon non segmentée par disciplines, les objets complexes auxquels les gestionnaires font face. La remise en avant de l’objet, et non plus la seule considération disciplinaire, est pour cela 5 MORINIAUX Caroline et MORINIAUX Vincent, 2005. Il n’est qu’à voir les commentaires suscités par la publication du livre de Jean-Marc Moriceau sur les loups anthropophages (MORICEAU Jean-Marc, 2007) 7 Une heureuse exception a été faite par le Parc Naturel Régional du Verdon, dans sa gestion du retour du loup. Voir FABRE Eric et ALLEAU Julien, 2006. 6 8 Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle rural, n°2, p. 13-21. nécessaire. Elle impose un effort d’acculturation à une autre discipline. Au-delà, la question est posée de la méthode : comment passer le cap de l'inculture disciplinaire ? Comment rendre lisibles les concepts issus d’une autre discipline ? Plus qu’un problème de compétence individuelle, le véritable problème n’est-il pas dans les barrières institutionnelles ? D’un point de vue de la théorie de la connaissance, ne faut-il pas inventer une autre forme de compétence qui, plutôt que de toujours approfondir les analyses en les coupant de leur base, devrait en élargir l’assise analytique ? C’est en effet une autre forme de spécialisation, une autre modalité des savoirs que nous proposons. Bibliographie BERTRAND Georges, 1975. « Pour une histoire écologique de la France rurale », dans Duby Georges et Wallon Armand (sous la dir.), Histoire de la France rurale, Paris, Le Seuil, tome 1, p.36-112. BOULANGER Philippe et TROCHET Jean-René (dir.), 2005. Où en est la géographie historique ? Entre économie et culture, Paris, L’Harmattan, 346 pages. FABRE Eric et ALLEAU Julien, 2006. État de l'environnement et disparition du loup : approche de la relation sur le territoire de l'actuel Parc naturel régional du Verdon. Rapport de recherche pour le PNR du Verdon, 70 pages. MORICEAU Jean-Marc, 2007. Histoire du méchant loup : 3000 attaques sur l’homme en France, XVe-XXe siècle. Fayard, Paris, 623 pages. MORINIAUX Caroline et MORINIAUX Vincent, 2005. Géographie, histoire, géographie historique, en France et en Allemagne. In BOULANGER et TROCHET, pages 89-97. STENGERS Isabelle (dir.), 1987. D’une science à l’autre. Des concepts nomades. Paris, Le Seuil. 9