Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines
réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
Interroger le loup historique ?
Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire
Corinne BECK1 et Éric FABRE2
Résumé :
Pourquoi et comment interroger le loup historique ? La réponse que nous proposons à ce
double questionnement veut insister sur le rôle social de la recherche historique et sur
l’impératif d’un dialogue interdisciplinaire en renforçant l’assise. Rôle social car, bien trop
souvent, les gestionnaires d’espaces ne convoquent que les sciences naturelles pour appuyer
leurs décisions : tout recul historique est alors absent des processus d’aménagement. En
revanche, et comme par symétrie, les modalités d’interrogation du loup historique oublient
que l’animal est vivant : ses potentialités biologiques doivent être pris en compte dans toute
approche historique de l’animal. C’est notre dialogue entre biologie et histoire dont nous
retraçons la genèse et le cheminement, dans une tentative de construction d’un nouvel objet
intégré.
Mots-clefs : loup, interdisciplinarité, écologie historique, France
Summary
Wolf in history? Why to be interested by such a question and how to get on? Our response
insists on the social utility of historical approach of wild carnivorous to improve the
management of natural spaces. Naturalistic knowledge is commonly mobilized by instances
whose are responsible of theses spaces, but contributions of historical sciences are neglected.
Historical approach must find its place in decisional processes, not only reduced to cultural
approach. In the other hand, the analyse of wolves’ dynamics in past time forces historian to
take into account the biologic potentiality of the specie. A dialog between biology and history
appears to be necessary to answer the previous question. This paper wants to describe your
thought processes to construct a new study object that intimately integrate disciplinary
approaches to transcend them.
Key words: wolf, interdisciplinary approach, historical ecology, France
INTRODUCTION
L’étude du loup, comme celle de tout animal, devrait mobiliser une double maîtrise : celle de
la biologie de l’espèce d’une part, celle de l’interrelation avec les sociétés humaines d’autre
part. La démarche historienne a besoin d'en savoir plus sur l'objet qu'elle étudie pour
1
Professeure d’Histoire et d’Archéologie médiévales, FLLASH, Université de Valenciennes et du HainautCambrésis. Courriel :
[email protected]
2
Maître de conférences en écologie à l’Institut universitaire de Provence (boulevard Saint Jean Chrysostome,
04000 Digne-les-bains) et chercheur au CRHQ, Université de Caen - Basse Normandie. Courriel :
[email protected]
1
Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines
réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
comprendre les relations entre cet objet et les sociétés humaines ; pour le biologiste, il est
nécessaire de comprendre les dynamiques d'espèces dans les milieux actuels, qui ne sont autre
que des héritages, en s’offrant une profondeur historique.
Par ailleurs, quand le vivant pose problème à la société, c’est vers les seuls biologistes que les
pouvoirs publics se tournent généralement ; or ces connaissances scientifiques, qui sont à la
base des politiques d’aménagements et des décisions de gestion, sont partielles : on n’y
intègre que trop rarement la dimension historique des milieux.
« Pourquoi et comment s’intéresser au loup aujourd’hui », comme y invite l’intitulé de la
Journée organisée par le Pôle rural, nous nous proposons d’exposer la démarche concrète qui
a été la nôtre dans un dialogue entre une historienne et un biologiste. S’il ne s’agissait que de
nourrir l’analyse de l’un par la fourniture de données de l’autre, la démarche, sans être
totalement nouvelle, ne serait guère convaincante. Notre objectif est d’aller plus loin en
construisant un objet commun d’analyse, qui dépasse les limites disciplinaires : notre objet
n’est ni biologique ni historique, mais doit être pensé comme les deux à la fois. Cela impose à
l’évidence l’établissement d’un dialogue interdisciplinaire, a minima, si ce n’est la
construction d’une compétence élargie. L’objet de cet article est d’exposer cette démarche,
dans ce qu’elle a de plus concret, dans ce qui relève habituellement de la « cuisine » du
chercheur et qui n’est donc que rarement explicité3.
I- Les préalables au dialogue interdisciplinaire
L’interdisciplinarité ne se décrète pas : le dialogue n’existe que par la volonté des acteurs. Il
naît d’interrogations voisines qui s’ignorent d’abord, puis, par le jeu aléatoire des rencontres
scientifiques, se rejoignent, se recoupent, s’opposent parfois. L’envie de la discussion et de la
confrontation d’idées peut rapidement conduire au constat de l’incompréhension, ou pire, à
celui d’une fausse compréhension, lorsque les mêmes mots recouvrent des réalités
changeantes selon le point de vue de la discipline qui en use. Autant il est banal de prétendre
que toute approche interdisciplinaire doit intégrer les lexiques particuliers à chaque discipline,
autant la démarche reste encore peu commune. La préparation du dialogue souhaité implique
une première phase de construction d’un vocabulaire commun. Mais il faut, pour transmettre
des concepts à l’autre discipline, qu’ils soient d’abord jaugés et mis en perspective dans leur
discipline d’origine. Ainsi, derrière le mot, il y a bien tout un bagage disciplinaire qui est
mobilisé.
I-1. Le débat sémantique
La construction de l’interface doit amener chacun à parler une même langue pour être sûr de
travailler ensuite sur les mêmes objets.
Les historiens, même loin de la sphère étroite de l’histoire de l’environnement, semblent
connaître les mots d’écologie, écosystème et autres constructions sémantiques appuyées sur le
préfixe « éco ». Au-delà de la sphère des chercheurs, il faudrait d’ailleurs être sourd à tout
discours politico-médiatique pour qu’il en soit autrement. Des géographes, Georges Bertrand
à leur tête, sont certainement des acteurs majeurs de cette migration et diffusion de
vocabulaire, d’une discipline relevant des sciences biologiques, vers les sciences sociales et
3
Les résultats concrets de notre démarche feront l’objet d’une communication lors du colloque sur les grands
prédateurs qui doit se tenir à Caen en 2011.
2
Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines
réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
humaines4. Pourtant, que la transmission se fasse entre disciplines, à l’intérieur du domaine
scientifique pris au sens large, ou via les médias, se pose la question des « concepts
nomades » (Stengers, 1987) : des termes empruntés à un champ disciplinaire et utilisés dans
un autre. Si cette transposition est nécessairement observée dans le cadre interdisciplinaire, il
nous est apparu important de l’expliciter dans le cas concret de notre démarche.
Bien sûr, par la nature de l’objet même sur lequel porte son regard, cet environnement de
l’historien n’est que celui de l’homme : l’environnement défini de la façon la plus brute qui
soit par une norme ISO 14 000 comme référent à ce qui entoure l’homme. Le biologiste et
l’historien trouvent un accord facile, acceptant tout deux de se référencer à une autorité qui
leur est extérieure et supérieure au sens où la norme est internationale et supra disciplinaire.
Il n’en est pas du tout de même des concepts qui appartiennent de toute évidence à la biologie
dont les mots seuls - les concepts suivent rarement dans leur intégralité le chemin des mots
qui les désignent – passent à l’histoire. Remarquons toutefois comment, tout en admirant que
la transposition soit faite, l’écologue s’étonne que, par leur introduction dans le champ des
sciences humaines, les concepts se voient systématiquement cantonnés au cadre humain.
Que l’on parle du climat, objet strictement physique par excellence, avant les modification
très récentes que l’on peut attribuer à l’activité humaine ; que l’on interroge le fleuve, la forêt
ou la montagne, objets géographiques ayant attiré les historiens autant que les géographes ;
enfin que l’on suive la trace de l’animal, toujours plusieurs disciplines convergent vers un
objet partagé. Mais objet partagé au sens de segmenté et non de mis en commun : là aussi, si
on n’y prenait garde, le vocabulaire offrirait une pluridisciplinarité qui n’est que factice.
Précisément, dans le cas de l’animal, celui-ci n’est le plus souvent que le médiateur d’un
regard introspectif : en regardant l’animal, l’homme se voit d’abord lui-même en train de le
maîtriser, d’en avoir peur ou d’être émerveillé.
La question qui est alors posée conjointement par l’historien et par le biologiste est de savoir
dans quelle mesure on ne peut pas dépasser cet effet de miroir pour que l’animal, le loup en
l’occurrence pour nous, soit considéré aussi pour lui-même. Nous ne renions bien
évidemment pas ce que l’historien peut, par la médiation de l’animal, percevoir de la société
humaine, mais, nous enrichissons l’approche historique en la faisant sortir de la sphère de
l’humain. Le besoin - pour ne pas dire le plaisir - de compléter le regard que l’on porte, par les
concepts de sa discipline d’origine, sur un objet, qui peut être très classique dans celle-ci,
étant éveillé, il faut construire un lexique qui permette de mobiliser l’autre discipline. La
démarche est symétrique et aucune des disciplines n’est assujettie à l’autre, l’objet seul
commandant.
I-2. La construction d’un objet commun
L’élaboration d’un vocabulaire commun - ici entre histoire et écologie - en révélant les
questions que pouvait se poser le chercheur de l’autre discipline conduit chacun à connaître
les sources, les méthodes et les limites de la discipline de l’autre, à élargir immanquablement
le champ du perçu habituel de chacun, qu’il soit historien ou biologiste.
Quand l’historien présente ses données sur la destruction des loups dans le duché de
Bourgogne à la fin du Moyen Age, le biologiste pose d’abord la question du milieu. On ne tue
pas partout des loups de la même façon ni avec la même intensité. Certes, l’historien va
discuter de ses sources et de leur validité, nous y reviendrons.
4
BERTRAND Georges, 1975.
3
Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines
réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
Le biologiste s’intéresse à l’environnement du loup : de quel espace dispose-t-il ? Quelles
sont les propriétés de cet espace : peut-il le traverser aisément ou au contraire lui est-il
imperméable ? Ces questions renvoient aux concepts de connectivité et de perméabilité de
l’écologie du paysage. Toujours en lien avec la question de l’organisation physique de
l’espace, comment le loup occupe-t-il le milieu ? Est-il contraint à la mobilité, par exemple si
les taches forestières qui peuvent abriter les meutes sont petites ? En ce sens une même
surface forestière éclatée en plusieurs unités ou rassemblée en une seule masse n’offre pas les
mêmes potentialités aux animaux.
Le biologiste tente alors de renseigner certains éléments de la niche réelle de la population qui
est dévoilée par l’archive. La niche écologique théorique, qui correspond à l’ensemble des
potentialités dont dispose l’espèce pour assurer sa survie - et n’est donc absolument pas un
espace ou un milieu ou une quelconque unité physique - définit l’espèce. La combinaison des
conditions effectivement présentes dans le milieu et des potentialités de l’espèce génère la
niche écologique réelle. Un exemple : les loups sont des carnivores prédateurs opportunistes.
C’est un élément de leur niche théorique, relevant de la niche partielle trophique, dans le
découpage qui en est fait par le biologiste pour pouvoir l’étudier. La réalisation concrète de
cette potentialité, sa matérialisation, peut se faire exclusivement au détriment de la faune
sauvage ou totalement sur le cheptel domestique, ou dans une combinaison quelconque
articulant ces deux extrêmes, les modalités de la combinaison changeant elles-mêmes de
façon complexe avec les circonstances. Ainsi, la plus ou moins grande amplitude propre à une
composante de la niche théorique – selon l’espèce – permet d’envisager divers scenarii dont
certains sont impossibles au regard des sources, alors que d’autres peuvent s’en dégager et
doivent donc être questionnés.
Ainsi, plutôt que sur une chaîne, c’est dans un réseau trophique, par définition plus complexe,
que l’animal s’inscrit. De par sa position de prédateur, il n’est pas au bout d’une chaîne, mais
simultanément intégré à plusieurs branches du réseau. De cet aspect découle celui de la
structure sociale, les animaux pouvant être isolés ou en meute selon la nature des réseaux
trophiques. On peut tuer essentiellement des animaux adultes isolés dans certaines zones alors
que d’autres montrent des destructions dominantes de louveteaux, donc issus d’un
accouplement : la structure sociale qui se dégage de la source doit être confrontée aux
données permettent d’accéder à la configuration du milieu, vu à l’aune des besoins de
l’espèce.
Finalement, la prise en compte dynamique d’un ensemble d’éléments, le plus vaste possible,
conduit à penser le loup comme un élément d’un écosystème et non pas seulement à le
percevoir dans un milieu qui serait défini par un espace géographique et biologique
déterminés par un climat, un type de sol, un type de forêt, etc. qui lui resterait extérieur.
L’historien, quant à lui, explorant la notion de “nuisible” dans les sociétés anciennes, et plus
particulièrement celle de la nocivité du loup, s’interroge sur la nature du risque, tente de saisir
le seuil d’acceptabilité et de réactivité des populations, en somme de comprendre les attitudes
adoptées par ces dernières. Les réponses à ces interrogations passent, pour l’historien, par
l’étude des acteurs et des modes d’organisation des chasses, l’évaluation de la dynamique de
la population lupine, l’analyse de son possible niveau d’effectifs, sa composition, son espace
et son degré de proximité avec l’homme. Et à cet égard, la Bourgogne des derniers siècles du
Moyen Age constitue un observatoire privilégié de par l’abondance des sources. En effet, le
loup a été l’objet d’une attention soutenue de la part des autorités seigneuriales, représentant
un danger parce qu’ils (les loups) « devorent de jour en jour les bestes de noz pauvres subgiez
4
Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines
réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
et domaigent nos sauvagines ». Au nom de la protection qu’ils doivent à leurs sujets, les
princes ont engagé une politique de destruction qui s’appuie à la fois sur l’institution de
chasseurs spécialisés - les louvetiers ducaux- et sur la pratique de l’octroi systématique d’une
récompense pour tout animal pris par quelque personne que ce soit. De cette politique
témoignent de nombreux comptes de l’administration ducale des eaux et forêts qui, année
après année, enregistrent le nombre de bêtes piégées. Dans ce cadre, les administrateurs,
soucieux d’éviter la fraude, ont soin d’enregistrer, pour chaque individu capturé, un certain
nombre de données justifiant l’octroi de cette prime : sont ainsi notés l’âge et le sexe de
l’animal – dont dépend le montant de la prime-, l’identité du chasseur et de manière moins
systématique le lieu et le moment dans l’année. Mais, ces sources ne livrent aucune
description morphologique de l’animal, bien trop commun pour les populations, aucune
donnée directement d’ordre environnemental immédiatement exploitable par le biologiste
mais une réalité à traquer sous les mots, les gestes et les situations.
Détaillons un exemple de cet échange à propos du sexe des animaux. Lorsque l’historien lit le
terme de « loup » : que signifie-t-il exactement ? Il est bien entendu que, pour les hommes du
Moyen Age finissant, aucune confusion n’est possible avec toute autre espèce. Notre
questionnement se porte à un autre niveau : quel est animal qui se cache derrière cette
appellation ? Un individu de l’espèce loup, un mâle adulte, un mâle sans précision d’âge ?
L’historien le précise selon le contexte, selon sa maîtrise des sources, sa connaissance du
fonctionnement et de l’organisation de la lutte contre les loups. Par exemple, le système de
prime étant toujours différencié selon l’âge et le sexe, il est possible de mieux décrire, en
terme de sexe et d’âge, l’individu concerné. En outre, bien que cette relation soit toujours
établie, il est du ressort de l’historien de prendre en compte ces variations selon les périodes
considérées. Les questions intéressant le biologiste trouvent, après mise en perspective de
l’information historique, une réponse de la part de l’historien.
L’âge des animaux, déjà considéré avec le sexe, pose d’autres problèmes sémantiques. Le
« louvard » ou « louveteau » est-il seulement un très jeune animal encore allaité ou plus
largement un jeune loup dans sa première année de vie ? La question est d’importance pour
percevoir la composition interne des populations lupines.
Le positionnement disciplinaire nécessaire dans un premier temps, n’est pas pour autant
suffisant pour cerner l’objet étudié car, en réalité, cet objet appartient autant à l’historien qu’à
l’écologue. Croiser les regards est déjà un premier pas ; mais il s’agit ici de le dépasser pour
construire un regard unique composite, riche en lui-même des apports des disciplines
mobilisées. La démarche impose à l’évidence un effort intellectuel pour acquérir les concepts
de base indispensables au dialogue. C’est dire combien le travail sur les sources est
fondamental dans cette démarche interdisciplinaire. La connaissance des sources de chacun –
et plus particulièrement ici de l’historien- de leur qualité permet à chacun d’être plus a même
de les critiquer et de les traiter sans en faire un contre-emploi.
Au-delà de l’ouverture, il s’agit d’une mutualisation du savoir qui transcende les limites
disciplinaires. Il s’agit donc d’une autre forme de spécialisation qui cherche à créer une boîte
à outil qui contienne à la fois les instruments de l’ensemble des disciplines mobilisées.
Concrètement, comment avons-nous procédé pour construire notre dialogue ?
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Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
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rural, n°2, p. 13-21.
II- Construire le dialogue : l’exemple du loup bourguignon
Un questionnement commun n’a de sens que si l’objet est lui-même commun. Une fois un
lexique partagé établi, fruit de l’échange et de l’acculturation à l’autre discipline, il faut
construire cet objet commun. Plus qu’une approche réductionniste qui consisterait à ne mettre
en commun que ce dont l’autre peut a priori se saisir, la démarche est ici d’élargir le champ
des possibles en augmentant le domaine de compétence de chacun des partenaires. Il y a
amplification et non simple juxtaposition.
II-1. La production de données : construire un objet commun
Dans notre exemple concret, il s’agit de mettre le loup dans son environnement, afin de
décrire la structuration de l’écosystème dans lequel il s’intègre et d’être à même d’interpréter
sa destruction. Dans cette optique, quelle information accessible à l’historien est pertinente
pour le biologiste. Comment la traiter pour en dégager du sens ?
L’inventaire des informations contenues dans les sources utilisées est un préalable. Notons
que, si nous avons dans cet article, à titre pédagogique, séparé dans une première partie et
donc mis en avant la construction du langage commun, la réalité est que de nombreuses
questions sont apparues justement à la description de ces informations.
De fait, pour mutualiser et affiner ces informations, de nombreux échanges similaires à ceux
développés supra pour le sexe et l’âge ont eu lieu. Chaque point supposé informatif par une
des parties a été interrogé par l’autre, obligeant à d’incessantes mises au point et explications.
Finalement, les éléments se dégagent, permettant de traiter les données historiques par des
méthodes classiques en écologie des populations. Le cheminement n’est pas linéaire : des
allers-retours entre des approches strictement disciplinaires et le questionnement
interdisciplinaire sont nécessaires. Par exemple, concernant les captures en milieu forestier,
nous avons ressenti le besoin de préciser au mieux – à chaque fois que els sources le
permettaient- la nature du couvert forestier (haute futaie, taillis, etc.). La prise en compte de
la biologie du loup a obligé à retourner aux sources et à rechercher des sources
complémentaires susceptibles de renseigner sur ces aspects. On construit alors pas à pas le
cadre de vie de l’animal.
Se pose ensuite la question de l’organisation des informations, de la mise en forme de la
masse documentaire commandée par les analyses que l’on veut conduire. En particulier,
comment gérer la perte d'information qui découle de la réduction d'une information textuelle
en information utilisable dans l'analyse ? De fait, sa traduction en variable nécessite une
négociation puisque l’information traitée, si elle doit devenir pertinente pour l’historien qui la
fournit, doit le devenir pour le biologiste qui veut l’interroger. On touche là à l’essence même
de l’approche interdisciplinaire. La question est de savoir sur quelle information travailler, et
en particulier, comment elle peut être discrétisée pour rentrer dans un processus quantitatif. La
réflexion doit intégrer le fait que l’information est toujours déformée ou tronquée par ce
changement de format. Les nuances, seulement interprétables par la maîtrise du contexte de la
création de la source, sont également à l’origine de difficultés. Le dialogue entre les deux
compétences a tout son sens pour définir d’une part la pertinence et d’autre part la faisabilité
de cette traduction. Il est évident que cette étape ne peut traiter une certaine partie de
l’information, celle qui relève de la nuance et, éventuellement, du flou.
Inversement, la source historique peut apporter, de façon sérielle, une information ponctuelle,
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Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
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réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
qui ne peut prendre du sens que si elle est intégrée à l’ensemble du lot documentaire. C’est le
cas de la date de la destruction d’un animal : le plus souvent la période (située par rapport à
l’année liturgique ou aux saisons) et l’année sont précisés dans le compte. Une étape
préalable et essentielle a été pour l’historien de résoudre la variabilité de l’expression des
dates. Ensuite, l’impératif du traitement de cette donnée fait que ces périodes doivent être
ramenées à des datations par périodes pré-établies telles que les saisons climatiques. Ainsi un
loup tué en Carême se voit attribué une période de destruction en FE3-MA4, c’est-à-dire entre
la troisième semaine de février à la quatrième de mars, en fonction du temps liturgique.
Toutefois, les premières étapes de l’analyse qui cherchent à dégager les lignes de force de
l’ensemble documentaire ont imposé un nouveau niveau de synthèse par saison. Ici, les
impératifs de l’historien confronté à un format de datation singulier, ont trouvé facilement à se
conformer à un nouveau découpage créé pour l’analyse.
En revanche, c’est l’historien qui est maître d’œuvre dans la création du découpage du temps
au cours des années. Le temps institutionnel, politique, social, etc. implique un phasage que
l’autre discipline doit impérativement respecter. Par exemple, il serait illusoire d’analyser la
chronologie des destructions des loups bourguignons à la fin du Moyen Age sans référence à
l’évolution de l’organisation administrative de la lutte.
En fonction des questions, c’est donc plutôt l’une ou l’autre des disciplines qui prend le
pas par l’apport d’éléments informatifs essentiels. L’interdisciplinarité se conçoit comme un
jeu de balancement entre les disciplines.
II-2. La production de questions : construire un sens commun
Questionner le loup historique, c’est à la fois mettre en œuvre une démarche, mais aussi
tendre vers un but. Alors que la démarche ne pourrait relever que de la technique d’une
discipline, nous en faisons en elle-même un objet nouveau, par l’approche bi-disciplinaire
profondément intégrée qui est la nôtre: il s’agit de construire un sens commun. Au-delà du
champ scientifique qui est interrogé, celui-ci permet alors d’enrichir le discours transmis dans
le champ sociétal.
Aujourd’hui la population lupine est en pleine expansion sur le territoire métropolitain et les
aménageurs ont là un nouveau problème à gérer, ou tout du moins à intégrer dans leurs
préoccupations. Avec près de 25% de croissance annuelle des effectifs et une aire de
répartition qui s’élargit sans cesse, la politique de l’autruche est impossible. En dehors de
toute considération partisane, cet état de fait devrait à lui seul dicter une ligne d’action. Le
processus de (re-)colonisation d’anciens territoires, par définition dynamique, interroge à la
fois le biologiste, qui connaît les besoins et les aptitudes de l’espèce, et l’historien qui est
capable de remettre dans un ensemble plus vaste l’événement que l’actualité apporte.
Le biologiste n’est pas le seul qui soit à même de parler du loup ; l’historien n’apporte pas
qu’un regard culturel, souvent considéré comme secondaire dans court terme de la gestion.
Nous voulons dépasser ces clivages traditionnels qui, même s’ils sont dénoncés, forment
l’infrastructure de la pensée commune. Le loup n’est bien évidemment pas un nouvel objet
d’étude, ni pour les historiens ni pour les biologistes, mais notre démarche en fait une
nouvelle entité puisque construite sur des bases conceptuelles qui débordent largement
chacune des disciplines initialement mobilisée. En réalité, les problèmes complexes
nécessitent des approches complexes et seule l’intégration intime de façons de penser issues
de champs qui ne se rencontrent que rarement, mais qui sont de toute évidence légitimes par
rapport au problème considéré, peut espérer en améliorer les réponses.
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Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
dialogue interdisciplinaire ». In « Repenser le sauvage grâce au retour du loup : les sciences humaines
réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
Pour nous, la question n’est pas « que peut dire l’historien sur le loup au Moyen Age ? » mais
bien plutôt « que sait-on sur le loup au Moyen Age ? ». On ôte donc la primauté à la discipline
pour la rendre à l’objet. Si la démarche semble des plus triviales, ce n’est que parce que la
formulation exacte de la question que se pose chaque scientifique est bien souvent tronquée.
Alors que l’on exprime la seconde version, c’est en réalité la première que l’on a en tête, et
cela n’est dû qu’au formatage intellectuel induit par le cursus scolaire et universitaire. Se
concentrer sur l’objet, c’est d’abord savoir que d’autres disciplines peuvent aussi participer à
son discernement, et non s’inscrire a priori dans une démarche disciplinaire.
Plus, un véritable sens commun ne se construit que si les compétences ne sont pas bornées à
la discipline d’origine. Pour le dire crûment, l’inculture scientifique en dehors de sa formation
académique, pour pointue qu’elle soit, est un terrible frein à cette construction. Bien sûr la
question se pose avec moins d’acuité lorsque l’on reste dans le vaste domaine des humanités.
Imaginerait-on un historien de l’économie du XVIIIe siècle qui serait incompétent en
économie ? Un démographe du XVIIe qui le serait tout autant en démographie ? La primauté
est-elle là à l’économie – ou à la démographie dans notre second exemple – où à ’histoire ellemême ? Pourtant, des barrières invisibles existent entre grands domaines de la pensée.
L’organisation du système de formation intellectuelle sépare précocement les sciences des
humanités. Une certaine accointance existe entre histoire et géographie : de la petite école aux
concours de recrutement, les deux disciplines ne se séparent jamais. Passons les frontières : en
Angleterre comme en Allemagne, les couples se forment différemment, la géographie
préférant les sciences naturelles5. La réduction disciplinaire, si elle est une nécessité première
de simplification de l’objet, doit laisser place à la remise en avant de l’objet lui-même dans
une combinaison d’approches dont le caractère plus ou moins naturel n’est donc que culturel.
CONCLUSION
Interroger le loup historique, c’est se poser une double question : celle du pourquoi et celle du
comment. Les scientifiques ont un rôle social qui, s’il est reconnu et revendiqué pour
l’expertise du biologiste dans les problématiques de gestion de la biodiversité, l’est beaucoup
moins pour l’historien. La question du pourquoi est elle-même débattue par les scientifiques,
tenants de positions parfois difficilement conciliables ; entre le refus de l’abaissement d’une
science à des fonctions triviales, l’acceptation fictive qui n’a que pour objet d’accéder à
d’autres sources de financements et une réelle intégration de la science – on pourrait aussi dire
de la connaissance - dans la société civile, il y a de nombreux paliers, révélant autant de
motivations différentes.
En ce qui concerne le loup, l’écart est par trop flagrant entre le savoir commun et le discours
savant6. Au niveau local, les gestionnaires de l’espace ne s’appuient que bien rarement sur des
éléments de connaissance historique7. La démarche scientifique a là un rôle à conquérir – ou à
reconquérir - pour autant que la communauté des chercheurs soit à même d’aborder, de façon
non segmentée par disciplines, les objets complexes auxquels les gestionnaires font face.
La remise en avant de l’objet, et non plus la seule considération disciplinaire, est pour cela
5
MORINIAUX Caroline et MORINIAUX Vincent, 2005.
Il n’est qu’à voir les commentaires suscités par la publication du livre de Jean-Marc Moriceau sur les loups
anthropophages (MORICEAU Jean-Marc, 2007)
7
Une heureuse exception a été faite par le Parc Naturel Régional du Verdon, dans sa gestion du retour du loup.
Voir FABRE Eric et ALLEAU Julien, 2006.
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Beck Corinne et Fabre Éric, 2010. « Interroger le loup historique ? Exemple de mise en œuvre d’un nécessaire
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réinterrogées », sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline, Bibliothèque du Pôle
rural, n°2, p. 13-21.
nécessaire. Elle impose un effort d’acculturation à une autre discipline. Au-delà, la question
est posée de la méthode : comment passer le cap de l'inculture disciplinaire ? Comment rendre
lisibles les concepts issus d’une autre discipline ? Plus qu’un problème de compétence
individuelle, le véritable problème n’est-il pas dans les barrières institutionnelles ? D’un point
de vue de la théorie de la connaissance, ne faut-il pas inventer une autre forme de compétence
qui, plutôt que de toujours approfondir les analyses en les coupant de leur base, devrait en
élargir l’assise analytique ? C’est en effet une autre forme de spécialisation, une autre
modalité des savoirs que nous proposons.
Bibliographie
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Georges et Wallon Armand (sous la dir.), Histoire de la France rurale, Paris, Le Seuil, tome
1, p.36-112.
BOULANGER Philippe et TROCHET Jean-René (dir.), 2005. Où en est la géographie
historique ? Entre économie et culture, Paris, L’Harmattan, 346 pages.
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approche de la relation sur le territoire de l'actuel Parc naturel régional du Verdon. Rapport de
recherche pour le PNR du Verdon, 70 pages.
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historique, en France et en Allemagne. In BOULANGER et TROCHET, pages 89-97.
STENGERS Isabelle (dir.), 1987. D’une science à l’autre. Des concepts nomades. Paris, Le
Seuil.
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