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Review of "Evgheniti, Mojici, Ciocoi" by Constantin Barbulescu

2014, Annales de Demographie Historique

© Belin | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.77.216.168) des laïcs, à la différence de nombre d’hôpitaux à cette époque. La tentative d’installer, en 1713, les sœurs de Saint-Joseph se solde par un échec et leur départ, en 1716, sur demande insistante de l’évêque de Marseille. Formé en interne, recruté localement pour des durées variables mais généralement supérieures à une année, ce personnel laïc se révèle particulièrement compétent. La quatrième partie de l’étude examine enfin la gestion des maladies. L’auteure présente un tableau des pathologies rencontrées à l’Hôtel-Dieu en conservant la terminologie d’époque. Elle évoque en particulier la récurrence de maladies « professionnelles » (intoxications au cuivre, plomb, arsenic ou mercure ; scorbut ; phtisie pulmonaire et charbon), avant d’exposer quelques exemples de méthodes thérapeutiques (saignée, purge, médicaments) tirées des rapports du docteur Moulard dans les années 1760. La pratique chirurgicale dans l’établissement est aussi détaillée (lithotomie, amputation, trépanation, opération de la cataracte), montrant la prudence des chirurgiens face aux techniques récentes n’ayant pas, à leur goût, fait suffisamment leurs preuves. À l’issue de cet examen des thérapies employées, Judith Aziza tente enfin de mesurer l’efficacité des traitements proposés, et les solutions envisagées pour les malades convalescents (hôpital des convalescents) et incurables (transfert dans d’autres institutions ou retour au domicile). La part des rechutes et des ré-hospitalisations apparaît faible (moins de 2 %) et le taux de mortalité ne dépasse pas les 16 %, prouvant le bénéfice concret des admissions à l’Hôtel-Dieu pour une majorité de malades curables. Porté par une écriture claire et didactique, l’ouvrage de Judith Aziza offre un portrait précis et aussi complet que possible d’un hôpital d’Ancien Régime dont la vocation « médicale » et clinique s’affirme précocement à l’instar d’autres institutions comme l’Hôtel-Dieu de Paris. Nathalie SAGE PRANCHèRE Constanţa vINTILĂ-GHIŢULESCU, Evgheniţi, ciocoi, mojici. Despre obrazele primei modernităţi româneşti. 1750-1860, Bucureşti, Humanitas, 2013, 354 p. Le nouveau livre de Constanţa vintilăGhiţulescu traduit un changement d’orientation par rapport aux recherches précédentes de cet auteur. Cette dernière est reconnue dans le champ académique roumain comme une excellente spécialiste de l’histoire du mariage, du couple et de la sexualité pendant la première moitié du xIxe, dans les principautés roumaines. Elle y a consacré deux ouvrages : În şalvari şi cu işlic. Biserică, sexualitate, căsătorie şi divorţ în Ţara Românească a secolului al xvIII-lea (2004) et Focul amorului. Despre dragoste şi sexualitate în societatea românească. 17501830 (2006). Désormais l’historienne inaugure une nouvelle étape dans sa démarche scientifique, mais cette étape n’est en rien une rupture, plutôt un complément, voire un élargissement de son horizon. L’objet central du livre est constitué par un phénomène peu étudié dans l’historiographie roumaine. En effet, bien qu’à partir de la deuxième moitié du xvIIIe siècle, la modernisation de la société roumaine soit considérée par les chercheurs comme un phénomène essentiel, les recherches historiques consacrées à ce processus demeurent peu nombreuses. Nous retrouvons ici une réalité déjà observée dans l’historiographie roumaine, à savoir l’existence d’un sujet prioritaire au plan théorique, mais délaissé en pratique. C’est dire si l’ouvrage de Constanţa vintilă-Ghiţulescu est justifié. Comme le titre nous l’indique, l’angle par lequel l’auteur choisit d’aborder « la première modernité roumaine » est fondamentalement social : le thème est traité par l’intermédiaire des principales catégories sociales constituant la société roumaine de l’époque – les grands nobles (evgheniţi), les petits nobles (ciocoi) et finalement les paysans (mojici). Comment se manifeste la modernisation au niveau de chaque catégorie ? Qui sont les acteurs de cette modernisation ? Et dans quelle mesure réussissent-ils à 277 © Belin | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.77.216.168) COMPTES RENDUS © Belin | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.77.216.168) l'imposer dans la société roumaine ? voici les quelques questions auxquelles l’auteur essaie d’apporter des réponses. D’emblée, il faut admettre que la manière d’écrire l’histoire de Constanţa vintilăGhiţulescu est bien particulière, elle se rencontre rarement dans la littérature scientifique de la Roumanie ; elle pourrait être qualifiée d’ethnographique. En somme, le récit part « d’en bas », il s’élabore au niveau des gens de l’époque ; c’est une histoire construite à partir des simples individus, de leur expérience. Ce qui ne signifie pas que le livre n’est pas élaboré autour d’une construction théorique, bien au contraire. Nous pouvons ajouter à la caractérisation de ce mode d’écriture historique la présence d’un style alerte qui transforme le texte scientifique en un récit presque littéraire. Autrement dit, l’histoire écrite par Constanţa vintilă-Ghiţulescu peut être lue avec plaisir et même souvent avec le sourire aux lèvres. Il faut reconnaître que peu d’historiens réussissent cette performance. Mais revenons au cœur du livre. L’analyse commence au sommet de la hiérarchie sociale, les nobles, auxquels l’auteur consacre la première partie. La question essentielle à laquelle l’auteur tente de répondre est : qui sont les agents modernisateurs dans les principautés roumaines ? En premier lieu, les jeunes, issus de la classe privilégiée, qui ont souvent étudié à l’étranger. À leur côté, on trouve un groupe compact d’étrangers qui sont venus s’établir dans les territoires roumains et exercent en général des professions libérales. Dans la première moitié du xIxe siècle, les professions libérales sont numériquement dominées par les étrangers : la plupart des médecins, des ingénieurs, des professeurs viennent d’ailleurs. Mais peu à peu, les fils des nobles autochtones prennent le chemin de l’Occident et, de retour au pays, ils s’engagent quelquefois dans les carrières professionnelles pour lesquelles ils se sont préparés, même s’il leur faut dans ce cas vaincre la résistance de la société traditionnelle tout entière. Nicolae Kreţulescu en est un bon exemple. Ce fils d’un grand noble revient 278 de France, en 1840, avec le diplôme de docteur de la Faculté de Médecine de Paris. Il commence alors à pratiquer la médecine, à la grande surprise de tousui lui conseille paternellement de quitter la médecine et de se rediriger vers l’administration, comme il convient à chaque fils de grand noble. Les petits marchands de province qui connaissent Kreţulescu s’en étonnent aussi et plaignent fortement la destinée des grands nobles qui en sont désormais réduits à pratiquer un métier déshonorant. Bien souvent, les acteurs de la modernisation sont des jeunes membres de la petite noblesse qui, après avoir fait des études, construisent dans leur pays leur carrière personnelle et leur statut social, ces derniers devenant au fil du temps de plus en plus profitables et honorables. Mais la modernisation ne se manifeste pas seulement à ce niveau. En réalité, l’historienne nous montre que l’un des acteurs de pointe de ce processus, c’est l’État lui-même. Ce dernier fait émerger, au début du xIxe siècle, les premiers éléments d’une discipline sociale par l’intermédiaire de ce que l’auteur appelle de manière très juste « l’identité de papier ». Autrement dit, pour des raisons fiscales et administratives dans le cas le plus fréquent, l’État, par l’intermédiaire de ses employés, se met à compter, additionner et, finalement, à contrôler bien des pans de la vie sociale de ses sujets. Ainsi, les inventaires, les recensements, les catalogues et les registres d’état civil constituent, après 1832, une pratique statistique constante. Au bout du compte, la modernisation n’enregistre pas que des victoires. Celles-ci sont obtenues essentiellement dans les villes et parmi les élites. Mais, comme dans de nombreux autres pays, les échecs et la stagnation caractérisent un monde rural, silencieux et désespérant. Il convient donc de parler plutôt de deux rythmes de modernisation de la société roumaine : un premier rythme, rapide, urbain, qui saute les étapes, et un second, plus lent, difficilement perceptible, mais qui est présent dans la même mesure que le premier et qui, en définitive, changera © Belin | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.77.216.168) COMPTES RENDUS COMPTES RENDUS En somme, le livre de Constanţa vintilăGhiţulescu vaut d’être lu, en particulier par l’historien intéressé par la société roumaine des xvIIIe et xIxe siècles pour qui il constituera une référence obligée. Constantin BĂRBULESCU Isabelle GRENUT, « Ces êtres intéressants et infortunés ». Les enfants trouvés des BassesAlpes au xIxe siècle, Forcalquier, Éditions C’est-à-dire, Coll. Un territoire et des hommes, 2012, 221 p. Faisant suite à un mémoire de maîtrise soutenu en 2009 à l’Université de Provence, voici un livre bien attachant sur un sujet qui continue d’attirer nombre d’étudiants et de chercheurs. Les sources sont inépuisables, à l’aune du phénomène massif qu’a représenté l’abandon pendant une bonne partie du xIxe siècle. Le livre, qui bénéficie d’un avant-propos d’Anne Carol et d’une postface de virginie de Luca Barrusse, comprend 221 pages dont plusieurs annexes et il contient de nombreux documents photographiés, parfois en couleurs. L’auteure a exploité les archives du département rural des Basses-Alpes en se focalisant notamment sur la période antérieure à la loi Roussel (1874). Bien construit, ce livre destiné au grand public révèle non seulement des qualités certaines de recueil de données et d’analyse mais aussi un art accompli pour restituer avec finesse et sensibilité le destin singulier de ces « êtres intéressants et infortunés ». L’auteure connaît bien l’état de l’art français sur le sujet et les orientations actuelles de la recherche dans ce domaine (sur les trajectoires des enfants, sur les patronymes, sur la profession d’inspecteur…). Le propos est divisé en quatre parties concernant le processus de l’abandon, le recueil et le placement en nourrice, l’inspection départementale et le parcours des enfants des hospices. Il donne donc à voir plusieurs aspects de la vie de ces enfants et la multitude des acteurs qui les accompagnent jusqu’à l’âge adulte dans ce territoire des Basses-Alpes. Rappelons que 279 © Belin | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.77.216.168) © Belin | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.77.216.168) la face des villages roumains sur une longue période de deux siècles. Le troisième chapitre de la troisième partie, intitulé symboliquement “Satul şi civilizaţia schimbării” (Le village et la civilisation de l’échange), constitue le chapitre final du livre et est consacré à cette problématique. L’auteur y étudie pour l’essentiel les voies par lesquelles l’État tente d’entamer la modernisation du monde rural, puis la résistance passive de ce dernier, qui constitue sa réaction la plus fréquente. Néanmoins, au sein de l’immense problématique de la modernisation, plusieurs aspects très significatifs sont abordés de manière spécifique. D’abord le problème de l’habitat rural, si vivement débattu dans les milieux médicaux même après 1860. Ensuite celui de l’enseignement élémentaire, qui interroge sur la résistance des paysans à cette forme de discipline sociale. Enfin, la question de la constitution de réserves de grains à l’échelle villageoise, prescrites par les Regulamente Organice (Règlements Organiques) en 1832, et qui s’avère être un échec administratif, comme bien d’autres mesures, par exemple, en matière sanitaire, la vaccination antivariolique. En guise de conclusion, l’auteur résume sa vision de la première modernisation roumaine : le modèle est celui de la France, l’agent déclencheur est la Russie et les acteurs locaux sont, comme nous l’avons dit, les jeunes formés dans les écoles occidentales. L’ouvrage de Constanţa vintilăGhiţulescu est plus riche que ce que nous venons de résumer et il dépasse même la seule question du processus de modernisation de la société roumaine sur plus d’un siècle, sujet qui du point de vue problématique représente le fil rouge du récit : dans le premier chapitre, nous explorons ainsi les valeurs sociales associées au statut de grand noble ; dans la deuxième partie, le premier chapitre est consacré au contrôle social et à la construction de la réputation des milieux urbains dans la société roumaine de l’Ancien Régime ; et ces deux points ne constituent que deux exemples des thèmes abordés au fil de l’ouvrage.