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Compte rendu thématique

2004, Espaces et sociétés

Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

COMPTE RENDU THÉMATIQUE Sans-abri et sans logis Maurice Blanc Érès | « Espaces et sociétés » 2004/1 n° 116-117 | pages 259 à 266 ISSN 0014-0481 ISBN 2749203228 DOI 10.3917/esp.116.0259 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2004-1-page-259.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. COMPTE RENDU THÉMATIQUE Sans-abri et sans logis Maurice Blanc © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) D. Zeneidi-Henry (sous la direction de), Les SDF et la ville. Géographie du savoirsurvivre, éd. Bréal (coll. « D’autre part »), 2002, 288 pages. S. Fitzpatrick, P. Kemp et S. Klinker, Single Homelessness. An Overview of Research in Britain, Bristol, The Policy Press and Joseph Rowntree Foundation, 2000, 60 pages. S. Klinker et S. Fitzpatrick, A Bibliography of Single Homelessness Research, Bristol, The Policy Press and Joseph Rowntree Foundation, 2000, 81 pages. S. Klinker, S. Fitzpatrick, F. Mitchelle, J. Dean et N. Burns, A. Review of Single Homelessness Research, Bristol, The Policy Press and Joseph Rowntree Foundation, 2000, 207 pages. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon (coll. « Terre humaine »), 2001, 460 pages. Espaces et sociétés 116-117 © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Les naufragés. Avec les clochards de Paris de Patrick Declerck est publié dans la célèbre collection « Terre humaine » de Jean Malaurie. Inutile d’aller dans le Grand Nord, chez les Inuits, pour rencontrer des êtres fascinants et dérangeants car ils sont à la fois très différents et très proches de nous : les clochards sont, littéralement, à notre porte. Le titre exprime bien l’idée centrale : les clochards sont les victimes d’une catastrophe qui les détruit et les dépasse. Que leur responsabilité individuelle soit engagée est une question secondaire. L’auteur est un personnage hors du commun. Tout en étant conscient des ambiguïtés du mot « clochard », il le conserve pour désigner la frange la plus désocialisée de la population sans-abri. Il en parle avec un double regard : psychanalyste, formé à l’ethnopsychiatrie par Georges Devereux, il a été à l’écoute des clochards qui avaient besoin de parler et lui ont fait confiance ; avec Médecins du monde, il a ouvert la première consultation d’écoute destinée aux clochards en France. Il a été aussi consultant au centre d’accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre, loin des beaux quartiers de Paris, et au SAMU social, deux institutions bien connues dans le monde des sans-abri à Paris 1. À ce premier titre, il a beaucoup à dire sur les discours, les représentations et les fantasmes, à la fois des clochards eux-mêmes et des intervenants sociaux qui travaillent avec eux. Mais il ne s’est pas contenté de cela. Anthropologue, il a voulu passer de l’autre côté de la barrière et partager la vie des clochards. Il a été surpris de la facilité avec laquelle il a été accepté dans ce milieu. Il s’est laissé ramasser et conduire au centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (CHAPSA), toujours à Nanterre, où il a passé la nuit en ayant peur d’être agressé et volé, d’attraper des poux ou d’être inondé par l’urine du voisin de chambrée dans le lit au-dessus du sien. L’auteur reconnaît qu’une courte immersion, avec la possibilité de l’interrompre à tout moment, est bien différente d’une destinée à laquelle on ne peut échapper. Il n’empêche qu’il s’agit d’une expérience forte et qu’elle autorise à témoigner sur la vie des clochards. Pour bien distinguer l’état des lieux et son interprétation, la première partie (« Routes ») cherche à établir les faits, à partir de ce que l’auteur a vu, lu, vécu ou entendu. Il est important de donner à entendre la parole des clochards, et leurs récits de vie doivent être pris au sérieux. En même temps, il ne faut pas en être dupe car ils sont des constructions qui visent à donner une certaine image de soi et il faut prendre du recul critique. C’est l’objet de la deuxième partie (« Cartes »). Comme tout découpage, celui-ci est en partie artificiel et c’est heureux. Ce bref compte rendu fait donc le va-et-vient entre les deux parties, en privilégiant la seconde qui donne les clés. 1. Voir plusieurs articles de ce volume. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) 260 261 © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Patrick Declerck analyse le processus de clochardisation en mettant en avant la personne et sa fragilité. Il y a bien sûr un « triangle » clochardisation, pauvreté et alcoolisme. Mais tous les pauvres ne deviennent pas clochards et, encore moins, tous les alcooliques ! Il y faut une personnalité gravement blessée, souvent depuis la petite enfance, mais aussi suite à un accident de la vie auquel la personne n’est pas en mesure de faire face. C’est pourquoi la psychiatrie et la sociologie ont toutes les deux une vision réductrice du phénomène de clochardisation : « La psychiatrie en dissout les particularismes, la considérant comme la résultante de pathologies autres et bien connues par ailleurs. […] La clochardisation n’est plus qu’un problème de société dont les conséquences sur les individus concernés peuvent avoir secondairement des incidences psychiatriques. Pour la sociologie, la clochardisation n’est que l’aboutissement de divers mécanismes d’exclusion sociale et économique. Dans un cas comme dans l’autre, rien ne peut être pensé de la clochardisation en tant que projet (fût-il inconscient) du sujet » (p. 288). Ainsi, le clochard est « un fou de l’exclusion » et c’est cette folie, individuelle mais socialement construite, qu’il faut parvenir à comprendre. Le récit autobiographique du clochard le présente comme une victime innocente. Il se construit autour d’un deuxième triangle, « l’exclusion du travail, l’alcool et la trahison des femmes » (p. 296). Pour le décoder, il faut le replacer dans le contexte du « syndrome de la désocialisation », en définissant cette dernière comme « un ensemble de comportements et mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel […] pour chercher une satisfaction ou, a minima, un apaisement, dans un aménagement du pire » (p. 294). Il y a dans le processus de désocialisation une volonté, inconsciente le plus souvent, d’autodestruction et d’autopunition. Elle voue à l’échec les politiques d’accompagnement social par le logement et de réinsertion sociale. D’une certaine manière, l’individu ne veut pas s’en sortir et il fait échouer toutes les tentatives de retour à la « normalité ». La volonté de faire le bonheur des clochards malgré eux et le refus de prendre en compte lucidement le processus de désocialisation sont au cœur de ce que l’auteur appelle « la charité hystérique » (p. 319), qui a des effets pervers redoutables. L’action fondée sur la méconnaissance contribue à l’aggraver. Deux exemples sont particulièrement éclairants. Pour le clochard, le revenu minimum d’insertion (RMI) a d’incontestables aspects positifs, comme la gratuité des soins. Mais il repose sur un « contrat d’insertion », il suppose que l’individu « joue le jeu », à la recherche d’un emploi stable et d’une vie normale. Sinon, le RMI peut lui être retiré (p. 322). La critique de Patrick Declerck rejoint par un autre chemin celle de Robert Castel (1995) qui reproche aux politiques d’insertion de déboucher sur un état « d’inséré permanent ». Deuxième exemple, la modernisation des centres d’hébergement a, elle aussi, des aspects positifs évidents. Mais l’application de normes qui © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Compte rendu thématique © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) méconnaissent les besoins réels des clochards a des conséquences dramatiques. Ainsi, malgré tous les inconvénients des grands dortoirs, ils offrent paradoxalement une relative protection aux plus faibles qui sont plus facilement les souffre-douleur de la chambrée dans un dortoir plus petit. Dans le sillage de Michel Foucault (1975) et Erving Goffman (1968), Patrick Declerck se révolte contre les politiques d’assistance aux clochards : elles méconnaissent leurs besoins réels, elles sont de vaines tentatives de « normalisation » et elles sont imprégnées du sadisme inconscient des institutions (p. 347). Pourtant, il donne paradoxalement l’impression de défendre l’asile tel qu’il est, moins dangereux que les nouvelles politiques d’assistance qui mettent les clochards en danger en cherchant à les transformer de force. L’auteur met lui-même en garde contre ce malentendu possible. Il est sur le fil du rasoir : contre le laisser-faire, il défend l’intervention active en faveur des clochards et la réforme des institutions ; mais, contre l’activisme et l’injonction au résultat, il défend le respect de la liberté des clochards, donc une certaine abstention thérapeutique. En bon psychanalyste, il écoute les clochards avec respect et compassion, il est prêt à les aider à voir plus clair en eux-mêmes s’ils le désirent. Mais il distingue neutralité bienveillante et normalisation, se refusant à décider à leur place de ce qui est bon pour eux. Ils ne s’en sortiront pas si cela ne vient pas d’eux-mêmes. S’inspirant de la théorie psychanalytique de Winnicott (1975) sur l’objet transitionnel, il préconise une réforme radicale des institutions, mais à contre-courant des orientations dominantes. Il propose des espaces transitionnels de soins permettant à chaque clochard de trouver de façon souple la solution la plus adaptée à sa situation, ce qui suppose une mise en réseau de l’ensemble des institutions d’accueil 2. Cette double posture d’observateur lucide et d’intervenant modeste et distancié est dérangeante. Patrick Declerck risque fort de ce fait d’être victime des mêmes malentendus que Colette Pétonnet en 1982 : à partir d’observations ethnographiques, elle a mis en évidence les conséquences négatives de la politique de résorption de l’habitat insalubre et du relogement dans les cités de transit, ce qui lui a valu d’être accusée d’être une nostalgique du passé et d’idéaliser le taudis et le bidonville ! Pourtant, cette attention prioritaire aux laissés-pour-compte de la modernité est une impérieuse nécessité. * * * 2. Les exemples présentés par Clément et al., dans ce volume, semblent faire un pas dans cette direction. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Espaces et sociétés 116-117 262 263 © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Les SDF et la ville, de Djemila Zeneidi-Henry, est le premier ouvrage de la collection « D’autre part », expression qui veut dire à la fois « d’ailleurs » et « d’un autre point de vue ». Cette collection, créée par Jean-François Staszak, « porte sur l’espace, en explore les replis, les sens interdits, les caches et les trous noirs ». C’est une excellente idée de débuter par les SDF, car ils sont à la fois d’ici et d’ailleurs, proches et lointains ; en même temps, ils ont un point de vue autre sur la ville. Cet ouvrage est issu d’une thèse de géographie sur les SDF dans la ville de Bordeaux. Il comprend trois niveaux différents mais qui s’entrecroisent : Bordeaux vue par les SDF, les SDF vus par les Bordelais et la mise en perspective théorique qui fait apparaître, au-delà du cas de Bordeaux, ce que cette étude apporte de neuf à la compréhension de « la condition SDF ». La première partie, « Le sigle SDF et ses non-dits », est une excellente revue de la littérature sur le sujet. Elle permet de recadrer l’étude monographique des SDF à Bordeaux et de lui donner une portée plus large. Du début à la fin, les données locales sont confrontées aux résultats obtenus ailleurs, en France et aux États-Unis principalement. Cette mise en perspective souligne notamment les problèmes d’échelle : Bordeaux n’est pas Paris et les choses s’y jouent différemment. L’auteur a longuement observé les SDF. Elle a su gagner leur confiance et ils ont accepté qu’elle les photographie. La plupart des photographies qui illustrent l’ouvrage sont d’elle et elles sont très émouvantes. En bonne géographe, elle a admirablement cartographié les SDF. Elle fait des cartes simples et lisibles, tout en ayant une conscience aiguë des limites de la carte. Elle a aussi parlé avec les SDF. Devant les limites de certains discours peu cohérents, elle a essayé d’aller plus loin en leur demandant de dessiner une carte de la ville 3. Certains ont refusé, d’autres ont joué le jeu. Elle fait une analyse fine de ces cartes mentales, soulignant en particulier ce qu’elles occultent. Elle restitue ainsi leurs paroles et leurs visions du monde. Le pluriel est ici de rigueur, car il y a de multiples façons d’être à la rue. Fille d’immigrée, Djemila Zeneidi-Henry s’est sentie complice de ces hommes et de ces femmes qui partagent avec elle, sous des formes différentes sans doute, un exil intérieur. Elle a su trouver le ton juste pour restituer les entretiens : sensible et chaleureuse, son écriture est en même temps précise et distanciée, en évitant la froideur d’un compte rendu clinique. Elle les a tous écoutés, jeunes et vieux, hommes et femmes, mais elle privilégie les jeunes qui introduisent de nouvelles formes d’errance et pour lesquels le clochard fait figure de repoussoir. Ils sont mal vus car ils pratiquent une « manche agressive », mais ils sont à la recherche de « la vraie vie » dans l’art, les squats, la drogue et la compagnie des chiens. 3. Dans ce volume, Sophie Rouay-Lambert fait un usage similaire des cartes mentales. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) Compte rendu thématique Espaces et sociétés 116-117 264 La deuxième partie, « Le gîte, le couvert et la survie : principes de la géographie de l’assistance », analyse la vie quotidienne des SDF encadrés dans des dispositifs d’assistance : centre d’hébergement d’urgence, SAMU social 4, etc. Elle le fait en croisant les regards, celui des intéressés et celui des intervenants sociaux. L’analyse souligne que la vie quotidienne est rythmée par le temps des institutions, leurs heures d’ouverture et de fermeture étant très importantes. Les SDF passent le plus clair de leur temps à attendre, évoquant En attendant Godot de Samuel Beckett. Un chapitre présente un éphémère « squat autogéré », obtenu de haute lutte par des SDF politisés, mais qui s’est très vite dégradé et piteusement terminé 5. La troisième partie, « Quand les SDF font et défont la ville », dirige le projecteur sur la vie qui échappe aux institutions : les lieux de rencontre et de regroupements affinitaires, l’appropriation des territoires (l’espace public pour « la manche », l’espace privé pour les squats). La gare, les centres commerciaux, la rue piétonne sont joliment nommés « les nouvelles cours des miracles ». Les SDF sont bel et bien des acteurs de la ville et ils y exercent un réel contre-pouvoir. C’est nettement perceptible dans les discours des passants inerviewés. Beaucoup changent de trottoir pour éviter l’interaction directe, mais il y a souvent chez eux une tolérance empreinte de lassitude. C’est un livre lisible et bien écrit, avec des formules heureuses comme « [dans les lieux d’accueil] la rue est interdite de cité » (p. 135). On peut bien sûr lui faire quelques petits reproches, notamment d’utiliser le terme de SDF dans un sens trop élastique. Pourtant, je recommande cet ouvrage au lecteur pressé qui veut comprendre l’univers des sans-logis en lisant un seul livre. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) * Ces trois volumes collectifs sont l’aboutissement d’un projet ambitieux, coordonné par Suzanne Fitzpatrick et financé conjointement par la Joseph Rowntree Foundation (qui a toujours manifesté un grand intérêt pour les recherches sur le logement des pauvres en Grande-Bretagne) et par CRASH, une nouvelle société de bienfaisance (charity) qui collecte des fonds auprès des entreprises du bâtiment et des promoteurs immobiliers pour des logements destinés aux sans-abri isolés (single homeless). Mais pourquoi cet intérêt pour les seuls sans-abri isolés ? On ne peut comprendre les raisons d’un tel projet sans le replacer dans son contexte. D’abord, le terme prête à confusion. L’introduction précise que l’on parle de sans-abri isolés pour faire bref : « Les 4. On pourrait prolonger en comparant le SAMU social de Bordeaux avec celui de Bruxelles, dont Bernard Francq analyse l’échec dans ce volume. 5. Il serait intéressant de comparer l’échec du « squat autogéré » de Bordeaux avec les expériences toulousaines (Clément et al., dans ce volume). © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) * * Compte rendu thématique © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) couples sans enfants sont inclus, tout comme les célibataires. » En fait, on distingue deux catégories de sans-abri : ceux qui ont des enfants et les autres. À ma connaissance, la Grande-Bretagne est le seul pays de l’Union européenne dans lequel les municipalités ont l’obligation légale de fournir un logement aux sans-abris avec des enfants à charge. Il devient alors clair que la distinction entre les familles sans-logis qui ont droit à un logement et les autres sans-logis, prétendus « isolés », est essentielle puisqu’ils n’ont pas les mêmes droits. Cette distinction structure aussi le champ de la recherche et elle y produit des effets opposés. D’un côté, il y a pléthore de données statistiques sur les familles sans-abri et elles alimentent de nombreuses recherches. De l’autre, les sans-abri isolés sont une terra incognita. Mais cette lacune préoccupe élus locaux et intervenants sociaux qui veulent y voir plus clair et qui sont demandeurs de recherches sortant des sentiers battus. Ce projet a donc pour but de faire un bilan critique des recherches réalisées pendant les années 1990 sur les sans-abri isolés. Le premier volume, Single Homelessness. An overview, est une synthèse qui met en évidence les principaux résultats, les enjeux et les tendances de la recherche dans ce domaine. Il identifie aussi les points aveugles qui restent à explorer ainsi que les incohérences, voire les contradictions, entre les résultats de différentes recherches. Il apparaît finalement qu’un assez grand nombre de recherches ont été réalisées, mais la plupart d’entre elles ont une audience très limitée car elles ont été publiées dans des revues scientifiques confidentielles, ou alors elles appartiennent à la littérature « grise » et n’ont pas été rendues publiques. C’est pourquoi cette synthèse est complétée par deux autres volumes très utiles : A Bibliography of Single Homelessnes Research est une sorte de table analytique et thématique des recherches sur les sans-abri isolés ; A Review of Single Homelessness Research est une collection de deux cents fiches standardisées qui résument en une page les recherches les plus importantes. Ces fiches méritent que l’on s’y arrête. Chacune décrit une recherche par des motsclés et elle souligne ses objectifs, ses méthodes, ses principaux résultats et ses préconisations. En conclusion, les évaluateurs apprécient la « robustesse » et « l’utilité » de chaque recherche. Il faut d’abord noter que seules les recherches en anglais sont prises en compte et que le champ géographique est avant tout britannique. Sur les deux cents fiches, seize portent sur un autre pays de l’Union européenne 6 ou sur les États-Unis. Par ailleurs, dans l’index, il est curieux de voir que la sexualité des sans-abri isolés renvoie uniquement aux abus sexuels… Pris ensemble, ces trois volumes fournissent un état des lieux raisonné sur la recherche concernant les sans-abri isolés. C’est un excellent outil de 6. Pour l’essentiel, les publications de la nationales travaillant avec les sans-abri. FEANTSA : Fédération européenne des associations © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) 265 Espaces et sociétés 116-117 © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) travail pour les chercheurs qui veulent étudier la situation britannique ou faire des comparaisons internationales. Les auteurs croient fermement que les connaissances scientifiques sont cumulatives et transférables. Ils ont l’ambition de créer une base de données régulièrement mise à jour et facilement accessible (mais ils ne donnent aucune adresse de site Internet). Mais, en évaluant chaque recherche en fonction de son « utilité » et de sa « robustesse », les auteurs ont une vision « carrée » de la recherche scientifique et une plume assassine. Selon eux, une recherche « méthodologiquement saine » peut combiner des approches quantitatives et qualitatives, à condition de se fonder sur de grands échantillons représentatifs. Ainsi, une recherche est considérée comme présentant un « intérêt limité » car « elle repose principalement sur des citations extraites de récits de vie et non sur une réflexion analytique » ! Il est certain que les entretiens biographiques avec des sujets souffrant de troubles mentaux soulèvent de grosses difficultés, Patrick Declerck et Djemila Zeneidi-Henry en témoignent (voir cidessus). De même, une autre recherche est « appréciée » ainsi : « Le manque de comparabilité signifie que les résultats de l’étude présentent un intérêt limité » ! Ces critiques sont peut-être justifiées pour l’une ou l’autre des recherches analysées. Mais il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Il s’agit ici d’une question épistémologique. Ni la cumulativité ni la transférabilité ne sont les critères universels d’évaluation de toute recherche. Si des chercheurs identifient un projet pertinent, qui donne de bons résultats car bien adapté à son environnement et à son contexte, il est totalement illusoire d’en faire une « bonne pratique », transférable telle quelle dans le monde entier ! Cette tentative de bilan est une illustration caricaturale de la tendance positiviste qui est largement dominante dans les sciences sociales anglo-saxonnes et qui tente de s’imposer comme la seule démarche scientifique, à travers les programmes de recherche de l’Union européenne notamment. Il faut résister à ce rouleau compresseur et défendre la place de la recherche qualitative, pas seulement dans le champ des sans-abri. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES CASTEL, R. 1995. Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard. FOUCAULT, M. 1975. Surveiller et punir, Paris, Gallimard. GOFFMAN, E. 1968. Asiles, Paris, Éditions de Minuit. PETONNET, C. 1982. Espaces habités. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée. WINNICOTT, D.W. 1975. Jeu et réalité, Paris, Gallimard. © Érès | Téléchargé le 09/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.20.192) 266