COMPTE RENDU THÉMATIQUE
Sans-abri et sans logis
Maurice Blanc
Érès | « Espaces et sociétés »
2004/1 n° 116-117 | pages 259 à 266
ISSN 0014-0481
ISBN 2749203228
DOI 10.3917/esp.116.0259
Article disponible en ligne à l'adresse :
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COMPTE RENDU THÉMATIQUE
Sans-abri et sans logis
Maurice Blanc
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D. Zeneidi-Henry (sous la direction de), Les SDF et la ville. Géographie du savoirsurvivre, éd. Bréal (coll. « D’autre part »), 2002, 288 pages.
S. Fitzpatrick, P. Kemp et S. Klinker, Single Homelessness. An Overview of
Research in Britain, Bristol, The Policy Press and Joseph Rowntree Foundation,
2000, 60 pages.
S. Klinker et S. Fitzpatrick, A Bibliography of Single Homelessness Research,
Bristol, The Policy Press and Joseph Rowntree Foundation, 2000, 81 pages.
S. Klinker, S. Fitzpatrick, F. Mitchelle, J. Dean et N. Burns, A. Review of Single
Homelessness Research, Bristol, The Policy Press and Joseph Rowntree
Foundation, 2000, 207 pages.
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P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon (coll. « Terre
humaine »), 2001, 460 pages.
Espaces et sociétés 116-117
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Les naufragés. Avec les clochards de Paris de Patrick Declerck est
publié dans la célèbre collection « Terre humaine » de Jean Malaurie. Inutile
d’aller dans le Grand Nord, chez les Inuits, pour rencontrer des êtres fascinants et dérangeants car ils sont à la fois très différents et très proches de
nous : les clochards sont, littéralement, à notre porte. Le titre exprime bien
l’idée centrale : les clochards sont les victimes d’une catastrophe qui les
détruit et les dépasse. Que leur responsabilité individuelle soit engagée est
une question secondaire.
L’auteur est un personnage hors du commun. Tout en étant conscient des
ambiguïtés du mot « clochard », il le conserve pour désigner la frange la plus
désocialisée de la population sans-abri. Il en parle avec un double regard :
psychanalyste, formé à l’ethnopsychiatrie par Georges Devereux, il a été à
l’écoute des clochards qui avaient besoin de parler et lui ont fait confiance ;
avec Médecins du monde, il a ouvert la première consultation d’écoute destinée aux clochards en France. Il a été aussi consultant au centre d’accueil et
de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre, loin des beaux quartiers de Paris, et
au SAMU social, deux institutions bien connues dans le monde des sans-abri à
Paris 1. À ce premier titre, il a beaucoup à dire sur les discours, les représentations et les fantasmes, à la fois des clochards eux-mêmes et des intervenants
sociaux qui travaillent avec eux. Mais il ne s’est pas contenté de cela.
Anthropologue, il a voulu passer de l’autre côté de la barrière et partager la
vie des clochards. Il a été surpris de la facilité avec laquelle il a été accepté
dans ce milieu. Il s’est laissé ramasser et conduire au centre d’hébergement
et d’assistance aux personnes sans-abri (CHAPSA), toujours à Nanterre, où il a
passé la nuit en ayant peur d’être agressé et volé, d’attraper des poux ou
d’être inondé par l’urine du voisin de chambrée dans le lit au-dessus du sien.
L’auteur reconnaît qu’une courte immersion, avec la possibilité de l’interrompre à tout moment, est bien différente d’une destinée à laquelle on ne
peut échapper. Il n’empêche qu’il s’agit d’une expérience forte et qu’elle
autorise à témoigner sur la vie des clochards. Pour bien distinguer l’état des
lieux et son interprétation, la première partie (« Routes ») cherche à établir
les faits, à partir de ce que l’auteur a vu, lu, vécu ou entendu. Il est important
de donner à entendre la parole des clochards, et leurs récits de vie doivent être
pris au sérieux. En même temps, il ne faut pas en être dupe car ils sont des
constructions qui visent à donner une certaine image de soi et il faut prendre
du recul critique. C’est l’objet de la deuxième partie (« Cartes »). Comme
tout découpage, celui-ci est en partie artificiel et c’est heureux. Ce bref
compte rendu fait donc le va-et-vient entre les deux parties, en privilégiant la
seconde qui donne les clés.
1. Voir plusieurs articles de ce volume.
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Patrick Declerck analyse le processus de clochardisation en mettant en
avant la personne et sa fragilité. Il y a bien sûr un « triangle » clochardisation, pauvreté et alcoolisme. Mais tous les pauvres ne deviennent pas clochards et, encore moins, tous les alcooliques ! Il y faut une personnalité
gravement blessée, souvent depuis la petite enfance, mais aussi suite à un
accident de la vie auquel la personne n’est pas en mesure de faire face. C’est
pourquoi la psychiatrie et la sociologie ont toutes les deux une vision réductrice du phénomène de clochardisation : « La psychiatrie en dissout les particularismes, la considérant comme la résultante de pathologies autres et bien
connues par ailleurs. […] La clochardisation n’est plus qu’un problème de
société dont les conséquences sur les individus concernés peuvent avoir
secondairement des incidences psychiatriques. Pour la sociologie, la clochardisation n’est que l’aboutissement de divers mécanismes d’exclusion sociale
et économique. Dans un cas comme dans l’autre, rien ne peut être pensé de
la clochardisation en tant que projet (fût-il inconscient) du sujet » (p. 288).
Ainsi, le clochard est « un fou de l’exclusion » et c’est cette folie, individuelle mais socialement construite, qu’il faut parvenir à comprendre. Le
récit autobiographique du clochard le présente comme une victime innocente.
Il se construit autour d’un deuxième triangle, « l’exclusion du travail, l’alcool
et la trahison des femmes » (p. 296). Pour le décoder, il faut le replacer dans
le contexte du « syndrome de la désocialisation », en définissant cette dernière comme « un ensemble de comportements et mécanismes psychiques
par lesquels le sujet se détourne du réel […] pour chercher une satisfaction
ou, a minima, un apaisement, dans un aménagement du pire » (p. 294).
Il y a dans le processus de désocialisation une volonté, inconsciente le
plus souvent, d’autodestruction et d’autopunition. Elle voue à l’échec les
politiques d’accompagnement social par le logement et de réinsertion sociale.
D’une certaine manière, l’individu ne veut pas s’en sortir et il fait échouer
toutes les tentatives de retour à la « normalité ». La volonté de faire le bonheur des clochards malgré eux et le refus de prendre en compte lucidement le
processus de désocialisation sont au cœur de ce que l’auteur appelle « la charité hystérique » (p. 319), qui a des effets pervers redoutables. L’action
fondée sur la méconnaissance contribue à l’aggraver.
Deux exemples sont particulièrement éclairants. Pour le clochard, le
revenu minimum d’insertion (RMI) a d’incontestables aspects positifs, comme
la gratuité des soins. Mais il repose sur un « contrat d’insertion », il suppose
que l’individu « joue le jeu », à la recherche d’un emploi stable et d’une vie
normale. Sinon, le RMI peut lui être retiré (p. 322). La critique de Patrick
Declerck rejoint par un autre chemin celle de Robert Castel (1995) qui
reproche aux politiques d’insertion de déboucher sur un état « d’inséré permanent ». Deuxième exemple, la modernisation des centres d’hébergement a,
elle aussi, des aspects positifs évidents. Mais l’application de normes qui
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Compte rendu thématique
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méconnaissent les besoins réels des clochards a des conséquences dramatiques. Ainsi, malgré tous les inconvénients des grands dortoirs, ils offrent
paradoxalement une relative protection aux plus faibles qui sont plus facilement les souffre-douleur de la chambrée dans un dortoir plus petit.
Dans le sillage de Michel Foucault (1975) et Erving Goffman (1968),
Patrick Declerck se révolte contre les politiques d’assistance aux clochards :
elles méconnaissent leurs besoins réels, elles sont de vaines tentatives de
« normalisation » et elles sont imprégnées du sadisme inconscient des institutions (p. 347). Pourtant, il donne paradoxalement l’impression de défendre
l’asile tel qu’il est, moins dangereux que les nouvelles politiques d’assistance
qui mettent les clochards en danger en cherchant à les transformer de force.
L’auteur met lui-même en garde contre ce malentendu possible. Il est sur le
fil du rasoir : contre le laisser-faire, il défend l’intervention active en faveur
des clochards et la réforme des institutions ; mais, contre l’activisme et l’injonction au résultat, il défend le respect de la liberté des clochards, donc une
certaine abstention thérapeutique.
En bon psychanalyste, il écoute les clochards avec respect et compassion, il est prêt à les aider à voir plus clair en eux-mêmes s’ils le désirent.
Mais il distingue neutralité bienveillante et normalisation, se refusant à décider à leur place de ce qui est bon pour eux. Ils ne s’en sortiront pas si cela ne
vient pas d’eux-mêmes. S’inspirant de la théorie psychanalytique de
Winnicott (1975) sur l’objet transitionnel, il préconise une réforme radicale
des institutions, mais à contre-courant des orientations dominantes. Il propose des espaces transitionnels de soins permettant à chaque clochard de
trouver de façon souple la solution la plus adaptée à sa situation, ce qui suppose une mise en réseau de l’ensemble des institutions d’accueil 2.
Cette double posture d’observateur lucide et d’intervenant modeste et
distancié est dérangeante. Patrick Declerck risque fort de ce fait d’être victime des mêmes malentendus que Colette Pétonnet en 1982 : à partir d’observations ethnographiques, elle a mis en évidence les conséquences
négatives de la politique de résorption de l’habitat insalubre et du relogement
dans les cités de transit, ce qui lui a valu d’être accusée d’être une nostalgique du passé et d’idéaliser le taudis et le bidonville ! Pourtant, cette attention prioritaire aux laissés-pour-compte de la modernité est une impérieuse
nécessité.
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2. Les exemples présentés par Clément et al., dans ce volume, semblent faire un pas dans cette
direction.
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Les SDF et la ville, de Djemila Zeneidi-Henry, est le premier ouvrage de
la collection « D’autre part », expression qui veut dire à la fois « d’ailleurs »
et « d’un autre point de vue ». Cette collection, créée par Jean-François
Staszak, « porte sur l’espace, en explore les replis, les sens interdits, les
caches et les trous noirs ». C’est une excellente idée de débuter par les SDF,
car ils sont à la fois d’ici et d’ailleurs, proches et lointains ; en même temps,
ils ont un point de vue autre sur la ville.
Cet ouvrage est issu d’une thèse de géographie sur les SDF dans la ville
de Bordeaux. Il comprend trois niveaux différents mais qui s’entrecroisent :
Bordeaux vue par les SDF, les SDF vus par les Bordelais et la mise en perspective théorique qui fait apparaître, au-delà du cas de Bordeaux, ce que cette
étude apporte de neuf à la compréhension de « la condition SDF ».
La première partie, « Le sigle SDF et ses non-dits », est une excellente
revue de la littérature sur le sujet. Elle permet de recadrer l’étude monographique des SDF à Bordeaux et de lui donner une portée plus large. Du
début à la fin, les données locales sont confrontées aux résultats obtenus
ailleurs, en France et aux États-Unis principalement. Cette mise en perspective souligne notamment les problèmes d’échelle : Bordeaux n’est pas Paris
et les choses s’y jouent différemment.
L’auteur a longuement observé les SDF. Elle a su gagner leur confiance
et ils ont accepté qu’elle les photographie. La plupart des photographies qui
illustrent l’ouvrage sont d’elle et elles sont très émouvantes. En bonne géographe, elle a admirablement cartographié les SDF. Elle fait des cartes simples
et lisibles, tout en ayant une conscience aiguë des limites de la carte. Elle a
aussi parlé avec les SDF. Devant les limites de certains discours peu cohérents, elle a essayé d’aller plus loin en leur demandant de dessiner une carte
de la ville 3. Certains ont refusé, d’autres ont joué le jeu. Elle fait une analyse
fine de ces cartes mentales, soulignant en particulier ce qu’elles occultent.
Elle restitue ainsi leurs paroles et leurs visions du monde. Le pluriel est
ici de rigueur, car il y a de multiples façons d’être à la rue. Fille d’immigrée,
Djemila Zeneidi-Henry s’est sentie complice de ces hommes et de ces
femmes qui partagent avec elle, sous des formes différentes sans doute, un
exil intérieur. Elle a su trouver le ton juste pour restituer les entretiens : sensible et chaleureuse, son écriture est en même temps précise et distanciée, en
évitant la froideur d’un compte rendu clinique. Elle les a tous écoutés, jeunes
et vieux, hommes et femmes, mais elle privilégie les jeunes qui introduisent
de nouvelles formes d’errance et pour lesquels le clochard fait figure de
repoussoir. Ils sont mal vus car ils pratiquent une « manche agressive », mais
ils sont à la recherche de « la vraie vie » dans l’art, les squats, la drogue et la
compagnie des chiens.
3. Dans ce volume, Sophie Rouay-Lambert fait un usage similaire des cartes mentales.
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Compte rendu thématique
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La deuxième partie, « Le gîte, le couvert et la survie : principes de la
géographie de l’assistance », analyse la vie quotidienne des SDF encadrés
dans des dispositifs d’assistance : centre d’hébergement d’urgence, SAMU
social 4, etc. Elle le fait en croisant les regards, celui des intéressés et celui
des intervenants sociaux. L’analyse souligne que la vie quotidienne est rythmée par le temps des institutions, leurs heures d’ouverture et de fermeture
étant très importantes. Les SDF passent le plus clair de leur temps à attendre,
évoquant En attendant Godot de Samuel Beckett. Un chapitre présente un
éphémère « squat autogéré », obtenu de haute lutte par des SDF politisés, mais
qui s’est très vite dégradé et piteusement terminé 5.
La troisième partie, « Quand les SDF font et défont la ville », dirige le
projecteur sur la vie qui échappe aux institutions : les lieux de rencontre et de
regroupements affinitaires, l’appropriation des territoires (l’espace public
pour « la manche », l’espace privé pour les squats). La gare, les centres commerciaux, la rue piétonne sont joliment nommés « les nouvelles cours des
miracles ». Les SDF sont bel et bien des acteurs de la ville et ils y exercent un
réel contre-pouvoir. C’est nettement perceptible dans les discours des passants inerviewés. Beaucoup changent de trottoir pour éviter l’interaction
directe, mais il y a souvent chez eux une tolérance empreinte de lassitude.
C’est un livre lisible et bien écrit, avec des formules heureuses comme
« [dans les lieux d’accueil] la rue est interdite de cité » (p. 135). On peut bien
sûr lui faire quelques petits reproches, notamment d’utiliser le terme de SDF
dans un sens trop élastique. Pourtant, je recommande cet ouvrage au lecteur
pressé qui veut comprendre l’univers des sans-logis en lisant un seul livre.
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Ces trois volumes collectifs sont l’aboutissement d’un projet ambitieux,
coordonné par Suzanne Fitzpatrick et financé conjointement par la Joseph
Rowntree Foundation (qui a toujours manifesté un grand intérêt pour les
recherches sur le logement des pauvres en Grande-Bretagne) et par CRASH, une
nouvelle société de bienfaisance (charity) qui collecte des fonds auprès des
entreprises du bâtiment et des promoteurs immobiliers pour des logements
destinés aux sans-abri isolés (single homeless). Mais pourquoi cet intérêt pour
les seuls sans-abri isolés ? On ne peut comprendre les raisons d’un tel projet
sans le replacer dans son contexte. D’abord, le terme prête à confusion.
L’introduction précise que l’on parle de sans-abri isolés pour faire bref : « Les
4. On pourrait prolonger en comparant le SAMU social de Bordeaux avec celui de Bruxelles,
dont Bernard Francq analyse l’échec dans ce volume.
5. Il serait intéressant de comparer l’échec du « squat autogéré » de Bordeaux avec les expériences toulousaines (Clément et al., dans ce volume).
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couples sans enfants sont inclus, tout comme les célibataires. » En fait, on distingue deux catégories de sans-abri : ceux qui ont des enfants et les autres.
À ma connaissance, la Grande-Bretagne est le seul pays de l’Union européenne dans lequel les municipalités ont l’obligation légale de fournir un
logement aux sans-abris avec des enfants à charge. Il devient alors clair que
la distinction entre les familles sans-logis qui ont droit à un logement et les
autres sans-logis, prétendus « isolés », est essentielle puisqu’ils n’ont pas les
mêmes droits. Cette distinction structure aussi le champ de la recherche et
elle y produit des effets opposés. D’un côté, il y a pléthore de données statistiques sur les familles sans-abri et elles alimentent de nombreuses recherches.
De l’autre, les sans-abri isolés sont une terra incognita. Mais cette lacune
préoccupe élus locaux et intervenants sociaux qui veulent y voir plus clair et
qui sont demandeurs de recherches sortant des sentiers battus.
Ce projet a donc pour but de faire un bilan critique des recherches réalisées pendant les années 1990 sur les sans-abri isolés. Le premier volume,
Single Homelessness. An overview, est une synthèse qui met en évidence les
principaux résultats, les enjeux et les tendances de la recherche dans ce
domaine. Il identifie aussi les points aveugles qui restent à explorer ainsi que
les incohérences, voire les contradictions, entre les résultats de différentes
recherches. Il apparaît finalement qu’un assez grand nombre de recherches ont
été réalisées, mais la plupart d’entre elles ont une audience très limitée car
elles ont été publiées dans des revues scientifiques confidentielles, ou alors
elles appartiennent à la littérature « grise » et n’ont pas été rendues publiques.
C’est pourquoi cette synthèse est complétée par deux autres volumes très
utiles : A Bibliography of Single Homelessnes Research est une sorte de table
analytique et thématique des recherches sur les sans-abri isolés ; A Review of
Single Homelessness Research est une collection de deux cents fiches standardisées qui résument en une page les recherches les plus importantes. Ces
fiches méritent que l’on s’y arrête. Chacune décrit une recherche par des motsclés et elle souligne ses objectifs, ses méthodes, ses principaux résultats et ses
préconisations. En conclusion, les évaluateurs apprécient la « robustesse » et
« l’utilité » de chaque recherche. Il faut d’abord noter que seules les
recherches en anglais sont prises en compte et que le champ géographique est
avant tout britannique. Sur les deux cents fiches, seize portent sur un autre
pays de l’Union européenne 6 ou sur les États-Unis. Par ailleurs, dans l’index,
il est curieux de voir que la sexualité des sans-abri isolés renvoie uniquement
aux abus sexuels…
Pris ensemble, ces trois volumes fournissent un état des lieux raisonné
sur la recherche concernant les sans-abri isolés. C’est un excellent outil de
6. Pour l’essentiel, les publications de la
nationales travaillant avec les sans-abri.
FEANTSA
: Fédération européenne des associations
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travail pour les chercheurs qui veulent étudier la situation britannique ou faire
des comparaisons internationales. Les auteurs croient fermement que les
connaissances scientifiques sont cumulatives et transférables. Ils ont l’ambition de créer une base de données régulièrement mise à jour et facilement
accessible (mais ils ne donnent aucune adresse de site Internet).
Mais, en évaluant chaque recherche en fonction de son « utilité » et de
sa « robustesse », les auteurs ont une vision « carrée » de la recherche scientifique et une plume assassine. Selon eux, une recherche « méthodologiquement saine » peut combiner des approches quantitatives et qualitatives, à
condition de se fonder sur de grands échantillons représentatifs. Ainsi, une
recherche est considérée comme présentant un « intérêt limité » car « elle
repose principalement sur des citations extraites de récits de vie et non sur
une réflexion analytique » ! Il est certain que les entretiens biographiques
avec des sujets souffrant de troubles mentaux soulèvent de grosses difficultés, Patrick Declerck et Djemila Zeneidi-Henry en témoignent (voir cidessus). De même, une autre recherche est « appréciée » ainsi : « Le manque
de comparabilité signifie que les résultats de l’étude présentent un intérêt
limité » ! Ces critiques sont peut-être justifiées pour l’une ou l’autre des
recherches analysées. Mais il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ».
Il s’agit ici d’une question épistémologique. Ni la cumulativité ni la
transférabilité ne sont les critères universels d’évaluation de toute recherche.
Si des chercheurs identifient un projet pertinent, qui donne de bons résultats
car bien adapté à son environnement et à son contexte, il est totalement illusoire d’en faire une « bonne pratique », transférable telle quelle dans le
monde entier ! Cette tentative de bilan est une illustration caricaturale de la
tendance positiviste qui est largement dominante dans les sciences sociales
anglo-saxonnes et qui tente de s’imposer comme la seule démarche scientifique, à travers les programmes de recherche de l’Union européenne notamment. Il faut résister à ce rouleau compresseur et défendre la place de la
recherche qualitative, pas seulement dans le champ des sans-abri.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
CASTEL, R. 1995. Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.
FOUCAULT, M. 1975. Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
GOFFMAN, E. 1968. Asiles, Paris, Éditions de Minuit.
PETONNET, C. 1982. Espaces habités. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée.
WINNICOTT, D.W. 1975. Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
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