Academia.eduAcademia.edu

Histoire globale des sciences et des techniques

Histoire & mesure

Histoire globale des sciences et des techniques Note critique sur : Liliane Hilaire-pérez, Fabien siMon & Marie tHébaud-sorger, L'Europe des sciences et des techniques, xvi-xviii e siècle. Un dialogue des savoirs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 553 p. Liliane Hilaire-pérez & Larissa zakHarova (dir.), Les techniques et la globalisation au xx e siècle, préf.

Histoire & mesure XXXII-2 | 2017 Mesurer la forêt Histoire globale des sciences et des techniques Alessandro Stanziani Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/6291 DOI : 10.4000/histoiremesure.6291 ISSN : 1957-7745 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2017 Pagination : 175-181 ISBN : 978-2-7132-2702-8 ISSN : 0982-1783 Référence électronique Alessandro Stanziani, « Histoire globale des sciences et des techniques », Histoire & mesure [En ligne], XXXII-2 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 08 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/histoiremesure/6291 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoiremesure.6291 © Éditions de l’EHESS Notes critiques Histoire globale des sciences et des techniques Note critique sur : Liliane Hilaire-pérez, Fabien siMon & Marie tHébaud-sorger, L’Europe des sciences et des techniques, xvi-xviiie siècle. Un dialogue des savoirs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 553 p. Liliane Hilaire-pérez & Larissa zakHarova (dir.), Les techniques et la globalisation au xxe siècle, préf. de Patrick Fridenson, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 365 p. Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-pérez & Aleksandra kobilJski (dir.), Histoire des techniques. Mondes, sociétés, cultures (xvie-xviiie siècle), Paris, Presses universitaires de France, 2016, 603 p. Depuis quelques années, les récits classiques de la révolution industrielle et du rôle des techniques à la David Landes1 ont été soumis à des critiques importantes. L’eurocentrisme, voire l’anglo-centrisme de cet auteur (et de beaucoup d’autres), sont remis en discussion et la contribution des mondes non européens et de l’Asie en particulier (comme dans les travaux de Berg, Gerritsen, ou encore Riello et Parthasarathi2) aux innovations techniques est désormais admise, tout comme la diffusion, en Europe même, de micro-innovations qui cassent l’image elle aussi conventionnelle des grandes ruptures technologiques comme fondement de la révolution industrielle. À partir de là plusieurs pistes s’ouvrent : mettre l’accent sur les interrelations entre l’Europe et d’autres régions du monde, l’Asie en particulier ; décloisonner l’Europe même ; identifier les changements et les persistances dans la longue durée. Ces trois pistes sont explorées dans trois ouvrages collectifs, tous codirigés par Liliane Hilaire-Pérez. Il s’agit d’un tour de force exceptionnel par son ambition et son ampleur, même si les résultats sont inégaux, comme c’est inévitable 1. David landes, Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin Michel, 2000. 2. Maxine berg (dir.), Writing the History of the Global: Challenges for the 21st Century, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Giorgio riello & Prasannan partHasaratHi (dir.), How India Clothed the World: The World of South Asian Textiles, 1500-1850, Leiden, Brill, 2009. 175 Histoire & Mesure, 2017, XXXII-2 dans ce genre d’opérations collectives. L’ouvrage dirigé par Carnino, Hilaire-Pérez et Kobiljislki est sans doute le mieux réussi, le plus achevé des trois. Comme les co-directeurs le rappellent dans l’introduction, il est important de ne pas remplacer un certain déterminisme et téléologisme en histoire par un autre, en l’occurrence, la vocation présumée de l’Angleterre (ou même de l’Occident) à incarner la modernité par celle de la Chine ou de l’Inde. La nouvelle histoire globale est souvent encore eurocentrique, dans la mesure où elle évalue tel et tel progrès technique à l’aune de critères occidentaux. C’est le cas en particulier de Pomeranz3 qui explique la dynamique chinoise à partir des mêmes critères que ceux d’autres historiens pour expliquer la suprématie européenne, à savoir : l’essor démographique, la protection de la propriété privée, la dynamique commerciale et proto-industrielle. Autrement dit, il garde le modèle idéal anglais fait de privatisations des terres communes, prolétarisation, industrialisation, esprit bourgeois et individualiste, etc., et l’élargit ensuite à la Chine. Ce n’est pas un hasard si les débats très vifs autour de cet ouvrage ont focalisé leur attention sur les données quantitatives et les estimations des revenus par tête en Chine et en Angleterre, puis, progressivement, en Inde, au Japon et dans d’autres pays européens. Des légions d’économistes et leurs étudiants se sont évertués à trouver et critiquer des données, à multiplier les estimations et les régressions sans toutefois jamais se poser la question de leurs sources4. Outre les problèmes sérieux que posent ces données, prises telles quelles, cette attention obsessionnelle pour la croissance économique a conduit à ignorer les problèmes de redistribution et d’inégalités à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. Au contraire, l’ambition des trois ouvrages discutés ici est d’écarter toute tentation de normativité en histoire. De quelle manière ? Tout d’abord en évitant de prendre la mesure de la productivité de tel ou tel outil ou innovation comme une donnée objective et surtout susceptible d’être rapidement traduite de l’échelle micro à l’échelle macro. La mesure de l’efficacité des innovations se comprend à partir de la circulation et de la réappropriation des savoirs, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Ce processus n’est pas seulement une question scientifique et technique : il est redevable de variables « culturelles ». Les valeurs religieuses, cosmiques, esthétiques interviennent dans ce cadre. L’histoire globale des techniques s’allie ainsi avec l’histoire locale, par pays, région ; voici alors que, au-delà des interactions habituelles « Nord-Sud » (Europe-Asie, Angleterre Chine), des circulations tout aussi importantes entre Chine et Inde, Afrique et Asie sont mises en avant. Ainsi, Aleksandra Kobilljski et Dagmar 3. Kenneth poMeranz, The Great Divergence, Princeton, Princeton University Press, 2000 (trad. fr. Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010). 4. Stephan broadberry & Bishnupriya gupta, The Early Modern Great Divergence: Wages, Prices, and Economic Development in Europe and Asia, 1500-1800, Warwick University online paper, 2003 ; Robert allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Prasannan partHasaratHi, Why Europe Grew Rich and Asia Did Not: Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. 176 Notes critiques Schäfer vont au-delà de l’approche classique de Joseph Needham et détaillent la circulation des savoirs entre Chine, Corée et Japon dans des domaines tout aussi variés que la culture de la soie, la céramique, les métaux et les armes à feu, l’hydrographie. Pour sa part, Tirthankar Roy dépasse l’interprétation conventionnelle d’une stagnation des techniques en Inde ; tout au contraire, l’auteur montre la circulation des savoirs (textile, fer, constructions navales, armes) entre l’Inde précoloniale, le monde chinois et les mondes musulmans en Asie centrale et dans l’Empire ottoman. Les migrations de savants, marchands, artisans et missionnaires contribuent à cette circulation. Suivant une démarche semblable, Meltem Kocaman nous rappelle la richesse et le dynamisme des techniques dans l’Empire ottoman, notamment en ce qui concerne les lunettes et horloges mécaniques, les constructions navales, les mines et la métallurgie. Le tour du monde des techniques se poursuit avec l’Europe (chapitre de Pascal Brioist et Liliane Hilaire-Pérez), la Russie (Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch), l’Afrique (François Wassouni, Mahamane Addo). Sur le plan méthodologique, cet ouvrage ne se limite pas à dépasser les approches conventionnelles en histoire des techniques et histoire de l’économie, et va au-delà de l’opposition en partie stérile entre histoire comparée et histoire connectée5. Chacune de ces approches, tout à fait complémentaires, permet de répondre à certaines questions, comme l’organisation même de cet ouvrage le démontre de manière efficace. Nous avons alors les interrelations entre l’Europe et l’Asie, la Grande-Bretagne et la Chine, mais également les comparaisons entre ces régions et bien d’autres dans la deuxième partie. La première démarche permet de remettre en discussion l’idée d’une diffusion du progrès du « centre » (« l’Occident ») vers le reste de la planète, tandis que la seconde invite à questionner les parcours historiques différents malgré et peut-être en lien avec les connexions étudiées auparavant. En même temps, la question se pose du découpage de ces espaces et, dès lors des chapitres, quelque part trop proche de celui par « aires culturelles ». Si les connexions sont importantes, et nous sommes d’accord sur ce point, pour quelles raisons les entités appelées « Chine » ou « Inde » gardent-elles leur pertinence ? Estil légitime de parler d’Afrique, de Chine ou d’Inde comme des unités ? C’est une question ouverte : si la « spécificité » des aires n’est pas à prendre comme une donnée, à l’opposé, leur banalisation dans un monde global pas mieux défini finirait par encourager le retour à l’eurocentrisme. Non seulement parce que la circulation des savoirs est importante, mais aussi parce que le découpage de ces aires n’est pas toujours confirmé dans les dynamiques historiques. À partir de là, la question se pose de savoir s’il faut raisonner, par nations et empires, en donnant donc priorité aux frontières et à l’État, ou s’il est plus opportun de procéder comme Pomeranz, par sous-régions (le Yangtzee et le Lancaschire) ; ou encore, si de grands découpages – la Méditerranée, l’océan Indien, l’Asie centrale – ne seraient pas les 5. Michael Werner & Bénédicte ziMMerMann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004 ; Kapil raJ, Relocating Modern Science, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2007. 177 Histoire & Mesure, 2017, XXXII-2 plus adaptés. La solution dépend en partie de la question posée, mais elle influence fortement la réponse apportée. L’ouvrage s’organise par questions et, souvent, dans une dimension comparée. Entre Chine et Europe, en soulignant précisément le rôle de l’État en relation avec les techniques et les ingénieurs (Delphine Spicq, Michèle Virol) ; la révolution maritime en Méditerranée et dans l’Atlantique (David Plouviez) ; les techniques agricoles en Angleterre et au Japon (Francesca Bray) ; la révolution industrieuse au Japon et en Europe (Hilaire-Pérez et Kobiljski). La plupart de ces chapitres proposent des synthèses novatrices en faisant un usage intelligent de la comparaison, jamais disjointe des analyses circulatoires et globales. Cependant, cette démarche finit à l’arrière-plan dans la plupart des autres chapitres, vraisemblablement du fait de l’ambition même d’écarter tout déterminisme historique. En suivant la voie tracée, parmi d’autres, par Simon Schaffer6, les auteurs cherchent une solution dans l’interface entre techniques et anthropologie. Le geste, la technique, l’interface entre l’être humain et l’outil ou la machine se précisent sur une échelle micro, en évitant les grands récits. Ambition que nous partageons mais qui présente aussi un danger, celui de tomber dans le piège opposé : la simple description des techniques, et de leur diffusion, remplace les causalités simples, sans cependant que nous sachions pourquoi telle ou telle issue plutôt qu’une autre a eu lieu, aussi bien dans un contexte local qu’à l’échelle globale. Une des principales raisons de ces difficultés est que les récits conventionnels, même si déterministes et eurocentriques, s’appuient sur un schéma et des questions bien déterminés, alors que la posture affichée ici se décline plutôt par la négative (non à l’eurocentrisme, non au succès britannique, non à la science comme une succession de progrès) et par une complexification en « millefeuilles ». Il devient dès lors possible de décliner la multiplicité, de lister les micro-innovations et les changements plus importants sans parvenir pour autant à rendre compte de la diversité des séquences historiques dans des contextes différents. Autrement dit, la question qui se pose est de savoir si la critique des explications modernisatrices et eurocentriques doit se limiter à une description détaillée et proposer la complexité comme réponse, ou si des explications sont possibles. Une solution possible est explorée dans l’ouvrage dirigé par Liliane Hilaire-Pérez, Fabien Simon et Marie-Thébaud-Sorger, L’Europe des sciences et des techniques, xvi-xviiie siècle. En ce cas, la démarche choisie met l’accent sur la connexion entre histoire des techniques et des savoirs et cultural turn. Le recours à l’histoire intellectuelle en symbiose avec l’histoire sociale, des techniques et économique est une manière de sortir de l’impasse précédente. Les sources d’inspiration intellectuelle de cet ouvrage sont multiples, à commencer par l’histoire des sciences renouvelée, qui met l’accent moins sur les progrès linéaires et en quelque sorte universels, que sur 6. Simon sCHaffer, From Physics to Anthropology and Back Again, Cambridge, Prickly Pear Press, 1994 ; id., La fabrique des sciences modernes, trad. de l’anglais par Frédérique Aït-Touati, Loïc Marcou et Stéphane Van Damme, Paris, Seuil, 2014. 178 Notes critiques l’interface, souvent très localisée, entre techniques, économie et savoirs, y compris scientifiques. Certains des auteurs de ce bel ouvrage estiment ainsi que l’histoire des techniques a été trop longtemps considérée comme une branche de l’histoire économique, au mépris de la pensée technique et du rôle des savoirs, dans le sens d’une histoire intellectuelle, faite de bifurcations multiples, options prises en considération, interrelation avec des domaines tels que la philosophie, etc. À partir de ces présupposés, l’ouvrage se compose de quatre parties : « Gestes, pratiques, matérialité » ; « Jeux d’échelles » ; « Langues et langages » ; « Sciences, techniques et pouvoirs ». Chaque partie comporte plusieurs sections, chacune formée de plusieurs chapitres, tous assez courts, entre 8 et 12 pages, donc à mi-chemin entre la fiche et une introduction au domaine étudié. Solution intelligente mais qui oblige les auteurs à s’appuyer essentiellement sur des sources imprimées et des bibliographies secondaires. Dans la première section, « Expérience(s) : découvrir, inventer, expérimenter, convaincre », le chapitre « Découvrir : un Nouveau monde de savoirs », de Fabien Simon, remet en discussion la catégorie de « découverte ». Au lieu de la prendre telle quelle, l’auteur en reconstitue l’origine et l’usage fait par les acteurs eux-mêmes, à l’interstice des explorations et des expérimentations. C’est pourquoi, aux xve et xvie siècles, le savoir est « encyclopédique » dans le sens que les « humanitas », les arts et les sciences forment un ensemble. C’est autre chose que « l’invention » telle qu’elle est définie par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie. Comme le rappelle Hilaire-Pérez, Jaucourt réserve le terme aux « arts, sciences et métiers ». Il s’agit d’un changement épistémologique important mais qui, par rapport aux époques suivantes, garde tout de même le lien entre invention et innovation, science et techniques, suivant l’exemple de Diderot. Ces éléments sont davantage mis en valeur dans la deuxième section, « Gestes », dans laquelle, par exemple, Jean-François Gauvin décline l’interrelation forte entre savoir-faire artisanal et instrumentation scientifique à l’époque moderne. Contrairement à certains lieux communs, la nouveauté principale de la soi-disant révolution scientifique n’est pas tellement l’observation phénoménale que la philosophie expérimentale, notion bien plus englobante. Cela s’exprime dans les innovations qui concernent directement le corps humain : les lunettes de Galilée (Jean-François Gauvin), les cosmétiques (Catherine Lanoë) ou encore la dissection (Christelle Rabier) exemplifient cette mouvance générale. La troisième section de cette première partie analyse les acteurs, à commencer par la figure du savant entre le xve et le xviiie siècle (Patrice Bret), avec la mise en place progressive et jamais « naturelle » de la distinction entre véritable savant, demi-savant et amateur – distinction souvent genrée malgré le rôle objectif joué par de nombreuses femmes dans ce domaine, mais reléguées au rôle de « amateur ». Ensuite, Liliane Hilaire-Pérez et Sébastien Pautet, Marie Thébaud-Sorger et Koji Yamamoto discutent respectivement de l’émergence et des transformations des figures de l’artisan, de l’ingénieur et de l’inventeur, tous distants des perceptions que nous en avons de nos jours, en bonne partie émergées au cours du xixe siècle. 179 Histoire & Mesure, 2017, XXXII-2 La troisième partie propose plusieurs chapitres novateurs sur « langues et langages des sciences et techniques » dans laquelle Fabien Simon se pose la question, importante, de discuter « quelle est la langue de la science » et, donc, comment la présentation de la « vérité scientifique » a été conçue et a évolué aux xviie et xviiie siècles. Dans cette même partie, une section est également consacrée aux relations entre images et savoirs (Rafael Madressi), au dessin technique (Madeleine Pinault Sorensen) et à la cartographie (Jean-Marc Besse). Finalement, la quatrième et dernière partie discute, de manière peut-être plus prévisible mais non moins indispensable dans l’architecture d’ensemble, des relations entre sciences, techniques et savoirs. Le patronage (Aurelien Ruellet), le rôle des experts (Christelle Rabier), des militaires (Emilie d’Orgeix, Silviane Llinares), mais aussi les relations entre sciences, techniques et religion (Fabien Simon, Antonella Romano, Stephane van Damme) complètent ce magnifique panorama. La force de cet ouvrage réside précisément dans son caractère à la fois encyclopédique et analytique, capable donc de dépasser les bornes a-historiques entre les disciplines et entre les acteurs tout en questionnant leurs identifications, souvent croisées, et leurs évolutions. La question qu’on aimerait se poser est alors celle de la spécificité de l’Europe dans ces domaines. C’est là qu’intervient le troisième ouvrage, dirigé cette fois-ci par Liliane Hilaire-Pérez et Larissa Zakharova et visant à relier les changements techniques et la globalisation, principalement au xxe siècle. Cette coédition est en partie surprenante si l’on considère la spécialisation d’Hilaire-Pérez sur le xviiie siècle, relativement absent dans cet ouvrage. Ce n’est pas un hasard si bon nombre de chapitres sont rédigés par des auteurs spécialistes de l’URSS et du domaine des techniques de l’information dans leur lien avec le politique, l’un et l’autre étant les terrains privilégiés de Larissa Zakharova. Dans l’introduction, les deux maîtresses d’œuvre annoncent vouloir prendre la globalisation moins comme objet d’étude que comme étude d’objets et terrains situés. De quelle manière ? Pas en suivant l’histoire connectée, comme dans le premier ouvrage discuté, mais plutôt en partant cette fois-ci des problèmes et impasses des connexions mêmes. Cette démarche, sans doute nécessaire, s’accompagne d’une autre, à savoir, la remise en discussion des changements et de leur exceptionnalité en pensant plutôt en termes de continuités et d’héritages. Finalement, les auteures concluent que la persistance des frontières n’équivaut pas forcément à freiner la globalisation car celle-ci se produit aussi « par en bas », en dépit des contraintes institutionnelles. Suivant une perspective dans doute excessivement influencée par le terrain soviétique, l’objectif de cet ouvrage consiste donc à « rendre compte de la diversité des mises en connexion du monde par le biais des techniques et de penser aux modalités, aux mécanismes et aux procédés de la globalisation dans un monde divisé » (p. 28). L’ouvrage est structuré en quatre parties thématiques : « Techniques et politique » ; « Maitriser l’espace » ; « La globalisation comme vecteur de l’innovation » ; 180 Notes critiques « Infrastructures globales et acteurs transnationaux ». Ces quatre thématiques sont hétérogènes : la première et la quatrième posent des problèmes à la fois empiriques et épistémologiques (les acteurs, le politique, d’une part, savoir et techniques de l’autre), tandis que les deux autres parties mettent l’accent sur des domaines particuliers (le contrôle de l’espace et des télécommunications, etc.). À cette hétérogénéité correspond celle des aires géographiques concernées : sur 19 chapitres, 6 portent sur l’espace soviétique plus ou moins connecté à d’autres ; un sur le Japon (industrie sidérurgique), un sur le Brésil (médicaments), un sur la Chine via l’Organisation mondiale de la santé (également santé), un encore sur l’Afrique (artisanat du cuir). Les chapitres sur l’espace français, lui aussi connecté et ouvert, portent sur le système aérodynamique de Eiffel, sur l’acupuncture, les vins de Champagne. Les chapitres restants sont davantage globaux dans leur démarche. La première partie est résolument soviético-centrée : quatre chapitres sur quatre étudient les circulations des techniques et des savoirs, et leur relation avec le politique, entre l’URSS et l’Occident. Cette architecture soulève néanmoins une question : l’emprise du politique sur la science et les techniques serait-elle propre à l’URSS ? Dans la négative, comme le pensent vraisemblablement les auteurs, alors pourquoi ne pas inclure dans cette section des chapitres sur la manière dont politique, sciences et techniques interagissent dans d’autres espaces ? Tout en acceptant la définition large de « globalisation » avancée dans l’introduction, la question se pose tout de même : pourquoi l’espionnage soviétique relèvet-il de la globalisation, au même titre que la coopération soviéto-américaine, que les vins de Champagne ou les médicaments de nos jours ? Autrement dit, le fait de placer ces phénomènes différents sous le chapeau de « globalisation » porte à interrogation ; tout d’abord parce qu’il y a globalisation et globalisation : la circulation des savoirs au début des années 1920 entre deux pays n’est pas la même chose qu’entre un pays et ses colonies ou encore de nos jours, à l’échelle mondiale, en matière de santé. Ensuite parce que la continuité dans le temps de la « globalisation » tout au long du xxe siècle mériterait d’être discutée plutôt qu’assumée : celle de la première moitié du siècle, celle des années 19501980 et celle des deux dernières décennies du xxe siècle expriment-elles un même processus ou des dynamiques différentes ? Ces trois ouvrages ouvrent donc de multiples pistes nouvelles permettant de dépasser l’histoire conventionnelle et eurocentrique des techniques et des savoirs ; certaines pistes y sont déjà développées, d’autres sont suggérées pour témoigner du caractère exceptionnel et prometteur de cette mouvance collective. Alessandro Stanziani Centre de recherches historiques (CRH, EHESS, UMR 8558) E-mail : [email protected] 181