Academia.eduAcademia.edu

Izdebski et al Annales 2022

L'histoire, en tant que discipline, traverse une phase de transition. D'une part, de nouveaux types d'indices (palynologiques, dendrologiques, glaciologiques, ostéologiques, archéogénétiques, etc.) sont disponibles, mais beaucoup d'historiens demeurent réticents à les utiliser, faute d'avoir été formés pour le faire. D'autre part, la situation mondiale actuelle, particulièrement critique, marquée par des changements climatiques et des perturbations écosystémiques sans précédent ainsi que par l'émergence (non sans lien avec ces dérèglements) de maladies hautement transmissibles, incite à se tourner vers le passé, à la recherche de parallèles signiants et de boussoles susceptibles de nous guider. Des professionnels d'autres disciplines-notamment de la médecine, des sciences de l'environnement et de l'économie-se sont attelés à cette tâche en proposant au grand public des « leçons historiques ». Les historiens, quant à eux, participent encore trop peu souvent aux débats sur les dé s du présent et le futur de la planète qui en découle, alors même que ceux-ci captivent l'opinion et contribuent effectivement à tracer les contours de notre avenir. Pour remédier à cette situation, les historiens doivent s'emparer des nouveaux indicateurs et des perspectives disciplinaires et théoriques sur le passé qui ont émergé au cours des décennies récentes. Par ailleurs, ils doivent défendre la pertinence de ce que l'on pourrait appeler, dans une perspective évolutionniste, le passé récent-à savoir la période allant de l'Antiquité à la révolution industriellepour apporter des réponses aux questions majeures qui occupent aujourd'hui nombre d'esprits. Les auteurs du présent article, huit historiens et huit spécialistes de sciences naturelles, souhaitent participer à cet effort en ré échissant à la

https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Interdisciplinarité 9 Dossier https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press L’émergence d’une histoire environnementale interdisciplinaire Une approche conjointe de l’Holocène tardif https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Adam Izdebski, Kevin Bloomfield, Warren J. Eastwood, Ricardo Fernandes, Dominik Fleitmann, Piotr Guzowski, John Haldon, Francis Ludlow, Jürg Luterbacher, Joseph G. Manning, Alessia Masi, Lee Mordechai, Timothy P. Newfield, Alexander R. Stine, Çetin Şenkul et Elena Xoplaki L’histoire, en tant que discipline, traverse une phase de transition. D’une part, de nouveaux types d’indices (palynologiques, dendrologiques, glaciologiques, ostéologiques, archéogénétiques, etc.) sont disponibles, mais beaucoup d’historiens demeurent réticents à les utiliser, faute d’avoir été formés pour le faire. D’autre part, la situation mondiale actuelle, particulièrement critique, marquée par des changements climatiques et des perturbations écosystémiques sans précédent ainsi que par l’émergence (non sans lien avec ces dérèglements) de maladies hautement transmissibles, incite à se tourner vers le passé, à la recherche de parallèles signifiants et de boussoles susceptibles de nous guider. Des professionnels d’autres disciplines – notamment de la médecine, des sciences de l’environnement et de l’économie – se sont attelés à cette tâche en proposant au grand public des « leçons historiques ». Les historiens, quant à eux, participent encore trop peu souvent aux débats sur les défis du présent et le futur de la planète qui en découle, alors même que ceux-ci captivent l’opinion et contribuent effectivement à tracer les contours de notre avenir. Pour remédier à cette situation, les historiens doivent s’emparer des nouveaux indicateurs et des perspectives disciplinaires et théoriques sur le passé qui ont émergé au cours des décennies récentes. Par ailleurs, ils doivent défendre la pertinence de ce que l’on pourrait appeler, dans une perspective évolutionniste, le passé récent – à savoir la période allant de l’Antiquité à la révolution industrielle – pour apporter des réponses aux questions majeures qui occupent aujourd’hui nombre d’esprits. Les auteurs du présent article, huit historiens et huit spécialistes de sciences naturelles, souhaitent participer à cet effort en réfléchissant à la Annales HSS, 77-1, 2022, p. 11-58, 10.1017/ahss.2022.114 © Éditions de l’EHESS 11 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. manière dont les premiers peuvent engager le dialogue avec les disciplines des seconds. Par souci de concision, cette contribution se concentre sur les sciences de la Terre, branche des sciences naturelles avec laquelle l’histoire a entretenu, depuis longtemps, les interactions les plus fortes, tout en reconnaissant l’influence, parfois importante, qu’exercent de nombreux autres champs des sciences naturelles sur la discipline – par exemple, la recherche sur l’ADN ancien (archéo-génétique) et les sciences cognitives1. D’un point de vue géologique, et selon les échelles de temps utilisées dans les sciences de la Terre, l’immense majorité des historiens travaillent sur l’Holocène tardif, soit environ les trois derniers millénaires. Le début de cette ère coïncide avec l’émergence des « civilisations classiques » aux deux extrémités de l’Eurasie et en Méso-Amérique, dans la vallée de l’Indus et dans d’autres régions, lesquelles ont donné naissance à des processus socio-économiques et politiques qui ont considérablement participé aux réussites techniques et technologiques auxquelles nous sommes parvenus, mais aussi aux problèmes que nous connaissons aujourd’hui, de la dérive climatique globale aux extinctions de masse de nombreuses espèces et à l’avènement de l’Anthropocène2. L’Holocène tardif, étonnamment stable en matière de variabilité climatique par rapport à la période précédente de la même ère, aux ères glaciaires et interglaciaires antérieures ou encore à notre e siècle, est la période pour laquelle nous disposons des meilleurs outils pour étudier le passé de l’humanité. D’abondantes sources écrites, dont le volume et la qualité s’accroissent au fur et à mesure que l’on s’approche du présent, complètent les indices matériels laissés au cours de l’évolution humaine et relevant traditionnellement de l’archéologie, et les données paléo-environnementales collectées à partir des « archives » de la nature et étudiées par les sciences naturelles. Ces traces textuelles permettent de reconstruire de façon plus exhaustive le passé humain, ouvrant la voie à des possibilités de recherche uniques et faisant de l’Holocène tardif l’« âge des historiens ». Cette ère est étudiée sur tous les continents, dans des centaines de départements d’histoire où les chercheurs travaillent depuis des décennies (si ce n’est des siècles) pour expliquer les dynamiques des sociétés, complexes, qui s’y sont développées. Ces historiens ont assurément beaucoup à apporter au dialogue interdisciplinaire sur la place de l’humanité dans la longue durée de l’histoire de la planète. Si les paléosciences prennent part à ce dialogue avec leurs propres questions, elles ne cherchent ni à se substituer à l’histoire ni à s’arroger le rôle interprétatif prééminent dans la reconstitution du passé humain. Cependant, l’apport de 12 1. Sur l’ADN ancien, voir, par exemple, Carlos Eduardo G. A et al., « Understanding 6th-Century Barbarian Social Organization and Migration through Paleogenomics », Nature Communications, 9-1, 2018, https://doi.org/10.1038/s41467-018-06024-4. Sur les sciences cognitives, voir en particulier le chapitre sur la neuro-histoire de Rob B et Daniel L S, « Neurohistory », in M. T et P. B (dir.), Debating New Approaches to History, Londres, Bloomsbury Academic, 2018, p. 313-318. 2. Sur l’avènement de l’Anthropocène et son utilisation en tant que concept par les historiens, voir le dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378. INTERDISCIPLINARITÉ https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press nouvelles sources – les données des sciences naturelles – ne saurait aller sans l’arrivée de nouvelles incertitudes. Celles-ci ont été le lot quotidien des historiens pendant des siècles, mais la mise en œuvre de nouvelles méthodologies, en particulier via l’utilisation de données émanant des sciences naturelles, contraint la discipline historique à devoir composer avec les incertitudes propres à ces nouveaux indicateurs scientifiques (par exemple en termes de datation ou de localisation) : quel est leur degré de fiabilité pour l’utilisation que les historiens souhaitent en faire ? Cela représente à la fois un défi méthodologique et une chance puisqu’en combinant un plus large éventail de sources, avec leurs limites propres (et indépendantes), nous avons la possibilité de reconstituer le passé de façon plus crédible tout en atténuant les contraintes documentaires auxquelles les historiens se heurtent traditionnellement. Depuis plus d’une décennie, un changement de paradigme s’est opéré concernant la nature des sources disponibles pour reconstruire le passé humain. Au cours de cette période, les paléoscientifiques ont commencé à publier des données pertinentes pour l’histoire de l’Holocène tardif et, inévitablement, à proposer des explications environnementales novatrices au sujet d’événements et de processus historiques majeurs3. Ce faisant, ils ont souvent cherché à prouver que leurs données pouvaient être appliquées à des questions touchant à l’histoire humaine et, également, à comprendre comment les sociétés passées avaient réagi aux changements environnementaux, étant peut-être davantage conscients que d’autres de la trajectoire périlleuse des changements climatiques à venir4. Certains historiens, en retour, se sont emparés d’une série d’indicateurs fournis par les sciences naturelles et des discussions qu’ils sous-tendent5. Cependant, pour que des données 3. Pour un travail récent et bien connu, voir Ulf B et al., « Cooling and Societal Change during the Late Antique Little Ice Age from 536 to around 660 A. D. », Nature Geoscience, 9-3, 2016, p. 231-236. 4. Même s’il y a eu, par le passé, des phases pendant lesquelles la discipline historique a déjà manifesté un tel intérêt, notamment dans le contexte de l’école des Annales : voir par exemple le numéro spécial « History and Climate: Interdisciplinary Explorations », The Journal of Interdisciplinary History, 10- 4, 1980. La « phase » contemporaine qui fait l’objet de cet article se distingue par les progrès considérables en matière de portée et de précision des données que les sciences de la nature sont capables de fournir aujourd’hui, mais aussi par l’accès sans précédent aux archives historiques rendu possible par la numérisation et le développement de nouvelles méthodes d’analyse du contenu. 5. Pour des exemples récents, voir notamment Nicholas P. D, Timothy P. B et Sheryl L-B, « Kax and Kol: Collapse and Resilience in Lowland Maya Civilization », Proceedings of the National Academy of Sciences, 109-10, 2012, p. 3652-3657 ; Steven H et al., « Medieval Iceland, Greenland, and the New Human Condition: A Case Study in Integrated Environmental Humanities », Global and Planetary Change, 156, 2017, p. 123-139 ; C. E. G. A et al., « Understanding 6th-Century Barbarian Social Organization… », art. cit. ; Joseph R. MC et al., « Lead Pollution Recorded in Greenland Ice Indicates European Emissions Tracked Plagues, Wars, and Imperial Expansion during Antiquity », Proceedings of the National Academy of Sciences, 115-22, 2018, p. 5726-5731 ; Dan P et al., « Geoarchaeological Evidence from Angkor, Cambodia, Reveals a Gradual Decline Rather than a Catastrophic 15th-Century Collapse », Proceedings of the National Academy of Sciences, 116-11, 2019, p. 4871- 4876. 13 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. scientifiques nouvellement produites soient plus amplement reconnues comme des sources légitimes au sein de la discipline historique, à égalité avec les sources textuelles et les vestiges de la culture matérielle, il est nécessaire d’apprendre à les manipuler correctement, en identifiant leurs forces mais aussi en sondant leurs limites. Pour ce faire, les historiens doivent rechercher et promouvoir des cadres théoriques et des stratégies de recherche qui incluent les données produites par les sciences naturelles. Dans le contexte des sciences de la Terre, de tels cadres et modèles ont été proposés par des historiens de l’environnement, souvent avec l’aide de chercheurs travaillant dans les domaines de la géographie historique, de l’écologie humaine et historique, de l’histoire économique et d’autres champs encore. Puisant ses racines dans les mouvements de défense de l’environnement des années 1960, l’histoire environnementale est particulièrement vigoureuse aux États-Unis6. Néanmoins, c’est en Europe que l’interdisciplinarité est devenue partie intégrante de la recherche en histoire environnementale, transformant ce champ en une alliance polymorphe de chercheurs en sciences naturelles et d’historiens. Ces collaborations reflètent différentes conceptions des relations entre l’être humain et l’environnement : si la plupart d’entre elles dérivent de l’écologie scientifique, d’autres sont issues de la discipline historique, comme le modèle des conséquences climatiques élaboré par Christian Pfister et d’autres historiens du climat – qui s’inspire de l’histoire économique et considère les forces naturelles comme des « influenceurs » externes de l’expérience humaine –, ou le modèle de Richard C. Hoffmann et Verena Winiwarter, qui se concentre davantage sur les boucles de rétroaction entre processus naturels et action humaine7. Nous ferons référence à plusieurs de ces modèles ainsi qu’à leur mise en œuvre avant de les aborder, en conclusion, d’un point de vue rhétorique et, pourrait-on dire, métanarratif. Reste que l’histoire environnementale interdisciplinaire qui nous intéresse ici tend, par essence, à être positiviste et matérialiste, aussi bien dans ses objectifs que dans son épistémologie. Elle cherche avant tout à reconstituer les états et les phénomènes géologiques passés et à les relier aux processus sociaux, ce qui nécessite d’établir des chronologies solides et de procéder à des reconstructions précises. Nous soulignerons d’abord les difficultés inhérentes aux indicateurs paléo-environnementaux avec lesquels les historiens sont amenés à travailler et examinerons les échelles spatio-temporelles auxquelles l’histoire environnementale interdisciplinaire peut opérer de façon pertinente. Nous présenterons ensuite un certain nombre d’études de cas et de stratégies de recherches dont l’objectif 14 6. Grégory Q, Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Seyssel, Champ Vallon, 2014. 7. L’une des applications les plus classiques du modèle d’histoire climatique se trouve dans l’article de Christian P et Rudolf B, « Social Vulnerability to Climate in the ‘Little Ice Age’: An Example from Central Europe in the Early 1770s », Climate of the Past, 2-2, 2006, p. 115-129. Pour l’approche de la « rétroaction », voir par exemple l’introduction de l’ouvrage de Richard C. H, An Environmental History of Medieval Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, ainsi que Verena W et Martin K, Umweltgeschichte. Eine Einführung, Cologne, Böhlau, 2007. INTERDISCIPLINARITÉ consiste à élaborer des récits historiques en se fondant à la fois sur des preuves écrites et sur des données issues des sciences naturelles. Qu’il s’agisse simplement de rassembler et de discuter les différentes preuves ou de conduire des analyses textuelles ou quantitatives complexes, les approches possibles sont nombreuses, comme le sont leurs forces et leurs faiblesses respectives. In fine, nous examinerons les métarécits dominants dans ce champ interdisciplinaire émergent et formulerons quelques recommandations pour de futures études. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Les données paléo-environnementales du point de vue de l historien Les sciences naturelles sont très diverses et fortement pluralistes. Il n’existe ni une seule paléoscience (une discipline ou branche des sciences naturelles qui étudierait le passé dans sa totalité), ni une unique histoire environnementale interdisciplinaire. La plupart des historiens qui recourent aux sciences naturelles se spécialisent dans une seule branche, en acquérant progressivement l’expertise nécessaire pour exploiter de manière critique les données probantes (il s’agit d’« historiens interdisciplinaires » au sens strict) ; d’autres découvrent des études spécifiques en rapport avec une enquête historique particulière, qu’ils utilisent pour appréhender leurs questions de recherche dans un contexte élargi (on dira de ceux-là qu’ils sont des historiens « ouverts d’esprit », adeptes d’une « lecture large »). Dans chaque groupe toutefois, beaucoup ignorent à quel point l’univers des sciences de la Terre – et, par extension, celui des paléosciences – est divers, riche et hétérogène. Parmi les méthodologies à l’interface entre l’histoire et les sciences naturelles, c’est l’étude des changements climatiques passés qui possède la plus longue tradition de recherche8. Dans l’histoire telle qu’elle s’écrit aujourd’hui, le changement climatique est une notion générale qui recouvre un large éventail de processus et de phénomènes se déroulant à différentes échelles spatiales et temporelles. Cela peut aller de précipitations extrêmes sur des périodes courtes – quelques heures ou quelques jours –, d’épisodes de sécheresse persistant pendant des semaines ou même des années, de conditions météorologiques anormales pendant toute une saison ou plusieurs années consécutives (par exemple, dans une zone tropicale, une décennie de moussons plus faibles que la normale suivie d’une puissante éruption volcanique), jusqu’à des évolutions climatiques de plus long terme pour une zone donnée, selon une échelle décennale voire séculaire (ainsi d’une tendance à l’assèchement ou d’un refroidissement causés par un forçage externe ou par des variations internes au système climatique). La diversité des phénomènes météorologiques et climatiques interdit toute généralisation simpliste quant au rôle du climat dans l’histoire. Ainsi, l’interaction entre un type de changement climatique et une société particulière (et les écosystèmes associés) diffère toujours selon le phénomène météorologique ou 8. On peut faire remonter cette tradition à Emmanuel L R L, « Histoire et Climat », Annales ESC, 14-1, 1959, p. 3-34. 15 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. climatique considéré ou, plus exactement, selon ce que notre interprétation des données paléoclimatiques suggère à ce propos. Sans parler, bien sûr, de l’immense complexité des systèmes politique, économique et culturel singuliers qui conditionnent, à chaque fois, la façon dont une société réagit au « changement climatique »9. La variabilité climatique passée a laissé des traces dans les archives humaines et naturelles ; ces dernières peuvent prendre la forme de sédiments lacustres ou marins, de dépôts de tourbe, de spéléothèmes (stalactites ou stalagmites) dans des grottes, d’arbres vivants ou morts, de couches de glace, etc. Correctement exploitées, ces archives sont susceptibles de fournir un grand nombre de proxies, ou données indirectes, c’est-à-dire d’indicateurs chiffrés, physiques ou chimiques, permettant d’approcher les conditions environnementales passées, sans toutefois refléter directement tel ou tel paramètre climatique ou météorologique. Alors que le champ de la paléoclimatologie s’est développé et a gagné en maturité, les données indirectes utilisées se sont multipliées et diversifiées. Ces archives s’étant constituées à partir de multiples processus environnementaux (naturels), elles nécessitent différentes méthodes d’extraction et d’analyse. Pour interpréter une archive et établir une donnée indirecte, il est souvent nécessaire, par exemple, de maîtriser la morphologie des plantes ou des animaux, de mesurer des concentrations de composés et d’éléments inorganiques ou d’effectuer des mesures isotopiques de matériaux organiques et inorganiques. De nombreux champs scientifiques sont concernés et chacun d’entre eux requiert un degré élevé de spécialisation. Les reconstructions du climat fondées sur des données indirectes, qu’elles soient d’origine documentaire ou naturelle, contiennent leur lot d’incertitudes. Pour le chercheur confronté à cet obstacle, l’étalonnage des données est un enjeu crucial. En effet, puisqu’il est impossible de mesurer directement le climat du passé, les chercheurs sont contraints d’évaluer la quantité de matière organique et inorganique subsistante qui résulte de processus complexes, influencés par les variables climatiques antérieures ou par d’autres phénomènes météorologiques. Nous calibrons les données indirectes – recueillies sur le terrain et analysées en laboratoire – en les comparant à des observations modernes réalisées à partir d’instruments météorologiques, lesquelles couvrent en général les seuls e et e siècles. Nous obtenons ainsi des estimations de la température ou des précipitations pour des périodes spécifiques d’une année donnée. Dans certains cas, les données indirectes permettent de reconstituer à la fois des températures et des précipitations, fournissant dès lors des informations plus générales au sujet des conditions hivernales ou des épisodes de sécheresse. L’incertitude chronologique constitue un autre aspect, encore plus important, sur lequel nous nous pencherons par la suite. La fragilité des datations, d’une part, et les marges d’erreur inhérentes au processus de reconstitution paléoclimatique (étalonnage des données), d’autre part, tendent à engendrer une incertitude « composite », à multiples variables, avec laquelle l’historien qui utilise ces données doit composer. 16 9. Dagomar D et al., « Towards a Rigorous Understanding of Societal Responses to Climate Change », Nature, 591-7851, 2021, p. 539-550. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ La paléoécologie – l’étude par les sciences naturelles des paysages du passé – et la paléoclimatologie sont en butte à de nombreux défis communs, notamment en termes de chronologie. La paléoécologie, ou science paléo-environnementale, emploie également des approches très hétérogènes pour reconstituer le passé. Dans la majorité des cas, les chercheurs paléo-environnementaux travaillent sur des carottes de sédiments, soit de longs cylindres de matière organique et inorganique (ou boue) extraits de fonds lacustres ou de tourbières qui favorisent l’accumulation de cette matière couche par couche et, partant, garantissent sa conservation sur de longues périodes. Ces carottes peuvent être analysées à l’aide de diverses méthodes, à commencer par la géochimie des sédiments, qui permet d’établir des schémas d’érosion locaux et de déterminer les processus physico-biologiques responsables de la production et de l’accumulation des sédiments. Par l’amplitude de leur variation, ces paramètres peuvent témoigner de transformations importantes de l’écosystème local, voire du paysage tout entier, à des moments spécifiques du passé, le plus souvent d’origine anthropique. Ces interventions humaines apparaissent par exemple à l’examen des grains de pollen conservés dans les sédiments et produits par des plantes présentes autour des bassins sédimentaires (nos lieux d’étude) : la palynologie permet ainsi de retracer les modifications des cultures et des systèmes agricoles. Bien qu’elle permette d’identifier des espèces ou des familles de plantes et de déterminer l’évolution de leur présence au fil du temps avec un degré élevé de précision, cette méthode n’en demeure pas moins, elle aussi, une approximation. Il est donc rare de pouvoir identifier avec certitude la signature spatiale exacte des dynamiques de la végétation : si le pollen de certaines plantes, comme la vigne ou les céréales, se disperse dans un rayon relativement limité, celui d’autres végétaux, comme les oliviers ou les pins, parcourt de longues distances, ce qui conduit souvent à un mélange de résidus locaux et régionaux dans un même jeu de données10. Un certain nombre d’autres techniques permettent d’évaluer l’influence humaine sur les paysages, notamment une série de biomarqueurs – des composés organiques révélant la présence de plantes ou d’animaux dans le passé, comme les betastanols présents dans les excréments des omnivores, en général les porcs ou les humains11. Aucun de ces indicateurs, pris isolément, n’autorise une mesure ou une reconstitution directe des activités humaines ou des écosystèmes passés à l’échelle du paysage. Cependant, une fois combinés, ils rendent possibles des approximations fiables que les historiens et les archéologues peuvent utiliser et contextualiser à l’aide de sources écrites ou matérielles. Les écrits que nous produisons sur le passé sont ancrés dans des lieux spécifiques et se rapportent à des périodes particulières de l’histoire. Les historiens 10. Adam I, « Palynology and Historical Research », in A. I et J. PK (dir.), A Companion to the Environmental History of Byzantium, Leyde, Brill, 2022 (à paraître). 11. Voir par exemple Robert M. D’A et al., « Climate Impacts on Human Settlement and Agricultural Activities in Northern Norway Revealed through Sediment Biogeochemistry », Proceedings of the National Academy of Sciences, 109-50, 2012, p. 20332-20337. 17 A. IZDEBSKI ET AL. utilisent le temps et l’espace pour structurer leurs récits – ils étudient un problème spécifique dans le cadre d’un « où et quand » particulier. Dans une large mesure, le temps et l’espace définissent également les spécialisations et les sous-disciplines de l’histoire académique : la plupart des chercheurs sont spécialistes de certaines aires géographiques à une époque donnée. C’est bien plus rarement le cas dans les sciences naturelles, où la spécialisation est souvent fondée sur la méthode. En toute logique, les historiens qui étudient la possibilité d’intégrer des données et des idées issues des sciences naturelles dans leurs travaux commencent, la plupart du temps, par recenser les données disponibles dans un cadre spatio-temporel précis. Ils s’intéressent ensuite aux chevauchements entre ces données et leurs objets de recherche pour élaborer de nouveaux récits. La fiabilité des données devient dès lors un enjeu majeur pour pouvoir intégrer des indicateurs variés provenant de disciplines souvent radicalement différentes. Avant d’examiner des cas d’étude concrets – ou, plus exactement, des contextes méthodologiques dans lesquels des communautés issues des sciences humaines et des sciences naturelles interagissent et où les ensembles de données qu’elles produisent s’enchevêtrent –, il faut commencer par se pencher sur la façon dont les échelles temporelles et spatiales sont conçues et utilisées dans les disciplines des sciences naturelles qui côtoient le plus fréquemment l’histoire de l’Holocène tardif. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press n défi épistémologique relier phénom nes climatiques et indicateurs chiffrés 18 Les phénomènes liés au climat peuvent être locaux, régionaux, hémisphériques ou mondiaux ; ils définissent donc la « pertinence » spatiale des informations fournies par les données indirectes. Par conséquent, le changement climatique se déroule à des échelles d’une troublante diversité. Pour commencer, les variations affectant l’ensemble d’un hémisphère voire la planète entière sont relativement rares – et souvent associés à des types de forçage spécifiques, comme de fortes éruptions volcaniques tropicales ou le phénomène El Niño/Oscillation australe (ENSO). Elles se traduisent ensuite différemment dans les climats régionaux, entraînant par exemple des modifications des schémas pluviométriques saisonniers sur une échelle semicontinentale, en lien avec les fluctuations des moussons ou les températures de surface des océans. Enfin, en raison des variations microclimatiques et microrégionales, les mêmes phénomènes climatiques hémisphériques, ou même régionaux, peuvent avoir des effets locaux différenciés, voire opposés, en fonction d’un grand nombre de facteurs, notamment les interactions terre/mer, la nature de la végétation ou la morphologie des sols. Les températures tendent à varier de façon plus homogène à l’échelle de zones plus étendues (souvent continentales ou sous-continentales), tandis que les conditions hydroclimatiques (pluie, neige, humidité du sol, etc.) peuvent osciller de manière significative à des échelles régionales ou locales. Pour mieux saisir les questions spatiales soulevées par l’interprétation des données indirectes, penchons-nous sur les conditions hydroclimatiques principalement hivernales au lac Nar, en Anatolie centrale. Comme nous l’avons mentionné, INTERDISCIPLINARITÉ https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press les données météorologiques contemporaines (recueillies par des instruments de mesure) sont utilisées pour comprendre quels phénomènes climatiques les données indirectes reflètent. Elles peuvent également servir à évaluer la pertinence spatiale de ces données, c’est-à-dire à déterminer les zones qu’elles couvrent effectivement. Les figures 1 et 2 font apparaître des corrélations spatiales statistiquement significatives entre les conditions pluviométriques automnales et hivernales du lac Nar et celles de la zone environnante sur des échelles temporelles de trente et soixante ans. Sur une échelle de temps d’environ une génération humaine, soit trente ans (fig. 1), les valeurs obtenues pour le lac Nar se révèlent surtout pertinentes pour l’Anatolie centrale (avec un coefficient de corrélation de Spearman d’environ 0,812), moins pour le reste de la région anatolienne (avec un coefficient de corrélation d’environ 0,6) et encore moins pour la Bulgarie, la Roumanie et le sud-ouest de l’Ukraine, où seulement la moitié des précipitations automnales et hivernales suivent une tendance similaire à celle de la région du lac Nar. Si l’on double l’échelle de temps, à savoir soixante ans (fig. 2), les valeurs de corrélation spatiale avec des régions situées en dehors de l’Anatolie centrale décroissent, mais la corrélation reste tout de même statistiquement significative et, ce pour une zone plus étendue encore – englobant le sud de la Grèce ainsi que les régions septentrionales de l’Irak et du Levant. Cet exemple montre clairement la nécessité de prendre en compte plusieurs échelles spatiales et temporelles lorsque l’on manie une donnée indirecte dans une analyse historique. Le cas du lac Nar peut tout à fait être utilisé pour produire une histoire climatique de l’Anatolie centrale, mais les tendances mises au jour ne sauraient être extrapolées à d’autres régions de la Méditerranée, à moins d’être corroborées par d’autres données indirectes. Il faut également garder à l’esprit que seules certaines dynamiques de long terme sont identifiables grâce aux données indirectes (et que leur pertinence est, elle aussi, irrégulière dans le temps13). Il ne saurait donc y avoir une histoire climatique unique pour la Méditerranée, ni même pour la Méditerranée orientale14. 12. Le coefficient de corrélation de Spearman estime à quel point la relation entre deux variables peut être décrite par une fonction monotone. Il s’agit d’un test de corrélation de rang qui ne nécessite aucune hypothèse sur la distribution des données, contrairement au coefficient de Pearson qui exige des variables normalement distribuées. Il est notamment approprié pour des variables ordinales. Le coefficient de Spearman prend des valeurs entre -1 et +1 et la relation entre les variables est d’autant plus forte que sa valeur est proche de -1 ou de 1. Par ailleurs, une corrélation positive signifie que lorsqu’une variable croît, l’autre variable a tendance à croître également tandis qu’une corrélation négative signifie que lorsqu’une variable croît, l’autre variable décroît. 13. Inga L et al., « Climatic Changes and their Impacts in the Mediterranean during the First Millennium A.D. », in A. I et M. M (dir.), Environment and Society in the Long Late Antiquity, Leyde, Brill, 2018, p. 65-88. 14. John H et al., « Plagues, Climate Change, and the End of an Empire: A Response to Kyle Harper’s The Fate of Rome (1): Climate », History Compass, 16-12, 2018, https://doi. org/10.1111/hic3.12508 ; Timothy P. N, « The Climate Downturn of 536-50 », in S. W, C. P et F. M (dir.), The Palgrave Handbook of Climate History, Londres, Palgrave, 2018, p. 447- 493, en particulier p. 467- 474. 19 A. IZDEBSKI ET AL. igure Corrélation de pearman entre les précipitations automnales et hivernales du lac ar - https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Note : corrélation de Spearman après élimination de la tendance et des précipitations des régions voisines pour la période. 20 La précision temporelle de la donnée indirecte dépend à son tour non pas des spécificités du phénomène climatique qu’elle représente, mais avant tout de l’archive naturelle d’où on l’a extraite – qu’il s’agisse du fond d’un lac, d’une tourbière, des stalagmites d’une grotte, d’un arbre, etc. Dans certains cas, les paléoclimatologistes peuvent élaborer des reconstitutions climatiques avec une précision annuelle (en se fondant par exemple sur les cernes des arbres) ; néanmoins, ils recourent en général à des échelles multidécennale ou centennale dans leurs jeux de données. La distance entre les points correspondant aux valeurs d’une donnée indirecte peut donc correspondre à une seule année ou bien à des décennies, voire à des siècles – ces estimations temporelles étant elles-mêmes affectées d’un degré d’incertitude oscillant entre un à deux ans et plusieurs décennies. Ces fluctuations s’expliquent par les méthodes de datation radiométriques, comme la datation par le carbone 14 (14C) ou par les séries de l’uranium, largement employées pour élaborer des chronologies. Les scientifiques mesurent les propriétés radiométriques d’échantillons choisis à partir de différentes profondeurs de carottes ou de spéléothèmes qui, en raison du processus d’accumulation des sédiments, reflètent différentes « dates », ou emplacements dans le temps. À partir de ces premières mesures, ils extrapolent afin d’élaborer un modèle âge-profondeur INTERDISCIPLINARITÉ igure Corrélation de pearman entre les précipitations automnales et hivernales du lac ar - https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Note : corrélation de Spearman après élimination de la tendance et des précipitations des régions voisines pour la période. pouvant être utilisé pour fournir une estimation de l’âge (et non pas une « date » en tant que telle) de tous les autres échantillons. Comme tout procédé de mesure, les méthodes radiométriques comportent une marge d’erreur. Même si cette dernière est relativement faible la plupart du temps, du fait des progrès technologiques constants, tous les matériaux ne se prêtent pas à la datation ; de plus, le recueil d’échantillons de qualité reste aléatoire : certaines parties d’une carotte seront par conséquent datées plus précisément que d’autres. L’incertitude chronologique inhérente aux méthodes radiométriques est en outre renforcée par la nécessité de procéder à un étalonnage. La datation au 14C, par exemple, repose sur la comparaison des mesures de carbone radioactif avec des dates calendaires connues, obtenues par exemple par des méthodes dendroclimatologiques15 (fig. 3). Le processus d’étalonnage d’une mesure radiocarbone aboutit à une incertitude chronologique pouvant varier considérablement en fonction des segments temporels considérés, selon la présence ou non d’indicateurs temporels complémentaires – les incertitudes peuvent ainsi être plus ou moins importantes d’un 15. Relatives à l’étude des cernes annuels de croissance des arbres. 21 A. IZDEBSKI ET AL. demi-millénaire à un autre. Cela signifie que, dans la majorité des cas, les données paléo-environnementales permettent de raisonner à l’échelle de décennies, de demi-siècles ou même de siècles, plutôt qu’à l’échelle annuelle ou mensuelle de l’« histoire événementielle ». igure emple d étalonnage radiocarbone du lac ngir en Anatolie ( ge C brut mesuré de ) 1500 âge 14C (A. P.) 1400 1300 courbe d’étalonnage 1200 La date radiocarbone réelle a une probabilité de 95 % de se situer dans cette fourchette. 1100 âge calibré https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press 600 700 652-723 (probabilité : 73 %) 800 900 740-768 (probabilité : 22,4 %) probabilité : 95,4 % Dates calibrées Note : l’axe vertical montre les mesures radiocarbones (ligne jaune), avec la distribution théorique de la probabilité (en rouge : une déviation standard, probabilité de 67 % ; en rose : deux déviations standards, probabilité de 95 %). La ligne bleue correspond à la courbe d’étalonnage radiocarbone de l’hémisphère nord. L’axe horizontal représente la distribution de la probabilité étalonnée (en noir : une déviation standard, probabilité de 67 % ; en gris : deux déviations standards, probabilité de 95 %). Source : préparé avec l’OxCal v. 4.3.2, Christopher BRONK RAMSEY, « Methods for Summarizing Radiocarbon Datasets », Radiocarbon, 59-6, 2017, p. 1809-1833 ; courbe d’étalonnage atmosphérique IntCal13, Paula J. REIMER et al., « IntCal13 and Marine13 Radiocarbon Age Calibration Curves 0-50,000 Years cal BP », Radiocarbon, 55-4, 2013, p. 1869-1887. 22 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ Pour mieux comprendre ces difficultés, prenons un autre exemple, celui du lac Engir, situé non loin du lac Nar. Les sédiments des deux lacs ont fait l’objet d’une analyse palynologique dont les résultats, concordants, montrent que les systèmes agricoles mixtes (combinant agriculture et élevage) se sont effondrés en Cappadoce à la fin de l’Antiquité. C’est la date exacte de ce changement qui pose problème : tandis que les sédiments varvés du lac Nar indiquent précisément les années 660 apr. J.-C.16, la chronologie du lac Engir se fonde sur deux dates radiocarbones (1320 ± 30 ans A. P. [avant le présent] pour les mesures effectuées à 114,5 centimètres et 1540 ± 30 ans A. P. pour celles prises à 175 centimètres)17. Or le changement dans les sédiments est repérable à une profondeur de 137 centimètres : il est donc crucial d’estimer correctement l’âge de l’échantillon prélevé au niveau du 137e centimètre de la carotte. Avec deux datations radiocarbones, une telle estimation est possible en utilisant deux modèles âge-profondeur : la régression linéaire et l’interpolation linéaire. D’un point de vue technique, l’interpolation linéaire est une régression linéaire progressive consistant à interpoler des âges estimés entre des datations au carbone 14 et la surface (c’est-à-dire la date à laquelle la carotte a été prélevée au début du e siècle) ; on utilise pour ce faire des fonctions linéaires différentes pour chacune des deux sections de la carotte – entre les deux dates, d’une part, et entre la seconde date et la surface, d’autre part (fig. 4). L’estimation de l’âge d’un échantillon à partir d’un modèle âge-profondeur est une question de probabilité ; on n’obtient jamais de données précises, mais plutôt une répartition de probabilité au fil du temps, laquelle montre à quel endroit la date exacte (inconnue) a le plus de chance de se trouver. Ainsi, pour l’échantillon prélevé au 137e cm, le modèle de régression linéaire (en rouge) « disperse » cette probabilité sur trois cents ans, tandis que l’interpolation linéaire (en bleu) restreint la répartition aux environs du e siècle apr. J.-C. – et plutôt vers la première moitié de ce siècle. En fin de compte, le choix du modèle dépend d’arguments mathématiques et géologiques, bien que les deux modèles ici utilisés montrent que les effondrements du système agricole à Engir et à Nar sont probablement contemporains. Il convient de souligner que le modèle du lac Engir est un modèle simple (sachant qu’en général, plus le modèle est complexe, meilleur il est). Ce type de modèle peut contenir des dizaines de dates radiocarbones et est susceptible de comporter des ruptures ou des irrégularités importantes dans le processus de sédimentation, ce qui complique considérablement l’estimation de l’âge. 16. Ann E et al., « Historical Landscape Change in Cappadocia (Central Turkey): A Palaeoecological Investigation of Annually-Laminated Sediments from Nar Lake », The Holocene, 18-8, 2008, p. 1229-1245. 17. Çetin Ş et al., « Late Holocene Environmental Changes in the Vicinity of Kültepe (Kayseri), Central Anatolia, Turkey », Quaternary International, 486, 2018, p. 107-115. 23 A. IZDEBSKI ET AL. 0 igure Mod le ge-pro ondeur d une carotte de sédiments du lac ngir et distribution de la probabilité de l ge estimé cm de pro ondeur Interpolation linéaire profondeur (cm) 100 50 Régression linéaire 150 137 cm https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press 700 800 0,012 137 cm 0,003 distribution de la probabilité 600 2000 0,000 0,012 0,006 137 cm 500 1500 1000 0,000 distribution de la probabilité 500 500 600 700 800 Note : le modèle représenté en bleu est celui de l’interpolation linéaire entre points de données ; en rouge, celui de la régression linéaire et de la distribution de la probabilité de l’âge estimé à 137 cm de profondeur (l’échantillon montrant la transition entre l’agriculture de la fin de l’Antiquité et l’abandon des terres du début de l’époque médiévale). Sur le graphique du haut, les lignes vertes représentent les deux mesures radiocarbones avec leur distribution de probabilité, plus la surface de la carotte (début du XXIe siècle). Les lignes bleue et rouge montrent la meilleure estimation unique de l’âge pour chaque profondeur de carotte dans chaque modèle âge-profondeur ; les zones en bleu et en rose donnent à voir la distribution de la probabilité de 95 % de l’estimation de l’âge dans chaque modèle âge-profondeur. Les deux graphiques du bas montrent à quoi ressemble en réalité la distribution de la probabilité pour une section spécifique de la profondeur de la carotte (ici, 137 cm de profondeur), en fonction du modèle (en bleu : interpolation linéaire ; en rouge : régression linéaire). Source : graphiques réalisés à l’aide de la modélisation âge-profondeur du programme CLAM, Maarten BLAAUW, « Methods and Code for ‘Classical’ Age-Modeling of Radiocarbon Sequences », Quaternary Geochronology, 5-5, 2010, p. 512-518. Les dates radiocarbones proviennent de Çetin ŞENKUL et al., « Late Holocene Environmental Changes in the Vicinity of Kültepe (Kayseri), Central Anatolia, Turkey », Quaternary International, 486, 2018, p. 107-115. 24 Un retour à l’historiographie permet de placer ce problème dans un autre contexte : celui de la façon dont les dernières générations d’historiens ont pensé le temps. À n’en pas douter, la transformation en cours de l’histoire en tant que discipline, https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ à laquelle s’ajoutent les récents progrès des paléosciences, peut également se lire comme une redéfinition de la structure braudélienne du temps historique. L’échelle (infra)centennale et régionale de la plupart des données paléo-environnementales correspond exactement au niveau de changement de la « moyenne durée » qui est, selon Fernand Braudel, la temporalité de l’histoire sociale et économique18. En outre, la disponibilité croissante des données paléo-environnementales rend aujourd’hui possible de « traduire » des phénomènes environnementaux qui relevaient auparavant de la « longue durée » (soit l’échelle à laquelle aucun changement perceptible par l’homme n’a lieu) en moyenne durée. En somme, il devient désormais réalisable de discerner des tendances climatiques ou, pour reprendre les termes d’Emmanuel Le Roy Ladurie, des « conjonctures climatiques »19, marquées par des changements se produisant à un rythme relativement rapide, entre deux générations, voire plus rapidement encore. Cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun processus de longue durée au sens braudélien, ni que les histoires environnementales se déroulent uniquement à cette temporalité intermédiaire. Disons plutôt que les processus sont définis par leur rythme, et non par leur spécificité : la dimension environnementale accompagne le social et l’économique aussi bien que le politique et le culturel, quelle que soit l’échelle sur laquelle les phénomènes que nous étudions se produisent. Dans cette logique, certains participants à des débats plus contemporains sur la longue durée ont suggéré qu’il était nécessaire, afin de travailler efficacement sur des perspectives historiques de plus long terme, de déconstruire ou de subdiviser la longue durée en échelles temporelles plus fines. Une telle refonte devait permettre de mieux comprendre les processus sociaux qui constituent la base des tendances centennales20. On ne s’étonnera pas que les historiens français de l’école des Annales aient proposé des stratégies similaires il y a déjà trente ans, lorsqu’ils tentaient de trouver une solution aux impasses de l’histoire quantitative : la solution la plus couramment adoptée a consisté à appréhender les événements spécifiques de la microhistoire comme des modèles pour analyser des phénomènes de plus grande échelle21. Dans cette perspective, une étude quantitative doit donc 18. Fernand B, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 3 vol., 1949 ; id., « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Annales ESC, 13- 4, 1958, p. 725-753. 19. Terme employé pour la première fois dans un article publié il y a plus de cinquante ans : Emmanuel L R L, « Aspects historiques de la nouvelle climatologie », Revue historique, 225-1, 1961, p. 1-20. 20. Christian L, « Longue durée et profondeurs chronologiques », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 359-365. 21. La « question des échelles d’analyse » était l’une des préoccupations majeures au moment de la « crise » des Annales dans les années 1980 : « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales HSS, 43-2, 1988, p. 291-293. Pour un traitement plus complet du débat sur les niveaux « micro » et « macro » des échelles d’observation dans l’historiographie française, voir Jacques R, « Micro-analyse et construction du social », in J. R (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996, p. 15-36 ; id., « Paysage par gros temps », in A. R et S. S (dir.), La forza delle incertezze. Dialoghi storiografici con Jacques Revel, Bologne, Il Mulino, 2016, p. 353-369. 25 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. associer une approche de long terme avec une méthode plus microhistorique ou, à tout le moins, avec une méthode plus qualitative adoptant une résolution plus fine22. Or, avec la profusion des données paléo-environnementales, les historiens ne sont plus cantonnés à combiner des approches quantitatives et qualitatives venant de la discipline historique elle-même : ils peuvent désormais intégrer à leurs travaux des preuves produites en dehors des sciences humaines. Croiser différents types de données indirectes environnementales avec des preuves archéologiques ou textuelles permet non seulement de réduire la gamme des interprétations possibles, mais aussi d’en limiter la portée chronologique et géographique. Les chercheurs travaillant au croisement de l’histoire, d’une part, et de l’archéologie et de la géologie, d’autre part, ont été les premiers à être confrontés à ce défi. Il y a vingt ans, par exemple, l’historien du paysage et archéogéographe Gérard Chouquer estimait que les différentes disciplines, au lieu d’être cantonnées à l’étude de certaines « couches » de temporalité bien définies – depuis le passé (plus) profond des géologues jusqu’à l’espace humain et naturel contemporain des géographes –, devraient toutes collaborer, en réunissant les ressources à leur disposition, de manière à travailler sur certains objets transversaux aux échelles spatio-temporelles les plus adaptées23. Les approches paléoscientifiques ont fait des progrès si considérables au cours de la dernière décennie, tant pour l’éventail des phénomènes qu’elles sont capables de reconstituer que pour la précision chronologique de leurs méthodes, qu’un tel programme est désormais possible. De nombreux problèmes auxquels les générations précédentes d’historiens – pionnières de la collaboration avec les sciences de la Terre – ont dû faire face sont peu à peu résolus et l’on peut raisonnablement espérer, du fait de l’intérêt croissant des sciences de la Terre pour les origines de l’Anthropocène, qu’une synergie plus efficace encore se développe à l’avenir entre les chercheurs des sciences humaines et des sciences de la Terre. Afin d’illustrer les gains heuristiques permis par de tels rapprochements, nous allons maintenant exposer comment cette interdisciplinarité est aujourd’hui mise en pratique, en nous concentrant sur les trois types d’étude les plus courants 26 22. De telles approches ont également été proposées au sein de la tradition de l’école des Annales, si l’on pense au travail du laboratoire d’archéologie et d’histoire environnementale de Gênes, dirigé par Diego Moreno. Dans ce cas, un travail historique détaillé, en particulier dans le domaine de la géographie historique, constitue une nouvelle base pour l’interprétation de découvertes archéologiques et de données paléo-environnementales. Voir par exemple Giulia B, Roberta C, Diego M et Anna Maria S, « Les cultures temporaires, entre longue durée et chronologie fine (Montagne ligure, Italie) », in C. R et R. V (dir.), Cultures temporaires et féodalité. Les rotations culturales et l’appropriation du sol dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2014, p. 235-258 ; Valentina P, Carlo Alessandro M et Diego Teodorico M, « Multi-Proxy Record of Environmental Changes and Past Land Use Practices in a Mediterranean Landscape: The Punta Mesco Cape (Liguria – Italy) between the 15th and 20th Century », Quaternary International, 463, 2018, p. 376-390. 23. Gérard C, L’étude des paysages. Essais sur leurs formes et leur histoire, Paris, Errance, 2000, p. 170-175. INTERDISCIPLINARITÉ permettant, dans le domaine de l’histoire environnementale, de nourrir la recherche historique avec des données issues des sciences naturelles : les études à grands traits de type enquête, les études quantitatives plus ciblées et les études textuelles interdisciplinaires. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press es études de type enqu te mettre en relation des eu de données disparates Les études de type enquête ont été les premiers exemples d’histoire environnementale interdisciplinaire. On peut les décrire comme des tentatives de contextualiser historiquement des données issues des sciences naturelles, lesquelles ont parfois été produites bien antérieurement ou sur une longue période, et souvent indépendamment des questionnements historiques traditionnels (on pense par exemple à la chute de l’Empire romain d’Occident ou à la guerre de Trente Ans). En d’autres termes, il s’agit d’études où les historiens travaillent avec les scientifiques ayant fourni ces données et qui cherchent a posteriori à leur conférer un sens (et une portée) historique. Au cours des deux dernières décennies, la plupart de ces enquêtes ont été consacrées à l’histoire du climat24. Ce modèle initial comprenait fréquemment un volet « marketing », important quoique problématique, puisque l’histoire servait principalement à élargir l’application d’un projet de sciences naturelles classique et attirer l’attention sur celui-ci. C’est pourquoi ces études reflètent non seulement l’usage par des historiens de « produits » scientifiques, mais aussi l’utilisation par les sciences (ou plutôt par les chercheurs en sciences naturelles) de l’histoire pour valider leurs affirmations et conférer à leurs conclusions une plus grande portée25. Ces risques d’instrumentalisation méritent d’être soulignés, dans la mesure où les projets interdisciplinaires tout comme l’utilisation et l’interprétation des données scientifiques peuvent provoquer des tensions considérables, voire des luttes de pouvoir. Lorsqu’ils collaborent avec les paléoscientifiques, les historiens se trouvent parfois engagés dans des débats qui ne leur sont guère voire pas familiers. Ils courent 24. Les plus exhaustives sont probablement deux études portant sur la fin de l’Antiquité : Michael MC et al., « Climate Change during and after the Roman Empire: Reconstructing the Past from Scientific and Historical Evidence », The Journal of Interdisciplinary History, 43-2, 2012, p. 169-220 ; John H et al., « The Climate and Environment of Byzantine Anatolia: Integrating Science, History and Archaeology », The Journal of Interdisciplinary History, 45-2, 2014, p. 113-161. On peut aussi citer : U. B et al., « Cooling and Societal Change during the Late Antique Little Ice Age… », art. cit. L’étude de type enquête peut également être mise en œuvre sur une plus grande échelle, même au sein d’une monographie historique ; pour un exemple développé, voir Adam I, A Rural Economy in Transition: Asia Minor from Late Antiquity into the Early Middle Ages, Varsovie, Taubenschlag Foundation, 2013. Pour un exemple récent de l’application à grande échelle de cette approche, voir Lee M et al., « The Justinianic Plague: An Inconsequential Pandemic? », Proceedings of the National Academy of Sciences, 116-51, 2019, p. 25546-25554. 25. Kristina S, « The New Environmental Fall of Rome: A Methodological Consideration », The Journal of Late Antiquity, 12-1, 2019, p. 211-255. 27 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press alors le risque d’exagérer l’importance historique d’un jeu de données, de négliger le travail critique sur les sources ou de sous-estimer les limites de toute exégèse, si plausible soit-elle. L’histoire n’est pas à l’abri d’un mésusage et le travail des historiens d’une interprétation erronée26. Mais la réciproque est également vraie : les scientifiques peuvent, en toute ignorance, intervenir et même prendre position à propos de sujets suscitant d’intenses débats historiographiques, en conférant à une interprétation donnée l’avantage d’être appuyée par les données « objectives » des sciences naturelles. Un exemple récent révèle bien les faiblesses, mais aussi les forces d’une telle approche27. Nombre d’auteurs du présent article ayant été impliqués dans cette enquête, menée en 2016, nous sommes paradoxalement bien placés pour y revenir sous un angle critique ! La Sicile, objet de ladite étude, est un terrain particulièrement fertile pour appréhender les relations entre climat et société avant l’ère industrielle, d’une part, et entre données historiques et données environnementales, d’autre part. L’île, riche en traces humaines, écrites et matérielles, se trouve dans une région caractérisée par une vulnérabilité accrue aux changements climatiques contemporains. On dispose donc d’un grand nombre de données – produites depuis plusieurs années par des chercheurs en sciences naturelles, des archéologues et des historiens – pouvant être rassemblées afin de renouveler l’écriture de l’histoire environnementale de la Sicile sur la longue durée. La Sicile a connu une situation singulière tout au long du premier millénaire de notre ère. Dès la fin du e siècle av. J.-C., l’île devient une province romaine et ce jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident, au e siècle ; après un intermède ostrogoth, elle est intégrée à l’Empire romain d’Orient. La Sicile est ainsi restée dans le giron de la Rome impériale jusqu’à la conquête arabe du 28 26. De nombreux exemples existent, comme une étude relatant la présence de traces de pollution au plomb dans une carotte glaciaire du Groenland – très probablement liées à la production d’argent dans la péninsule Ibérique et en France durant l’Antiquité et le haut Moyen Âge – qui a servi à reconstituer le supposé PIB de Rome, bien que l’étude elle-même n’aille pas au-delà des inférences sur la croissance économique romaine (J. R. MC et al., « Lead Pollution Recorded in Greenland Ice… », art. cit.). Un autre exemple, encore plus parlant peut-être, est fourni par la base de données « Digitizing Historical Plague », mise en ligne en 2012 par une équipe formée majoritairement de scientifiques du climat : l’outil repose sur une lecture positiviste d’un catalogue incomplet et centré sur l’Europe occidentale d’épidémies de peste à la fin de la période médiévale et au début de l’époque moderne, publié dans les années 1970 et qui n’était pas destiné à être utilisé comme un jeu de données quantitatif complet sur la peste européenne à l’époque préindustrielle : voir l’article de Ulf B et al., « Digitizing Historical Plague », Clinical Infectious Diseases, 55-11, 2012, p. 1586-1588, fondé sur l’ouvrage de Jean-Noël B, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris/La Haye, Éd. de l’EHESS/Mouton, 2 vol., 1975. Depuis sa publication, et en particulier depuis mars 2020, ce jeu de données a servi de base à de nombreux articles sur l’épidémiologie, la démographie et les conséquences économiques de la peste noire et des épidémies de peste postérieures en Europe. 27. Laura S et al., « Climate, Environment and Society in Southern Italy during the Last 2000 Years: A Review of the Environmental, Historical and Archaeological Evidence », Quaternary Science Reviews, 136, 2016, p. 173-188. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ e siècle. Au cours de cette période, le climat de l’île a été marqué par des changements de longue durée, suffisamment significatifs pour modifier la productivité agricole locale. L’étude en question, menée par une équipe de chercheurs issus des sciences sociales et des sciences naturelles, s’est penchée sur l’interaction entre les changements climatiques et les processus socio-écologiques dans la Sicile de l’Antiquité tardive28. En examinant les aspects méthodologiques de ce travail, nous espérons montrer de manière plus approfondie comment historiens et chercheurs en sciences naturelles combinent différents types de données dans le but d’élaborer des scénarios de changement socio-écologique, dont ils évaluent ensuite la plausibilité grâce à une étude de type enquête. Cette recherche multidisciplinaire s’est fondée, au départ, sur une étude multiindicateurs d’une carotte de sédiments prélevée dans le fond du lac de Pergusa, situé dans le centre-est de l’île29. Cette carotte de sédiments, ou « colonne de boue », a été échantillonnée au moyen de diverses approches analytiques. L’usage de plusieurs méthodes scientifiques appliquées à la même carotte a permis d’éviter toute incertitude concernant la relation chronologique entre les différents résultats obtenus. L’analyse des sédiments a notamment porté sur le pollen – utilisé pour reconstituer le couvert végétal et l’histoire agricole – et les isotopes de l’oxygène (δ18O) – permettant de mesurer la pluviométrie hivernale puisque, dans le cas du lac de Pergusa, la proportion de ces différents isotopes est corrélée aux précipitations et à l’évaporation. La carotte a été datée au 14C et un modèle âge-profondeur relativement solide a été mis au point, qui a donné lieu à une incertitude chronologique (ou intervalle de confiance) d’environ cinquante ans pour le pollen et pour les isotopes. Des données paléoclimatiques et des relevés de pollen déjà existants pour d’autres sites en Sicile et en Italie du Sud ont également été pris en compte afin d’étendre la portée spatiale de l’étude. Pour quantifier les processus socio-économiques, les auteurs se sont appuyés sur des données numismatiques (présence de pièces de l’Empire romain d’Orient en Sicile) ainsi que sur les données d’enquête archéologique (nombre d’établissements ruraux) ; ils ont aussi fait référence à d’autres matériaux archéologiques – poterie principalement – dans leurs interprétations finales (fig. 5). L’étude a conclu à une quadruple corrélation sur une période de trois cents ans (s’étalant de la moitié du e siècle à la moitié du e siècle) entre : (1) une hausse des précipitations hivernales, attestées par les mesures des isotopes de l’oxygène ; (2) l’absence de preuve d’une quelconque expansion de la population arboricole, qui aurait normalement dû se produire dans la région pendant les périodes marquées par une hausse de l’humidité (c’est-à-dire sans les interférences humaines caractéristiques de cette période) ; (3) une extension de la culture des céréales et de l’olivier, visible grâce aux données sur le pollen ; (4) une augmentation sensible de la densité des établissements ruraux entre la moitié du e siècle et au moins la moitié du e siècle. 28. Ibid. 29. Une étude multi-indicateurs utilise différentes techniques analytiques pour examiner des matériaux de la même carotte de sédiments, ce qui permet de reconstituer un plus grand nombre de variables environnementales. 29 A. IZDEBSKI ET AL. igure onnées paléo-environnementales du lac de ergusa avec données numismatiques et données relatives au établissements rurau en icile 200 400 600 1000 800 Années plus humide 18 1 V-PDB ‰ 2 δ O plus sec isotopes de Pergusa 60 plantes 40 arboricoles % 20 Olea Quercus 10 pollen de Pergusa % céréales 10 type % Secale 6 % Pièces byzantines découvertes 4 Sicile 2 (par an) haut Moyen Âge haut Moyen Âge zone de Sofiana 100 20 zone de Calatino Moyen Âge 40 époque byzantine nombre 60 de sites Empire tardif 80 fin du Haut-Empire https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press 2 Empire tardif 6 fin du Haut-Empire 14 nombre 10 de sites Empire tardif 18 330 fondation de Constantinople 619 perte de l’Égypte par Byzance 827 début de la conquête arabe de la Sicile 30 Source : adapté de Laura SADORI et al., « Climate, Environment and Society in Southern Italy during the Last 2000 Years: A Review of the Environmental, Historical and Archaeological Evidence », Quaternary Science Reviews, 136, 2016, p. 173-188 ; figure modifiée d’après Adam IZDEBSKI et al., « Realising Consilience: How Better Communication between Archaeologists, Historians and Natural Scientists Can Transform the Study of Past Climate Change in the Mediterranean », Quaternary Science Reviews, 136, 2016, p. 5-22. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ Selon les auteurs, l’augmentation des précipitations hivernales (1) aurait dû favoriser à la fois l’expansion de l’agriculture et l’anthropisation du paysage (2 et 3) ainsi que le développement des établissements ruraux (4), en particulier sur les terres habituellement sèches et peu fertiles de l’île. Or, si les relations temporelles entre les phénomènes (1), (2) et (3) ne font guère de doute, puisqu’ils sont reconstitués à partir de la même carotte de sédiments, la corrélation avec le phénomène (4) reste problématique. La datation des établissements ruraux dépend en effet des typo-chronologies de céramiques, dont la précision peut varier entre des décennies et des siècles. De plus, les typo-chronologies sont susceptibles d’être modifiées en fonction des progrès de la recherche sur les céramiques anciennes30. L’association entre les phénomènes (1) et (2) et le phénomène (4) n’est donc guère plus qu’un tableau brossé à grands traits, reposant sur une association chronologique approximative et sur le lien causal supposé entre la hausse du nombre de sites ruraux et le développement des activités agricoles. L’étude interdisciplinaire sur la Sicile a replacé cette expansion économique rurale potentiellement liée à une oscillation du climat dans le contexte d’un phénomène assez bien connu : la croissance contemporaine des marchés des céréales en Méditerranée orientale, en Italie et en Afrique du Nord dans le sillage de la fondation de Constantinople en 330 apr. J.-C.31. Surtout, les auteurs ne sont pas allés jusqu’à affirmer qu’il existait un lien causal fort entre climat, environnement et société, malgré la corrélation temporelle relativement importante entre les phénomènes climatiques, environnementaux et humains observés : ils ont en effet admis que des facteurs humains, comme la fondation de Constantinople et ses conséquences, étaient en eux-mêmes suffisants pour expliquer les changements socio-écologiques visibles, à savoir les phénomènes (2), (3) et (4). Si le climat a pu avoir une influence sur ces développements, son rôle n’a pas été nécessairement causal. Il a plutôt fourni un contexte favorable au développement efficace de certains processus socio-économiques. Dans ce sens, le climat peut être vu comme un élément amplificateur et facilitateur d’un changement socio-écologique discernable. Les auteurs ont observé un autre fait intéressant, à savoir la séquence formée par : (a) une baisse des précipitations hivernales à partir de la fin du e siècle ; (b) une contraction de la culture céréalière, précédée par une hausse de court terme de la culture du seigle, plus résistante à la sécheresse, ce qui a entraîné un abandon des terres et une expansion des surfaces boisées ; (c) une démonétarisation du territoire ; (d) un déclin de l’importance politique de la Sicile dans l’Empire romain 30. Philip B, Once Upon a Time in the East: The Chronological and Geographical Distribution of Terra Sigillata and Red Slip Ware in the Roman East, Oxford, Archaeopress, 2015 ; David K. P, « Regional Survey and the Boom-and-Bust Countryside: Re-Reading the Archaeological Evidence for Episodic Abandonment in the Late Roman Corinthia », International Journal of Historical Archaeology, 14-2, 2010, p. 215-229 ; Andrew B et al., « Measuring Chronological Uncertainty in Intensive Survey Finds: A Case Study from Antikythera, Greece », Archaeometry, 55-2, 2013, p. 312-328. 31. Domenico V, « Fra Egitto ed Africa, fra Roma e Costantinopoli, fra annona e commercio. La Sicilia nel Mediterraneo tardoantico », Kokalos, 43/44, 1997, p. 33-72. 31 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. d’Orient, qui aboutit à la conquête de l’île par les souverains arabes d’Afrique du Nord. Comme dans l’exemple précédent, la relation chronologique entre les phénomènes (a) et (b) est assurée, puisque les données proviennent de la même carotte de sédiments. Les données numismatiques présentent également un degré élevé de précision chronologique32. Par ailleurs, comme le notent les auteurs, la diminution des dépôts de pièces en Sicile pourrait avoir été liée à des processus économiques et politiques s’inscrivant dans la démonétarisation générale de l’économie byzantine et la perte d’intérêt du gouvernement impérial pour l’île33. En revanche, le lien temporel entre les phénomènes (a) à (c) et le phénomène (d) (la conquête arabe de l’île) reste difficile à saisir. Une séquence chronologique d’événements (à l’instar d’une corrélation temporelle) ne suffit pas à établir un lien causal entre eux, et les auteurs de l’étude n’ont pas été en mesure de rassembler d’autres preuves pour étayer l’hypothèse selon laquelle la détérioration climatique aurait affaibli le système socio-économique byzantin de l’île et provoqué sa défaite lors de la conquête arabe. Cette conquête a été, au demeurant, très graduelle, s’étalant sur près d’un siècle : le contexte politico-militaire byzantin, d’une part, et la situation politique locale (en Italie), d’autre part, suffisent sans doute à expliquer à la fois la prise du pouvoir par les Arabes et le rythme très lent auquel celle-ci s’est produite. Il n’y a pas eu à proprement parler d’« effondrement », mais plutôt un lent processus de conquête et de transformation socioéconomique, qui pourrait avoir été déclenché en partie par un changement du régime des précipitations hivernales de la région, amorcé à la fin du e siècle et au début du e siècle. Cette étude de cas illustre le potentiel autant que les risques d’une approche purement quantitative, que les scientifiques paléo-environnementaux ont tendance à favoriser en encourageant les historiens et les archéologues à fournir des « chiffres » permettant à des reconstitutions paléoclimatiques et paléoenvironnementales, par essence quantitatives, d’être associées à des sources écrites, de nature souvent qualitative. Des études comme celle-ci peuvent révéler des cooccurrences et des séquences intrigantes, ou à l’inverse une absence de lien temporel, entre des phénomènes climatiques, environnementaux et sociaux, mais elles montrent leurs limites dès lors qu’il s’agit d’établir des relations causales plausibles. 32 32. Cela n’est cependant vrai que si l’on prend seulement en considération la chronologie de la mise en circulation des monnaies : certaines pièces peuvent être utilisées pendant des périodes bien plus longues et il est difficile d’estimer globalement la durée de leur circulation. Pour une discussion plus approfondie de cette question, voir Marcus P, « Currency in Seventh-Century Syria as a Historical Source », Byzantine and Modern Greek Studies, 28-1, 2004, p. 13-31. 33. Comme le font remarquer les auteurs, cela pourrait s’expliquer par la baisse de la productivité agricole de la Sicile, si cruciale pour le gouvernement impérial dans sa lutte pour se maintenir face au califat : L. S et al., « Climate, Environment and Society in Southern Italy… », art. cit., p. 182. Voir également John H, « Some Thoughts on Climate Change, Local Environment, and Grain Production in Byzantine Northern Anatolia », in A. I et M. M (dir.), Environment and Society in the Long Late Antiquity, op. cit., p. 200-206. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ Si ces approches constituent une première étape intéressante pour qui veut étudier les liens entre climat et société, elles ne peuvent toutefois, en raison du caractère parcellaire et hétérogène des différents types de données, apporter le genre de réponse que les historiens ou les spécialistes de l’environnement recherchent souvent. Il n’est donc pas encore possible de déterminer à quel point des jeux de données créés dans le cadre de projets divers et menés dans des optiques différentes peuvent être utilisés à d’autres fins. Ce rappel à la prudence est d’autant plus de mise que ces jeux de données sont régulièrement inclus dans de nouveaux projets, souvent sans que soit menée une réelle réflexion sur les avantages et les inconvénients d’une telle démarche. Du reste, lorsque cette inclusion concerne une enquête de facture similaire, la réutilisation n’est généralement pas si problématique. En revanche, lorsque des données provenant d’un champ spécifique sont mobilisées pour répondre à des interrogations dans un autre champ et qu’en passant de l’un à l’autre, elles sont détachées de leur contexte originel de recherche, d’importantes questions d’interprétation se posent et les conclusions peuvent s’en trouver faussées. Afin d’améliorer cette approche combinatoire, il convient de s’assurer que tous les types de preuves réunis – historiques, archéologiques, environnementales, etc. – opèrent sur les mêmes échelles spatiales, sociales et temporelles. La chose est loin d’être simple, car les différents jeux de données résultent fréquemment d’analyses disparates et les produits finaux n’ont pas été véritablement conçus pour coïncider. Il en va de même dans le domaine des paléosciences. La plupart des scientifiques ne recueillent qu’une partie des données qu’ils utilisent pour arriver à leurs conclusions, le reste étant constitué par un volume conséquent d’informations existantes. L’apport d’un nombre plus important de données présente un intérêt évident, notamment celui de faciliter des analyses à plus grande échelle et même, de manière générale, de favoriser l’interdisciplinarité ; le danger est néanmoins grand, pour les auteurs, de perdre le contrôle des données utilisées et de voir la précision de leurs études amoindrie. L’une des solutions à ce problème consiste à inviter les spécialistes pertinents à participer à l’étude, ce qui peut certes rendre la recherche plus complexe, poser des problèmes logistiques et ralentir le déroulement du projet. Au demeurant, cette stratégie interdisciplinaire ne résout pas tout : les chercheurs tendent à être contraints par la nature de leurs preuves, si bien que comparer et tester des séries temporelles calibrées différemment pour chercher des corrélations revient à comparer des variables incomparables. Pour qu’une telle approche soit réellement efficace, il faudrait que ces études résultent d’ateliers consacrés à des questions de recherche spécifiques, inscrites dans un cadre spatiotemporel clair. L’idéal serait de mettre en place davantage d’équipes interdisciplinaires permanentes, qui puissent se consacrer à la restructuration des données déjà existantes et, lorsque cela est nécessaire, à la production de nouvelles données bien calibrées entre elles. 33 A. IZDEBSKI ET AL. Mis re et richesse de la quantification et de l in érence statistique https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Les observations hydrométéorologiques, atmosphériques ou astronomiques délibérément établies, continues et systématiques (par exemple, des relevés de phénomènes potentiellement pertinents pour le climat tels que les taches solaires, les aurores ou les voiles de poussière) sont très prisées, en particulier pour la période pré-instrumentale et le début de la période instrumentale – soit, en ce qui concerne l’Europe, la période précédant le e siècle et le début des relevés météorologiques systématiques sur le continent. Parmi ces sources, on trouve des journaux météorologiques, parfois tenus par des professionnels qualifiés, mais surtout rédigés par des amateurs passionnés. Ces documents contiennent des terminologies fixes pour décrire les phénomènes climatiques, leur intensité et leur durée, manifestant l’effort, de la part de leurs auteurs, de limiter la subjectivité de leurs descriptions. Si des journaux de ce type existent en Europe dès la fin de la période médiévale34, des observations environnementales systématiques ont eu cours ailleurs, dans d’autres contextes, souvent institutionnels, à l’instar des journaux astronomiques babyloniens, qui perdurent du e siècle au er siècle av. J.-C.35, et des relevés du nilomètre égyptien. Parce qu’elle peut facilement être traduite en données quantitatives, cette documentation a fait progresser notre compréhension des changements climatiques du passé et de leurs conséquences sur les sociétés36. Mais cette progression a également été rendue possible par des sources plus qualitatives : ainsi, certaines 34 34. Christian P et al., « Daily Weather Observations in Sixteenth-Century Europe », Climatic Change, 43, 1999, p. 111-150 ; Urs G et al., « A Method to Reconstruct Long Precipitation Series Using Systematic Descriptive Observations in Weather Diaries: The Example of the Precipitation Series for Bern, Switzerland (1760-2003) », Theoretical and Applied Climatology, 87, 2007, p. 185-199 ; Stephen O’C et al., « A Weather Diary from Donegal, Ireland 1846-1875 », Weather, 76-12, 2021, p. 385-391. 35. Joost H, Reinhard P et Bas  L, « Climate, War and Economic Development: The Case of Second-Century BC Babylon », in R. J.   S, B.  L et J. L.  Z (dir.), A History of Market Performance: From Ancient Babylonia to the Modern World, Londres, Routledge, 2015, p. 128-148 ; Johannes H, John S et Kathryn S (dir.), Keeping Watch in Babylon: The Astronomical Diaries in Context, Leyde, Brill, 2019. 36. Elles ne sont néanmoins pas à l’abri d’éventuels biais. Par exemple, elles échouent souvent à saisir des changements de long terme dans des conditions climatiques ambiantes moyennes, en particulier si ces tendances se manifestent sur une période excédant la durée de vie d’observateurs individuels. Voir, sur ce point, l’introduction de Raymond B et Philip D. J, « Climate since A.D. 1500 », in R. B et P. D. J (dir.), Climate since A.D. 1500, Londres, Routledge, 1995, p. 1-16 ; M. J. I, D. J. U et G. F, « The Use of Documentary Sources for the Study of Past Climates », in T. M. L. W, M. J. I et G. F (dir.), Climate and History: Studies in Past Climates and Their Impact on Man, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 180-213. En effet, on rencontre la même difficulté pour reconstituer des changements de long terme à l’échelle de siècles ou de millénaires à partir d’échantillons de cernes d’arbres qui, pris individuellement, couvrent des périodes temporelles plus courtes : INTERDISCIPLINARITÉ https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press annales et chroniques médiévales contiennent des relevés de conditions météorologiques extrêmes, d’événements politiques et de comportements sociaux dont des chercheurs ont pu quantifier la fréquence et la magnitude37. Les sources de type annales ont souvent été écartées par les scientifiques, entre autres parce qu’elles se concentrent sur des phénomènes particuliers, d’une rare intensité, et ne permettent pas une reconstitution annuelle complète des conditions moyennes. Conscient de ces limites, E. Le Roy Ladurie pensait toutefois qu’« il serait absurde, hypercritique, de rejeter a priori l’information événementielle », et que l’historien qui agirait de la sorte « refuserait l’évidence des textes et récuserait arbitrairement des témoins valables »38. L’appel a été entendu : ces sources sont désormais plus fréquemment utilisées, en association avec des archives naturelles, afin de tester des hypothèses spécifiques concernant les changements climatiques passés et la vulnérabilité des sociétés, en particulier pour les périodes médiévales, pour lesquelles les autres sources sont moins abondantes en comparaison39. Le corpus des annales irlandaises du Moyen Âge fournit un exemple de récit fiable des principaux événements historiques du pays, dont la relation commence à partir du e siècle apr. J.-C. pour s’interrompre seulement au e siècle, sous l’effet des bouleversements liés à la colonisation anglaise40. Ces textes recensent, de manière crédible, pas moins de 65 « phénomènes de froid » extrême pendant cette période (fig. 6). Les informations fournies peuvent être rapportées à la chronologie des éruptions volcaniques explosives qui ont entraîné d’importantes retombées de sulfate atmosphérique sur la calotte glaciaire du Groenland et peuvent donc être identifiées par des mesures du sulfate dans les carottes de glace extraites de la région. Ce recoupement révèle l’influence majeure, pendant plus d’un millénaire, de l’activité volcanique explosive sur le climat de la région de l’Atlantique nord-est, à laquelle appartient l’Irlande41. Edward R. C et al., « The ‘Segment Length Curse’ in Long Tree-Ring Chronology Development for Palaeoclimatic Studies », The Holocene, 5-2, 1995, p. 229-237. 37. Voir par exemple M. MC et al., « Climate Change during and after the Roman Empire », art. cit. ; Sébastian G et al., « Climatic and Societal Impacts of a ‘Forgotten’ Cluster of Volcanic Eruptions in 1108-1110 CE », Scientific Reports, 10, 2020, https://doi. org/10.1038/s41598-020-63339-3 ; Günter B et al., « Current European Flood-Rich Period Exceptional Compared with Past 500 Years », Nature, 583-7817, 2020, p. 560-566. 38. Emmanuel L R L, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, [1967] 2020, p. 474. 39. Cette rareté a été constatée depuis longtemps : Hubert H. L, Climate, History and the Modern World, Londres, Routledge, 1995. Pour des exemples importants d’une telle utilisation, voir Michael MC, Paul E. D et Paul A. M, « Volcanoes and the Climate Forcing of Carolingian Europe, A. D. 750-950 », Speculum, 82- 4, 2007, p. 865-895 (ainsi que l’annexe statistique de Nick Patterson) ; Christian P et al., « Winter Air Temperature Variations in Western Europe during the Early and High Middle Ages (AD 750-1300) », The Holocene, 8-5, 1998, p. 535-552. 40. Daniel MC, The Irish Annals: Their Genesis, Evolution and History, Dublin, Four Courts Press, 2008. 41. Francis L et al., « Medieval Irish Chronicles Reveal Persistent Volcanic Forcing of Severe Winter Cold Events, 431-1649 CE », Environmental Research Letters, 8-2, 2013, http://dx.doi.org/10.1088/1748-9326/8/2/024035. 35 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press igure 36 age des Annales d de lster couvrant la période allant apr -C Note : dans la partie entourée, on peut lire « K1. Ianair ». Il s’agit de l’abréviation des « calendes de janvier », c’est-à-dire le 1er janvier, date qui marque le début de chaque liste d’entrées annuelle. Le texte souligné en pointillé donne la date de l’Anno Domini en chiffres romains tandis que le texte souligné d’un trait continu fait référence à la première entrée historique pour l’année 856 (la date mentionnée dans le manuscrit, 855, est incorrecte). L’entrée rapporte qu’« il y avait beaucoup de glace et de gel si bien que l’on pouvait traverser les principaux lacs et cours d’eau d’Irlande à pied ou à cheval à partir du neuvième jour des calendes de décembre [23 novembre 855] et jusqu’au septième jour des ides de janvier [7 janvier 856]. Une année orageuse et rude ». Source : Annals of Ulster, manuscrit 1282, Trinity College Dublin, fol. 42r. Image reproduite avec l’aimable autorisation du Board of Trinity College Dublin. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ Des traces de froid extrême, en décalage avec la relative douceur du climat maritime irlandais, ont été relevées dans les sources écrites (avec la mention, notamment, d’épisodes de gel et de neige ou des descriptions générales de conditions froides) et quantifiées par type, fréquence et saisonnalité. Pour établir des correspondances significatives – c’est-à-dire la succession suffisamment rapprochée de deux phénomènes pour suggérer une relation causale possible –, il a fallu évaluer la précision des chronologies respectivement fournies par les carottes glaciaires et les chroniques des annales, ainsi que les échelles de temps des processus atmosphériques et climatiques pertinents – en particulier le temps de transport du sulfate vers le Groenland et le temps de latence entre les éruptions et leurs conséquences climatiques. Au terme de l’examen, il apparaît que 37 épisodes de froid (soit 56,3 % des épisodes recensés) se sont produits quelques années seulement après la date d’une éruption, ce qui laisse penser que l’activité volcanique a joué un rôle non négligeable dans le déclenchement de ces épisodes, aux répercussions considérables sur la société irlandaise42. Il en ressort aussi, il est vrai, que le climat irlandais a pu connaître des refroidissements extrêmes sans que l’activité volcanique en ait été la cause. Cependant, lorsqu’elle existe, la corrélation est très forte : la probabilité qu’un tel niveau de cooccurrence soit dû au hasard est quasiment nulle (0,03 %), renforçant les arguments en faveur de la réalité du lien apparent. Par ailleurs, la plupart des épisodes de froid consignés dans les annales l’ont été en hiver, qu’ils aient été associés ou non à des éruptions. La documentation écrite permet donc de mieux comprendre les répercussions historiques de l’activité volcanique : les archives naturelles (biologiques) telles que les cernes des arbres n’offrent en général que des indications sur le climat du printemps et de l’été – soit la période de croissance active des végétaux. Comme l’ont souligné certains chercheurs, les « archives naturelles » ne doivent pas automatiquement primer sur les archives humaines dans les études sur les interactions entre les hommes et l’environnement43 : l’exemple irlandais montre combien les deux ensembles doivent être considérés comme complémentaires. Pour ce faire, il est toutefois nécessaire d’approcher ces ressources (et les possibilités qu’elles offrent) de façon impartiale, de s’efforcer d’identifier leurs forces et faiblesses respectives et d’avoir confiance dans ce que chaque discipline a à apporter. Pour quantifier de manière crédible les éléments présents dans les annales irlandaises, il a par exemple fallu comprendre l’histoire de ces textes. En effet, en raison de leur généalogie croisée ou d’erreurs commises par les scribes, un même événement peut être enregistré deux fois ou plus. Saisir les raisons qui incitaient à enregistrer les conditions météorologiques s’est également révélé essentiel pour repérer les relevés dont la véracité pouvait être mise en doute : il importait ainsi de se demander comment les événements 42. Voir Bruce M. S. C et Francis L, « Climate, Disease and Society in Late-Medieval Ireland », Proceedings of the Royal Irish Academy, 120C, 2020, p. 159-249 ; Donnchadh Ó C, « Ireland c. 800: Aspects of Society », in D. Ó C (dir.), A New History of Ireland, vol. 1, Prehistoric and Early Ireland, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 549-608. 43. John M, « AD 536 – Back to Nature? », Acta Archaeologica, 89-1, 2018, p. 91-111. 37 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press climatiques extrêmes étaient perçus et par les scribes, et par leur lectorat (notamment comme des présages ou des vecteurs d’une punition divine) ; il fallait aussi déterminer si leurs exagérations voire leurs inventions pouvaient s’expliquer par des motifs politiques, rhétoriques ou théoriques44. Alors que des travaux antérieurs ont fait l’objet de critiques légitimes pour n’avoir pas suffisamment prêté attention à ces questions45, l’expertise historique est aujourd’hui considérée comme fondamentale lorsque l’on utilise des traces écrites pour reconstituer le climat46. Le cas des annales irlandaises le démontre de façon limpide : si tous les relevés douteux avaient été considérés comme fiables et que les doublons n’avaient pas été détectés, on aurait comptabilisé 181 épisodes de froid extrême, soit 178,5 % de plus que le chiffre corrigé47. Dans des études comme celle consacrée à l’Irlande, les historiens se placent, avec leurs sources et leurs méthodes, au service des questions posées par les sciences de la nature. Un autre exemple – il s’agit cette fois-ci d’une étude sur l’Égypte ancienne menée conjointement par un historien et un climatologue historique48 – met en évidence l’utilisation d’archives naturelles et le recours à la quantification et à la modélisation statistique pour répondre à des questionnements d’historiens au sujet de la causalité. La quantification de l’activité socio-économique et la prise en compte d’événements majeurs pour l’une des périodes les plus richement documentées de l’Égypte ancienne, à savoir la dynastie lagide (305-30 av. J.-C.), ont permis à la fois de tester des hypothèses classiques et de frayer des nouvelles pistes concernant l’influence historique des variations des conditions hydroclimatiques. L’Égypte constitue un excellent laboratoire pour l’étude des relations entre l’homme et l’environnement. En effet, la faible pluviométrie générale qui caractérise la région a induit une forte dépendance au Nil pour l’irrigation et la culture de décrue, rendant la société égyptienne particulièrement vulnérable aux répercussions hydroclimatiques du forçage volcanique. L’injection d’aérosols sulfatés dans 38 44. Francis L, « Utility of the Irish Annals as a Source for the Reconstruction of Climate », thèse de doctorat, Trinity College Dublin, 2011 ; Daniel MC et Aidan B, « Astronomical Observations in the Irish Annals and their Motivation », Peritia, 11, 1997, p. 1- 43 ; Mark W, Fiery Shapes: Celestial Portents and Astrology in Ireland and Wales, 700-1700, Oxford, Oxford University Press, 2010. 45. De telles critiques ont souvent été formulées à l’encontre du travail d’Hubert H. Lamb et Gordon Manley (même si le caractère précurseur de leur travail a été souligné) : Astrid E. Ogilvie et Graham Farmer, « Documenting the Medieval Climate », in M. H et E. B (dir.), Climates of the British Isles: Past, Present and Future, Londres, Routledge, 1997, p. 112-134. 46. Rudolf B et al., « Historical Climatology in Europe: The State of the Art », Climatic Change, 70, 2005, p. 363- 430. 47. Francis L et Charles T, « STEAM Approaches to Climate Change, Extreme Weather and Social-Political Conflict », in A.   G et C. T (dir.), The STEAM Revolution: Transdisciplinary Approaches to Science, Technology, Engineering, Arts, Humanities and Mathematics, New York, Springer, 2019, p. 33-65. 48. Joseph G. M et al., « Volcanic Suppression of Nile Summer Flooding Triggers Revolt and Constrains Interstate Conflict in Ancient Egypt », Nature Communications, 8, 2017, https://doi.org/10.1038/s41467-017-00957-y. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ la stratosphère à la suite d’éruptions explosives entraîne des déséquilibres énergétiques à court terme affectant le système climatique : en modifiant la réflexion des rayons du Soleil, de tels événements peuvent conduire non seulement à des refroidissements intenses en surface, à l’échelle hémisphérique ou planétaire (c’est ce mécanisme qui est responsable, au moins partiellement, des hivers rigoureux en Irlande), mais aussi à des changements du cycle hydrologique. Les données instrumentales et la modélisation climatique suggèrent que les grandes éruptions tropicales tendent à faire baisser les précipitations globales moyennes (principalement du fait d’un refroidissement qui réduit l’évaporation), tandis que les éruptions dans des latitudes plus élevées de l’hémisphère nord peuvent également contribuer à réduire le contraste thermique entre le nord et le sud, contraste qui entraîne la migration vers le nord des vents de la mousson estivale porteurs d’humidité. C’est un facteur clef pour la crue estivale du Nil, alimentée principalement par les pluies de la mousson africaine sur les hauts plateaux éthiopiens. Avant la construction de barrages, au e siècle, les pluies de la mousson déclenchaient la crue du Nil à la hauteur d’Assouan, à la frontière sud de l’Égypte, à partir du début du mois de juin. Les niveaux les plus élevés étaient atteints en août et en septembre et la décrue s’amorçait en général à la fin du mois d’octobre, date à laquelle les semis commençaient49. La période ptolémaïque a été un tournant dans l’histoire de l’Égypte. Elle coïncida avec l’émergence de nouveaux cadres politiques et économiques, notamment l’établissement d’une nouvelle capitale à Alexandrie, rapidement devenue l’un des plus grands centres urbains du monde méditerranéen. Le blé à grain nu, relativement vulnérable à la sécheresse, était l’une des principales cultures de l’Égypte à cette époque, adaptée au goût de l’élite grecque et destinée à fournir un marché méditerranéen plus large50. De nouvelles institutions fiscales, la diffusion de la monnaie, le développement des banques et le fermage des impôts permirent à l’Égypte d’exercer un contrôle plus serré de sa productivité agricole déjà fameuse, en autorisant l’État à extraire davantage de surplus de son territoire51. Des conflits majeurs entre l’Égypte et son principal rival, le royaume séleucide en Asie occidentale, dominèrent les relations interétatiques au cours des e et e siècles av. J.-C.52. Généralement considérée comme le plus riche et le plus accompli des États hellénistiques successeurs de l’empire d’Alexandre le Grand (et correspondant également à la plus longue dynastie de l’histoire égyptienne), 49. Fekri A. H, « Historical Nile Floods and Their Implications for Climatic Change », Science, 212, 1981, p. 1142-1145 ; Luke O et al., « High-Latitude Eruptions Cast Shadow over the African Monsoon and the Flow of the Nile », Geophysical Research Letters, 33-18, 2006, https://doi.org/10.1029/2006GL027665 ; Brian Z et Alan R, « Winter Warming and Summer Monsoon Reduction after Volcanic Eruptions in Coupled Model Intercomparison Project 5 (CMIP5) Simulations », Geophysical Research Letters, 43-20, 2016, p. 10920-10928. 50. Joseph G. M, The Last Pharaohs: Egypt Under the Ptolemies, 305-30 BC, Princeton, Princeton University Press, 2010, p. 117-164. 51. Ibid. 52. John D. G, The Syrian Wars, Leyde, Brill, 2010. 39 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. l’Égypte ptolémaïque connut des troubles croissants à la fin du e siècle av. J.-C. : rongée par un désordre social intermittent mais grandissant et soumise à la pression de Rome, alors en pleine expansion, elle devait aussi faire face à l’hostilité persistante de ses rivaux séleucides et à des tensions internes liées, au moins en partie, à la croissance démographique. Dans l’étude présentée ici (fig. 7), le lien entre l’histoire politique et économique de l’Égypte ptolémaïque et l’activité volcanique explosive a pu être établi grâce, à la fois, à l’intégration de données sur le forçage volcanique fournies par des carottes de glace, à l’utilisation de la modélisation climatique et à des preuves tirées d’inscriptions et de papyrus anciens. Les auteurs ont commencé par comparer les niveaux de la crue estivale, enregistrés principalement par le célèbre nilomètre de l’île de Roda, près du Caire, avec les dates des éruptions volcaniques explosives, obtenues à partir de l’étude de carottes de glace, entre 622 et 1902. Ils ont ainsi mis en évidence une baisse persistante de la crue estivale après des éruptions tropicales ou extratropicales. Cette corrélation est étayée par les données de sortie des modèles climatiques, qui montrent que les principales éruptions du e siècle ont été suivies par un assèchement du bassin-versant du Nil (fig. 7a et 7b). Afin de confirmer que le même phénomène caractérisait la période ptolémaïque, des indicateurs qualitatifs extraits de papyrus et d’inscriptions ont été utilisés pour établir un classement qualitatif de la crue annuelle sur une échelle ordinale53. Il en ressort bien que la qualité de la crue tendait à être plus faible les années où se produisait une éruption. On peut donc faire l’hypothèse d’un lien de causalité plausible entre les éruptions et les événements historiques marquants de l’Égypte ptolémaïque. Cette approche a également permis de comparer la chronologie des éruptions volcaniques répétées avec celle d’événements historiques récurrents, partant de repérer des associations temporelles statistiquement significatives. En raison, entre autres, de la qualité des sources documentaires égyptiennes, les grandes incertitudes de datation susceptibles de faire obstacle à ce genre d’analyse ont été réduites au minimum ; dans le même temps, l’histoire du forçage volcanique a été précisée grâce à la synchronisation récente des données extraites à partir de plusieurs carottes de glace54. Parmi les événements historiques récurrents aptes à la datation, on compte notamment dix révoltes contre les souverains lagides55. 40 53. Ce classement a été adapté de Danielle B, Le fisc et le Nil. Incidences des irrégularités de la crue du Nil sur la fiscalité foncière dans l’Égypte grecque et romaine, Paris, Éd. Cujas, 1971. 54. Michael S et al., « Timing and Climate Forcing of Volcanic Eruptions for the Past 2,500 Years », Nature, 523-7562, 2015, p. 543-549 ; Matthew T et Michael S, « Volcanic Stratospheric Sulfur Injections and Aerosol Optical Depth from 500 BCE to 1900 CE », Earth System Science Data, 9-2, 2017, p. 809-831. 55. Ces dix dates de révoltes (ou plus précisément, ces dates de débuts de révolte potentiels) ont été choisies par J. G. M et al., « Volcanic Suppression of Nile Summer Flooding Triggers Revolt… », art. cit., d’après les travaux d’Anne-Emmanuelle V, Les révoltes égyptiennes. Recherches sur les troubles intérieurs en Égypte du règne de Ptolémée III à la conquête romaine, Louvain, Peeters, 2004. 41 Conséquences des éruptions volcaniques sur la crue du il et sur le royaume ptolémaïque Note : graphique a) : moyenne d’ensemble de la réponse des précipitations moins évaporation (P-E) à cinq éruptions volcaniques du XXe siècle dans les résultats du modèle d’intercomparaison de modèles couplés 5 (CMIP5). La réponse est la moyenne P-E au cours de la première saison estivale (mai à octobre) contenant ou suivant l’éruption, rapportée aux cinq étés précédant l’éruption. Seules les anomalies statistiquement significatives au niveau 5 % sont représentées. La zone délimitée en vert représente le bassin du Nil. Graphique b) : moyennes des hauteurs annuelles de la crue estivale du Nil enregistrées au nilomètre islamique corrélées aux dates – estimées à partir de carottes glaciaires – de 60 éruptions majeures entre 622 et 1902 apr. J.-C. (présentées sous forme d’écart par rapport à la moyenne des années sans éruption volcanique). L’écart moyen de la hauteur de la crue pour les soixante années où une éruption s’est produite est représenté au point 0 sur l’axe horizontal ; les années 1 à 8 représentent l’écart moyen de la hauteur de la crue pour chacune des huit années suivant l’éruption, et les années -1 à -8 l’écart moyen de la hauteur de la crue pour chacune des huit années précédant l’éruption. La zone colorée indique l’intervalle de confiance bilatéral de 90 %, estimé à l’aide de la loi t de Student. Les hauteurs de la crue estivale du Nil sont en moyenne 22 cm plus basses les années où une éruption s’est produite (p < 0,01). Graphique c) : dates de déclenchement des révoltes internes contre le pouvoir de la dynastie ptolémaïque corrélées aux dates de 16 éruptions volcaniques (représentées à l’année 0 sur l’axe horizontal ; les années 1 à 8 représentent les huit années suivant l’éruption et les années -1 à -8 les huit années précédant l’éruption), à l’exclusion d’une période tampon de huit ans au début et à la fin de la période considérée, à savoir 305-30 av. J.-C. Les points indiquent des valeurs statistiquement significatives, estimées à l’aide du test exact de Barnard. La ligne verte en pointillé représente le seuil de confiance de 95 %, également estimé à l’aide du test exact de Barnard. Source : figures et légendes adaptées de Joseph G. MANNING et al., « Volcanic Suppression of Nile Summer Flooding Triggers Revolt and Constrains Interstate Conflict in Ancient Egypt », Nature Communications, 8, 2017, https://doi.org/10.1038/s41467-017-00957-y. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ igure https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. Or trois d’entre elles ont commencé au cours d’une année durant laquelle une éruption s’est produite et cinq autres dans un délai de deux ans après une année marquée par une éruption (fig. 7c). D’autres catégories d’événements peuvent être considérées dans la même optique. Sur les neuf périodes durant lesquelles le conflit entre l’Égypte ptolémaïque et le royaume séleucide a cessé, trois coïncident avec une année ayant connu une éruption, deux autres se situent dans un délai de deux ans après une éruption et une troisième dans un délai de trois ans ; par ailleurs, deux des neuf décrets sacerdotaux ont été émis au cours d’une année marquée par une éruption et un autre au cours de l’année suivant une éruption. Dernière observation : la vente de terres héréditaires, dont on suppose depuis longtemps qu’elle est le symptôme de difficultés économiques56, puisque les familles sont normalement réticentes à se séparer de leurs propriétés, connaît en moyenne une flambée pendant plusieurs années après les éruptions57. Ce qui frappe, donc, c’est la coïncidence répétée entre un petit nombre d’événements dont on connaît précisément la date : éruptions volcaniques, révoltes internes et cessation (probablement liée) des campagnes militaires extérieures, tentatives pour réaffirmer ou maintenir l’ordre politique par le biais de décrets sacerdotaux promulgués au nom des souverains ptolémaïques et fréquence accrue des ventes de terres58. Certes, on ne peut exclure que cette conjonction, aussi rapprochée soit-elle, ne soit rien de plus que le fruit du hasard. Néanmoins, la probabilité que l’association entre les dates des éruptions volcaniques et ces événements soit purement aléatoire a été envisagée et elle se trouve être faible (de l’ordre de 5 %, voire considérablement moins, dans tous les cas)59. Afin d’illustrer l’utilité des modèles statistiques pour saisir les interactions entre climat et sociétés du passé, peut-être faut-il aller plus loin. Considérons l’association observée entre le déclenchement des révoltes contre le pouvoir ptolémaïque, documenté par les papyrus, et les dates des éruptions volcaniques connues grâce aux carottes de glace polaires. Cette corrélation, quelle que soit sa force, n’exclut pas la possibilité qu’une éruption et une révolte se produisent parfois durant la même année, de manière totalement fortuite. La question statistique qu’il faut alors se poser est la suivante : le nombre de correspondances observées dans la 42 56. Joseph G. M, Land and Power in Ptolemaic Egypt: The Structure of Land Tenure, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. 57. On a trouvé la trace de 84 ventes datées avec suffisamment de précision. Pour plus de détails, voir J. G. M et al., « Volcanic Suppression of Nile Summer Flooding Triggers Revolt… », art. cit. 58. En tenant compte de quelques incertitudes mineures concernant les dates de déclenchement des révoltes et des éruptions. Un essai avec une liste plus complète (bien que potentiellement moins précise) de possibles déclenchements de révoltes a été effectué et il a été constaté qu’une association statistiquement significative s’observait encore. Voir Francis L et Joseph G. M, « Revolts under the Ptolemies: A Paleoclimatological Perspective », in J. J. C et J. G. M (dir.), Revolt and Resistance in the Ancient Classical World and the Near East: The Crucible of Empire, Leyde, Brill, 2016, p. 154-171. 59. J. G. M et al., « Volcanic Suppression of Nile Summer Flooding Triggers Revolt… », art. cit. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ réalité est-il inhabituel ? Pour répondre à cette interrogation, il suffit d’élaborer un modèle probabiliste permettant de calculer le nombre de correspondances auquel on pourrait s’attendre s’il n’y avait pas de réelle association entre ces événements. Les auteurs de l’étude ont donc procédé à des « simulations » qui ont réattribué, de manière randomisée, une nouvelle date à chaque éruption entre 305 et 30 av. J.-C. et compté le nombre de correspondances entre le déclenchement des révoltes et les dates réattribuées aux éruptions, en répétant ce processus un million de fois afin de produire une répartition de référence aléatoire60. Puisque le nombre de correspondances observées dans la réalité excède le nombre de correspondances dans 98 % de ces simulations, on peut en conclure qu’il y a une probabilité supérieure à 98 % qu’une association réelle existe entre le déclenchement des révoltes et les éruptions volcaniques : en d’autres termes, l’association ne tient pas du hasard et la correspondance observée est « statistiquement significative » à un niveau de confiance de 98 %. Ce test permet aux auteurs de l’étude d’affirmer l’existence d’un lien causal entre les éruptions volcaniques et le déclenchement des révoltes. Ils reconstituent à partir de là une chaîne de conséquences qui pourrait s’énoncer de la sorte : l’activité volcanique a eu une incidence hydroclimatique démontrable sur le Nil ; ces variations de la crue ont influé sur la productivité agricole égyptienne ; la baisse significative des rendements des cultures aurait provoqué des pénuries alimentaires, des hausses de prix, la crainte de famines, des difficultés à s’acquitter des impôts levés par l’État, un abandon des terres et une migration des populations vers les centres urbains pour y trouver de l’aide ; ces bouleversements ont alors pu conduire à des révoltes, en particulier lorsque le contexte général – notamment les tensions ethniques continues entre les Égyptiens natifs et les élites grecques, mais aussi les mobilisations militaires coûteuses – aggravait une situation déjà tendue61. Reste à acquérir une compréhension plus fine de ce contexte, qui a certainement connu des fluctuations au cours des trois siècles (ou presque) de domination lagide. D’autres enchaînements causaux liant les éruptions aux révoltes sont également envisageables, selon que les premières sont considérées comme la cause directe ou indirecte des secondes. Les éruptions pourraient, par exemple, avoir déstabilisé la société égyptienne en provoquant un brusque refroidissement, entraînant une diminution des récoltes et une hausse de la mortalité animale. Une autre hypothèse est encore possible : en voilant ou en modifiant le rayonnement solaire, les éruptions auraient conduit à des désordres nourris par des interprétations religieuses locales – la poussière volcanique en suspension pouvant être interprétée comme un signe de la colère divine. Par ailleurs, ces liens de causalité variaient en intensité en fonction des interventions humaines qui tantôt les atténuaient, tantôt les renforçaient. Ainsi, l’aggravation des tensions sociales provoquée par la baisse des rendements agricoles pouvait être limitée par des baisses d’impôts, l’imposition 60. Ibid., p. 7. 61. Ces conditions, qui peuvent également être considérées comme apportant une contribution « causale », ont pour effet de rendre l’association entre l’activité volcanique explosive et les révoltes « causale de manière probabiliste » plutôt que « de manière déterministe ». 43 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. de prix plafonds pour les denrées alimentaires, des interdictions d’exporter, des greniers d’État ou encore par l’importation en urgence de céréales. C’est d’ailleurs pourquoi tous les événements volcaniques survenus durant la période ptolémaïque ne sont pas associés à une révolte : l’Égypte lagide est manifestement parvenue à résister à certains chocs hydroclimatiques causés par les éruptions. Les désordres sociaux de la période se caractérisent par de fortes variations en intensité, en durée et en étendue. Parmi les épisodes de révolte identifiés, certains semblent avoir concerné toute l’Égypte et duré une vingtaine d’années, alors que d’autres apparaissent comme plus brefs et localisés. Or cette variabilité ne saurait être appréhendée avec un modèle explicatif trop simple, faisant des révoltes la conséquence mécanique des chocs climatiques. Faut-il alors essayer de corréler l’intensité des révoltes avec la sévérité des événements climatiques ? Certaines éruptions se traduisaient seulement par des troubles ponctuels et locaux de la crue du Nil, tandis que d’autres entraînaient des années de sécheresse affectant toute la vallée du fleuve et déclenchaient des famines aiguës. L’ampleur des troubles aurait varié en fonction du dérèglement climatique. Toutefois, l’analyse de la documentation écrite invite à compliquer ce scénario : des défaillances de la crue assez localisées ont ainsi pu causer un sentiment de panique et d’appréhension parmi les habitants qui se souvenaient des précédentes crises, comme l’atteste le décret de Canope de 238 av. J.-C.62. Dans les deux cas, on peut faire l’hypothèse que le stress résultant de la défaillance de la crue a agi comme un facteur amplificateur des tensions ethniques existantes dans certaines régions d’Égypte63. Il reste par conséquent un important travail de fond à réaliser sur les sources historiques pour compléter les approches historico-statistiques et approfondir leur interprétation. En revenant aux documents, les historiens peuvent affiner leur compréhension des révoltes égyptiennes, indépendamment des données paléoclimatiques. Ils peuvent également examiner leur extension géographique – la topographie pouvant jouer un rôle dans le degré de vulnérabilité d’une région donnée face à la baisse de la crue du Nil – et les ventiler en différentes catégories afin de mettre en évidence des associations plus précises entre événements historiques et chocs hydroclimatiques. Les approches illustrées par les études sur l’Irlande et sur l’Égypte restent relativement rares dans l’ensemble du domaine de l’histoire environnementale64. Ce genre d’enquête est pourtant riche de potentialités compte tenu de l’attention croissante portée à la construction de données quantitatives et aux méthodes 44 62. Stefan P, Das Dekret von Kanopos (238 v. Chr.). Kommentar und historische Auswertung eines dreisprachigen Synodaldekretes der ägyptischen Priester zu Ehren Ptolemaios’ III. und seiner Familie, Munich, K. G. Saur, 2004. 63. F. L et J. G. M, « Revolts under the Ptolemies », art. cit. 64. Pour des aperçus récents d’études sur le lien entre climat et société prenant également en compte les préoccupations au sujet du déterminisme environnemental et des approches quantitatives et statistiques, voir Bas J. P.  B et al., « Climate and Society in Long-Term Perspective: Opportunities and Pitfalls in the Use of Historical Datasets », WIREs Climate Change, 10-6, 2019, https://doi.org/10.1002/wcc.611 ; Fredrik C L, Andrea S et Heli H, « Climate and Society in European History », WIREs Climate Change, 12-2, 2021, https://doi.org/10.1002/wcc.691. INTERDISCIPLINARITÉ https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press spécialisées permettant de les analyser ; il ouvre donc le champ à des modes de raisonnement réservés jusqu’à maintenant aux sciences sociales et appliqués à des sociétés contemporaines aux données abondantes. Certes, ces approches ont leurs limites et soulèvent des interrogations. Comme Aryn Martin et Michael Lynch l’ont fait remarquer, « bien que ce soit un exercice simple lorsqu’on l’envisage de manière abstraite, dans certains cas, compter peut être compliqué, discutable et porter à conséquence sur le plan social. Les jugements catégoriels déterminent ce qui compte comme cas éligible, exemple ou donnée, et ces catégories peuvent être source de difficultés et controversées65 ». Dans le domaine de la climatologie historique, la catégorisation et la quantification d’informations historiques (en particulier qualitatives) sont réductrices par essence66. Le codage d’événements ou de phénomènes (qu’il s’agisse d’une sécheresse ou d’une famine, par exemple) en fonction de catégories rigides, incapables d’englober toutes leurs dimensions, s’accompagne forcément d’une perte de nuance et de contexte67. Il n’existe aucun moyen de saisir parfaitement le contenu pertinent de sources écrites complexes. C’est pourquoi, même si les preuves écrites ne sont pas forcément quantifiables, on peut légitimement employer cette approche pour « faire parler » un texte, à condition de prendre en compte le contexte de création de la source pour étayer des analyses quantitatives. Comme le montrent les études consacrées à l’Irlande et à l’Égypte, cette approche présente des avantages bien réels. Pour en tirer pleinement parti, il est nécessaire de faire preuve d’une certaine ouverture d’esprit, afin d’apprécier aussi bien ses potentialités que ses limites, et d’avoir conscience qu’elle complète d’autres approches historiques plus établies plutôt qu’elle ne les concurrence68. 65. Aryn M et Michael L, « Counting Things and People: The Practices and Politics of Counting », Social Problems, 56-2, 2009, p. 243-266, ici p. 243 (les auteurs soulignent). 66. Ce problème dépasse la climatologie historique. Par exemple, dans le contexte de la prolifération de l’histoire sérielle (ou histoire quantitative) dans l’historiographie française du e siècle, plusieurs figures majeures du mouvement ont souligné « l’impossibilité de conclure ». C’est le cas de Bernard Lepetit, qui employait cette expression dans un article de synthèse, paru en 1989, où il se référait à des historiens « quantitatifs », comme François Furet, ayant dressé le même constat deux décennies plus tôt : Bernard L, « L’histoire quantitative. Deux ou trois choses que je sais d’elle », Histoire & mesure, 4-3/4, 1989, p. 191-199, ici p. 193. Cette observation rappelle les critiques, plus récentes, adressées à l’approche « cliométrique » en histoire économique (c’est-à-dire se cantonnant à l’analyse des données quantitatives du passé) : Francesco B, The Poverty of Clio: Resurrecting Economic History, Princeton, Princeton University Press, 2011. En effet, les cliométriciens ont été accusés de ne pas être concluants et parfois de « plaquer » des théories élaborées a priori sur les preuves historiques avant d’analyser les données elles-mêmes. 67. Il est quelquefois difficile de savoir quand un phénomène doit être considéré comme un « événement », par opposition à un « processus », et cela influe sur la manière de catégoriser et de quantifier le phénomène en question. 68. Pour un exemple de cette complémentarité entre la cliométrie et l’histoire économique, voir Joshua L. R, « The Good of Counting », in J. L. R (dir.), Quantitative Economic History: The Good of Counting, Londres, Routledge, 2008, p. 1-7, ici p. 2. 45 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Réinterpréter les sources te tuelles des données scientifiques la lumi re Les deux types de pratiques interdisciplinaires décrits ci-dessus ont en commun d’avoir été appliqués à des situations dans lesquelles les données issues des sciences naturelles pouvaient, d’une manière ou d’une autre, bénéficier de l’apport de sources textuelles ou matérielles, habituellement réservées aux historiens. Les deux approches diffèrent cependant par leur manière d’appliquer des méthodes quantitatives et d’organiser leur raisonnement en conséquence. Reste maintenant à examiner la démarche intellectuelle symétrique, c’est-à-dire lorsque les sources textuelles conservent un rôle prééminent mais voient leur interprétation influencée par les données scientifiques. Le premier exemple concerne l’Italie à la fin de l’Antiquité et a trait aux sources littéraires ; le second s’intéresse à la Pologne à l’époque médiévale et repose sur une documentation économique et juridique. Nous constaterons que, dans les deux cas, les nouvelles données paléoclimatiques ou paléoécologiques disponibles ont amélioré notre compréhension de certaines sources écrites que les historiens utilisaient pourtant depuis très longtemps. Commençons par l’Antiquité tardive et le cas italien. Dans les années 1980, des scientifiques ont mis en relation des archives naturelles enregistrant une puissante éruption volcanique au milieu du e siècle avec des sources écrites à la même époque évoquant apparemment l’obscurcissement atmosphérique qui s’en est ensuivi69. Selon certains, la dépression climatique associée à l’éruption, désignée comme l’« événement de 536 » (date à laquelle les répercussions ont commencé à se faire sentir), a eu un effet considérable sur les sociétés de tout l’hémisphère nord70. Les informations fournies par certaines données environnementales indirectes, notamment des analyses de carottes de glace polaires et de longues séries dendroclimatologiques, ont alimenté un flux régulier d’études revisitant et réinterprétant les sources textuelles et archéologiques à la lumière de ces nouveaux 46 69. Voir Richard B. S et Michael R. R, « Volcanic Eruptions in the Mediterranean before AD 630 from Written and Archaeological Sources », Journal of Geophysical Research, 88-B8, 1983, p. 6357-6371. Les auteurs ont rassemblé et recontextualisé des textes de quatre auteurs de la Méditerranée antique tardive qui ont tous évoqué, de manière accessoire, des dérèglements climatiques et météorologiques étranges ; une fois rapprochées, ces références ont permis d’inférer une puissante éruption volcanique. Les traces d’un refroidissement post-éruption dans les données dendrologiques ont été trouvées par M. G. L. B, « Dendrochronology Raises Questions about the Nature of the AD 536 Dust-Veil Event », The Holocene, 4-2, 1994, p. 212-217. Des différences de datation apparentes ont été résolues dans M. S et al., « Timing and Climate Forcing of Volcanic Eruptions… », art. cit. Pour une synthèse récente, voir T. P. N, « The Climate Downturn of 536-50 », art. cit., p. 452- 463. 70. Ce point suscite une controverse : voir Joel D. G (dir.), The Years without Summer: Tracing A.D. 536 and Its Aftermath, Oxford, Archaeopress, 2000 ; U. B et al., « Cooling and Societal Change during the Late Antique Little Ice Age… », art. cit. ; Kyle H, The Fate of Rome: Climate, Disease, and the End of an Empire, Princeton, Princeton University Press, 2017. INTERDISCIPLINARITÉ https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press indicateurs71. De la même façon, des textes historiques disparates ont été collationnés pour documenter un événement climatique, à propos duquel les paléosciences apportent un éclairage contextuel supplémentaire. De façon significative, les débats autour des répercussions de l’éruption – leur portée et leur ampleur – ont été tranchés en se fondant presque exclusivement sur les preuves paléoscientifiques72. Les sources textuelles n’ont pas bénéficié de la même attention73. Pourtant, la lecture attentive d’un document célèbre vient sensiblement modifier le cadre narratif associé à l’événement, tout en restant compatible avec les réalités climatiques connues par l’apport des autres disciplines. C’est à l’homme politique latin Cassiodore (v. 485-v. 580) que l’on doit la plus riche description de l’événement 536, conservée dans ses Variae, qui rassemblent sa correspondance alors qu’il se trouvait au service de la monarchie ostrogoth, à la tête du pays entre 493 et 55374. À première vue, les lettres corroborent une interprétation catastrophiste. On y apprend que le Soleil n’a plus sa luminosité habituelle et que les températures ont été fraîches pendant près d’une année75. Le cycle des saisons lui-même a été bouleversé : « nous avons eu un hiver sans orages, un printemps sans temps mitigé, un été sans vagues de chaleur76 », explique l’auteur. Comprenant que les cultures ne pousseront pas dans ces conditions, Cassiodore ordonne l’ouverture de greniers d’État pour écarter le risque d’une famine imminente77. Si le texte semble refléter le pouvoir implacable du climat sur la société prémoderne, il faut se garder de le prendre au pied de la lettre. Dans la longue liste des désastres environnementaux que l’on trouve dans les écrits de Cassiodore, certains 71. R. B. S et M. R. R, « Volcanic Eruptions in the Mediterranean before AD 630… », art. cit. Pour une perspective globale sur l’éruption, du Yucatán à la Chine, voir les articles rassemblés dans J. D. G, The Years without Summer, op. cit. : sans le cadre volcanique, rien ne relierait des sujets aussi disparates que l’épistolographie romaine et l’hydraulique maya. Pour une discussion sur le contexte climatique et philosophique du récit par Cassiodore de l’événement de 536, voir K. H, The Fate of Rome, op. cit., p. 251-252 ; pour une discussion plus générale sur l’événement, ibid., p. 249-259. La bibliographie sur l’événement de 536 est importante et s’enrichit régulièrement : voir les travaux récents de K. Harper et de T. P. Newfield pour davantage de références. 72. Samuli H, Phil D. J et Keith R. B, « Dark Ages Cold Period: A Literature Review and Directions for Future Research », The Holocene, 27-10, 2017, p. 1600-1606 ; Samuli H, Phil D. J et Keith R. B, « Limited Late Antique Cooling », Nature Geoscience, 10- 4, 2017, p. 242-243 ; J. H et al., « Plagues, Climate Change, and the End of an Empire », art. cit. 73. Pour une exception, voir Antti A, « The Mystery Cloud of 536 CE in the Mediterranean Sources », Dumbarton Oaks Papers, 59, 2005, p. 73-94. 74. C, Variae, XII, 25 ; pour une traduction en anglais, voir C, The Variae: The Complete Translation, trad. par M. S. Bjornlie, Oakland, University of California Press, 2019, p. 493- 495. Sur le contexte historique et littéraire, voir M. Shane B, Politics and Tradition between Rome, Ravenna and Constantinople: A Study of Cassiodorus and the Variae, 527-554, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. 75. C, Variae, XII, 25, 2. 76. C, Variae, XII, 25, 3 ; C, The Variae, op. cit., p. 494. 77. C, Variae, XII, 25, 6. 47 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. sont tirés de récits antérieurs d’anomalies similaires. En observant que l’étrange nuage a duré « pendant presque toute une année », l’écrivain reprend en fait mot pour mot une expression de Pline l’Ancien, qui relate le seul autre exemple documenté d’une atténuation prolongée du rayonnement solaire78, en 43 av. J.-C., peu de temps après l’assassinat de Jules César79. Un autre élément de la description catastrophiste de Cassiodore – comment « l’air chargé de neige […] bloque la chaleur du soleil et détourne la vue de la faiblesse humaine80 » – s’inspire librement d’un autre récit fort célèbre, la Vie de César, où Plutarque évoque le passage d’une comète après la mort de César : « […] puis l’obscurcissement de la lumière du soleil. Car, pendant toute cette année, le disque solaire fut pâle : il n’avait pas de rayonnement à son lever, et la chaleur qui en émanait était faible et languissante ; aussi l’air restait-il épais et lourd, faute d’une température assez élevée pour le raréfier81 ». Que de telles allusions intertextuelles aient été des sortes de tropes dans la littérature latine doit nous mettre en garde contre la tentation de les utiliser comme des preuves directes. Dans ces conditions, évaluer avec précision les répercussions de l’éruption de 536 sur le climat et la société en Italie s’apparente à une mission impossible ; il faut se contenter d’une observation générale : des dérèglements environnementaux ont été identifiés à cette date. Les reconstitutions des événements et des processus climatiques du passé doivent être appréciés à l’aide de preuves scientifiques. Le recours à des textes historiques, en particulier ceux qui accordent une grande place à la rhétorique et à l’artifice, est une entreprise à hauts risques, car ces écrits précisent rarement la durée, la portée et l’intensité des phénomènes qu’ils décrivent. Cependant, l’interprétation de ces textes se trouve enrichie grâce à des informations que seules les paléosciences peuvent apporter. Dans la lettre de Cassiodore, les références intertextuelles traduisent en réalité un effort pour transformer un événement sans précédent en un fait compréhensible, à travers l’utilisation d’un cadre familier puisé dans la culture littéraire romaine. Pour le moment, la nouvelle recherche interdisciplinaire s’est essentiellement attachée à comprendre l’effet du climat sur les populations humaines. Or il importe de 48 78. C, Variae, XII, 25, 2 ; C, The Variae, op. cit., p. 494. P ’A, Histoire naturelle, II, 98. La même expression se retrouve en latin chez Cassiodore (Quod non eclipsis momentaneo defectu, sed totius paene anni agi niholiminus constat excursu) et Pline (Fiunt prodigiosi et longiores solis defectus, qualis occiso dictatore Caesare et Antoniano bello totius paene anni pallore continuo). 79. Sur la comète de César, voir John T. R et A. Lewis L, The Comet of 44 B.C. and Caesar’s Funeral Games, Atlanta, Scholars Press, 1997. À l’image de l’événement de 536, les dérèglements climatiques constatés en 43 av. J.-C résultaient probablement d’une éruption volcanique, possiblement celle du volcan Okmok situé en Alaska, dans les îles Aléoutiennes : voir Joseph R. MC et al., « Extreme Climate after Massive Eruption of Alaska’s Okmok Volcano in 43 BCE and Effects on the Late Roman Republic and Ptolemaic Kingdom », Proceedings of the National Academy of Sciences, 117-27, 2020, p. 15443-15449. 80. C, Variae, XII, 25, 5 ; C, The Variae, op. cit., p. 494. 81. P, César, LXIX, 4 ; traduction française tirée de P, Vies parallèles, trad. par B. Latzarus, t. 4, Paris, Classiques Garnier, 1950, p. 276. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ se demander comment les auteurs anciens ont parlé du climat, et l’étude des sources littéraires constitue probablement l’un des meilleurs moyens d’envisager cette question. Le second exemple tend à aboutir aux mêmes conclusions à partir de l’examen de sources documentaires, a priori exemptes, pour une large part, de l’intertextualité qui caractérise (et parfois fausse) les sources littéraires. Déplaçons-nous cette fois en Grande-Pologne (Wielkopolska), berceau de l’État polonais instauré dans la seconde moitié du e siècle. Pendant des siècles, cette région a été l’une des plus peuplées, des plus développées et des plus riches du pays. L’histoire économique de la Grande-Pologne (et de la Pologne en général) a fait l’objet de nombreuses études, notamment sur le début de l’époque moderne. Néanmoins, le nombre limité de traces écrites représente un obstacle de taille. Les sources administratives, tels les registres fiscaux ou les inventaires des propriétés, ne sont en effet apparues qu’au e siècle. La documentation disponible sur le haut Moyen Âge est encore plus limitée : il existe bien un inventaire des fouilles archéologiques d’objets du début de la période médiévale en Grande-Pologne, mais il concerne surtout les centres proto-urbains, alors que les activités économiques dominantes de la région étaient l’agriculture et l’élevage82. Pour reconstituer le réseau des établissements ruraux et l’état de l’économie rurale à l’époque médiévale, les historiens ont fait appel à une documentation spécifique : les « privilèges de location ». Ces textes, qui consignaient les règles gouvernant les relations entre propriétaires et paysans, apparaissent au e siècle, au début de la colonisation allemande en Grande-Pologne83. Des recherches récentes ont établi que le e siècle constitue à cet égard une période clef puisque des chartes de l’époque recensent une augmentation significative de nombre de villages déjà existants ou nouvellement établis84. Par conséquent, c’est devenu un lieu commun d’affirmer que le réseau de villages en Grande-Pologne – toujours discernable aujourd’hui dans certaines zones, avec sa disposition régulière de champs et de maisons – résulte de changements intervenus au cours des e et e siècles85. Des villages furent alors transférés au droit allemand ; parallèlement, les techniques agricoles se modernisaient dans les exploitations environnantes. 82. Archaeologiczne Zdje˛ie Polski, http://www.nid.pl ; Ryszard M, Metodyka archeologicznych badań powierzchniowych, Varsovie, Państ. Wydaw. Naukowe, 1980. 83. Jan M. P, « The Medieval Colonization of Central Europe as a Problem of World History and Historiography », in N. B (dir.), The Expansion of Central Europe in the Middle Ages, Londres, Routledge, 2017, p. 215-236. 84. Teodor T, Pocza˛tki kolonizacji wiejskiej na prawie niemieckim w Wielkopolsce (12001333), Poznań, Drukiem K. Miarki, 1924 ; Konstanty Jan H, Zmiany krajobrazu i rozwój osadnictwa w Wielkopolsce od XIV do XIX wieku, Lviv, Kasa im. Rektora J. Mianowskiego, 1932 ; Karol Sń, « Wsie na prawie niemieckim w Wielkopolsce w latach 1333-1370 », Roczniki Historyczne, 37, 1971, p. 1-36. 85. Antoni G, « Krajobraz naturalny i rozwój osadnictwa. Organizacja społeczna i rozwój gospodarstwa wiejskiego », in J. T (dir.), Historia Wielkopolski do roku 1795, Poznań, Wydawnictwo Poznańskie, 1969, p. 254-261, ici p. 256. 49 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press A. IZDEBSKI ET AL. Toutefois, bien que ces privilèges de location aient créé une sorte de réalité juridique, ils ne représentent rien de plus qu’un plan ou une intention d’établir un nouveau village ou de moderniser un village existant. Ils ne prouvent nullement que ces plans aient été mis en œuvre, immédiatement ou même plus tard86. De plus, ces textes ne documentent pas la chronologie de l’évolution démographique et économique d’un village ni les moments de crise : ils se contentent de recenser les actes juridiques pertinents. Ces limites, inhérentes à la typologie documentaire conservée, peuvent néanmoins être contournées en recourant à des archives environnementales et en menant des recherches historico-environnementales conjointes. Un projet récent sur la Grande-Pologne, associant histoire et paléoécologie, a pris la forme de micro-études, comprenant une recherche paléoécologique multiindicateurs conduite à partir de matériaux extraits de tourbières de la région87. En mettant l’accent sur des moments charnières de son histoire politique et économique, en mêlant archives historiques et environnementales et en recourant à des méthodes propres aussi bien aux sciences humaines qu’aux sciences de la nature, cette recherche a modifié notre compréhension du déroulement de la colonisation de la région à la fin de la période médiévale. La fréquence des dates radiocarbones obtenues (plus d’une par siècle) a permis en particulier de mieux saisir la dynamique coloniale. Après analyse des données environnementales, la transition vers le droit allemand évoqué dans les sources écrites apparaît ainsi moins rapide que les historiens l’avaient affirmé auparavant et, également, décalée dans le temps. Les données palynologiques témoignent non seulement d’une déforestation graduelle, mais aussi d’une hausse, tout aussi graduelle, de la proportion des pollens issus de plantes cultivées, en particulier des céréales (fig. 8). La tourbière de Kazanie dans le centre de la Grande-Pologne est un bon exemple de ce développement lent et progressif. Bien que la plupart des sites ruraux environnants aient été établis ou réorganisés conformément au droit allemand aux e et e siècles, ce n’est qu’à partir du e siècle que l’on observe une augmentation significative de l’activité économique humaine induite par le développement de l’agriculture. C’est à ce moment-là que la population a augmenté notablement et que les techniques agricoles ont probablement été modernisées, avec l’introduction de l’assolement triennal et d’outils plus avancés, tels que la charrue et la herse en fer, ainsi que la mise en place d’un nouveau schéma d’organisation des champs. La part des pollens issus de céréales dans les échantillons collectés pour l’étude n’a dépassé 1 % de manière permanente qu’à la fin du e siècle, avant de progresser tout au long du e siècle, pour atteindre 3 %. Ces relevés impliquent que la colonisation débutée aux e et e siècles ne 50 86. Stanisław Kś, Przywileje prawa niemieckiego miast i wsi małopolskich XIV-XV wieku, Wrocław, Instytut Historii Polskiej Akademii Nauk, 1971, p. 111. 87. Sambor Cń et al., « Environmental Implications of Past Socioeconomic Events in Greater Poland during the Last 1200 Years: Synthesis of Paleoecological and Historical Data », Quaternary Science Reviews, 259, 2021, https://doi.org/10.1016/j. quascirev.2021.106902. INTERDISCIPLINARITÉ igure éveloppement des établissements rurau en rande- ologne Part en % des pollens issus de céréales dans la tourbière de Kazanie 3 2 1 0 Nombre de nouveaux établissements autour de la tourbière de Kazanie 4 3 2 1 0 Nombre de nouveaux établissements en Grande-Pologne 900 600 300 0 0 15 t1 https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press an Av 0 0 20 -1 50 11 0 25 -1 1 1 20 0 30 -1 1 1 25 0 35 -1 1 1 30 0 40 -1 1 1 35 0 45 -1 1 1 40 0 50 -1 1 1 45 0 55 -1 1 1 50 60 -1 1 55 1 Note : le graphique du haut a été élaboré à partir des données palynologiques, ceux du milieu et du bas à partir des données des chartes de privilèges de location. Le graphique du milieu reflète le voisinage immédiat du site montré dans le graphique supérieur, c’est-à-dire la tourbière de Kazanie, près de Pobiedziska, en Grande-Pologne ; le graphique du bas correspond aux données pour toute la région. Source : adapté de Jan HŁADYŁOWICZ, Zmiany krajobrazu i rozwój osadnictwa w Wielkopolsce od  do  wieku, Lviv, Kasa im. Rektora J. Mianowskiego, 1932, p. 109-227 ; Sambor CZERWIŃSKI et al., « Znaczenie wspólnych badań historycznych i paleoekologicznych nad wpływem człowieka na środowisko. Przykład ze stanowiska Kazanie we wschodniej Wielkopolsce », Studia Geohistorica, 7, 2019, p. 59, 63 ; Sambor CZERWIŃSKI et al., « Environmental Implications of Past Socioeconomic Events in Greater Poland during the Last 1200 Years: Synthesis of Paleoecological and Historical Data », Quaternary Science Reviews, 259, 2021, https://doi. org/10.1016/j.quascirev.2021.106902, p. 8. 51 A. IZDEBSKI ET AL. concernait pas des groupes de population importants. Les villages modernisés ou nouvellement implantés étaient relativement petits et leur potentiel économique et démographique ne s’est développé que lentement, sur une longue période, avant d’atteindre un pic au e siècle88. L’ajout de sources environnementales conduit donc à réviser, de manière non négligeable, la vision historiographique traditionnelle de la colonisation allemande : alimentée dans une large mesure par la croissance démographique naturelle, l’expansion rurale fut graduelle en Grande-Pologne. Comme pour les textes littéraires latins discutés plus haut, l’incorporation de données produites par les sciences naturelles mène soit à une interprétation complètement nouvelle des sources textuelles, soit à l’accréditation d’une hypothèse existante aux dépens d’autres – dont certaines, élaborées pendant des décennies, ont longtemps eu cours dans la recherche historique traditionnelle. Avec la précision et la pluralité croissantes des données paléoscientifiques, il devient désormais envisageable d’accéder à une compréhension plus exhaustive et plus solide du passé. L’ambition de cet article est d’aider à catalyser et à faciliter ce processus89. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Élaborer des récits historiques dans des environnements interdisciplinaires Dans sa monographie parue en 1967, Histoire du climat depuis l’an mil, E. Le Roy Ladurie concluait que, sur le long terme, les conséquences du climat sur les humains semblaient minimes et difficiles à détecter90. Aujourd’hui, après cinquante ans de recherche, cette opinion apparaît comme exagérément sceptique, à tout le moins réductrice, pour ne pas dire solipsiste. En réalité, E. Le Roy Ladurie se méfiait des interprétations simplistes qui auraient pu être tirées de son livre. Près de trente-cinq ans plus tard, alors que la crise climatique mondiale poussait le grand public et les chercheurs à s’intéresser à nouveau au rôle du climat dans les affaires humaines, l’historien français proposa des conclusions bien différentes : dans les trois volumes de son Histoire humaine et comparée du climat, parue en 2004, il n’hésitait plus à souligner le rôle de la variabilité climatique dans l’histoire humaine91. D’une certaine façon, 52 88. S. Cń et al., « Environmental Implications of Past Socioeconomic Events… », art. cit. Il faut noter que la même équipe de recherche a démontré qu’une colonisation à grande échelle aux retombées écologiques importantes pouvait avoir eu lieu en l’espace d’une génération dans des circonstances particulières, lorsque les capacités financières et institutionnelles existaient : voir Mariusz L et al., « How Joannites’ Economy Eradicated Primeval Forest and Created Anthroecosystems in Medieval Central Europe », Scientific Reports, 10-1, 2020, https://doi.org/10.1038/ s41598-020-75692-4. 89. Pour un autre exemple récent d’une approche similaire, voir Martin B, « Die Magdalenenflut 1342 am Schnittpunkt von Umwelt- und Infrastrukturgeschichte », NTM Zeitschrift für Geschichte der Wissenschaften, Technik und Medizin, 27-3, 2019, p. 273-309. 90. E. L R L, Histoire du climat depuis l’an mil, op. cit. 91. Id., Histoire humaine et comparée du climat, Paris, Fayard, 3 vol., 2004-2009. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ il s’agissait là d’un retour à des positions défendues par la génération d’historiens actifs pendant les premières décennies du e siècle, tels Ellsworth Huntington aux États-Unis ou Franciszek Bujak en Pologne92. Plus généralement, ces revirements révèlent en creux les tensions auxquelles sont soumis les historiens qui prennent le parti de décrire les aspects « naturels » de l’histoire : il est facile de les assigner, même contre leur gré, à de grands récits idéologiques prédéterminés. Dans la plupart des études sur le climat, le métarécit qui s’impose dépend souvent de la discipline – des sciences humaines ou des sciences de la nature – surplombante dans l’analyse93. Pour comprendre les luttes qui se jouent autour de la définition d’un métarécit légitime, il est utile d’aborder brièvement les principaux tropes rhétoriques qui dominent le champ émergent de l’histoire environnementale interdisciplinaire – au sens d’Hayden White, à savoir la métaphore, la métonymie, la synecdoque et l’ironie94. Jusqu’à récemment, le catastrophisme et le déterminisme faisaient office de figures rhétoriques majeures dans l’histoire du changement climatique. Leur représentation réductrice tenait de la métonymie : fondés sur une cause unique et des arguments mécanistes, ces récits s’organisaient selon une intrigue tragique. De telles narrations ont bien souvent pour objectif de remuer les consciences de leurs lecteurs et de les encourager à agir95. C’est pourquoi, même s’ils peuvent être trompeurs en ordonnant le passé selon une trame rigide et en se focalisant sur une fin inéluctable, le catastrophisme et le déterminisme ne sont pas sans intérêt. Ils peuvent être déployés dans des narrations historiques afin de susciter l’action, et c’est sans surprise que ces métarécits tendent à dominer dans les histoires dont les auteurs appartiennent aux disciplines des sciences de la nature : ces derniers ne sont-ils pas les plus conscients des changements climatiques en cours et de la gravité de la crise environnementale dans laquelle nous sommes entrés96 ? Bien entendu, l’usage métonymique du catastrophisme n’est que l’un des nombreux tropes à la disposition des historiens du climat (H. White en décrit quatre, tout en soulignant qu’il en existe probablement davantage). C’est pourquoi un champ parvenu à maturité comme l’histoire environnementale ne devrait pas se limiter à un seul trope, un seul arc narratif, pour raconter le passé. Aujourd’hui, un 92. Ellsworth H, Civilization and Climate, New Haven, Yale University Press, [1915] 1924 ; Franciszek B, Nauka, społeczeństwo, historia, Varsovie, Państ. Wydaw. Naukowe, 1976. 93. Voir à ce sujet Adam I et al., « Realising Consilience: How Better Communication between Archaeologists, Historians and Natural Scientists Can Transform the Study of Past Climate Change in the Mediterranean », Quaternary Science Reviews, 136, 2016, p. 5-22. 94. Hayden W, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973. 95. Ibid. 96. Bien entendu, ces approches ont désormais droit de cité dans la discipline historique et suscitent une attention considérable de la part du grand public. Voir en particulier Ronnie E, The Collapse of the Eastern Mediterranean: Climate Change and the Decline of the East, 950-1072, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, et K. H, The Fate of Rome, op. cit. 53 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press métarécit alternatif a ainsi le vent en poupe : la « résilience ». Ce discours d’escorte tient de l’ironie, si ce n’est de la synecdoque. Celle-ci se caractérise par un mode de présentation qui tend à prendre la partie pour le tout (les récits de résilience ayant pour objectif de présenter des perspectives holistiques à partir de cas précis) ; elle combine un argument organiciste (la résilience mettant en avant l’unité plutôt que le conflit entre l’homme et la nature) et une idéologie conservatrice (la résilience étant souvent utilisée pour renforcer les politiques néolibérales au nom de la capacité de rebond de l’humanité). Et puisque l’on a ici affaire à une synecdoque dont la dramaturgie penche du côté de la comédie (avec un happy end ), on ne s’étonnera pas que les récits de résilience fassent généralement preuve d’un optimisme prudent. Compte tenu des changements climatiques que connaît la planète, cette tonalité optimiste peut dérouter les auteurs de ces récits eux-mêmes, si bien que les études valorisant la résilience sont souvent précédées d’un avertissement invitant le lecteur à ne pas se laisser griser par un excès d’optimisme et à ne pas sous-estimer la gravité de la crise. La résilience a fait son apparition dans le discours académique en tant que méthode pour évaluer les répercussions, passées et présentes, du climat et de la variabilité climatique sur les populations humaines en s’éloignant de sa définition originale qui se concentrait, dans un premier temps, sur l’ingénierie et, dans un deuxième temps, sur les systèmes écologiques97. Sur le fond, la résilience cherche à mesurer la stabilité et la durabilité d’un système confronté à différents facteurs de stress menaçant son équilibre ; la résilience du système correspond ainsi à sa « résistance au changement98 ». Appliqué à l’histoire environnementale, le concept a le plus souvent été utilisé pour étudier les effets de l’environnement sur l’État et les institutions socio-économiques à différentes échelles, de l’empire au village99. 54 97. Sur les origines de la résilience dans le domaine de l’écologie, voir C. S. H, « Resilience and Stability of Ecological Systems », Annual Review of Ecology and Systematics, 4, 1973, p. 1-23. Sur l’utilité du concept appliqué aux sociétés humaines, voir Carl F, « Resilience: The Emergence of a Perspective for Social-Ecological Systems Analyses », Global Environmental Change, 16-3, 2006, p. 253-267. 98. Il existe de nombreuses définitions de la résilience, mais « la tendance à comprendre la résilience comme la résistance au changement est omniprésente dans la littérature » : Lennart O et al., « Why Resilience Is Unappealing to Social Science: Theoretical and Empirical Investigations of the Scientific Use of Resilience », Science Advances, 1- 4, 2015, http://dx.doi.org/10.1126/sciadv.1400217, ici p. 2. 99. Voir, entre autres, Adam I, Lee M et Sam W, « The Social Burden of Resilience: A Historical Perspective », Human Ecology, 46-3, 2018, p. 291-303 ; Elena X et al., « Modelling Climate and Societal Resilience in the Eastern Mediterranean in the Last Millennium », Human Ecology, 46-3, 2018, p. 363-379 ; Elena X et al., « The Medieval Climate Anomaly and Byzantium: A Review of Evidence on Climatic Fluctuations, Economic Performance and Societal Change », Quaternary Science Reviews, 136, 2016, p. 229-252 ; Elena X et al., « Hydrological Changes in Late Antiquity: Spatio-Temporal Characteristics and Socio-Economic Impacts in the Eastern Mediterranean », in P. E, J. G. M et K. V (dir.), Climate Change and Ancient Societies in Europe and the Near East: Diversity in Collapse and Resilience, Cham, Palgrave Macmillan, 2021, p. 533-560 ; Tamara L, « A Viewpoint on Eastern Mediterranean Villages in Late Antiquity: Applying the Lens of Community https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press INTERDISCIPLINARITÉ L’action du climat sur les sociétés passées s’est fait sentir à plusieurs niveaux : formation et déclin des États, productivité agricole, configuration et densité des implantations, etc. Les sociétés résilientes sont celles qui, en quelque sorte, sont parvenues à résister aux tempêtes et à s’adapter aux nouvelles réalités tout en préservant leurs attributs sociaux fondamentaux (tels que définis par l’observateur ou le chercheur moderne). Si le catastrophisme a occupé une place majeure dans les publications des sciences de la nature sur l’histoire climatique et dans les ouvrages d’histoire environnementale s’adressant au grand public, il n’a jamais été hégémonique : comparables à la théorie de la résilience, les interprétations structuralistes de la relation entre l’environnement et l’histoire humaine sont ainsi parmi les plus anciennes à avoir eu cours dans le champ, puisqu’elles remontent aux premières publications d’E. Le Roy Ladurie100. Bien qu’ils évitent les tendances déclinistes des récits de type catastrophiste, les récits fondés sur la résilience entretiennent néanmoins l’idée selon laquelle le climat agit et les humains réagissent en fonction. Même les adaptations et les améliorations réussies restent des réactions à des stimuli extérieurs. Jusqu’à présent, la plupart des recherches interdisciplinaires se sont donc concentrées sur la compréhension des effets du climat sur les populations humaines. Les sciences humaines et sociales ont soumis à une critique radicale l’approche socio-écologique de la résilience, en montrant comment elle participait à défendre le statu quo néolibéral existant : toute action aurait pour enjeu de renforcer les systèmes existants pour qu’ils puissent mieux affronter les crises environnementales, au lieu de chercher à changer le système qui les a engendrées. Les précédents historiques de sociétés résilientes (à l’aune de l’analyse historique) ne doivent pas être instrumentalisés aujourd’hui pour légitimer le maintien d’un régime socioéconomique destructeur de la vie sur Terre. Par conséquent, dans un monde contemporain globalisé dominé par l’idéologie néolibérale, les métarécits de la résilience et leur usage optimiste de la synecdoque (selon lequel des parties d’un système peuvent résister aux crises environnementales) apparaissent pour ce qu’ils sont : une position conservatrice (défendant le maintien de l’ordre existant) et non libérale (insoucieuse des êtres humains affectés par la dérive climatique). Voilà une autre raison pour laquelle les récits de la résilience ne doivent pas devenir hégémoniques dans le champ de l’histoire environnementale interdisciplinaire, nonobstant les appels répétés à abandonner les récits catastrophistes101. Resilience Theory », Studies in Late Antiquity, 4-1, 2020, p. 44-75. En 2018, la revue Human Ecology a consacré un numéro spécial à la question de la résilience historique vis-à-vis de la pression climatique : voir l’article introductif de John H et Arlene R, « Society and Environment in the East Mediterranean ca 300-1800 CE: Problems of Resilience, Adaptation and Transformation. Introductory Essay », Human Ecology, 46-3, 2018, p. 275-290. 100. E. L R L, Histoire du climat depuis l’an mil, op. cit. 101. Pour des exemples les plus récents, voir B. J. P.  B et al., « Climate and Society in Long-Term Perspective », art. cit. ; F. C L, A. S et H. H, « Climate and Society in European History », art. cit. 55 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press En fin de compte, nous ne devons rejeter ni les récits métonymiques du catastrophisme ni les récits de la résilience usant de la synecdoque, mais plutôt nous efforcer d’identifier leurs forces et leurs faiblesses respectives et de continuer à expérimenter leur utilisation pour écrire une histoire environnementale réellement interdisciplinaire. Plus le champ sera conscient de ces intrications théoriques et rhétoriques, plus il deviendra facile de mélanger les tropes, d’en inventer de nouveaux et de porter le message – aussi fort sur le plan social que riche sur le plan intellectuel – dont notre époque a besoin. 56 En guise de conclusion, il faut insister sur le fait que l’histoire environnementale interdisciplinaire dont cet article a dressé le portrait ne modifie ni le rôle ni la fonction des récits historiques traditionnels. Nous nous contentons de suggérer aux chercheurs, lorsque cela est pertinent, d’incorporer différents types de preuves – et leurs interprétations – dans leurs travaux. La pertinence des paléosciences se révèle étonnamment vaste, au point que toutes les questions historiques, ou presque, pourraient bénéficier de leur apport. Les principales difficultés que soulève cette incorporation sont pratiques et théoriques plutôt que financières. Si de nombreuses questions de recherche dans le domaine socio-environnemental requièrent effectivement des projets à grande échelle, et donc un financement des agences de recherche nationales ou européennes, plusieurs études novatrices ont vu le jour grâce à des réseaux et à une collaboration de terrain. Ainsi que l’illustrent la plupart des cas évoqués ici, il a souvent suffi qu’un géologue commence par produire des données intéressantes, puis qu’il sollicite un historien capable de l’aider à les contextualiser. La plupart du temps, les vrais obstacles à cette interdisciplinarité se trouvent au sein de nos champs respectifs. L’histoire en tant que discipline institutionnalisée n’est pas encore habituée à voir des chercheurs arpenter les périodes et les régions en essayant de tirer parti de l’expertise d’équipes entières afin de traiter des questions de recherche socio-environnementale. Bien que la discipline s’enorgueillisse globalement de ces entreprises, qui démontrent sa vitalité et sa pertinence aux yeux du grand public, les historiens préfèrent trop souvent rester dans les limites de leurs structures « tribales » et rejettent tacitement les nouvelles habitudes et valeurs académiques ainsi que l’ouverture, pourtant le prérequis de l’histoire interdisciplinaire. Ces chercheurs retranchés dans le fortin de leur discipline, tout habitués qu’ils sont à contrôler la narration comme les données, continuent fréquemment de ne pas apprécier à sa juste valeur le travail d’équipe menant à des publications conjointes, dans lequel c’est la synergie de plusieurs auteurs, plutôt que la contribution bien délimitée d’un individu, qui crée une plus-value intellectuelle. Si la discipline historique, et en particulier le champ de l’histoire environnementale préindustrielle, veut éviter l’obsolescence programmée ou une sorte d’antiquarisme hors d’âge, elle doit résolument s’ouvrir au co-autorat et au travail collectif avec des expertises diverses, pratique qui est d’ores et déjà monnaie courante dans les sciences de la nature et même dans la discipline sœur de l’histoire, l’archéologie. Dans cette optique, la meilleure stratégie consiste peut-être à revoir INTERDISCIPLINARITÉ l’éducation et la formation des historiens qui s’intéressent à l’environnement, afin qu’ils apprennent à manier les sources écrites et les données scientifiques avec prudence. Moyennant quoi, et compte tenu de la multiplication des approches du passé, l’avenir de l’histoire, en tant que discipline et aventure intellectuelle, s’annonce radieux. Adam Izdebski Max Planck Institute for the Science of Human History (Allemagne) Jagiellonian University in Kraków (Pologne) Kevin Bloomfield Cornell University (États-Unis) Warren J. Eastwood British Institute of Archaeology at Ankara, The British Academy (Royaume-Uni) https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press Ricardo Fernandes Max Planck Institute for the Science of Human History (Allemagne) University of Oxford (Royaume-Uni) Masaryk University (République tchèque) Jürg Luterbacher Justus-Liebig-Universität Gießen (Allemagne) Joseph G. Manning Yale University (États-Unis) Alessia Masi Max Planck Institute for the Science of Human History (Allemagne) Sapienza Università di Roma (Italie) Lee Mordechai Hebrew University Jerusalem (Israël) Timothy P. Newfield Georgetown University (États-Unis) Dominik Fleitmann University of Basel (Suisse) Alexander R. Stine San Francisco State University (États-Unis) Piotr Guzowski University of Białystok (Pologne) Çetin Şenkul Süleyman Demirel Üniversitesi (Turquie) John Haldon Princeton University (États-Unis) Elena Xoplaki Justus-Liebig-Universität Gießen (Allemagne) Francis Ludlow Trinity College Dublin (Irlande) Traduction d’Antoine Heudre * Cet article est l’aboutissement d’un colloque de la Climate Change and History Research Initiative qui a eu lieu à Princeton en mai 2017. Joseph G. Manning, Alexander R. Stine et Francis Ludlow remercient la National Science Foundation (NSF) des États-Unis pour l’importante bourse qui les a aidés à financer leurs travaux (bourse n° 1824770 CNH-L, 57 A. IZDEBSKI ET AL. https://doi.org/10.1017/ahss.2022.114 Published online by Cambridge University Press « Volcanism, Hydrology and Social Conflict: Lessons from Hellenistic and Roman-Era Egypt and Mesopotamia »). F. Ludlow tient aussi à remercier le Harvard University Center for the Environment pour la bourse « Ziff Environmental » dont il a bénéficié et l’Initiative for the Science of the Human Past at Harvard pour la bourse de recherche qui lui a été accordée. Piotr Guzowski remercie le Programme national pour le développement des humanités du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Science de la République de Pologne pour le financement accordé pour la période 2016-2019. A. R. Stine a également bénéficié de deux bourses de la NSF (AGS-1903674 et ICER1824770). Elena Xoplaki remercie l’Académie d’Athènes et le « Réseau national de recherche sur le changement climatique et son impact » grec (projet 200/937), ainsi que les projets NUKLEUS et ClimXtreme du ministère fédéral allemand de l’Enseignement et de la Recherche et le projet EM-MHeatwaves du Service allemand des échanges académiques (DAAD). L’ensemble des auteurs remercient Niklas Luther de la JustusLiebig-Universität Gießen pour les calculs et l’élaboration des figures 1 et 2. 58