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« Choir sans fin dans Choir », la lecture comme exercice utopique

2015, Revue d'Histoire Littéraire de la France

On assiste actuellement en France au renouvellement du questionnement utopique, tant dans l’actualité littéraire que dans la réflexion théorique. Ce renouvellement passe notamment par la redécouverte du texte fondateur de Thomas More, dont la facture complexe engage le lecteur dans une expérience formatrice et déstabilisante, ignorée des détracteurs de l’œuvre et qui pourrait bien constituer le cœur de L’Utopie. L’article se propose de montrer que c’est à une semblable expérience qu’Éric Chevillard convie le lecteur de Choir (Minuit, 2010). Alors que le roman peut d’abord apparaître comme la représentation mythique de l’échec des utopies, ce premier niveau de lecture se trouve en effet contrarié de diverses manières. Non content de conférer à la pratique de la digression conjecturale chère à l’auteur une extension jamais atteinte jusqu’alors, Choir escamote tout d’abord la métalepse dont cette pratique s’accompagne habituellement. Ce faisant, il prive le lecteur du dehors qui lui garantissait une position de complice pour le livrer à l’inconfort d’une chute sans cesse réitérée au sein d’un intertexte mouvant, en proie à un vertige du sens auquel seule la catastrophe ultime viendra mettre fin. De l’utopie au mythe en passant par le monde renversé, l’analyse de l’ingénieux dispositif par lequel Éric Chevillard – lecteur de Lautréamont – piège ainsi son propre lecteur invite à considérer Choir comme une expérience de lecture singulière visant à recharger le texte d’une efficace nouvelle.

CHOIR AVEC CHEVILLARD : LA LECTURE COMME EXERCICE UTOPIQUE AUDREY CAMUS* Fondée en tant que genre littéraire avec Thomas More à la Renaissance, l’utopie paraissait avoir touché à sa fin dans la première moitié du vingtième siècle, avec les œuvres magistrales d’Ievgueni Zamiatine (Nous Autres, 1920), Aldous huxley (Le Meilleur des mondes, 1932) et George Orwell (1984, 1949) . Ces fictions cauchemardesques donnant corps à la dérive totalitaire constituaient en effet une condamnation sans appel que l’histoire du siècle n’aurait de cesse d’entériner . Avec elles était née la vogue de la dystopie, cette contrepartie négative du genre qui allait, d’une certaine manière, s’y substituer . Depuis une quinzaine d’années au moins, et l’exposition conjointe de la Bibliothèque Nationale de France et de la New York Public Library1, la question utopique ressurgit pourtant, à la fois dans la réflexion théorique et dans l’actualité littéraire2 . Sous la plume des écrivains français contemporains, la tendance est double, qui consiste d’une part à mettre en œuvre * Université d’Ottawa . 1 . Lyman Tower Sargent, Roland Schaer (dir .), Utopie : la quête de la société idéale en Occident, Bibliothèque nationale de France / Fayard, 2000 . La même année, le Magazine Littéraire qui titrait « la fin des utopies » en 1978 (no 139) proclame d’ailleurs leur renaissance (no 387) . Il est notable que, dans l’intervalle, le problème de la communauté a fait l’objet d’un dialogue philosophique à plusieurs voix entre Jean-Luc Nancy, Maurice Blanchot, Giorgio Agamben, et quelques autres . Voir sur ce point Frédérik Detue et Christine Servais, « La lecture littéraire et l’utopie d’une communauté », Études littéraires, 2010, vol . 41/2 . 2 . Citons à titre d’exemple Antoine Volodine (toute l’œuvre depuis Lisbonne dernière marge, Minuit, 1990) ; Olivier Rolin, Tigre en papier, Paris, Seuil, 2002 ; Jean-Christophe Rufin, Globalia, Paris, Gallimard, 2004 ; Pierre Senges, Commentaires sur les chemins de ronde, extraits parus dans R de réel, volume UVW, avril-août 2004 ; J .M .G . Le Clézio, Ourania, Paris, Gallimard, 2006 ; éric Chevillard, Choir, Paris, Minuit, 2010 et Linda Lê, Cronos, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2010 . RhLF, 2015, n° 2, p . 421-433 422 revue d’histoire littéraire de la France une relecture à la fois critique et nostalgique des expériences utopiques du siècle passé (Rolin, Le Clézio), d’autre part à explorer les contradictions du genre à travers l’élaboration de dystopies que seule l’espérance utopique semble susceptible d’ébranler (Rufin, Lê), les deux pratiques étant parfois intriquées (Volodine) . Dans un cas comme dans l’autre, l’équivoque est de mise, que fondent notamment le recours à la fonction critique de l’utopie initiée par More et l’exaltation de sa fonction d’émancipation . Malgré le constat d’échec, les textes qui revisitent le passé rendent hommage à la foi utopique par le témoignage dont ils sont porteurs . Quant à ceux qui mettent en scène la tyrannie, ils n’en célèbrent pas moins la puissance de révolte de l’utopie à travers le parcours des opposants au régime . Quoique le constat généralisé soit celui d’une impasse, ces œuvres engagent ainsi un changement de perspective par le rapport ambigu qu’elles entretiennent à leur objet . Comme les titres de certaines publications théoriques en témoignent, il semblerait en fait que l’on assiste à la relance d’un questionnement, « en défense de l’utopie3 » . Nous avons besoin de l’utopie, affirment ses défenseurs, non seulement parce qu’elle est l’expression d’une croyance dans la justice et le progrès social, mais aussi parce qu’elle « soulève la pesanteur du réel4 » pour permettre à l’homme d’inventer de nouveaux possibles . Face au double reproche de son caractère irréalisable et du danger que recèle sa mise en œuvre, la réhabilitation procède de l’idée que l’utopie n’a pas à être applicable et ne doit pas être appliquée . Seule importe sa force de rupture, ce mouvement émancipateur qui libère l’imagination politique . Cette réhabilitation se fonde sur une relecture de l’Utopie de Thomas More, selon laquelle l’austérité et le rigorisme reprochés à la cité idéale se trouvent contredits par la dimension à la fois ironique et expérimentale du texte . Sans entrer dans le détail de la démonstration, disons que celle-ci repose sur deux infléchissements interprétatifs pour l’essentiel . D’une part la structure de L’Utopie, son appareil péritextuel et son contexte de publication en font une œuvre éminemment dialogique . D’autre part, cette œuvre dialogique, qui s’inscrit dans la tradition de la declamatio, requiert d’être lue comme une expérience de pensée et appréhendée comme un instrument La liste n’est pas exhaustive . Le récent ouvrage de Mélanie Lamarre intitulé Ruines de l’utopie. Antoine Volodine, Olivier Rolin, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2014, montre que c’est par l’ambivalence que les deux premiers renouvellent le rapport de la fiction au politique . 3 . Lyman Tower Sargent, « Pour une défense de l’utopie », Diogène, 2005, no 209 « Approches de l’utopie », p . 10-17 . Ce pourrait être le sous-titre de bien des travaux récents consacrés à la question, en réponse à ce que Marc Angenot a pu qualifier de « procès de l’utopie » . M . Angenot, « Le procès de l’utopie . Utopie, science de l’histoire, idéocraties », Cités, 2010, no 42, p . 15-32 . 4 . Miguel Abensour, L’Homme est un animal utopique, Arles, Les éditions de la nuit, 2010, p . 106 . choir avec chevillard : la lecture comme exercice utoPique 423 heuristique plutôt que comme un traité didactique5 . Tout à la fois critique et constructive, coercitive et émancipatrice, vecteur d’ordre et de désordre, L’Utopie ambivalente de Thomas More apparaît de la sorte comme un exercice rhétorique destiné à susciter pour son lecteur une expérience aussi déstabilisante que formatrice ; une maïeutique6 . Cette ambivalence regagnée par l’utopie à travers l’exégèse de son texte fondateur entre en résonance avec celle des fictions contemporaines précédemment évoquées . Mais il est des auteurs qui, non contents de cultiver l’ambivalence, héritent également de la complexité du dispositif de lecture de leur aîné7 . C’est en particulier le cas d’éric Chevillard qui, élaborant une image renversée d’Utopia, renoue le dialogue avec l’humaniste anglais pour faire de la lecture le lieu même de l’utopie8 . CHOIR DE L’UTOPIE AU MYTHE Les « aventures de la phrase », tel pourrait être le titre générique des livres qu’éric Chevillard se plaît à publier sous la mention roman depuis plus de vingt ans9 . Mais si son formalisme a pu lui valoir le qualificatif de « nouveau nouveau romancier », l’auteur ne se désintéresse pas pour autant du monde comme il va : ses élucubrations ludiques n’auraient même, à l’en croire, jamais eu d’autre ambition que de le réformer . De fait, si le travail de sape qu’il met en œuvre a longtemps été discret, deux de ses derniers romans usent des grands moyens . Dans Sans l’orangoutan, paru en 2007, la satire jusqu’alors présente en filigrane se systématise 5 . Pour ce détail, on se reportera en particulier à la lecture menée par André Prévost, lequel fait la démonstration de la plupart des aspects développés par les champions de l’utopie qui lui succéderont . Thomas More, L’Utopie (1516), Présentation, texte original, apparat critique, exégèse, traduction et notes par André Prévost, préface de Maurice Schumann, Paris, éditions Mame, 1978 . 6 . Voir sur ce point précis, qui appartient en propre à André Prévost, la quatrième partie de son édition de L’Utopie déjà citée . 7 . éric Chevillard, ainsi qu’on va le voir, mais également Pierre Senges . Je me permets de renvoyer sur ce point à mon étude « L’utopie revisitée : l’œuvre-parergon de Pierre Senges », in Pierre Senges, l’invention érudite, Audrey Camus, Laurent Demanze et Bruno Blanckeman (dir .), Paris-Caen, Lettres Modernes-Minard, « écritures contemporaines », sous presse . 8 . Sur le rôle imparti au lecteur par L’Utopie et sur le livre comme lieu de la communauté, voir Jean-François Vallée, « The Fellowship of the book: Printed voices and written friendships in More’s Utopia », in Printed voices. The Renaissance culture of dialogue, Dorothea heitsch et Jean-François Vallée (dir .), Toronto-Buffalo-Londres, University of Toronto Press, 2004, p . 42-60 . 9 . « Une phrase est toute une aventure et puisqu’ils en sont le sujet, ils sont inévitablement transformés par cette aventure qui constitue leur unique expérience en ce monde », explique l’auteur à propos de ses personnages, qu’il qualifie d’ectoplasmes littéraires . éric Chevillard, « Des crabes, des anges et des monstres », entretien avec Mathieu Larnaudie in Devenirs du roman, Inculte/Naïve, 2007, p . 95-109, question 9 . 424 revue d’histoire littéraire de la France au point de donner naissance à une dystopie, conçue comme une variation sur le modèle des ruines futures . Alors que les première et troisième parties du roman dépeignent les affres d’Albert Moindre, personnage récurrent de l’œuvre, confronté à l’extinction de l’orang-outan, la partie centrale donne une vision cauchemardesque de l’avenir proche de l’humanité résultant de cette disparition . Le tout résonne singulièrement avec les préoccupations écologiques qui sont les nôtres en ce début de vingt et unième siècle . La vision de déréliction abîmée en son cœur faisait de Sans l’orangoutan une fable morale et politique, à vocation d’avertissement . Avec Choir, qui en constitue le prolongement, cette vision accède à la grandeur du mythe : L’île de Choir est un écueil de terre rude, hostile, inclément, et nous, ses habitants infortunés, de toutes nos forces nous le haïssons, nous le honnissons, nous le maudissons . Tous, nous rêvons de partir . Impitoyablement, nous sommes retenus par ses sables et ses boues . Il se raconte pourtant qu’un ancêtre, Ilinuk, né avec une difformité formidable, parvint à s’en arracher pour rejoindre le ciel . Un de ses anciens compagnons vieux comme l’orage et la cendre endort nos douleurs et calme nos plaintes avec le récit de sa vie prodigieuse . Ilinuk a promis de revenir nous chercher . Nous vivons depuis pour cette seule espérance . et nous guettons son retour, ne cessant de scruter le ciel que pour haïr, honnir et maudire le sol de Choir10 . Ce récit de fondation où la fin se résorbe dans le commencement à la faveur d’un messianisme déçu peut d’abord se lire comme mise en garde contre le dolorisme, la complaisance et l’inaction, contre l’éternelle facilité qui consiste à s’en remettre à une transcendance quelconque . Dans cette perspective, Choir constitue une réflexion sur l’humanisme, la fin des grands récits et le retour du religieux, et se pare de l’une des vertus essentielles du muthos : exprimer notre angoisse et nous permettre de penser la réalité qui est la nôtre au-delà ou en deçà du logos. Ce premier niveau de lecture est conforté par l’interprétation du rapport entre mythe et utopie institué par le texte . L’île de Chevillard évoque irrésistiblement celle de Thomas More, par contraste : le régime politique de Choir est fondé sur la délation et l’abstention, la communauté des Chus11 se caractérise avant tout par son goût contrarié pour la solitude, et l’homme censé la gouverner est à peu près invisible, sa place se trouvant occupée de facto par l’espèce de gourou qui relate sans fin la geste d’Ilinuk le Polydactyle et qui a pour nom Yoakam . Or, la naissance de l’utopie en tant que genre, succédant au mythe, a pu apparaître comme le moyen par lequel l’homme se ressaisissait de son des10 . éric Chevillard, Choir, prière d’insérer . Toutes les références au roman seront désormais indiquées par un simple numéro de page entre parenthèses . 11 . J’emprunte à Jean-Baptiste harang le nom de « Chus » par commodité (Jean-Baptiste harang, « Ô Choir, ô désespoir », Le Magazine littéraire, 2010, no 494), mais on verra qu’il vaudrait mieux, d’une certaine façon, appeler les habitants de l’île des Chutants . choir avec chevillard : la lecture comme exercice utoPique 425 tin jusqu’alors laissé entre les mains des dieux, et même comme une réponse au mythe de la chute, que le roman d’éric Chevillard ne peut manquer d’évoquer12 . Dans Choir, à l’inverse, l’utopie se voit balayée par le mythe dans un mouvement régressif . Ce que propose le texte de la sorte, c’est en somme la représentation mythique de l’échec des utopies entériné par l’effondrement du bloc communiste à la fin du vingtième siècle13 . La fin du roman viendra toutefois remettre en cause cette interprétation un peu trop grandiloquente pour être chevillardienne14, puisque le mythe non seulement se révèle comme supercherie, mais se trouve encore balayé à son tour par une science-fiction aux allures de série B . De ce point de vue, et à l’image de ses habitants qui saccagent toujours tout (p . 153 et 167), la terre gaste de Choir est aussi et peut-être d’abord une terre gâchée et le roman apparaît piégé . CHOIR DANS LE PIÈGE La lecture de Choir est une excursion dans les sables mouvants . D’abord parce que l’instabilité permanente instaurée par l’absence de repères génériques se trouve aggravée par une absence de repères géographiques . Outre que le brouillard dissimule les contours, le paysage spongieux présente des caractéristiques souvent contradictoires : Les rapports demeurent vagues, lacunaires, imprécis . et quand la précision s’y trouve, elle contredit ce qu’au moins on croyait savoir avec certitude : ce n’est donc point une montagne, c’est un marais, un marais de plus, soit . Mais rien n’est jamais définitivement acquis ici . Nous nous accordons sur peu de choses à ce jour . Sont pourtant consignés dans tous ces rapports l’impression de tourner en rond d’une part, l’escarpement accidenté du contour d’autre part, et enfin l’impression de tourner en rond, observations que chacun fera aussi bien en se traînant n’importe où sur quelques mètres (p . 10) . 12 . Pour l’utopie comme « religion de l’homme », voir Jean Servier, Histoire de l’utopie (1967), nouvelle édition, Gallimard, « Folio essais », 1991, p . 27 ; pour l’utopie comme « représentation d’une félicité obtenue malgré la chute », voir Raymond Trousson, « L’utopie et les genres apparentés . Pays de Cocagne, Âge d’or et Mondes à l’envers », Europe, 2011, no 985, « Regards sur l’utopie », p . 103-119 (p . 113) . 13 . C’est en outre dans la mythologisation de l’utopie comme « bonne société en pleine harmonie avec elle-même » que résiderait le péril totalitaire selon Miguel Abensour, le « nouvel esprit utopique » consistant précisément à réintroduire un espace critique entre mythe et utopie . Voir M . Abensour, « Utopie et démocratie », in Michèle Riot-Sarcey (dir .), L’Utopie en questions, Saint-Denis, PUV, « La philosophie hors de soi », 2001), p . 245-256 (p . 247) . 14 . Lorsqu’on lui demande si Choir, Au Plafond et Dino Egger sont des contes philosophiques, éric Chevillard répond sans surprise : « Pas de façon préméditée en tout cas . Les contes philosophiques au sens strict défendent une thèse et l’illustrent . Je n’ai pas cette ambition . » éric Chevillard, « La littérature commence avec le refus de se plier aux faits », entretien avec Blanche Cerquiglini, Critique, 2011, no 767, « historiens et romanciers . Vies réelles . Vies rêvées », p . 305314 (p . 311) . 426 revue d’histoire littéraire de la France ensuite parce que si l’île évoque l’Utopia de Thomas More et la représentation qu’en a faite Ambrosius holbein, c’est dans une version revue et corrigée par Moebius : Nous supposons que Choir est une île, un anneau de récifs enseveli sous le sable et fermé autour d’une mer intérieure . La controverse commence lorsqu’il s’agit de déterminer quelle est la mer intérieure, et quelle l’autre, l’extérieure, l’environnante (p . 10) . Tout se passe en fait comme si l’on était tombé dans l’abîme ouvert au cœur du roman précédent . Ce qui, dans Sans l’orang-outan, semblait un fantasme d’avertissement, s’actualise au présent dans Choir sans plus d’échappatoire . Le piège tendu par la digression conjecturale s’est refermé, « l’espace s’[est ouvert] pour nous avaler » (p . 117), expulsant le dehors afin de mieux nous engloutir . Ce dispositif mérite d’être analysé en ce qu’il semble, pour la première fois peut-être, déployer véritablement à l’encontre de son destinataire la combativité caractéristique de l’écriture chevillardienne . Jusqu’alors, éric Chevillard s’en était beaucoup pris à la figure de l’auteur ou à l’institution littéraire avec une ironie plutôt bienveillante à l’endroit du lecteur, convoqué dans les pages du roman à titre de complice15 . Cette fois, les choses se gâtent bel et bien, dès le titre . L’infinitif présent du verbe qui donne son nom à l’île dystopique comme au roman signale un procès inaccompli . Si, selon la formule de Mircea eliade, le mythe s’ancre habituellement dans le « temps primordial des commencements16 » la temporalité ici mise en œuvre par l’imperfectif apparaît plutôt comme celle d’un présent indéfini, d’une stase sans commencement ni fin . Cette temporalité, c’est celle de l’enlisement cauchemardesque dont sont victimes les habitants de Choir, qui n’en finissent pas de chuter, dans « un monde où rien jamais ne bouge » pourtant (p . 46) : « Il en va ainsi depuis l’origine . Le présent de Choir redouble péniblement notre souvenir de Choir, explique le narrateur . Chaque jour nous le vérifions : c’est bien ça . C’est bien Choir » (p . 39) . 15 . Cette complicité avait toutefois déjà été mise à mal par L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster (Minuit, 1999), qui pose certains problèmes de réception . Voir Claude Coste, « L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster ou la mélancolie des fausses éditions critiques », in Fictions d’histoire littéraire, Jean-Louis Jeannelle (dir .), Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », p . 127-144 ; Anne Roche, « Démolir Chevillard ? », in Hégémonie de l’ironie ? (1980-2008), actes du colloque tenu à Aix-en-Provence les 8 et 9 novembre 2007, Claude Perez, Joëlle Gleiz et Michel Bertrand (dir .), colloques en ligne Fabula, http://www .fabula .org/colloques/document1039 . php ainsi qu’à l’intervention de Laurent Demanze au colloque international éric Chevillard organisé par Olivier Bessard-Banquy et Pierre Jourde à l’Université Grenoble 3 les 26 et 27 mars 2013, intitulée « Meurtre en bas de page » . 16 . Mircea eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, « Idées », 1963, p . 15 . choir avec chevillard : la lecture comme exercice utoPique 427 Non content de désigner l’impasse dans laquelle sont pris les habitants de l’île infortunée, « éternellement captifs de l’instant » (p . 78), le nom de Choir la leur fait éprouver sans cesse, et nous la fait éprouver . Car qui dit Choir ne peut précisément que constater et par là même expérimenter le procès ininterrompu de la chute . Le narrateur ne s’en prive évidemment pas, s’enfermant ce faisant, et nous avec, dans cette image verbale précocement saisie et jamais achevée que suscite l’infinitif : « choir sans fin dans Choir » (p . 100), telle est la destinée commune . L’attente passive et le dolorisme dont elle se nourrit se matérialisent ainsi dans le vilain nom de Choir, mais aussi dans l’accablante lamentation dont le chœur des Chus accompagne la geste d’Ilinuk tout au long du roman : « Apostrophes, incantations, exhortations, objurgations, flétrissures, nous modulons nos cris . Nous ne disons rien de nouveau, c’est toujours Ilinuk ! Ilinuk ! Reviens, sinon Choir unique objet de mon ressentiment » (ibid .) . Moduler sans rien dire de nouveau, tel est en somme l’exercice de style auquel l’écrivain lui-même se livre . Il n’est pas anodin qu’à la parution du roman, la critique journalistique, prompte à en admirer la virtuosité, n’en ait pas moins presque systématiquement souligné le caractère fastidieux . Le fait est que le livre d’éric Chevillard est inconfortable parce que la virtuosité y prend précisément le fastidieux pour objet . Bien que pauvre (p . 48), la langue de Choir « dispos[e] de trois cent douze mots pour dire gris » (p . 15) ; une bonne manière de rendre compte du roman serait de dire qu’il s’emploie à les explorer toutes . Comme le narrateur se fait fort de le rappeler en dévidant la monotone complainte de Choir, « ce ne sont pas les bonnes raisons de désespérer qui manquent » (p . 112) . Car le monde de Choir est une abomination . Une terre perpétuellement dévastée par le feu (p . 95) et recouverte d’excréments, où l’on ne perce la « croûte de guano » que pour « trouver l’épais tapis de fientes des taupes » (p . 43) ; des marécages fangeux (p . 100) qui s’étendent à perte de vue sous un spleenétique couvercle de suie (p . 12) où bruissent les punaises (p . 66) . L’île abrite d’ailleurs une faune digne de Maldoror : poux, sangsues, poulpes, éponges, crapauds, crocodiles, requins, serpents, rien n’y manque . Dans ces contrées hostiles où l’on écrase la tête des gens par compassion (p . 84, 96 – entre autres), on ne s’étonnera pas de ce que les enfants soient formés de bonne heure à ne pas « s’attarder sur les rivages nauséabonds de la candeur » « p . 13) . CHOIR À LA RENVERSE Dans sa désolation, Choir apparaît comme un renversement de l’Âge d’or, ce temps fabuleux où les mortels « vivaient comme des dieux, le cœur 428 revue d’histoire littéraire de la France libre d’inquiétudes, à l’abri des fatigues et de la misère ; la vieillesse lamentable ne les menaçait pas, mais, sans perdre la vigueur de leurs jambes et de leurs bras, ils menaient joyeuse vie dans les festins, loin de tous les maux ; puis ils mourraient, comme domptés par le sommeil . Tous les biens leur appartenaient : la glèbe fertile portait spontanément ses fruits avec une généreuse abondance ; et eux, satisfaits de leur sort, paisibles, ils vivaient de leurs champs, au milieu d’une surabondance de biens17 » . Négatif du meilleur des mondes, Choir, sans doute, est l’image grossissante de notre complaisance pour le malheur . Ainsi le livre nous aide-t-il à penser la réalité qui est la nôtre par la mise en scène du passage régressif qui conduit de l’utopie au mythe, où se manifeste la crise de la conscience politique induite par l’échec utopique . Mais le renversement ne s’arrête pas là : il constitue le principe même de la fiction, laquelle apparaît aussi, et peut-être d’abord, comme une variation sur le topos du mundus inversus18. À Choir, on appelle maisons de plaisir les hospices de vieillards (p . 166), et salons de massage les chambres de tortures (p . 93); on déplore les naissances pour mieux se réjouir des décès (p . 18) et si l’on se félicite lors des épousailles, c’est de n’être pas à la place des mariés (p . 115) . À Choir, on mange « la poule de grand appétit avant qu’elle n’ait pondu son œuf » ; on « se gave de terre sans attendre qu’y germe la carotte » (p . 81) et, alors qu’il est mal considéré de garder sa maladie pour soi (p . 69), il est fort bienvenu en revanche de faciliter l’accès de l’île aux envahisseurs, avec l’espoir qu’ils réussiront peut-être à vous en débarrasser . Or, le fantasme d’anéantissement qui se donne à lire dans ce monde renversé, s’il contribue sans doute à dresser le portrait satirique d’une humanité vaincue, est aussi au fondement de l’œuvre d’éric Chevillard depuis Mourir m’enrhume (1987) et requiert d’être considéré dans cette perspective . Omniprésente dans le roman, l’image de l’œuf rend ce fantasme d’autant plus saisissant : dans cette atmosphère de fin du monde, où l’on est perpétuellement baigné dans les glaires et les humeurs de toutes sortes, c’est comme si l’on était empêché de naître, de sortir de cette coquille que seul 17 . hésiode, Les Travaux et les Jours, v . 111-121 cité ici par Raymond Trousson, art . cit ., p . 113 . 18 . Observons que Choir n’offre pas une simple vision de la condition des mortels déchus comme le fait l’Âge de fer chez hésiode, mais une perception paroxystique et absurde de cette condition, à travers une manière de renversement de l’Âge d’or . Ce qui intéresse ici l’écrivain, c’est à la fois le jeu sur les adynata dont procède le mundus inversus selon ernst Curtius (« Le monde renversé », La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Puf, 1956, p . 117-122) et l’une des vertus essentielles du topos mise en lumière par Jean Lafond, celle qui « permet de mettre à l’épreuve une idée portée à sa limite » . Jean Lafond, « Le monde à l’envers dans les États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac », dans les actes du colloque international de Tours de novembre 1977, L’Image du monde renversé et ses représentations littéraires et para-littéraires de la fin du xvie siècle au milieu du xviie, Vrin, 1979, p . 129-139 (p . 137) . Il faut aussi noter que le renversement était déjà à l’œuvre dans Au plafond (éric Chevillard, Paris, Minuit, 1997) . choir avec chevillard : la lecture comme exercice utoPique 429 Ilinuk serait parvenu à percer19 . Cet enfermement mortifère dans la matrice constitue une remarquable perversion du topos régénérateur du monde inversé, annonçant la catastrophe finale . Comment interpréter ce nouveau renversement ? L’utopie et le monde à l’envers ont toujours entretenu des rapports étroits, la première venant ajouter à la subversion du second la dimension constructive qui lui faisait défaut, et bloquer ce faisant le mécanisme de retour à la normalité caractéristique des Saturnales20 . Rien de tel, on l’aura compris, chez Chevillard, puisqu’il n’est jamais question que d’effondrement . est-ce à dire pour autant que la fable de Choir est conservatrice ? Le système apparaît en réalité plus complexe, et ce pour deux raisons au moins . La première c’est qu’à Choir, il n’est pas de transcription allégorique terme à terme possible . Le renversement est mis en œuvre sans considération aucune pour la morale dont il devient porteur . Ainsi, par exemple, l’habitude des Chus qui consiste à battre leurs enfants lorsqu’ils rapportent des rubis de la mine au lieu du charbon qu’on les y envoie chercher (p . 115) évoque-t-elle irrésistiblement le mépris des Utopiens pour l’or devant lequel leurs visiteurs se pâment, mais ne manifeste rien d’autre que la cruauté . La deuxième raison, c’est que ce renversement se voit en outre régulièrement perverti par l’ignorance du principe de contradiction . Choir est un îlot minuscule, mais la lande en est infinie ; on nous la décrit tantôt comme une terre spongieuse, et tantôt comme une banquise… et ainsi de suite . C’est un monde instable, en perpétuelle mutation, où les corps hybrides, grotesques, n’ont de cesse de déborder de leurs contours, à commencer par ceux des Chus, dont on est tout d’abord porté à croire qu’ils sont des hommes (par réflexe anthropomorphique, mais aussi en raison de leurs cinq orteils), avant que ne soient évoqués leurs œufs, les proies qu’ils se plaisent parfois à avaler vivantes, et même leur trompe : bien malin qui dira ce qu’ils sont . Choir, c’est un peu le pays de Palafox (éric Chevillard, Minuit, 1990), et même l’œuf de Palafox . CHOIR CUL PAR-DESSUS TÊTE Cette instabilité généralisée, qui caractérise aussi la forme du texte, sert d’antidote à l’enlisement de Choir par le malaise qu’elle introduit et l’inconfort qu’elle suscite . Le problème réside en fait dans l’impossibilité de se 19 . Si le monde de Choir ressemble au Jardin des délices de hieronymus Bosch (1503-1504), cette vision des eaux primordiales n’est pas sans évoquer la création du monde telle que la figurent les panneaux fermés du triptyque . 20 . Voir également sur ce point R . Trousson, art . cit . 430 revue d’histoire littéraire de la France situer en l’absence de repères géographiques, génériques et axiologiques . Difficile en effet d’évaluer à quelle distance du nôtre se situe l’univers de Choir, d’autant plus difficile que le cicérone généralement fourni avec l’utopie manque . Pas de Raphael hythloday pour matérialiser le rapport entre Choir et nous, et lui conférer un sens . À Choir, le narrateur intra et homodiégétique ne se fait pas faute de le remarquer, le surplomb fait singulièrement défaut ; comme les pauvres Chus on a « le nez sur le motif », et comme eux on ne laissera pas d’être bernés . Car non content de constituer l’essence de la civilisation de Choir, le renversement fournit aussi l’argument du roman, fondé sur une mystification . La fin du texte, dans une sorte d’Apocalypse, apporte en effet la révélation d’une double tromperie, à laquelle le lecteur enlisé dans les sables de Choir s’est laissé prendre au même titre que les habitants de l’île . La première tromperie est celle du vieux conteur Yoakam qui se révèle être le Polydactyle lui-même, son récit de la geste d’Ilinuk n’étant qu’une fabulation destinée à justifier sa propre existence aberrante . La seconde tromperie est celle du dispositif millénariste, dès lors que l’interminable attente du sauveur se solde par l’arrivée, digne de Mars Attacks21 d’un affreux monstre de l’espace sorti tout droit d’un roman de Lovecraft, monstre qui de surcroît vient chercher les punaises au lieu des Chus . Comme l’affirmait la chronique bien avant que l’événement ne survienne, à Choir, « toutes les promesses comme prévu sont immanquablement déçues » (p . 157) . Avec le récit mythique dont s’abreuvaient les habitants, c’est l’univers entier qui s’anéantit dans cette ultime révélation dont nous sommes aussi victimes : le tableau halluciné de notre infinie déréliction n’était qu’un leurre . Après nous avoir enlisé la tête en bas dans ses marécages, voilà que Chevillard nous en extirpe sans ménagement : le piège de Choir est décidément plus retors qu’il y paraît . Si le roman donc, condamne (peut-être) le dolorisme, il frustre surtout la soif de grandeur dont celui-ci s’alimente, par la vision héroï-comique de la condition humaine qu’il propose . Or, cette déconvenue n’est que la dernière d’une longue liste . Trompé, pour finir, comme un vulgaire Chu, le lecteur est en réalité malmené tout au long du texte, et il semblerait qu’à l’image de la chute, il faille plutôt substituer celle de la culbute . « De déception en déception, ainsi avançons-nous dans Choir, avec au moins l’objectif clair d’atteindre la prochaine qui seule justifie le déplacement » constate le narrateur (p . 217) – la remarque vaut aussi bien pour nous . On a vu la manière dont le mythe succédant à l’utopie était à son tour balayé par la SF, elle-même dégradée en série B . Ce processus se trouve en fait rejoué au sein de la diégèse où le grave et le cocasse se 21 . Tim Burton, Mars Attacks, film USA, Warner Bros, 1996 . choir avec chevillard : la lecture comme exercice utoPique 431 relayent perpétuellement : la chute de Choir n’a pas la noblesse de l’aplomb, c’est cul par-dessus tête que l’on tombe, encore et encore . Les incantations du chœur tragique des Chus laissent d’abord singulièrement à désirer, d’autant qu’elles ont tôt fait de se transformer en récriminations hypocoristiques pour faire d’Ilinuk un bien piètre messie . On passe ainsi de « Ilinuk prodigieuse éponge, Ventouse toute-puissante » (p . 12), « Ô tendrelette bellete, Ilinuk Jambon persillé, pâtisserie sucraillée, mousse de Savon […] Ilinuk, notre rédempteur (p . 65) » à « allez gros Monsieur Ilinuk […], on se remue les fesses » (p . 80) . Qu’à la faveur du brouillard qui recouvre l’île, les Chus montrent volontiers leur cul au ciel (p . 57), soit : rien que de très rabelaisien là-dedans . Qu’on ait l’impression d’assister au sketch d’un mauvais humoriste et le rire se grippe22 . Gratifiante en tant que lieu commun du monde renversé, la parodia sacra procède dans Choir d’une trivialité qui l’est nettement moins, parce qu’elle draine avec elle une laideur beaucoup trop contingente . Il en va de même de la parole du narrateur qui, pour parler de ses congénères, use parfois d’un langage familier dont l’extrême contemporanéité contrarie irrémédiablement l’inspiration mythique, ainsi que l’attestent ces quelques échantillons : « ça calme » (p . 50), « ils lâchent l’affaire » (p . 31), « ils délirent, quoi » (p . 87) . Autre source de frustration, les références à l’actualité immédiate qu’éric Chevillard se plaît à disséminer dans le texte, telle la mention du blog du nihiliste de service (p . 111), qui détonne pour le moins dans cet univers à bien des égards archaïque . Si la reconduite à la frontière à laquelle le chroniqueur, soucieux d’évasion, aspirait dans les premières pages de son récit pouvait encore prétendre à quelque noblesse dans son allusion ironique à l’actualité française (p . 8), l’échange d’appartements proposé au Sauveur pour le convaincre de venir séjourner à Choir (p . 162), en revanche, certainement pas . CHOIR DANS LE PIÈGE, À NOUVEAU Qui fréquente l’œuvre d’éric Chevillard sait l’auteur familier de ce genre de télescopages . Mais ces piqûres de rappel de la réalité sont dans Choir plus sournoises que jamais . D’abord parce qu’en conjoignant le trivial au contemporain, elles tendent à dénier au livre toute portée universelle . Mais aussi parce qu’il y manque la justification de la métalepse . On a affaire à un texte sans dehors, qui diffère singulièrement du reste de 22 . Voir par exemple le recours aux didascalies scénaristiques dans le récit de l’accouchement des Chus et du décompte anxieux des orteils du nouveau-né (p . 29-30) . 432 revue d’histoire littéraire de la France l’œuvre chevillardienne en ce qu’il y tend à priver le lecteur de son statut privilégié de complice . Que penser de cette trahison à l’endroit du lecteur ? La relecture du texte, qui permet la reconquête de ce surplomb refusé par le dispositif de Choir offre une autre révélation . éric Chevillard n’a pas seulement convoqué le bestiaire effroyable de Lautréamont dans ses pages, il lui a aussi emprunté l’inaugural vol de grues qui ouvre Les Chants de Maldoror et survole l’île de Choir dans les premières pages du roman, alors que débute la geste mensongère d’Ilinuk . Dans son sillage résonne l’avertissement fameux : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre23 . » éric Chevillard nous avait donc prévenus, d’autant mieux prévenus que cet appel à la vigilance est en fait suivi de bien d’autres signaux avertisseurs . Les plus obvies concernent l’existence douteuse du « Céleste embusqué » (p . 206), et les supercheries qu’elle suscite de la part des Chus (p . 84, 246) . Mais la dimension mensongère de la geste d’Ilinuk est ellemême annoncée par un certain nombre d’indices, à commencer par le manque de respect à peine voilé dont font preuve les habitants de Choir à l’égard du dépositaire de leur histoire mythique (p . 201), manque de respect qui finira par s’exprimer en ces termes on ne peut plus explicites : « Il nous saoule bien un peu l’ancêtre avec son éternel radotage » (p . 245) . Il en va de même des problèmes prosaïques de transmission du discours de Yoakam : le vieux radote tant et si bien que la parole fondatrice se dilue dans les quintes de toux . Par une inversion dont ils sont coutumiers, les Chus finissent par se persuader que les raclements de gorge sont cryptés, le reste étant dès lors considéré comme parasitaire . enfin, c’est le pouvoir réconfortant du muthos lui-même qui est mis en cause . éric Chevillard, qui sait très bien ce qu’il fait, évoque à plusieurs reprises « le grand récit » de Yoakam, dans une formule qui fait clairement écho à celle par laquelle Jean-François Lyotard a pu circonscrire la postmodernité24 ; on ne saurait mieux percer à jour le rôle de la geste d’Ilinuk . Mais l’écrivain va plus loin encore dans sa mise en scène ironique, puisque le 23 . Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1869), in Œuvres complètes, Paris, José Corti, 1953 . Il se trouve que c’est précisément l’ouverture de Maldoror qu’évoque Chevillard pour expliquer quelle lecture il attend de ses livres… (Le Monde des livres, 9 avril 1999) 24 . Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979 . choir avec chevillard : la lecture comme exercice utoPique 433 grand récit dont se bercent les Chus comme la pauvre humanité dont ils sont les représentants devient sous sa plume un véritable conte de nourrice . en effet, si les zélateurs d’Ilinuk continuent d’écouter Yoakam quoiqu’ils n’accordent guère de crédit au fond à ce qu’il raconte, c’est parce que ce récit détourne un moment de la désolation de Choir, parce qu’il fait, littéralement, passer le temps . Car Yoakam le prophète est d’abord un conteur (p . 264) . Il est celui qui, par ses récits, introduit la narrativité mythique au cœur de la stase dystopique, en attendant la révélation finale, chute du récit en même temps que des habitants de Choir . Dans ce portrait des Chus amateurs de sornettes, le lecteur sans doute est invité à se reconnaître à nouveau, mais en sa qualité de lecteur précisément . Ainsi Choir apparaît-il comme une réflexion sur l’acte de lecture luimême : le roman endort la méfiance du lecteur mais n’en est pas moins semé d’avertissements, c’est un exercice de vigilance où le malaise apparaît à la fois comme composante du piège (c’est l’enlisement dans la laideur) et signal avertisseur (si l’on n’aime pas Choir, c’est que quelque chose ne tourne pas rond) . Le caractère fastidieux du texte est à l’image de l’univers représenté. Les déclinaisons sur le gris, l’enlisement sont une manière de nous faire expérimenter Choir dans notre chair, de parfaire le piège, de nous mettre à la place des Chus . Mais c’est en même temps une manière de rendre la lecture inconfortable . Ce qui se joue ici, à travers cette expérience de lecture singulière c’est, comme dans L’Utopie de Thomas More, la question de la performativité du texte littéraire . Il ne saurait évidemment s’agir pour éric Chevillard d’écrire un roman à thèse, même en se réappropriant subtilement le mythe dans ce dessein . Il ne s’agit pas non plus de réformer abstraitement le monde dans un exercice spéculatif sans portée concrète, comme pourraient le faire l’utopie littéraire ou, d’une certaine manière, les autres romans de l’écrivain . Mais par l’emboîtement complexe des constructions mythique et utopique, et l’expérience que cet emboîtement constitue pour le lecteur déchu, il s’agit de recharger le texte d’une efficace nouvelle . Ainsi le plus ludique des « nouveaux nouveaux romanciers » nous engage-t-il à reconsidérer à sa manière l’intrication du littéraire et du politique pour faire de la lecture un exercice utopique .