CHOIR AVEC CHEVILLARD :
LA LECTURE COMME EXERCICE UTOPIQUE
AUDREY CAMUS*
Fondée en tant que genre littéraire avec Thomas More à la Renaissance,
l’utopie paraissait avoir touché à sa fin dans la première moitié du vingtième siècle, avec les œuvres magistrales d’Ievgueni Zamiatine (Nous
Autres, 1920), Aldous huxley (Le Meilleur des mondes, 1932) et George
Orwell (1984, 1949) . Ces fictions cauchemardesques donnant corps à la
dérive totalitaire constituaient en effet une condamnation sans appel que
l’histoire du siècle n’aurait de cesse d’entériner . Avec elles était née la
vogue de la dystopie, cette contrepartie négative du genre qui allait, d’une
certaine manière, s’y substituer .
Depuis une quinzaine d’années au moins, et l’exposition conjointe de
la Bibliothèque Nationale de France et de la New York Public Library1, la
question utopique ressurgit pourtant, à la fois dans la réflexion théorique
et dans l’actualité littéraire2 . Sous la plume des écrivains français contemporains, la tendance est double, qui consiste d’une part à mettre en œuvre
* Université d’Ottawa .
1 . Lyman Tower Sargent, Roland Schaer (dir .), Utopie : la quête de la société idéale en
Occident, Bibliothèque nationale de France / Fayard, 2000 . La même année, le Magazine Littéraire
qui titrait « la fin des utopies » en 1978 (no 139) proclame d’ailleurs leur renaissance (no 387) . Il est
notable que, dans l’intervalle, le problème de la communauté a fait l’objet d’un dialogue philosophique à plusieurs voix entre Jean-Luc Nancy, Maurice Blanchot, Giorgio Agamben, et quelques
autres . Voir sur ce point Frédérik Detue et Christine Servais, « La lecture littéraire et l’utopie d’une
communauté », Études littéraires, 2010, vol . 41/2 .
2 . Citons à titre d’exemple Antoine Volodine (toute l’œuvre depuis Lisbonne dernière marge,
Minuit, 1990) ; Olivier Rolin, Tigre en papier, Paris, Seuil, 2002 ; Jean-Christophe Rufin, Globalia,
Paris, Gallimard, 2004 ; Pierre Senges, Commentaires sur les chemins de ronde, extraits parus dans
R de réel, volume UVW, avril-août 2004 ; J .M .G . Le Clézio, Ourania, Paris, Gallimard, 2006 ; éric
Chevillard, Choir, Paris, Minuit, 2010 et Linda Lê, Cronos, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2010 .
RhLF, 2015, n° 2, p . 421-433
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une relecture à la fois critique et nostalgique des expériences utopiques du
siècle passé (Rolin, Le Clézio), d’autre part à explorer les contradictions
du genre à travers l’élaboration de dystopies que seule l’espérance utopique semble susceptible d’ébranler (Rufin, Lê), les deux pratiques étant
parfois intriquées (Volodine) . Dans un cas comme dans l’autre, l’équivoque est de mise, que fondent notamment le recours à la fonction critique
de l’utopie initiée par More et l’exaltation de sa fonction d’émancipation .
Malgré le constat d’échec, les textes qui revisitent le passé rendent hommage à la foi utopique par le témoignage dont ils sont porteurs . Quant à
ceux qui mettent en scène la tyrannie, ils n’en célèbrent pas moins la puissance de révolte de l’utopie à travers le parcours des opposants au régime .
Quoique le constat généralisé soit celui d’une impasse, ces œuvres engagent ainsi un changement de perspective par le rapport ambigu qu’elles
entretiennent à leur objet .
Comme les titres de certaines publications théoriques en témoignent, il
semblerait en fait que l’on assiste à la relance d’un questionnement, « en
défense de l’utopie3 » . Nous avons besoin de l’utopie, affirment ses défenseurs, non seulement parce qu’elle est l’expression d’une croyance dans la
justice et le progrès social, mais aussi parce qu’elle « soulève la pesanteur
du réel4 » pour permettre à l’homme d’inventer de nouveaux possibles .
Face au double reproche de son caractère irréalisable et du danger que
recèle sa mise en œuvre, la réhabilitation procède de l’idée que l’utopie
n’a pas à être applicable et ne doit pas être appliquée . Seule importe sa
force de rupture, ce mouvement émancipateur qui libère l’imagination
politique .
Cette réhabilitation se fonde sur une relecture de l’Utopie de Thomas
More, selon laquelle l’austérité et le rigorisme reprochés à la cité idéale se
trouvent contredits par la dimension à la fois ironique et expérimentale du
texte . Sans entrer dans le détail de la démonstration, disons que celle-ci
repose sur deux infléchissements interprétatifs pour l’essentiel . D’une part
la structure de L’Utopie, son appareil péritextuel et son contexte de publication en font une œuvre éminemment dialogique . D’autre part, cette œuvre
dialogique, qui s’inscrit dans la tradition de la declamatio, requiert d’être
lue comme une expérience de pensée et appréhendée comme un instrument
La liste n’est pas exhaustive . Le récent ouvrage de Mélanie Lamarre intitulé Ruines de l’utopie.
Antoine Volodine, Olivier Rolin, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2014, montre que c’est
par l’ambivalence que les deux premiers renouvellent le rapport de la fiction au politique .
3 . Lyman Tower Sargent, « Pour une défense de l’utopie », Diogène, 2005, no 209 « Approches
de l’utopie », p . 10-17 . Ce pourrait être le sous-titre de bien des travaux récents consacrés à la
question, en réponse à ce que Marc Angenot a pu qualifier de « procès de l’utopie » . M . Angenot,
« Le procès de l’utopie . Utopie, science de l’histoire, idéocraties », Cités, 2010, no 42, p . 15-32 .
4 . Miguel Abensour, L’Homme est un animal utopique, Arles, Les éditions de la nuit, 2010,
p . 106 .
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: la lecture comme
exercice utoPique
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heuristique plutôt que comme un traité didactique5 . Tout à la fois critique et
constructive, coercitive et émancipatrice, vecteur d’ordre et de désordre,
L’Utopie ambivalente de Thomas More apparaît de la sorte comme un exercice rhétorique destiné à susciter pour son lecteur une expérience aussi déstabilisante que formatrice ; une maïeutique6 .
Cette ambivalence regagnée par l’utopie à travers l’exégèse de son texte
fondateur entre en résonance avec celle des fictions contemporaines précédemment évoquées . Mais il est des auteurs qui, non contents de cultiver
l’ambivalence, héritent également de la complexité du dispositif de lecture
de leur aîné7 . C’est en particulier le cas d’éric Chevillard qui, élaborant une
image renversée d’Utopia, renoue le dialogue avec l’humaniste anglais pour
faire de la lecture le lieu même de l’utopie8 .
CHOIR DE L’UTOPIE AU MYTHE
Les « aventures de la phrase », tel pourrait être le titre générique des
livres qu’éric Chevillard se plaît à publier sous la mention roman depuis
plus de vingt ans9 . Mais si son formalisme a pu lui valoir le qualificatif de
« nouveau nouveau romancier », l’auteur ne se désintéresse pas pour autant
du monde comme il va : ses élucubrations ludiques n’auraient même, à l’en
croire, jamais eu d’autre ambition que de le réformer .
De fait, si le travail de sape qu’il met en œuvre a longtemps été discret,
deux de ses derniers romans usent des grands moyens . Dans Sans l’orangoutan, paru en 2007, la satire jusqu’alors présente en filigrane se systématise
5 . Pour ce détail, on se reportera en particulier à la lecture menée par André Prévost, lequel
fait la démonstration de la plupart des aspects développés par les champions de l’utopie qui lui
succéderont . Thomas More, L’Utopie (1516), Présentation, texte original, apparat critique, exégèse, traduction et notes par André Prévost, préface de Maurice Schumann, Paris, éditions Mame,
1978 .
6 . Voir sur ce point précis, qui appartient en propre à André Prévost, la quatrième partie de
son édition de L’Utopie déjà citée .
7 . éric Chevillard, ainsi qu’on va le voir, mais également Pierre Senges . Je me permets de
renvoyer sur ce point à mon étude « L’utopie revisitée : l’œuvre-parergon de Pierre Senges », in
Pierre Senges, l’invention érudite, Audrey Camus, Laurent Demanze et Bruno Blanckeman (dir .),
Paris-Caen, Lettres Modernes-Minard, « écritures contemporaines », sous presse .
8 . Sur le rôle imparti au lecteur par L’Utopie et sur le livre comme lieu de la communauté,
voir Jean-François Vallée, « The Fellowship of the book: Printed voices and written friendships in
More’s Utopia », in Printed voices. The Renaissance culture of dialogue, Dorothea heitsch et
Jean-François Vallée (dir .), Toronto-Buffalo-Londres, University of Toronto Press, 2004, p . 42-60 .
9 . « Une phrase est toute une aventure et puisqu’ils en sont le sujet, ils sont inévitablement
transformés par cette aventure qui constitue leur unique expérience en ce monde », explique
l’auteur à propos de ses personnages, qu’il qualifie d’ectoplasmes littéraires . éric Chevillard,
« Des crabes, des anges et des monstres », entretien avec Mathieu Larnaudie in Devenirs du
roman, Inculte/Naïve, 2007, p . 95-109, question 9 .
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au point de donner naissance à une dystopie, conçue comme une variation
sur le modèle des ruines futures . Alors que les première et troisième parties
du roman dépeignent les affres d’Albert Moindre, personnage récurrent de
l’œuvre, confronté à l’extinction de l’orang-outan, la partie centrale donne
une vision cauchemardesque de l’avenir proche de l’humanité résultant de
cette disparition . Le tout résonne singulièrement avec les préoccupations
écologiques qui sont les nôtres en ce début de vingt et unième siècle .
La vision de déréliction abîmée en son cœur faisait de Sans l’orangoutan une fable morale et politique, à vocation d’avertissement . Avec Choir,
qui en constitue le prolongement, cette vision accède à la grandeur du
mythe :
L’île de Choir est un écueil de terre rude, hostile, inclément, et nous, ses habitants infortunés, de toutes nos forces nous le haïssons, nous le honnissons, nous le
maudissons . Tous, nous rêvons de partir . Impitoyablement, nous sommes retenus par
ses sables et ses boues . Il se raconte pourtant qu’un ancêtre, Ilinuk, né avec une difformité formidable, parvint à s’en arracher pour rejoindre le ciel . Un de ses anciens
compagnons vieux comme l’orage et la cendre endort nos douleurs et calme nos
plaintes avec le récit de sa vie prodigieuse . Ilinuk a promis de revenir nous chercher .
Nous vivons depuis pour cette seule espérance . et nous guettons son retour, ne cessant de scruter le ciel que pour haïr, honnir et maudire le sol de Choir10 .
Ce récit de fondation où la fin se résorbe dans le commencement à la
faveur d’un messianisme déçu peut d’abord se lire comme mise en garde
contre le dolorisme, la complaisance et l’inaction, contre l’éternelle facilité
qui consiste à s’en remettre à une transcendance quelconque . Dans cette
perspective, Choir constitue une réflexion sur l’humanisme, la fin des grands
récits et le retour du religieux, et se pare de l’une des vertus essentielles du
muthos : exprimer notre angoisse et nous permettre de penser la réalité qui
est la nôtre au-delà ou en deçà du logos.
Ce premier niveau de lecture est conforté par l’interprétation du rapport
entre mythe et utopie institué par le texte . L’île de Chevillard évoque irrésistiblement celle de Thomas More, par contraste : le régime politique de
Choir est fondé sur la délation et l’abstention, la communauté des Chus11 se
caractérise avant tout par son goût contrarié pour la solitude, et l’homme
censé la gouverner est à peu près invisible, sa place se trouvant occupée de
facto par l’espèce de gourou qui relate sans fin la geste d’Ilinuk le Polydactyle
et qui a pour nom Yoakam .
Or, la naissance de l’utopie en tant que genre, succédant au mythe, a pu
apparaître comme le moyen par lequel l’homme se ressaisissait de son des10 . éric Chevillard, Choir, prière d’insérer . Toutes les références au roman seront désormais
indiquées par un simple numéro de page entre parenthèses .
11 . J’emprunte à Jean-Baptiste harang le nom de « Chus » par commodité (Jean-Baptiste
harang, « Ô Choir, ô désespoir », Le Magazine littéraire, 2010, no 494), mais on verra qu’il vaudrait mieux, d’une certaine façon, appeler les habitants de l’île des Chutants .
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: la lecture comme
exercice utoPique
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tin jusqu’alors laissé entre les mains des dieux, et même comme une réponse
au mythe de la chute, que le roman d’éric Chevillard ne peut manquer
d’évoquer12 . Dans Choir, à l’inverse, l’utopie se voit balayée par le mythe
dans un mouvement régressif . Ce que propose le texte de la sorte, c’est en
somme la représentation mythique de l’échec des utopies entériné par l’effondrement du bloc communiste à la fin du vingtième siècle13 .
La fin du roman viendra toutefois remettre en cause cette interprétation
un peu trop grandiloquente pour être chevillardienne14, puisque le mythe
non seulement se révèle comme supercherie, mais se trouve encore balayé à
son tour par une science-fiction aux allures de série B . De ce point de vue,
et à l’image de ses habitants qui saccagent toujours tout (p . 153 et 167), la
terre gaste de Choir est aussi et peut-être d’abord une terre gâchée et le
roman apparaît piégé .
CHOIR DANS LE PIÈGE
La lecture de Choir est une excursion dans les sables mouvants . D’abord
parce que l’instabilité permanente instaurée par l’absence de repères génériques se trouve aggravée par une absence de repères géographiques . Outre
que le brouillard dissimule les contours, le paysage spongieux présente des
caractéristiques souvent contradictoires :
Les rapports demeurent vagues, lacunaires, imprécis . et quand la précision s’y
trouve, elle contredit ce qu’au moins on croyait savoir avec certitude : ce n’est
donc point une montagne, c’est un marais, un marais de plus, soit . Mais rien n’est
jamais définitivement acquis ici . Nous nous accordons sur peu de choses à ce jour .
Sont pourtant consignés dans tous ces rapports l’impression de tourner en rond
d’une part, l’escarpement accidenté du contour d’autre part, et enfin l’impression
de tourner en rond, observations que chacun fera aussi bien en se traînant n’importe où sur quelques mètres (p . 10) .
12 . Pour l’utopie comme « religion de l’homme », voir Jean Servier, Histoire de l’utopie
(1967), nouvelle édition, Gallimard, « Folio essais », 1991, p . 27 ; pour l’utopie comme « représentation d’une félicité obtenue malgré la chute », voir Raymond Trousson, « L’utopie et les
genres apparentés . Pays de Cocagne, Âge d’or et Mondes à l’envers », Europe, 2011, no 985,
« Regards sur l’utopie », p . 103-119 (p . 113) .
13 . C’est en outre dans la mythologisation de l’utopie comme « bonne société en pleine harmonie avec elle-même » que résiderait le péril totalitaire selon Miguel Abensour, le « nouvel esprit
utopique » consistant précisément à réintroduire un espace critique entre mythe et utopie . Voir
M . Abensour, « Utopie et démocratie », in Michèle Riot-Sarcey (dir .), L’Utopie en questions,
Saint-Denis, PUV, « La philosophie hors de soi », 2001), p . 245-256 (p . 247) .
14 . Lorsqu’on lui demande si Choir, Au Plafond et Dino Egger sont des contes philosophiques,
éric Chevillard répond sans surprise : « Pas de façon préméditée en tout cas . Les contes philosophiques au sens strict défendent une thèse et l’illustrent . Je n’ai pas cette ambition . » éric
Chevillard, « La littérature commence avec le refus de se plier aux faits », entretien avec Blanche
Cerquiglini, Critique, 2011, no 767, « historiens et romanciers . Vies réelles . Vies rêvées », p . 305314 (p . 311) .
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ensuite parce que si l’île évoque l’Utopia de Thomas More et la représentation qu’en a faite Ambrosius holbein, c’est dans une version revue et
corrigée par Moebius :
Nous supposons que Choir est une île, un anneau de récifs enseveli sous le sable
et fermé autour d’une mer intérieure . La controverse commence lorsqu’il s’agit de
déterminer quelle est la mer intérieure, et quelle l’autre, l’extérieure, l’environnante
(p . 10) .
Tout se passe en fait comme si l’on était tombé dans l’abîme ouvert au
cœur du roman précédent . Ce qui, dans Sans l’orang-outan, semblait un
fantasme d’avertissement, s’actualise au présent dans Choir sans plus
d’échappatoire . Le piège tendu par la digression conjecturale s’est refermé,
« l’espace s’[est ouvert] pour nous avaler » (p . 117), expulsant le dehors
afin de mieux nous engloutir .
Ce dispositif mérite d’être analysé en ce qu’il semble, pour la première
fois peut-être, déployer véritablement à l’encontre de son destinataire la
combativité caractéristique de l’écriture chevillardienne . Jusqu’alors, éric
Chevillard s’en était beaucoup pris à la figure de l’auteur ou à l’institution
littéraire avec une ironie plutôt bienveillante à l’endroit du lecteur, convoqué dans les pages du roman à titre de complice15 . Cette fois, les choses se
gâtent bel et bien, dès le titre .
L’infinitif présent du verbe qui donne son nom à l’île dystopique comme
au roman signale un procès inaccompli . Si, selon la formule de Mircea
eliade, le mythe s’ancre habituellement dans le « temps primordial des
commencements16 » la temporalité ici mise en œuvre par l’imperfectif apparaît plutôt comme celle d’un présent indéfini, d’une stase sans commencement ni fin . Cette temporalité, c’est celle de l’enlisement cauchemardesque
dont sont victimes les habitants de Choir, qui n’en finissent pas de chuter,
dans « un monde où rien jamais ne bouge » pourtant (p . 46) : « Il en va
ainsi depuis l’origine . Le présent de Choir redouble péniblement notre souvenir de Choir, explique le narrateur . Chaque jour nous le vérifions : c’est
bien ça . C’est bien Choir » (p . 39) .
15 . Cette complicité avait toutefois déjà été mise à mal par L’Œuvre posthume de Thomas
Pilaster (Minuit, 1999), qui pose certains problèmes de réception . Voir Claude Coste, « L’Œuvre
posthume de Thomas Pilaster ou la mélancolie des fausses éditions critiques », in Fictions d’histoire littéraire, Jean-Louis Jeannelle (dir .), Presses universitaires de Rennes, « La Licorne »,
p . 127-144 ; Anne Roche, « Démolir Chevillard ? », in Hégémonie de l’ironie ? (1980-2008),
actes du colloque tenu à Aix-en-Provence les 8 et 9 novembre 2007, Claude Perez, Joëlle Gleiz et
Michel Bertrand (dir .), colloques en ligne Fabula, http://www .fabula .org/colloques/document1039 .
php ainsi qu’à l’intervention de Laurent Demanze au colloque international éric Chevillard organisé par Olivier Bessard-Banquy et Pierre Jourde à l’Université Grenoble 3 les 26 et 27 mars 2013,
intitulée « Meurtre en bas de page » .
16 . Mircea eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, « Idées », 1963, p . 15 .
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Non content de désigner l’impasse dans laquelle sont pris les habitants
de l’île infortunée, « éternellement captifs de l’instant » (p . 78), le nom de
Choir la leur fait éprouver sans cesse, et nous la fait éprouver . Car qui dit
Choir ne peut précisément que constater et par là même expérimenter le
procès ininterrompu de la chute . Le narrateur ne s’en prive évidemment pas,
s’enfermant ce faisant, et nous avec, dans cette image verbale précocement
saisie et jamais achevée que suscite l’infinitif : « choir sans fin dans Choir »
(p . 100), telle est la destinée commune .
L’attente passive et le dolorisme dont elle se nourrit se matérialisent ainsi
dans le vilain nom de Choir, mais aussi dans l’accablante lamentation dont
le chœur des Chus accompagne la geste d’Ilinuk tout au long du roman :
« Apostrophes, incantations, exhortations, objurgations, flétrissures, nous
modulons nos cris . Nous ne disons rien de nouveau, c’est toujours Ilinuk !
Ilinuk ! Reviens, sinon Choir unique objet de mon ressentiment » (ibid .) .
Moduler sans rien dire de nouveau, tel est en somme l’exercice de style
auquel l’écrivain lui-même se livre . Il n’est pas anodin qu’à la parution du
roman, la critique journalistique, prompte à en admirer la virtuosité, n’en
ait pas moins presque systématiquement souligné le caractère fastidieux .
Le fait est que le livre d’éric Chevillard est inconfortable parce que la virtuosité y prend précisément le fastidieux pour objet . Bien que pauvre
(p . 48), la langue de Choir « dispos[e] de trois cent douze mots pour dire
gris » (p . 15) ; une bonne manière de rendre compte du roman serait de
dire qu’il s’emploie à les explorer toutes . Comme le narrateur se fait fort
de le rappeler en dévidant la monotone complainte de Choir, « ce ne sont
pas les bonnes raisons de désespérer qui manquent » (p . 112) .
Car le monde de Choir est une abomination . Une terre perpétuellement
dévastée par le feu (p . 95) et recouverte d’excréments, où l’on ne perce la
« croûte de guano » que pour « trouver l’épais tapis de fientes des taupes »
(p . 43) ; des marécages fangeux (p . 100) qui s’étendent à perte de vue sous
un spleenétique couvercle de suie (p . 12) où bruissent les punaises (p . 66) .
L’île abrite d’ailleurs une faune digne de Maldoror : poux, sangsues, poulpes, éponges, crapauds, crocodiles, requins, serpents, rien n’y manque . Dans
ces contrées hostiles où l’on écrase la tête des gens par compassion (p . 84,
96 – entre autres), on ne s’étonnera pas de ce que les enfants soient formés
de bonne heure à ne pas « s’attarder sur les rivages nauséabonds de la candeur » « p . 13) .
CHOIR À LA RENVERSE
Dans sa désolation, Choir apparaît comme un renversement de l’Âge
d’or, ce temps fabuleux où les mortels « vivaient comme des dieux, le cœur
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revue d’histoire littéraire de la France
libre d’inquiétudes, à l’abri des fatigues et de la misère ; la vieillesse lamentable ne les menaçait pas, mais, sans perdre la vigueur de leurs jambes et de
leurs bras, ils menaient joyeuse vie dans les festins, loin de tous les maux ;
puis ils mourraient, comme domptés par le sommeil . Tous les biens leur
appartenaient : la glèbe fertile portait spontanément ses fruits avec une
généreuse abondance ; et eux, satisfaits de leur sort, paisibles, ils vivaient
de leurs champs, au milieu d’une surabondance de biens17 » .
Négatif du meilleur des mondes, Choir, sans doute, est l’image grossissante de notre complaisance pour le malheur . Ainsi le livre nous aide-t-il à
penser la réalité qui est la nôtre par la mise en scène du passage régressif
qui conduit de l’utopie au mythe, où se manifeste la crise de la conscience
politique induite par l’échec utopique . Mais le renversement ne s’arrête pas
là : il constitue le principe même de la fiction, laquelle apparaît aussi, et
peut-être d’abord, comme une variation sur le topos du mundus inversus18.
À Choir, on appelle maisons de plaisir les hospices de vieillards (p . 166),
et salons de massage les chambres de tortures (p . 93); on déplore les naissances pour mieux se réjouir des décès (p . 18) et si l’on se félicite lors des
épousailles, c’est de n’être pas à la place des mariés (p . 115) . À Choir, on
mange « la poule de grand appétit avant qu’elle n’ait pondu son œuf » ; on
« se gave de terre sans attendre qu’y germe la carotte » (p . 81) et, alors qu’il
est mal considéré de garder sa maladie pour soi (p . 69), il est fort bienvenu
en revanche de faciliter l’accès de l’île aux envahisseurs, avec l’espoir qu’ils
réussiront peut-être à vous en débarrasser .
Or, le fantasme d’anéantissement qui se donne à lire dans ce monde
renversé, s’il contribue sans doute à dresser le portrait satirique d’une humanité vaincue, est aussi au fondement de l’œuvre d’éric Chevillard depuis
Mourir m’enrhume (1987) et requiert d’être considéré dans cette perspective . Omniprésente dans le roman, l’image de l’œuf rend ce fantasme
d’autant plus saisissant : dans cette atmosphère de fin du monde, où l’on est
perpétuellement baigné dans les glaires et les humeurs de toutes sortes, c’est
comme si l’on était empêché de naître, de sortir de cette coquille que seul
17 . hésiode, Les Travaux et les Jours, v . 111-121 cité ici par Raymond Trousson, art . cit .,
p . 113 .
18 . Observons que Choir n’offre pas une simple vision de la condition des mortels déchus
comme le fait l’Âge de fer chez hésiode, mais une perception paroxystique et absurde de cette
condition, à travers une manière de renversement de l’Âge d’or . Ce qui intéresse ici l’écrivain,
c’est à la fois le jeu sur les adynata dont procède le mundus inversus selon ernst Curtius (« Le
monde renversé », La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Puf, 1956, p . 117-122)
et l’une des vertus essentielles du topos mise en lumière par Jean Lafond, celle qui « permet de
mettre à l’épreuve une idée portée à sa limite » . Jean Lafond, « Le monde à l’envers dans les États
et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac », dans les actes du colloque international de Tours
de novembre 1977, L’Image du monde renversé et ses représentations littéraires et para-littéraires
de la fin du xvie siècle au milieu du xviie, Vrin, 1979, p . 129-139 (p . 137) . Il faut aussi noter que le
renversement était déjà à l’œuvre dans Au plafond (éric Chevillard, Paris, Minuit, 1997) .
choir avec chevillard
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exercice utoPique
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Ilinuk serait parvenu à percer19 . Cet enfermement mortifère dans la matrice
constitue une remarquable perversion du topos régénérateur du monde
inversé, annonçant la catastrophe finale .
Comment interpréter ce nouveau renversement ? L’utopie et le monde à
l’envers ont toujours entretenu des rapports étroits, la première venant ajouter à la subversion du second la dimension constructive qui lui faisait défaut,
et bloquer ce faisant le mécanisme de retour à la normalité caractéristique
des Saturnales20 . Rien de tel, on l’aura compris, chez Chevillard, puisqu’il
n’est jamais question que d’effondrement . est-ce à dire pour autant que la
fable de Choir est conservatrice ? Le système apparaît en réalité plus complexe, et ce pour deux raisons au moins .
La première c’est qu’à Choir, il n’est pas de transcription allégorique
terme à terme possible . Le renversement est mis en œuvre sans considération aucune pour la morale dont il devient porteur . Ainsi, par exemple, l’habitude des Chus qui consiste à battre leurs enfants lorsqu’ils rapportent des
rubis de la mine au lieu du charbon qu’on les y envoie chercher (p . 115)
évoque-t-elle irrésistiblement le mépris des Utopiens pour l’or devant lequel
leurs visiteurs se pâment, mais ne manifeste rien d’autre que la cruauté .
La deuxième raison, c’est que ce renversement se voit en outre régulièrement perverti par l’ignorance du principe de contradiction . Choir est un
îlot minuscule, mais la lande en est infinie ; on nous la décrit tantôt comme
une terre spongieuse, et tantôt comme une banquise… et ainsi de suite .
C’est un monde instable, en perpétuelle mutation, où les corps hybrides,
grotesques, n’ont de cesse de déborder de leurs contours, à commencer par
ceux des Chus, dont on est tout d’abord porté à croire qu’ils sont des
hommes (par réflexe anthropomorphique, mais aussi en raison de leurs cinq
orteils), avant que ne soient évoqués leurs œufs, les proies qu’ils se plaisent
parfois à avaler vivantes, et même leur trompe : bien malin qui dira ce qu’ils
sont . Choir, c’est un peu le pays de Palafox (éric Chevillard, Minuit, 1990),
et même l’œuf de Palafox .
CHOIR CUL PAR-DESSUS TÊTE
Cette instabilité généralisée, qui caractérise aussi la forme du texte, sert
d’antidote à l’enlisement de Choir par le malaise qu’elle introduit et l’inconfort qu’elle suscite . Le problème réside en fait dans l’impossibilité de se
19 . Si le monde de Choir ressemble au Jardin des délices de hieronymus Bosch (1503-1504),
cette vision des eaux primordiales n’est pas sans évoquer la création du monde telle que la figurent
les panneaux fermés du triptyque .
20 . Voir également sur ce point R . Trousson, art . cit .
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situer en l’absence de repères géographiques, génériques et axiologiques .
Difficile en effet d’évaluer à quelle distance du nôtre se situe l’univers de
Choir, d’autant plus difficile que le cicérone généralement fourni avec l’utopie manque . Pas de Raphael hythloday pour matérialiser le rapport entre
Choir et nous, et lui conférer un sens . À Choir, le narrateur intra et homodiégétique ne se fait pas faute de le remarquer, le surplomb fait singulièrement défaut ; comme les pauvres Chus on a « le nez sur le motif », et
comme eux on ne laissera pas d’être bernés .
Car non content de constituer l’essence de la civilisation de Choir, le
renversement fournit aussi l’argument du roman, fondé sur une mystification . La fin du texte, dans une sorte d’Apocalypse, apporte en effet la révélation d’une double tromperie, à laquelle le lecteur enlisé dans les sables de
Choir s’est laissé prendre au même titre que les habitants de l’île .
La première tromperie est celle du vieux conteur Yoakam qui se révèle
être le Polydactyle lui-même, son récit de la geste d’Ilinuk n’étant qu’une
fabulation destinée à justifier sa propre existence aberrante . La seconde
tromperie est celle du dispositif millénariste, dès lors que l’interminable
attente du sauveur se solde par l’arrivée, digne de Mars Attacks21 d’un
affreux monstre de l’espace sorti tout droit d’un roman de Lovecraft,
monstre qui de surcroît vient chercher les punaises au lieu des Chus .
Comme l’affirmait la chronique bien avant que l’événement ne survienne, à Choir, « toutes les promesses comme prévu sont immanquablement déçues » (p . 157) . Avec le récit mythique dont s’abreuvaient les habitants, c’est l’univers entier qui s’anéantit dans cette ultime révélation dont
nous sommes aussi victimes : le tableau halluciné de notre infinie déréliction n’était qu’un leurre .
Après nous avoir enlisé la tête en bas dans ses marécages, voilà que
Chevillard nous en extirpe sans ménagement : le piège de Choir est décidément plus retors qu’il y paraît . Si le roman donc, condamne (peut-être) le
dolorisme, il frustre surtout la soif de grandeur dont celui-ci s’alimente, par
la vision héroï-comique de la condition humaine qu’il propose .
Or, cette déconvenue n’est que la dernière d’une longue liste . Trompé,
pour finir, comme un vulgaire Chu, le lecteur est en réalité malmené tout au
long du texte, et il semblerait qu’à l’image de la chute, il faille plutôt substituer celle de la culbute . « De déception en déception, ainsi avançons-nous
dans Choir, avec au moins l’objectif clair d’atteindre la prochaine qui seule
justifie le déplacement » constate le narrateur (p . 217) – la remarque vaut
aussi bien pour nous . On a vu la manière dont le mythe succédant à l’utopie
était à son tour balayé par la SF, elle-même dégradée en série B . Ce processus se trouve en fait rejoué au sein de la diégèse où le grave et le cocasse se
21 . Tim Burton, Mars Attacks, film USA, Warner Bros, 1996 .
choir avec chevillard
: la lecture comme
exercice utoPique
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relayent perpétuellement : la chute de Choir n’a pas la noblesse de l’aplomb,
c’est cul par-dessus tête que l’on tombe, encore et encore .
Les incantations du chœur tragique des Chus laissent d’abord singulièrement à désirer, d’autant qu’elles ont tôt fait de se transformer en récriminations hypocoristiques pour faire d’Ilinuk un bien piètre messie . On passe
ainsi de « Ilinuk prodigieuse éponge, Ventouse toute-puissante » (p . 12),
« Ô tendrelette bellete, Ilinuk Jambon persillé, pâtisserie sucraillée, mousse
de Savon […] Ilinuk, notre rédempteur (p . 65) » à « allez gros Monsieur
Ilinuk […], on se remue les fesses » (p . 80) .
Qu’à la faveur du brouillard qui recouvre l’île, les Chus montrent volontiers leur cul au ciel (p . 57), soit : rien que de très rabelaisien là-dedans .
Qu’on ait l’impression d’assister au sketch d’un mauvais humoriste et le rire
se grippe22 . Gratifiante en tant que lieu commun du monde renversé, la
parodia sacra procède dans Choir d’une trivialité qui l’est nettement moins,
parce qu’elle draine avec elle une laideur beaucoup trop contingente . Il en
va de même de la parole du narrateur qui, pour parler de ses congénères, use
parfois d’un langage familier dont l’extrême contemporanéité contrarie irrémédiablement l’inspiration mythique, ainsi que l’attestent ces quelques
échantillons : « ça calme » (p . 50), « ils lâchent l’affaire » (p . 31), « ils délirent, quoi » (p . 87) .
Autre source de frustration, les références à l’actualité immédiate qu’éric
Chevillard se plaît à disséminer dans le texte, telle la mention du blog du
nihiliste de service (p . 111), qui détonne pour le moins dans cet univers à
bien des égards archaïque . Si la reconduite à la frontière à laquelle le chroniqueur, soucieux d’évasion, aspirait dans les premières pages de son récit
pouvait encore prétendre à quelque noblesse dans son allusion ironique à
l’actualité française (p . 8), l’échange d’appartements proposé au Sauveur
pour le convaincre de venir séjourner à Choir (p . 162), en revanche, certainement pas .
CHOIR DANS LE PIÈGE, À NOUVEAU
Qui fréquente l’œuvre d’éric Chevillard sait l’auteur familier de ce
genre de télescopages . Mais ces piqûres de rappel de la réalité sont dans
Choir plus sournoises que jamais . D’abord parce qu’en conjoignant le
trivial au contemporain, elles tendent à dénier au livre toute portée universelle . Mais aussi parce qu’il y manque la justification de la métalepse .
On a affaire à un texte sans dehors, qui diffère singulièrement du reste de
22 . Voir par exemple le recours aux didascalies scénaristiques dans le récit de l’accouchement
des Chus et du décompte anxieux des orteils du nouveau-né (p . 29-30) .
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revue d’histoire littéraire de la France
l’œuvre chevillardienne en ce qu’il y tend à priver le lecteur de son statut
privilégié de complice .
Que penser de cette trahison à l’endroit du lecteur ? La relecture du
texte, qui permet la reconquête de ce surplomb refusé par le dispositif de
Choir offre une autre révélation . éric Chevillard n’a pas seulement convoqué le bestiaire effroyable de Lautréamont dans ses pages, il lui a aussi
emprunté l’inaugural vol de grues qui ouvre Les Chants de Maldoror et
survole l’île de Choir dans les premières pages du roman, alors que débute
la geste mensongère d’Ilinuk . Dans son sillage résonne l’avertissement
fameux : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément
féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et
sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de
poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse
et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre23 . »
éric Chevillard nous avait donc prévenus, d’autant mieux prévenus que
cet appel à la vigilance est en fait suivi de bien d’autres signaux avertisseurs . Les plus obvies concernent l’existence douteuse du « Céleste
embusqué » (p . 206), et les supercheries qu’elle suscite de la part des Chus
(p . 84, 246) . Mais la dimension mensongère de la geste d’Ilinuk est ellemême annoncée par un certain nombre d’indices, à commencer par le
manque de respect à peine voilé dont font preuve les habitants de Choir à
l’égard du dépositaire de leur histoire mythique (p . 201), manque de respect
qui finira par s’exprimer en ces termes on ne peut plus explicites : « Il nous
saoule bien un peu l’ancêtre avec son éternel radotage » (p . 245) . Il en va de
même des problèmes prosaïques de transmission du discours de Yoakam : le
vieux radote tant et si bien que la parole fondatrice se dilue dans les quintes
de toux . Par une inversion dont ils sont coutumiers, les Chus finissent par se
persuader que les raclements de gorge sont cryptés, le reste étant dès lors
considéré comme parasitaire .
enfin, c’est le pouvoir réconfortant du muthos lui-même qui est mis en
cause . éric Chevillard, qui sait très bien ce qu’il fait, évoque à plusieurs
reprises « le grand récit » de Yoakam, dans une formule qui fait clairement
écho à celle par laquelle Jean-François Lyotard a pu circonscrire la postmodernité24 ; on ne saurait mieux percer à jour le rôle de la geste d’Ilinuk . Mais
l’écrivain va plus loin encore dans sa mise en scène ironique, puisque le
23 . Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1869), in Œuvres complètes, Paris, José
Corti, 1953 . Il se trouve que c’est précisément l’ouverture de Maldoror qu’évoque Chevillard pour
expliquer quelle lecture il attend de ses livres… (Le Monde des livres, 9 avril 1999)
24 . Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit,
1979 .
choir avec chevillard
: la lecture comme
exercice utoPique
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grand récit dont se bercent les Chus comme la pauvre humanité dont ils sont
les représentants devient sous sa plume un véritable conte de nourrice .
en effet, si les zélateurs d’Ilinuk continuent d’écouter Yoakam quoiqu’ils
n’accordent guère de crédit au fond à ce qu’il raconte, c’est parce que ce
récit détourne un moment de la désolation de Choir, parce qu’il fait, littéralement, passer le temps . Car Yoakam le prophète est d’abord un conteur
(p . 264) . Il est celui qui, par ses récits, introduit la narrativité mythique au
cœur de la stase dystopique, en attendant la révélation finale, chute du récit
en même temps que des habitants de Choir . Dans ce portrait des Chus amateurs de sornettes, le lecteur sans doute est invité à se reconnaître à nouveau,
mais en sa qualité de lecteur précisément .
Ainsi Choir apparaît-il comme une réflexion sur l’acte de lecture luimême : le roman endort la méfiance du lecteur mais n’en est pas moins
semé d’avertissements, c’est un exercice de vigilance où le malaise apparaît
à la fois comme composante du piège (c’est l’enlisement dans la laideur) et
signal avertisseur (si l’on n’aime pas Choir, c’est que quelque chose ne
tourne pas rond) . Le caractère fastidieux du texte est à l’image de l’univers
représenté. Les déclinaisons sur le gris, l’enlisement sont une manière de
nous faire expérimenter Choir dans notre chair, de parfaire le piège, de nous
mettre à la place des Chus . Mais c’est en même temps une manière de
rendre la lecture inconfortable .
Ce qui se joue ici, à travers cette expérience de lecture singulière c’est,
comme dans L’Utopie de Thomas More, la question de la performativité du
texte littéraire . Il ne saurait évidemment s’agir pour éric Chevillard d’écrire
un roman à thèse, même en se réappropriant subtilement le mythe dans ce
dessein . Il ne s’agit pas non plus de réformer abstraitement le monde dans
un exercice spéculatif sans portée concrète, comme pourraient le faire l’utopie littéraire ou, d’une certaine manière, les autres romans de l’écrivain .
Mais par l’emboîtement complexe des constructions mythique et utopique,
et l’expérience que cet emboîtement constitue pour le lecteur déchu, il s’agit
de recharger le texte d’une efficace nouvelle . Ainsi le plus ludique des
« nouveaux nouveaux romanciers » nous engage-t-il à reconsidérer à sa
manière l’intrication du littéraire et du politique pour faire de la lecture un
exercice utopique .