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Le bilinguisme dans la presse anglophone

2021, L'État de l'Acadie, Del Busso Éditeur, p. 50-56

Sous la direction de Michelle Landry, Dominique Pépin-Filion et Julien Massicotte L’ÉTAT DE L’ACADIE. Un grand tour d’horizon de l’Acadie contemporaine

députés du People’s Alliance détiennent la balance du pouvoir dans le gouvernement progressiste-conservateur minoritaire de Blaine Higgs. 1 Source : Commissariat aux langues officielles (2013), Deux langues pour vivre ensemble : des réponses aux questions sur les langues officielles au Nouveau-Brunswick. 2 « saving millions and bringing our cultures together ». Émilie Urbain, Laurence Arrighi et Éric Forgues Le bilinguisme dans la presse anglophone La question de la pertinence du bilinguisme officiel ressurgit régulièrement dans les médias anglophones néo-brunswickois. Pour mieux comprendre les tensions qu’elle suscite, nous avons étudié les points de vue développés dans la presse anglophone de la province de janvier 2015 à mars 20181. Les débats se sont concentrés sur une série d’événements liés à l’actualité : les rapports défavorables par le Commissariat aux langues officielles sur la langue de service ; la remise en cause des autobus scolaires bilingues ; les exigences linguistiques que doit respecter Ambulance Nouveau-Brunswick ; les coûts du bilinguisme. 50 — L’ÉTAT DE L’ACADIE De manière générale, les articles des médias anglophones présentent ces questions de façon surtout informative : il s’agit de rendre compte d’un événement d’actualité, des tensions sociales ou encore de donner la parole à différentes personnalités publiques qui se sont exprimées sur la question. Dans les lettres des lecteurs ou les éditoriaux, en revanche, le ton et le discours changent : il ne s’agit plus simplement de rendre compte de l’actualité, mais plutôt d’en orienter la lecture et d’exprimer une opinion argumentée. Ainsi, les discours les plus nettement en faveur ou en défaveur du bilinguisme officiel et de la dualité s’y font beaucoup plus nombreux et beaucoup plus francs. En général, l’argument le plus couramment avancé contre le bilinguisme est celui de son coût financier. L’existence d’institutions propres à chaque communauté, gérées dans chacune des langues officielles, est ainsi souvent décriée comme une dépense inutile pour une province en difficulté. Par ailleurs, l’obligation légale pour les institutions en santé d’offrir les services dans les deux langues officielles est souvent remise en question. Plusieurs intervenants soulignent que l’offre de services dans les deux langues ne devrait pas être la priorité, mais plutôt la qualité des services, compte tenu des maigres ressources de la province. Cet argument est aussi central dans les débats sur la gestion des autobus scolaires. Lorsque la question financière est avancée, c’est le plus souvent la dualité qui est plus ouvertement critiquée plutôt que le bilinguisme en tant que tel (nombre d’intervenants affirment ainsi être « pour le bilinguisme mais contre la dualité »). Ce que l’on met derrière l’un ou l’autre terme n’est néanmoins pas toujours très clair. Si certains sont nettement en faveur d’institutions gérées de façon bilingue qui continueraient à offrir les services dans les deux langues, chez d’autres l’argument va plus QuESTION dE LANguE — 51 loin et c’est l’offre même de services dans les deux langues qui est vue comme une dépense superflue. Dans le dossier des autobus scolaires, la dualité est en outre caractérisée comme de la ségrégation qui empêcherait les deux communautés de dialoguer et de se connaître, et qui serait un frein à l’acquisition du français par les anglophones. Selon ces raisonnements, la garantie d’institutions distinctes est vue comme une des raisons expliquant le faible taux de bilinguisme chez les anglophones, sans que ne soit évoqué le fait que c’est justement en raison de cette asymétrie qu’elle a été instaurée. Un deuxième type d’argument avancé pour critiquer le bilinguisme provincial est celui des inégalités qu’il engendrerait entre les deux groupes quant à l’accès au marché de l’emploi. L’exigence de certaines compétences linguistiques pour des postes dans la fonction publique est ainsi conçue par certains comme une discrimination à l’égard des anglophones puisqu’ils sont moins bilingues que les francophones2. Certaines voix dissidentes se font néanmoins entendre, même si elles restent minoritaires. Dans des lettres d’opinion, certains questionnent ainsi les données chiffrées réelles : combien de postes exigent vraiment les deux langues ? Un lecteur souligne aussi que le départ de jeunes pour d’autres provinces pour trouver un emploi est malheureusement une réalité liée, selon lui, à l’état précaire du marché du travail de la province plutôt qu’aux exigences du bilinguisme comme on peut le lire souvent : les francophones qualifiés, eux aussi, quittent le Nouveau-Brunswick en grand nombre. Un lecteur se fait lui-même analyste de ces débats linguistiques et note que les arguments économiques et les critiques les plus féroces du bilinguisme voient le jour lorsque les finances de la province se détériorent. Enfin, dans quelques textes, 52 — L’ÉTAT DE L’ACADIE des intervenants rappellent un autre type d’inégalités justifiant, au contraire, le soutien au bilinguisme : les rapports historiques de domination de la communauté francophone par la communauté anglophone. La troisième grande catégorie d’arguments avancés dans les débats linguistiques consiste plutôt en une critique des moyens mis en place pour atteindre de meilleurs taux de compétence en français chez les anglophones. De tels discours ne sont pas contre le bilinguisme en tant que tel mais critiquent l’efficacité des programmes existants. On insiste alors sur le besoin d’investir davantage dans l’apprentissage des langues. Dans les dernières années, ces propos ont surtout ressurgi lorsque le gouvernement a décidé de réintroduire le programme d’immersion précoce3. Pour certains, le faible taux de bilinguisme des élèves sortant des écoles anglophones serait dû au manque de contacts des anglophones avec les francophones. On appelle alors la communauté francophone à faire des efforts pour offrir plus d’occasions de développer le bilinguisme, comme d’accepter les élèves anglophones dans leurs écoles. Les risques d’anglicisation pour les francophones ne sont alors jamais évoqués. Enfin, de façon beaucoup plus marginale, on retrouve la trace dans les débats récents d’arguments contre le bilinguisme qui ont une longue histoire : des discours qui appellent de façon pure et simple à une révocation des droits de la communauté acadienne4. Selon ces raisonnements, la majorité aurait le « droit » d’exercer le pouvoir sur la minorité et celle-ci devrait simplement se plier aux dynamiques du marché et à la majorité. En somme, selon ce point de vue, si les Acadiens ne peuvent conserver leur langue et leur culture sans soutien gouvernemental et lois spéciales, c’est que ces dernières ne valent pas la peine d’être préservées. QuESTION dE LANguE — 53 Bien que les discours sur le coût du bilinguisme et de la dualité soient nombreux, c’est également sur le plan économique que l’argument principal en faveur du bilinguisme s’exprime. Dans de nombreux textes, les auteurs font valoir que l’existence d’une main-d’œuvre bilingue constitue un avantage comparatif aux yeux d’entreprises que l’on voudrait attirer dans la région. La valorisation du bilinguisme est à certaines occasions de l’année beaucoup plus explicite dans les journaux anglophones (tout autant dans les éditoriaux, les articles que les lettres d’opinion) : ainsi à l’occasion du 15 août, de la semaine de la fierté française ou encore d’évènements culturels francophones et bilingues (comme les Jeux de la francophonie canadienne ou le Festival Frye), c’est non seulement le bilinguisme dont on fait l’éloge, mais aussi le patrimoine, la culture et l’histoire acadienne ainsi que la langue française. Enfin, dans quelques articles, les avantages du bilinguisme et de la connaissance du français sont abordés de manière plus générale. Il n’est plus question de parler de la valeur économique du français au Canada et au Nouveau-Brunswick, mais de souligner les avantages du bilinguisme sur le plan cognitif pour les individus bilingues ou sur le plan social pour la collectivité : le bilinguisme entraînerait une meilleure compréhension interculturelle et plus de tolérance et d’ouverture à l’autre. Il ressort de cette revue que ce sont essentiellement les lettres d’opinion et les commentaires qui servent de plateforme aux citoyens et aux militants s’opposant au bilinguisme officiel. La ligne éditoriale des deux journaux – le Times and Transcript (Moncton) et le Telegraph Journal (Saint-Jean) –, en revanche, présente plutôt des analyses et arguments souvent nuancés, voire ouverts au bilinguisme. Toutefois, des points de tension restent manifestes, notamment en ce qui a trait à la dualité (souvent mal comprise). C’est alors son coût financier (destiné 54 — L’ÉTAT DE L’ACADIE à supporter un double système d’enseignement et de services) mais également humain qui est dénoncé. La situation financière difficile de la province et ses problèmes de développement économique attisent à intervalles réguliers les tensions et amènent de nombreux citoyens à chercher un bouc émissaire. Le bilinguisme officiel en est un tout désigné. L’argument voulant que des services séparés (autobus scolaires, régies de santé) non seulement coûtent cher, mais surtout nuisent à la rencontre et à l’épanouissement des citoyens des deux langues officielles est régulièrement avancé. Au NouveauBrunswick comme ailleurs, si le majoritaire peut chanter les vertus de l’ouverture et du bilinguisme, il n’en reste pas moins que c’est au minoritaire d’en assumer le fardeau. 1 Pour les fins de ce texte, nous avons procédé à une analyse qualitative des discours sur le bilinguisme ayant circulé dans la presse écrite anglophone au Nouveau-Brunswick (Times and Transcript, Moncton ; Telegraph Journal, Saint-Jean) et sur le site de CBC New Brunswick du 1er janvier 2015 au 2 mars 2018. Notre corpus a été constitué à l’aide de la base de données Eureka, avec une recherche systématique par mot clé (bilingual et bilingualism) et une sélection et indexation des articles pertinents. Le corpus retenu et analysé est constitué de 677 textes (563 de la presse écrite, 114 du site de CBC). Nous n’avons pas pris en compte ici les médias sociaux ou les forums de discussion des plateformes en ligne de ces journaux et média. 2 Moins d’un sixième (15,4 %) des anglophones étaient bilingues en 2016, comparativement à presque les trois quarts (72,1 %) des francophones. Puisqu’ils sont environ deux fois plus nombreux, les anglophones constituaient tout de même près du tiers (29,0 %) des Néo-Brunswickois bilingues en 2016. 3 Rappelons que le gouvernement avait décidé en 2008 de faire commencer le programme d’immersion en troisième année plutôt qu’en première année. 4 Lettre à l’éditeur, Jim Parrott, « Province must stop legislating culture », Telegraph Journal, 19 novembre 2015. QuESTION dE LANguE — 55 Peu de débats linguistiques ailleurs en Atlantique Éric Forgues, Laurence Arrighi et Émilie Urbain Les débats linguistiques ne sont pas fréquents dans les journaux anglophones des autres provinces de l’Atlantique1. La presse y véhicule surtout l’idée que les tensions linguistiques se vivent majoritairement au Nouveau-Brunswick, où les droits linguistiques sont plus étendus. Certains articles publiés dans ces provinces traitent néanmoins d’enjeux qui touchent les minorités, mais essentiellement sous forme informative : l’accès à des écoles de langue française et à des programmes d’immersion, l’accès à des services en français, la représentation politique des communautés acadiennes, etc. 1 D’après une revue de presse sur la période allant de 2015 à juin 2018 dans les journaux recensés par la plateforme Eureka. 56 — L’ÉTAT DE L’ACADIE