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Jésus est-il paulinien

2022, Sens n° 440

On a été amené à « rendre Jésus aux siens ». Par suite, il en est allé ainsi de Paul. Or Paul, rendu aux siens, n’est plus tout à fait "paulinien". Quand est-il alors du positionnement de Jésus ? Où se situe le point de bascule ?

Jésus est-il paulinien ? Rivon Krygier Quelle formidable époque – ne trouvez-vous pas ? – où l’on voit un rabbin demander à un autre, de la manière la plus naturelle qui soit, si, à son avis, Jésus est paulinien ! Philippe qui n’avait pas trop envie qu’on fasse son éloge funèbre, longtemps avant l’heure, a préféré, à la faveur du prix AJCF qui lui est décerné, que l’on partage entre amis chrétiens et juifs un petit moment d’étude. La colle que tu me poses, cher Philippe, est – si je puis me permettre – du « pain bénit », le genre de question stimulante qui ne pouvait jaillir que d’un esprit curieux, créatif et facétieux comme le tien. Je te remercie de me mettre au défi et de me permettre aujourd’hui de marcher dans tes pas, de t’offrir ce modeste tribut, en gage de reconnaissance pour tout ce que tu apportes de vivifiant, d’intelligent et de généreux dans le dialogue entre juifs et chrétiens, dans le dialogue en général. Une histoire sans histoires La question de Philippe n’est ni un exercice de rhétorique, ni une curiosité scolastique. En arrière-fond, c’est l’orientation prise par l’Église au cours de l’histoire qui est interrogée. Il ne fait aucun doute que le paulinisme a été le prisme à travers lequel, massivement, l’apport de Jésus a été compris et transmis, si bien que la question peut être entendue ainsi : est-ce que l’empreinte paulinienne qui a caractérisé le christianisme à travers les âges – orientation qui a scellé une rupture fracassante avec son socle juif et rabbinique – était inscrite de manière indélébile dans l’« ADN » du christianisme ? Il se trouve qu’au cours des cinquante dernières années, post-Vatican II, la recherche historique mais aussi la réflexion théologique ont bousculé cette évidence. On a été amené à « rendre Jésus aux siens », c’est-à-dire à lui restituer son identité de judéen et, avec elle, sa piété juive. Par suite – fait notable mais encore insuffisamment mesuré –, il en est allé ainsi de Paul, apôtre des gentils et néanmoins juif affirmé. Or Paul, rendu aux siens, soutiendrai-je, n’est plus tout à fait paulinien. Dès lors, la question de Philippe revient à se demander où se situe le point de bascule. Et à tenter de clarifier de quel Jésus et de quel Paul parle-t-on ? Car – là réside le fond du problème – il existe plusieurs figures de Jésus et de Paul qui expriment des valeurs différentes, voire opposées. Un tel travail de relecture n’est pas sans incidence sur la compréhension des nœuds mais aussi des dénouements possibles dans les liens inextricables qui rattachent judaïsme et christianisme. Et à travers cette question sensible, c’est une autre qui s’invite et non des moindres. Si l’on admet qu’entre Jésus et Paul, s’est produit une inflexion qui n’a fait que se creuser, s’insinue du même coup, la question vertigineuse de l’évolution des religions. L’orientation paulinienne n’est-elle que l’effloraison, la continuation jusqu’à la pleine conscience, d’un message déjà latent chez Jésus – voire dans tout l’Ancient Testament, comme le croient bien des chrétiens – ou cette orientation est-elle, au contraire, à la source d’un grand malentendu qui mérite d’être levé ? La question du bien-fondé des inflexions se pose urgemment à toutes les religions. Je veux dire l’orientation produite par les humains dans le devenir d’une tradition, pour le meilleur et pour le pire. Le sujet est si embarrassant qu’il en est devenu un point aveugle, de déni. Songez un instant à l’expression juive qui qualifie Moïse de « Mochè rabbénou : Moïse, notre maître ». Entendez l’hébreu : « Moïse, notre rabbin ». On pourrait retourner la question de Philippe et la poser au judaïsme : Moïse est-il rabbin ? La religion mosaïque, telle qu’elle se traduit dans le Pentateuque, anticipe-t-elle la religion talmudique ? L’alliance du Sinaï, sous la conduite de Moïse, était-elle, elle-même, pleinement fidèle à l’alliance Abraham ? On sait que Paul en Galates 3 le conteste ardemment. Pour lui, la foi d’Abraham anticipe celle de Jésus, non celle de Moïse qu’il voit comme transitoire. Ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui, mais il est une 1 croyance juive selon laquelle toute la loi orale, c’est-à-dire l’enseignement des rabbins du Talmud, avec toutes ses interprétations, fut déjà révélé à Moïse au Sinaï. Si l’on prend ce credo au pied de la lettre – ce que bon nombre de fidèles font – cela signifie que tout était déjà entendu... Si d’entrée de jeu, Jésus est paulinien ou que Moïse est rabbin, l’histoire est illusoire. Je veux dire qu’elle n’est alors que l’exécution d’un programme préétabli qui se déploie au fil du temps, imperturbablement, soit « infailliblement ». La tentation est grande pour les croyants de souscrire au mythe d’une histoire sans histoires, sans détours, car cela évite le vertige et la nausée de penser que notre religion se serait laissé infléchir en quelque façon, par l’étourdissement des hommes venu interférer dans l’affaire de Dieu, dévoyer Son message, comme l’on détourne une rivière de son lit. On préfère le discours auto-suffisant car il est autojustifiant, rassurant. Toute obédience aime se croire « orthodoxe », sous la conduite privilégiée de « l’esprit saint ». Je ne parle évidemment pas ici de l’appellation que les uns ou les autres ont pu se donner dans nos religions respectives, mais du fait universel de se considérer comme inscrit en droite ligne de la doctrine professée dès l’origine, tandis que les « autres », hétérodoxes, ont dérivé, pour s’être voilé les yeux devant l’évidente vérité… Nous savons qu’en islam, c’est pareil. Un verset du Coran (3,67) dit d’Abraham qu’« il ne fut ni juif ni chrétien, mais hanif [monothéiste] et soumis [à Allah] (ĥanīfāan muslimāan) » … Mouslimaan signifie « voué entièrement à Dieu », ce qui correspond au terme tamim de l’hébreu (Gn 17,1), à salim dans le Targum. Dénier à Abraham qu’il fut juif ou chrétien est certes pertinent au regard de la chronologie. Au demeurant, le commun des croyants musulmans entend ici qu’Abraham était déjà « musulman » ! Qu’Abraham, Moïse ou Jésus aient eu une postérité spirituelle ne doit pas nous faire perdre de vue que, consciemment ou non, l’on commet des anachronismes, au risque de faire lecture « typologique » avec tout le risque de réduction, de récupération, au bénéfice d’une vision qui inféode la spiritualité vivante à une idéologie exclusiviste. Assumer nos héritages respectifs, c’est aussi être prêt à les examiner dans leur cinétique, à les réexaminer aussi, quitte à en redresser certaines inflexions. Les Jésus et les Paul Alors, Jésus était-il paulien ? Y répondre suppose que l’on puisse cerner les lignes force de l’enseignement de Jésus et de celui de Paul. Or tout ce que nous pensons savoir, nous ne le percevons qu’à travers le prisme d’une littérature et de son interprétation au sein d’une tradition. Jésus n’a laissé aucun écrit et ses logia (propos attribués) apparaissent sous des formes diverses, composées ou retravaillées par les auteurs. Paul, lui, a laissé des épîtres, mais son œuvre nous est connue largement par le regard des Actes des apôtres, et par l’interprétation qui, très vite, a été faite de sa pensée. J’en reviens au fait que pour savoir si Jésus est paulinien, il faut préciser de quel Jésus et de que Paul on parle. La prédication de Jésus dans les synoptiques comporte des différences significatives avec celle qui prévaut dans l’évangile de Jean ou encore dans celle des évangiles apocryphes ou des fragments judéo-chrétiens. La figure de Jésus diffère : maître (rabbin), prophète, thaumaturge, grand prêtre, roi, messie, archange, fils ou épiphanie de Dieu. Ces facettes ont été agglomérées par les Pères de l’Église mais ce n’était pas nécessairement le cas d’emblée. Quant à Paul, on relève dans ses propos des tensions, voire des contradictions ; certaines épîtres du Nouveau Testament sont celles de disciples, avec des accents différents, sans parler de l’histoire du paulinisme, des interprétations de la pensée de Paul à travers les âges, qui ont pu être sensiblement différentes. Que l’on songe à deux théologiens fortement influencés par Paul mais qui se situent aux antipodes l’un de l’autre eu égard au judaïsme : Marcion (85-160) et Pélage (350-420). Ils s’opposent radicalement sur le salut ou « justification » par la foi et la grâce au regard des œuvres et de la loi. Si Pélage est finalement très proche de l’Ancien Testament, en ce qu’il combine mérite et grâce, Marcion ne voit de 2 salut qu’en la grâce seule, tandis que la loi est mortifère. Il voit dans l’Ancien Testament l’œuvre d’un dieu méchant, celui des juifs, et n’a voulu retenir que l’Évangile de Luc et quelques lettres pauliniennes comme canon authentique de la foi chrétienne. Ces deux théologiens ont en partage d’avoir été condamnés assez tôt pour hérésie par la « grande Église ». Il n’empêche que la théologie chrétienne a navigué entre ces deux pôles, ces deux Paul, les redoutant comme de dangereux récifs. Leur ombre tutélaire, quoique tacite, a couvert le conflit virulent entre Réforme et contre-Réforme. Et si, de nos jours, les débats théologiques ont pris pas mal de plomb dans l’aile, les deux figures imposantes restent présentes, fût-ce de manière subliminale, dans la hantise des Églises, soit de trop judaïser comme Pélage, soit de trop paganiser (sinon « gnosticiser ») comme Marcion, en se coupant de ses racines juives, voire en sombrant, comme Luther, dans un antisémitisme féroce. Le Jésus des synoptiques Au risque d’être trop schématique et réducteur, on distingue nettement deux figures de Jésus, deux écoles qui s’opposent. L’une est paulinienne, l’autre ne l’est pas. La non-paulienne apparaît dans les synoptiques, Marc et Matthieu. Jean incarne la position paulinienne. Quant à Luc, il occupe une position intermédiaire. Dans la vision non paulinienne, Jésus œuvre comme un rabbi. C’est principalement le cas dans Matthieu où il est d’ailleurs interpellé ainsi. Rabbin miraculeux et prophétique, il l’est au moins au sens où Moïse lui-même est dépeint. Jésus y est présenté, depuis son enfance de rescapé, comme le « nouveau Moïse » (même si l’expression est tardive). Jésus est sans ambivalence quand il s’agit de défendre le devoir d’observance : « Ne pensez pas que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. Car je vous le dis, en vérité : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un ioud/iota, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le royaume des Cieux (Mt 5,17-19). Dans les synoptiques en général, l’accent est placé sur les sermons, les paraboles et les actes édifiants de Jésus. Il est vrai qu’il polémique avec les pharisiens, les sadducéens et d’autres groupes et que les diatribes peuvent être des plus caustiques (cf. Mt 23). De ce fait, on a cru longtemps qu’il réformait la Tora de Moïse, comme le montrerait en un point culminant le Sermon sur la montagne. Mais s’imposer une normativité morale ou ascétique, ou encore discuter les modalités d’application de la Loi, n’a rien de très rebelle pour l’époque où, déjà, diverses factions se disputent sa bonne interprétation. Quand on traite ses adversaires d’hypocrites, ce n’est pas pour condamner la loi mais ceux qui la prêchent sans l’accomplir comme il se doit ! Même quand Jésus rompt le Chabbat, il ne rompt pas avec le Chabbat. Il donne une interprétation des clauses dérogatoires différente de celle des rabbins de son temps. Le fait est qu’il se prête au débat, cherche à convaincre, par ses joutes oratoires et ses attitudes. Le Jésus de Matthieu n’est pas anti-légaliste, mais plutôt animé par un agenda messianique qui bouleverse les priorités et induit une éthique exacerbée, à la hauteur de l’eschaton (la fin des temps). Ce Jésus-là, ancré dans la religiosité juive, est celui de Jacques le frère du Seigneur, de l’épître pastorale de Jacques intégrée dans le NT (« Vous voyez que l’homme est justifié par les œuvres, et non par la foi seulement » Jc 2,24) ou encore de l’Évangile des Hébreux des judéo-chrétiens dont on pense avoir repéré quelques fragments. Ce n’est clairement pas le Jésus de Paul qui incarne sinon un anti-Moïse, du moins un anté-Moïse qui se rattache, en amont, à la figure d’Abraham animé par la foi. Pour autant, le Paul que l’on a redécouvert au 20e siècle ne dénigre pas la Tora de Moïse et l’accomplissement de ses commandements, comme le firent bon nombre de pères de l’Église tel Justin Martyr (Dialogue, § 11) qui voit dans le régime rituel imposé à Israël un châtiment divin avilissant. Paul considère 3 néanmoins la Loi de Moïse comme encombrante, voire contre-productive, au regard de la foi du Christ. Creusons quelque peu ce positionnement dialectique. Le Jésus de Paul Paul, à l’opposé des évangiles, ne rapporte jamais la prédication de Jésus qu’il n’a pas connu, si ce n’est le temps d’une apparition post-mortem où le Christ s’adresse à lui, lors d’un foudroiement qui dénote un état modifié de la conscience. Si, dans les synoptiques, on a affaire au Jésus vivant, au prophète qui annonce et prépare, par une éthique expiatoire, l’imminence du Royaume des Cieux, chez Paul, en revanche, l’accent est mis sur le Jésus mort, supplicié mais ressuscité, Jésus-Christ ou Jésus après Jésus. L’évangile de Luc a ceci de singulier qu’il constitue le premier volet d’un diptyque, le second étant les Actes des apôtres. Il forge ainsi le continuum paulinien entre le Jésus incarné et spiritualisé. Il conduit au point de bascule qui va de la passion à l’Ascension, puis, en retour, à l’effusion de l’Esprit lors de la Pentecôte. Jésus reprend pied mais sous un nouveau mode. L’Esprit est la manifestation et la pérennisation postmortem de Jésus (avant de se distinguer en tant que « personne » dans le dogme de la Trinité). Si, dans Matthieu, Jésus déclare « n’être envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d'Israël » (Ma 15,24), chez Paul, il devient désormais « la tête du corps de l'Église » (Col 1,18) dont les fidèles, toutes nations confondues, « forment les membres » (1 Cor 12,27). Le Jésus de Paul et du paulinisme est un humain transfiguré : « Christ est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu et intercède pour nous » (Rm 8,34) ; « divinisé », il devient objet de pratiques dévotionnelles. Les Actes (13,2) rapportent que l’Église d’Antioche « rend un culte au Seigneur (Jésus) ». Paul, dans un premier temps, prépare à la parousie imminente (I Th 4,13-5,8), annonce un Jésus redivivus, réincarné. Mais l’attente s’installe. L’épître aux Romains (11,25), écrite sept ans plus tard, évoque désormais une période de conversion progressive de l’humanité, appelée, chez Luc (21,24), « temps des Nations ». Un passage lucanien révèle le changement de perspective quant à l’attente messianique : « Les pharisiens demandèrent à Jésus quand viendra le royaume de Dieu. Il leur répondit : Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : il est ici ou il est là. Car voici, le royaume de Dieu est parmi/en vous (entos oumon) » (Lc 17,20-21). Jésus devient icône : Seigneur absent, attendu frénétiquement et néanmoins mystérieusement présent. Pour le dire d’une phrase, il y a de toute évidence un saut ou un fossé entre, d’une part, le rabbi Jésus qui ne veut pas abolir la Loi mais l’accomplir par le repentir pour mieux accueillir le règne de Dieu et, d’autre part, le Christ ressuscité qui produit amnistie à qui accorde sa foi en l’Esprit manifesté à travers le magistère de l’Église, en lieu et place du royaume des cieux. En ce sens, c’est avec le Jésus de Jean que Paul a le plus d’affinités électives. Le Jésus de Jean Tandis que le Jésus de Matthieu est fidèle à une loi perçue comme instrument du salut, le Jésus de Jean relaye Paul en ce qu’il insiste sur la nécessité de s’en remettre à Dieu, à travers le Christ : « quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6,40). Ce Jésus, sublimé avant même l’Ascension, met tout l’accent sur la grâce, la foi salvatrice et l’action de l’Esprit en l’homme (cf. Jn 6, 63 ; 7,39). En cela, il a de profondes affinités avec celui des Actes (15,8) ou de l’épître aux Galates (3,5) : « Celui donc qui vous fournit l’Esprit et qui opère des miracles au milieu de vous, le fait-il sur le principe des œuvres de loi, ou de l’ouïe de la foi ? ». Le Jésus johannique se distingue radicalement des synoptiques en ce qu’il n’est plus le prophète qui appelle frénétiquement à une mobilisation morale. Il ne demande rien ou quasiment rien à l’homme en termes d’éthique. Fait marquant : 4 il n’appelle pas à la repentance. Il n’est « pas juge mais sauveur » (Jn 12,47) en ce sens qu’il ne requiert essentiellement que de reconnaître et d’accueillir la démarche entreprise par Dieu. La damnation ne porte plus que sur ceux qui, corrompus, s’aveuglent eux-mêmes, refusent la bonne nouvelle de l’action divine unilatérale. Je suis près de penser, au miroir de l’histoire, que Jean est plus paulinien que Paul ! Abraham, figure ambivalente de référence Comparons brièvement Matthieu et Jean, tel qu’ils se représentent l’(af)filiation à Abraham. Il y a une nuance importante. Pour Jean, quand on se montre fils d’Abraham par sa foi – et non seulement par sa chair, « fils du diable » (Jn 8,44) rejetant le Christ – alors, consécutivement, on produit les œuvres d’Abraham. C’est l’adhésion au Christ qui produit l’effet escompté (cf. Jn 8,31-39). L’idée se retrouve en quelque façon chez Paul : « Comme Abraham crut à Dieu, et que cela lui fut imputé à justice, reconnaissez donc que ce sont ceux qui ont la foi qui sont fils d’Abraham (Ga 3,6-7). À l’inverse, pour le Jésus de Matthieu, et de la lettre de Jacques (2,24), c’est en produisant les fruits, que sont les œuvres d’Abraham, que l’on prouve être digne de lui. Les œuvres ne sont pas la conséquence de la foi mais son expression directe. C’est l’homme qui est moteur : « Produisez donc du fruit digne de la repentance, et ne prétendez pas dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ! (Mt 3,8-9). Chez Paul, comme chez Jean, on glisse de la foi d’Abraham à la foi en Jésus. Toutefois, chez Paul, avec sa « pistis Ièsou Khristou » (Ga 2,16), subsiste une ambivalence oscillant entre deux notions : la foi en Christ et du Christ. On connaît le fameux mot de Shalom Ben-Chorin sur la relation entre juifs et chrétiens : « La foi en Jésus nous sépare mais la foi de Jésus nous rapproche » (Bruder Jesus, 1967)… Paul resté juif À mon humble avis, l’oxymore que Paul a forgé avec sa « loi de foi » offre une forme de synthèse cohérente entre foi en et foi de Jésus. Certes, pour lui, les « œuvres de la Loi » (Ga 2,16) sont stériles en ce qu’elles se détachent inéluctablement de la foi. Seule la foi en/du Christ est féconde. Mais si celle-ci ouvre la voie du salut par la grâce, c’est ensuite l’adhésion, la participation au contenu de la loi du Christ (1 Co 9,21) par la foi du Christ qui est accomplissement décisif, ce qu’il nomme « loi de foi » (dia nomou pisteos, Rm 3,27) ou « foi active » (pistis di agapès ergoumèn, Ga 5,6). Comme le souligne Ed Parish Sanders1, pionnier du nouveau regard chrétien sur Paul, on a oublié que l’apôtre incite les convertis à la foi du Christ à accomplir de bonnes actions (1 Th 4,10), ni plus ni moins que « la totalité de la Loi » qu’il associe à l’amour du prochain comme soi-même (cf. Ga 5,14) ! C’est ce que préconise le Rabbin Hillel, quasiment dans les mêmes termes, dans le Talmud (TB, Chabbat 31a). Paul ne récuse ni les œuvres, ni le mérite, ni la loi en soi, mais condense le devoir en un noyau dur, la substantifique moelle des règles éthiques, et pense que l’esprit de cette loi s’acquiert par adhésion, via Jésus, à Dieu. Si on laisse de côté la médiation christique, c’est aussi ce que l’on trouve à la fin du traité talmudique Maccot. En se prêtant à l’improbable exercice de fixer le nombre de commandements divins, l’on part d’un enseignement qui avance le chiffre de 613, pour progressivement, au fil de l’exposé, les réduire jusqu’à cibler le commandement matriciel (sans récuser tous les autres) : « Le juste vivra par sa foi » (Hab 2,4) ! L’accointance avec le propos de Paul est saisissante : « C'est en lui en effet que la justice de Dieu est révélée, par la foi et pour la foi, selon qu'il est écrit : Celui qui est juste par la foi vivra » (Rm 1,16-17). Paul n’est donc pas aussi anti-légaliste que le paulinisme le fut. Et cela tient à deux raisons. D’abord, 1 « La compréhension de la théologie de Paul et l’antijudaïsme chrétien », dans Sens, n° 413, 2017, p. 332-341. 5 parce que ses propos contre « la circoncision » (la conversion au judaïsme) visent surtout à ne pas contraindre les nouveaux chrétiens venus du paganisme à s’imposer les normes austères et identitaires de la loi mosaïque qui les dissuaderaient d’adhérer au Christ. Ensuite, parce que Paul considère qu’une fois la grâce accordée, la rémission des péchés et le don de l’Esprit, l’homme doit prouver sa foi par des actes de justice, en adhésion à l’esprit divin. Certes, Paul affirme bien qu’Israël n’a pas trouvé la voie de salut car il s’est fondé sur le « principe des œuvres » au lieu de se fonder sur le principe de la foi » (Rm 9,32). Mais, compte tenu de l’ensemble des idées exprimées dans ses missives, il dénoncer non pas la vanité mais le dévoiement des actes, dû à l’absence d’une foi sincère animée par l’esprit de Dieu qui ne se révèle pleinement, selon lui, qu’en Jésus. Et lorsqu’en Rm 11,6, il dit que « si c’est par grâce, ce n’est plus par les œuvres », il a en vue le moment de l’élection qui relie à Dieu, non le salut de l’âme qui s’obtient ensuite par les actes. Pas plus que Jésus, Paul ne parle jamais de salut « par la foi seule » ! Conclusion Au fil de l’histoire, Jésus a été converti, à son corps défendant, à un paulinisme radical. Sur le plan de la praxis, le juif Jésus et le juif Paul sont, au fond, plus abrahamiens que pauliniens : « Alors l’Éternel dit : Cacherai-je (plus longtemps) à Abraham ce que Je compte faire ? Abraham deviendra une nation grande et puissante et en lui seront bénies toutes les nations de la terre. Car Je l’ai choisi, afin qu’il ordonne à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de l’Éternel, en pratiquant la droiture et la justice, et qu’ainsi l’Éternel accomplisse en faveur d’Abraham les promesses qu’Il lui a faites » (Gn 18,17-19). Paul conserve de Jésus et du judaïsme l’idée que la foi ne va pas sans les œuvres. Et Jésus anticipe Paul lorsqu’il place au cœur de la religiosité les devoirs du cœur. Certes, Paul estime que la loi mosaïque piège inexorablement les hommes par les condamnations qu’elle induit pour le transgresseur. Là, il rompt avec le Jésus de Matthieu et des judéo-chrétiens. Ironie de l’histoire, ses harangues dans ses épîtres dissimulent mal la déception amère devant le constat que le don de l’Esprit ne garantit pas mieux que l’obéissance mosaïque la sainteté des fidèles. L’Esprit n’inspire que celui qui s’en inspire ! Et après avoir désiré chasser les condamnations, les voilà qui refont surface (cf. Ga 6,9 ; Rm 11,21-22). Du côté juif, on se rappelle parfois aussi que, pas plus que la foi, la loi ne sauve à elle seule : « Rabbi Yohanan enseigne : Jérusalem n’a été détruite que parce que la justice n’était plus rendue que selon la règle de la Loi. […] Les juges se cantonnaient à la règle stricte de la Loi et n’agissaient plus en amont de cette norme » (TB, Baba metsiâ 30b). Patatras, nous voilà tous, juifs et chrétiens, logés à la même enseigne ! Tous, ramenés à notre incomplétude, au hiatus entre notre idéal et notre peccabilité, à notre grand désarroi. Mais, du même coup, à une humilité qui oblige ! Le Jésus juif et le Paul juif ne considéraient pas que Dieu effectue le travail à notre place, que tout s’épuise et se purge dans la grâce. Ils n’ont pas renoncé au combat, au dépassement de soi que requiert le Créateur. Le primat de l’esprit sur la lettre, de la foi sur la loi, de la clémence sur la rigueur, du pardon sur la répression – idée dont ils ont été l’un et l’autre les hérauts – n’élimine pas le second terme. Allier foi et loi, comme il se doit, reste notre défi commun. Notre boussole, notre esprit. C’est ce souffle-là, je le crois, qui, à l’aube des temps, planait au-dessus de la surface des eaux, qui anime les grands hommes et les grandes femmes d’Israël et des Nations, forme le cœur et l’esprit nouveaux annoncés par le prophète Ezéchiel (18 et 36). C’est ce souffle qui, sourdement, nous réunit ici aujourd’hui, juifs et chrétiens, grâce à l’AJCF, à tous ses bénévoles et militants, autour de Philippe. 6