Receptions of Paul in Early Christianity
Beihefte zur Zeitschrift
für die neutestamentliche
Wissenschaft
Edited by
Matthias Konradt, Hermann Lichtenberger,
Judith Lieu, Laura Nasrallah,
Jens Schröter and Gregory E. Sterling
Volume 234
Receptions of
Paul in Early
Christianity
The Person of Paul and His Writings Through the Eyes
of His Early Interpreters
Edited by
Jens Schröter, Simon Butticaz and Andreas Dettwiler
In collaboration with Clarissa Paul
ISBN 978-3-11-053370-5
e-ISBN (PDF) 978-3-11-053378-1
e-ISBN (EPUB) 978-3-11-053372-9
ISSN 0171-6441
Library of Congress Cataloging-in-Publication Data
Names: Schroeter, Jens, 1961- editor.
Title: Receptions of Paul in early Christianity : the person of Paul and his
writings through the eyes of his early interpreters / edited by Jens
Schroeter, Simon Butticaz, Andreas Dettwiler.
Description: 1 [edition].. | Boston : De Gruyter, 2018. | Series: Beihefte
zur Zeitschrift f?ur die neutestamentliche Wissenschaft ISSN 0171-6441 ;
Band 234 | Includes bibliographical references and index.
Identifiers: LCCN 2018023451 (print) | LCCN 2018026001 (ebook) | ISBN
9783110533781 (electronic Portable Document Format (pdf) | ISBN
9783110533705 (print : alk. paper) | ISBN 9783110533781 (e-book pdf) | ISBN 9783110533729
(e-book epub)
Subjects: LCSH: Bible--Criticism, interpretation, etc.--History. | Paul, the
Apostle, Saint. | Church history--Primitive and early church, ca. 30-600.
Classification: LCC BS2650.52 (ebook) | LCC BS2650.52 .R425 2018 (print) |
DDC 227/.0609--dc23
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Enrico Norelli
La tradition paulinienne dans les lettres
d’Ignace
Abstract: Did Ignatius of Antioch know (some of) the letters included in the corpus paulinum and, if so, how did he use them in his own letters? While this
question has often been discussed, there is no real consensus yet, though
most now reject Wilhelm Schneemelcher’s thesis that we cannot prove the use
of any Pauline (or deuteropauline) letter by Ignatius. Most scholars believe
that Ignatius knew at least 1 Cor and Rom, and maybe Eph. Annette Merz recently tried to show that the Pauline corpus and especially the Pastoral Epistles
deeply influenced the whole of Ignatius’ self-understanding and self-presentation. The present contribution tests a method aimed at assessing whether Ignatius used Paul’s letters and, if so, how he recast their elements in the service of
his own goals. It analyses the relevant passages from Ignatius’ Ephesians and
tries to show that it drew on deuteropauline Ephesians as well as on 1 Cor. It appears that Ignatius regularly adapted Pauline passages and topics to the needs of
his own argument much more than he used them to work out his own theology.
Ignatius’ transformation of Pauline material is chiefly based on precise features
within it, often involving shifts in meaning.
Keywords: Ignatius of Antioch, Reception of Deuteropauline Ephesians, Reception of 1 Corinthians, Methodology for Establishing the Use of Pauline Letters,
Pauline Tradition in Asia Minor and Antioch.
A quelle époque faut-il situer les lettres
d’Ignace?
On ne peut pas traiter d’Ignace d’Antioche sans se prononcer sur l’authenticité et
la date de ses lettres. Je suis en train de rédiger une traduction avec introduction
et commentaire des lettres d’Ignace, où je discute de manière détaillée les arguments amenés tout au long de l’histoire de la recherche et je justifie ma
position, favorable à l’authenticité des sept lettres de ce qu’on appelle recension
moyenne (si l’on tient compte des trois lettres transmises en syriaque), ou bien
recension grecque courte. Sur le point capital de l’authenticité, je m’en tiens
donc, après avoir examiné les arguments en contraire, à la conclusion qui était
https://doi.org/10.1515/9783110533781-020
520
Enrico Norelli
celle de Zahn et de Lighfoot.¹ Du reste, après les derniers efforts de Reinhard M.
Hübner et de certains de ses élèves contre l’authenticité² et le débat publié dans
les trois premières années de la Zeitschrift für antikes Christentum en 1997– 1999,
on a le sentiment d’un retour en force de l’option de l’authenticité, même si elle
n’a pas toujours été assortie d’une réfutation détaillée des arguments portés en
faveur de la falsification.³
Quant à la date, mes recherches m’ont persuadé que la datation de la mort
d’Ignace sous Trajan par Eusèbe de Césarée dans sa Chronique et son Histoire
ecclésiastique est déterminée par sa construction d’une persécution des chrétiens
sous Trajan et n’a donc pas de valeur en elle-même, bien que nous ne puissions
pas exclure absolument qu’Eusèbe ait eu une tradition qui situait Ignace sous
Trajan. La chronologie d’Ignace fondée sur la liste des évêques de l’église
d’Antioche doit être considérée avec une extrême prudence, non seulement
parce qu’elle présuppose dès le début un monépiscopat qui commençait probablement à s’affirmer au temps d‘Ignace, mais surtout parce que la position
d’Ignace dans cette liste varie. Pour Origène, Ignace aurait été le premier évêque
après Pierre, tandis que pour Eusèbe, suivi par Jérôme (Les hommes illustres
16,1), il y aurait eu Evode⁴ entre Pierre et Ignace. Il y avait donc à Antioche deux
Theodor Zahn, Ignatius von Antiochien (Gotha : Friedrich Andreas Perthes, 1893), en particulier 491– 541 ; James Barber Lightfoot, The Apostolic Fathers. Part II. S. Ignatius ; S. Polycarp.
Revised Texts with Introductions, Notes, Dissertations, and Translations. Second Edition, Vol. I
(London : MacMillan and Co., 1889 ; j’utilise la réimpression Peabody : Hendrickson, 1989), 328 –
430. Il va sans dire qu’aujourd’hui la discussion doit tenir compte des objections formulées ces
dernières décennies.
Notamment Reinhard M. Hübner, Der Paradox Eine. Antignostischer Monarchianismus im
zweiten Jahrhundert, mit einem Beitrag von Markus Vinzent, SVigChr 50 (Leiden, Boston, Köln :
Brill, 1999) ; Thomas Lechner, Ignatius Adversus Valentinianos? Chronologische und theologiegeschichtliche Studien zu den Briefen des Ignatius von Antiochien, SVigChr 47 (Leiden, Boston,
Köln : Brill, 1999) ; et les interventions dans le débat de la Zeitschrift für antikes Christentum.
A titre d’exemples, on pourrait citer Allen Brent, Ignatius of Antioch and the Second Sophistic.
A Study of an Early Christian Transformation of Pagan Culture, STAC 36 (Tübingen : Mohr Siebeck, 2006), surtout 18 – 30 ; Id., Ignatius of Antioch. A Martyr Bishop and the Origins of Episcopacy (London, New York : T&T Clark, 2007), notamment 95 – 144 (pour Brent, Ignace ne
soutient pas un épiscopat monarchique) ; Manlio Simonetti in Emanuela Prinzivalli et Manlio
Simonetti, Seguendo Gesù. Testi cristiani delle origini I, Scrittori greci e latini (Roma : Fondazione
Lorenzo Valla ; Milano : Arnoldo Mondadori Editore, 2010), 283 – 291 ; Hermut Löhr, «Die Briefe
des Ignatius von Antiochien,» in Die Apostolischen Väter. Eine Einleitung, éd. Wilhelm Pratscher,
UTB 3272 (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2009), 104– 129 est favorable à l’authenticité
mais hésite sur la datation aux deux premières décennies du iie siècle. La thèse d’une datation
des lettres dans la seconde moitié du iie siècle n’a bien entendu pas été abandonnée.
Enrico Norelli, « La testimonianza di Origene su Ignazio di Antiochia, » in Vangelo, trasmissione, verità. Studi in onore di Enrico Cattaneo nel suo settantesimo compleanno, éd. Agnès
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
521
listes différentes, dont au moins l’une existait au début du iiie siècle, qui attribuaient à Ignace deux positions différentes.
Par conséquent, la chronologie d’Ignace doit être déduite des lettres ellesmêmes. Ce qui ne peut aboutir qu’à un résultat approximatif. L’argument fondé
sur le vocabulaire, que Robert Joly présentait comme décisif pour une datation
entre 160 et 170,⁵ ne tient pas à mon avis. Une étude des termes qu’il exploitait
dans ce sens (j’ai publié en 2015 la partie consacrée à χριστιανός et
χριστιανισμός)⁶ montre qu’ils ne sont pas mieux à leur place dans la seconde
moitié du iie siècle que dans la première. Εὐαγγέλιον ne désigne probablement
pas un livre chez Ignace,⁷ comme c’est le cas depuis Marcion. Il n’y a pas de
polémique antimarcionite ni contre des groupes étiquetés comme gnostiques par
les polémistes chrétiens. L’usage du mot αἵρεσις est plus archaïque que celui de
Justin Martyr. On ne peut pas repérer d’influence d’idées gnostiques dans le sens
des systèmes du iie siècle que l’on désigne couramment, à tort ou à raison, par ce
terme. La manière de se référer à la tradition sur Jésus et aux écrits considérés
comme apostoliques convient mieux aux premières décennies du iie siècle
qu’aux suivantes. Le monépiscopat est loin de s’être affirmé partout. Au contraire, les lettres fournissent d’excellentes raisons pour considérer que la tendance à affirmer le contrôle d’un épiscope unique sur l’église locale est vivement
contestée, en Asie mineure mais probablement aussi à Antioche, par des groupes
se réclamant d’autres formes d’autorité – en premier lieu charismatique – et
d’une structure traditionnelle moins centralisée de l’église locale. Ces caractères
et d’autres encore conduisent, à mon avis, à situer Ignace entre le début du iie
Bastit-Kalinowska et Anna Carfora, Oi christianoi 15 (Trapani : Il pozzo di Giacobbe, 2013),
169 – 182.
Robert Joly, Le dossier d’Ignace d’Antioche, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres 69 (Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles, 1979), 61– 70.
Enrico Norelli, «Χριστιανισμός e χριστιανός in Ignazio di Antiochia e la cronologia delle sue
lettere,» in Gesù e la storia. Percorsi sulle origini del cristianesimo. Studi in onore di Giorgio Jossa,
éd. Maria Beatrice Durante Mangoni, Dario Garribba et Marco Vitelli, Oi christianoi 20 (Trapani :
Il Pozzo di Giacobbe, 2015), 171– 189.
Dans le même sens, voir déjà Charles Thomas Brown, The Gospel and Ignatius of Antioch,
StBibLit 12 (New York [etc.] : Peter Lang, 2000), surtout 15 – 21. En revanche, Charles E. Hill,
«Ignatius, ‘the Gospel’, and the Gospels,» in Trajectories through the New Testament and the
Apostolic Fathers, éd. Andrew F. Gregory et Christopher M. Tuckett (Oxford : Oxford University
Press, 2005), 167– 285, argumente pour montrer que εὐαγγέλιον chez Ignace renvoie à des
évangiles écrits. Agnès Bastit-Kalinowska, «L’interprétation des actes et des paroles de Jésus
dans les Lettres d’Ignace d’Antioche,» in Vangelo, trasmissione, verità, éd. Bastit-Kalinowska et
Carfora (note 4), 121– 165, reste ouverte à une présence d’évangiles écrits chez Ignace, notamment Matthieu et Jean. Le problème est discuté dans mon commentaire d’Ignace en préparation.
522
Enrico Norelli
siècle et 130 environ, en aucun cas après 140. Il peut donc être prudent de le
situer entre 110 et 130.⁸
Quelques étapes de la recherche sur la réception
des lettres de Paul par Ignace
En ce qui concerne l‘état de la question au sujet de la réception de Paul par
Ignace, je me limite ici à rappeler quelques travaux essentiels. On est frappé par
la diversité des positions des savants qui ont exploré la présence des lettres de
Paul dans celles d’Ignace. Une enquête détaillée fut menée en 1905 par Ralph
William Inge dans un volume collectif consacré à la présence du Nouveau Testament dans les écrits des Pères Apostoliques.⁹ Il serait même trop facile de
critiquer les deux corpus comparés : il n’y avait pas de Nouveau Testament au iie
siècle et le groupe des Pères Apostoliques est une invention du xviie siècle,
inspirée de présupposés théologiques sur les origines du christianisme et nullement pertinente comme corpus sur le plan historique. En ce qui concerne
Ignace, Inge identifiait 104 contacts entre Ignace et des écrits du Nouveau Testament, qu’il distribuait en quatre groupes (cette méthode était appliquée dans
tous les chapitres du livre), de (a) à (d), dans un ordre allant de la référence plus
ou moins certaine à la référence possible, mais trop incertaine pour pouvoir
soutenir l’argumentation. Sur la base de ces différents types de contacts, un
classement des écrits était établi, allant de A à D, selon un ordre de probabilité
tout à fait analogue. Au sujet des lettres pauliniennes chez Ignace, Inge situait
dans la catégorie A seulement 1 Co, sur la base de 25 contacts dont 5 étaient
classés (b), 9 (c) et 11 (d), sa conclusion étant qu’« Ignace a dû connaître cette
épître presque par cœur » (p. 67) ; dans la catégorie B, Ep, sur la base de 2
contacts de type (b), 3 de type (c) et 4 de type (d) ; dans la catégorie C, Rm (3
contacts de type [c], 3 de type [d]), 2 Co, Ga, Phil, 1 Tm, 2 Tm et Tt ; dans la
catégorie D, 1 Th, 2 Th, Phlm et Hb.
Cette position est proche, bien que non identique, de celle d’Andreas Lindemann, «Paul’s
Influence on ‘Clement’ and Ignatius, » in Trajectories through the New Testament and the
Apostolic Fathers, éd. Gregory et Tuckett, (note 7), 9 – 24, sur ce point 24, qui parle des années
trente du deuxième siècle.
William Ralph Inge, «Ignatius,» in The New Testament in the Apostolic Fathers, by a Committee of the Oxford Society of Historical Theology (Oxford : Clarendon Press, 1905), 63 – 83, sur
les lettres (outre celles de Paul il n’y a que Jc qui est retenue) et les Actes 64– 76.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
523
Comme l’a souligné Paul Foster qui a refait le travail cent ans après,¹⁰ les
contacts de type (c) et (d) de Inge sont presque tous tellement faibles qu’ils ne
peuvent pas entrer en ligne de compte. Foster a également remarqué, après bien
d’autres, qu’un problème de méthode se pose : en premier lieu, on ne peut pas
évaluer les contacts comme on le ferait dans le cas d’un auteur écrivant à sa
table de travail, ayant à sa disposition les écrits pour lesquels le problème de
l’utilisation se pose. La situation d’Ignace, prisonnier en voyage, exclut qu’il ait
pu se servir de tels livres et impose d’évaluer les contacts sur la base du souvenir
qu’il avait de lettres qu’il avait lues et éventuellement mémorisées dans le passé.
C’est là un principe fondamental, que nous aurons l’occasion de rappeler. Quant
à Foster, sa nouvelle analyse des parallèles (chacun avec son commentaire, à la
différence d’Inge) l’amène à ne reprendre que les deux premières catégories de
Inge : dans A (« No Reasonable Doubt Concerning Knowledge of the Document »)
il n’inclut que 1 Co, avec 4 contacts de type (b) et 1 de type (c) ; dans B, il place
Ep avec 2 contacts de type (b) ; il ajoute qu’il conviendrait de classer 1 Co comme
A* et Ep comme A, car « there can be little doubt that both were well known to
Ignatius, and that he could cite large portions of each letter from memory »
(p. 169). Cependant, il opère une modification importante par rapport à Inge : si
ce dernier avait classé 1 et 2 Tm dans la catégorie C, précisant qu’elle étaient
« nearly in Class B » (Inge, p. 73), Foster estime qu’il a été trop prudent et qu’il
convient de les placer en B, même s’il laisse ouverte la question de la direction
de la dépendance littéraire, se limitant à considérer une dépendance d’Ignace
par rapport aux deux Pastorales comme plus probable que le contraire. En
conclusion, pour Foster il y a de bons arguments pour soutenir l’usage par
Ignace de quatre lettres, dans l’ordre de probabilité 1 Co, Ep, 1 Tm et 2 Tm. Il
conclut en remarquant que si on accepte cela, on n’a plus du tout de raisons de
considérer la phrase célèbre d’IEp 12,2¹¹ selon laquelle Paul ἐν πάσῃ ἐπιστολῇ
μνημονεύει ὑμῶν ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ comme une hyperbole, car l’affirmation est
vraie pour les lettres pauliniennes qu’Ignace montre avoir utilisées. Bornonsnous ici à remarquer que si cela signifie qu’Ignace aurait connu un recueil de
lettres de Paul formé par ces quatre (mais ce n’est pas sûr que ce soit ce que
Foster veut dire), ce serait à ma connaissance la seule attestation d’une pareille
collection. Théoriquement, d’ailleurs, on pourrait aussi imaginer l’inverse, c’est-
Paul Foster, «The Epistles of Ignatius of Antioch and the Writings that later formed the New
Testament,» in The Reception of the New Testament in the Apostolic Fathers, éd. Andrew F.
Gregory et Christopher M. Tuckett (Oxford : Oxford University Press, 2005), 159 – 186 ; sur les
lettres de Paul (et les Actes) 164– 172.
A cause sans doute d’une coquille à la p. 172 de Foster la référence à ce passage se lit comme
16,2.
524
Enrico Norelli
à-dire – en supposant qu’Ignace ait mémorisé d’une manière remarquable les
lettres de Paul – qu’il en ait connu d’autres mais qu’il ait choisi de privilégier,
dans IEp, précisément celles qui faisaient mention d’Ephèse.¹² Par ailleurs, si on
accepte qu’Ignace a fait tout spécialement usage de ces quatre lettres (qu’il en ait
connu d’autres ou pas), il est intéressant de remarquer que parmi les lettres non
authentiques de Paul, il a été influencé par des lettres que nous considérons
appartenir à deux lignes différentes de réception de Paul sous forme de lettres
pseudépigraphes. Ceci rend plus stimulante et plus complexe la question de
savoir quel était le contenu du groupe de lettres de Paul qu’il connaissait et
comment il avait pu se former.
Après ces deux recherches globales de caractère littéraire, rappelons quelques travaux marquants qui ont abordé le problème dans une perspective historique et théologique. La position qui nie, ou du moins met en doute, la connaissance de lettres de Paul (ou circulant sous son nom) de la part d’Ignace a
trouvé un représentant de taille en Wilhelm Schneemelcher. Dans un article de
1964 sur Paul dans l’Eglise grecque du iie siècle,¹³ il affirme d’abord « dass
Ignatius kaum eine grössere Kenntnis der Paulusbriefe gehabt hat » (p. 5), ensuite qu’un examen soigné de tous les passages qui pourraient entrer en ligne de
compte montre qu’Ignace a tout au plus utilisé 1 Co, mais que les passages de
cette lettre qu’il citerait sont insignifiants et pourraient être des formulations
traditionnelles (p. 6), enfin il conclut : « Es ist nicht beweisbar, ja es ist unwahrscheinlich, dass Ignatius eine […] Briefsammlung der paulinischen Briefe
gekannt hat » (p. 6). A notre connaissance, cette position extrême n’est plus
soutenue à présent.
On peut bien sûr objecter que les contacts avec 1 et 2 Tm ne se limitent pas à IEp, mais
apparaissent dans d’autres lettres d’Ignace. Cela réduit certainement la vraisemblance de cette
possibilité. Il peut être d’ailleurs intéressant de remarquer qu’au niveau des contacts de type (c)
listés par Inge (p. 71– 72), dans deux cas sur quatre (les autres sont 1 Tm 6,2 / IPol 4,3 ; 2 Tm 2,3 et
IPol 6,2), là où des contacts entre 1 et 2 Tm concernent des lettres autres qu’IEp, il y a aussi un
contact entre celle-ci et le même passage de 1 et 2 Tm : ainsi, 1 Tm 1,3 – 5 a un parallèle en IMg
8,1, mais aussi en IEp 14,1 et 20,1 ; 2 Tm 1,16 a un parallèle en ISm 10,2, mais aussi en IEp
2,1. Mais il me paraît difficile de tirer des conclusions de cet état de fait, autres que le fait
qu’Ignace pouvait se référer aux Pastorales (s’il l’a vraiment fait) aussi bien en écrivant de
Smyrne que de Troas (où il a écrit à Polycarpe) et qu’il s’est référé à plusieurs reprises à certains
passages. Cela se comprendrait mieux s’il citait de mémoire, comme c’était très probablement le
cas.
Wilhelm Schneemelcher, «Paulus in der griechischen Kirche des zweiten Jahrhunderts,»
Zeitschrift für Kirchengeschichte 75 (1964) : 1– 20.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
525
Selon la monographie de Heinrich Rathke, Ignatius von Antiochien und die
Paulusbriefe, publiée en 1967,¹⁴ les citations littérales des lettres de Paul chez
Ignace sont très limitées, mais l’influence stylistique de certaines lettres pauliniennes est forte et l’on trouve chez Ignace « des traces de presque toutes les
lettres de Paul jusque dans les plus petites subtilités du style» (p. 65) : ceci
montre qu’Ignace ne voulait pas tellement exploiter des idées de Paul comme
autorités en faveur de ses propres conceptions, mais qu’il considérait l’attitude
de Paul dans son ensemble comme un modèle (par exemple sa lecture de sa
propre condition de martyr), de sorte qu‘à certains endroits, la dépendance par
rapport à Paul pourrait même être involontaire. Ignace a dû connaître plusieurs
lettres de Paul ; l’utilisation de 1 Co est claire, d’autres sont probables et l’absence d’une dépendance évidente par rapport à Rm peut être due à la distance
d’Ignace par rapport aux idées théologiques exprimées dans la lettre en question. Rathke insiste en particulier sur « eine besondere Nähe zum paulinischen
Epheserbrief, sowohl in einzelnen Formulierungen wie auch im Aufbau (etwa
Briefeingang) und in der Gedankenführung» (p. 98) ; Ignace aura donc connu
Ep, mais dans ses lettres il n’y a pas d’indices sûrs qu’il l’ait attribuée à Paul.
Dans sa monographie de 1979 Der Stachel im Fleisch,¹⁵ Ernst Dassmann s’est
confronté de manière soignée et attentive avec la recherche antérieure. Il prend
au sérieux les doutes de Schneemelcher, mais il ne partage pas tout à fait son
scepticisme, soulignant que l’époque d’Ignace, encore éloignée d’une collection
canonique d’écrits chrétiens, n’est pas favorable à un recours fréquent à des
écrits comme porteurs légitimes de la tradition et que de ce point de vue, Ignace
est même plus archaïque que l’auteur de 2 P. Compte tenu aussi des conditions
dans lesquelles Ignace a voyagé et écrit, la pauvreté des contacts avec les lettres
de Paul dans ses propres lettres ne peut pas encore prouver une absence de
connaissance ou d’intérêt pour elles. Seulement une évaluation des contacts
entre la théologie de Paul et celle d’Ignace peut permettre quelques conclusions.
Une enquête dans ce sens, en confrontation constante avec la bibliographie
antérieure, amène Dassmann à conclure qu’Ignace est finalement plus proche de
Paul que les autres écrits proto-chrétiens, à l’exception des deutéropauliniennes.
En même temps, ce ne sont pas tous les aspects de Paul qui influencent Ignace,
mais surtout certains aspects de la christologie et de la sotériologie, de même
que certaines idées sur l’Eglise, les sacrements et l’éthique chrétienne. Ce qui
Heinrich Rathke, Ignatius von Antiochien und die Paulusbriefe, TUGAL 99 (Berlin : AkademieVerlag, 1967).
Ernst Dassmann, Der Stachel im Fleisch. Paulus in der frühchristlichen Literatur bis Irenäus
(Münster : Aschendorff, 1979), 126 – 149.
526
Enrico Norelli
manque, c’est la doctrine de la justification, qui n’allait jouer presque plus aucun
rôle dans l’Eglise d’Orient.
La même année 1979 vit la parution d’un important ouvrage d’Andreas
Lindemann sur le même sujet, mais sur une période plus limitée (jusqu’à Marcion, alors que Dassmann arrivait jusqu’à Irénée de Lyon).¹⁶ Ici, je ne prendrai en
considération qu’une contribution plus brève, mais beaucoup plus récente du
même auteur, publiée en 2005.¹⁷ A la différence de son volume de 1979, dans
cette synthèse Lindemann ne discute pas la question des lettres du corpus
paulinien que Ignace pouvait connaître (il était parvenu à regarder comme
suffisamment sûre la seule connaissance de 1 Co). Il examine brièvement quatre
passages d’Ignace qu’il considère comme importants pour la question de l’influence théologique de Paul : IEp 18 – 20 ; IMg 8 – 9 ; ITr 9 – 10 et IPhld 8. Dans le
premier, Lindemann voit une christologie de l’incarnation qui rappelle l’ancienne formule christologique citée par Paul en Rm 1,3 – 4, ainsi qu‘un usage
certain de terminologie paulinienne et du « schéma de révélation » de 1 Co 2,6 – 9,
devenu important dans la littérature pseudo-paulinienne. Dans l’ensemble,
estime Lindemann, il y a dans ces trois chapitres une influence substantielle de
Paul, mais les catégories pauliniennes sont présupposées plus que rendues explicites pour le lecteur d’Ignace. La mise en garde d’IMg 8 – 9 contre une vie à la
manière du judaïsme (κατὰ Ἰουδαισμόν) rappelle l’argument de Paul aux Galates, bien qu’une connaissance de Ga par Ignace soit peu probable, et 8,1 présente
des affinités avec la description des «mythes » dans les Pastorales. Les détails de
l’argumentation d’Ignace diffèrent de ceux de Paul, mais la structure de la
pensée théologique semble rappeler Paul et a pu prendre son point de départ
dans la théologie de ce dernier. La polémique contre une sorte de christologie
docète en ITr 9 – 10 présente un mouvement semblable à ceux de 1 Th 4,13 – 18 et
1 Co 15, où Paul se réfère à une formule de foi pour en tirer des conséquences au
sujet de la résurrection des morts. Enfin, l’évocation par Ignace de sa discussion
avec des adversaires à propos de l’exigence de fonder la foi en l’évangile sur les
« archives,» probablement les livres de la Bible juive, peut rappeler le style
d’argumentation théologique de Paul. A la fin du ch. 8, Ignace utilise le mot-clé
de Paul δικαιοῦμαι. Lindemann termine en soulignant que bien qu’Ignace ait été
le premier après Paul à écrire des lettres à des Eglises en son propre nom, le
rapport de chaque auteur aux destinataires était bien différent et par conséquent
l’attente d’une reconnaissance de l’autorité de l’expéditeur l’était aussi.
Andreas Lindemann, Paulus im ältesten Christentum. Das Bild des Apostels und die Rezeption
der paulinischen Theologie in der frühchristlichen Literatur bis Marcion, BHT 58 (Tübingen : Mohr
Siebeck, 1979) : sur Ignace, 199 – 221.
Lindemann, « Paul’s Influence on ‘Clement’ and Ignatius» (note 8).
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
527
Peu avant le volume collectif édité par Gregory et Tuckett est parue une
remarquable monographie d’Annette Merz sur l’intention et la réception des
Pastorales,¹⁸ dont une partie conséquente (p. 72– 104) était consacrée à l’étude
des Pastorales comme « prétextes (Prätexte) » dans leur réception la plus ancienne. En ce qui concerne Ignace, Merz souligne, à la suite de Robert Grant,
qu’aussi bien l’indépendance théologique d’Ignace que sa situation matérielle
de prisonnier, qui l’empêchait de consulter des sources écrites, rendent inutilisable dans son cas la distinction habituelle entre «écriture» et « tradition » :
même des textes qu’Ignace a pu lire sous forme écrite dans le passé ne lui sont
disponibles que comme tradition lorsqu’il écrit ses lettres. Ceci a pour conséquence qu’en dehors de 1 Co, la relation entre les textes d’Ignace et les lettres de
Paul n’est jamais telle qu’on puisse établir de manière fiable une dépendance
littéraire, ce qui rend nécessaire de se concentrer sur d’autres formes d’intertextualité pour prouver la connaissance et l’utilisation par Ignace des lettres
pauliniennes – dans la recherche de Merz, il s’agit essentiellement des Pastorales. Une première application de cette méthodologie (p. 142– 143) concerne
l’affirmation d’Ignace (IEp 12,2, que nous étudierons) selon laquelle Paul fait
mention des croyants d’Ephèse « dans chacune de ses lettres.» Or il fait cela en
1 Co, qu’Ignace a sans doute connu d’après Merz et la grande majorité des
chercheurs. Mais cela ne fait qu’une lettre. S’il a aussi connu Ep, comme il est
probable, cela ne fait que deux et ne saurait être exprimé par ἐν πάσῃ ἐπιστολῇ.
Considérer cette expression comme un compliment d’Ignace aux Ephésiens ne
conviendrait pas, car ce serait de la mauvaise rhétorique, vu qu’elle n’a pas un
fondement dans les faits. Par conséquent, il faudra reconnaître qu’Ignace et ses
destinataires connaissent d’autres lettres signées sous le nom de Paul, où Ephèse
était mentionné, c’est-à-dire, si on ne veut pas penser à des lettres perdues, les
Pastorales, car 1 et 2 Tm sont les seules lettres du corpus paulinien dans lesquelles cela a lieu en dehors de 1 Co et d’Ep. Si le point de départ méthodologique paraît tout à fait pertinent, cette application nous persuade moins : est-ce
que quatre lettres au lieu de deux, sur un corpus qui, s’il comprenait les Pastorales, devait en contenir trois fois autant, font vraiment la différence qui
permettrait de dire «dans toutes ses lettres» ? Cependant, je ne vise en tout cas
nullement ici une confrontation avec le livre impressionnant de Merz, dont la
Annette Merz, Die fiktive Selbstauslegung des Paulus. Intertextuelle Studien zur Intention und
Rezeption der Pastoralbriefe, NTOA / StUNT 52 (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht ; Fribourg :
Academic Press, 2004) ; sur Ignace, notamment les ch. 6 « Ignatius von Antiochien und die
Pastoralbriefe,» 141– 187, et 7 «Die Paulusbriefsammlung als Prätext der Ignatiusbriefe und des
Polykarpbriefs – Zusammenfassung und weiterführende Überlegungen zum intertextuellen
Ort, » 188 – 194.
528
Enrico Norelli
démarche méthodologique est toujours minutieusement appliquée. Elle met
d’abord en évidence la proximité linguistique générale entre Ignace et les Pastorales, tout en reconnaissant qu’elle n’est pas encore assez spécifique pour
permettre des conclusions sur son origine ; ensuite, elle commence la recherche
proprement dite par les énoncés d’Ignace sur lui-même « par lesquels il désigne
lui-même le lieu intertextuel de ses lettres et des énoncés qu’elles contiennent :
la suivance de Paul » (p. 144). Ensuite, des références intertextuelles se révèlent
comme constitutives de la suivance de Paul par Ignace dans la lutte contre les
hérétiques, le conflit autour du ministère, la compréhension de soi comme
martyr et son influence à travers des lettres. Une fois établi, en se servant comme
outil de contrôle de 1 Co dont la recherche admet la connaissance par Ignace,
que Paul représente pour Ignace un modèle à imiter, l’enquête s’élargit aux
autres lettres, et surtout aux Pastorales, pour vérifier s’il existe des allusions à
ces écrits concernant le même ensemble thématique. La thèse du chapitre est
ainsi formulée par Merz : « Die intertextuelle Textkonstitution der Ignatianen
steht weithin im Dienste der Selbstwahrnehmung und Selbstdarstellung des
Ignatius als Paulusnachfolger. In bewusster Nachahmung der beiden unter dem
Namen des Paulus überlieferten Briefformen verfasst Ignatius Briefe an Gemeinden und ein Schreiben an einen Amtsträger. Viele Bezugsnahmen an paulinische Texte sollen den AdressatInnen die Paulusnähe des Ignatius vor Augen
stellen» (p. 145).
Ma contribution ne veut pas être une confrontation avec la recherche
d’Annette Merz, tâche qui s’impose désormais à toute enquête présente et future
non seulement sur la réception de Paul au iie siècle, mais aussi sur Ignace
d’Antioche, car la thèse, si elle est acceptée, a des implications majeures sur
l’évaluation des lettres d’Ignace et du personnage lui-même. Cette confrontation
a lieu dans mon commentaire cité. C’est pourquoi j’ai présenté assez longuement
les lignes de fond de la recherche, qui doit bien entendu être vérifiée pas à pas
mais dont la méthodologie apporte une contribution de premier ordre à la
question de la réception de Paul par Ignace. Ici, je me propose d’apporter une
contribution sous un angle limité mais, à mon avis, méthodologiquement significatif, d’une manière différente et complémentaire par rapport à l’approche
adoptée par Merz. J’examinerai surtout (mais sans négliger complètement les
autres lettres) des passages de la lettre d’Ignace aux Ephésiens¹⁹ dont l’affinité
avec des passages de Paul a été remarquée depuis toujours, sans cependant
qu’on parvienne à un accord sur un contact littéraire. J’essaierai d’apporter des
Désormais : IEp, tandis qu’Ep désignera la lettre du corpus paulinien. Je désignerai les lettres
ignatiennes par l’abréviation des destinataires précédée par I : IRm, ISm, ITr, etc.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
529
arguments en faveur d’une dépendance effective d’Ignace par rapport à Paul et
d’observer dans le détail comment Ignace exploite des textes de Paul (ou du
pseudo-Paul) au service de ses propres finalités. Cette approche est certainement
limitée et surtout elle n’inclut pas une étude d’ensemble des relations entre la
théologie d’Ignace et celle de Paul. En même temps, elle a l’avantage de se
concentrer sur des sections du texte d’Ignace où l’on peut argumenter avec une
bonne probabilité en faveur d’une dépendance par rapport à Paul et, par conséquent, étudier comment Ignace procède lorsqu’il s’inspire de textes du corpus
paulinien.²⁰
IEp 12,2
La lettre d’Ignace aux Ephésiens est sans doute celle qui affiche le plus grand
nombre de ce genre de contacts avec Paul et la tradition paulinienne, sous des
formes différentes. Je ne m’arrête pas longuement sur IEp 12,2 : «Vous êtes lieu
de passage de ceux qui, en passant par la mort, accèdent à Dieu ; compagnons,
dans l’initiation aux mystères, de Paul, celui qui a été sanctifié, qui a reçu
témoignage, digne d’être bienheureux au plus haut degré ; que je puisse être
trouvé (marchant) sur ses traces lorsque j’atteindrai Dieu ; lui qui dans chaque
lettre fait mention de vous en Christ Jésus.»²¹ Nous avons déjà rencontré des
lectures récentes de la dernière proposition en rapport avec la question qui nous
occupe ici, notamment par Annette Merz et Paul Foster. Je me borne à une ou
deux remarques dans cette même perspective. L’affirmation d’Ignace présuppose
que ce dernier sait qu’il y a plusieurs lettres de Paul et veut suggérer qu’Ignace
les connaît «toutes.» Son affirmation présuppose en tout cas qu’il en a lu plus
d’une, car sinon il s’avancerait difficilement à déclarer que Paul fait mention des
Ephésiens dans toutes ses lettres. Bien sûr, le ἐν πάσῃ ἐπιστολῇ a toujours fait
problème, car il ne correspond pas à la réalité du corpus paulinien tel que nous
J’ai choisi de me concentrer essentiellement sur le rapport entre IEp et Ep précisément parce
que la dépendance est encore discutée (et Merz ne l’a pas abordée in recto), ce qui permet de
mettre au point et d’appliquer des méthodes pour répondre à la question ; une fois établie la
grande vraisemblance d’une relation intertextuelle, on peut voir comment Ignace l’a réalisée. Se
concentrer sur Ignace et 1 Co aurait été moins intéressant parce que la première partie aurait eu
moins de raison d’être, la dépendance d’Ignace étant déjà largement acceptée. Quant aux
Pastorales, ou du moins 1 et 2 Tm, l’imposante recherche d’Annette Merz occupe en ce moment
le terrain et la présente contribution n’était pas le lieu pour la vérifier en détails.
Πάροδός ἐστε τῶν εἰς θεὸν ἀναιρουμένων, Παύλου συμμύσται, τοῦ ἡγιασμένου, τοῦ
μεμαρτυρημένου, ἀξιομακαρίστου οὗ γένοιτό μοι ὑπὸ τὰ ἴχνη εὑρεθῆναι, ὅταν θεοῦ ἐπιτύχω, ὃς
ἐν πάσῃ ἐπιστολῇ μνημονεύει ὑμῶν ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ.
530
Enrico Norelli
le connaissons. La traduction « dans toute la lettre» (aux Ephésiens) a été écartée
à bon droit par la recherche, car Ignace aurait alors dû écrire ἐν πάσῃ τῇ ἐπιστολῇ. La plupart des interprètes s’accordent pour dire qu’il s’agit d’une exagération rhétorique ;²² ce qui est certainement vrai, mais appelle quelques précisions.
On pourrait en effet se demander si cette étrange affirmation d’Ignace
n’aurait pas été inspirée par la mention d’un combat de Paul contre les fauves en
1 Co 15,32. Il s’agit d’une des deux mentions d’Ephèse dans les lettres pauliniennes authentiques, l’autre étant 1 Co 16,8 (dans le reste du corpus paulinien :
1 Tm 1,3 ; 3,15 ; 2 Tm 1,18 ; 4,6.12). Si Ignace faisait ici allusion à ce passage, on
comprendrait comment la phrase finale se relie au souhait d’ « être trouvé sur les
traces » de Paul lorsqu’il atteindra Dieu, vu que les deux sont unis par le combat
contre les fauves qui, ayant lieu à Ephèse, représente un élément significatif
dans la constitution d’une relation triangulaire entre Paul, Ephèse et Ignace.
Toute la rhétorique de ce passage vise, en effet, à mettre en place cette relation à
trois. La notion de συμμύσται allait prendre, chez les auteurs chrétiens, le sens
d’« appartenant à la même religion » voire même de « quelqu’un qui partage les
mêmes idées ou manières de vivre.»²³ Mais il est plausible qu’à l’époque
d’Ignace, le mot ait gardé sa signification de personnes appartenant à un groupe
restreint et se différenciant du milieu ambiant par les connaissances et la manière de vivre qui caractérisent sa relation à la divinité, ce qui implique donc un
côté ésotérique. C’est dans cette direction que vont en tout cas les attestations
chrétiennes les plus anciennes : Actes de Thomas recension A 39 ; Hippolyte,
Commentaire sur Daniel 2,10,2.²⁴ Ainsi, lorsqu’Ignace désigne les croyants
d’Ephèse comme « compagnons dans l’initiation » de Paul, il vise à instituer
entre eux un lien personnel, intense et spécifique, qui les unit entre eux en tant
que membres d’un groupe de personnes destinées au salut. Dans le contexte, il
faut donc comprendre qu’ils partagent dans une certaine mesure la condition de
Paul définie par les trois termes suivants τοῦ ἡγιασμένου, τοῦ μεμαρτυρημένου,
Ainsi, par exemple, Inge, «Ignatius» (note 9), 69 («a pardonable exageration of the fact that
the Apostle makes mention of the Ephesians in five of his Epistles besides that which bears their
name») ; Karin Bommes, Weizen Gottes. Untersuchungen zur Theologie des Martyriums bei
Ignatius von Antiochien, Theoph. 27 (Köln : P. Hanstein, 1976), 201 ; Ernst Dassmann, Der Stachel
im Fleisch. Paulus in der frühchristlichen Literatur bis Irenäus (Münster : Aschendorff, 1979), 131
(«Sachlich falsch, passt die Bemerkung gleichwohl vortrefflich in den Lobpreis der ephesinischen Gemeinde durch Ignatius»).
On peut voir Geoffrey William Hugo Lampe, A Patristic Greek Lexicon (Oxford : Clarendon
Press, 1961), s.v., 1284.
Pour une étude de ces passages, ainsi que des attestations de συμμύσται à l’époque hellénistique, je renvoie à mon commentaire en préparation sur IEp 12,2.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
531
ἀξιομακαρίστου. Par conséquent, il y a convergence entre les deux souhaits
parallèles (aussi dans la formulation syntaxique) exprimés par Ignace à quelques lignes de distance :
, ἐν οἷς γένοιτό μοι ἀναστῆναι τῇ προσευχῇ
ὑμῶν,
ἧς γένοιτό μοι ἀεὶ μέτοχον εἶναι,
, οὗ γένοιτό μοι ὑπὸ τὰ ἴχνη
εὑρεθῆναι,
ὅταν θεοῦ ἐπιτύχω,
ὃς ἐν πάσῃ ἐπιστολῇ μνημονεύει ὑμῶν ἐν
Χριστῷ Ἰησοῦ
ἵνα ἐν κλήρῳ Ἐφεσίων εὑρεθῶ τῶν Χριστιανῶν,
οἳ καὶ τοῖς ἀποστόλοις πάντοτε συνῄνεσαν ἐν
δυνάμει Ἰησοῦ Χριστοῦ
En 11,2, le souhait concerne l’union entre Ignace et les croyants d’Ephèse, en
12,2, l’union entre Ignace et Paul : mais le motif des συμμύσται met en place une
union étroite entre les Ephésiens et Paul, ce qui suggère que les premiers se
trouvent déjà « sur les traces» de l’apôtre, grâce à leur étroite association avec
Paul, laquelle est rendue visible par le fait que ce dernier les mentionne « dans
chaque lettre.» Or il est douteux qu’Ignace ait connu les Pastorales ; en revanche, il est largement admis, comme je l’ai rappelé, qu’il a connu 1 Co et, comme
nous le verrons à l’instant, il y a de bonnes raisons de penser qu’il ait connu le
προοίμιον d’Ep et qu’il ait considéré cette lettre comme écrite par Paul et comme
adressée aux Ephésiens. Si donc son affirmation finale en 12,2 reste bien évidemment une exagération rhétorique, il l’aura quand-même fondée sur les deux
lettres de Paul qu’il a (le plus) utilisées.
IEp, inscriptio (praescriptum)
Le praescriptum d’IEp contient une série de termes et de phrases présentes dans
le προοίμιον de la lettre pseudopaulinienne aux Ephésiens. En même temps, ce
matériel est organisé dans un discours différent. Voici d’abord une synopse
visant à mettre en évidence les identités et correspondances d’une part, leur
structuration différente de l’autre.
Ep
IEp
Εὐλογητὸς ὁ θεὸς καὶ πατὴρ τοῦ κυρίου ἡμῶν
Ἰησοῦ Χριστοῦ, ὁ εὐλογήσας ἡμᾶς ἐν πάσῃ
εὐλογίᾳ πνευματικῇ ἐν τοῖς ἐπουρανίοις ἐν
Χριστῷ, καθὼς ἐξελέξατο ἡμᾶς ἐν αὐτῷ πρὸ
καταβολῆς κόσμου εἶναι ἡμᾶς ἁγίους καὶ
ἀμώμους κατενώπιον αὐτοῦ ἐν ἀγάπῃ
Ἰγνάτιος, ὁ καὶ Θεοφόρος,
τῇ εὐλογημένῃ ἐν μεγέθει θεοῦ πατρὸς
πληρώματι, τῇ προωρισμένῃ πρὸ αἰώνων
εἶναι διὰ παντὸς εἰς δόξαν παράμονον,
ἄτρεπτον ἡνωμένην καὶ ἐκλελεγμένην ἐν
πάθει ἀληθινῷ, ἐν θελήματι τοῦ πατρὸς καὶ
532
Enrico Norelli
suite
Ep
IEp
προορίσας ἡμᾶς εἰς υἱοθεσίαν διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ εἰς αὐτόν, κατὰ τὴν εὐδοκίαν τοῦ θελήματος αὐτοῦ, εἰς ἔπαινον δόξης τῆς χάριτος
αὐτοῦ ἧς ἐχαρίτωσεν ἡμᾶς ἐν τῷ ἠγαπημένῳ.
Ἐν ᾧ ἔχομεν τὴν ἀπολύτρωσιν διὰ τοῦ αἵματος
αὐτοῦ, τὴν ἄφεσιν τῶν παραπτωμάτων, κατὰ τὸ
πλοῦτος τῆς χάριτος αὐτοῦ ἧς ἐπερίσσευσεν
εἰς ἡμᾶς, ἐν πάσῃ σοφίᾳ καὶ φρονήσει,
γνωρίσας ἡμῖν τὸ μυστήριον τοῦ θελήματος
αὐτοῦ, κατὰ τὴν εὐδοκίαν αὐτοῦ ἣν προέθετο
ἐν αὐτῷ εἰς οἰκονομίαν τοῦ πληρώματος
τῶν καιρῶν, ἀνακεφαλαιώσασθαι τὰ πάντα ἐν
τῷ Χριστῷ, τὰ ἐπὶ τοῖς οὐρανοῖς καὶ τὰ ἐπὶ τῆς
γῆς ἐν αὐτῷ. Ἐν ᾧ καὶ ἐκληρώθημεν
προορισθέντες κατὰ πρόθεσιν τοῦ τὰ πάντα
ἐνεργοῦντος κατὰ τὴν βουλὴν τοῦ θελήματος
αὐτοῦ εἰς τὸ εἶναι ἡμᾶς εἰς ἔπαινον δόξης
αὐτοῦ τοὺς προηλπικότας ἐν τῷ Χριστῷ.
Ἐν ᾧ καὶ ὑμεῖς ἀκούσαντες τὸν λόγον τῆς
ἀληθείας, τὸ εὐαγγέλιον τῆς σωτηρίας ὑμῶν,
ἐν ᾧ καὶ πιστεύσαντες ἐσφραγίσθητε τῷ
πνεύματι τῆς ἐπαγγελίας τῷ ἁγίῳ, ὅ ἐστιν
ἀρραβὼν τῆς κληρονομίας ἡμῶν, εἰς ἀπολύτρωσιν τῆς περιποιήσεως, εἰς ἔπαινον τῆς
δόξης αὐτοῦ. Διὰ τοῦτο κἀγὼ ἀκούσας τὴν
καθ’ ὑμᾶς πίστιν ἐν τῷ κυρίῳ Ἰησοῦ καὶ τὴν
ἀγάπην τὴν εἰς πάντας τοὺς ἁγίους οὐ
παύομαι εὐχαριστῶν ὑπὲρ ὑμῶν μνείαν ποιούμενος ἐπὶ τῶν προσευχῶν μου, ἵνα ὁ θεὸς
τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ, ὁ πατὴρ τῆς
δόξης, δώῃ ὑμῖν πνεῦμα σοφίας καὶ ἀποκαλύψεως ἐν ἐπιγνώσει αὐτοῦ, πεφωτισμένους
τοὺς ὀφθαλμοὺς τῆς καρδίας [ὑμῶν] εἰς τὸ εἰδέναι ὑμᾶς τίς ἐστιν ἡ ἐλπὶς τῆς κλήσεως
αὐτοῦ, τίς ὁ πλοῦτος τῆς δόξης τῆς κληρονομίας αὐτοῦ ἐν τοῖς ἁγίοις, καὶ τί τὸ
ὑπερβάλλον μέγεθος τῆς δυνάμεως αὐτοῦ εἰς
ἡμᾶς τοὺς πιστεύοντας κατὰ τὴν ἐνέργειαν τοῦ
κράτους τῆς ἰσχύος αὐτοῦ.
Ἣν ἐνήργησεν ἐν τῷ Χριστῷ ἐγείρας αὐτὸν
ἐκ νεκρῶν καὶ καθίσας ἐν δεξιᾷ αὐτοῦ ἐν τοῖς
ἐπουρανίοις ὑπεράνω πάσης ἀρχῆς καὶ
ἐξουσίας καὶ δυνάμεως καὶ κυριότητος καὶ
Ἰησοῦ Χριστοῦ, τοῦ θεοῦ ἡμῶν, τῇ ἐκκλησίᾳ
τῇ ἀξιομακαρίστῳ, τῇ οὔσῃ ἐν Ἐφέσῳ τῆς
᾿Aσίας,
πλεῖστα ἐν Ἰησοῦ Χριστῷ καὶ ἐν ἀμώμῳ χαρᾷ
χαίρειν.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
533
suite
Ep
IEp
παντὸς ὀνόματος ὀνομαζομένου, οὐ μόνον ἐν
τῷ αἰῶνι τούτῳ ἀλλὰ καὶ ἐν τῷ μέλλοντι· καὶ
πάντα ὑπέταξεν ὑπὸ τοὺς πόδας αὐτοῦ καὶ
αὐτὸν ἔδωκεν κεφαλὴν ὑπὲρ πάντα τῇ ἐκκλησίᾳ, ἥτις ἐστὶν τὸ σῶμα αὐτοῦ, τὸ πλήρωμα
τοῦ τὰ πάντα ἐν πᾶσιν πληρουμένου.
Ce praescriptum d’Ignace ne va pas sans poser des problèmes de traduction : j’en
propose une que je ne peux pas justifier ici sur tous les points :²⁵ « Ignace, appelé
aussi Théophore, à celle qui est bénie dans la grandeur grâce à la plénitude de
Dieu le Père, (à celle) qui a été prédestinée avant le temps du monde à être
constamment unie et élue en vue d’une gloire permanente, immuable, dans la
passion véritable, dans la volonté du Père et de Jésus Christ, notre Dieu, à l’église
digne d’être dite bienheureuse, qui est à Ephèse d’Asie : réjouis-toi au plus haut
degré et dans une joie sans tache ! ».
La dépendance d’IEp par rapport à pln Ep a été très discutée ; les avis
contraires son plus nombreux que les favorables, mais il n’est peut-être pas
inutile de procéder à un nouvel examen. Dans IEp, la section à considérer est
l’adscriptio. En en éliminant la mention finale du destinataire, c’est-à-dire la
clause τῇ ἐκκλησίᾳ τῇ ἀξιομακαρίστῳ, τῇ οὔσῃ ἐν Ἐφέσῳ τῆς ᾿Aσίας, qui est
clairement une formulation ignatienne, comme le montre le seul mot significatif,
ἀξιομακάριστος, l’un de ces composés avec ἀξιο- si chers à Ignace, même si – à
la différence de quatre composés de ce type sur les onze contenus dans ses
lettres – il n’est pas un hapax legomenon dans la littérature grecque, car il est
attesté, au superlatif, par Xénophon, Apologie de Socrate 34 (et nulle part ailleurs
à notre connaissance) : cette dernière clause de l’adscriptio est due à Ignace. Il
convient donc de considérer la première partie de l’adscriptio, celle qui va de τῇ
εὐλογημένῃ jusqu’à τοῦ θεοῦ ἡμῶν. Plus précisément, l’adscriptio proprement
dite n’est que τῇ ἐκκλησίᾳ τῇ ἀξιομακαρίστῳ, τῇ οὔσῃ ἐν Ἐφέσῳ τῆς ᾿Aσίας,
comme le souligne le fait que le substantif ἐκκλησίᾳ n’apparaît qu’à ce moment.
Par conséquent, ce qui la précède immédiatement est construit par Ignace avec
la volonté de mettre immédiatement en évidence, avant même la mention de
l’église et de sa localisation, la condition de cette communauté dans le plan de
Dieu. Il s’agit donc d’un bloc extrêmement compact, dans lequel Ignace vise à
impressionner d’emblée les destinataires en leur faisant percevoir leur statut
Je renvoie pour cela à mon commentaire en préparation.
534
Enrico Norelli
extraordinairement élevé. Or ces quelques lignes contiennent un vocabulaire de
19 mots (en comptant Ἰησοῦ Χριστοῦ comme deux mots), sans compter les
articles, les prépositions et les pronoms. De ces mots, 11 sont communs aux v.
3 – 19 d’Ep 1. Cette dernière péricope est bien évidemment beaucoup plus longue
que celle d’Ignace, mais il s’agit d’un seul bloc, et d’une partie unitaire de la
lettre (le προοίμιον) ; en d’autres termes, dans Ep ces mots ne sont nullement
dispersés mais appartiennent à une unité cohérente. De plus, puisque, si influence il y a, elle ne peut être qu’influence d’Ep sur IEp, la densité de ces mots
dans le texte cible a un certain poids à mes yeux. Certes, c’est encore une
considération purement quantitative. Et on se souvient de la position de Schlier,
qu’il présentait lui-même comme « zugespitzt.» On pourrait plutôt supposer
« dass der ntl. Epheserbrief von Ignatius geschrieben ist, als dass Ignatius ihn
literarisch oder gedanklich benützt hat. Denn so sehr beide Gemeinsamkeiten
zeigen, Ignatius verwendet ihn nicht wie den Paulus, den er nachsprechend
gedanklich umbiegt, sondern er bewegt sich in der Redeweise des ntl. Epheserbrief. »²⁶ Mais un examen plus rapproché n’amènerait-il à être plus prudent ?
Regardons.
Dans les deux cas, les auteurs respectifs expriment, au début de deux lettres
adressées à une église, quelques idées analogues : (1) un groupe de croyants a
été béni (εὐλογέω) par Dieu le Père (2) qui a créé ce groupe par une élection
(ἐκλέγω / ἐκλέγομαι) et l’a prédéterminé (προορίζω) ; (3) cet acte se situe avant
l’existence du monde ;²⁷ (4) l’existence de l’Eglise est envisagée comme une
expression de la grandeur (μέγεθος) de Dieu et (5) elle est orientée à la gloire
(δόξα) de Dieu (certes dans Ep 1,12 le mot désigne la gloire que Dieu possède, en
IEp la glorification de l’Eglise) ; (6) l’accent est mis sur la volonté (θέλημα) de
Dieu (avec la différence qu’en Ep il s’agit de la volonté de Dieu et en IEp de Dieu
et de Jésus Christ, dont on souligne qu’il est «notre Dieu »).
Certes, les différences existent ; je viens d’en signaler quelques-unes, auxquelles j’ajoute les suivantes :
Heinrich Schlier, Religionsgeschichtliche Untersuchungen zu den Ignatiusbriefen, BZNW 8
(Giessen : A. Töpelmann, 1929), 177.
Ceci est exprimé par deux énoncés différents, respectivement πρὸ καταβολῆς κόσμου en Ep –
cf. Jn 17,24 ; 1 P 1,20, deux textes sur la relation entre le Père et le Fils dans la préexistence
divine – et πρὸ αἰώνων en IEp, à l’aide d’un mot qui, au pluriel comme ici, reviendra encore
deux fois dans IEp, en 8,1 et dans le passage si discuté : 19,2. Dans ce dernier, il n’y a pas
d’implications gnostiques (comme je le montre de façon détaillée dans mon commentaire en
préparation) mais désigne l’univers. Au singulier, il revient chez Ignace toujours dans la formule
ὁ αἰὼν ὁ οὗτος, «le monde présent, » soumis à des puissances contraires à Dieu : IEp 19,1 ; IMg
1,2 ; ITr 4,2 ; IRm 6,1 ; 7,1 ; IPhld 6,2).
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
535
(1) Ep s’exprime ici en « nous» puis en «vous » pour revenir ensuite au « nous,»
tandis qu’Ignace ne s’inclut pas lui-même dans cette condition, mais l’attribue à l’église qui est à Ephèse, en ne faisant intervenir, comme je l’ai
rappelé, le mot ἐκκλησία qu’à la fin du bref développement qui contient
toutes les affinités avec le προοίμιον d’Ep. Mais j’ai aussi remarqué qu’il
s’agit là d’une opération rhétorique d’Ignace, qui n’insère pas ces motifs
dans un προοίμιον mais dans une inscriptio (ou praescriptum) où, comme
dans toutes ses lettres, le destinataire est toujours désigné comme ἐκκλησία.
(2) IEp n’a pas le mot μυστήριον en rapport avec le thème abordé ici, alors que
ce terme apparaît dans le contexte pertinent d’Ep (1,9 τὸ μυστήριον τοῦ
θελήματος αὐτοῦ) et est cher à cette lettre (3,3.4.9 ; 5,32 ; 6,19). Cependant,
ceci aussi pourrait s’expliquer par un trait «rédactionnel » d’Ignace qui
n’utilise μυστήριον que trois fois dans ses lettres et toujours en rapport avec
Jésus, plus précisément avec les circonstances de sa vie – naissance, passion
et mort – par lesquelles l’union du divin et de l’humain réalise le salut en sa
personne : IEp 19,1, sur lequel je reviendrai ; IMg 9,1 ; ITr 2,3 où il n’y a pas de
mention explicite des mystères de la vie de Jésus, mais il s’agit toujours de
mystères de Jésus Christ. Je tiens à préciser que je n’utilise pas ici le mot
« rédactionnel » dans son sens habituel de modification du contenu ou de la
forme d’une source écrite lors d’une réécriture, mais d’une sélection, réinterprétation ou modification d’une source ou d’une tradition lors de la formulation d’un discours ; nous verrons sous peu quelle est la portée de cette
précision.
(3) Le ἡνωμένην d’Ignace n’apparaît bien entendu pas dans Ep (ni dans le
corpus paulinien, ni – si cette statistique avait un sens – dans l’ensemble du
Nouveau Testament), mais il s’agit d’un verbe cher à Ignace (six occurrences
dans ses lettres) qui l’utilise sur les plans de la christologie et de l’ecclésiologie, avec une orientation sotériologique qui relie entre eux ces deux
niveaux. Il s’agit donc d’un élément «rédactionnel » dans le sens que je
viens de préciser. Il faut dire la même chose de l’autre thème propre à Ignace
dans ce passage, celui du πάθος ἀληθινόν : dans ses lettres, l’expression ne
revient pas identique, mais sa substance oui, comme l’illustre par exemple
ITr 9,1 ὃς ἀληθῶς ἐγεννήθη, ἔφαγέν τε καὶ ἔπιεν, ἀληθῶς ἐδιώχθη ἐπὶ
Ποντίου Πιλάτου, ἀληθῶς ἐσταυρώθη καὶ ἀπέθανεν, βλεπόντων τῶν
ἐπουρανίων καὶ ἐπιγείων καὶ ὑποχθονίων, 2 ὃς καὶ ἀληθῶς ἠγέρθη ἀπὸ
νεκρῶν ; ISm 1,2 ἀληθῶς ἐπὶ Ποντίου Πιλάτου καὶ Ἡρώδου τετράρχου
καθηλωμένον ὑπὲρ ἡμῶν ἐν σαρκί ; 2,1 ἀληθῶς ἔπαθεν, ὡς καὶ ἀληθῶς
ἀνέστησεν ἑαυτόν.
536
Enrico Norelli
On constate donc qu’à côté d’affinités certaines, la comparaison met en évidence
des différences qui peuvent être ramenées à ce que j’ai appelé une tendance
rédactionnelle d’Ignace : cela devrait suffire pour montrer que le modèle de
Schlier – avancé bien entendu à titre de provocation – ne convient pas pour
rendre raison de la relation entre les deux textes. D’autre part, on pourrait
m’objecter que certains des éléments en commun apparaissent aussi dans
d’autres lettres d’Ignace. Ainsi, l’église destinataire est dite ἐυλογημένη aussi
dans l’inscriptio d’IMg ; le πλήρωμα est mentionné aussi dans l’inscriptio d’ITr ἣν
καὶ ἀσπάζομαι ἐν τῷ πληρώματι ἐν ἀποστολικῷ χαρακτῆρι ; dans la même inscriptio l’église est dite ἐκλεκτή. Le θέλημα de Dieu est mentionné dans les
inscriptiones d’IRm et d’IPhld. Il est également vrai que dans toutes les inscriptiones, Ignace vise à situer l’église destinataire dans le projet divin du salut.
Cependant, aucune autre lettre n’affiche dans l’inscriptio une telle densité d’affinités avec une section limitée d’un texte donné. De plus, il est pour le moins
frappant que cette affinité apparaisse dans la lettre aux croyants d’Ephèse et
qu’elle concerne la lettre qui nous est parvenue – et qui circulait déjà avant
Tertullien²⁸ – comme lettre de Paul aux croyants d’Ephèse.
Tertullien, Contre Marcion 5,11,13 : Praetereo hic et de alia epistola, quam nos ad Ephesios
praescriptam habemus, haeretici uero ad Laodicenos ; 5,17,1 : Ecclesiae quidem ueritate epistolam
istam ad Ephesios habemus emissam, non ad Laodicenos ; sed Marcion ei titulum aliquando
interpolare gestiit, quasi et in isto diligentissimus explorator : Claudio Moreschini et René Braun,
éd., Tertullien. Contre Marcion. Tome V (Livre V), SC 483 (Paris : Cerf, 2004), 240 et 308. Il est vrai
que Tertullien ne cite pas Ep 1,1 avec les mots ἐν Ἐφέσῳ, comme le souligne Bruce M. Metzger, A
Textual Commentary on the Greek New Testament, Second Edition (Stuttgart : Deutsche Bibelgesellschaft, 1994), 533 ; cependant, dans l’expression quam nos ad Ephesios praescriptam
habemus, le verbe habeo semble avoir un sens plus fort que « tenir pour, considérer comme »
qu’adopte René Braun «que nous tenons, nous, pour adressée aux Ephésiens» (p. 241). L’énoncé
signifie vraisemblablement «nous la possédons avec la mention des Ephésiens (comme destinataires) dans le praescriptum» et l’énoncé de 5,17,1 va dans le même sens malgré l’absence du
verbe praescribo dans ce sens technique. Pour cet usage de habere au sens de posséder, suivi
d’un participe passé, cf. par exemple Contre Marcion 4,2,1 : Habes [nunc] <ad> Antithesis expeditam a nobis responsionem : Tertullien. Contre Marcion. Tome IV (Livre IV), éd. Claudio Moreschini et René Braun, SC 456 (Paris : Cerf, 2001), 66, que Braun traduit à juste titre «Tu as là de
notre part, aux Antithèses, une réponse expéditive» (p. 67). Quoi qu’il en soit, c’est le fait que
Tertullien connaisse cette lettre comme adressée aux Ephésiens – cela est indiscutable – qui
nous intéresse ici. Je n’entre pas du tout dans la discussion sur le caractère primitif de ἐν Ἐφέσῳ
en Ep 1,1 ; on peut voir, récemment, Gerhard Sellin, Der Brief and die Epheser, KEK 8 (Göttingen :
Vandenhoeck & Ruprecht, 2008), 66 – 70 ; pour l’option, minoritaire, du caractère primitif, ou au
moins plus ancien, de la leçon ἐν Ἐφέσῳ voir toujours Andreas Lindemann, «Bemerkungen zu
den Adressaten und zum Anlass des Epheserbriefes,» ZNW 67 (1976) : 235 – 251. Si la suggestion
que je suis en train d’avancer est acceptable, il faudrait en déduire que Ignace connaissait cette
lettre comme adressée aux Ephésiens : voir ci-dessous.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
537
Avant de conclure sur ce point, considérons d’un peu plus près deux des
mots communs aux deux passages. Μέγεθος apparaît en Ep 1,19 dans l’expression «l’extraordinaire grandeur de sa puissance envers nous,» τὸ ὑπερβάλλον
μέγεθος τῆς δυνάμεως αὐτοῦ εἰς ἡμᾶς. Dans l’inscriptio d’IEp, on peut hésiter sur
la traduction de τῇ εὐλογημένῃ ἐν μεγέθει θεοῦ πατρὸς πληρώματι, qu’on
pourrait rendre par « bénie dans la grandeur de Dieu le Père au moyen de sa
plénitude, » en rattachant θεοῦ à μεγέθει sur la base d’une comparaison avec
l’inscriptio d’IRm τῇ ἐλεημένῃ ἐν μεγαλειότητι πατρὸς ὑψίστου. Mais dans celleci il n’y a pas d’autre terme auquel on pourrait rattacher le génitif πατρὸς ὑψίστου, alors qu’en IEp il y a πληρώματι. Or déjà Lightfoot²⁹ avait souligné
qu’Ignace n’utilise μέγεθος qu’en rapport avec l’église : IRm 3,3 οὐ πεισμονῆς τὸ
ἔργον ἀλλὰ μεγέθους ἐστὶν ὁ χριστιανισμός ; ISm 11,2 les croyants d’Antioche
εἰρηνεύουσιν καὶ ἀπέλαβον τὸ ἴδιον μέγεθος. Ceci semble autoriser la traduction
« à celle qui est bénie dans la grandeur grâce à la plénitude de Dieu le Père.» Il
convient cependant de préciser. Dans les deux autres passages cités, en effet, la
référence à Dieu reste évidente : dans l’opposition entre πεισμονή et μέγεθος en
IRm 3,3, le premier terme, « persuasion, » désigne l’œuvre humaine (cf. Ga 5,8 ἡ
πεισμονὴ οὐκ ἐκ τοῦ καλοῦντος ὑμᾶς, qui exprime la même idée) et μέγεθος
désigne l’œuvre de Dieu lors de la création de la communauté des croyants,
qu’Ignace appelle cependant χριστιανισμός pour des raisons de stratégie rhétorique que j’ai étudiées ailleurs et que nous pouvons laisser de côté ici.³⁰ Dans
ISm 11,2, la paix retrouvée de l’église d’Antioche est présentée comme l’œuvre de
Dieu, ce que montrent la mention de la prière des Smyrniotes « partie vers
l’Eglise d’Antioche de Syrie » en 11,1 et la formulation ἀπέλαβον τὸ ἴδιον μέγεθος
καὶ ἀπεκατεστάθη αὐτοῖς τὸ ἴδιον σωματεῖον, où le verbe ἀπολαμβάνω ainsi que
le passif ἀπεκατεστάθη renvoient à l’œuvre de Dieu. Le μέγεθος caractérise ainsi
la communauté des croyants en Christ, mais il est toujours le résultat de l’œuvre
de Dieu, car il n’y a que ce dernier qui peut le conférer. C’est ce que dit aussi
notre passage : l’église d’Ephèse est bénie dans le μέγεθος (seulement) grâce au
James Barber Lightfoot, The Apostolic Fathers. Part II. S. Ignatius ; S. Polycarp. Revised Texts
with Introductions, Notes, Dissertations, and Translations. Second Edition, Vol. I (London :
MacMillan and Co., 1889 ; j’utilise la réimpression Peabody : Hendrickson, 1989), 23 ; il a été
suivi par Walter Bauer, Die Briefe des Ignatius von Antiochia und der Polykarpbrief, HNT.Ergänzungs-Bd. Die apostolischen Väter 2 (Tübingen : Mohr Siebeck, 1920), 192, cf. la refonte :
Walter Bauer, Henning Paulsen, Die Briefe des Ignatius von Antiochia und der Polykarpbrief, HNT
18, Die apostolischen Väter 2 (Tübingen : Mohr Siebeck, 1985), 21 ; la remarque revient chez la
plupart des commentateurs ultérieurs.
Norelli, « Χριστιανισμός e χριστιανός in Ignazio di Antiochia e la cronologia delle sue lettere»
(note 6).
538
Enrico Norelli
πλήρωμα de Dieu le Père. Or Ep 1,19 exprime le même lien entre la grandeur de
Dieu et la création de l’église : les membres de celle-ci peuvent connaître quelle
est l’espérance de leur κλῆσις, la richesse de la gloire de son héritage dans les
saints et le débordant μέγεθος de la puissance de Dieu à l’égard de «nous, les
croyants.» Entre les deux écrits il n’y a donc pas, en ce qui concerne ce mot,
qu’un contact purement ponctuel et formel.
Rappelons par ailleurs qu’il n’y a strictement aucune raison de ramener cette
occurrence de μέγεθος chez Ignace à une influence de, ou à un contact avec, des
milieux «gnostiques.» Certes, au iie siècle les Valentiniens se sont servis de ce
mot au sujet du Dieu suprême, selon la source utilisée par Irénée dans sa
« Grande notice» (Contre les hérésies 1,1,1, etc.) ainsi que celle reproduite par
Epiphane de Salamine, Panarion 31,5,1, de même que le commentaire d’Héracléon sur Jn 1,27, comme l’atteste Origène, Commentaire de l’évangile de Jean
6,39,198 ; pour Marc le Mage, cf. Irénée, Contre les hérésies 1,13,3 ; 14,7 ; 21,4. Mais
le mot est utilisé pour Dieu au iie siècle dans des écrits chrétiens qui n’ont rien de
gnostique, par exemple par Athénagore d’Athènes, Supplique au sujet des chrétiens 22,12 « ils déchoient de la grandeur de Dieu, » ἀποπίπτοντες τοῦ μεγέθους
τοῦ θεοῦ ;³¹ il peut être intéressant de constater que les Actes de Jean appliquent
cette notion à Dieu aussi bien dans leur texte primitif (77, dans une invocation au
Christ : ὢ μέγεθος οἷον εἰς δουλείαν κατῆλθεν ; 111, à propos de Jean : οἰκοδομῶν
καὶ καταρτίζων αὐτοὺς ἐπὶ τὸ τοῦ θεοῦ μέγεθος) que dans l’interpolation valentinienne des ch. 87– 105 et 109 (ch. 109, deux fois) ;³² de même, Irénée, qui
atteste l’usage valentinien de cette dénomination, n’hésite pas à l’utiliser lorsqu’il exprime sa propre pensée : Contre les hérésies 4,38,1 ἡμεῖς οὐ δήπω ποτὲ τὸ
μέγεθος τῆς δόξης αὐτοῦ βαστάζειν ἠδυνάμεθα.³³
Il me semble superflu de souligner que la présence de πλήρωμα dans ce
même passage d’Ignace n’implique pas de cadre gnostique, pas plus que cela
n’est le cas dans Col 1,19 – 20 ; 2,9 (la plénitude de la divinité habite dans le
Christ) et Ep 1,23 (l’église comme σῶμα du Christ et πλήρωμα de celui qui remplit
Edition Bernard Pouderon, Athénagore. Supplique au sujet des chrétiens et Sur la résurrection
des morts, SC 379 (Paris : Cerf, 1992), 152 (texte), 153 (traduction).
Voir les passages en question dans Eric Junod et Jean-Daniel Kaestli, Acta Iohannis. [I]
Praefatio – Textus ; [II] Textus alii – Commentarius – Indices, 2 volumes, CChr.SA 1 ; 2 (Turnhout :
Brepols, 1983), respectivement 279 ; 307 ; 301 ; 303. Pour la démonstration du caractère secondaire, dans l’œuvre, des ch. 94– 102 et 109, ibid., 581– 632.
Le texte grec est conservé dans les Sacra parallela : fragment 23 dans l’édition de Adelin
Rousseau [et collaborateurs], Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Livre IV, SC 100** (Paris : Cerf,
1965), 942– 949 (cette phrase, 946 ; l’ancienne traduction latine a nos magnitudinem gloriae
ipsius portare non poteramus).
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
539
le tout en toutes ses parties) ;³⁴ 3,19 (qui a une signification ecclésiologique
claire : γνῶναί τε τὴν ὑπερβάλλουσαν τῆς γνώσεως ἀγάπην τοῦ Χριστοῦ, ἵνα
πληρωθῆτε εἰς πᾶν τὸ πλήρωμα τοῦ θεοῦ). Dans IEp, la plénitude est celle de
Dieu le Père, mais puisque la prédetermination de l’église avant les siècles est
orientée à une union et une élection qui ont lieu dans la passion véritable, par la
volonté aussi bien du Père que de Jésus-Christ, il n’est pas exclu que pour Ignace
aussi, comme pour Ep, la plénitude de la divinité soit transmise à l’église par le
Christ, même si on ne peut pas le prouver. Si tel était le cas, cet élément aussi
pourrait être une relecture ignatienne d’Ep, ou en tout cas d’une réflexion d’
« école paulinienne» qui passe par Col et Ep.
L’autre mot sur lequel il convient de s’arrêter est προορίζω. Je le traduis par
« prédeterminer, » tout en rappelant qu’il ne correspond pas à la prédetermination au sens de la destination d’un individu au salut mais qu’il exprime le projet
divin orienté au salut universel dès avant la création.³⁵ On sait qu’il n’est pas sûr
que ce verbe ait été utilisé avant Paul : il est attesté chez Démosthène, mais
seulement comme variante, sans doute secondaire.³⁶ La première attestation que
l’on puisse dater se situe dans les Ethiopiques de l’auteur érotique Héliodore
(vécu probablement au iiie siècle de notre ère) 7,24,4. Ce verbe apparaît trois fois
dans les lettres authentiques de Paul ; comme le remarque Sellin,³⁷ le parallèle le
plus proche du προοίμιον d’Ep est Rm 8,29 – 30 : « Car ceux qu’il a pré-connus, il
les a aussi pré-déterminés (à être) conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit
premier-né parmi de nombreux frères ; 30 et ceux qu’il a pré-déterminés, il les a
aussi appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a
justifiés, il les a aussi glorifiés » (ὅτι οὓς προέγνω, καὶ προώρισεν συμμόρφους
τῆς εἰκόνος τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ, εἰς τὸ εἶναι αὐτὸν πρωτότοκον ἐν πολλοῖς ἀδελφοῖς·
Pour cet énoncé difficile, je m’en tiens ici à l’interprétation de Gerhard Sellin, qui met en
évidence la portée ecclésiologique de l’expression : Sellin, Der Brief an die Epheser (note 28),
153 – 159.
Sur προορίζω, voir Mauro Belcastro, «Quelli che egli ha predestinato». Paolo e l’azione di Dio
nella storia (Torino : Claudiana, 2018).
Démosthène, Discours 31 (= Contre Onétor 2), 4 : le texte retenu per les éditeurs est τὸ μὲν
χωρίον καὶ νῦν οὗτός φησιν ἀποτετιμῆσθαι ταλάντου, τὴν δ’οἰκίαν ὡς προσωρίσατο δισχιλίων :
«encore maintenant il déclare que le terrain a été mis en gage pour un talent et la maison, il
l’avait marquée de nouvelles pierres (= il l’avait hypothéquée encore) pour 2000 drachmes» ; la
variante du manuscrit F προωρίσατο (voir l’édition de Wilhelm Dindorf, Demosthenes, III [Oxonii : E typographeo academico, 1846], 910) devrait signifier « il en avait déterminé d’avance la
valeur à 2000 drachmes.» Le caractère secondaire de la variante semble assuré par la reprise du
discours au § 5, où ὡρισμένος se réfère certainement à des hypothèques sur le terrain et sur la
maison.
Sellin, Der Brief an die Epheser (note 28), 95.
540
Enrico Norelli
30 οὓς δὲ προώρισεν, τούτους καὶ ἐκάλεσεν· καὶ οὓς ἐκάλεσεν, τούτους καὶ
ἐδικαίωσεν· οὓς δὲ ἐδικαίωσεν, τούτους καὶ ἐδόξασεν). L’aboutissement de la
chaîne est la glorification des croyants, ce qui correspond à IEp inscriptio τῇ
προωρισμένῃ πρὸ αἰώνων εἶναι διὰ παντὸς εἰς δόξαν παράμονον, ἄτρεπτον ; la
médiation christologique est elle aussi présente dans les deux textes. La glorification comme but et l’orientation christologique apparaissent également dans
l’autre passage authentique de Paul contenant ce mot, 1 Co 2,7– 8 : λαλοῦμεν
θεοῦ σοφίαν ἐν μυστηρίῳ τὴν ἀποκεκρυμμένην, ἣν προώρισεν ὁ θεὸς πρὸ τῶν
αἰώνων εἰς δόξαν ἡμῶν, 8 ἣν οὐδεὶς τῶν ἀρχόντων τοῦ αἰῶνος τούτου ἔγνωκεν·
εἰ γὰρ ἔγνωσαν, οὐκ ἂν τὸν κύριον τῆς δόξης ἐσταύρωσαν. Le verbe apparaît
également en Ac 4,28 : Hérode, Pilate, les Gentils et le peuple d’Israël ont
collaboré afin de faire contre Jésus « tout ce que la main et la volonté (de Dieu)
ont prédéterminé qu’il arrive» ; ici, l’intention est autre que dans les lettres de
Paul, mais la visée christologique est centrale.³⁸ Il est vraisemblable que l’auteur
des Actes ait repris et réinterprété, l’appliquant à la lecture christologique des
Ecritures, un mot qu’il tenait de certaines lettres de Paul ou circulant sous son
nom, s’il les a connues, ou bien d’une branche de la réception de Paul. Remarquons encore le lien entre προορίζω et θέλημα en Ep 1,5 et 11 et dans l’inscriptio d’IEp ; entre προορίζω et δόξα en IEp inscriptio, Ep 1,5 – 6 et 1,11– 12 et
1 Co 2,7 ; surtout, dans ce dernier passage, la phrase ἣν προώρισεν ὁ θεὸς πρὸ
τῶν αἰώνων εἰς δόξαν ἡμῶν est à comparer avec τῇ προωρισμένῃ πρὸ αἰώνων
εἶναι διὰ παντὸς εἰς δόξαν de l’inscriptio d’IEp.
Il me paraît vraisemblable qu’Ignace utilise ici une forme courante de discours, surtout dans des milieux de tradition paulinienne et inaugurée probablement par Paul lui-même, peut-être en développant des éléments d’une
théologie déjà en cours d’élaboration à Antioche. Ce type de discours présuppose que Dieu a depuis l’éternité un projet de salut qui se réalise dans l’histoire
du monde et culmine dans l’histoire de Jésus-Christ : un projet enveloppé dans le
mystère mais dont Dieu accorde aux croyants de connaître certains aspects. Les
éléments constitutifs de cette forme de discours semblent être : (1) le recours à
προορίζω, volontiers précisé par « avant le temps » ou par une autre expression
analogue ;³⁹ (2) la mention éventuelle de l’appel et/ou de l’élection ; (3) la
Le προορίζω exprime ici l’idée que la Passion de Jésus a représenté l’accomplissement du Ps
2,1– 2, cité par l’auteur en 4,25 – 26.
1 Co 2,7 πρὸ τῶν αἰώνων ; Ep 1,4 πρὸ καταβολῆς κόσμου, directement rattaché à ἐξελέξατο
mais déterminant également προορίσας ; Rm 8,28 et Ep 1,11 κατὰ πρόθεσιν, qui est certes
synonyme d’autres substantifs régis par κατὰ dans le contexte immédiat d’Ep 1 (εὐδοκία v. 5.9 ;
βουλή v. 11 ; cf. θέλημα rattaché à l’un et à l’autre des deux termes précédents aux v. 5 et 11, ainsi
qu’à μυστήριον au v. 9), comme le remarque Sellin, Der Brief an die Epheser (note 28), 96, mais
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
541
référence christologique ; (4) la glorification des croyants, ou en tout cas leur
rapport privilégié avec la gloire de Dieu, en tant que but de la pré-détermination.
Le passage des Actes représente une réception particulière et sélective de ce type
de discours, dans la mesure où la prédétermination est reliée ici au Ps 2,1– 2 lu
comme texte « prophétique » qui annonçait cette conjuration contre le messie,
appartenant en réalité elle aussi au même projet divin. L’adoption de ce type de
discours peut d’autant plus représenter une forme de réception de Paul que
l’acte de parler entre les parfaits de la Sagesse de Dieu, mentionné en 1 Co 2,
consistait probablement aussi en une exégèse des Ecritures visant à y retrouver
les prophéties du plan divin réalisé dans la mort et la résurrection de Jésus.
L’usage de cette forme de discours dans une inscriptio de lettre est propre à
Ignace (dans Ep, il est dans le προοίμιον) et vise l’effet de situer d’emblée le
groupe des destinataires, ainsi que la communication elle-même établie par la
lettre, dans ce climat très chargé sur le plan émotionnel produit par le fait de
placer le groupe au niveau très élevé du dessein divin, un climat dans lequel
baigne tout le discours d’Ignace, forme et contenu, dans toutes ses lettres.
Nous pouvons désormais tenter quelques conclusions au sujet de ce premier
passage. Sur la base des considérations développées jusqu’ici, il me semble
difficile de nier une relation entre Ignace et Ep. Il est vrai que ni l’inscriptio
d’IEp, ni les autres passages que les savants ont discutés dans le cadre du
problème de la réception de Paul chez Ignace ne contiennent des expressions
identiques ou presque identiques assez longues pour fonder de manière incontestable la thèse d’une dépendance littéraire. En même temps, attribuer
seulement à une Stimmung commune les contacts que nous avons examinés ne
me paraît pas satisfaisant. Il s’agit par conséquent de s’interroger sur le modèle
qui peut rendre compte de la meilleure manière des phénomènes mentionnés.
Un modèle me paraît à exclure : Ignace écrivant sa lettre aux Ephésiens en ayant
devant lui Ep. Si on prend au sérieux les conditions dans lesquelles Ignace
pouvait dicter ses lettres, un tel modèle est a priori peu vraisemblable. Voyageaitil (enchaîné bien sûr : IRm 5,1) avec des lettres de Paul dans sa besace ? Cela ne
peut pas être exclu, mais paraît difficile. En revanche, on peut bien imaginer
qu’il ait connu à Antioche certaines lettres de Paul – en tout cas 1 Co et Rm,
comme les savants le reconnaissent, mais aussi Ep si nos remarques sont valables –, qu’il les ait étudiées et en partie mémorisées, en en intégrant certaines
phrases dans sa propre réflexion théologique et christologique. Le προοίμιον
d’Ep, avec sa densité et son encadrement de l’origine et de la condition de la
qui exprime de manière explicite la collocation de cette volonté dans une antériorité qui est
origine. Voir également le rapport étroit entre βουλή et προορίζω en Ac 4,28.
542
Enrico Norelli
communauté dans un projet cosmique de salut mis en place par Dieu, embrassant la situation des destinataires depuis le plan divin conçu avant les
siècles jusqu’à la glorification finale des croyants en passant par le don de la
grandeur et de la plénitude divine à la communauté à travers la personne du
Christ, se prêtait bien à introduire une lettre à l’église d’Ephèse. Dans celle-ci,
Ignace, étranger à cette église et non légitimé à intervenir dans les affaires
internes, dans une situation de fortes tensions, se livrait au difficile exercice de
demander la soumission à un évêque peu voire dépourvu de qualités charismatiques, contesté par une partie de l’église guidée vraisemblablement par des
charismatiques qui pouvaient se réclamer, en tant que tels, d’un principe
d’autorité déjà largement reconnu, et qui minimisent sans doute la réalité de
l’incarnation, adoptant vraisemblablement une sotériologie autre que celle
fondée sur l’union physique du divin et de l’humain dans l’«homme nouveau »
Jésus-Christ, incontournable pour Ignace.⁴⁰
Un autre modèle serait théoriquement possible. Ignace aurait tenu cette
forme de discours théologique d’une tradition qui se serait conservée à Antioche, où ses premiers éléments auraient déjà existé du temps de Paul. Cependant
cette hypothèse se heurterait à des difficultés. En particulier, le document le plus
proche d’Ignace est Ep, qui ne provient sans doute pas d’Antioche et qui est
certainement post-paulinien. Col, qui se situe entre Paul et Ep, présente déjà
beaucoup moins d’affinités avec Ignace. En d’autres termes, cette étude de détail
nous a ramenés à un problème classique : d’où Ignace tient-il son paulinisme ? Y
a-t-il eu, entre Paul et lui, des groupes qui ont cultivé la mémoire de Paul et
Je ne peux pas justifier ici cette caractérisation de la situation, mais je le fais dans mon
commentaire en préparation à IEp ; toute la stratégie rhétorique de la lettre peut à mon avis être
lue dans cette perspective. Parmi les passages qui laissent entrevoir des tensions internes à
l’Eglise d’Ephèse, face auxquelles Ignace prend position sous une forme plus ou moins discrète,
voir au moins 2,2– 4,2 (insistance sur la soumission à l’évêque dans l’harmonie) ; 5,2– 3 (dure
polémique contre ceux qui ne sont pas « à l’intérieur du sanctuaire » ; 6,1 (défense de l’évêque
«qui se tait,» c’est-à-dire, sans doute, qui ne se distingue pas par le don de la parole inspirée) ;
7,1– 2 (présence, ou accueil par certains membres de l’Eglise, de prédicateurs dont Ignace
condamne la christologie) ; 8,1– 2 (exhortation à ne pas se laisser tromper par « les charnels» ;
probablement, Ignace comme victime expiatoire pour les croyants d’Ephèse) ; 9,1 (mise en garde
contre des itinérants porteurs d’une « mauvaise doctrine») ; 13,1 (exhortation à des réunions
cultuelles plus fréquentes) ; 15,1 (la parole et l’enseignement doivent être accompagnés par une
action cohérente) ; 16,1– 2 (mise en garde conte «les corrupteurs de maisons») ; 20,2 (exhortation
à obéir à l’évêque et aux presbytres). On pourrait ajouter d’autres passages, mais ceux-ci suffisent pour montrer qu’Ignace a d’importants soucis au sujet de la situation de l’Eglise d’Ephèse
et s’efforce, sans trop le montrer, de prendre position dans des conflits internes. Que plusieurs
de ses recommandations soient accompagnées par la remarque « mais vous le faites déjà» ne
change bien évidemment rien au tableau.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
543
élaboré sa théologie dans la métropole de Syrie ? Nos remarques semblent
pointer dans une autre direction : du moins en ce qui concerne IEp, le paulinisme d’Ignace semble passer par un autre chemin, celui du paulinisme asiate,
encore plus précisément celui d’Ep plutôt que celui de Col, qui pourtant constitue sans doute la source littéraire fondamentale d’Ep. Certes, il faut se garder
de conclusions trop tranchées, parce que la proximité d’IEp et Ep pourrait être
due à un fait littéraire, c’est-à-dire à une connaissance d’Ep et non pas de Col, ou
bien au fait qu’Ignace s’adresse aux croyants d’Ephèse et donc qu’il s’inspire de
la lettre paulinienne aux Ephésiens (voir immédiatement ci-dessous), plutôt que
d’être due à des contacts d’Ignace avec les milieux pauliniens qui ont rédigé ou
adopté Ep.
Si on admet un recours à Ep de la part d’Ignace, la question de savoir s’il
connaissait cette lettre comme adressée aux croyants d’Ephèse devient pertinente, car dans ce cas il aurait été d’autant plus motivé à en reprendre le προοίμιον dans son adscriptio. Cela l’aurait situé sur la même ligne que Paul dans
la communication avec cette église. En particulier, le transfert des motifs du
προοίμιον directement dans l’expansion de la désignation du destinataire dans
l’adscriptum serait significatif et aurait une fonction rhétorique multiple :
(1) captatio benevolentiae par l’exaltation de l’église d’Ephèse, encadrée d’emblée dans un projet de Dieu dont le point de départ se situe πρὸ αἰώνων ; (2) par
ce même biais, renforcement identitaire de l’église d’Ephèse dont Ignace souligne l’unité inébranlable ; (3) renforcement qui se fonde sur la «passion véritable », ἐν πάθει ἀληθινῷ et qui ne s’applique par conséquent que dans la mesure
où l’église est convaincue du caractère véritable de cette passion, à l’exclusion
donc de tout individu ou groupe ecclésial qui nierait ou minimiserait l’humanité
du Christ. Ces trois fonctions sont bien entendu liées entre elles. Bien qu’on ne
puisse pas apporter d’arguments décisifs, ces considérations laissent au moins
ouverte la possibilité qu’Ignace – s’il a connu Ep comme les considérations
développées ci-dessus semblent l’indiquer de façon vraisemblable – l’ait déjà
connue comme lettre adressée à l’Eglise d’Ephèse.
IEp 17,2 – 18,1
IEp , – ,
Paul
, Διὰ τί δὲ οὐ πάντες
φρόνιμοι γινόμεθα λαβόντες
θεοῦ γνῶσιν, ὅ ἐστιν Ἰησοῦς
Χριστός; τί μωρῶς
ἀπολλύμεθα, ἀγνοοῦντες τὸ
Co , : Ὁ λόγος γὰρ ὁ τοῦ
σταυροῦ τοῖς μὲν
ἀπολλυμένοις μωρία ἐστίν,
τοῖς δὲ σῳζομένοις ἡμῖν
δύναμις θεοῦ ἐστιν.
LXX
544
Enrico Norelli
suite
IEp , – ,
Paul
χάρισμα ὃ πέπομφεν ἀληθῶς ὁ
κύριος;
, Περίψημα τὸ ἐμὸν
Co , : ὡς περικαθάρματα
πνεῦμα
τοῦ κόσμου ἐγενήθημεν,
πάντων περίψημα ἕως ἄρτι.
Co , – : ἡμεῖς δὲ
τοῦ σταυροῦ, ὅ ἐστιν
κηρύσσομεν Χριστὸν ἐσταυσκάνδαλον τοῖς ἀπιστοῦσιν,
ρωμένον, Ἰουδαίοις μὲν σκάνἡμῖν δὲ σωτηρία καὶ ζωὴ
αἰώνιος.
δαλον, ἔθνεσιν δὲ μωρίαν,
αὐτοῖς δὲ τοῖς κλητοῖς, Ἰουδαίοις τε καὶ Ἕλλησιν, Χριστὸν
θεοῦ δύναμιν καὶ θεοῦ σοφίαν.
Ποῦ σοφός; ποῦ συζητητής;
Co , – : γέγραπται γάρ·
ποῦ καύχησις τῶν λεγομένων ἀπολῶ τὴν σοφίαν τῶν σοφῶν
συνετῶν;
καὶ τὴν σύνεσιν τῶν συνετῶν
ἀθετήσω. ποῦ σοφός; ποῦ
γραμματεύς; ποῦ συζητητὴς
τοῦ αἰῶνος τούτου; οὐχὶ
ἐμώρανεν ὁ θεὸς τὴν σοφίαν
τοῦ κόσμου; ἐπειδὴ γὰρ ἐν
τῇ σοφίᾳ τοῦ θεοῦ οὐκ ἔγνω ὁ
κόσμος διὰ τῆς σοφίας τὸν
θεόν, εὐδόκησεν ὁ θεὸς διὰ
τῆς μωρίας τοῦ κηρύγματος
σῶσαι τοὺς πιστεύοντας.
Rm , : Ποῦ οὖν ἡ καύχησις;
ἐξεκλείσθη.
Ὁ γὰρ θεὸς ἡμῶν Ἰησοῦς ὁ
Χριστὸς ἐκυοφορήθη ὑπὸ
Μαρίας κατ’ οἰκονομίαν θεοῦ
«ἐκ σπέρματος» μὲν «Δαυίδ»,
πνεύματος δὲ ἁγίου· ὃς
ἐγεννήθη καὶ ἐβαπτίσθη, ἵνα
τῷ πάθει τὸ ὕδωρ καθαρίσῃ.
LXX
Es , : ἀπολῶ τὴν σοφίαν
τῶν σοφῶν καὶ τὴν σύνεσιν
τῶν συνετῶν κρύψω.
Es , – : καὶ μωροὶ
ἔσονται οἱ ἄρχοντες Τάνεως· οἱ
σοφοὶ σύμβουλοι τοῦ βασιλέως, ἡ βουλὴ αὐτῶν μωρανθήσεται. πῶς ἐρεῖτε τῷ βασιλεῖ Υἱοὶ συνετῶν ἡμεῖς, υἱοὶ
βασιλέων τῶν ἐξ ἀρχῆς;
ποῦ εἰσιν νῦν οἱ σοφοί σου;
Es , : ἡ ψυχὴ ὑμῶν μελετήσει φόβον· ποῦ εἰσιν οἱ
γραμματικοί; ποῦ εἰσιν οἱ
συμβουλεύοντες;
Ignace n’a pas composé son passage en découpant soigneusement des phrases,
des demi-phrases ou des mots à partir de différents passages de 1 Co (et de
Rm ?). Il a développé une lecture de sa propre condition au service de sa polémique contre les adversaires, qui exhalent « la mauvaise odeur du prince de ce
monde » (17,1), à laquelle Ignace oppose l’exigence de devenir φρόνιμοι, sages ou
intelligents, en accueillant la θεοῦ γνῶσις, identique à Jésus-Christ – bien entendu, tel qu’Ignace l’envisage, c’est-à-dire réellement humain et donc réelle-
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
545
ment mort sur la croix. C’est ici qu’intervient soudain la désignation de περίψημα qu’Ignace s’applique, comme il l’a déjà fait en IEp 8,1. Il joue sur la
polysémie du mot :⁴¹ de la signification de base « ce qu’on enlève en raclant
lorsqu’on nettoie» était dérivé aussi bien le sens de «victime expiatoire» qui est
sans doute celui de 8,1, que l’usage du terme pour se désigner avec une extrême
humilité et déférence, une expression proche de «votre humble et dévoué serviteur.» Ici, Ignace semble déclarer sa propre qualité de serviteur insignifiant de
la croix ; mais, de même qu’en 8,1 l’affirmation d’humilité n’est pas absente, ici il
y a un écho de la notion de victime expiatoire. C’est au nom de la croix et grâce à
elle qu’Ignace peut représenter, dans son manque absolu de valeur, une victime
sacrificielle en faveur des croyants d’Ephèse ; c’est ce qu’il confirme en se désignant comme « rançon» (περίψυχον) à la fin de la lettre (21,1). En effet, quiconque était associé à la croix, le supplice le plus humiliant, ne pouvait être
considéré, selon l’échelle des valeurs courante, que comme «écume» de la société.
Et c’est là qu’Ignace reprend la contestation des valeurs par le λόγος τοῦ
σταυροῦ formulée par Paul, 1 Co 1,18 – 25 : mais la sélection et la restructuration
qu’il en fait est significative. Dans la péricope en question, Paul partage le
monde humain d’abord en deux groupes : ceux qui vont à la perdition, pour
lesquels le λόγος τοῦ σταυροῦ est folie, et « ceux qui sont sauvés, nous,» pour
lesquels ce λόγος est puissance de Dieu (1,18) ; ensuite, il répartit le monde
humain en trois : les juifs, pour lesquels Christ crucifié est scandale, les grecs,
pour lesquels il est folie, enfin «les élus, juifs et grecs, » pour lesquels il est
puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Ignace, en revanche, divise le genre
humain en « ceux qui ne croient pas,» pour lesquels la croix est scandale, et
« nous,» pour lesquels il est σωτηρία καὶ ζωὴ αἰώνιος (1,23 – 24). Ignace cite
vraisemblablement par cœur, mais il sait sans doute que Paul avait mentionné
trois groupes : juifs, grecs et croyants en Jésus. Son opération de transformation
du texte-source est donc bien consciente. Il a réuni les deux premiers groupes
sous la désignation d’ἀπιστοῦντες : il n’est pas intéressé à les distinguer, comme
l’avait fait Paul en raison de sa perspective théologique, mais bien plutôt à
associer entre eux tous ceux qui ne croient pas au Christ (et qui donc, selon IEp
Sur le terme, voir Gustav Stählin, « περίψημα,» in ThWNT VI (Stuttgart : Kohlhammer, 1959),
83 – 92 ; Ceslas Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament, Editions universitaires (Fribourg, Paris : Cerf, 1991), 1227– 1228 ; Frederick William Danker, A Greek-English Lexicon of the
New Testament and other Early Christian Literature. Third Edition (BDAG) revised and edited by F.
W. Danker, based on W. Bauer’s Griechisch-Deutsches Wörterbuch zu den Schriften des Neuen
Testaments […] (Chicago, London : The University of Chicago Press, 2000), s.v., 808 ; et bien
entendu les commentaries sur 1 Co 4,13.
546
Enrico Norelli
17,2, ne sont pas φρόνιμοι et surtout n’ont pas la connaissance de Dieu) et qui
avaient été disqualifiés par Paul. Ignace veut mettre la réminiscence paulinienne
au service de sa polémique contre ceux qui ne se réunissent pas sous la présidence de l’évêque (IEp 13,2) et corrompent la foi par leur mauvais enseignement
(16,1, où intervient l’allusion à 1 Co 6,9 – 10), qui est la mauvaise odeur du prince
de ce monde (17,1) ; ainsi, il suggère que ce sont eux qui regardent la croix, c’està-dire la réalité de la mort de Jésus, comme un scandale, se retranchant du salut
et de la vie éternelle. Cette sorte de fusion dans les adversaires des deux catégories condamnées par le discours de la croix selon Paul, c’est-à-dire Ἰουδαῖοι et
Ἕλληνες, est cohérente avec la stratégie rhétorique mise en œuvre en IMg 10,3 ;
IPhld 6,1 où il attaque des adversaires vraisemblablement non juifs les accusant
de pratiquer le ἰουδαισμός, le zèle pour les pratiques judaïques, ce qu’ils ne font
probablement pas dans la réalité.⁴²
Du reste, ni σωτηρία ni ζωὴ αἰώνιος, bien que relativement fréquents chez
Paul (14 occurrences du premier, 5 du second dans ses lettres authentiques),
n’apparaissent dans la péricope de 1 Co, et même dans toute la lettre. Chez
Ignace, σωτηρία n’apparaît qu’ici ; ζωὴ αἰώνιος seulement encore en IPol 2,3, où
elle est présentée comme un prix à poursuivre, avec l’incorruptibilité. Incorruptibilité et vie éternelle sont associées par Paul en Rm 2,7 – avec la gloire et
l’honneur – en tant que récompense dans le jugement dernier ; ailleurs chez
Paul, ἀφθαρσία n’apparaît que quatre fois, toujours dans l’enseignement de 1 Co
15 sur le corps de la résurrection (15,42.50.53.54). Tout cela semble indiquer que
dans notre passage, Ignace est en train d’adapter sa référence à 1 Co à sa propre
polémique contre des adversaires qui présentent d’une manière inadmissible
pour lui le Christ et notamment sa mort sur la croix. En niant la croix, c’est-à-dire
la réalité de la mort de Jésus, ils se privent, selon Ignace, de la vie dans l’incorruptibilité. Le lien paulinien entre la croix et le renversement radical des
valeurs du monde (représenté par les deux groupes qui le composent du point de
vue d’un juif) reste ainsi dans l’arrière-fond, tandis que la croix désigne chez
Ignace essentiellement la mort de Jésus, qui donne une valeur aussi à celle
d’Ignace – περίψημα comme le crucifié – et en même temps sépare de la vie
éternelle ceux qui ne la reconnaissent pas. Parmi les questions rhétoriques de
1 Co 1,20, Ignace ne garde que celles concernant le sage et l’enquêteur (sans «de
ce monde »), supprimant celle sur le scribe et ajoutant celle sur l’orgueil de
« ceux qui sont dits intelligents,» motif puisé dans la citation d’Es 29,14 en 1 Co
Enrico Norelli, «Ignazio di Antiochia combatte veramente dei cristiani giudaizzanti?,» in
Verus Israel. Nuove prospettive sul giudeocristianesimo. Atti del colloquio di Torino (4 – 5 novembre
1999), éd. Giovanni Filoramo et Claudio Gianotto, BCR 65 (Brescia : Paideia, 2001), 220 – 264.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
547
1,19 (avec une allusion possible à Rm 3,27, voir la synopse ci-dessus). Ces trois
qualificatifs visent apparemment à faire frapper par Paul les adversaires
d’Ignace, qui pratiquaient sans doute l’exégèse des Ecritures et la spéculation
théologique (IPhld 8,2 en est l’indice le plus clair). Bien entendu, cette opération
sur le texte de Paul a pu avoir lieu si Ignace avait ce texte sous les yeux ; mais
elle était également possible à partir des souvenirs qu’Ignace pouvait en avoir,
d’autant plus s’il avait déjà polémiqué à Antioche contre des adversaires de la
prise de contrôle sur l’Eglise de la part d’un monépiscope.
IEp 16,1 ; IPhld 3,3
La dernière possibilité mentionnée explique aussi bien les deux autres passages
d’Ignace qui laissent voir une allusion à un passage précis de Paul, le même
dans les deux cas : il s’agit d’IEp 16,1 (que j’ai déjà évoqué) et IPhld 3,3 par
rapport à 1 Co 6,9 – 10.
IEp ,
IPhld ,
Co , –
Μὴ πλανᾶσθε, ἀδελφοί
μου· οἱ οἰκοφθόροι
βασιλείαν θεοῦ οὐ
κληρονομήσουσιν.
Μὴ πλανᾶσθε, ἀδελφοί μου· εἴ
τις σχίζοντι ἀκολουθεῖ,
βασιλείαν θεοῦ οὐ κληρονομεῖ·
εἴ τις ἐν ἀλλοτρίᾳ γνώμῃ
περιπατεῖ, οὗτος τῷ πάθει οὐ
συγκατατίθεται.
Ἢ οὐκ οἴδατε ὅτι ἄδικοι θεοῦ
βασιλείαν οὐ κληρονομήσουσιν;
μὴ πλανᾶσθε· οὔτε πόρνοι οὔτε
εἰδωλολάτραι οὔτε μοιχοὶ οὔτε
μαλακοὶ οὔτε ἀρσενοκοῖται
οὔτε κλέπται οὔτε πλεονέκται,
οὐ μέθυσοι, οὐ λοίδοροι, οὐχ
ἅρπαγες βασιλείαν θεοῦ
κληρονομήσουσιν.
L’utilisation de la phrase «ne vous y trompez pas » ou d’autres semblables (« que
personne ne se trompe,» « que personne ne vous trompe,» « ne t’y trompe pas»)
n’implique bien entendu aucune dépendance littéraire.⁴³ Le syntagme est cou-
Cf encore IEp 5,2 Μηδεὶς πλανάσθω·ἐὰν μή τις ᾖ ἐντὸς τοῦ θυσιαστηρίου, ὑστερεῖται «τοῦ
ἄρτου τοῦ θεοῦ» ; ISm 6,1 Μηδεὶς πλανάσθω·καὶ τὰ ἐπουράνια καὶ ἡ δόξα τῶν ἀγγέλων καὶ οἱ
ἄρχοντες ὁρατοί τε καὶ ἀόρατοι, ἐὰν μὴ πιστεύσωσιν εἰς τὸ αἷμα Χριστοῦ, κἀκείνοις κρίσις ἐστίν ;
IEp 8,1 Μὴ οὖν τις ὑμᾶς ἐξαπατάτω, ὥσπερ οὐδὲ ἐξαπατᾶσθε, ὅλοι ὄντες θεοῦ. En outre, par
exemple : 1 Co 15,33 μὴ πλανᾶσθε·φθείρουσιν ἤθη χρηστὰ ὁμιλίαι κακαί ; Ga 6,7 Μὴ πλανᾶσθε,
θεὸς οὐ μυκτηρίζεται ; Jc 1,16 – 17 16 Μὴ πλανᾶσθε, ἀδελφοί μου ἀγαπητοί. 17 πᾶσα δόσις ἀγαθὴ
καὶ πᾶν δώρημα τέλειον ἄνωθέν ἐστιν καταβαῖνον ἀπὸ τοῦ πατρὸς τῶν φώτων, παρ’ ᾧ οὐκ ἔνι
παραλλαγὴ ἢ τροπῆς ἀποσκίασμα ; 1 Co 3,18 Μηδεὶς ἑαυτὸν ἐξαπατάτω εἴ τις δοκεῖ σοφὸς εἶναι
ἐν ὑμῖν ἐν τῷ αἰῶνι τούτῳ, μωρὸς γενέσθω, ἵνα γένηται σοφός ; pln Ep 5,5 – 6 τοῦτο γὰρ ἴστε
548
Enrico Norelli
rant et caractérise en particulier le style de la diatribe.⁴⁴ Le syntagme exhorte
couramment à éviter des manières de penser ou d’agir attrayantes mais fausses
et surtout lourdes de conséquences néfastes pour qui les adopte. La formulation
« que personne ne vous trompe» se réfère souvent à des situations où des antagonistes sont à l’œuvre, comme dans 1 Co 3,18 ; 2 Th 2,3 ; 1 Jn 3,7– 8 et sans
doute Ep 5,5 – 6.
Cependant, comme l’avait souligné Heinrich Rathke,⁴⁵ qu’Ignace dépende ici
d’un modèle est extrêmement vraisemblable parce qu’IEp 16,1 et IPhld 3,3 sont
les deux seuls passages de ses lettres où il est question de βασιλεία θεοῦ. Les
deux autres occurrences de βασιλεία dans ses lettres désignent respectivement la
παλαιὰ βασιλεία ruinée par l’avènement du Christ (IEp 19,3) et αἱ βασιλεῖαι τοῦ
αἰῶνος τούτου qui, de même que les charmes du monde, ne seront d’aucune
utilité à Ignace (IRm 6,1). De même, κληρονομέω n’apparaît chez Ignace qu’à ces
deux endroits ; quant à κλῆρος (quatre occurrences : IEp 11,2 ; ITr 12,3 ; IRm 1,2 ;
IPhld 5,1), il n’est jamais associé par Ignace à la participation au règne de la fin
des temps, mais à l’union de chaque croyant avec le Christ à sa mort.⁴⁶ Jusqu’au
milieu du iie siècle, κληρονομέω avec (τὴν) βασιλείαν (θεοῦ) comme complément
ne se trouve – en dehors des deux passages d’Ignace signalés – qu’en 1 Co
6,9.10 ; 15,50 ; Ga 5,21 ;⁴⁷ Mt 25,34 (bien propre de Mt) ; Polycarpe de Smyrne,
Philippiens 5,3 (évidente citation de 1 Co 6,9 – 10) ; cf. en outre Ep 5,5 πᾶς πόρνος
ἢ ἀκάθαρτος ἢ πλεονέκτης, ὅ ἐστιν εἰδωλολάτρης, οὐκ ἔχει κληρονομίαν ἐν τῇ
γινώσκοντες, ὅτι πᾶς πόρνος ἢ ἀκάθαρτος ἢ πλεονέκτης, ὅ ἐστιν εἰδωλολάτρης, οὐκ ἔχει κληρονομίαν ἐν τῇ βασιλείᾳ τοῦ Χριστοῦ καὶ θεοῦ. 6 Μηδεὶς ὑμᾶς ἀπατάτω κενοῖς λόγοις·διὰ ταῦτα
γὰρ ἔρχεται ἡ ὀργὴ τοῦ θεοῦ ἐπὶ τοὺς υἱοὺς τῆς ἀπειθείας ; 2 Th 2,3 Μή τις ὑμᾶς ἐξαπατήσῃ κατὰ
μηδένα τρόπον ; 1 Jn 3,7– 8 Παιδία, μηδεὶς πλανάτω ὑμᾶς·ὁ ποιῶν τὴν δικαιοσύνην δίκαιός ἐστιν,
καθὼς ἐκεῖνος δίκαιός ἐστιν· 8 ὁ ποιῶν τὴν ἁμαρτίαν ἐκ τοῦ διαβόλου ἐστίν, ὅτι ἀπ’ ἀρχῆς ὁ
διάβολος ἁμαρτάνει.
Cf. Epictète, Dissertations 4,6,23 περιερχόμενος κηρύσσω καὶ λέγω· Μὴ πλανᾶσθε, ἄνδρες,
ἐμοὶ καλῶς έστιν· οὔτε πενίας ἐπιστρέφομαι οὔτε ἀναρχίας οὔτε ἁπλῶς ἄλλου οὐδενὸς ἢ δογμάτων όρθῶν : «Vais-je aller de tous côtés clamant et proclamant : Ne vous y trompez pas,
hommes, pour moi tout va bien, je ne me soucie ni de la pauvreté, ni de la privation de charges,
en un mot de rien, sauf de la rectitude des jugements» : édition et traduction par Joseph Souilhé,
Epictète. Entretiens. Livre IV, CUFr (Paris : Les belles lettres, 1965), 56.
Rathke, Ignatius von Antiochien und die Paulusbriefe (note 13), 35.
Un usage qui bien entendu n’est pas inconnu des premiers écrits de croyants en Jésus, cf. par
exemple, avec ζωὴν αἰώνιον comme complément, Mc 10,17 ; Mt 19,29 ; Lc 10,25 ; 18,18 ; avec
σωτηρίαν, Hb 1,14 ; avec εὐλογίαν, Hb 12,17 ; 1 P 3,9.
Ga 5,19 – 21 : φανερὰ δέ ἐστιν τὰ ἔργα τῆς σαρκός, ἅτινά ἐστιν πορνεία, ἀκαθαρσία, ἀσέλγεια,
20 εἰδωλολατρία, φαρμακεία, ἔχθραι, ἔρις, ζῆλος, θυμοί, ἐριθεῖαι, διχοστασίαι, αἱρέσεις, 21
φθόνοι, μέθαι, κῶμοι καὶ τὰ ὅμοια τούτοις, ἃ προλέγω ὑμῖν, καθὼς προεῖπον ὅτι οἱ τὰ τοιαῦτα
πράσσοντες βασιλείαν θεοῦ οὐ κληρονομήσουσιν.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
549
βασιλείᾳ τοῦ Χριστοῦ καὶ θεοῦ ; Jc 2,5 κληρονόμους τῆς βασιλείας ἧς ἐπηγγείλατο τοῖς ἀγαπῶσιν αὐτόν. Dans ces conditions, il est difficile de nier une influence de 1 Co 6,9 – 10 sur les deux passages d’Ignace.
La combinaison entre l’exhortation à ne pas s’y tromper et l’affirmation que
ceux qui se conduisent d’une certaine manière n’hériteront pas du règne invite à
prendre au sérieux le fait qu’une conduite présente est décisive pour le destin
éternel des personnes visées. Ce schéma est commun à Paul et à Ignace. Toutefois, comme il a été souvent souligné,⁴⁸ la ou les conduites en question ne sont
pas les mêmes pour ces deux auteurs. En IEp 12,1, les transgresseurs mentionnés
sont les οἰκοφθόροι, les coupables d’adultère qui détruisaient les familles,⁴⁹
mais ce n’est pas contre eux que se tourne Ignace, car il poursuit (16,2) : Εἰ οὖν οἱ
κατὰ σάρκα ταῦτα πράσσοντες ἀπέθανον, πόσῳ μᾶλλον, ἐὰν πίστιν θεοῦ ἐν κακῇ
διδασκαλίᾳ φθείρῃ. Il se sert donc d’un argument a fortiori : si ceux qui corrompent les maisonnées/familles n’héritent pas, à plus forte raison ceux qui
corrompent la foi en Dieu par leur mauvaise doctrine n’hériteront pas non plus.
Walter Bauer avait bien souligné la dépendance de ce chapitre d’Ignace par
rapport à 1 Co 6, non seulement à propos du v. 9, mais aussi de l’affirmation de
Paul selon laquelle qui se rend coupable de πορνεία (v. 18) corrompt le sanctuaire (ναός, v. 19). Il avait interprété Ignace dans la même direction, sur le
fondement de l’idée bien attestée que le οἰκοφθόρος peut corrompre la maison
en y introduisant le désordre sexuel, qu’Ignace aurait utilisé ici dans le sens
figuré de corruption de la doctrine.⁵⁰ Certes, on pourrait objecter que, la conclusion de l’argument d’Ignace ne mentionnant précisément que la foi et la
doctrine, il n’aurait pas eu besoin de mobiliser cette acception du mot. Cependant, il est vraisemblable que la mention des οἰκοφθόροι ait effectivement été
suggérée à Ignace par la métaphore qu’il venait d’utiliser juste avant, en 15,3, de
l’habitation (κατοικέω) de Dieu en nous, afin que nous soyons ses ναοί. Le
passage par cette acception de οἰκοφθόροι est donc plus que vraisemblable. Il
faut toutefois ajouter que l’argument d’Ignace ne tient pas s’il ne peut pas présupposer une sentence selon laquelle les adultères n’hériteront pas du règne. Il
me semble donc qu’il a à l’esprit les transgressions de la morale sexuelle listées
par Paul en 1 Co 6,9 et en particulier μοιχοί : ceci lui offrait le premier terme pour
son argument. Cependant, il a remplacé μοιχοί par οἰκοφθόροι⁵¹ parce que ce
Par exemple, par Rathke, Ignatius von Antiochien und die Paulusbriefe (note 14), 36 – 37.
On peut voir les références dans Danker, A Greek-English Lexicon of the New Testament (note
40), s.v., 700.
Bauer, Die Briefe des Ignatius von Antiochia (note 29), 214, avec les témoignages antiques.
Hésychius d’Alexandrie dans son Lexique s.v. οἰκοφθόρους établit la synonymie des deux
termes.
550
Enrico Norelli
dernier lui permettait le jeu de mots sur φθείρω ; c’est cette notion (et pas celle
de transgression sexuelle) qui constitue le terme moyen qui rend possible l’argument a minori ad maius.
Quant à IPhld 3,3, la conduite visée est celle de ceux qui (suivent des gens
qui) divisent (σχίζω) la ἑνότης τῆς ἐκκλησίας mentionnée en 3,2, où Ignace a
parlé de μερισμός puis a exhorté les adversaires à se repentir en venant à l’unité
de l’église (ὅσοι ἂν μετανοήσαντες ἔλθωσιν ἐπὶ τὴν ἑνότητα τῆς ἐκκλησίας).
Rathke⁵² a rappelé que parmi les transgressions qui privent de l’héritage du
règne selon Ga 5,19 – 21 il y a ἐριθεῖαι, διχοστασίαι, αἱρέσεις ; toutefois, les listes
de vices sont traditionnelles et nous ne pouvons pas établir une influence de Ga
sur les passages en question. Cependant, ici aussi, Ignace a pu penser aux
μοιχοί, qui divisent les familles ; après tout, μετανοέω comme sortie d’une
condition d’adultère était envisagé dans le monde grec, comme l’atteste Plutarque en citant une œuvre inconnue de Sophocle.⁵³ Il en va de même chez les
chrétiens : ainsi Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon 12,3, au milieu d’une série
d’exhortations à sortir de situations de péché qui, selon les commentateurs,⁵⁴
proviennent soit de catalogues de vices, soit de passages bibliques : εἴ τις ἐστὶν
ἐν ὑμῖν ἐπίορκος ἢ κλέπτης, παυσάσθω· εἴ τις μοιχός, μετανοησάτω. Ces exemples montrent qu’une association d’idées a pu permettre à Ignace, en IPhld
3,2– 3, la transition entre 1 Co 6,9 – 10 et la polémique contre les fauteurs de
divisions, en passant par la notion de l’adultère qui, chez Ignace, a disparu de la
surface ; bien entendu, ceci reste une hypothèse. Ce qui paraît vraisemblable,
c’est qu’ici aussi, Ignace a repris un module de 1 Co en l’adaptant à sa propre
polémique en faveur du contrôle de l’église locale par l’ἐπίσκοπος.
J’arrête ici mon examen, étant bien conscient de n’avoir abordé que de
manière très partielle le sujet de la place d’Ignace dans l’histoire de la réception
du paulinisme. Cependant, c’est à bon escient que j’ai limité mon enquête.
M’insérant dans une histoire de la recherche qui, malgré quelques convergences
qui se dessinent, n’a pas encore pu trouver un accord sur la réception des lettres
de Paul par Ignace, j’ai voulu me livrer à un exercice précis. En m’en tenant
largement à l’analyse des passages pertinents d’IEp, j’ai essayé de tester quelques outils qui peuvent permettre d’avancer des hypothèses aussi fondées que
Rathke, Ignatius von Antiochien und die Paulusbriefe (note 14), 36.
Plutarque, De vitioso pudore 530 A ὥς φησιν ἡ παρὰ τῷ Σοφοκλεῖ μετανοοῦσα πρὸς τὸν
μοιχὸν· ἔπεισας, ἐξέθωψας (Sophocle, fragm. 772 Nauck) : si μετανοέω remonte à Sophocle, cet
usage appartient déjà à l’époque classique. Le verbe ἐκθώπτω, « séduire par des flatteries,» n’est
attesté qu’ici.
Voir Philippe Bobichon, Justin Martyr. Dialogue avec Tryphon. Edition critique. Volume II.
Notes de la traduction, Appendices, Indices, Par. 47/2 (Fribourg : Academic Press, 2003), 617.
La tradition paulinienne dans les lettres d’Ignace
551
possible sur la question de quelles lettres du corpus paulinien Ignace a pu
utiliser, ainsi que sur les modalités de cette utilisation. Sur le premier point, il
me semble qu’à côté de l’usage de 1 Co, généralement reconnu, celui d’Ep est
plus que vraisemblable. Sur le second point, il apparaît qu’Ignace a régulièrement plié les passages de Paul aux exigences de sa propre polémique plus qu’il
ne les a utilisés pour construire sa propre théologie, mais de manière moins
arbitraire qu’il ne pourrait paraître. Il s’est efforcé, en effet, de fonder les
transformations qu’il opère sur des caractères internes au texte de Paul (voire du
pseudo-Paul), souvent par glissement sémantique.⁵⁵
Je remercie M. Luc Bulundwe, de la Faculté de théologie de l’Université de Genève, qui a
soigneusement corrigé mon français.