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ETCHEGARAY David Hume L'esprit sensible. Brouillon

2018, David Hume. L'esprit sensible

Il écrira dans son autobiographie que le traité « tomba mort-né des presses » (Ma vie, E&T, I, p. 57). Ce sentiment est nuancé par l'étude de Michel Malherbe, « Hume's Reception in France » (in The Reception of David Hume in Europe, Londres et New York, Continuum, 2005, p. 43-97). 1 Malebranche, en réalité, distingue dans la perception ce qui est en nous une modification de notre esprit (le sentiment) et l'objet représenté, l'idée, qui n'est pas un mode de notre esprit mais est en Dieu. Foucher ne fait pas cette distinction et lit le cartésianisme comme un idéalisme, c'est-à-dire comme portant en germe la thèse selon laquelle nous ne pouvons percevoir que des modifications de notre âme appelées idées. Cf. L.

ABREVIATIONS UTILISEES POUR CITER LES ŒUVRES DE HUME DANS CET OUVRAGE Abr. : Abrégé du Traité de la nature humaine [1740], Allia, 2016. App. : « Appendice au Traité de la nature humaine », in L’entendement. Traité de la nature humaine, trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995. DRN : Dialogues sur la religion naturelle [1779], Vrin, 1997. E&T : Essais et traités sur plusieurs sujets [1777], trad. Michel Malherbe, Vrin, 4 vols., 1999-2009. EEH : Enquête sur l’entendement humain [1748], in Essais et traités sur plusieurs sujets, trad. Michel Malherbe, Vrin, vol. 3, 2004. EPM : Enquête sur les principes de la morale [1751], in Essais et traités sur plusieurs sujets, trad. Michel Malherbe, Vrin, vol. 4, 2002. LDH : The Letters of David Hume, Oxford University Press, 1932. NL : New Letters of David Hume, Oxford University Press, 1954. TNH : Traité de la nature humaine [1739-1740], trad. en 3 vols. TNH I : L’entendement, trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995. TNH II : Les passions, trad. Jean-Pierre Cléro, GF, 1991. TNH III : La morale, trad. Philippe Saltel, GF, 1993. HA : Histoire d’Angleterre [1754-1762], vols. 1 à 6 de Histoire d’Angleterre par David Hume continuée jusqu’à nos jours par Smolett, Adolphus et Aikin, trad. en 11 vols. par M. Campenon, Paris, 1841. 1 2 I. ETAT DES LIEUX 3 4 1. AMBITION ET INSPIRATION L’ambition d’un projet novateur Lorsque Hume forme le projet d’une science de la nature humaine, à l’été 1731, il a vingt ans. Le Traité de la nature humaine qu’il rédigera pour l’essentiel en France, au collège Jésuite de La Flèche, entre 1734 et 1737, est donc une œuvre de jeunesse, néanmoins – ou peut-être pour cette raison – ambitieuse. Deux semaines après la publication, une lettre témoigne de sa crainte que le Traité ne rencontre pas de public : Ceux qui ont l’habitude de raisonner sur ces sujets abstraits sont ordinairement remplis de préjugés ; et ceux qui sont dépourvus de préjugés, ne sont pas familiers des raisonnements métaphysiques. Mes principes sont si éloignés de toutes les opinions communes en cette matière que là où ils interviendraient, ils engendreraient une altération presque totale de la philosophie ; et vous savez combien les révolutions de cette sorte sont difficiles à produire (Lettre de David Hume à Henry Home du 13 février 1739, NL, p. 3). De fait, le Traité ne se vendra pas à la hauteur de ses espérances, quoique le sentiment d’échec éditorial qu’il en retire soit sans doute injustifié1. Des recensions paraissent en 1 Il écrira dans son autobiographie que le traité « tomba mort-né des presses » (Ma vie, E&T, I, p. 57). Ce sentiment est nuancé par l’étude de Michel Malherbe, « Hume’s Reception in France » (in The Reception of David Hume in Europe, Londres et New York, Continuum, 2005, p. 43-97). 5 Europe1. L’ouvrage est bel et bien diffusé et discuté. Publié anonymement, on sait assez vite que l’auteur en est un certain David Hume. Cette petite « révolution », que Hume appelle de ses vœux dans sa lettre, se fera progressivement. Sans effets spectaculaires immédiats, elle n’en sera, peut-être, que plus profonde. Il faudra, en effet, une refondation du style philosophique pour que la philosophie de l’esprit humienne se fasse mieux entendre et mieux comprendre dix ans plus tard ; il faudra également que Hume en tire les conséquences en politique, en histoire ou sur la religion ; il faudra enfin que ce projet soit contesté, réévalué et critiqué et plus généralement fécondé ou dépassé pour que sa dimension soit reconnue. Parmi ceux qui y ont rapidement contribué, on citera Adam Smith, Emmanuel Kant, Thomas Reid ou JohnStuart Mill. Quelle est l’origine d’un tel projet ? C’est à cette question que seront consacrés nos deux premiers chapitres. La correspondance de Hume fournit quelques indices biographiques. Dans une lettre touchante à un médecin de Londres en 1734, il décrit l’état d’esprit où il se trouvait à la fin des années vingt. Le constat qu’aucune vérité ne se trouvait encore établie en philosophie, que ce soit dans sa partie descriptive et scientifique (à propos de la nature et de l’homme), ou dans sa partie évaluative et critique (à propos des valeurs esthétiques, morales ou politiques), l’incita à proposer ses propres analyses. Tous ceux qui sont familiers des philosophes ou des auteurs critiques savent que rien n’est encore établi dans aucune de ces deux sciences et qu’elles ne contiennent pas beaucoup plus que des disputes sans fin, même sur les articles les plus fondamentaux. À l’examen, je sentais croître en moi une certaine humeur audacieuse qui n’était pas prête à se soumettre à une autorité quelconque sur ces questions, et me conduisit à 1 « Literary News from London », Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l’Europe, 22, t.2 (1739), p. 481-482 – recension anonyme longtemps attribuée à P. Desmaizeaux. 6 rechercher quelque nouveau moyen par où la vérité puisse être établie. Finalement, après beaucoup d’étude et de réflexion, lorsque j’eu autour de 18 ans, sembla s’ouvrir à moi une nouvelle scène pour la pensée, qui me transporta hors de toute mesure et me fit rejeter, avec cette ardeur naturelle à la jeunesse, tout autre plaisir ou occupation afin de m’y appliquer entièrement. (Lettre de mars ou avril 1734, in LDH, p. 13). La famille du jeune Hume, en condition financière délicate, l’avait successivement destiné à une carrière de juriste et de négociant. Mais il avait la littérature pour véritable passion 1 . Se consacrant pleinement et, selon ses termes, « hors de toute mesure » à l’étude philosophique, il s’exerça à une discipline toute stoïcienne : Je m’efforçais continuellement de me fortifier par des réflexions contre la mort et la pauvreté, le déshonneur, le chagrin et toutes les autres calamités de la vie (ibid., p. 14). L’effet ne se fit pas longtemps attendre. Consécutive à ces excès, en septembre 1729, une dépression le laisse sans envie, en proie à des problèmes de concentration. Il en tire la leçon : la démesure est aussi nocive en philosophie que dans tout autre occupation. A la même époque, dans un manuscrit inachevé sur l’idéal chevaleresque, Hume note qu’en s’attachant à un idéal de perfection « qui va au-delà de ce que ses facultés peuvent atteindre » et en tentant de le poursuivre sans être guidé par la raison et l’expérience, « l’esprit ne connaît point de juste milieu, mais se départit bientôt du naturel ». Dans ce cas, remarque-t-il alors, la philosophie « conduit à agir comme si nous étions des êtres différents du reste des hommes ; ou du moins nous amène à nous forger, même si nous ne pouvons les appliquer, des règles de 1 Par là il ne faut pas entendre une discipline rivale de la philosophie, mais tout simplement l’exercice de l’écriture et de la lecture, c’est-à-dire la culture des lettres. 7 conduites distinctes de celles que la nature nous a fixées » 1. De là vient peut-être qu’il fera dire beaucoup plus tard à la nature, dans la première Enquête : « Soyez philosophe ; mais au milieu de toute votre philosophie soyez encore un homme » (EEH, I. § 6)2. Dès lors, Hume aspire à une philosophie qui, en plus d’être attentive à l’expérience humaine, a conscience d’en être une forme parmi d’autres, une philosophie sensible donc, aux antipodes d’une préciosité intellectuelle ou d’une passion pour la spéculation oublieuse de la condition humaine. Une telle philosophie doit rendre compte de la pensée, du raisonnement, de la passion ou du goût comme d’autant d’expériences - expériences dont la philosophie est ellemême faite. En effet, les opérations de l’esprit sont non seulement ce de quoi traite la philosophie mais aussi ce par quoi elle se met en œuvre. En somme, l’expérience humaine n’est pas seulement un objet de philosophie, elle en est, en un sens qu’il nous faudra comprendre, la référence – ou mieux : la règle. Les lectures philosophiques, sources d’inspiration Pour mener à bien ce projet, Hume s’inspire de la méthode expérimentale et des auteurs de philosophie classique. Il y fut initié par l’un de ses professeurs, Robert Steuart (1675-1747), lequel avait constitué une bibliothèque consacrée aux ouvrages majeurs de la philosophie moderne expérimentale appelée « bibliothèque physiologique ». Il a ainsi pu très jeune consulter les Méditations de Descartes (1640), le Du corps de Hobbes (De corpore, 1655), les œuvres de Boyle (dont on citera le Chimiste sceptique de 1 « Essai historique sur la chevalerie et l’honneur moderne » (1731 ?), trad. G. Robel, in David Hume. Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, Paris, Perspectives anglo-saxonnes, PUF, 2001, p. 747-748. 2 Nous commenterons cette citation en son contexte, plus loin, chapitre 9. 8 1661 et les Considérations sur l’utilité de la physique expérimentale de 1663), la Recherche de la vérité de Malebranche (1674), l’Essai concernant l’entendement humain de Locke (1689). Néanmoins, il prise surtout les auteurs anciens, tels Sénèque, Cicéron et Virgile. C’est l’homme qui l’intéresse, donc, lorsqu’il décide d’« introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux » comme l’indique le sous-titre du Traité. La « philosophie morale » s’entend en effet comme la branche qui fait le pendant de la « philosophie naturelle » : celle-ci porte sur la nature en général tandis que celle-là a l’homme pour objet. Ce n’est que dans le troisième livre du Traité que la « morale » aura le sens étroit de ce qui évalue le bien et le mal. Or, s’en tenir à l’expérience pour traiter des choses humaines, c’est aussi accepter d’être sceptique à propos de ce qui la dépasse. Pourtant il nous faudra mieux comprendre le rapport entre l’expérimentalisme et le scepticisme, car le rejet des hypothèses qui ne sont pas fondées sur l’expérience, dites « oiseuses », n’est pas un motif suffisant de scepticisme. Bacon, Locke, Berkeley étaient tous expérimentalistes ; ils prenaient pourtant grand soin de ne pas être identifiés à des sceptiques. Dans ce qui suit, nous nous proposons de comprendre en quoi le projet du Traité de la nature humaine a les traits distinctifs d’une « science sceptique ». L’expression paraît certes oxymorique et elle ne se trouve pas directement sous la plume de Hume. Toutefois, comme nous le verrons, elle est utilisée au XVIIe siècle par des auteurs, tels Joseph Glanvill, dont le projet présente des caractéristiques communes à celui de Hume. Joseph Glanvill, en 1661, a en effet publié une Scepsis scientifica, ou de la vanité de dogmatiser qui demande à la science de s’en tenir aux phénomènes et aux probabilités sans y voir des indices de vérité. Car, selon Glanvill, toute science doit être fondée sur l’examen de nos facultés, qui fournit la véritable connaissance de soi. Or un tel 9 examen est incapable de prouver la véracité de nos facultés. Les phénomènes, les causes et les probabilités découvertes par notre connaissance sont donc respectivement des apparences sensibles, de signes empiriques et de degrés de persuasion. Glanvill pense que toute science bien comprise doit donc être sceptique. De la même façon, Hume pense que la science de la nature humaine procure une connaissance de soi, d’où l’on doit conclure que toute science est phénoménale et probable. Mais il faudra comprendre où réside l’originalité du projet humien pour mieux mesurer sa consistance. Car il ne s’agit pas seulement de critiquer la causalité, mais d’en fournir une explication associationniste, pas seulement de dire que le réel est indiscernable de l’apparent, mais d’en comprendre la crédibilité et la valeur affective, et pas seulement, enfin, de développer une anthropologie sécularisée, mais de préciser les conditions qui permettent de penser une naturalité des phénomènes humains. Auparavant et pour commencer, il sera utile de faire apparaître la nécessité d’un tel projet au regard de l’état de la philosophie, tel que Hume pouvait en juger dans les années 1730. 10 11 2. L’IMPOSSIBLE REPONSE AU DEFI SCEPTIQUE EN PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT Les tentatives menées par les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles pour répondre au défi sceptique en philosophie de l’esprit ne sont pas satisfaisantes, aux yeux de Hume. Pour le comprendre, il faut rappeler la façon dont les arguments sceptiques ont été réactivés à la période classique, puis les principales solutions qui ont pu être proposées en réponse. Descartes, ou la reactivation des arguments sceptiques en régime hyperbolique Les stoïciens défendaient l’existence d’une représentation compréhensive (phantasia kataleptikê) et les sceptiques, au nom de deux types d’argument, suggéraient qu’il était impossible de discerner entre une représentation compréhensive et une représentation fausse. Le premier, que l’on trouve résumé dans les Académiques de Cicéron, est un argument acataleptique tiré de l’expérience de l’illusion : nous avons déjà eu l’expérience de l’indiscernabilité dans le rêve, la maladie, la déraison ; il se pourrait donc qu’à notre insu, ce que nous tenons pour vrai ne le soit pas1. Le second 1 « Acataleptique » qualifie l’impossibilité de la compréhension (katalepsei). Un argument acataleptique suggère que puisque nous avons déjà fait l’expérience d’illusions qui nous trompaient à notre insu, il se pourrait que tout ce que nous croyons comprendre, savoir 12 type d’argument consiste à opposer les apparences de telle manière qu’une aporie s’ensuive et que l’esprit soit conduit à suspendre tout assentiment. Les façons d’opposer ces apparences (appelées tropes) sont présentées par Sextus dans les Esquisses pyrrhoniennes. Là encore, il suggère que face à des opinions variées et opposées, nous sommes démunis pour discerner le vrai du faux : trois séries de tropes montrent respectivement que nous ne pouvons reconnaître le vrai du faux dans les apparences sensibles, dans l’examen des raisons de croire ou la recherche d’une explication1. Les sceptiques disent donc que la phantasia n’est jamais qu’un phainomenon, c’est-à-dire une apparence qui ne nous permet pas de juger de la nature des choses. Sur ce point donc, leur usage est en continuité avec celui des platoniciens, considérant le phantasme comme une image illusoire. C’est dans les Méditations métaphysiques, disponibles dans la « bibliothèque physiologique » de Steuart, que Descartes donne une nouvelle ampleur aux arguments présentés par Cicéron dans les Académiques, et qui suggéraient que l’évidence réelle pouvait n’être qu’une évidence illusoire. Chez Cicéron, le rêve montrait que l’esprit était capable de produire des représentations crédibles sans que rien d’extérieur ne leur corresponde2. Toutefois, dans les ou connaître ne soit également qu’une illusion de compréhension, de savoir ou de connaissance. Cf. Cicéron, Premiers académiques, trad. José Kany-Turpin, GF, 2010, p. 215-220. 1 Trois séries de tropes suggèrent que nous ne pouvons pas reconnaître le réel ou la vérité. Les dix tropes d’Énésidème opposent les apparences des choses, les tropes d’Agrippa opposent les justifications apparentes et les huit derniers tropes (de nouveau attribués à Énèsidème) opposent les explications apparentes. Cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrhonniennes, Livre I, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997. 2 « [P]uisque l’esprit possède un mouvement autonome, comme le montrent les scènes dépeintes par la pensée ou les apparitions se présentant dans le sommeil ou la folie, n’est-il pas extrêmement vraisemblable que l’esprit se meut de telle manière que non seulement il ne distingue pas les représentations vraies des fausses, mais qu’il n’y a absolument aucune différence entre elles ? - comme si l’on tremblait et pâlissait spontanément, par un mouvement de l’esprit ou bien par la rencontre d’un objet extérieur terrifiant, sans qu’il y eût aucun moyen de distinguer le tremblement et la pâleur en question 13 Méditations métaphysiques, le rêve ne suggère pas comme tel un solipsisme. Car étant le produit de l’imagination, le rêve ne peut pas créer les éléments les plus simples. Il ne peut que les composer. L’imagination ne peut avoir inventé l’étendue en général (l’espace), les figures, les quantités et les grandeurs et les nombres, ni même les situations ou les durées. L’argument du rêve n’est donc pas suffisant, dans l’économie des Méditations, pour laisser soupçonner que l’esprit seul pourrait créer et fantasmer toute la réalité. C’est l’origine incertaine de nos facultés qui conduit à l’argument le plus dirimant, souvent libellé sous le titre (réducteur) de Dieu trompeur ou sous celui (préférable) de Dieu qui peut tout : soit nos facultés sont le produit d’une toute-puissance, et par définition une telle cause a pu les faire déficientes ; soit nos facultés sont le produit d’une cause moins puissante, et par définition une telle création a pu être imparfaite. Dans le Discours de la méthode, l’argument du rêve n’était pas dépassé par l’argument sur l’origine de nos facultés et le cogito lui succédait immédiatement. « Aussitôt après », disait alors Descartes « je pris garde que, pendant que je voulais penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais fusse quelque chose » (IV, AT 32). Mais ne pourrais-je pas rêver que j’existe ? En développant une argumentation plus forte, les Méditations se donnent la possibilité de faire apparaître l’indubitabilité du cogito avec plus de force. Il faut bien comprendre quelle existence doit être mise en évidence : c’est celle d’une apparence qui est manifestation de soi. Il revient au doute hyperbolique des Méditations de révéler que même en doutant que j’existe, il m’apparaît indubitablement que j’existe. Dans le cogito, ni aucune différence entre un mouvement interne et celui qui vient de l’extérieur. » (Cicéron, Ibid., p. 171). 14 l’apparence d’évidence et l’évidence elle-même ne peuvent plus être distinguées parce que l’apparence d’évidence est manifestation de cette évidence. L’argument du Dieu qui peut tout révèle alors le chiasme suivant, si bien formulé par JeanMarie Beyssade : aussi évidentes que soient les mathématiques, on peut encore distinguer entre ma pensée (vision) des mathématiques et l'être mathématique (ce qu'elles sont réellement). En revanche, aussi douteuse que soit mon existence, je ne peux pas distinguer mon apparence d’exister doutant et le fait que j’existe doutant1. J'existe en me pensant et en me pensant j'existe2. Or, à la suite du cogito, au début de la Troisième Méditation, un passage va donner prise aux débats sceptiques du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle. Puisque le cogito est une vérité indubitable et puisqu’en lui l’évidence claire et distincte n’est pas trompeuse, on souhaiterait, afin de reconnaître d’autres vérités, établir la règle selon laquelle ce qui se conçoit clairement et distinctement est une évidence réelle. Mais l’argument hyperbolique du Dieu qui peut tout menace. Si cette raison de douter n’est pas dissipée, il est toujours possible de soupçonner la clarté et la distinction de n’être que des apparences trompeuses d’évidence (de fausses évidences, donc). La Première Méditation a montré que je croyais à tort concevoir clairement et distinctement certaines choses, tels les corps. Toutefois, le cogito nous a appris que je percevais clairement et distinctement que ces corps m’apparaissaient : en somme, je conçois clairement et distinctement que j’en ai des idées. La question est maintenant double : il s’agit de savoir si la clarté et la distinction des idées permettent de porter un jugement vrai 1 Sur tout ceci, cf. J-M Beyssade, La philosophie première de Descartes, Flammarion, 1992. 2 Descartes, Deuxième Méditation, AT 22. Ici et dans ce qui suit « AT » renvoie à l’édition par Adam et Tannery des Œuvres de Descartes, (1896-1909), tome IX. 15 (notamment en mathématiques), et si ce dont elles sont des idées existe véritablement1. De quel droit affirmer qu’il y a des choses hors de moi, dont j’ai des idées ? Peut-on dire que ces choses me sont connues par des idées qui leur ressemblent ? Descartes a déjà, à ce moment des Méditations, donné de fortes raisons de rejeter la théorie de la perception sensible présentée dans la philosophie scolastique, qu’il tient pour une théorie de la phantasia héritée des philosophies de l’Antiquité. La fin de la Deuxième Méditation, sur le cas du « morceau de cire », a ainsi critiqué la réduction de la perception à une image reçue d’une chose extérieure. D’après Descartes en effet, il y a toujours un jugement dans la perception sensible, laquelle est aussi un acte de l’entendement et non une réception d’image propre à une faculté sensible séparée2. Dès lors, la question se pose en de nouveaux termes : comment former des jugements vrais, et notamment des jugements sur l’existence de corps sensibles si je n’ai accès qu’à mes propres représentations ? Répondre, selon Descartes, suppose d’un côté de s’interroger sur ce qui cause ou produit ces représentations (sont-elles des créations mentales ou produites par les corps dont elles sont les idées ?) et d’un autre côté de s’interroger sur la similitude ou conformité de ces idées à ce qu’elles représentent. Une première façon de répondre serait alors de présupposer qu’une idée ressemble à ce dont elle est l’idée pour inférer l’existence de quelque chose semblable à elle, qui n’est pas simplement pensé et qui existe hors de moi. Toutefois c’est une impasse. Nous avons des idées différentes des choses, et nous ne pouvons décider 1 Descartes, Méditations métaphysiques, Troisième Méditation, AT 28. 2 Nous employons ici l’expression perception sensible dans son usage courant. Descartes réserve le terme perception des sens pour désigner la perception de soi-même en tant qu’union de l’âme et du corps, distincte du jugement. Cf. Réponses aux sixièmes objections, point 9. 16 laquelle est la plus ressemblante (à ce moment des Méditations). Par exemple, considérons les idées que nous avons du soleil. La ressemblance à son apparence sensible (petite boule jaune) est contradictoire avec la ressemblance à la représentation astronomique que je m’en fais (astre colossal, éloigné et en fusion) (Troisième Méditation, AT 3031). La seconde voie contourne le présupposé de la ressemblance, tout en s’appuyant sur des thèses métaphysiques lourdes (reprenant les concepts de réalité formelle de l’idée, réalité objective et réalité matérielle) pour maintenir un rapport ontologique entre l’idée et la chose dont elle est l’idée (Troisième Méditation, AT 32-34)1. Il n’est pas dans notre propos de rapporter ici les détails de la progression cartésienne, qui conduiront à lever l’incertitude sur l’origine de nos facultés pour affirmer l’existence d’un Dieu vérace, garantissant la règle de clarté et de distinction et finalement l’existence d’une étendue matérielle (dont les idées de grandeur, de figure ou de mouvement sont claires et distinctes). On notera que la certitude sensible n’est pas fondée, dans la Sixième Méditation, sur le fait que la sensibilité procure des idées claires et distinctes garanties par le Dieu vérace – puisque le sentir, en tant qu’il mêle dans une même conception pensée et matérialité, n’est jamais clair et distinct. La fiabilité de ce sentir, que Descartes affirme dans la Sixième Méditation, a plutôt des raisons pragmatiques : la confiance nous faisant supposer que les choses mêmes ont telles ou telles qualités sensibles (une couleur, une odeur, un son, une saveur, une 1 Toute chose a une réalité matérielle (ce de quoi elle est faite), une réalité formelle (son degré de perfection). Toute idée a une réalité matérielle, même si Descartes est gêné par l’expression car elle n’est qu’une forme : c’est une opération de l’entendement, de la pensée en somme. Elle a aussi un degré d’être (ou un degré de perfection lié à son être) – la réalité formelle d’une idée étant supérieure à celle du néant par exemple. Enfin, elle a une réalité objective qui est finalement la réalité de son objet en tant qu’il est pensé. Ainsi l’idée de Dieu a une réalité objective supérieure à l’idée de chaise. La hiérarchie des degrés de réalité objective suit la hiérarchie des degrés de réalité formelle des objets considérés. 17 chaleur) est bel et bien instructive, parce qu’elle nous permet d’évaluer leur utilité ou leur nuisance, mais dire que les choses ont des qualités qui ressemblent à nos sensations serait inconsidéré 1 . En outre, en faisant des liens entre les sens, entre la mémoire et les sens et entre l’entendement et les sens, l’esprit peut porter des jugements sans être trompé par l’apparence sensible. Mais Hume pour sa part, tout en prêtant également attention à la confiance pragmatique que nous donnons aux sens (notamment fin de TNH I.IV.2 ou EEH XII), refusera à la fois de chercher la cause de la perception et d’affirmer qu’elle ressemble à l’objet distinct d’elle, dont elle est la perception. Et pourtant, ces deux questions portant respectivement sur la cause de l’idée et la ressemblance de l’idée à l’objet perçu ont animé la scène philosophique pendant près d’un siècle. Ne pas savoir si une idée a une cause extérieure à elle, c’était courir le risque d’un solipsisme ou d’un scepticisme ontologique à l’égard des choses matérielles et ne pas savoir si son objet lui ressemble, c’était courir le risque d’un scepticisme épistémologique. Hobbes : du problème ancien au problème moderne de l’impression Ce double enjeu pouvait également être formulé à la lecture de Hobbes. L’on a noté que l’ouvrage Du corps figurait également dans la « bibliothèque physiologique » fréquentée par Hume durant ses études à Edimbourg. Or, chez ces deux auteurs, la notion d’impression est centrale. Mais le philosophe de Worcester lui donne une fonction anti1 Cf. Principes de la philosophie, I. 68-70. Selon Descartes, il y a des propriétés corporelles que nous tenons pour « cause » de notre jugement perceptif et dont on peut avoir une idée claire et distincte (telles la figure, le mouvement, l’espace ou la durée) ; mais elles ne doivent pas être confondues avec les propriétés qu’il nous semble avoir, lorsque, par exemple, un corps nous « semble coloré ». Nous nous « laissons persuader » que ces dernières appartiennent à la nature du corps alors qu’elles ne relèvent que de notre « sentiment ». 18 sceptique quand celui d’Edimbourg l’utilise pour suspendre toute assertion métaphysique sur ce qui dépasse les perceptions. Au début de Du corps, Hume a pu lire un passage qui fait étrangement écho à la prudence sceptique : Je ne peux commencer la philosophie naturelle (comme je l’ai déjà montré) que par privation, c’est-à-dire qu’en feignant que le monde soit annihilé. Mais si on suppose une telle annihilation des choses, on peut peut-être demander ce qu’il resterait pour un homme quelconque (que j’excepte seul de cette universelle destruction des choses) à considérer comme sujet de la philosophie ou même seulement du raisonnement, ou à quoi donner un nom pour raisonner. Je dis qu’à cet homme il resterait les idées du monde et de tous les corps que ses yeux avaient vus ou que ses autres sens avaient perçus avant leur annihilation, c’est-à-dire la mémoire et l’imagination de leurs grandeurs, mouvements, sons, couleurs, etc., ainsi que leur ordre et leurs parties ; toutes choses qui, bien que n’étant que des idées et des phantasmes, accidents externes de celui qui imagine, n’en apparaîtront pas moins comme extérieures et comme indépendantes du pouvoir de l’esprit (Hobbes, De Corpore, Opera Latina, chap.VII.1, pp. 81-82, trad. fr. Y-C Zarka, La Décision métaphysique de Hobbes, pp. 36-37). Toutefois, Hobbes emploie l’hypothèse de l’annihilation du monde à des fins méthodologiques : point de départ mettant en évidence la manière d’apparaître du monde, elle incite à rechercher les causes naturelles de cette apparition. Le but de Hobbes n’est pas de suggérer que notre représentation pourrait ne correspondre à rien si Dieu, omnipotent, le voulait, mais de mettre en évidence le mouvement par lequel l’extérieur apparaît. Hobbes en vient ainsi, dans Du corps, à concevoir que la spatialisation des objets consiste à les situer dans un espace imaginaire (spatium imaginarium). Sans entrer dans le débat suscité par la question de savoir si Hobbes est un sceptique qui s’ignore, un postsceptique ou un anti-sceptique, il suffira de noter que 19 l’hypothèse de l’annihilatio mundi loin de suspendre l’application d’une méthodologie mécaniste, a pour fonction, aux yeux de Hobbes, de la rendre possible1. Hobbes nomme la représentation phantasme (fancy en anglais, phantasma en latin), en écho à la phantasia stoïcienne. L’inhérence mentale de la représentation et le fait qu’elle soit un produit de l’imagination ont sans doute retenu l’attention de Hume. Toutefois chez Hobbes, l’explication du phantasme repose sur des thèses matérialistes et mécanistes avec lesquelles Hume sera en rupture. Pour Hobbes, l’esprit (mind) est un pouvoir corporel qui s’explique mécaniquement. La conception ou le désir, par exemple, sont différents mouvements suscités en réaction à un mouvement provenant de l’objet sur le mouvement interne (ou conatus) propre au corps humain. Cette action de l’extérieur vers le mouvement interne est nommée impression par Hobbes. Ainsi, la représentation paraît extérieure et semble revêtir l’objet à distance de nous. Elle est en effet, selon Hobbes, un mouvement venant du cœur en réaction au mouvement de pression exercé par le mouvement de l’objet sur les nerfs (éventuellement par un milieu intermédiaire tel que l’air). Ce mouvement cérébral de projection est la réalité de l’expérience que nous vivons et qui se découvre à nous, sous l’hypothèse de l’annihilation du monde, comme image. Ainsi, la sensation est « la représentation, l’apparition de quelque qualité ou de quelque autre accident, d’un corps situé hors de nous », et sa cause est une pression qui justifie de parler d’impression : [L]a cause de la sensation est le corps extérieur, ou objet, qui presse l’organe propre à chaque sensation (Hobbes, Léviathan, I.1, p. 11). 1 Cf. Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008, p. 157-169 et Gianni Paganini, Skepsis : le débat des modernes sur le scepticisme, chapitre IV, Vrin, 2008, p. 171-227. 20 Lorsque Hume emploiera la notion d’impression, il l’identifiera pour sa part à l’apparition sensible elle-même, et suspendra toute enquête sur la cause de cette sensation. Il ouvrira donc la porte à une lecture sceptique. Utiliser ce terme, impression, c’est pour Hume, faire écho au débat antique sur le sens de la phantasia sans exclure qu’il n’y ait rien à l’extérieur de l’impression. En écartant toute considération sur la causalité de l’impression identifiée à l’apparence, Hume refuse en effet d’expliquer les opérations de l’esprit par la mise en branle d’une pression ; il refuse donc de présupposer que la sensation est sensation d’une chose extérieure qui la cause. Hobbes mobilise certes des arguments sceptiques, hérités de Sextus, lorsqu’il dit, dans les Éléments de loi naturelle comme dans le Léviathan que les images varient selon les maladies, les distances ou la réflexion de la lumière, si bien qu’elles ne peuvent pas appartenir à l’objet lui-même et doivent être inhérentes au corps percevant. Mais d’un point de vue ontologique, il considère que la sensation est un mouvement des nerfs au cerveau qui prolonge le mouvement d’impression physique. Hume pour sa part utilise la notion d’impression pour désigner un fait mental, une sensation ou une passion, sans rien présumer de sa cause ni de sa matérialité. Il ne prétend pas connaître ce qui l’engendre, ni savoir si elle est produite matériellement ou si elle a une origine immatérielle (spirituelle ou divine). L’impression est chez Hume un fait mental originel dont la raison et la cause sont ignorées. L’idéalisme attribué au cartésianisme À la fin du XVIIe siècle, certains auteurs prétendent que le cartésianisme contient en germe une argumentation idéaliste et sceptique : puisque, d’après les cartésiens, l’âme est immatérielle et que les idées « ne sont que des façons 21 d’être de mon âme », nous ne percevons immédiatement que des idées. C’est d’abord la question de la ressemblance qui est manifestement aporétique dans une ontologie dualiste. Correspondant de Leibniz et critique de Malebranche, Louis Simon Foucher développe notamment l’argument suivant : ou bien une idée représente une chose parce qu’elle lui ressemble – et alors on ne voit pas comment une idée, immatérielle, peut représenter une chose matérielle ; ou bien une idée représente une chose sans lui ressembler – et alors tout peut représenter n’importe quoi. Dans ce dernier cas la différence entre fiction et conception intellectuelle disparaît aussi – chacune pouvant représenter quelque chose 1 . Les idées claires et distinctes de l’étendue matérielle (idée de figure, de grandeur ou de mouvement) n’offrent pas moins de raison de douter de l’existence de leur objet, que les idées confuses d’odeur ou de saveur. Dans l’article du Dictionnaire historique et critique publié en 1696, Pierre Bayle, qui a lu Foucher, montre quelle réactivation sceptique découle d’une telle lecture du cartésianisme. Chacun de nous peut bien dire, je sens de la chaleur à la présence du feu ; mais non pas, je sais que le feu est tel en lui-même qu’il me paraît. Voilà quel était le style des anciens pyrrhoniens. Aujourd’hui la nouvelle philosophie tient un langage plus positif : la chaleur, l’odeur, les couleurs, etc. ne sont point dans les objets de nos sens ; ce sont des modifications de mon âme ; je sais que les corps ne sont point tels qu’ils me paraissent. On aurait bien voulu en excepter l’étendue et le mouvement mais on n’a pas pu ; car si les objets des sens nous paraissent colorés, 1 Malebranche, en réalité, distingue dans la perception ce qui est en nous une modification de notre esprit (le sentiment) et l’objet représenté, l’idée, qui n’est pas un mode de notre esprit mais est en Dieu. Foucher ne fait pas cette distinction et lit le cartésianisme comme un idéalisme, c’est-à-dire comme portant en germe la thèse selon laquelle nous ne pouvons percevoir que des modifications de notre âme appelées idées. Cf. L. S. Foucher, Critique de La Recherche de la vérité, 1785, p. 20 et 45. 22 chauds, froids, odorants, encore qu’ils ne le soient pas, pourquoi ne pourraient-ils point paraître étendus et figurés, en repos et en mouvement, quoiqu’ils n’eussent rien de tel 1 ? Bien plus, les objets des sens ne sauraient être la cause de mes sensations : je pourrais donc sentir le froid et le chaud ; voir des couleurs, des figures, de l’étendue, du mouvement, quoiqu’il n’y eût aucun corps dans l’univers. Je n’ai donc nulle bonne preuve de l’existence des corps (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, article PYRRHON, Remarque B, Slatkine Reprint, Genève, 1969, tome XII, p. 102). Descartes tenait les qualités du mouvement et de l’étendue, telles la figure ou la grandeur, pour claires et distinctes. On sait quel usage Locke fera également de la distinction entre qualités premières et qualités secondes. Or Bayle récuse ici toute tentative pour exempter les qualités de l’étendue matérielle, dès lors qu’avec la mise en doute cartésienne de la sensibilité, le ver est dans le fruit : toutes les qualités attribuées au corps doivent être considérées comme des apparences subjectives. Un scepticisme indépassable, beaucoup plus étendu et plus radical que les cartésiens ne l’ont vu, découle donc de la philosophie moderne, d’après Bayle. On peut affirmer, d’un point de vue épistémique, que les idées ne nous font pas concevoir la nature des qualités telle quelle. La subjectivation des apparences, devenue le présupposé moderne fondamental, entraîne un scepticisme ontologique : il est douteux que ces idées aient un objet existant hors d’elles parce qu’elles ne sont que des modalités de l’âme. La seule ontologie doit être idéaliste (réduite à la seule affirmation de l’existence des idées). De sa lecture de Bayle (attestée dès 1737), Hume retiendra notamment que les qualités premières sont, tout autant que les qualités secondes, des apparences 1 Bayle ajoute ici en note : « L’abbé Foucher proposa cette objection dans sa Critique de la Recherche de la vérité : le Père Malebranche n’y répondit pas. Il en sentit bien la force ». 23 indissociables de nos perceptions. D’autres arguments du Dictionnaire historique et critique feront sur lui grande impression. Nous aurons ainsi l’occasion de revenir sur les arguments de l’article Zénon d’Élée portant sur l’espace et le temps. Contentons-nous d’indiquer ici que Hume ne développera pas le même scepticisme que Bayle, lequel s’ingénie surtout à opposer des opinions savantes, métaphysiques, théologiques, scientifiques ou qui passent pour telles. En outre, les apories de Bayle laissent place à un fidéisme, au moins de façade, où l’infirmité de la raison conduit à s’en remettre à la foi1. Au contraire, comme nous le verrons, chez Hume le scepticisme le plus grave (le moins susceptible d’être résolu) découle d’une opposition entre les principes réguliers de la raison naturelle ; et loin de voir en la foi un recours, Hume a soin d’empêcher qu’une récupération fidéiste en soit faite (voir TNH I.II et notre commentaire infra). Le fidéisme de Pascal Parce qu’elle est fidéiste, la philosophie de Pascal ne saurait davantage fournir une réponse suffisante à la défiance sceptique, selon Hume. L’impuissance et la contradiction de la raison naturelle sont pourtant bien avérées par Pascal. D’après lui, en effet, dogmatisme et scepticisme s’opposent dans une controverse impossible à trancher. La raison naturelle argue d’un côté, qu’elle est de bonne foi et sincère (elle se fait dogmatique), et d’un autre côté, qu’elle ne peut rien prouver (elle se fait pyrrhonienne). Ce faisant elle se heurte d’une part aux raisonnements sceptiques qui ruinent le dogmatisme, et d’autre part à la nature qui lui impose malgré tout ses croyances naturelles. Elle est donc impropre à procurer une véritable connaissance de soi. 1 Bayle peut ainsi dire dans l’article PYRRHON, que « sentir l’infirmité de la raison » (p. 105) ne laisse qu’à « atten[dre] de Dieu la connaissance de ce que nous devons croire et de ce que nous devons faire » (Dictionnaire, p. 106). 24 Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez-vous donc, ô hommes qui cherchez quelle est votre véritable condition, par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune. Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vousmême. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que l’homme passe infiniment l’homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu (Pascal, Pensées, Lafuma 131, Brunschvicg 434, Sellier 164). Au lecteur qui pourrait trouver dans le début de cette citation un écho rétrospectif à la position de Hume (et en particulier au dernier paragraphe du TNH I.IV.1), la fin du texte apporterait la mise au point de rigueur. Fondant la connaissance de soi sur la foi, Pascal conduit à une anthropologie apologétique à laquelle Hume sera fort étranger. Ainsi, se connaître soi-même, chez Pascal, c’est se reconnaître misérable lorsqu’on se détourne de Dieu et savoir que sa seule félicité est en Dieu ; dans l’ignorance de cela, le scepticisme est l’état de la raison humaine qui se reconnaît déficiente, le dogmatisme celui de la raison humaine présomptueuse. Chez Hume, c’est la philosophie expérimentale naturelle qui procure une connaissance de soi, à condition certes d’être repensée au travers des réquisits d’une science sceptique. Le rationalisme de Leibniz Le risque idéaliste porte sur l’existence des corps et de la matière étendue et il fait planer le doute sur la pertinence de la science moderne. Toutefois, une réponse possible, explorée à l’époque classique, consiste à montrer que la connaissance n’est pas vidée de son sens en ne portant que sur des idées. Locke et Leibniz l’ont chacun défendu en empruntant des voies différentes. Dans une correspondance que Leibniz entretient avec Louis-Simon Foucher autour de 1675, il lui concède que tant qu’on n’aura pas découvert la 25 raison d’être des phénomènes (qui est aussi la raison de leur ordre), c’est-à-dire découvert « pourquoi les choses sont de la manière qu’elles apparaissent », ce qui approcherait fort de la « vision béatifique de Dieu », le doute idéaliste restera possible. Mais il insiste néanmoins sur le fait que les phénomènes réels apparaissent avec une certaine cohérence, laquelle précisément ne peut être sans raison ni cause : Car dans le fond toutes nos expériences ne nous assurent que de deux [vérités], savoir qu’il y a une liaison dans nos apparences qui nous donne moyen de prédire avec succès des apparences futures ; l’autre que cette liaison doit avoir une cause constante (Leibniz, Lettre à Foucher de 1675, in Discours de métaphysique et autres textes, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 87). Ainsi, la réponse leibnizienne à l’argument du rêve consiste à dire qu’à défaut de connaître la cause première des apparences, on peut tout de même affirmer qu’il y a un ordre et qu’il y a une origine de ces apparences. La fin de la lettre insiste sur le fait qu’on peut avoir une certitude, outre la certitude démonstrative sur les vérités nécessaires, qui porte sur les faits : une certitude morale. Plus tard dans « Comment distinguer les phénomènes réels des imaginaires ? » Leibniz complète sa réponse à Foucher en présentant trois « indices » qui permettent de reconnaître les phénomènes réels : leur vivacité, leur diversité et leur congruence. La vivacité (que Descartes avait déjà relevée dans la sixième Méditation, AT 60) renvoie à l’intensité de la présence des phénomènes réels. Hume y verra l’unique trait de la crédibilité, quand Leibniz en fait qu’un critère parmi d’autres. Ces indices, certes non démonstratifs, procurent selon ce dernier une certitude morale (c’est-à-dire probable) en faveur de la réalité d’un phénomène dès lors qu’ils sont convergents1. 1 Leibniz, « Comment distinguer les phénomènes réels des imaginaires ? », in Op. cit., p. 194. Hume rendra hommage à Leibniz, dans l’Abrégé, pour son traitement des probabilités. 26 Qu’il y ait ou non une réalité par-delà les phénomènes, il est possible, selon Leibniz, de dégager, dans le champ phénoménal des lois, des rapports rationnels, des proportions. Dans cette perspective, le scepticisme perd son importance épistémologique et semble, pour le dire dans l’anglais de Hume, pointless. Mais qu’il en vienne à soupçonner, comme chez Hume, que les régularités ellesmêmes ne sont qu’apparentes et à tenir les relations causales pour des conjonctions fortuites, et il aura alors une nouvelle portée. Les évidences de la raison selon Locke De son côté, Locke donne une réponse différente au problème de la connaissance, qui, par définition, ne porte que sur des idées. Au tout début du quatrième livre de l’Essai concernant l’entendement humain, Locke définit la connaissance comme la perception de la conformité de nos idées. Lorsque la perception de la conformité entre deux idées se fait immédiatement, elle est intuitive. Lorsqu’elle se fait par l’intermédiaire d’autres idées, elle est démonstrative. Enfin, percevoir la conformité de nos idées à l’existence des « être finis extérieurs à nous », c’est en quoi consiste la connaissance sensible (Essai, IV.II). Or, à propos de la définition de la connaissance, Locke en vient à poser un problème touchant à la vivacité (Essai, IV.IV.1) : si la connaissance consiste à percevoir des idées, est-ce à dire que pour être supérieur aux autres en connaissance, l’esprit doit avoir plus d’idées ou encore que ses idées doivent être plus vives (lively) ? S’il faut répondre par la négative, d’après Locke, c’est parce que l’étendue de la connaissance dépend non du nombre des idées, mais de la capacité à percevoir de justes convenances entre elles ; et parce que la vivacité n’est pas un critère suffisant pour 27 distinguer la fantaisie de la connaissance 1 . La vivacité caractérise la façon dont l’idée se présente à l’esprit et qui nous fait penser qu’elle correspond bien à une existence actuelle 2 . Elle est un critère insuffisant pour dépasser l’argument acataleptique qui fait valoir que dans le rêve, la folie et les passions, nos idées peuvent être si vives qu’elles se confondent avec de vraies sensations. Lorsque l’esprit juge des choses selon la vivacité de ses idées, il s’en remet à un sentiment passif sans développer les dispositions propres à une véritable connaissance, c’est-à-dire sans chercher à percevoir la conformité des idées3. D’après Locke, conformément aux espèces de connaissance mentionnées plus haut, cette conformité peut être perçue ou bien intuitivement, ou bien démonstrativement, ou bien encore par la perception sensible. Elle peut aussi être simplement présumée ; et dans ce cas ce n’est plus une connaissance au sens strict, mais une croyance. Intuition, démonstration, perception sensible et jugement probable fournissent donc des évidences permettant d’établir la connaissance ou une juste croyance 4 . Ces évidences ne 1 Chez Locke comme chez Hume, la fantaisie (fancy) connote l’usage créateur et arbitraire de l’imagination. C’est en ce sens qu’elle est à la source des fictions littéraires, par exemple. 2 Une expression de nos jours a gardé trace de ce point : un souvenir vif nous fait presque sentir à nouveau ce que l’on avait éprouvé par le passé. 3 Dans De la conduite de l’entendement humain Locke dira même que la vivacité des idées (liveliness) peut être nuisible : elle retient l’attention de l’esprit, quand celui-ci aurait besoin de considérer des idées plus abstraites (§9). Les idées mathématiques par exemple ont l’avantage de développer une disposition cherchant à percevoir la conformité des idées, tandis que la vivacité des idées est séductrice, plaisante, mais elle contente trop facilement l’esprit (§7). 4 Chez Locke comme chez Hume plus tard, le terme anglais d’evidence pourrait être traduit par le mot français preuve. Mais l’un et l’autre emploient le terme proof pour désigner les idées intermédiaires de la démonstration. L’usage est donc de traduire evidence par évidence plutôt que par preuve. Il rejoint un emploi en français, lorsque nous disons, par exemple, qu’il y a des évidences en faveur de telle culpabilité, telle interprétation, telle thèse. Remarquons qu’il peut y avoir des évidences opposées, en faveur de thèses contraires. C’est également le cas chez Hume, où l’évidence apportée par un témoignage, par exemple, peut s’opposer à l’évidence procurée par l’expérience propre (cf. notamment EEH X). 28 sont pas liées à la vivacité des idées, et nous sont procurées par des opérations mentales absolument différentes des associations d’idées. Car les associations d’idées sont des liens fantaisistes que nous avons pris l’habitude faire sans percevoir la convenance ou disconvenance que la raison devrait établir (Essai, II.33). En outre, la conviction de Locke est qu’une philosophie de l’esprit doit tenir pour admis que certaines de nos idées sont bien à propos du réel, de sorte que les convenances perçues nous instruisent aussi sur les choses1. Il a pu, malgré tout, donner à ses contemporains – tels Stillingfleet ou Henry Lee – le sentiment qu’il écartait par pétition de principe un scepticisme auquel il ouvrait pourtant la porte2. Comme nous le verrons, l’insatisfaction de Hume à l’égard de ces différents points, engageant à ses yeux un traitement contestable de l’idée de pouvoir et de la logique du probable, conduira à la troisième partie du Traité de la nature humaine. L’immatérialisme de Berkeley La solution donnée par Berkeley au problème du scepticisme fit forte impression sur Hume, non pas tant, toutefois, en tant qu’elle réfutait le scepticisme, mais en tant qu’à son corps défendant, elle lui donnait de nouvelles armes. Les concepts et les thèses de Berkeley servent dans le Traité une intention contraire à leur sens original, celle la science sceptique. Pour l’apercevoir, il faut d’abord comprendre leur sens anti-sceptique chez Berkeley. Ce dernier part de la même thèse que Locke, à savoir que nous ne connaissons et contemplons jamais que nos propres idées. Mais il demande de ne pas distinguer la chose 1 D. Forest, « L’existence des choses hors de nous comme objet de connaissance : Locke, Essay, IV, XI », Revue philosophique, n°4, 2003, p. 421-433. 2 Ph. Hamou, « Locke : de quelle étoffe est le ‘voile des idées’ ? », in La voie des idées, dir. K. Ong-Van-Cung, CNRS éditions, 2006, p. 143-161. 29 de l’idée, afin de dissoudre le problème sceptique. La connaissance des choses est incompréhensible si ces choses sont séparées des idées ; il faut donc, selon lui, identifier les idées aux choses. La supposition que les choses sont distinctes des idées supprime toute vérité de la chose, et par suite conduit à un scepticisme universel, puisque nous ne connaissons et ne contemplons jamais que nos propres idées (Berkeley, Notes philosophiques – Carnet A, 606, in Œuvres, PUF, vol. I, p. 104). Pourquoi alors ne pas substituer systématiquement le mot idée au mot chose ? Berkeley s’en explique en soulignant que le risque « serait de prouver que les esprits ne sont rien » (Notes philosophiques – Carnet A, 872). Il y a, en effet, deux sortes d’êtres selon Berkeley : les idées, passives et perçues, et les esprits, actifs et non perçus (mais signifiés). Précisons que les idées que sont les choses dépendent non de nos esprits, mais de la volonté de Dieu et sont perçues par son esprit infini (DHP, Deuxième dialogue). Ainsi, une idée n’est pas, chez lui, une modalité de mon âme. Ce serait déjà un point permettant de nuancer l’interprétation qui y verrait une ontologie idéaliste (car les idées ne sont pas les seuls êtres, et les choses ne sont pas les produits fantasmés de nos esprits1). Mais ce n’est pas tout. Berkeley procède certes à une double réduction : les objets de la connaissance ne sont que ce qui est perçu par nos sens (des collections de qualités perçues par nos sens) ; et ce qui est perçu par nos sens, ce sont des idées, qui ne dépendent donc pas de notre volonté. Les discussions qui ont animé la période classique suffisent à montrer que ce n’est pas sans raison que Hume peut être séduit par l’identification de la perception (ou « idée », dans le vocabulaire de Berkeley) à la chose : les questions sur le 1 Dans ses Notes philosophiques, Berkeley exclut donc que sa réduction fasse de la chose « un pur fantasme » (sic, Carnet A, 807, « fantasme » renvoie au sens sceptique d’une image illusoire ici). 30 rapport de causalité, de ressemblance ou de conformité, ou encore de correspondance entre la perception et la chose tombent d’elles-mêmes1. Mais il faut préciser le sens de ce geste effectué par Berkeley : à l’inverse d’une idéalisation du réel, son intention est d’opérer une réification de nos idées afin de combattre le scepticisme à la racine2. Lorsque Hume, pour sa part, décide de ne traiter que des perceptions sans rien présumer de leurs causes et sans supposer qu’elles ressemblent à des objets séparés, il répète pour partie le geste berkeleyen. Mais il lui donne un tout autre sens, assumant pleinement une ignorance ontologique3. Deux points de rupture sont particulièrement notables. L’identification entre perception et chose est, d’après Berkeley, propre à donner un sens ontologique consistant aux expressions réalistes employées par le langage commun. Hume, pour sa part, remarquera que cette identification ne suffit pas à comprendre la croyance commune en l’existence des corps perçus. En effet, non seulement, dans une perception sensible, l’on croit en l’existence d’un objet perçu mais l’on admet encore que cet objet perçu continue d’exister malgré l’interruption de nos perceptions (TNH, I.iv.2). Croire en une existence continue et séparée de la perception, telle est la caractéristique de la croyance sensible que Hume se mettra en demeure d’expliquer, comme nous le verrons. En outre, chez Berkeley, l’identification entre perception et chose s’accompagne du souci d’éviter toute confusion ontologique entre fiction et réalité – c’est notamment la raison pour laquelle il refuse de faire de la vivacité le seul critère de distinction entre idée fictive et idée sensible. Le système que Hume développera, au contraire, s’en remet à la 1 Principes de la connaissance humaine, § 8 à 10. 2 R. Glauser, Berkeley et les philosophes du XVIIe siècle, Mardaga, 1999. 3 Par « ignorance ontologique », nous entendons ici notre ignorance sur ce qui peut ou non être dit être par-delà les apparences. 31 vivacité comme à la seule marque de distinction et admet la possibilité d’une indiscernabilité ontologique entre fiction et réalité sensible. Envisageons ce dernier point de rupture. Berkeley est attentif à la distinction entre les idées fictives et les idées sensibles. Il avance pour critère distinctif de nos sensations, des traits déjà remarqués par Descartes, Leibniz ou Locke : leur vivacité et leur régularité. Toutefois, il a conscience que ces critères seraient insuffisants à les distinguer des fictions s’il n’ajoutait un troisième trait : les sensations sont « moins dépendantes à l’égard de l’esprit (spirit) ou de la substance pensante qui les perçoit en ce qu’elles sont produites par la volonté d’un autre esprit (spirit), plus puissant » (Principes de la connaissance humaine, § 33, in Œuvres, PUF, 1985, p. 335) 1 . L’existence des sensations résulte d’une action divine, dont elles sont les signes, alors que les fictions sont produites par l’activité de l’esprit humain. Cette démarcation métaphysique est supprimée par Hume en raison de la critique de la causalité que nous examinerons plus loin. Le principe de Berkeley selon lequel être, c’est être perçu ou percevoir n’est-il pas paradoxal2 ? Il signifie que les choses existent en tant qu’elles sont perçues et que les esprits existent en tant qu’ils perçoivent et agissent. Or, concernant les choses à tout le moins, réduire leur être à un être perçu n’est-ce pas contraire au réalisme universellement reconnu par les hommes ? En réalité, Berkeley montre qu’une analyse du langage commun confirmera l’identification entre être et être perçu, et, s’il admet néanmoins que la thèse selon laquelle les objets sont des idées perçues par Dieu s’écarte du sens commun, il prétend que cet écart permet de mieux le 1 L. Jaffro, « Sensation et imagination : Berkeley et la ‘différence perçue’ », in Ressemblances et dissemblances dans l’empirisme britannique, dir. G. Brykman, Université Paris 10-Nanterre, Le Temps philosophique 6 (1999), p. 71-91. 2 Notes philosophiques, 429. 32 retrouver. La phrase « la table existe » est un propos de philosophe qui ne peut avoir de sens, nous dit Berkeley, qu’en le reconduisant au sens de propos communs, tels « je vois la table, je la sens »1. Et c’est pourquoi Berkeley énonce son principe ontologique fondamental en termes latins (« esse est percipi ») : il indique par là le statut philosophique de cette déclaration. Toute ontologie doit donc permettre de continuer à « parler avec le vulgaire ». C’est la raison pour laquelle, dans les Dialogues entre Hylas et Philonous, la critique de la matière porte sur la supposition philosophique que les qualités perçues ont un support distinct de toute substance pensante, et non sur l’usage commun du mot matière. Berkeley pense qu’à la source du scepticisme moderne, il y a l’hypothèse philosophique d’une double existence : d’un côté, celle de la perception et de l’autre, celle de la chose subsistant « hors de l’esprit », c’est-à-dire de façon « non perçue » (PCU, I. § 86-87). Or Hume montrera qu’à la source de cette hypothèse philosophique, qui certes ne résout rien, il y a une contradiction de la croyance naturelle : il n’y a nulle évidence en faveur d’une existence au-delà de nos perceptions, pourtant nous croyons naturellement – c’est un fait – en une existence continue et indépendante malgré l’interruption de nos perceptions (TNH, I.IV.2)2. En outre, l’immatérialisme de Berkeley semble ouvrir la voie à d’autres scepticismes, en donnant prise à de nouvelles questions : puisque nos perceptions sont changeantes, comment dire qu’il y a un seul et même objet pour moi, et un seul et même objet pour tous ? Comment est- 1 Cf. DHP, Deuxième dialogue, p. 140-141 et Principes de la connaissance humaine, Partie I, § 3. 2 Il y a une contradiction, nous le verrons, parce que l’expérience devrait nous faire conclure que ce que nous prenons pour l’objet de nos perceptions n’est que leur contenu mental. La croyance perceptive est donc contraire aux principes expérimentaux qu’elle suit par ailleurs. Et la réflexion sur ce point introduit un conflit de vivacité, chez Hume. 33 il possible d’établir ces « collections » qui constituent des objets : une telle collection est-elle une simple rhapsodie d’éléments disparates associés ou reliés (connected), et sinon selon quel principe de totalisation, de rassemblement et d’unité peut-elle s’opérer ? Les analyses de Berkeley reposent sur la communicabilité avec autrui, et les régularités dont on fait l’expérience dans nos perceptions – en particulier la régularité du rapport que l’on peut faire entre perception tactile et perception visuelle – régularités produites par Dieu. Mais une fois encore, s’il s’avérait que les régularités n’étaient que des effets apparents de notre fonctionnement mental, la possibilité de dégager des lois se trouverait compromise. Et l’explication de notre perception sensible n’en serait pas moins affectée que la connaissance de la nature en général. 34 3. LES IMPASSES DE LA PHILOSOPHIE MODERNE EN MORALE Lorsque Hume conçoit le Traité de la nature humaine, il envisage initialement deux parties. La première, à laquelle le premier livre est consacré, devra expliquer les opérations de la connaissance en évitant les écueils des réponses jusqu’alors données au scepticisme. Proposant une science sceptique de l’entendement, Hume refuse d’emprunter les voies aperçues à l’instant : l’approche matérialiste et mécaniste de Hobbes, l’option fondationnaliste cartésienne, le fidéisme inspiré de Pascal, et toute forme de rationalisme – que ce soit une ontologie qui définit le réel par sa rationalité (Leibniz), ou une théorie de la connaissance qui présuppose que les évidences reconnues par la raison sont des fondements de connaissance (Locke) – ou bien encore toute espèce d’ontologie théiste (telle l’immatérialisme apologétique de Berkeley). Quant au second versant du projet initial de Hume, qui occupe le second livre du Traité, il a pour objet les passions. Il faut maintenant repérer les sources principales d’insatisfaction à l’égard de la philosophie moderne qui ont poussé Hume à prendre la plume en la matière. À l’ouverture du second livre du Traité, l’horizon d’attente d’un lecteur du XVIIIe siècle est constitué par deux espèces d’ouvrages : ceux qui développent une science des passions en préalable à un système d’éthique ou de politique, et les œuvres des moralistes qui prétendent décrire les causes passionnelles des conduites humaines en société. Hobbes, Descartes et Spinoza sont les grands noms du premier genre, 35 quand La Rochefoucauld, Pascal, Mandeville ou Shaftesbury représentent quelques grandes contributions au second genre. Tout en faisant écho à ces deux styles, Hume n’embrasse entièrement aucune de leurs approches. Il présente bien une classification des passions selon leurs causes, comme en exposent les grands traités consacrés à la définition des passions 1 , mais sans examiner l’action causale dont la passivité de la passion serait l’envers. Et il ne vise ni à tirer immédiatement un principe éthique pour bien vivre ou vivre heureux, ni à fonder en raison une théorie politique du vivre ensemble. Par ailleurs il ne s’en tient pas à la simple description circonstanciée des conduites humaines historiques ou sociales que présenterait un tableau moraliste, puisqu’il dégage les principes par lesquels les passions sont engendrées dans diverses circonstances de la société. C’est pourquoi, au delà d’une description des mœurs sociales, il « entreprend de découvrir [la] circonstance commune », c’est-à-dire le principe, par où des objets aussi divers que le bel esprit, le courage », le maniement de l’épée, « les relations » et la richesse peuvent engendrer de l’orgueil (si j’en suis le détenteur) ou de l’amour (si autrui en est le détenteur) (Abr., p. 47-48). Les raisons de ce double pas de côté sont à la fois méthodologiques et philosophiques. La méthodologie des passions du livre II tire en effet les leçons de la critique de la causalité menée au livre I. Or la connaissance causale des passions donne lieu, chez Hobbes, Descartes ou Spinoza, à des définitions génératives (présentant la façon dont une passion est engendrée) qui présupposent une conception de la causalité matérialiste (Hobbes), en partie mécaniste (Descartes) ou bien encore nécessitariste (Spinoza). Hume rompt, lui, avec toute considération métaphysique sur l’action 1 Citons, par exemple, le chapitre IX des Éléments de la loi naturelle ou le chapitre 6 du Léviathan de Hobbes, le Traité des passions de l’âme de Descartes ou encore les troisième et quatrième parties de l’Éthique de Spinoza. 36 causale du corps conçue comme l’envers de la passion de l’âme (Descartes), et avec toute philosophie du conatus (Hobbes, Spinoza). À cet égard, dans le Traité, l’ordre de la classification des passions est éloquent. Chez Hobbes ou Spinoza, toute passion est engendrée par le désir fondamental (ou conatus), si bien qu’elle se définit à partir de lui. À l’inverse, dans le second livre du Traité, Hume commence d’emblée par traiter des passions qui ne se définissent pas par le désir, à savoir l’orgueil, l’humilité, l’amour et la haine, passions que Hume qualifie d’indirectes. Le traitement du désir et des autres passions directes (aversion, crainte, espoir, etc.) est différé à la fin du livre II. En outre, Hume ne cherche pas tant à présenter une taxinomie en genres et en espèces séparés qu’à décrire les processus de transfusion d’une passion en une autre, d’excitation des passions entre elles et finalement de renforcement et d’affaiblissement mutuels ; c’est l’œuvre d’une dynamique passionnelle, laquelle, à l’instar de la dynamique newtonienne, ne s’interroge pas sur l’essence de cette force mais observe son exercice. Mais la rupture ne s’arrête pas là. Quand bien même les philosophies des passions avancées par Hobbes, Descartes et Spinoza professent de comprendre et connaître les passions sans les juger moralement (les approuver ou les condamner), elles ont pour but de donner les moyens d’un gouvernement de soi. Or cette idée même présuppose deux thèses : d’une part, la possibilité d’un contrôle implique que la nécessité par laquelle les passions sont produites soit compatible avec une forme de liberté ou de libération, et d’autre part, la maîtrise procurée par la connaissance des passions doit donner à la raison un pouvoir au moins indirect sur elles en jouant sur des principes de compensation ou de réorientation. Les descriptions des moralistes rejoignent ce dernier présupposé lorsqu’elles montrent qu’à l’origine de toutes nos conduites, y compris les plus vertueuses, les plus sociales ou les plus respectueuses des lois, il y a un intérêt 37 qui choisit de supporter une frustration immédiate pour l’obtention d’une satisfaction sociale à plus long terme (que ce soit l’honneur, la richesse ou la concorde). Or, comme nous allons le voir, Hume rejette ces deux thèses et pense qu’elles font obstacle au développement d’une théorie exacte sur les passions autant qu’à ses prolongements éthiques et politiques. En somme, les moralistes n’ont pas mené l’indispensable enquête sur les principes communs à l’œuvre des passions dans leur variété sociale, et les philosophes modernes de la nature humaine, malgré le vœu d’une science descriptive des passions, n’ont pas assez interrogé la causalité même. Ce concept les a ainsi conduits à une controverse métaphysique sur la question de savoir si nos actions volontaires sont libres ou nécessitées. Ils ont en outre adopté un rationalisme indu sur la question de la motivation en prétendant que la vertu ou le bonheur résidait dans le contrôle des passions par la raison. Enfin, il faut ajouter un dernier point, qui n’est pas explicite dans le second livre du Traité mais que le troisième livre invite à considérer : ces auteurs ont développé des positions éthiques ou politiques sans disposer d’une juste théorie de l’appréciation morale. C’est ce que fait apparaître le reproche adressé plus généralement dans le livre III à tous les philosophes ou moralistes cherchant à fonder le jugement moral sur des vérités rationnelles, sur un ordre métaphysique définissant un sens de la « convenance » et du « raisonnable », ou encore sur un intérêt personnel dérivé du désir naturel. Dans ce qui suit nous montrerons pourquoi ces trois points sont trois impasses aux yeux de Hume. La controverse sur la liberté et la nécessité Hume a conscience des attentes de son lecteur sur le chapitre du libre-arbitre et de la nécessité. Dans l’Abrégé qu’il donnera des deux premiers livres, afin d’en faire la 38 promotion, il mettra en avant ce point comme susceptible de retenir l’attention du public. Or, avant que Descartes et Spinoza ne deviennent les figures d’une controverse renouvelée, ce sont les discussions autour de la philosophie de Hobbes qui ont fixé, en terre britannique comme plus largement en Europe, les termes du débat que Hume, pour sa part, prétend réduire à une querelle de mots. Hobbes est, en effet, nécessitariste : rien n’existe, selon lui, qui n’ait une cause, de sorte que la cause première elle-même, sans laquelle le monde n’existerait pas, existe nécessairement et par sa propre puissance. Tout ce qui existe dans le monde est dans cette perspective l’effet nécessaire de causes antécédentes découlant nécessairement de l’action de cette cause première (que les hommes nomment Dieu). L’action humaine est elle-même l’effet nécessaire d’un désir particulier, défini comme le commencement du mouvement vers un objet conçu comme plaisant. Et ce commencement de mouvement est à son tour l’effet de la conception de l’objet sur le mouvement vital qui tend à se conserver (conatus) car l’objet plaisant alimente le mouvement vital, alors que l’objet douloureux l’entrave. Ainsi la délibération n’est pour Hobbes que l’alternance de désirs nécessaires, et la volonté est le nom du dernier désir qui, précédant l’action, la cause 1 . Développée dès les Éléments de la loi naturelle qui circulent sous le manteau à partir de 1640 et reprise dans le Léviathan publié en 1651, cette position est âprement discutée. Elle est en particulier réfutée par l’Évêque de Derry, John Bramhall (1594-1663), lequel se fait l’interlocuteur de Hobbes dans « la controverse sur la liberté et la nécessité ». Bramhall pense 1/ que la conception de Hobbes contredit la « vraie liberté », c’est-à-dire celle des hommes « qui auraient pu agir autrement s’ils l’avaient voulu », 2/ qu’elle ruine la 1 Les désirs naissent nécessairement de l’action plaisante ou déplaisante des corps sur nous. Et la délibération ne consiste que dans la succession d’un désir par un autre, selon Hobbes. 39 responsabilité (notamment la responsabilité adamienne du péché), de telle sorte 3/ que louange et réprobation, récompense et blâme deviennent vains et injustes, et 4/ que cela a pour conséquence l’impiété et la négligence des devoirs religieux1. Sans renoncer à la possibilité de dire que les actions volontaires sont, en un certain sens, nécessitées, Hume refuse de céder à l’illusion que nous aurions toujours pu agir autrement. Il écarte donc toute concession à la contingence, telle que Leibniz cherchait à la ménager en concevant une nécessité hypothétique 2 . Le problème est donc le suivant. D’un côté, si l’action humaine est nécessitée, c’est la responsabilité de nos actions, leur mérite et leur démérite, qui semblent réduits à de vains mots. Si tel est le cas, la morale (qu’il s’agisse de ses règles et maximes ou d’une philosophie rendant raison de ces règles et maximes) ne s’en relève pas. D’un autre côté, si l’action humaine n’est pas la conséquence nécessaire de causes, c’est la possibilité même d’attentes rationnelles, de prévisions des conduites, et plus largement d’une science humaine qui semble compromise. La vie collective aussi bien que l’histoire ou la politique, seraient alors dépourvues de sens. Hume prétend dissoudre cette 1 Le texte d’une première confrontation entre Hobbes et Bramhall ayant eu lieu en 1645 sous les auspices du Marquis de Newcastle est d’abord repris dans De la liberté et de la nécessité publié en 1654, puis Bramhall ayant donné sa propre version de la discussion en 1655, Hobbes lui répond à nouveau dans un texte intitulé Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard en 1656. Cf. Thomas Hobbes, Les questions concernant la liberté, la nécessité et la hasard, introduction, notes, glossaires et index par Luc Foisneau, Paris, Vrin, 1999. 2 Leibniz publie à la fin de ses Essais de théodicée, des « Réflexions sur l’ouvrage que M. Hobbes a publié en anglais, De la Liberté, de la Nécessité et du Hasard » (GF, p. 374-385) où tout en accordant que l’action humaine est rendue nécessaire par un ensemble de causes antécédentes, il corrige la position de Hobbes : selon Leibniz la nécessité de l’action humaine n’est pas absolue comme Hobbes le prétend, mais hypothétique ou conditionnelle (terme scolastique que Bramhall utilisait aussi bien), c’est-àdire que la chaîne des causes conduisant à l’action est elle-même suspendue au choix divin entre mondes possibles. Ce que Leibniz cherche à maintenir par là c’est donc la contingence des choses et des événements du monde créé : leur contraire n’impliquant pas contradiction, ils ne sont pas nécessaires au sens absolus du terme selon lui. 40 controverse en montrant d’un côté, que la connexion nécessaire entre l’intention (ou le désir) et l’action est présupposée lorsque l’on croit en une responsabilité, et d’un autre côté, que cette connexion n’est pas un lien métaphysique mais seulement une opération mentale. L’affirmation d’une connexion nécessaire revient seulement à croire en une conjonction régulière entre intentions (ou passions) semblables et actions semblables, ou encore à croire à une intention (un désir) en présence d’une action – sans présumer une causalité essentielle entre la motivation affective et action. L’impossible gouvernement des passions par la raison Venons-en à la seconde thèse impliquée par l’idée d’un gouvernement de soi, et contestée par Hume. Il s’agit du principe rationaliste selon lequel la raison doit conduire nos passions. Le terme de « rationalisme » peut s’appliquer à des philosophies modernes très différentes en morale. Il peut avoir un sens large et un sens étroit, selon que la raison désigne notre faculté de connaître en général ou selon qu’elle désigne la capacité intuitive et démonstrative qui établit des relations entre idées. En outre, le rationalisme peut porter sur la motivation morale aussi bien que sur l’appréciation morale. Nous envisagerons en premier lieu un rationalisme au sens large et qui porte sur la motivation morale. Il nous dit que pour être moral ou agir moralement il faut se soumettre à la raison. C’est le rationalisme que Hume discute dans le deuxième livre du Traité, lorsqu’il traite des passions directes telles que le désir (TNH II.III.3). Le rationalisme qui porte sur l’appréciation morale est pour sa part critiqué au début du livre III et prétend que le jugement de valeur par lequel on reconnaît la vertu d’une action, d’une intention ou d’une personne est établi par la seule raison. Ce rationalisme devient étroit lorsque non seulement il affirme que la raison est la faculté de motivation ou d’appréciation morale, mais encore lorsqu’il lui attribue ce rôle fondamental parce qu’elle 41 opère des relations entre idées qui définissent des vérités morales servant de règles d’action ou d’approbation. Ce dernier rationalisme est plus spécifiquement ciblé par les attaques de Hume au livre III du Traité (TNH III.I.1) et dans l’Enquête sur les principes de la morale (EPM I et App.1). Le rationalisme au sens large qui porte sur la motivation morale est du point de vue de Hume uniformément partagé par ceux qu’il nomme « les métaphysiciens » (TNH II.III.3 et DP V). De l’image platonicienne de l’attelage du Phèdre (246a) jusqu’à la philosophie de Shaftesbury et Hutcheson, inspirée de la théorie stoïcienne des passions, le gouvernement de soi qui permet d’accéder à la tranquillité et la vertu est conçu comme un gouvernement des passions par la raison, ou encore une manière de soumettre nos passions à une règle rationnelle. D’après Cicéron, la raison est la faculté naturelle par laquelle nous percevons la loi de nature qui définit ce qui est conforme à notre nature rationnelle et qui « appelle l’homme à bien agir, par ses commandements » et « le détourne du mal » 1 . Les théoriciens du droit naturel pensent pour cette raison que la nature de l’homme est sociable parce que rationnelle. Grotius tient qu’elle comprend deux principes d’action, l’intérêt et la sociabilité, quand Pufendorf voit dans la sociabilité un principe permettant de « mieux pourvoir à ses intérêts » ; mais tous deux héritent du rationalisme stoïcien sur ce point2. Ils admettent ainsi que la raison impose une règle ou une loi dont la normativité est fondée sur un ordre du monde, de la nature ou de la création, ordre qui doit être respecté pour que chaque créature soit conforme à sa nature et par là à son bien. C’est également un présupposé partagé par les philosophes du sens moral Shaftesbury et 1 Cicéron, De Republica, LIII, chap. 22. Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, I, I, § 10 et Samuel Pufendorf, Droit de la nature et des gens, II, 3, § 18. 2 42 Hutcheson. Chez eux, le gouvernement de soi se fait par une forme de régulation qui ne consiste certes pas à imposer une obligation fondée sur une connaissance rationnelle, mais qui vient de l’approbation que nous donnons aux affections naturellement bienveillantes. Nous percevons, jugeons ou apprécions qu’elles sont conformes à notre nature, laquelle appartient à l’ordre des natures. La sociabilité et la moralité font alors notre bien parce qu’elles accomplissent notre nature en la mettant en harmonie avec celle des autres êtres créés. Aux yeux de Hume, le rationalisme touchant à la motivation se heurte alors à plusieurs démentis attestés par l’expérience. Le principal tient au fait que la raison seule ne peut pas être motivante parce qu’elle est incapable de susciter une quelconque émotion ou affection. Pour influencer notre volonté (c’est-à-dire pour être motivé à agir), il faut pourtant que nous soyons affectés ou émus en quelque manière, selon Hume. La raison est la faculté par laquelle nous découvrons l’existence des choses et établissons des connexions causales entre elles. Ainsi, elle peut nous apprendre qu’un objet de notre désir est présent ou que tel ou tel moyen permettra de l’obtenir. Mais elle ne peut pas nous informer à elle seule qu’un objet est désirable. Que des objets nous procurent tel ou tel plaisir, tel ou tel malaise est ainsi un fait de nature (« originel »), indépendant de la raison. C’est pourquoi aussi le gouvernement des actions n’est jamais l’enjeu d’un conflit entre la raison et les passions. Puisque la raison ne peut jamais à elle seule produire une affectivité ou un état affectif, en retour aucun état affectif ne saurait lui être contraire comme tel. Hume a pour l’exprimer une formule frappante : « la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions » (TNH, II.III.3 §4). Elle dit à la fois l’impuissance de la raison à soumettre les passions pour agir, et la vanité de toute quête 43 cherchant à le faire 1 . La nuance « et ne doit qu’être » ne suppose pas que la raison pourrait de fait s’émanciper d’une tutelle des passions et qu’il lui faudrait se contraindre à ne pas le faire. En réalité, la raison n’en a pas la capacité. Cette nuance signifie plutôt que les philosophes et les hommes du commun ne doivent même pas chercher à faire prédominer la raison car c’est un idéal qui n’a pas de sens. La théorie rationaliste du jugement moral À propos de l’appréciation morale, Hume dresse un état des lieux précis dans le troisième livre du Traité. Parmi les trois théories qu’il distingue, le rationalisme étroit portant sur l’approbation morale est celle que Hume rejette le plus entièrement (TNH, III.I.1). Cette théorie suppose que nos jugements moraux sont fondés sur des relations d’idées établies par la raison seule (indépendamment de nos passions) et donc que la morale est une science intuitive et démonstrative. Ralph Cudworth (1617-1688), Nicolas Malebranche (1638-1715) et Samuel Clarke (1675-1729) sont parmi les premiers (dira Hume dans la seconde Enquête) à l’avoir adoptée. Chez tous, la conviction que la raison peut découvrir les vérités morales s’appuie sur un présupposé hérité pour partie des stoïciens et pour partie de la théologie chrétienne, selon lequel le bien est ce qui conforme à l’ordre rationnel, et le mal ce qui lui est contraire. La seule différence porte sur la caractérisation de cet ordre rationnel des choses : Malebranche pense qu’il s’agit d’un ordre divin (non naturel), Clarke de rapports nécessaires entre essences et Cudworth de relations entre natures auto-formatrices indépendantes de la volonté de 1 La nuance et ne doit qu’être ne suppose pas que la raison pourrait de fait s’émanciper d’une tutelle des passions et qu’il lui faudrait se contraindre à ne pas le faire. La raison n’en a pas la capacité. Cette nuance signifie plutôt que les philosophes et les hommes du commun ne doivent même pas chercher à faire prédominer la raison : c’est un idéal qui n’a pas de sens. 44 Dieu1 . À ces auteurs on pourrait ajouter Joseph Butler qui pense que dans tout jugement moral une convenance à l’égard de la nature humaine est évaluée2. Là où Clarke juge par exemple que la disconvenance est évidente entre l’innocence et la punition, Butler envisage que la punition d’un innocent est contraire à la nature humaine et qu’elle est blâmée pour cette raison. Dire qu’il est mal de punir un innocent, c’est donc dire que l’action ne convient pas. Et d’après le rationalisme c’est en connaissant les propriétés essentielles d’une chose et les relations qu’elle a avec une autre (éventuellement avec les propriétés de la nature humaine), que l’on sait ce qui convient et ce qui doit être. Une telle position, aux yeux de Hume, prête le flanc à plusieurs critiques. Elle opère un glissement de l’être au devoir-être, qu’elle ne justifie pas ; elle se rend incapable de comprendre que les préceptes moraux sont motivants, c’est-àdire que leur approbation nous incite ou nous oblige à agir ; et inversement elle se heurte au fait que l’évaluation morale d’un motif passionnel ne consiste nullement à apprécier une quelconque vérité ou fausseté. La première critique est exprimée à la fin de la première section du livre III. Dans chacun des systèmes de moralité que j’ai jusqu’ici rencontrés, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l’existence d’un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j’ai la surprise de constater qu’au lieu des copules habituelles, est ou n’est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doit ou un ne doit pas. C’est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus 1 Nicolas Malebranche, Traité de morale (1684), I, 1 § 6 ; Samuel Clarke, A Discourse Concerning the Unchangeable Obligations of Natural Religion (1706) ; Ralph Cudworth, Treatise Concerning Eternal and Immutable Morality (1731, écrit vers 1660), I, 2 § 3. 2 Joseph Butler, Fifteenth Sermons preached at the Rolls Chapel (1726) et Analogy of Religion (1736). 45 grande importance. Car, puisque ce doit ou ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu’elle soit soulignée et expliquée, et qu’en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d’autres relations qui en diffèrent du tout au tout (Hume, TNH, III.I.1 § 27, p. 65). Hume demande de toujours veiller, en philosophie morale, à ne pas passer indûment et sans explication d’une relation exprimée par la copule est / n’est pas à une relation exprimée par les modaux doit / ne doit pas et il ajoute que cette mise en garde suffit à détruire les systèmes rationalistes. Contrairement à ce qu’une lecture kantienne rétrospective pourrait laisser croire, dans ce passage Hume ne présuppose pas de césure entre l’être et le devoir-être et il ne dit pas explicitement que l’inférence de l’un à l’autre est impossible. Il appelle seulement son lecteur à la vigilance devant les arguments qui infèrent l’un de l’autre1. Or, d’après la critique menée plus haut contre toute tentative de soumettre les passions à la raison, il est clair que les seules prémisses factuelles d’où une obligation pourrait être tirée seront des propositions exprimant un rapport affectif. Car ce rapport est fonction du plaisir ou du déplaisir qui le fait naître et est à la source des jugements de valeur. La connaissance des rapports entre les choses (à supposer qu’elle soit possible) ne saurait donc être un motif suffisant pour agir conformément à elle. Or reconnaître qu’un précepte ou une maxime sont moraux n’est-ce pas reconnaître qu’il faut agir comme ils le demandent ? Ainsi, juger de leur moralité c’est émettre une appréciation qui suppose de reconnaître en eux un motif d’agir – ce que la raison seule est selon Hume incapable de faire. 1 Sur la soi-disant « loi de Hume » qui interdirait de déduire le devoir-être de l’être, il y a eu une controverse bien résumée par A. MacIntyre dans Quelle justice ? quelle rationalité ?, PUF, 1993, p. 334-335. Cf. également Vanessa Nurock, « Faut-il guillotiner la loi de Hume ? » dans Lectures de Hume, Ellipses, 2009. 46 Clarke veut montrer qu’une action vertueuse est une action que nous avons une raison d’accomplir sans avoir besoin de sanction. Supposer que la raison est motivante lui permet de rejeter la théorie qui verrait dans la motivation morale un égoïsme suscité, par exemple, par la crainte d’un châtiment ou l’attrait d’une récompense. Mais puisque rien ne semble, dans une proposition rationnelle, inciter ou nous obliger à agir, tournons-nous vers la position égoïste, qui semble prêter une attention plus rigoureuse aux motivations humaines. La théorie égoïste de la motivation et de l’appréciation Le constat que les actions humaines, y compris celles qui sont considérées comme vertueuses et celles qui participent au bien général de la société, procèdent d’une motivation « égoïste » (selfish) c’est-à-dire de l’intérêt personnel, de l’amour propre ou de l’ambition individuelle est fait par des auteurs divers, bien connus des lecteurs cultivés au XVIIIe siècle1. Ce sont d’abord les moralistes du XVIIe siècle, tels La Rochefoucauld, et les auteurs influencés par une anthropologie chrétienne, tels les Jansénistes français Pascal et Nicole. D’autres auteurs, accusés de néo-épicurisme par leurs adversaires, cherchent à développer une science de 1 La traduction de selfish par « égoïste » se justifie du fait que le terme « intéressé » pourrait prêter à confusion. En effet, comme on va le voir, chez des auteurs de la tradition stoïcienne, tels Shaftesbury, l’intérêt n’est précisément pas d’une nature selfish (exclusivement tourné vers soi, vers le self). « L’hypothèse selfish » est donc celle qui considère toute motivation humaine comme une variante de l’intérêt personnel. On notera toutefois que les auteurs qui y souscrivent peuvent admettre que la satisfaction personnelle n’exclut pas toujours celle des autres. En effet, on peut distinguer deux espèces d’égoïsme : d’un côté, celui qui recherche le bien personnel à l’exclusion du bien des autres ou qui tire satisfaction d’avoir plus que les autres et de l’autre, celui qui désire un bien personnel compatible ou conciliable avec celui d’autrui. La distinction entre un égoïsme exclusif et un égoïsme non-exclusif a conduit certains auteurs à séparer l’amour-propre (qui s’accompagne d’une haine envers autrui ou du désir de lui être supérieur en puissance) de l’amour de soi (sans haine pour autrui ni désir de vaine gloire). Chez Pascal, par exemple, l’amour que l’homme se porte avant la Chute est non-exclusif puisqu’il intègre l’amour de Dieu ; il devient exclusif après la Chute. Cf. Blaise Pascal, « À Monsieur et Madame Périer », 17 octobre 1651, Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma, Seuil, 1963, p. 277 (b). 47 la nature humaine, tels Hobbes et Mandeville1. Aucun de ces groupes n’est parfaitement homogène mais ce tableau, dressé notamment par Hutcheson pour cibler ses critiques, et familier à Hume, a l’avantage de mettre en évidence deux inspirations anthropologiques différentes : celle – théologique – qui dépeint l’homme de ce monde comme marqué par le péché et celle – scientifique – qui cherche à dégager les causes naturelles de la société2. Or ce constat, semblable chez les moralistes chrétiens et les autres, ne s’accompagne pas d’une même appréciation. Ainsi, tandis que Pascal et Nicole désapprouvent la motivation intéressée du point de vue de la morale religieuse qui est la leur, l’intention de La Rochefoucauld est un peu différente 3 . Dévoiler l’intérêt à l’origine des actions vertueuses conduit à interroger la valeur de l’intérêt, mais aussi le critère de l’évaluation morale. La lecture d’une 1 Ce qualificatif vient du fait qu’ils soutiennent des thèses qui, résumées de façon générale, font lointainement écho à celles de l’épicurisme antique, à savoir : ce qui est utile à l’homme est mesuré à l’aune d’une satisfaction ou d’un plaisir individuels ; rien n’est ni juste ni injuste indépendamment de lois établies par contrat et à condition que ces lois soient utiles aux individus. Cf. Épicure, Lettres et maximes, Épiméthée, PUF, 1995, Maximes Capitales XXXI à XXXVIII. 2 Francis Hutcheson, Illustrations on Moral Sense (1728), publié avec l’Essay on the Nature and Conduct of Passions and Affections, Indianapolis, Liberty Fund, 2002. Sur ce tableau de la philosophie morale dressé par Hutcheson, nous renvoyons à l’article limpide de Christian Maurer, « Self-Interest and Sociability », in The Oxford Handbook of British Philosophy in the Eighteenth Century, Oxford University Press, p. 291-314. 3 Blaise Pascal et Pierre Nicole voient dans l’intérêt personnel la motivation caractéristique de l’homme d’après la Chute. Ainsi, dans le fragment des Pensées sur l’amour-propre, Pascal juge cette passion « la plus injuste » et « la plus criminelle qui soit », mais admet que ses principaux effets, en l’espèce le déguisement de ses qualités et défauts et la flatterie, rendent possible la sociabilité. Cf. Pensées, Brunschvicg 100, Lafuma 978, Sellier 743. Cf. également Pierre Nicole, Essais de morale, « De la grandeur » (t. II, 5e traité, 1re édition 1670), partie I, chap. VI. Dominique Weber a toutefois souligné que Nicole se séparait de Pascal en admettant que l’amour-propre pouvait être « éclairé » et se limiter lui-même : ainsi, pour la sécurité, l’amour-propre cherchant la commodité peut refreiner l’amour-propre poursuivant la vaine gloire. Weber fait même l’hypothèse d’une inspiration trouvée chez Hobbes. D. Weber, « Le “commerce d’amour propre” selon Pierre Nicole », Asterion, 2007/5, en ligne : https://asterion.revues.org/848#ftn5. 48 célèbre maxime de La Rochefoucauld pourrait nous en convaincre. L’intérêt que l’on accuse de tous nos crimes mérite souvent d’être loué de nos bonnes actions. (La Rochefoucauld, Maximes, 305, Livre de Poche, 1991, p. 132) L’élégance de la formule ne dispense pas de l’interroger. L’intérêt égoïste est-il louable ? L’action vertueuse faite par égoïsme (désir de profit ou de gloire personnelle, voire de vaine gloire) mérite-elle d’être « louée » ? Quel est le sens de ce « mérite » ? Lorsque La Rochefoucauld dit encore que « l’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes » (Réflexion morale 213), il indique que l’intérêt pour la puissance ou la gloire peut être réorienté vers un bien public ou commun, afin de mieux l’atteindre. L’intérêt peut se réorienter lorsqu’il se dirige vers un bien qui vient compenser la perte ou la mise à distance d’une satisfaction personnelle immédiate. C’est le levier que Hobbes, Locke et Mandeville mettent également en évidence pour expliquer la sociabilité humaine, quoique le cadre anthropologique soit fort différent des moralistes. Chez Hobbes, la raison qui a pour fonction de juger des moyens de satisfaire le désir individuel, réoriente le désir lorsqu’elle conçoit que le moyen nécessaire premier est d’assurer la préservation de l’individu. Elle commande donc de mettre à nos actions intéressées une limite – commandement qui a pour nom loi de nature (Le Citoyen, I, chap. II, § 1 et Léviathan, chap. XIV). Quant aux passions apparemment désintéressées telles la pitié, ou vertueuses telles le courage, elles dérivent toutes, selon lui, du désir fondamental de conservation et de satisfaction, lequel, dans la vie collective, devient également désir de puissance sur les autres. Ainsi, le Léviathan définit le courage comme une forme de crainte 49 jointe à l’espoir d’éviter un dommage. Et la pitié est « un chagrin devant le malheur d’autrui » qui « vient de ce qu’on s’imagine qu’on peut être frappé par un semblable malheur » (Léviathan, I.VI, p. 54-55). Hobbes le nomme fellow-feeling, terme par lequel les Lumières écossaises caractérisent la sympathie. C’est, selon Hobbes, un désir de procurer du bien à autrui dès lors qu’on s’imagine que son intérêt est le nôtre. C’est pourquoi il sera très tôt lu comme l’auteur par excellence qui définit toute passion comme une espèce d’intérêt égoïste. Une telle interprétation mérite sans aucun doute d’être considérablement nuancée. Toutefois c’est celle qui prévaut dans les débats de la philosophie moderne que le jeune Hume connaît bien1. Lorsque ce dernier devra rendre compte de la bienveillance, fondée sur la sympathie, il prendra soin, on le verra, de la distinguer du fellow-feeling hobbesien, fondé sur un intérêt personnel imaginaire. Un autre nom est souvent cité aux côtés de Hobbes dans le camp égoïste, celui de Locke. Ce dernier n’a pourtant pas défendu un système moral et politique dérivant du seul intérêt égoïste. L’intérêt auquel Locke renvoie est plutôt la poursuite de « l’utile véritable » dont le sens est hérité des stoïciens et nourri de cosmologie chrétienne, c’est-à-dire la poursuite d’un bien qui convient à notre nature en tant qu’elle a une place déterminée dans la création. Mais les adversaires des « égoïstes » (Hutcheson, par exemple) prélèvent des passages qui font écho à la thèse de la réorientation de l’intérêt et à celle d’une justice conventionnelle. Le texte privilégié se trouve dans l’Essai sur l’entendement humain, 1 La question du courage a notamment cristallisé le conflit des interprétations de la littérature secondaire sur Hobbes. Léo Strauss voit dans la définition qu’en donne le Léviathan l’indice que la pensée de Hobbes se détourne d’un cadre aristocratique pour adopter un point de vue « bourgeois » (sic) où l’amour-propre et l’intérêt sont au principe de toute passion (La philosophie politique de Hobbes, tr. fr. par E. Enegren et M. De Launay, Paris, Belin, 2000). Mais Dominique Weber souligne que « Pour Hobbes, c’est le désir, et non pas l’amour-propre, qui concentre en lui la totalité de la cause efficiente des comportements humains » (Hobbes et le désir des fous, Paris, PUPS, 2007, p. 77). 50 lorsqu’il traite de la relation de conformité entre une action et une règle morale. On lit alors des lignes dont la résonance est à première vue égoïste : Il serait en effet totalement vain de vouloir imposer une loi aux actions libres de l’homme sans y attacher la sanction d’un bien et d’un mal pour déterminer la volonté (Locke, Essai, II.XXVIII.6, trad. par J-M Vienne, 2 vols., Vrin, 2001, p. 547). L’observance d’une règle pour Locke semble ici suspendue à la perspective d’un profit ou d’un désavantage personnel. La reconnaissance de ce qui est juste ne serait pas par soi contraignante. Et plus loin on lit encore : Les lois auxquelles les hommes rapportent en général leurs actions pour juger de leur rectitude ou de leur défaut, me paraissent être les trois suivantes : 1. La loi divine ; 2. La loi civile ; 3. La loi de l’opinion, ou de la réputation, si je peux l’appeler ainsi. Par la relation à la première d’entre elles, les gens jugent si les actions sont des péchés ou des devoirs ; à la seconde, si elles sont criminelles ou innocentes ; et à la troisième, si elles sont des vertus ou des vices (Locke, Essai, II.XXVIII.7, p. 548). Les appréciations morales du mérite et du démérite, en particulier, sont relatives « aux seules actions valorisées ou discréditées dans ce pays ou cette société » (§10). Et l’on croirait lire un émule de La Rochefoucauld quand on découvre que les seules « mesures ordinaires » de la vertu et du vice sont la louange et le blâme conventionnels. Mais on se tromperait. Locke affirme en effet qu’elles « correspondent partout dans une grande mesure aux règles immuables du juste et de l’injuste que la loi de Dieu a établies » (Locke, Essai, II.XXVIII.11, p. 555). Malgré les variations culturelles, en effet, les « règles immuables du juste et de l’injuste » se laissent découvrir, d’après Locke, par la raison humaine. L’on retrouve donc ici le soubassement théologique déjà rencontré chez les rationalistes : notre vrai 51 bien s’inscrit dans l’ordre de la création, institué par Dieu, c’est-à-dire par la loi divine, et c’est en utilisant la raison, une faculté propre à notre nature (dont la finalité est fixée par la loi divine), que ce bien nous apparaît et que nous le désirons naturellement1. Un représentant beaucoup plus assumé de l’égoïsme concernant la motivation et l’appréciation morale est Bernard Mandeville, qui, dans La Fable des abeilles cherche à faire une anatomie du corps social. Il montre que « si l’humanité pouvait être guérie de ses défauts naturels, elle ne pourrait plus s’élever jusqu’à l’état de sociétés vastes, puissantes et polies, ce qui lui est arrivé sous les grandes républiques ou les grandes monarchies différentes qui ont existé depuis la création » (Préface, Vrin, p. 25). La prospérité et le bien public ne naissent pas intentionnellement et il est heureux qu’ils ne soient pas poursuivis pour eux-mêmes par les individus puisque le fait qu’ils soient recherchés serait plutôt un obstacle à leur réalisation. Hume retiendra l’utilité de mettre en contrepoint de l’état social non seulement un état de nature où l’intérêt égoïste règne, mais aussi les peintures d’un âge d’or où la vertu empêche le commerce et la justice d’apparaître. Mais il ne niera pas l’existence d’une motivation sociale que serait un intérêt pour le bien public indépendant de l’intérêt égoïste. En outre, dans les Recherches sur l’origine de la vertu morale, Mandeville montre que la source de l’appréciation morale étant le désir d’honneur, c’est-à-dire d’estime sociale, nous ne reconnaissons la valeur de que nous appelons « vertu » que pour éviter le déshonneur et assurer notre réputation. C’est ce qui permet aux législateurs d’utiliser l’égoïsme (selfishness) l’obstination et la ruse des hommes pour les gouverner, et ce 1 Ce rationalisme est frappant dans un texte antérieur d’une trentaine d’année à l’Essai sur l’entendement humain et intitulé Essais sur la loi de nature (Bibliothèque de philosophie politique, 1986). 52 à leur insu 1 . Ils s’appuient sur la capacité de l’intérêt personnel à préférer un bien plus grand mieux assuré (même s’il suppose de supporter un mal inférieur et immédiat) qu’un bien inférieur et moins garanti (même s’il est immédiat). Mais ils doivent seulement leur « faire croire » qu’il est « plus avantageux pour chacun de dompter ses appétits que de leur donner libre cours » et « qu’il [vaut] mieux pour lui veiller à l’intérêt public qu’à ce qui lui semblerait son intérêt particulier » (Vrin, vol. 1, p. 43). L’art des législateurs est donc un art de la manipulation qui joue de la réorientation de l’intérêt. Ainsi, les législateurs ont dû inventer une « récompense imaginaire », en compensation de l’abnégation immédiate (car il est impossible d’offrir une récompense réelle pour chaque acte d’abnégation) : la flatterie et c’est là l’origine des sentiments d’honneur (réduit à une estime sociale) et de honte (réduite à une dépréciation sociale). La seule source de l’approbation morale dont Mandeville tient compte est donc sociale. Au final, le ressort de la vertu en tant que celle-ci est une disposition à agir socialement valorisée, c’est l’orgueil (Vrin, vol. 1, p. 45). Ainsi l’appréciation peut être motivante, mais c’est une appréciation sociale qui nous incite à agir, au moins à notre insu, par amour de la renommée. Quant à l’existence de passions désintéressées, telles que la pitié, Mandeville ne la nie pas – mais ce sont alors des passions « naturelles » qui n’ont pas de mérite moral. La vertu est artificielle, et appréciée de façon artificielle. Les deux faces du problème posé par l’égoïsme moral peuvent être résumées de la façon suivante. D’une part, l’explication d’une passion sociale ou morale par la réorientation de l’intérêt égoïste induit-elle une réduction de 1 Le texte anglais du premier paragraphe d’« Une recherche sur l’origine de la vertu morale » dit que l’homme est rendu social, « parce que c’est un animal d’un égoïsme (being extraordinary selfish) et d’une obstination, aussi bien que d’une ruse extraordinaires » (FA, vol. 1, p. 43). 53 sa nature et de sa valeur morale ? Le désir de justice ou de bien public, par exemple, devrait être identifié à un espèce de désir personnel et on ne voit plus pourquoi il devrait davantage être loué que ce dernier. D’autre part, le dévoilement du désir d’estime sociale à l’origine de l’appréciation morale réduit-il l’approbation de la vertu à une valorisation conventionnelle et intéressée ? Si je n’appelle vertu que ce que les autres appellent vertu afin que mon appréciation ait une certaine réputation, on voit mal comment les jugements de valeur, en morale, pourraient être autre chose que des conventions sociales. La théorie du sens moral a vu là deux écueils, qu’elle a tenté de contourner par une critique en règle de l’égoïsme. La théorie du sens moral À l’époque où Hume conçoit le Traité, l’approche qui semble la plus à même d’éviter les travers du rationalisme et des théories égoïstes est la philosophie du sens moral. En 1726 Hume achète un exemplaire des Characteristicks écrits par Lord de Shaftesbury et la lecture qu’il en fait entre sans doute en résonance avec les textes de Cicéron dont il devient féru dans les années vingt1. Shaftesbury (1671-1713) s’était opposé à Hobbes, et Mandeville à son tour à Shaftesbury. Dans l’Essai sur le sens commun, le Lord anglais souligne le risque réductionniste d’une explication par la réorientation de l’intérêt personnel exclusif. Selon lui, Hobbes fait de la civilité, de l'hospitalité et de l'humanité un simple égoïsme plus délibéré (a more deliberate selfishness) alors que la sociabilité, est une inclination à vivre en groupes que nous avons par nature (une inclination « grégaire », sic); elle n’est pas dérivée de l’intérêt égoïste. Il juge par ailleurs que l’intérêt pour notre bien propre n’est pas exclusif (selfish). Shaftesbury s’appuie pour le montrer sur une cosmologie 1 Characteristicks of Men, Manners, Opions, Times, John Darby, Londres, 1711. 54 néo-stoïcienne présentée dans l’Enquête sur le mérite et la vertu. L’intérêt commun suppose la considération de l’intérêt propre, c’est-à-dire de ce qui convient à notre nature. Le bien propre ou véritable d’une créature est en effet relatif à la fin naturelle en vue de laquelle elle existe. Mais, comme la création en elle-même fait système et comme cette fin naturelle suppose par définition de participer au bien de la Nature, le véritable bien de toute créature participe au bien du Tout. Il y a donc un intérêt qui, selon Shaftesbury, se trouve dans une nature tournée vers ses semblables (following Nature) et nous ouvre à une affection commune plutôt qu’il ne la supprime. Or la description de la moralité humaine offerte par Shaftesbury ne s’arrête pas là. Car jusqu’ici ces affections bonnes pour nous et pour les autres ne sont pas encore morales. La moralité suppose une réflexion critique : elle consiste à reconnaître qu’une affection sociale naturelle est un bien. C’est alors que l’individu peut comprendre que son intérêt pour la moralité n’est pas simplement égoïste, mais consiste, selon Shaftesbury et plus tard Hutcheson, en un sens moral. Dans une créature capable de se former des notions générales des choses, ce ne sont pas seulement les êtres extérieurs qui s’offrent aux sens qui sont les objets de l’affection, mais les actions ellesmêmes et les affections de pitié, de bonté (kindness), de gratitude et leurs contraires, amenées à l’esprit par réflexion, en deviennent les objets. De sorte que par le moyen de ce sens réfléchi naît un autre genre d’affection portant sur ces affections elles-mêmes déjà éprouvées et qui deviennent à présent l’objet d’une nouvelle inclination ou aversion (Anthony Ashley Cooper, Lord Shaftesbury, Enquête sur le mérite et la vertu, Livre I, Deuxième partie, section III). Avoir un sens moral c’est donc tenir la gentillesse (kindness) ou la bienveillance (benevolence) pour un bien1. 1 À l’inverse Mandeville dira pour sa part que les affections naturelles telles que la pitié ne sont ni morales ni immorales. 55 Nous prenons par là conscience qu’en faisant du bien à autrui notre action est notre propre bien. L’appréciation de la passion à l’aune de l’intérêt « propre » (qui peut être commun) et non à l’aune de l’intérêt personnel (égoïste) devient alors une motivation à agir. Les affections sont « vertueuses » lorsque leur bonté est elle-même évaluée de façon réfléchie. Seul l’homme a cette capacité d’opérer un retour critique sur ses affections que Shaftesbury nomme le goût. C’est la faculté d’approuver le naturel et l’honnête, et de désapprouver ce qui est corrompu et n’est pas honnête. Ce processus est au sens strict un processus de désintéressement : il consiste à juger une chose for its own sake, pour elle-même et non pour nous, c’est-à-dire, en réalité à juger cette chose à l’aune du tout dans lequel elle s’insère naturellement, car elle n’est bonne par sa nature que si elle est bonne pour le système naturel dans lequel elle est. Comme on le verra Hume admet avec Shaftesbury que l’appréciation d’une passion peut avoir un rôle important dans la production d’une motivation morale. Il retient également l’idée que l’appréciation morale porte sur les affections et qu’elle suppose d’avoir un goût particulier nommé sens moral. Ce dernier point est aussi ce qu’il retiendra chez Hutcheson 1 . Mais Hume va s’écarter de Shaftesbury et de Hutcheson pour affirmer que ce goût ne perçoit pas une qualité dans l’action mais ressent seulement un plaisir subjectif en celui qui la considère. Et ses premiers pas de côté à cet égard vont être accomplis, au sein du Traité, au prix d’une torsion de la philosophie de Hutcheson lui permettant d’afficher une certaine continuité avec celui-ci. 1 À la différence de Shaftesbury, Hutcheson ne fait pas proprement de l’appréciation de nos passions, laquelle repose sur une affection, une motivation. Le sens moral reste chez lui une capacité d’approuver ou désapprouver. Il fournit des raisons justifiant nos jugements d’approbation plutôt que des raisons excitant à l’action. Cf. Laurent Jaffro, « Émotions et jugement moral chez Shaftesbury, Hutcheson et Hume » in Les émotions, dir. S. Roux, Vrin, 2009, p. 141. 56 Cette continuité apparente disparaîtra dans la Seconde Enquête. Dans le Traité, les titres des deux premières sections du livre sur la morale rendent hommage à Hutcheson : « Les distinctions morales ne proviennent pas de la raison » (III.I.1), elles « proviennent d’un sens moral » (III.I.2). Contre Clarke et Wollaston, Hume rejoint donc Hutcheson pour dire que les propositions morales sont non des « objets de notre raison » mais sont « les feelings de nos goûts et de nos sentiments internes »1 (LG, p. 76). Il porte au crédit de son maître l’attaque contre le rationalisme (au sens étroit) menée dans les Illustrations sur le sens moral. Toutefois, ainsi présenté, le projet de Hutcheson se retrouve sans doute comme dans une cotte mal taillée. Certes, Hutcheson donne une définition préliminaire de l’approbation morale comme ce qui « désigne ou s’accompagne d’un plaisir »2. Mais toute l’ambiguïté est dans la nuance : la proposition exprimant l’approbation dénote-t-elle le plaisir ou en est-elle accompagnée ? L’appréciation morale se réduit-elle à ce plaisir ou y est-elle conjointe ? Le plaisir est-il un signe d’approbation ou l’approbation elle-même ? Hume pour sa part, choisira de couper court à la question en admettant que pour expliquer l’approbation il suffit au philosophe d’expliquer le plaisir et ce, parce que pour justifier notre 1 La traduction des phrases où Hume emploie à la fois « feeling » et « sentiment » est toujours malaisée. Feeling est parfois traduit par « impression » mais, ce n’est pas très satisfaisant car Hume réserve l’anglais impression à un concept beaucoup plus étroit, comme nous le verrons. Le feeling désigne ce qui est senti, vécu et éprouvé. Il a un sens plus général que sentiment, qui, à l’époque, pouvait connoter un jugement ou une opinion comme dans l’expression « selon mon sentiment », qui signifie « à mon avis ». 2 « L’approbation de notre action propre désigne, ou s’accompagne de, un plaisir dans la contemplation et dans la réflexion sur les affections qui nous y inclinent. L’approbation de l’action d’un autre est plaisante et s’accompagne d’amour à l’égard de l’agent » (Hutcheson, Illustrations upon the Moral Sense, in An Essay on the Nature and Conduct of Passions and Affections with Illustrations upon the Moral Sense (1728), Indianapolis, Liberty Fund, 2002, p. 134). 57 approbation il nous suffit communément de donner des raisons en termes de plaisir et de malaise (TNH, III.I.2 § 3). Ainsi, Hume défend en morale un sentimentalisme sceptique, qui se contente d’expliquer l’impression de plaisir ou de malaise, sans expliquer la réalité de la qualité approuvée. Ce faisant, il s’évite un ensemble d’interrogations ontologiques sur les qualités morales, que Hutcheson est pour sa part contraint de traiter. Hume, par exemple, ne dirait pas que le sens moral apprécie une qualité appartenant réellement aux actions approuvées qui serait « la perfection et la dignité de leur agent » 1 . C’est pourtant ce que Hutcheson prétend prouver dans la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu pour réfuter l’égoïsme moral. Le sentiment d’approbation de la vertu, pour Hutcheson, apprécie une excellence se caractérisant comme une fin naturelle. Hume refuse d’adopter une telle métaphysique néostoïcienne dans une lettre célèbre qu’il lui adresse en 1739, Hutcheson venant alors de lire le manuscrit du Livre III du Traité (sur la morale donc) : Je ne puis accepter le sens que vous donnez au mot naturel. Il est fondé sur les causes finales, ce qui est une considération assez incertaine et peu philosophique. Car, je vous prie, quelle est la fin de l’homme ? Est-il créé pour la vertu ou pour le bonheur ? Pour cette vie ou pour la suivante ? Pour lui-même ou pour son auteur ? Votre définition du mot naturel dépend de la solution de ces questions qui sont sans issues et hors de mon dessein (LH, I.13, tr. fr., M. Malherbe). Cette divergence anthropologique découle, comme nous allons le voir, de la défense, par Hume d’une science sceptique pour laquelle la connaissance de soi ne saurait enquêter sur les fins de notre nature (parce que ce serait prétendre connaître une nature infra-phénoménale, et en 1 Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, II, introduction. 58 définir l’excellence par un finalisme que la critique de la causalité exclut). Elle aura pour conséquence un écart dans la façon d’expliquer l’appréciation morale. Ainsi, dans son Système de philosophie morale, publié bien après la parution du Traité mais dont la rédaction lui est contemporaine, Hutcheson fait la différence entre l’approbation morale d’une conduite et l’appréciation d’une conduite pour le plaisir qu’elle cause à l’agent 1 . S’il y a un goût moral, explique Hutcheson, c’est un plaisir qui s’explique par l’excellence de l’objet (et ce n’est pas le jugement d’excellence qui s’explique par le plaisir). [Q]uand nous admirons la vertu d’une personne, nous lui reconnaissons une excellence ou cette qualité que nous sommes par nature déterminés à approuver. Nous prenons plaisir à cette contemplation parce que l’objet est excellent, mais il n’est pas jugé excellent en conséquence du plaisir qu’il nous procure. (Hutcheson, Système de philosophie morale, chapitre IV, tr. fr., Paris, Vrin, 2016, p. 109]. Hume à l’inverse tend à identifier la faculté d’approbation morale avec un goût qui apprécie une conduite parce qu’elle cause au spectateur un certain plaisir. La question qui se pose alors à Hume est de savoir comment distinguer le plaisir d’approbation (du spectateur) d’un plaisir égoïste (de l’agent). Souvent, Hume ne cherche pas d’ailleurs pas à distinguer le plaisir d’appréciation esthétique et le plaisir d’appréciation morale2. La seule différence qu’il prend soin d’établir concerne les objets inanimés : ces derniers 1 Le Système de philosophie morale est paru de façon posthume, en 1754. Mais Hutcheson en rédige une première version jusqu’en 1737 et y travaille jusqu’en 1741 (cf J. Szpirglas, introduction in Système de philosophie morale, tr. fr., Paris, Vrin, 2015). On peut faire l’hypothèse que la publication du Traité en 1739 lui a donné du grain à moudre dans les années qui y ont suivi. 2 Chez Hume l’appréciation morale et l’appréciation esthétique vont souvent de pair. Ainsi, l’appréciation d’une qualité est en effet souvent illustrée par l’éloge des poètes. La notion de sublime apparaît ainsi à propos des vertus de grandeur d’âme (EPM, section 6). 59 peuvent être dits beaux, mais jamais vertueux car l’appréciation morale suppose un plaisir pris à une qualité en lien avec une personne (moi ou autrui). 60 61 4. L’INSATISFACTION A L’EGARD DES APPLICATIONS DE LA METHODE EXPERIMENTALE A L’ESPRIT Bacon et les pionniers de l’anatomie de l’esprit Le Traité de la nature humaine a pour sous-titre : « un essai pour introduire la méthode expérimentale en philosophie morale ». Un tel projet a pour nom anatomie de l’esprit (Abr., p. 22) et se justifie dans les premières pages du Traité par une analogie. Considérer que la philosophie expérimentale s’applique aux sujets moraux plus d’un siècle après avoir été appliquée aux sujets naturels n’est pas une réflexion étonnante, puisque nous constatons en fait qu’il y a à peu près le même intervalle entre les commencements respectifs de ces deux sciences et que l’on compte, de Thales à Socrate, un temps à peu près égal à celui qui sépare Lord Bacon de certains philosophes anglais récents [en note : M. Locke, Lord Shaftesbury, le Dr. Mandeville, M. Hutcheson, le Dr. Butler, etc.], ceux qui ont commencé à établir la science de l’homme sur une nouvelle base, qui ont retenu l’attention et éveillé la curiosité du public (TNH, introduction, § 7, p. 34-35). Qu’entend-on par « méthode expérimentale » ? Il s’agit d’utiliser la variation des expériences pour faire apparaître des régularités. Le Novum Organum de Bacon a fait une description soigneuse de cette méthode dans la science de la nature. Mais le rapport que les auteurs d’une anatomie de l’esprit entretiennent avec Bacon est similaire à celui que Socrate avait à Thales. Bacon est à la fois la figure de la naissance de l’expérimentalisme et le nom d’une voie à écarter. « Père de la physique expérimentale » (Abr., p. 22), il n’est pourtant pas l’auteur d’une science de l’homme expérimentale bien comprise car la science de l’homme est encore chez lui une branche de la science naturelle. Or, pour donner une réponse moderne à l’adage delphique (le « connais-toi toi-même »), il faut à l’instar de Socrate plaçant 62 la connaissance de soi au principe de toute science, commencer par connaître l’homme pour ensuite – une fois établies les modalités du savoir humain et délimitées les facultés de connaître – développer les différentes connaissances dont l’esprit humain est capable1. Bacon cherchait à faire une anatomie du monde, et demandait pour cela de dissiper les hypothèses fictives (Novum Organum, I. 124)2. Hommage est rendu à ceux qui ont accompli « un plus signalé service » en menant une anatomie de l’esprit 3 : Shaftesbury à propos des passions, Locke à propos de l’entendement, Mandeville à propos du corps politique, Hutcheson à propos des affections, des appréciations et des conduites humaines, et Butler à propos de la moralité4. Il pourrait paraître étonnant que le nom de Thomas Hobbes, qui mettait pourtant en parallèle la philosophie de l’esprit et l’anatomie du corps en réponse à l’injonction delphique, soit absent (Éléments, I.1). L’homme étant un corps selon Hobbes, la philosophie qui l’étudie appartient d’après lui, à la science des corps, seule ontologie possible. Or, d’après Hume, ce n’est ni en tant que corps parmi les corps, ni en tant que nature physique soumise aux lois de la nature que l’anatomie de l’esprit étudie l’homme. Locke a sur ce point établi les saines conditions d’une anatomie de l’esprit lorsqu’au début de son Essai, il annonce 1 Que la connaissance de l’homme réponde au connais-toi toi-même peut se justifier par un démarche réflexive qui tente de trouver en soi « la forme entière de l’humaine condition », comme le cherchait Montaigne, ou encore pour une démarche expérimentale qui tente de comprendre les facultés du corps et de l’esprit, dans la perspective d’un Bacon et d’un Hobbes. 2 « Faire du monde la dissection et l’anatomie les plus exactes ». Nous devons à E. Le Jallé d’avoir attiré notre attention sur ce point. 3 Cf. Abr., §2, p.22. Anthony Ashley Cooper, Lord de Shaftesbury, Enquête sur le mérite et la vertu (esp. II.i.2) ; John Locke, Essai ; Bernard Mandeville, Fables des abeilles (esp. Préface) ; Francis Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu et Essai sur la nature et la conduite de nos passions et affections ; Joseph Butler, Sermons (esp. préface à la seconde édition) et Analogie de la religion. 4 63 qu’il ne se donnera « pas la peine d’examiner ce que peut être son essence [celle de l’esprit], ni par quels mouvements de notre Esprit, par quelles modifications de notre corps, il se fait que nous ayons des sensations par les organes ou des idées dans l’entendement ; ou encore si la formation de tout ou partie de ces idées dépend effectivement de la matière » (Locke, Essai, I.I.2). Une nouvelle science de la nature humaine Mais alors de quelle originalité Hume peut-il se flatter à l’égard de ses illustres prédécesseurs ? Rejetant la métaphysique finaliste que Shaftesbury, Hutcheson ou Butler admettaient malgré leur inspiration expérimentale, Hume n’envisage pas la nature humaine sur un mode cosmologique hérité des stoïciens (Lettre à Hutcheson de 1739, déjà citée). Il peut également regretter que ces auteurs aient, comme leur adversaire Mandeville, concentré leurs considérations sur les théories des passions et de la morale, à partir d’une conception partielle de l’homme, sans renouveler la théorie de l’entendement. La tentative de Locke concernant l’entendement est pour sa part exemplaire, mais, selon Hume, elle présuppose indûment que la connaissance peut être fondée et que les « justes mesures de probabilités » sont d’un genre différent des « mauvaises mesures » de crédibilité (Essai, IV.xx.7)1. Que doit être, alors, une anatomie de l’esprit, selon Hume ? Ce doit être une science de la nature humaine qui met en évidence la façon dont la connaissance s’opère en nous, et par là même, dégage également les conditions de ses propres opérations. La nature humaine n’est donc plus un 1 Crédibilité et probabilité sont en réalité synonymes ici. Mais il peut y avoir des raisons de croire plus ou moins en quelque chose, à bon escient ou à tort. Selon Locke les « justes mesures » ou bonnes raisons sont par exemple l’expérience propre ou un témoignage bien établi. En revanche, parmi les « mauvaises mesures » (ou normes erronées) on compte les maximes scolastiques, l’inclination à croire suscitée par la passion, etc. 64 objet naturel parmi d’autres ; elle est l’objet dont l’étude fournit les conditions d’enquête sur tout objet (notamment naturel)1. Elle demande de constater que « nous ne sommes pas seulement les êtres qui raisonnent, mais aussi l’un des objets sur lesquels nous raisonnons », et nous fait apercevoir la dépendance que la philosophie naturelle, comme les mathématiques ou la religion naturelle, ont à la science de l’homme (TNH, introduction, § 4, p. 33). La nature humaine devenue « le centre des sciences », l’introduction de la méthode expérimentale en philosophie de l’homme ne peut se faire sans enquête sur les opérations même de cette méthode, ni se réduire à une simple « application » de la méthode employée en philosophie naturelle. C’est ainsi que la théorie du raisonnement probable (ou raisonnement dans les questions de fait) proposée dans la troisième partie du Livre I conduira à formuler les principes d’une logique expérimentale (TNH, I.III.15). Mais dès l’introduction du Traité, sans présumer des découvertes de la science de la nature humaine, on peut repérer la connotation sceptique qui accompagne l’usage de cet organon nescient que devient, dans les mains de Hume, la méthode expérimentale2. Une science expérimentale et sceptique La fin de l’introduction est consacrée à établir que l’expérience n’est pas seulement la source de la connaissance mais sa limite : « nous ne pouvons aller au-delà de 1 En un sens large, l’on pourrait dire que la connaissance de l’homme fournit les conditions de connaissance de tout objet. Il faudrait alors préciser deux choses. D’abord ce terme de connaissance peut avoir un sens large, en lequel Hume l’emploie parfois, distinct du sens étroit qu’il recevra dans la troisième partie du Livre I du Traité (où il se réduit à la connaissance abstraite). Par ailleurs, la connaissance désigne au sens large ce que fait la science mais ne suppose pas sa vérité ; et Hume montrera que la connaissance, en ce sens, n’est que croyance probable. 2 Nescience est un néologisme formé sur le latin nec et science. Il exprime le fait que la possibilité d’un savoir scientifique phénoménal a pour condition d’admettre une ignorance sur l’essence des choses, en vertu desquelles, pourtant, ces phénomènes apparaissent. 65 l’expérience ». Encore n’est-ce pas ce qui délimite la sphère des vérités auxquelles nous avons accès, mais plutôt ce de quoi, par défaut et « convaincus de notre ignorance », il nous faut nous satisfaire. Car le désir de vérité, qui a pour nom la curiosité, s’évanouit devant la découverte qu’il n’est pas en notre capacité de « rendre raison » des principes généraux observables dans l’expérience, et seul demeure le plaisir de l’enquête expérimentale précise et exacte à défaut de nous révéler l’essence des choses. À l’époque de Hume, l’envers nescient d’une enquête expérimentale est largement admis sans être l’aveu d’un scepticisme1. S’en tenir aux faits observés sans rien présumer des essences, mais sans nier qu’ils sont tels en vertu de ces essences est le sens de la condamnation des « hypothèses chimériques » qui ponctuent les déclarations de ralliement à l’expérimentalisme au cours du XVIIIe siècle. Toutefois chez Hume, il connote ce que l’on pourrait nommer une science sceptique. Comme chez Glanvill, la science de la nature humaine est en effet une connaissance de soi prenant conscience de notre incapacité à démontrer la fiabilité de nos facultés (contre toute présomption cartésienne), et partant qui ne peut fonder qu’une connaissance phénoménale et probable au sens sceptique. L’expérience, en l’espèce, n’est pas autre chose que l’expérience des opérations mentales que sont nos conceptions, nos croyances, nos passions, nos jugements et nos goûts, laquelle ne nous découvre pas l’essence de l’esprit en lui-même, si bien qu’au-delà du caveat lockien sur sa 1 On entend par l’adjectif nescient le propre d’un aveu d’ignorance admis par la science elle-même à titre de condition pour ses recherches expérimentales. Cette dimension nesciente caractérise l’affirmation de faits de nature (tels que la gravitation chez Newton) que, pour ne pas « imaginer d’hypothèse », la science cherche seulement à décrire phénoménalement et qu’elle donne pour cause d’autres phénomènes. Le Scholium general et les regulae philosophandi des Principia mathematica publiés par Newton constituent les textes de références des auteurs expérimentaux au XVIIIe siècles. 66 substantialité, la question de savoir si ses facultés ont par nature une valeur cognitive reste aussi en suspens. Nous ne savons pas si nous sommes faits pour la vérité. En effet, il me semble évident que l’essence de l’esprit nous étant tout aussi inconnue que celle des corps extérieurs, il doit être tout aussi impossible de constituer une notion quelconque de ses pouvoirs et de ses qualités autrement que par des expériences soigneuses et exactes et par l’observation des effets particuliers qui résultent des différentes circonstances et situations où il est placé. Et bien que nous devions nous efforcer de rendre tous nos principes aussi universels que possible, en poursuivant nos expériences jusqu’au bout et en expliquant tous les effets par les causes les plus simples et les moins nombreuses, il n’est pas moins certain que nous ne pouvons aller au-delà de l’expérience : toute hypothèse qui prétend découvrir les qualités originelles et ultimes de la nature humaine doit être d’emblée rejetée comme présomptueuse et chimérique (TNH, intro., § 8, p. 35). La recherche est sceptique en ce sens qu’elle ne présuppose pas a priori une essence de l’homme, et qu’elle ne prétend pas non plus la révéler a posteriori : les qualités « originelles », c’est-à-dire celles qui appartiennent à l’esprit en vertu même de sa constitution, nous échappent. Aucune définition métaphysique de la nature humaine ne saurait être posée en préalable ou en conclusion. On ne demande pas même quels individus entrent dans son extension, ni quelle frontière doit être mise entre l’animalité et l’humanité. Hume montrera d’ailleurs à plusieurs reprises dans le Traité en effet que les principes qui valent pour la psychologie de l’homme valent aussi en grande partie pour les animaux (I.III.16 et II.I.12, II.II.12). Le philosophe constate seulement des régularités en lui et chez ceux qu’il prend pour ses semblables (car il les comprend), dans la façon dont ils exercent leurs facultés mentales. Il cherche à établir les circonstances communes dans lesquelles ces opérations mentales (telle croyance, telle passion) se réalisent. 67 L’inspiration newtonienne Il faut maintenant en venir à la méthode ici décrite par Hume à propos de l’esprit. L’écho à un passage fameux de l’Optique de Newton est frappant. Ce dernier affirmait l’existence d’attractions telles que la gravité, l’attraction magnétique et l’attraction électrique et s’en justifiait en disant que, contrairement aux qualités occultes, elles sont « des lois de nature » dont « la vérité nous apparaît dans les phénomènes quoique leur cause soit inconnue » (Newton, Optique, Question 31). Elles étaient ainsi établies par la méthode inductive, que Newton nommait la voie de l’analyse, procédant « des causes particulières jusqu’au causes les plus générales » et écartant les hypothèses qui ne sont pas fondées sur l’expérience1. Les termes même dans lesquels Hume décrit la procédure inductive reprennent ceux de Newton. Toutefois trois différences méritent d’être relevées quant au statut que Hume et Newton accordent respectivement à ces principes généraux. Newton pense que les attractions sont des « principes actifs » or, contrairement au rôle qu’un tel concept joue dans le théisme expérimental d’un Samuel Clarke, cette notion disparaît de l’épistémologie humienne pour une raison que la critique de la notion de pouvoir causal rendra évidente. En outre, Newton pense que l’analyse n’est que l’envers d’une synthèse qui consiste à expliquer les phénomènes par ces attractions (par exemple les marées par l’attraction gravitationnelle). Or sur ce point, le texte humien est plus désespéré. Il n’exclut pas que des principes généraux puissent expliquer des phénomènes mais on se demande quelle valeur a une telle explication dès lors que « nous ne pouvons [en] rendre raison » que « par l’expérience que nous avons de leur réalité ». Si l’on devait ainsi expliquer la 1 I. Newton, Opticks, Query 31, New York, Dover Publications, 1952 (4ième edition). 68 croyance par l’habitude, quelle valeur aurait cette explication qui renvoie, encore, à un fait de nature inexplicable ? Comment un explicandum qui reste inexplicable pourrait-il avoir fonction d’explicans dans la synthèse ? La réponse de Hume consiste à chercher une tranquillité qui dissipe le désir exorbitant de vérité par la conscience de notre ignorance, laquelle nous reconduit à des constats communs (TNH, intro. § 9). La troisième et dernière différence porte sur le statut même de l’affirmation scientifique avançant un principe. La science de la nature humaine repère les circonstances régulières (propres à notre fonctionnement mental) dans lesquelles s’effectuent un raisonnement. Elle décrit ce faisant les ressorts psychologiques mis en œuvre dans la justification d’un jugement. La théorie physique comme la philosophie morale ont des causes psychologiques naturelles. L’enjeu n’est pas seulement de limiter la valeur de l’induction – car Newton avait aussi bien pris en compte la possibilité de réviser les généralisations à l’aune d’exceptions possibles. L’important est surtout que toute affirmation d’une régularité, d’une loi, d’une cause n’est qu’une croyance dont on ne rend compte, expérimentalement, que par l’affirmation d’une autre régularité, psychologique cette fois. L’impossibilité d’expliquer les principes originels est commune à toute activité humaine, qu’elle soit intellectuelle ou pratique, parce qu’étant naturels, ils s’imposent à elle dans son expérience vécue, mais qu’étant à l’origine de l’expérience même, ils sont inconnaissables. Cet aveu met la philosophie morale dans la même condition que « toutes les sciences et tous les arts » : nos croyances et nos passions sont des manières de faire, de sentir et de vivre que l’on peut « cultiver » et « pratiquer », mais dont on ne saurait donner le fondement ultime. La philosophie de la nature humaine est donc expérimentale, mais elle a une conscience des conditions du raisonnement expérimental qui lui en fait mesurer la portée et les limites. Le philosophe de la nature 69 humaine apprend que tout ce qui est affirmé par la science naturelle en physique, en raison de l’expérience, est une croyance, y compris son propre jugement. La différence avec la philosophie naturelle ne s’arrête pas là. Le type d’expérience à laquelle elle s’en remet est en effet bien différent des expérimentations de la philosophie naturelle, qui sont préméditées et contrôlées. Il faut donc « glaner nos expériences par une observation prudente de la vie humaine, et les prendre telles que la conduite des hommes en société, dans leurs affaires et leurs plaisirs, les font paraître dans le cours ordinaire du monde ». Pour le comprendre il faut remarquer que l’expérience d’où part la science de la nature humaine est l’expérience vécue de nos opérations mentales, lesquelles ne se font pas à volonté et pourraient être perturbées par la réflexion. La variation expérimentale devra donc se faire sur des observations menées sur les hommes en train de vivre. 70 II. LA SCIENCE SCEPTIQUE DE L’ESPRIT (1739-1740) 5. L’EXPERIENCE DE L’EVIDENCE Une science sceptique de l’entendement En 1739, lorsque le Traité ne se compose encore que de deux volumes, la science de l’esprit examine nos opérations intellectuelles dans le premier, sur L’entendement et nos opérations affectives dans le second, sur Les passions. Dans chaque cas la recherche de principes emploie les opérations intellectuelles qu’elle se donne pour tâche d’élucider dans le premier livre, lequel a donc une priorité méthodologique sur le second. Toutefois, comment procéder à une telle élucidation sans contrevenir à la prudence sceptique (c’est-à-dire sans présumer que ces opérations nous font accéder à une vérité) ? Inversement, si le résultat devait être sceptique, comment justifier l’entreprise d’enquête philosophique sur l’entendement et les passions ? La vexata quaestio (question discutée) qui traverse la littérature secondaire depuis la parution du Traité porte ainsi sur la conciliation possible du scepticisme et du naturalisme de Hume. A dire vrai, ces deux étiquettes sont parfois utilisées sans nuances à propos d’un texte qui appelle pourtant une lecture circonstanciée. Le scepticisme est certes annoncé par l’usage que Hume fait de la notion d’impression, et la critique qui réduit la connexion causale à une association d’idées. Le premier livre (sur l’entendement) semble même s’ouvrir sur un parti-pris sceptique affirmant que rien, au-delà de l’impression, ne saurait être considéré. Mais à la fin de ce livre, le scepticisme se présente comme un type d’argumentation dont la portée est très limitée. Ainsi, après avoir présenté une argumentation sceptique contre la raison, Hume précise : 71 Si l’on me demandait ici si je donne sincèrement mon assentiment à cet argument que je semble prendre tant de peine à inculquer et si je suis réellement un de ces sceptiques qui soutiennent que tout est incertain et que notre jugement ne possède pour rien aucun critère de vérité et d’erreur, je répondrais que cette question est entièrement superflue et que ni moi, ni personne ne fûmes jamais sincèrement et constamment de cette opinion (TNH, I.IV.1 § 7, p. 264-265). L’embarras sceptique se poursuit néanmoins à la suite de cette section, à propos de la certitude sensible ou encore de la fiabilité de la mémoire et de l’identité personnelle, si bien que sur chaque espèce d’évidence, il convient de se demander si Hume admet que nous avons des croyances inévitables (en fait) mais injustifiées (en droit). Il se pourrait aussi qu’il accepte une forme de justification pratique ou pragmatique à défaut d’un fondement rigoureux. Et c’est finalement le raisonnement sur les questions de fait (encore appelé « raisonnement probable » ou « expérimental ») qui devient, lui-même, suspect. Car Hume constate que le fait de la vérité (qu’il s’agisse d’une vérité de raisonnement, de la vérité sensible, mémorielle ou encore celle qui concerne l’identité personnelle), dont il nous est impossible de douter, est pourtant impossible à croire par un raisonnement probable ou expérimental (I.IV.7). Notre croyance est mise en contradiction dès lors que nous nous interrogeons sur le fait de la fiabilité de nos facultés. Nous ne pouvons y échapper qu’en abandonnant la réflexion métaphysique pour suivre les impressions singulières qui s’imposent naturellement à nous. Mais est-ce à dire que Hume propose une réponse naturaliste au scepticisme ? 72 Naturalisme et scepticisme : la question d’interprétation Le terme de naturalisme est polysémique1. D’abord, au sens le plus proche de l’usage de l’époque, il désigne la méthode expérimentale. De nos jours, un usage s’autorisant de Quine l’applique à l’approche descriptive d’une « épistémologie naturalisée ». En ce double sens (disons sens 1), la description par Hume de nos opérations mentales (telles nos croyances et nos affections), qui ne présuppose pas leur valeur de vérité ou de moralité, est naturaliste. Nos opérations intellectuelles (dites « opérations de l’entendement »), en particulier, prétendent avoir une évidence perceptive, intuitive, démonstrative ou probable, mais Hume les examine sans présumer la valeur cognitive de la perception, de l’intuition, de la démonstration et de la probabilité. Deuxièmement, le mot « naturalisme » peut avoir un sens physiciste (appelons-le sens 2) indiquant que Hume, en adoptant une méthode qui fut utilisée pour étudier la nature (sens 1), objective l’esprit. Une telle lecture s’appuie notamment sur l’analogie fréquente dans le Traité entre l’association et l’attraction. Hume concevrait l’esprit sur un mode « atomiste-mécaniste », c’est-à-dire comme un agrégat d’impressions et d’idées (atomes mentaux) reliées entre elle par la force de l’attraction mentale qu’est l’association. C’est notamment ce que pense Husserl, qui voit dans le « positivisme » de Hume « l’accomplissement de son scepticisme » parce qu’une telle objectivation de l’esprit va de pair avec l’incapacité à le comprendre (Husserl, 1 C. Brun, « Les naturalismes de David Hume », in L’invention philosophique humienne, dir. Ph. Saltel, Grenoble, Recherches sur la philosophie et le langage, 2009, p. 3563. Notre typologie s’écarte légèrement de celle proposée par Cédric Brun afin de dégager trois lignes d’interprétation : une psychologie descriptive rendue possible par une approche sceptique (sens 1), un naturalisme scientiste (sens 2) qui est l’envers du scepticisme et échoue à produire une philosophie de l’esprit, et enfin un naturalisme anti-sceptique (sens 3), qui défend que la seule philosophie de l’esprit est une philosophie de sens commun. 73 Philosophie première, III.2, PUF, 1970, p.227-228). On a toutefois souligné au chapitre précédent que la distance de Hume à l’égard de Bacon et Hobbes indique qu’il ne souscrit pas pleinement à un « naturalisme » de sens 2. Il redéfinit la méthode expérimentale à partir d’une étude de l’esprit basée sur l’expérience vécue, plutôt qu’il n’exporte sur un esprit objectivé une méthode physique. Une signification tout autre, enfin, a pu être donnée au terme de naturalisme en rapprochant Hume de ses contemporains écossais, Hutcheson et Reid. Ces derniers pensent qu’il existe des croyances, des jugements et des sentiments naturels dont la valeur (vérité ou moralité) est un fait de nature1. Se demander si Hume est naturaliste, en ce sens 3, conduit à relire la fin du livre sur l’entendement où, malgré les arguments sceptiques, les croyances (perceptives ou inductives) se maintiennent. Dès lors, la question est alors de savoir quel est le fin mot de l’histoire chez Hume. L’interprétation « naturaliste » de Hume au sens 3 consiste à dire que le scepticisme n’est qu’un moment temporaire d’une philosophie reconnaissant finalement qu’il est vain, nuisible et impossible de remettre en question la fiabilité de nos croyances naturelles fondamentales (en l’existence des corps ou en la causalité). Ce naturalisme admet la vérité de nos croyances, même si elle est indémontrable et impossible à fonder. L’interprétation sceptique consiste au contraire à dire que l’approche descriptive (« naturaliste » au sens 1) non seulement suspend inévitablement la valeur cognitive des opérations intellectuelles mais surtout s’interdit d’en rendre raison ou d’en admettre la vérité. 1 Norman Kemp Smith, « The Naturalism of Hume » (I et II), Mind, Oxford University Press, 14, 1908, réimpr. dans David Hume. Critical Assessments, éd. S. Tweyman, Londres et New York, Routledge, 1995, vol. 3, pp. 207-239 ; The Philosophy of David Hume (1941), New York, Palgrave Macmillan, 2005. 74 L’inconvénient de ces deux interprétations est qu’elles nous dépeignent un Hume retranché sur une position de principe, voire une pétition de principe, qui rend superflu le développement de son enquête. Si Hume n’était pas sceptique, comme le veut l’interprétation naturaliste de sens 3 à la lecture de la fin du livre I, alors à quoi bon tout ce qui précède ? Inversement, s’il l’est en réalité et ce depuis le début du livre I, à quoi sert son argument sur l’impossibilité du scepticisme à la fin ? Invoquer une ironie d’un côté ou de l’autre est une réponse trop courte, qui ne nous dit pas où situer sérieusement Hume. En réalité ces questions sont trop générales. Pour éviter de tomber dans le dilemme, et mesurer la fécondité de la philosophie humienne, il faut considérer plus attentivement les différents passages du Traité et leurs contextes argumentatifs. Et pour commencer, il faut se faire une idée précise du projet de Hume à l’égard de l’entendement, en tant qu’il cherche à éviter les impasses des auteurs modernes et qu’il promeut donc une science sceptique. Genèse et critique des idées L’examen logique de l’entendement répond à une ambition à la fois génétique et critique. Faire une genèse de nos idées permettra en effet de procéder à leur élucidation critique. En outre Hume rompt avec l’enseignement logique traditionnel qui tenait les idées ou conceptions pour les éléments fondamentaux sur lesquels un jugement (établissant un rapport entre idées), puis un raisonnement (articulant divers jugements ou propositions) pouvaient être élaborés1 . Loin d’être uniquement les briques sur lesquelles les opérations mentales travaillent, les idées résultent aussi de tendances propres à un flux mental où se forgent des fictions 1 Le manuel de logique écrit par Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser (1662), offre un exemple célèbre d’ouvrage où cette structure est suivie. 75 et se forment des inférences, lesquelles sont des manières de concevoir. Hume propose donc une nouvelle théorie des idées, du jugement et du raisonnement. Le lien entre l’entreprise génétique et l’intention critique repose sur le premier des principes dégagés par la science de la nature humaine: la dérivation de toute idée à partir d’impression(s) (TNH, I.I.1). En effet, le contenu mental de nos pensées n’est constitué que d’impressions et d’idées. Les impressions sont de ce que l’on sent ou ressent actuellement. Et les idées en sont les re-présentations. À partir d’un certain nombre de cas, l’anatomiste établit le principe suivant : les idées succèdent aux impressions dans l’ordre d’apparition à l’esprit et leur correspondent par ressemblance, bien que, parfois, elles ne coïncident pas en détail avec elles lorsqu’il s’agit d’idées complexes. Il se pourrait donc que l’idée (simple, à tout le moins) ne soit qu’une impression (simple) qui revienne mais dépourvue de l’expérience présente du sentir qu’elle a à sa première occurrence. Hume, en écho à l’usage classique mentionné dans notre première partie, appelle vivacité cette expérience propre au sentir. En somme, la seule différence qui peut être observée, dans notre expérience mentale, entre une impression simple et une idée simple lui correspondant est la suivante : la première a une vivacité que la seconde n’a pas. Et le principe de dérivation précise : l’idée n’a plus de vivacité mais doit copier ou conserver le contenu de l’impression. L’application de ce principe est double. D’abord il permet de dissoudre la controverse autour de l’innéisme (p. 47). Car l’origine de toutes nos idées (réduites à n’être que des représentations) se trouve dans nos impressions. Mais l’origine de nos impressions elle-même est ignorée. Refusant d’y voir, comme Hobbes le faisait, un phantasme causé par l’action mécanique d’un objet sur nous, Hume revient à un 76 usage sceptique de la notion d’impression sans pour autant embrasser une option idéaliste. Pour ce qui est des impressions qui proviennent des sens, la cause ultime est, à mon avis, parfaitement inexplicable par la raison humaine, et il sera toujours impossible de décider avec exactitude si elles proviennent directement de l’objet, si elles sont produites par le pouvoir créateur de l’esprit, ou si elles procèdent de l’auteur de notre existence. Une telle question n’a, d’ailleurs, aucune espèce d’importance pour notre présent dessein. Nous pouvons tirer des inférences de la cohérence de nos perceptions, qu’elles soient vraies ou fausses, qu’elles représentent la nature avec exactitude ou qu’elles soient de pures illusions des sens (TNH, I.III.5, p. 146). Le parti-pris nescient est, sur ce point, de ne rien exclure et de construire une philosophie de l’esprit à partir de cette ignorance assumée. La leçon du principe de dérivation des idées peut être tirée sans répéter Locke. D’un côté en effet, toutes nos idées dérivent de l’expérience, mais d’un autre côté, parce que Locke ne distinguait pas les idées des impressions sensibles ou passionnelles, il en venait à poser une question indue sur l’origine des idées, qui le conduisait à admettre une origine extra-mentale. Il continuait de supposer que toute idée de sensation était l’effet d’un pouvoir de l’objet sur nous. Convenons avec Hume que cette question est indécidable et que néanmoins, le risque idéaliste ou immatérialiste n’est pas si grand dès lors que nous nous souvenons, comme le montraient déjà Leibniz ou Berkeley, que la vie et la science sont parfaitement possibles dans un monde d’apparences cohérentes puisqu’il suffit que des attentes, des prévisions et des régularités se dégagent des phénomènes. Hume rend d’ailleurs hommage à Berkeley en donnant le nom générique de perception à tout contenu mental (qu’il soit une impression ou une idée). Comme on va le voir, Hume ne se prétend ni idéaliste ni immatérialiste, mais il admet que nous ne pouvons ni réfuter cette option ni embrasser son opposée. Il développe une philosophie de 77 l’esprit qui ne verse ni dans l’un ni dans l’autre, mais laisse ouverte la possibilité d’un idéalisme. La seconde application du principe de dérivation a une portée plus importante encore au sein du système humien. Elle est le moyen d’une critique sémantique des idées. Devant une idée dont le sens semble obscur, il suffira de se demander de quelle(s) impression(s) elle dérive. La stratégie est explicitée dans l’Abrégé. Rappelons que l’auteur anonyme de ce petit résumé du Traité, qui se fait passer pour un lecteur érudit quelconque, n’est autre que Hume. Toutes les fois qu’une idée quelconque est ambigüe, il [l’auteur du Traité] a recours à l’impression qui doit la rendre claire et précise. Et quand il soupçonne qu’un terme philosophique quelconque n’a pas d’idée qui lui soit attachée (comme il n’arrive que trop souvent), il demande toujours de quelle impression dérive cette prétendue idée ; et si nulle impression ne peut être produite, il conclut que le terme n’a, tout simplement, pas de signification. (Abr., p. 27-28) Un lecteur cartésien verrait certes dans la vivacité un autre nom du critère de clarté et de distinction. Mais ne nous y trompons pas : moyen phénoménal permettant en général de différencier idée et impression, la vivacité n’a aucune prétention à faire voir la vérité (c’est-à-dire, pour un cartésien, à la rendre é-vidente1). Elle n’est pas un fondement excluant le doute hyperbolique. Toutefois le principe de dérivation peut aider à clarifier le sens des idées. Certaines d’entre elles sont obscures parce que leur sens est encore vague ou indéterminé. C’est en retrouvant l’impression originelle dont elles dérivent, que l’on pourra l’établir précisément. Ainsi les définitions classiques de la substance, du temps, de l’espace, de la cause, de l’existence, ou du moi seront-elles réappréciées au cours de l’enquête, à l’aune 1 Évidence dérive de video, « je vois » en latin. 78 d’une référence aux impressions et expériences originelles dont elles dérivent. La portée limitée de la suggestion acataleptique au début du Traité On peut maintenant en venir, à propos de la différence entre idée et impression qui fournit le point de départ au système, à la question de savoir s’il y a là une pétition de principe sceptique1. Sur le plan ontologique, il est certain que l’on convient de notre ignorance : nous ne savons pas s’il y a une réalité (idée intelligible ou objet en soi) par-delà nos impressions. Toutefois, d’un point de vue gnoséologique, la possibilité d’une connaissance ou d’une science n’est pas (encore) exclue. En outre, ce point de départ ne présuppose pas un scepticisme psychologique qui constaterait, comme dans l’argument acataleptique, que rêve et croyance sensible, fantaisie et raison sont indiscernables. Hume pense au contraire que la différence de vivacité entre impression et idée est une expérience commune. C’est une différence phénoménale qui, en général, permet de distinguer la prime impression d’une re-présentation. Certes, il admet qu’elle puisse être difficile à faire dans le cas des expériences, telles que le rêve ou la folie, qui avivent nos représentations. Le premier paragraphe du Traité n’en fait pas mystère. Chacun, de soi-même, percevra sans difficulté la différence entre sentir et penser. Leurs degrés ordinaires sont aisés à distinguer, bien qu’il ne soit pas impossible qu’en certains cas particuliers, ils puissent s’approcher très près l’un de l’autre. Ainsi, le sommeil, un accès de fièvre, la folie ou quelque émotion violente de l’âme font que nos idées se rapprochent de nos impressions, 1 La notion de « système », très présente dans le Traité, peut désigner soit une théorie philosophique (livres II et livres IV), soit un ensemble spécifique de principes naturels expliquant une opération mentale particulière (le système du jugement, le système de la mémoire, le système de la sensation – cf. III.ix). C’est au premier sens, ici, que nous l’entendons, suivant en cela Hume qui par « notre système » désigne la théorie qu’il défend (par exemple sur l’espace et le temps). La notion sera beaucoup moins usitée dans les œuvres ultérieures, pour les raisons que nous exposerons. 79 comme il peut advenir, d’autre part, que nos impressions soient si faibles et de si peu d’intensité que nous ne puissions les distinguer de nos idées. (I.I.1, p. 41, nous soulignons). Mais une telle indiscernabilité exceptionnelle n’est pas propre à suggérer une indiscernabilité universelle entre rêve et perception, fiction et souvenir, délire et raison. Hume précise immédiatement, en effet : [Q]uoiqu’il en soit de cette grande ressemblance dans quelques cas, les deux espèces de perceptions sont en général si nettement différentes que nul ne se fera scrupule de les classer sous des titres distincts et d’attribuer à chacune un nom spécifique pour marquer cette différence (I.I.1, p. 42). En général, nous ne confondons pas nos impressions et nos idées. C’est encore un point sur lequel Hume insistera dans l’Appendice au Traité, en 1740, lorsqu’il remarquera que la poésie ne donne jamais le même sentiment de présence que la croyance en un fait (p. 379). En somme, la portée de l’argument acataleptique est ici limitée car il ne remet en question ni la réalité ni la science. C’est ailleurs qu’il faudra donc soigneusement repérer les arguments qui, d’un scepticisme en ontologie, pourraient conduire à un scepticisme gnoséologique et, peut-être, ontologique. Un scepticisme ontologique affirmerait que nous sommes incapables de discerner entre la réalité et l’illusion et, peutêtre, qu’elles sont indistinctes. Un scepticisme en ontologie n’en décide pas car il ne consiste ni à adopter ni à rejeter une position idéaliste. Contre le fidéisme sceptique : examen des idées d’espace et de temps Dans le Traité, l’examen des idées d’espace et de temps a une place importante, par son étendue aussi bien que par son rôle théorique et polémique. La seconde partie du livre sur l’entendement (soit une cinquantaine de pages dont la subtilité argumentative n’évite pas toujours les travers de 80 l’argutie) lui est consacrée, alors qu’elle se réduira à quelques paragraphes dans l’Enquête. Elle est l’occasion d’appliquer et d’attester le principe de dérivation. Hume va en effet montrer que l’idée d’espace peut être reconduite à une idée dérivée de nos impressions parce qu’elle en représente l’agencement simultané. De façon analogue, il montre que l’idée de temps représente l’agencement successif de nos impressions. Toutes deux dérivent donc non d’une impression d’espace ou de temps, mais de l’ordre des impressions. Or, par cette solution théorique, Hume se donne également les moyens de préciser ce que n’est pas son scepticisme, en le démarquant d’une forme répandue qui s’est nourrie des paradoxes sur le continuum étendu : le scepticisme fidéiste. En effet, Bayle, dans l’article « Zénon d’Elée » du Dictionnaire historique et critique, avait inventé un paradoxe d’inspiration éléatique contre l’existence de l’étendue matérielle 1 . Trois possibilités, faisait-il valoir, étaient envisageables : ou bien le continuum étendu est composé de points mathématiques, ou bien le continuum étendu est composé d’atomes matériels, ou bien encore le continuum étendu est divisible à l’infini. Selon Bayle, la première hypothèse est impossible parce qu’un point mathématique n’a pas de grandeur et que la collection de ce qui n’a pas de grandeur ne pourra jamais être étendue. Il critique la deuxième en faisant valoir que le concept d’atome, c’est-àdire de quelque chose d’étendu et d’indivisible, est un concept contradictoire. Il reste la troisième hypothèse, qui, même si elle est incompréhensible parce qu’elle rend inconcevable la composition de figures finies, est celle qu’embrassent par défaut les philosophes, tels Pascal, parce qu’elle est supposée par la pratique de la géométrie. Du point de vue de Pascal, d’ailleurs, il est compréhensible, tout au 1 L’école éléatique, fondée à Elée, regroupe un ensemble de penseurs grecs du IVe et du Ve siècles avant J.-C. L’un d’eux, Zénon, est célèbre pour ses paradoxes contre l’existence du mouvement (tel le paradoxe d’Achille et la tortue). 81 moins, que l’infini soit incompréhensible 1 ! Mais Bayle soulignait que cette troisième possibilité se heurtait à un ensemble d’objections, et notamment au fait qu’une infinité de parties ayant une certaine grandeur ne pourra jamais remplir un volume fini. Hume déplace le poids de la question : ce n’est plus tant la composition de l’étendue à partir d’atomes matériels ou de points mathématiques qui est un sujet d’enquête, que la genèse de l’idée d’étendue, à partir de minima sensibles. Ce faisant, il coupe l’herbe sous le pied d’un fidéisme qui arguait du fait de la divisibilité à l’infini pour montrer l’impuissance de la raison et la nécessité de s’en remettre à la foi. Hume avance tout à l’inverse, et en vertu d’un principe de dérivation propre au fonctionnement naturel de l’esprit humain, que l’idée d’espace n’est pas divisible à l’infini2. Contre la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps Il est certain que cette approche implique de suspendre toute affirmation concernant l’existence d’un espace absolu non idéel. Mais ce n’est pas tant la thèse d’une idéalité de l’espace et du temps qui fait ici l’originalité de Hume, que son argumentation qui prend à contrepied les 1 Cf. Blaise Pascal, De l’esprit géométrique, in Pensées. Opuscules et Lettres, Classiques Garnier, 2010, p. 688. On se rappelle aussi que Leibniz avait vu dans la question de la divisibilité à l’infini du continuum et la controverse sur la liberté et la nécessité les « deux labyrinthes » où la raison humaine s’égare (Leibniz, Essais de théodicée (1710), GF, 1999, p. 29). 2 On aperçoit ici une divergence entre le fidéisme pascalien et le scepticisme humien quant au statut de la croyance : chez Pascal, il s’agit d’un sentiment du cœur qui dépasse l’impuissance de la raison ; chez Hume il s’agit d’un sentiment exerçant la raison naturelle. Chez Pascal, cette croyance est une foi dont l’origine est un mystère ; chez Hume, c’est une croyance naturelle dont les principes viennent certes d’une constitution essentielle inconnue mais sont susceptibles d’être dégagés par voie expérimentale. D’ailleurs Hume commence par dire, dans cette partie sur les idées d’espace et de temps, que la croyance à la doctrine de l’infinie divisibilité n’est pas naturelle : elle ne vient que d’un plaisir d’admiration suscité par une opinion philosophique étrange (I.II.1, p. 75). 82 apories fidéistes1. Quant à son argumentation, elle est un peu déroutante, non seulement parce que Hume envisage qu’une idée a une grandeur, mais aussi parce que de nos jours, un lecteur cultivé accepte plutôt la thèse de la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps, étant accoutumé à admettre la structure fractale d’un espace géométrique ou des propriétés quantiques de la matière et étant familier du concept mathématique de limite2. Hume commence par en appeler à la finitude de l’esprit humain : notre esprit étant de capacité limitée, il ne peut opérer des divisions en nombre infini. L’idée d’une qualité finie n’est donc pas infiniment divisible. Puis en s’appuyant sur deux exemples, il montre que l’analyse de nos perceptions ne peut être infinie. Indépendamment de la division qu’un grain de sable pourrait subir, il y a une idée minimale indivisible de ce grain ou de sa partie. Et lorsqu’on recule progressivement un papier sur lequel figure une tâche d’encre, il y a un seuil au-delà du quel nous n’en avons plus d’impression sensible. Ainsi, la décomposition de nos perceptions conduit à des idées et des impressions minimales. Hume ne propose pas ici une théorie disant que pour percevoir nous devons synthétiser des data atomiques. Il affirme seulement que l’anatomiste de l’esprit ne peut pas diviser à l’infini une perception en des perceptions toujours plus simples. L’idée d’une étendue particulière et celle d’un temps particulier ne sont donc pas divisibles à l’infini. Et ce point lui sert à contester la thèse selon laquelle telle étendue ou telle durée seraient elles-mêmes divisibles à l’infini. 1 L’idéalité de l’espace avait été envisagée par Bayle dans l’article « Zénon d’Elée » ou encore par Leibniz dans sa réponse à la critique que Foucher avait faite du Système nouveau en 1695. 2 Notons qu’un physicien contemporain, familier de la théorie des cordes, de la gravitation quantique à boucles ou encore de la géométrie non commutative, pourrait à l’inverse remettre en question la continuité spatio-temporelle. Cf. Alain Séguy-Duclot, La réalité physique, Hermann, 2013. 83 On passe alors d’un argument sur l’idée d’un espace à un argument sur un espace lui-même (et de l’idée d’un temps à un temps). Hume montre qu’il est concevable que le temps et l’espace ne soient pas divisibles à l’infini et que le contraire est inconcevable. Non qu’il existe un espace ou un temps indépendants de nos perceptions (non idéels et absolus). L’étendue et le temps relèvent seulement du plan immanent des impressions – c’est bien, de fait, ce que Hume montrera dans cette partie du Traité. Mais, selon lui, il faut retenir les arguments concédés en faveur de la nondivisibilité à l’infini, et rejeter ceux qui leur ont été opposés en faveur de la divisibilité à l’infini. Ainsi, peut-on sortir de l’aporie qui sert de tremplin aux fidéistes. Chemin faisant, Hume aura introduit un autre principe décisif de son système : le principe de concevabilité qui affirme que les relations établies au niveau des idées valent toujours des impressions et que ce qui est inconcevable en idée est contradictoire en fait. C’est un principe qui découle du principe de dérivation des idées à partir des impressions, le contenu idéel n’étant jamais que le contenu impressif ayant perdu sa vivacité. L’origine de l’idée de l’espace et de l’idée du temps Après avoir examiné les idées particulières et le cas d’un espace ou d’un temps particulier, Hume peut en venir à examiner les idées abstraites d’espace et de temps, c’est-àdire l’idée de l’espace en général et celle du temps en général (I.II.3). Ce ne sont rien d’autre que des idées particulières dérivées de la disposition d’impressions sensibles ou de la succession de nos perceptions – en aucun cas les conceptions d’un espace « absolu » ou d’un temps « absolu », existant séparément de nos perceptions. Pour le comprendre, il faut rappeler la critique des idées abstraites que Hume a préalablement menée quelques sections auparavant. Les idées abstraites sont des idées 84 particulières qui en rappellent d’autres semblables grâce, notamment, aux habitudes contractées par le langage. L’idée abstraite d’espace est une idée représentant des points de couleur disposés d’une certaine manière, idée à laquelle est accolé (annexed) le terme général « espace » ; l’idée abstraite de temps est une idée dérivée de la succession de nos perceptions, idée à laquelle est accolé le terme général « temps ». On peut dire que pour avoir la fonction d’idée abstraite, une idée particulière d’étendue est une représentation à deux titres. Consistant en la disposition des points colorés qui se présente à nouveau à l’esprit, elle est une représentation au sens où elle copie ce qui a lieu au niveau des impressions. Deuxièmement, rappelant des idées particulières semblables, elle est une représentation en tant qu’elle a avec tout ce qui est semblable un rapport de signification. Ici le principe de dérivation opère non plus à partir d’une impression spécifique d’étendue particulière ou de durée particulière, mais à partir de la disposition d’impressions visibles et tangibles simultanées d’où l’idée d’étendue est tirée, ou de la disposition d’impressions auditives successives d’où celle de durée est tirée. Critique de la géométrie et de l’idée d’égalité Les deux sections suivantes en viennent à répondre à des objections possibles, d’abord mathématiques (en I.II.4), puis physiques (concernant la possibilité du vide en I.II.5). La dernière section (I.II.6) tire la conséquence du fait que l’espace et le temps sont les manières dont nos perceptions sont disposées : on ne peut affirmer d’« existence » ni d’ « existence externe » (donc d’existence dans le temps et dans l’espace) hors de nos perceptions. Ce serait contradictoire1. 1 Kant accordera le point (davantage sans doute à la suite de Leibniz que sous l’influence de Hume) : l’espace et le temps ne sont que l’ordre des phénomènes. Plus 85 Nous n’avançons pas d’un degré au-delà de nous-mêmes et ne pouvons concevoir aucune sorte d’existence hormis les perceptions qui sont apparues dans ces étroites limites (p. 124). À l’issue de cette partie sur l’espace et le temps, le scepticisme en ontologie de Hume se précise donc : sans affirmer, en métaphysicien, qu’il n’existe pas de réalité hors de nos perceptions, il faut toutefois admettre que toute existence spatio-temporelle concevable est immanente au plan de nos perceptions. Sans adopter une ontologie idéaliste ou immatérialiste, il faut donc limiter la description psychologique de l’intentionnalité à l’œuvre dans les actes intellectuels à l’être perçu. Telle est la reprise sceptique de la leçon de Berkeley. Un dernier élément, rencontré au cours du développement proposé par le Traité sur ces questions, permet encore de situer le scepticisme de Hume en regard du fidéisme. L’un des arguments de Pascal en faveur de la thèse selon laquelle les géomètres pratiquent leur art en croyant à la divisibilité infinie de l’espace était l’incommensurabilité de la diagonale du carré. En effet, si un segment n’était pas constitué de points infinis, faisait-il valoir, on pourrait toujours rapporter la diagonale au côté par une fraction entre deux entiers. Or, comme on le sait depuis l’Antiquité, ce rapport ne s’exprime que par une grandeur irrationnelle. (On exactement, d’après le philosophe de Königsberg, l’unité de l’expérience est due à l’intuition pure de l’espace et du temps, par où un certain ordre des phénomènes nous est donné et qui suppose elle-même la synthèse de l’imagination. Mais selon lui, dans ce champ phénoménal, valent des lois qui ne sont pas de simples manières subjectives de penser ou des régularités associatives tirées de notre expérience phénoménale. Ce sont des manières de structurer le champ phénoménal qui ont une autre source : des lois qui sont conçues dans les concepts même qui rendent ces objets possibles. Ces objets sont des unités opérées par l’entendement dans le champ phénoménal selon des règles spontanées fournies par les catégories (la causalité ou la substance, par exemple). Kant prétend que l’on peut encore parler d’extériorité et d’intériorité seulement si l’on adopte un idéalisme transcendantal qui est aussi un réalisme empirique. Cf. Kant, Critique de la raison pure, « Des paralogismes de la raison pure », première édition (1781), Paris, PUF, p. 303-304, et seconde édition (1787), « Réfutation de l’idéalisme » où, pour répondre à Jacobi, Kant affirme que « nous avons des choses extérieures non pas l’imagination, mais l’expérience » (p. 205, traduction modifiée). 86 dirait aujourd’hui un nombre irrationnel). Pascal y voit la preuve d’une vérité incompréhensible, celle de la divisibilité à l’infini de l’espace. Hume, pour sa part, interprète la pratique géométrique de deux façons (en I.II.4 § 17). D’abord, selon lui, les démonstrations géométriques ne font que supposer ce qui est en question, à savoir la divisibilité à l’infini de l’espace. Elles n’en apportent pas de preuve mais commettent seulement une pétition de principe. Mais surtout, leurs idées ne sont pas exactes et leurs maximes ne sont pas précisément vraies. L’égalité, en particulier, est toujours approximative car « les points qui entrent dans la composition d’une ligne ou d’une surface, qu’ils soient perçus par la vue ou le toucher, sont si minuscules et si confondus les uns dans les autres, qu’il est tout à fait impossible pour l’esprit d’en calculer le nombre, calcul qui ne nous fournira jamais un critère par lequel nous puissions juger de proportions » (p. 98). La figure (la courbure ou le caractère rectiligne) est également approximative car là encore l’arrangement de ces impressions n’est pas perçu avec exactitude. Ainsi, Hume développe-t-il ici pour la première fois un argument sceptique contre l’impossibilité de juger de l’égalité et donc contre la possibilité d’une mesure exacte (§ 23-24). Les longueurs mesurées dans l’espace sont approximatives car dans notre expérience sensible les impressions d’atomes colorés ou tangibles ne sont jamais parfaitement distinctes et ainsi la comparaison entre deux longueurs n’est pas parfaite et l’on ne peut pas non plus prendre une longueur qui soit la référence pour mesurer les autres : l’instrument du jugement est lui-même douteux. En outre, Hume précise qu’une correction qui donnerait un critère parfait ou rendrait l’instrument fiable est une pure « fiction de l’esprit », une fiction « naturelle », cependant, car elle vient de l’habitude d’affiner sa mesure par correction. 87 Dans le Traité donc, Hume réduit le statut de la géométrie à une science empirique. C’est un élément qui participe à la stratégie visant à distinguer son propre scepticisme du fidéisme et qui permet d’introduire le problème du critère et de la mesure. Ce problème, on le verra, se reposera à propos de tout jugement, que ce soit la croyance dans une question de fait, l’évaluation affective ou l’estime morale, en philosophie de l’esprit comme dans les essais moralistes. Une logique sceptique de l’entendement Nous avons dit que la vivacité était le critère phénoménal de distinction entre l’impression et l’idée, critère suffisant dans l’expérience commune pour distinguer la sensation du rêve, et au début de l’enquête philosophique pour distinguer ce qu’on sent et ce qu’on pense, par exemple une perception sensible et une simple fantaisie. La différence de vivacité, qui n’est certes qu’une différence de degrés, est un signe fiable et suffisant de la différence de nature entre perceptions. L’impression est toujours une apparition originelle alors que l’idée est une apparition seconde, et même si nous ne faisons jamais que l’expérience présente d’une apparition plus ou moins vive nous distinguons généralement les unes des autres. Sans présumer davantage, la science de la nature humaine doit maintenant s’acquitter de sa tâche : étudier les opérations de l’entendement. Il peut s’agir de la perception sensible qui me fait tenir pour existante la table que je vois et je touche, du souvenir qui me représente un événement passé, d’un jugement abstrait qui me fait dire que 2+2 = 4, ou d’une démonstration du théorème de Pythagore. À ces opérations mentales, il faut encore ajouter une dernière opération par laquelle on croit en l’existence d’un fait qu’on ne perçoit pas actuellement et qui n’est pas non plus remémoré. Elle recouvre tout ce que les philosophes et les logiciens ont entendu à titre d’induction, d’anticipation (expectation) ou encore de croyance probable. 88 Sens, mémoire et imagination La perception sensible et le souvenir ne semblent pas poser particulièrement problème dans un premier temps. Dans ces deux cas, ce qui est présent à l’esprit se laisse manifestement décrire en termes d’impressions et d’idées. Le lecteur s’attend donc à ce que Hume tienne la première pour un complexe d’impressions et le second pour le retour des impressions affaiblies ou (ce qui reviendrait au même) l’apparition d’idées encore vives. Toutefois Hume ne cherche pas à exposer une théorie de la perception sensible. Les arguments sceptiques convoqués à la fin du livre sur l’entendement soulèveront un problème de taille qui semblera menacer la possibilité même de faire une telle théorie. Mais tant que ces arguments ne sont pas considérés, tout se passe comme si une telle théorie n’était pas même un sujet d’enquête. Hume relève que l’ordre d’apparition des impressions est conservé dans la mémoire, non dans l’imagination. Mais comme nous ne pouvons jamais comparer un souvenir avec la perception qui en fut l’origine, la seule différence phénoménale entre l’idée de la mémoire et l’idée fictive est une différence de vivacité. La distinction entre impression et idée et le principe de dérivation suffisent donc à rendre compte de ces opérations dans les trois premières parties du livre I. Et c’est sans surprise que l’on peut lire : Il apparaît que la croyance ou l’assentiment qui accompagne toujours la mémoire et les sens n’est rien d’autre que la vivacité des perceptions qu’ils présentent, et que cela seul les distingue de l’imagination. Croire, c’est, en ce cas, éprouver une impression immédiate des sens ou la répétition de cette impression dans la mémoire (TNH, I.III.5, p. 148). Les deux espèces de raisonnement : la “fourche de Hume” D’autres opérations méritent néanmoins une enquête plus approfondie. Il s’agit de celles qui fournissent les évidences repérées par Locke dans son Essai : l’intuition, la 89 démonstration et la probabilité. Distribuées dans ce qu’il est convenu d’appeler « la fourche de Hume », elles renvoient d’un côté à des actes de connaissance stricte, de l’autre à une croyance probable sur un fait présumé. La raison étant insaisissable en dehors de son exercice, ce sont ses raisonnements, opérés sur les impressions et idées, qui sont objet d’étude : raisonnement démonstratif d’un côté, et raisonnement probable de l’autre. Il faut souligner que la valeur de vérité de ces deux espèces de raisonnement n’est absolument pas présupposée par l’enquête menée dans la troisième partie du livre I. En ce sens, l’entreprise humienne s’en tient à une description psychologique. Mais il s’agit pourtant de décrire des actes de connaissance ou de probabilité sans exclure qu’ils aient quelques spécificités. Dans la troisième partie du livre I, l’ambition de Hume est de concurrencer la logique sur son propre terrain, c’est-à-dire de décrire les actes d’entendement fournissant des évidences sans les réduire à des illusions mais sans en admettre la fiabilité. Le point de vue philosophique neutralise toute validation épistémologique. D’abord suspendue dans cette partie, la valeur de vérité sera rigoureusement contestée dans la suivante, au moyen d’arguments sceptiques qui iront jusqu’à en compromettre la possibilité. L’explication de ces deux types de raisonnement repose sur la théorie des relations, par laquelle Hume spécifie ce qui restait encore indéterminé chez Locke, à savoir la conformité (agreement) d’idées comparées entre elles1. Les différents biais sous lesquels des idées peuvent être comparées sont en effet au nombre de sept : la relation spatiale ou temporelle (« contiguïté »), la proportion 1 Chez Locke, la connaissance se définit par la perception de la conformité des idées. Il distingue quatre types de conformité perçue : la conformité à soi d’une idée, la conformité d’une idée à la réalité, la liaison nécessaire entre deux idées et la relation entre idées. Cette dernière désigne tout biais sous lequel on peut comparer deux idées entre elles. Locke ne spécifie pas les différentes relations possibles entre idées. Hume, pour sa part, en donne une liste précise. Voir notre chapitre 2, « Les évidences de la raison selon Locke ». 90 quantitative, les degrés de qualité 1 , la contrariété, la ressemblance, l’identité et la causalité. Par la comparaison, nous mettons donc en rapport, volontairement et consciemment des idées pour les besoins du jugement. Afin de distinguer cette relation de l’association des idées, quant à elle involontaire, Hume la qualifie de philosophique2. Tout raisonnement établit donc une relation philosophique. Mais il faut distinguer deux types de raisonnement. Cette distinction prend parfois le nom, dans la littérature secondaire, de « fourche de Hume ». En effet, entre deux idées, certaines espèces de relations sont invariables, d’autres espèces de relations peuvent varier. Par exemple, une fois l’idée de Paris et celle de Londres bien déterminée, la comparaison de leur territoire est invariable : Londres est plus grande que Paris. Ainsi, la relation de quantité est invariable. Les relations de ressemblance, de degrés de qualité ou de contrariété ne peuvent pas davantage varier sans que ne change le contenu des idées sur lesquelles elles portent. Ces relations constantes sont établies par le « raisonnement abstrait », lequel s’exerce par excellence en mathématiques. Plus précisément, la comparaison entre idées peut se faire « at first sight » (au premier coup d’œil), c’est-à-dire dans un acte simple et immédiat que Hume, à la suite de Locke, nomme intuition. Ou elle peut se faire par l’intermédiaire d’autres idées (que Locke nommait proof), dans un raisonnement complexe qui a pour nom démonstration. D’un autre côté, deux idées peuvent avoir des relations fort variées dans le temps et l’espace sans que ne 1 Par « degré de qualité », on entend le rapport sous lequel on juge, par exemple, qu’une chose est plus belle qu’une autre, que cette robe de mariée est moins blanche que ce lys, que cet Etat est beaucoup plus industrieux que son voisin, etc. 2 Hume dit que les relations philosophiques sont « arbitraires ». Mais, en vertu de la critique qu’il mène du libre-arbitre, il faut l’entendre en un sens lâche. En outre, « philosophique » renvoie ici à ce qui relève de la science. 91 change leur contenu. Du point de vue de Hume, on peut parfaitement imaginer, dans un roman de science-fiction, que Paris soit à dix-mille kilomètres de Londres sans rien changer aux idées de ces deux villes. Il en va de même de l’identité : si je parle de deux idées d’une même ville, je place ces deux idées dans une relation d’identité. Par exemple j’ai l’idée qui représente la ville où se trouve Notre-Dame-de-Paris. J’ai aussi l’idée qui représente la ville où se trouve le Louvre. Juger que c’est la même ville c’est établir une relation d’identité entre ces idées. Mais cette relation d’identité pourrait varier sans que ne varient ces deux idées. Je peux concevoir, dans un roman, que la ville de Notre-Dame est autre que la ville du Louvre. Enfin, la causalité, à titre de relation philosophique, i.e. établie dans un raisonnement qui cherche à repérer l’effet et la cause, peut également varier sans que ne change le contenu des idées comparées (I.III.1). Dans le corps du Traité, Hume ne prend pas même la peine d’illustrer ce point. Mais dans l’Abrégé, il fait un usage appuyé de l’exemple (emprunté à Malebranche) des boules de billards. « Supposons que je voie une boule qui se meut en ligne droite en direction d’une autre : je conclus immédiatement qu’elles se heurteront et que la seconde sera mise en mouvement », mais « l’esprit peut concevoir que n’importe quel effet suit de n’importe quelle cause » et ainsi je peux parfaitement imaginer qu’après le choc, les deux boules resteront sur place, immobiles (Abr., p. 30-31). Contiguïté, identité et causalité sont donc des relations philosophiques qui ne peuvent pas être établies par le raisonnement abstrait. Avant d’aller plus loin il faut mesurer l’écart entre la « fourche de Hume » et la distinction entre vérités de raison et vérités de fait, telle qu’elle se trouve chez Leibniz. Contrairement à ce dernier, Hume ne fonde pas le raisonnement abstrait sur un principe formel d’identité mais sur la constance observée d’une expérience mentale – en 92 l’occurrence le maintien de certaines espèces de relations malgré l’inépuisable source de variation qu’est la fantaisie humaine. En outre, la « fourche de Hume » ne repose ni sur l’opposition des facultés (entendement versus sens), ni sur l’opposition entre genres d’idées (innées versus sensibles). D’après le principe de dérivation en effet, toute idée vient des impressions. Le contenu de l’idée dépend bel et bien de l’expérience sensible ou affective. Une idée, en d’autres termes, n’est jamais a priori chez Hume. Ce dernier parle seulement d’une « conception » a priori – par quoi il désigne un acte, plutôt qu’un contenu – lorsque l’esprit conçoit les idées indépendamment de toute considération liée aux impressions dont elles dérivent ou à la vivacité qu’elles conserveraient. L’esprit peut concevoir, ainsi, des relations qui se découvrent à la considération du seul contenu des idées. Par exemple, je peux concevoir a priori qu’une robe de mariée est plus claire qu’un smoking noir, et pourtant aucune de ces idées n’est a priori (On notera que la relation est ici celle d’un degré de qualité, la clarté). Le raisonnement abstrait ne prétend à aucune vérité sur des essences objectives et idéales. En revanche, il peut viser la précision. C’est bien pourquoi la comparaison entre idées n’est jamais si exacte et parfaite que dans l’algèbre et l’arithmétique. Dans ces sciences seulement « nous sommes en possession d’un critère précis, qui nous permet de juger de l’égalité et des proportions des nombres et, selon qu’ils correspondent ou non à ce critère, nous déterminons leurs relations, sans aucune possibilité d’erreur » (I.III.1, p. 129). Ce critère, c’est en effet l’égalité des unités qui ne se trouve qu’entre les nombres. Toutefois cet îlot préservé n’est peutêtre pas soustrait à la tempête et ne saurait servir de base à la reconquête de la certitude en science. D’abord la certitude mathématique n’est pas garantie par une nécessité analytique, car la nécessité mathématique n’est autre que le sentiment de 93 ne pas pouvoir concevoir autrement 1 . Ensuite, une telle précision visée, dans d’autres domaines, on l’a vu notamment en géométrie, n’est que fictive. Enfin, le raisonnement abstrait ne saurait déterminer une question de fait : l’existence ou la non-existence, la présence ou l’absence ne peut être conclue que par un raisonnement a posteriori. Le raisonnement sur les questions de fait Qu’entendre par là ? D’après ce que nous avons dit, a posteriori est le raisonnement qui dépend de l’expérience non seulement pour le contenu de ses idées (puisque c’est le cas de toutes nos idées), mais surtout pour établir des relations qui resteraient sinon indéterminées : contiguïté, identité et causalité. Or Hume montre que pour en venir à affirmer l’existence d’un fait qu’on ne perçoit pas et qui n’est pas objet de souvenir, nous établissons une relation causale. Ce fait en question peut être de différentes sortes. Ce peut être un événement singulier passé connu par témoignage sans en avoir de souvenir direct. Vous croyez par exemple que César a existé. Ou bien ce peut être un événement futur qui est attendu avec pleine assurance ou simple probabilité (par exemple, le lever du soleil attendu demain matin). Ce peut aussi être une réalité présente qui est tenue pour admise (la présence de quelqu’un dans une maison silencieuse). Ou enfin, ce peut être un fait général qui ne peut pas être perçu puisqu’on ne perçoit que du singulier. Par exemple, vous croyez que le feu brûle. Toutes ces croyances meublent votre monde bien plus largement que la perception stricte ne le fait. Elles relèvent des questions de fait que seul un raisonnement causal est à même de conclure. Pourquoi croire que César a existé sinon parce que les signes de l’ouvrage qui vous narre sa vie sont les effets d’un témoignage (testimony), qui lui1 « Quand une démonstration me convainc d’une proposition quelconque, elle ne me fait pas seulement concevoir la proposition, mais me fait également sentir qu’il est impossible de rien concevoir qui lui soit contraire » (Abr., p. 34-35). 94 même est l’effet d’une chaîne causale remontant à un premier témoin (witness) ? Pourquoi croire que le soleil se lèvera demain sinon parce que vous supposez que les causes de la succession de la nuit et du jour seront toujours à l’œuvre demain ? Pourquoi croire que quelqu’un vous attend à côté sinon parce que vous voyez des signes caractéristiques, tenus pour effets ? Pourquoi croire que le feu brûle sinon parce que l’effet du contact du feu a toujours été le même ? La croyance dans une question de fait tient pour admise ou présente une chose en présence d’une autre chose (un livre, la nuit, du bruit, du feu). Mais alors, la logique veut que l’on explique pourquoi et comment établir une relation causale. Puisque la considération des idées seules ne suffit pas pour identifier un objet comme cause et un autre comme effet, le raisonnement causal doit motiver sa comparaison par un autre moyen. C’est ici que la découverte de l’association, dont Hume se flatte dans l’Abrégé, est décisive. Elle permet d’expliquer le raisonnement sur les questions de fait sans présupposer une fiabilité de la raison. Et elle fournira le principe d’explication psychologique de différents degrés de probabilité sans les identifier à des manifestations progressives de la vérité. L’association causale précède l’idée de cause Quelles sont les circonstances qui caractérisent un raisonnement causal ? On affirme qu’une chose est cause d’une autre chose lorsque ces choses sont contigües ou se succèdent. Mais cela ne suffit pas. La relation de causalité implique, outre la contiguïté ou la succession, que ces choses soient liées (connected) avec nécessité. Il faut donc expliquer l’idée de connexion causale. Or d’où vient l’idée de connexion causale ? L’originalité de Hume ne réside pas tant dans le scepticisme de sa réponse, que dans le geste qui y préside. Car la critique de la causalité n’a pas attendu Hume : c’est un lieu commun, chez les sceptiques de l’Antiquité (tel 95 Sextus) ou les sceptiques modernes (tel Bayle), de tenir le post hoc ergo propter hoc pour un sophisme1. Que ce qu’on appelle « effet » ne soit qu’un signe de ce qu’on nomme « cause » et que ce lien de signification soit susceptible d’être mis en doute est un vieux soupçon. La véritable nouveauté consiste à dire que pour trouver l’origine de l’idée de connexion causale, il faut commencer par comprendre la croyance probable, laquelle naît de l’association causale (I.III.3). En d’autres termes, l’évidence par laquelle un jugement sur une question de fait se justifie repose sur un mécanisme (involontaire et qui se fait souvent à notre insu) associatif et non sur une comparaison d’idées délibérée. Ainsi, la logique d’un jugement de fait ne consiste pas à appliquer l’idée de cause (ou, ce qui reviendrait au même, de nécessité causale) à l’idée d’une chose pour en inférer l’idée d’un fait qui en serait l’effet. C’est l’inverse : l’idée de connexion causale dérive d’une croyance associative selon des détails fournis en I.III.14 qui confirmeront le principe de dérivation à partir d’impression(s). La croyance qui se fait par association n’a pas besoin de concevoir l’idée de cause. Elle infère l’idée d’une chose qu’on ne perçoit pas à partir d’une perception présente. La causalité est donc d’abord une transition naturelle entre nos perceptions. Nous n’avons même pas à juger explicitement que César est la cause indirecte des caractères que nous lisons dans un livre d’histoire. Nous n’avons, pour juger qu’il a existé, qu’à tenir implicitement ces caractères pour des effets. Par conséquent, faire la relation causale ne présuppose pas d’avoir l’idée de cause. Ce n’est que de façon seconde, en nous représentant cette relation (et plus exactement ce que nous ressentons en la réalisant), que nous en aurons une idée. 1 L’adage « En suite de quoi, donc en conséquence de quoi » avait été critiqué par Bayle dans les Pensées sur la comète par exemple (in Pensées sur l’athéisme, Desjonquière, 2004, p. 47-48). 96 La portée polémique d’un tel renversement est triple, en métaphysique, en logique et en épistémologie 1 . En la caractérisant, on éclairera le conflit d’interprétation mentionné plus haut, que l’on pourrait résumer dans la question Hume est-il naturaliste ou sceptique ? Cette portée polémique est d’abord métaphysique car à la question posée en titre de la section 3, pourquoi une cause est nécessaire (sous-entendu : nécessaire pour qu’un être commence à exister), la réponse de Hume consiste en un déplacement implicite : il faudra plutôt se demander pourquoi nous tenons pour admis qu’une cause est nécessaire pour qu’un être commence à exister. En effet, on ne vise pas à établir une prémisse universelle à partir de laquelle déduire que tel être a dû avoir telle cause ou justifier l’application à cet être de la notion d’effet, d’abord parce qu’un tel principe n’a d’évidence ni intuitive ni démonstrative, ensuite parce que s’il doit être établi par expérience, c’est bien qu’il ne peut lui-même fournir la raison de l’inférence a posteriori. Il est probable, justement. Ce n’est qu’une croyance tirée de l’expérience. Sa légitimité ne vient pas du fait qu’on peut conclure a priori que toute chose a une raison d’être, mais du fait que sans lui les raisons de croire communément reconnues pour légitimes disparaissent. Et ainsi la causalité n’est plus une raison d’être, c’est une raison de croire. D’un seul revers, des positions aussi diverses que celles de Clarke ou de Hobbes sont balayées2. 1 Nous traitons de la rupture en métaphysique dans cette section, de la rupture en logique dans les sections suivantes (jusqu’à la page 31) et de la rupture en épistémologie à partir de la page 31. 2 Clarke était fermement opposé au nécessitarisme mécaniste de Hobbes. Mais selon Hume, les deux auteurs partageaient un même présupposé. Dans l’un des sermons de ses Boyle’s Lectures, Clarke démontre l’existence de Dieu en établissant la proposition que Quelque chose a existé de toute éternité, de la manière suivante : puisque quelque chose existe présentement, il a toujours existé quelque chose, sinon rien n’existerait puisque « rien ne naît de rien, absolument et sans cause » (A Demonstration concerning the Being and Attributes of God (1705), Thoemmess Press, 2002, p. 524). 97 L’association au principe des raisonnements probables La rupture qu’introduit l’association à l’égard des tentatives logiques menées par Locke, Malebranche ou Arnauld et Nicole pour penser l’évidence probable ou l’évidence sur les questions de fait est également frappante. Certes, la façon dont une idée peut en introduire une autre à l’esprit prenait chez Locke, déjà, le nom d’association. Mais, précisément, selon lui elle constituait l’explication d’une forme de déraison, qui rend certains hommes aveugles aux rapports naturellement établis entre les idées par la raison, et qui vient de ce que le hasard ou la coutume leur fait établir des liens arbitraires. L’association des idées explique en particulier, aux yeux de Locke, que les sectes philosophiques ou religieuses paraissent donner du sens à un jargon absurde. Ainsi, chez Locke, les associations ne sont pas des relations rationnelles et ne sauraient constituer de bonnes raisons de croire1. Chez Hume, l’explication du raisonnement par l’association ne laisse plus de différence entre des relations rationnelles donnant lieu à une juste crédibilité et des relations associatives délirantes. Et il n’est même plus question de régler le train of thought (cours des pensées) par un calcul, comme Hobbes l’envisageait (Léviathan, chap. 3 et 4). Car selon Hume l’association est la transition par laquelle une idée ou perception en introduit une autre sans que ce passage ne soit l’œuvre d’une raison computationnelle. C’est une transition qui, si elle doit être pensée comme l’acte d’une faculté, ne peut être attribuée qu’à une capacité de représentation en un sens très indéterminé : une transition de l’imagination, donc. Ici apparaît alors la menace sceptique touchant à l’indiscernabilité de la raison et du délire. Encore 1 C’est un point clairement établi par J.P. Wright, « Association, Madness and the Measures of Probability in Locke and Hume », in Psychology and Literature in the Eighteenth Century , dir. C. Fox, AMS Press, 1997, p. 103-127. 98 Hume ne suggère-t-il jamais que raison et délire sont communément indiscernables. Il lui suffit de montrer par sa théorie du raisonnement probable que les associations à l’œuvre dans les opérations dites rationnelles sont seulement plus régulières (i.e. plus constantes). Il est donc impossible de savoir si la différence entre raison et délire est de nature ou de degrés. L’association : une notion sceptique ou naturaliste ? Il est maintenant temps de revenir à la question d’interprétation qui nous sert de fil conducteur dans la lecture du Traité. En effet, les commentateurs ont pu voir dans l’analogie entre l’association et l’attraction gravitationnelle l’indice que Hume avait une approche naturaliste, aux deux premiers sens. À propos des associations des idées, Hume déclare : Il y a là une sorte d’attraction qui (…) possède des effets aussi extraordinaires dans le monde de l’esprit que dans le monde naturel, et s’y manifeste sous des formes aussi nombreuses et aussi variées (I.I.4, p. 56). Méthodologiquement, l’analogie avec la gravitation newtonienne indique que la crédibilité sera comprise comme une force dont on ne présume aucune valeur de vérité. Et d’un point de vue ontologique, s’il serait excessif de conclure à un physicalisme, elle suggère néanmoins une dynamique s’exerçant sur une pluralité d’entités (nos perceptions). Enfin, elle a pu être lue, par le tenant de l’interprétation antisceptique qu’est Norman Kemp Smith, comme l’indice que le scepticisme découle du newtonianisme appliqué à l’esprit, et que pour reconnaître la vérité de nos croyances dans les questions de fait, il faut renoncer à ce type d’explication « naturaliste » au sens 2. Il faut d’ailleurs noter que dans le second livre, l’association ne lie plus seulement les idées mais s’exerce aussi entre les passions et affections et qu’elle nomme là encore une force d’attraction mentale (II.I.4, p. 99 119 et II.I.5, p. 125). L’Abrégé, en une formule célèbre, y voit un « ciment de l’univers » (p. 52). Plusieurs nuances méritent toutefois d’être introduites. Assurément, l’association n’est pas un concept naturaliste au sens 3. Il suffit de relire le propos de Hume dans l’Abrégé : parce que les associations sont les « seuls liens de nos pensées », « ils sont réellement pour nous le ciment de l’univers » (Ibid.). Puisque du monde par-delà les perceptions nous ne saurions rien affirmer ni nier, notre univers est mental. Sa cohérence fait sa cohésion, et la consistance logique est « pour nous » ontologique. Qu’il y ait une force réellement mentale entre les idées, c’est d’ailleurs le résultat d’un raisonnement causal mené sur les associations régulières. Seule la fréquence des relations de ressemblance, contiguïté et causales laisse penser qu’il y a un lien secret (secret tie) par lequel les apparences se tiennent. Même Norman Kemp Smith doit reconnaître qu’ainsi employé le concept d’association ouvre la voie à un idéalisme. Mais selon Smith, c’est précisément l’échec d’une explication de nos croyances vraies en termes associationnistes, ajouté à l’impossibilité de nier ces croyances, qui montre que le naturalisme (aux sens 1 et 2) menant au scepticisme est une impasse1. Examinons donc ce point. Le concept d’association implique-t-il un newtonianisme sceptique dont Hume doit se départir pour rendre compte de nos croyances et en particulier du fait que nous leur reconnaissons plus ou moins d’évidence ? Il faut bien plutôt penser que c’est un concept taillé à la main de la science sceptique parce qu’en tant 1 N. Kemp Smith, art. cit. et op. cit. D’après Kemp Smith, Hume, en réalité n’est pas un sceptique, mais défend que nous avons des croyances vraies qui ne sont pas fondées sur la raison mais sur le sentiment. Son interprétation s’oppose à celle de l’Idéalisme Britannique diffusées notamment par T. H. Green, responsable avec T. H. Grose d’une édition devenue classique des œuvres de Hume, interprétations qui avaient pour objectif de montrer les déficiences d’une philosophie empiriste. 100 qu’attraction, l’association désigne un fait de nature (comme toute attraction est pour Newton un fait de nature) qui explique cet autre fait de nature qu’est la croyance plus ou moins probable. C’est ce que nous allons voir. L’association : un concept de science sceptique Faisant écho au fameux hypothesis non fingo de Newton à propos de la gravitation, le fait de nature qu’est l’association a un statut d’explicans (le fait qui apporte l’explication) mais il reste un explicandum (un fait à expliquer). « Ses effets sont partout visibles ; mais pour ce qui est de ses causes, elles sont pour la plupart inconnues et doivent être ramenées à des qualités originelles de la nature humaine, que je ne prétends pas expliquer », dit Hume, qui enjoint à la suite de « réfréner le désir immodéré d’aller chercher des causes » afin d’employer la recherche « à examiner les effets, plutôt que les causes, de son principe » (I.I.4) 1 . S’il est explicatif c’est à la fois qu’il a des causes originelles pensables quoiqu’inconnues, et que sa propre implication dans les phénomènes à expliquer est expérimentalement attestée (i.e. attestée par variation expérimentale). Pour reprendre le parallèle avec la méthodologie de Newton, dont nous usions plus haut pour commenter l’introduction du Traité, nous pourrions dire qu’il est indispensable dans l’explication présentée du point de vue de la synthèse, mais qu’il reste toujours à analyser. Toutefois, le caveat humien indique qu’une telle analyse ne doit plus retenir l’intérêt du philosophe2. Ce désintérêt, apparemment anodin, est le geste qui exprime une nette divergence avec le théisme expérimental : des causes originelles, que Clarke, à 1 L’analogie avec l’attraction fait clairement écho à l’ Question 31 de l’Optique de Newton. Cf. Abr. § 35 et TNH, II.I.4 et II.I.5, où Hume parlera cette fois de l’association des passions comme d’une « attraction » (GF, p. 119 et p. 125). 2 Caveat : avertissement réservé. 101 la suite de Newton, renvoyait à Dieu, Hume affirme, à propos de l’association, qu’il n’y a rien à dire. C’est donc un fait de nature. Et, contrairement à ce que pensait Kemp Smith, Hume ne prétend pas que le recours à ce fait de nature échoue à rendre compte de nos croyances. Tout au contraire. Et c’est ce que nous souhaiterions montrer maintenant. Certes, nous l’annoncions plus haut 1 , l’associationnisme de Hume est polémique sur le plan épistémologique. Il s’oppose aux logiques cartésiennes et lockiennes. D’abord parce que la théorie de la probabilité reconduit les probabilités scientifiques et les autres sources de crédibilités à l’association et la vivacité. Ensuite parce que la genèse de l’idée de connexion causale a, en vertu de l’application du principe de dérivation, une vertu d’élucidation sémantique radicale. Enfin parce que la tâche et le statut fixés à la science de la nature humaine dans l’introduction se trouvent justifiés : elle se borne à dégager des régularités qui restent toujours des faits de nature. Mais l’association ne s’oppose pas à la reconnaissance de feelings naturels et instinctifs ; l’association, comme le dit John Wright, a un « rôle » pour « transférer et réguler le feeling »2. Cela mérite d’être expliqué. La croyance : vivacité et sentiment La croyance dans les questions de fait s’explique par l’association entre une impression présente (par exemple la vue de la fumée) et une idée qui est par définition l’idée d’une chose dont nous n’avons pas ou plus l’impression vive. Si quelqu’un nous demande pourquoi nous croyons qu’il y a du feu dans le jardin caché derrière un mur, nous répondons 1 P. 26. 2 John P. Wright, « Kemp Smith and the two Kinds of Naturalim in Hume’s Philosophy », in New Essays on David Hume, eds. E. Mazza et E. Ronchetti, Naples et Milan, Francoangeli, 2007, p. 17-36, p. 29. 102 que nous voyons de la fumée. Nous donnons pour raison de croire une sensation présente c’est-à-dire la perception d’un effet. Cette effet peut être éloigné et même indirect, comme dans le cas des caractères de la Guerre des Gaules auxquels nous associons l’existence passée de César. Sans être en présence de César, ou du feu, nous tenons leur existence (passée, présente ou à venir) pour admise, et ce parce que nous avons eu l’habitude de trouver une semblable sensation présente conjointe ou suivie de la sensation d’une existence semblable. Nous nous représentons vivement César ou le feu. Ainsi, une croyance dans une question de fait est « une idée vive reliée ou associée à une impression présente » (p. 161). Comment expliquer alors qu’une idée, contrairement à sa définition originale, puisse devenir vive ? La réponse de Hume consiste à dire que la vivacité de l’impression présente (de la fumée, par exemple) se transmet, par l’association développée sous l’effet de l’expérience répétée, à l’idée qu’elle introduit (ici, l’idée de feu) (p. 162). Et une idée peut acquérir plus ou moins de vivacité – manière philosophique de dire que la certitude d’un fait peut être plus ou moins grande. L’explication associationniste intervient alors pour rendre compte de la probabilité, qu’elle s’entende « en un sens non philosophique » comme une simple crédibilité ou qu’elle s’entende « en un sens philosophique » comme un calcul rationnel sur la probabilité des chances ou des causes1. En réalité, même la probabilité « au sens philosophique » est un degré de croyance – mais que nous tenons pour mieux fondé. Il faut donc comprendre comment la science de la nature humaine définit la croyance, comment elle rend compte de ce privilège communément reconnu à la probabilité des chances et des causes, et comment elle recourt à l’association pour ce faire. 1 « Philosophique » qualifie ici comme ailleurs ce qui relève de la science. 103 Si l’on cherche une définition de la croyance « entièrement conforme au sentiment et à l’expérience de chacun », on constatera d’abord qu’elle n’est rien qu’une manière de concevoir une idée (I.III.7). En d’autres termes, l’idée est le contenu qui est invariant au travers des variations qu’une conception peut subir : concevoir une rose en y songeant c’est en avoir une simple appréhension ou face à une fleur croire que c’est une rose, c’est aussi avoir des impressions dont le contenu conçu est identique à l’idée de rose. Sentir une odeur qui nous fait penser qu’il y a une rose, bien que nous ne la percevions pas directement, c’est encore concevoir une idée de rose. Ce qui change, au travers de ces variations expérimentales, c’est donc la manière de la concevoir. Mais comment préciser cette manière ? Dans un ajout ultérieur, Hume concède que nous sommes en peine de trouver les mots pour l’exprimer adéquatement. Nous sommes renvoyés à l’expérience intime de ce que c’est que croire au réel, et le philosophe en est réduit à suggérer par des termes communs ce sens de la présence propre à la croyance : Une idée qui reçoit l’assentiment, nous l’éprouvons comme différente d’une idée fictive que la fantaisie seule nous présente. Et cette différence, je m’efforce de l’expliquer par ce que j’appelle une force, une vivacité, une solidité, une fermeté, ou une stabilité supérieures. Cette diversité de termes, qui peut sembler si peu philosophique, n’est employée que dans le but d’exprimer cet acte de l’esprit qui nous rend les réalités plus présentes que les fictions, leur donne plus de poids dans la pensée et plus d’influence sur les passions et l’imagination (App., p. 377-378). La force renvoie à l’expérience intime d’une détermination à penser le contenu de la croyance : nous ne sommes pas libres de concevoir autre chose que du feu en présence de la fumée. La vivacité est, nous l’avons vu, une caractérisation commune du souvenir par lequel le passé est encore si présent pour nous. Enfin, solidité, fermeté, stabilité 104 connotent ce que Peirce nommera la « fixation » de la croyance, c’est-à-dire la persévérance mentale caractéristique de la persuasion 1 . Toutes ont pour but d’expliquer le « poids », c’est-à-dire la probabilité de la croyance. L’assentiment est en effet depuis Cicéron une ap-probation c’est-à-dire la reconnaissance d’une preuve ou évidence (probare, signifiant prouver) consistant à sentir son poids2. La pondération est alors une façon d’évaluer sa probabilité. La force et la vivacité ont en outre l’avantage de connoter une sorte d’intensité sensible, point sur lequel le début de l’Appendice prend soin de revenir en disant que la croyance, qui est un jugement d’existence, « consiste uniquement à éprouver un certain feeling » (p. 371-372). Uniquement. Par là, Hume s’écarte de la solution logique classique qui fait du jugement un rapport entre idées et conduit à envisager spécifiquement le jugement d’existence comme l’adjonction à l’idée de rose, de l’idée d’existence3. Et il insiste sur la passivité naturelle par laquelle l’esprit éprouve la croyance qui s’impose à lui. Enfin, bien que, comme nous le verrons, le feeling de la croyance ne soit pas du même genre que la sensibilité affective et passionnelle, il fait entendre la continuité existant entre cette sensibilité (elle-même susceptible de différents degrés de violence ou de force dispositionnelle) et l’opération 1 Charles Sanders Peirce, « Comment se fixe la croyance », Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 6, décembre 1878, p. 553-569. 2 « Tout comme le plateau d’une balance cède nécessairement à la charge des poids, l’esprit doit céder aux évidences ; car, de même qu’il est impossible à l’être animé de ne pas tendre vers ce qui lui paraît approprié à sa nature (oikeion est le terme grec), de même il lui est impossible de ne pas approuver ce qui se présente avec évidence. » (Cicéron, Academica – Les académiques, trad. J. Kany-Turpin, Paris, GF, 2010, p. 161). 3 « Nous n’avons aucune idée abstraite d’existence qui puisse être distinguée ou séparée de l’idée d’objets particuliers. Il est, par conséquent, impossible que cette idée d’existence soit ajoutée à l’idée d’un objet ou qu’elle constitue la différence entre une simple conception et la croyance » (App., p. 372). 105 intellectuelle qu’est la croyance 1 . La vivacité des fictions littéraires est l’illustration favorite de Hume sur ce point (p. 172 et 372). La probabilité Venons-en au rôle de l’association dans la pondération à la source de la croyance. Notons au préalable que toute croyance n’est pas le résultat d’une association : Hume mentionne ainsi la croyance « par inculcation » qui se développe à l’occurrence répétée d’une idée à notre esprit. C’est ainsi que l’éducation, par exemple, vivifie une idée en la répétant, c’est-à-dire à produisant, par l’habitude, une facilité à la concevoir, et ainsi en la fixant en nous (ici la vivacité est bien équivalente à une forme de solidité, de fermeté ou de stabilité). Ici, point d’association entre une impression présente et une idée. Seule la réitération de l’idée compte. Quant à la théorie associationniste de la probabilité, elle permet de rendre compte de ce que l’on tient pour des « fondements raisonnables » de croyance. En d’autres termes, une croyance formée par association, selon les principes de la probabilité des causes ou des chances, est naturellement tenue pour justifiée. Face à la connotation sceptique que pouvait prendre la notion de probable (réduit au peithanon ou au persuasif), plusieurs tentatives de formaliser la pondération par un calcul, au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, avaient été proposées. Ainsi, on en venait à une mesure stochastique (selon le terme de Bernoulli) évaluant 1 Une fois encore, nous avons recourt à un concept pragmatiste, celui de disposition. A la lettre, il ne figure pas chez Hume. Mais comme nous le verrons à propos des passions, celui-ci distingue bel et bien la force émotive et la force motivante de la passion. La colère, par exemple, peut être une émotion très forte et nous pousser à une action isolée, ou alors elle peut être peut émotive et avoir des effets durables sur notre comportement. 106 l’espérance mathématique de tel ou tel événement présumé1. Toutefois, ce n’est pas cette option que prend Hume. Au lieu d’une mathématisation du probable par une statistique, il propose plutôt une psychologie du calcul de probabilité2. Il montre en effet comment la croyance peut tenir compte de l’expérience en ses variations. Lorsque notre expérience d’une conjonction entre deux choses est longue et constante, elle développe dans l’imagination une capacité à passer facilement de l’impression de l’une à l’idée de l’autre. Lorsque notre expérience est trop courte, ou qu’elle est faite d’observations contraires, l’impulsion de l’imagination à considérer une idée de ce qui est attendu n’est plus si vive. Notre croyance est alors fonction de la probabilité. La psychologie associationniste qui gouverne cette dynamique est exprimée, dans les sections XII à XV de la Troisième Partie, dans les termes suivants : par l’observation, nous retenons et sélectionnons les « circonstances » qui nous semblent essentielles à la production de l’effet dans une expérience isolable et définie, que Hume nomme « experiment » ; une ressemblance entre « experiments » au nombre suffisamment élevé induit l’impulsion sus-décrite ; une contrariété entre ces « experiments » donne lieu à une diminution de cette impulsion et par conséquent à une moindre croyance. Dans le dernier cas, l’impulsion se divise. Or l’idée à laquelle l’imagination se porte dépend du nombre d’experiments semblables. On peut donc s’attendre à toutes les éventualités rencontrées dans notre expérience, mais on 1 De Pascal à Bernoulli, plusieurs tentatives pour mathématiser la probabilité avaient été menées. Cf. I Hacking, L’émergence de la probabilité, Seuil, 2002. 2 La philosophie de Hume ne s’engage pas sur la voie d’une science mathématique des croyances, mais ouvre plutôt la porte à une anthropologie des calculs et des choix rationnels. Le but de ce qui suit n’est donc pas de comparer une théorie probabiliste (celle de Hume) à une autre (celle de Bernoulli). Sur tout ceci, cf. H. Landemore, Hume. Probabilité et choix raisonnable, Paris, PUF, 2004. 107 croira d’autant plus ce d’experiments nous indique. qu’un nombre plus grand Proportionner notre croyance à l’évidence peut alors se faire de deux façons : instinctivement ou par calcul délibéré. Dans le premier cas, la croyance est proportionnelle à la vivacité de l’idée relative à la force de l’impulsion qui porte l’imagination à cette idée, et ce sans réflexion aucune. Dans le second cas, nous proportionnons notre croyance à un calcul (I. III.12). C’est alors que la pondération humienne met en œuvre une quantification fondée sur la notion d’équiprobabilité. Chaque experiment a un poids équivalent à un autre, qui compte pour 1. Sur cette base, contrairement au calcul des probabilités moderne, hérité de Bernoulli, Hume raisonne en termes de soustraction et non de fraction. Pour Bernoulli, le nombre de cas équiprobables n’a pas d’importance : que ce soit sur 10 ou sur 100 observations, la probabilité restera la même, comprise entre 0 et 1. Pour Hume le nombre total des observations et experiments effectués n’est pas anodin. Sur 10 observations, s’il n’y en a qu’une qui est contraire aux 9 autres, la probabilité qui était de 9/10 pour Bernoulli est de 9 – 1 = 8 pour Hume. Si l’on passe à 90 observations contre dix, Hume évaluera la probabilité à 80. La longue expérience doit permettre de repérer les « circonstances essentielles » qui « sont absolument requises pour produire l’effet » et les « circonstances superflues » qui sont seulement « conjointes par accident »1. Certes, nous ne savons jamais si nous avons eu une expérience suffisamment longue pour corriger convenablement nos croyances. En outre, même une longue 1 Insistons : le calcul de Hume n’est pas une alternative au calcul de Bernoulli en théorie des probabilités. Le calcul de Hume prétend représenter une réflexion commune et instinctive, reconnue pour rationnelle mais causée par l’association. Il ne prétend aucunement constituer une théorie mathématique du probable. 108 expérience peut nous faire prendre des circonstances superflues pour des circonstances essentielles. Dans le Traité, le remède à ce double problème est donné dans la section XV de la Troisième Partie du Livre I, où Hume énonce les « règles de sa logique » : c’est à force d’expérience et de faire des experiments sur nos experiments que nous pouvons repérer les circonstances réellement essentielles 1 . Nos croyances mêmes peuvent être tenues pour autant d’experiments sur lesquels des croyances sur nos croyances, c’est-à-dire des croyances d’ordre 2 et correctives, peuvent se former2. Les probabilités non philosophiques Dans le Traité, Hume envisage d’autres espèces d’évaluation probable, naissant de l’association, qui sont plutôt tenues pour source de préjugé par les philosophes. Naturellement, il arrive qu’on estime des probabilités autrement que par un décompte rigoureux de nos expériences. On les estime plutôt en fonction de la « fraicheur » ou du caractère récent de l’expérience, de la vivacité de l’impression, ou encore par des généralisations. Or cette dernière probabilité, par les règles générales, peut être source de correction3. Le premier effet des règles générales, ce sont les préjugés hâtifs (nationaux par exemple). Mais il y un second effet qui consiste justement à reconnaître ces préjugés pour ce qu’ils sont : lorsque la réflexion (philosophique) montre 1 Ainsi la maturité se reconnaît à la capacité de savoir ce que sont les circonstances essentielles d’un événement et de les distinguer des superflues, même si l’on ne rencontre cet événement que pour la première fois. (I.III.12). Cf. H. Landemore, Op. Cit., p.37. 2 Cf. L. Falkenstein, « Naturalism, Normativity, and Scepticism in Hume’s Account of Belief », Hume Studies, vol. XXIII, N°1, Avril 1997, pp. 36-7. 3 Cf. E. Le Jallé, L’autorégulation chez David Hume, PUF, 2005, et en particulier sur le texte de I. III.13, voir p. 11-22. 109 qu’ils reposent sur des principes irréguliers, inconstants, donc sur lesquels il est impossible de construire une raisonnement solide, nous en venons à rejeter sagement ces préjugés. Parce qu’ils ne sont pas conformes aux règles générales régulières, stables et constantes de l’esprit, une critique des préjugés est possible au nom de leur déviance à l’égard des principes les plus naturels. Ces règles ne sont pas des préceptes logiques ou des maximes pratiques (de conduite de l’entendement par exemple). Ce sont des manières régulières de penser, devenues tendances. En particulier l’habitude d’associer par ressemblance un cas à un autre dispose plus facilement à le faire sur un nouveau cas non encore rencontré. Une règle générale est donc une régularité mentale qui, par habitude, développe une tendance dépassant les cas qui l’ont suscitée. Les principes les plus réguliers sont ainsi à l’origine des croyances que nous tenons pour justifiées et raisonnables. En somme par l’association Hume se donne les moyens de penser l’émergence de tendances mentales et notamment la façon dont la croyance se règle, se donne des évidences et même, les corrige ou les raffine. L’idée de connexion causale Une fois que la croyance probable en un fait non perçue a été élucidée, l’origine de l’idée de connexion causale se laisse facilement découvrir. Elle doit, d’après le principe de dérivation, provenir d’impression(s). Or nous n’avons jamais l’impression d’un pouvoir causal : nous n’en faisons jamais l’expérience. Pour répondre, il faut donc une fois encore procéder expérimentalement : quelles sont les circonstances invariantes parmi toutes nos croyances causales i.e. les croyances qui ne sont pas seulement des croyances en un fait (et qui supposent une relation naturelle de causalité), mais qui conçoivent une causalité (et exercent donc une comparaison sous le biais de la causalité) ? 110 Il y a deux « circonstances » tenues pour essentielles (qui se retrouvent constamment) dans toute croyance causale : une conjonction constante entre objets semblables, et une transition habituelle en nous. La conjonction constante entre objets semblables se découvre lorsqu’on cherche à établir volontairement un rapport entre deux objets : elle se découvre donc lorsque l’on cherche à faire une relation (dans ce cas, il s’agit d’une relation » philosophique », une « comparaison »). Quant à la transition habituelle de l’imagination, elle est l’association ou transition involontaire qui se fait naturellement en nous. Par là, on comprend que la croyance causale repose sur les mêmes principes que la croyance probable et ne pouvait être élucidée qu’à sa suite. La conjonction doit être constante et se faire entre des objets semblables pour que nous puissions croire en la nécessité d’un objet. Sans la constance, il n’y a qu’un degré de probabilité et un degré de probabilité inverse (venant des expériences contraires). Sans la ressemblance, seule une succession d’événements peut se découvrir à nous. Pour parler de nécessité, il faut renvoyer à une expérience passée uniforme concernant des objets semblables. En outre, les deux circonstances s’accompagnent toujours l’une l’autre. S’il s’agit de comprendre ce que nous voulons dire par nécessité, la conjonction seule ne suffit pas : quand nous voulons parler de nécessité, nous voulons dire qu’un objet n’aurait jamais existé sans l’existence d’un autre, et plus précisément que nous ne pouvons le concevoir sans concevoir l’autre – ce qui n’est possible que si la conjonction a été suffisamment constante entre objets semblables pour qu’elle développe une habitude de passer de la conception des uns à celle des autres. La conjonction entre objets semblables ne peut donc donner l’idée de nécessité que parce qu’elle a suscité une inférence habituelle. Et l’inférence ne peut être suffisamment habituelle pour donner l’idée de 111 nécessité que si l’on a eu l’expérience passée d’une conjonction répétée (I.III.14). Ainsi, la critique sémantique de l’idée de connexion nécessaire est-elle menée à bien. Une cause peut être définie, à titre de relation philosophique comme « un objet antérieur et contigu à un autre, et de telle sorte que tous les objets qui ressemblent au premier soient placés dans des relations semblables d’antériorité et de contiguïté à l’égard des objets qui ressemblent au second » (p. 246-247). Ou bien, en renvoyant seulement à l’association, on peut la définir comme « un objet antérieur et contigu à un autre et si uni à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée de l’autre, et l’impression de l’un à former de l’autre une idée plus vive » (p. 247). Il n’y a pas là deux notions différentes de cause et ces deux définitions ne sont pas incompatibles puisque les deux circonstances s’impliquent mutuellement. Mais la relation de causalité peut être opérée naturellement, et c’est alors une association qui donne lieu à une croyance probable. Ou elle peut être faite consciemment et volontairement (y compris par une réflexion sur une croyance probable), et elle donne alors lieu à une croyance causale. La critique causale et la question d’interprétation A ce point, il est nécessaire de revenir à notre question d’interprétation. Hume est-il sceptique ou naturaliste (au sens 3) à propos de la causalité ? Car que conclure de la redéfinition que Hume fait subir au terme de « cause » ? Une première interprétation pourrait en conclure que la connexion nécessaire n’est pas une idée et que ce n’est qu’un mot creux. Il n’y a que des régularités dans le monde, et la science ne dégage que des régularités. C’est la thèse dite « régulariste ». Or une telle thèse se heurte à plusieurs objections. D’abord, il arrive que même sur une expérience effectuée pour la première fois, on reconstitue aisément la causalité. En fait, Hume a déjà répondu à une telle objection (TNH, I.III.8, 112 p. 170). A force de faire l’expérience de nos croyances, on a pu se forger des habitudes très générales, qui font tenir cette nouvelle expérience pour une instanciation de toutes les expériences donnant lieu à une certaine croyance causale (en vertu donc de la ressemblance entre cette expérience et les autres). Une telle réponse peut parfaitement avoir un sens dans l’interprétation régulariste de Hume : la nouvelle expérience ressemble à toutes les séquences régulières qui ont donné lieu à une croyance causale, c’est pourquoi l’enchaînement qu’elle présente donne lieu à la croyance causale. Une autre objection un peu plus forte consiste à noter que toutes les conjonctions et successions régulières ne nous donnent pas de croyance causale. C’était déjà l’objection du contemporain de Hume, Thomas Reid : la nuit et le jour se succèdent et pour autant personne n’y voit une relation de cause à effet1. Néanmoins ce n’est pas encore une objection très probante car la succession régulière entre le jour et la nuit nous porte bien à y voir l’effet d’une cause. C’est-à-dire que la succession elle-même est tenue pour un effet, en l’espèce celui de la rotation du soleil. Venons-en à l’objection la plus décisive : ce n’est pas la même chose de concevoir une relation causale et de concevoir une conjonction constante. Le sens du terme « causalité » ne semble précisément pas le même que le sens de l’expression « conjonction régulière ». Admettons que la croyance causale naisse d’une régularité éprouvée, expérimentée et ce comme « un fait de nature ». Il faut tout de même reconnaître que l’idée de causalité n’est pas l’idée de conjonction régulière. Hume prend pour sa part l’exact contrepied de cette thèse en vertu d’une analyse génétique de l’idée de causalité qui ne peut la reconduire, à ses yeux qu’à une conjonction ou une 1 Thomas Reid, Essays on the Intellectual Powers of Man (1785), Édimbourg University Press, 2002, p. 503. 113 association. Tout le champ lexical de la cause doit donc, selon Hume, être interprété au travers des deux définitions qu’il en donne. Une autre option pourrait envisager que l’idée de cause soit bel et bien une idée, mais « vide », si l’on veut. Ce serait l’idée d’un pouvoir objectif, mais caché au sens où son mode opératoire nous est inconnu. C’est la thèse dite du « scepticisme réaliste » : scepticisme d’un point de vue épistémologique, mais réaliste d’un point de vue ontologique. Nous supposons qu’il y a bel et bien des pouvoirs dans les choses, mais nous ne savons pas quels ils sont. C’est notamment celle de Galen Strawson. Toutefois, elle semble opérer un glissement entre la croyance commune et la thèse philosophique de Hume. Hume admet que, naturellement, nous supposons une relation causale et parfois même nous l’affirmons – mais ce n’est pas pour autant que le philosophe affirme que cette supposition est vraie. Le scepticisme de Hume à propos de la causalité a aussi une portée ontologique. Nous ne pouvons pas savoir qu’il y a des pouvoirs cachés, mais nous ne pouvons pas non plus savoir qu’il n’y en a pas. Tel est rigoureusement son scepticisme. Pour la même raison, une interprétation qui verrait chez Hume la reconduction de la notion de cause à un sens purement subjectif serait réductrice : elle ferait tout bonnement comme si la première définition de la cause n’existait pas. Or, il y a des conjonctions que nous repérons dans les choses et ces régularités ne sont peut-être pas seulement des constructions créées de toute espèce par notre esprit. Tout tient dans le « peut-être pas seulement ». Une fois encore, la position de Hume est à l’équilibre sur une ligne de crête entre un idéalisme constructiviste et un réalisme naïf. C’est pourquoi l’interprétation « projectiviste » de Simon Blackburn et Peter Kail mérite également d’être nuancée. Selon Simon Blackburn, lorsque nous pensons un pouvoir causal, nous « projetons une attitude ou une habitude 114 qui n’est pas [par elle-même] descriptive sur le monde »1. A sa suite, Peter Kail résume ce qu’il pense être la leçon humienne : « employer des mots comme ‘pouvoir causal’ n’exprime pas des pensées aptes à représenter quelque trait du monde, mais exprime plutôt notre simple disposition (preparedness) à faire certaines inférences (…) ce qu’on appelle pensée d’un pouvoir causal est en réalité une ‘quasipensée’ »2. Une telle interprétation est assurément stimulante. Mais il faut distinguer deux choses. Il y a d’un côté le sens que nous donnons naturellement à ces termes de « pouvoir causal » ou « connexion causale » dans la vie commune, lorsque nous ne prétendons pas particulièrement avancer une thèse sur l’être du monde et que la question de savoir si des pouvoirs existent indépendamment de nous ne se pose même pas. Et de l’autre côté il y a le sens que le philosophe peut donner à ces termes, une fois l’enquête menée, et qu’il constate que la réponse à une telle question lui échappe. Spontanément, le sens commun ne s’interroge même pas sur l’ontologie du pouvoir qu’il infère. Et lorsque l’esprit réfléchit à sa croyance, il ne peut soutenir aucune thèse ontologique, qu’elle exclut ou qu’elle admette la réalité des pouvoirs. Sur la question des pouvoirs, la philosophie de Hume n’est pas une ontologie idéaliste, car elle est, en ontologie, sceptique. La réflexion sceptique sur la fiabilité du raisonnement La science sceptique présente les principes psychologiques qui nous font reconnaître une évidence intuitive, démonstrative ou probable. Mais elle ne saurait 1 Simon Blackburn, Spreading the World : Groundings in the Philosophy of Language, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 170. 2 Peter Kail, Projection and Realism in Hume’s Philosophy, Oxford UP, 2007, p. 111 115 présumer qu’elle est fiable. Les principes qu’elle décrit ne peuvent pas garantir que notre capacité à raisonner soit, par nature, source de vérité. Mais, comme on vient de le voir, ils nous permettent de corriger notre croyance. Ainsi, toute la logique de Hume repose non sur une rectitude formelle mais sur la possibilité, pour le raisonnement probable, de s’autocorriger par de nouvelles expériences (y compris des expériences sur nos croyances) : Il n’y a pas de phénomène, dans la nature, qui ne soit composé et modifié par tant de circonstances que, pour parvenir au point décisif, nous devions soigneusement écarter tout le superflu et rechercher, par de nouvelles expériences (experiments), si toutes les circonstances particulières de la première expérience (first experiment) lui était essentielles. Ces nouvelles expériences (these new experiments) sont sujettes à une discussion du même genre, en sorte que la plus grande constance est nécessaire pour nous faire persévérer dans notre enquête, et la plus grande sagacité pour choisir la bonne voie parmi toutes celles qui se présentent (I.III.15, p. 252-253). Lorsque nous sommes en présence d’un fait et que nous avons une expérience passée de la conjonction d’un fait semblable avec un autre, les principes naturels s’exercent sans laisser place au doute. La correction intervient toujours « après coup », selon les expériences que nous faisons ensuite et l’usage que l’on en fait. Dès lors, la croyance peut être corrigée, mais jamais suspendue. Comment le scepticisme pourrait-il être possible ? C’est à cette question que Hume consacre la partie finale du premier livre du Traité. En présentant des arguments sceptiques qui appliquent une forme de raisonnement probable, Hume se donne les moyens de présenter les conditions mêmes de son propre discours – de sorte que son parti-pris initial (ne rien supposer en ontologie sur une réalité au-delà des impressions, et ne faire aucune affirmation ontologique concernant des pouvoirs) s’en trouve justifié. La psychologie du scepticisme qui se dégage alors est tout à fait originale. 116 Hume présente une première argumentation sceptique, tirée de l’expérience de l’erreur, à propos de la raison (I.iv.1). Elle interroge la fiabilité de nos raisonnements, qu’ils soient démonstratifs ou probables. Or une telle argumentation est nécessairement aussi un raisonnement probable : en d’autres termes, le philosophe doit traiter de la fiabilité de la raison comme d’une question de fait. Soit un jugement p particulier formé en vertu d’une démonstration, d’une intuition ou d’une induction. Par le passé, nous avons eu l’expérience d’un jugement erroné q, intuitif, démonstratif ou probable. La faillibilité du jugement p est donc probable. Mais le jugement philosophique sur p (appelons-le ce méta-jugement p’) pourrait bien, par la même hypothèse, être également faillible. Alors la probabilité de p remonte un peu 1 . Or, toujours par la même hypothèse (l’expérience de l’erreur passée) le jugement sur p’ (disons p’’) est aussi faillible. Alors la probabilité de p diminue un peu plus puisque l’on a un peu plus de raison de se défier de p. Et à nouveau, la correction pour conduire à réévaluer la probabilité de p si nos erreurs passées nous inclinent à nous méfier de notre correction présente. Par itération à l’infini, p devrait voir sa probabilité réduite à néant. Ainsi, la correction expérimentale du jugement, lorsqu’elle considère non pas ce qu’il faut croire dans telle situation singulière, mais si les principes naturels de nos jugements sont trompeurs, devrait nous amener à suspendre notre jugement, qu’il vienne d’une intuition, d’une démonstration ou d’un raisonnement probable. Quand je réfléchis à la faillibilité naturelle de mon jugement, j’ai moins de confiance en mes opinions que quand je considère seulement les objets sur lesquels porte mon raisonnement ; 1 C’est bien ce que Hume dit. Puisque p’ est lui-même faillible, et que p’ jugeait p faillible, il faut conclure que p n’est peut-être pas si faillible. Donc la probabilité de p remonte. Thomas Reid verra dans ce raisonnement un sophisme (EIP, VII.4). L’argument, d’ailleurs, disparaît dans la Première enquête. 117 quand allant plus loin encore je reporte la même consultation à chaque évaluation successive que je fais de mes facultés, toutes les règles de la logique commandent une diminution continuelle, et à la fin la disparition totale de la croyance et de l’évidence (I.iv.1, §6, p. 101). Le leçon de l’argument sceptique Hume a donc présenté un argument sceptique ancien, qui consiste à suggérer, en vertu de l’expérience passée de l’erreur, qu’il est toujours possible que nous nous trompions. Qu’en conclut-il ? Loin de se livrer à une profession de foi, paradoxale, de scepticisme, Hume remarque au contraire que, malgré la force de ce raisonnement sceptique basé sur l’expérience, « on continue pourtant de croire, de penser et de raisonner as usual » (§8). La portée de l’argumentation sceptique n’est donc pas la suspension de la croyance issue de l’intuition, de la démonstration ou du raisonnement probable sur un objet particulier. Et de ce simple fait, à savoir le maintien de la croyance, deux leçons sont à retenir. C’est d’abord la nature même de la perplexité sceptique qui est à repensée : le seul scepticisme psychologiquement possible est un embarras qui éprouve un conflit de vivacité (entre le raisonnement philosophique d’un côté, fondé sur l’expérience de l’erreur passée, et le jugement p de l’autre, tiré de l’expérience d’un objet particulier). Le scepticisme n’est pas l’absence de vivacité mais une contradiction dans la vivacité. Lorsque l’attention de l’esprit ne porte plus sur la question métaphysique, héritée de Descartes, de la fiabilité de nos facultés, l’embarras se dissipe et la vivacité de la croyance particulière dans une situation donnée s’impose. Le raisonnement sur la fiabilité de nos facultés n’étant plus opéré, l’esprit est alors soulagé. La seconde leçon est une confirmation du fait que toute croyance est un feeling : c’est parce qu’elle relève de la « partie sentante de notre nature » et qu’elle se maintient, par la coutume, malgré des réflexions et des arguties contraires. 118 Ce n’est ni une posture arbitraire, ni une décision stratégique et temporaire qui président au scepticisme humien qui s’en tient à la description psychologique de nos opérations mentales et refuse de présumer leur vérité. Il y a de véritables embarras qui conduisent à ne pas s’avancer sur ce point. Toutefois, jusqu’ici, de tels embarras ne semblent pas compromettre la science, ni même la vie commune. Précisément parce que nous n’entrons que rarement dans une réflexion sur la fiabilité de nos facultés de raisonner, le conflit de vivacité n’intervient qu’occasionnellement, par exemple dans le cabinet du philosophe, un cours de métaphysique (ou, pourquoi pas, devant un film tel que Matrix ou Inception). Dans la vie commune, la correction du raisonnement probable suffit. La véritable catastrophe advient, à la fin du premier livre du Traité, à propos de la croyance perceptive. Car dans ce cas, le maintien d’une croyance en des objets indépendants de nos perceptions paraît inexplicable d’un point de vue expérimental. C’est sur ce point que le scepticisme de Hume reprend son caractère le plus menaçant, comme nous allons le voir. La perception sensible inexplicable Pour une réflexion qui s’interroge sur la fiabilité de notre capacité à percevoir les corps, ce n’est pas l’expérience de l’erreur qui est la plus embarrassante. Le plus gênant, en la matière, c’est précisément l’absence d’expérience. Dans ce cas en effet, nous n’avons aucune expérience qui vienne nous laisser penser que nos impressions et nos idées correspondent à une existence indépendante d’elles… et il y a même beaucoup d’expériences qui devraient nous laisser penser le contraire. Il suffit d’observer que « si nous pressons un doigt sur notre œil, nous percevons immédiatement que tous les objets deviennent doubles ». Nous saisissons clairement que 119 nos perceptions dépendent de nos organes et de notre constitution, mais pas d’un objet hors de nous. Confirmation est donnée par d’autres expériences communes dont Énésidème avait fait ses tropes : « la diminution ou accroissement apparents des objets suivant leurs distance », les « modifications de leurs formes » et « les changements de couleur ou d’autres qualités dues à nos maladies et à nos indispositions » (I.IV.2, p. 295-296). En tenant compte de ces experiments, le raisonnement probable devrait conclure que ce que nous percevons dépend seulement de nos conditions perceptives et non d’un objet distinct de la perception. Et pourtant nous continuons à croire que les corps existent indépendamment de notre perception. C’est un grave constat pour une science expérimentale car la méthode que nous tenons naturellement pour rationnelle semble contredite par une croyance tout aussi naturelle en l’existence continue de corps séparés de notre perception. Précisons encore en quoi la perception sensible devient problématique. La question cruciale n’est pas de comprendre par quels principes nous croyons ce que nous percevons – la théorie de la vivacité des impressions permet d’y répondre dès le début du Traité. La question est de comprendre par quels principes nous croyons que des corps existent indépendamment de nous, malgré l’interruption de nos perceptions. Ce point n’acquiert que plus de force à l’aune d’un fait physiologique désormais bien connu : nous clignons de l’œil 15 à 20 fois par minute ; pourtant nous pensons que le même livre est devant nous… pourquoi ? La réponse, dans le système humien, ne peut que prendre deux formes : soit un raisonnement probable cause une telle croyance, ainsi justifiée par l’expérience ; soit ce n’est pas un raisonnement probable et, à défaut d’être justifiée, il faut comprendre ce qui la rend psychologiquement possible. 120 Puisque ni les sens, ni le raisonnement abstrait ne peuvent causer une telle croyance en une existence perdurant malgré l’interruption de la perception, c’est une transition de l’imagination entre les différentes perceptions qui explique que nous les identifions en vertu de leur contenu ressemblant. Ainsi, la croyance en une existence continue ou indépendante, malgré l’interruption de nos perceptions, s’explique, dans la science de la nature humaine, sans faire la présupposition métaphysique que l’objet de nos perceptions existe séparément d’elles. C’est pourquoi l’inspiration reste clairement berkeleyenne : la science de la nature humaine ne saurait faire l’hypothèse d’une double existence (celle de l’objet d’un côté et celle de la perception de l’autre) pour rendre raison de la perception. Au contraire, l’hypothèse de la double existence présuppose nécessairement la croyance naturelle en une existence continue et indépendant malgré l’interruption de nos perceptions. Mais là où Berkeley voyait dans le refus de la double existence une réponse au scepticisme, Hume aperçoit que l’interruption de nos perceptions pose un nouveau problème d’explication et de justification. L’explication est certes à la portée de l’approche associationniste. Voici celle que Hume propose. L’imagination associe les perceptions ressemblantes et se trouve ensuite à leur égard dans une disposition semblable à celle qu’elle a lorsqu’elle conçoit une identité parfaite au cours du temps, la transition étant aussi facile dans les deux cas. Pour compenser le malaise suscité par le conflit entre cette transition facile et l’interruption des perceptions, on forge donc une « fiction », celle de l’existence continue, qui est vivement conçue parce que la mémoire retient la vivacité des perceptions précédant l’interruption. Fort bien. Mais qu’en est-il de la justification ? Aucune expérience ne peut constituer d’évidence probable en faveur de la croyance perceptive en un corps séparé. Et il suffirait de se rappeler d’expériences aussi naturelles et 121 communes que le dédoublement d’un objet lorsqu’on presse notre œil, ou les changements de couleurs causés par la jaunisse pour constater la probabilité que cette fiction ne soit pas fiable – probabilité qui ne saurait être pondérée par aucune expérience contraire puisque, pris dans les filets de notre perception, nous ne faisons jamais l’expérience d’un corps au-delà d’elle, à quoi nous pourrions la comparer. Pire encore. Si l’on cherche à justifier une croyance naturelle qui n’a pas d’évidence probable, on forgera une conception fictive (celle d’une existence continue malgré les interruptions). C’est ainsi que les philosophes supposent l’existence de quelque chose de continue et d’indépendant pour expliquer la croyance perceptive. Mais cette supposition, en réalité n’est que le produit de la conviction naturelle qu’elle est censée expliquer. Hume pense que c’est là l’origine des différents systèmes de philosophie, ancienne et moderne, souscrivant à l’hypothèse de la double existence (i.e. existence d’un objet d’un côté et existence de la perception de l’autre) (I.IV.3 à 5). Scepticisme et identité personnelle L’embarras est à son comble : pourquoi l’esprit a-t-il cette croyance malgré des expériences contraires ? pourquoi entrons-nous d’ailleurs si facilement dans ce raisonnement sceptique, mais ne le menons-nous pas ordinairement ? On comprend qu’à la fin de la quatrième partie le moment sceptique s’achève par la remise en question de la fiabilité du raisonnement probable lui-même. Auparavant un autre embarras aura été éprouvé à propos de la mémoire et de l’identité personnelle. La mémoire était expliquée par l’affaiblissement de la vivacité. Mais l’interruption de nos perceptions compromet sa fiabilité. Car non seulement nous ne pouvons plus comparer la perception présente à une impression originelle, mais surtout nous ne pouvons même plus savoir si cette perception présente correspond à une 122 impression que nous avons eue dans le passé – rien ne me garantit que ce que je conçois comme mon passé le soit, rien ne garantit plus qu’il y ait un moi (self). Les quandaries dans lesquels nous plonge une réflexion sur l’expérience de l’interruption de nos perceptions éprouvent la contradiction dans la vivacité elle-même entre d’un côté, nos croyances démonstratives, probables, sensibles, mémorielles ou en l’identité personnel et de l’autre, le raisonnement naturel mené par cette réflexion. Le scepticisme humien n’est pas qu’une posture verbale, car cette réflexion, même si elle ne produit certes pas de croyance, a un effet expérientiel au sein de notre état d’esprit : un effet perturbateur de la croyance. Est-ce à dire qu’il faille abandonner la croyance en un moi (self) ? Naturellement, c’est impossible. Le traitement que la science sceptique en donne invite une fois encore à distinguer l’explication associationniste qui montre d’où vient sa vivacité, et la tentative de justification philosophique par une fiction illusoire. A rigoureusement parler, la croyance naturelle en une unité identique du continuum mental n’est pas une illusion mais est une confusion. En revanche, la fiction philosophique d’un être unique tel que le moi (self) est clairement une illusion. Ainsi, faut-il distinguer, lorsqu’on lit I.IV.6, la confusion naturelle de l’imagination et la fiction philosophique. La première est la tendance de l’imagination à confondre l’acte de concevoir une identité (invariabilité) et l’acte de réfléchir à une succession d’objets reliés, ou encore la tendance à « substituer la notion d’identité » à la conception réfléchie d’une succession. Ici la notion d’identité vient d’une confusion et d’une méprise (« mistake », dit Hume). Mais Hume n’en parle pas encore comme d’une « fiction » et, étant naturelle, elle est partagée par tous les 123 hommes1. La seconde est la fiction qui sert à justifier cette tendance, fiction du moi (self) c’est-à-dire d’un être identique au travers du temps. Encore cette justification n’est-elle pas le propre seulement des philosophes de métier. C’est une fiction que l’on forge dès lors que l’on veut justifier une tendance naturelle, et c’est une fiction qui « accompagne communément » la confusion naturelle (§ 6). Ou tout au moins, précise Hume, la confusion naturelle s’accompagne-telle communément d’une tendance à la justifier par la fiction du moi. Le nouveau défi sceptique Avec Hume plusieurs points changent nettement la façon de penser le scepticisme et vont fixer durablement les termes du débat. C’est maintenant l’absence d’expérience possible (d’une conformité à nos perceptions ou d’une uniformité de la nature) qui va devenir la croix des antisceptiques. Cette absence d’expérience met selon Hume la raison en contradiction avec elle-même : on ne devrait pas croire qu’il y a une uniformité de la nature mais on y croit quand même, on ne devrait pas croire que les corps continuent d’exister malgré l’interruption de nos perceptions mais on y croit tout de même. C’est aussi ce que Kant retiendra de Hume. On sait qu’il reconnut en Hume le premier géographe de la raison 1 C’est la confusion entre deux relations (en tant qu’actes) : la relation de succession entre objets reliés et la relation d’identité. La première relation R entre objets « reliés » est bien réfléchie : il s’agit de reparcourir les relations entre objets, ou de passer de l’un à l’autre par une relation naturelle qui est une relation de succession de ce qui est relié. Ensuite on confond cette première relation avec l’expérience d’une continuité dans le temps, c’est-à-dire avec une relation I, qui est une identification, non des objets reliés (les perceptions sont bien diverses) mais de la transition : c’est une seule et même transition qui passe d’un objet successif à l’autre. Cette confusion consiste en une troisième relation, de ressemblance, par association. La troisième relation, entre la relation R et la relation I peut être une comparaison (philosophique) – c’est celle que Hume fait et fera ensuite (§7 à 14). Elle peut également être une simple transition inaperçue, une association naturelle, de sorte qu’en vivant la succession de nos perceptions on opère une relation I (i.e. on identifie toutes nos transitions entre elles et on les tient pour une seule et même transition). 124 humaine. Mais d’après lui, il s’est contenté de cartographier le terrain d’exercice de la raison comme une plaine, repérant les bornes en s’y heurtant, alors qu’il faut délimiter la sphère de sa légitimité (qui est le champ de l’expérience possible) en s’interrogeant sur le champ d’application de ses concepts et ses idées. Le passage est célèbre dans la Critique de la raison (« De l’impossibilité où est la raison pure en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme », A 759762 / B 787-790 AK III 495-8, p. 518-524). En d’autres termes, Hume s’est contenté de dire que par expérience, on échoue à savoir s’il y a des objets au-delà des perceptions, s’il y a des causes dans les choses, etc. 1 Mais il faut s’interroger sur ce qu’on peut savoir et ce qu’on ne peut pas savoir d’une autre manière. Pourquoi ? La thèse kantienne soutient précisément qu’on ne peut avoir une connaissance qui porte sur l’expérience qu’en vertu de principes et concepts a priori (qui ne dérivent pas de l’expérience). Il faut garder à l’esprit que nous n’aurions pas de connaissance empirique sans concepts a priori et comprendre néanmoins en quoi l’usage légitime de nos facultés cognitives est liée à l’expérience possible. Kant peut donc souligner qu’« une polémique sceptique (…) ne décide rien par rapport à ce que nous savons et à ce que nous ne pouvons pas savoir » (p. 521). Le scepticisme est stimulant (pour sortir du dogmatisme) mais s’il se fait censeur de la raison par prudence, il est pourtant incapable de décider du droit des affirmations de la raison (p. 523). On voit là qu’il y a une rupture : le scepticisme repérerait des bornes de la raison (faisant peser le doute sur la capacité cognitive de la raison), le criticisme délimiterait la sphère de légitimité de la raison. 1 On pourrait ajouter, à l’aune de ce que nous verrons plus loin que nous ne échouons à savoir si le monde a une cause intelligente et rationnelle (divine). 125 Kant comprend que le scepticisme exploite un argument sur les limites de l’expérience: s’il n’y a pas d’expérience (possible au moins) permettant de juger de quelque chose, alors on ne peut rien en dire, on n’en sait rien. Mais le défi ne consiste plus à avancer à partir de nos expériences d’erreur ou d’illusion qu’il est possible qu’on se trompe. La tâche consiste plutôt, selon Kant, à se demander comment établir les limites de l’expérience possible et si on peut encore dire des choses au-delà. Le scepticisme n’est pas sérieux si c’est une thèse qui remet en question le principe même de la connaissance du sensible et de la possibilité d’une expérience réelle. La question n’est pas et ne peut pas être si l’expérience est possible, mais comment et à quelles conditions elle l’est. Si la pensée sceptique met au défi de prouver les conditions de possibilités a priori de l’expérience, alors là c’est peut-être un aiguillon qui mène au cœur de la métaphysique. Ce pas de côté est caractéristique de ce qu’aujourd’hui encore, dans la philosophie contemporaine, on nomme la réponse transcendantale au scepticisme. Nous voudrions toutefois souligner que l’intérêt de la philosophie de Hume réside sans doute moins dans la réponse qu’il ferait au scepticisme, que dans le fait que cette philosophie assume la possibilité du scepticisme, au moins redéfini comme embarras plutôt que comme suspension de la croyance. Que faire du scepticisme ? Si l’on cherche chez Hume une réponse au scepticisme, on risque d’être très insatisfait. Traitons, en effet, le problème soulevé par le conflit des interprétations. La science expérimentale de Hume est indissociablement sceptique et naturaliste au sens 1. En conclut-elle un naturalisme au sens fort (3) ? Jamais Hume, dans sa théorie de l’entendement, ne présuppose la vérité de nos croyances naturelles. Il est vrai toutefois que devant la contradiction qui 126 s’élève, à l’issue du traitement de la croyance perceptive, entre le raisonnement probable (du philosophe) et la croyance naturelle (en une existence continue et indépendante de l’objet malgré l’interruption des perceptions), Hume déclare : Fort heureusement, il se trouve que, puisque la raison est incapable de disperser ces nuages, la nature elle-même y suffit et me guérit de cette mélancolie et de ce délire philosophiques, soit par le relâchement de cette disposition de l’esprit, soit par quelque distraction et quelque impression vive de mes sens, qui efface toutes ces chimères. Je dîne, je fais une partie de jacquet (back-gammon), je converse et me réjouis avec mes amis et quand, après trois ou quatre heures d’amusement, je veux reprendre ces spéculations, elles m’apparaissent si froides, si forcées et si ridicules que je ne peux pas trouver le cœur de les poursuivre plus avant (I.IV.7, p. 362). Le constat que la nature « fort heureusement » dissipe nos embarras philosophiques dans la vie commune (parce qu’elle ne nous laisse pas nous interroger sur la fiabilité de nos facultés en général) est-il une réponse – et une réponse satisfaisante – au scepticisme ? La thèse selon laquelle Hume penserait que nos croyances perceptives et probables sont des faits de nature tels qu’il est impossible même de remettre en question leur vérité s’est imposée chez les lecteurs anglo-saxons du XXe siècle depuis Norman Kemp Smith. Et elle a conduit à rapprocher Hume de Wittgenstein. Selon ce dernier, dans De la certitude, il y a des « croyances inébranlables », qui n’ont pas à être prouvées mais qui sont les conditions du sens que nos doutes, ou d’autres croyances peuvent avoir. Sans ces croyances, on ne pourrait même pas douter sérieusement de ceci ou de cela. Le naturalisme au sens 3 pense que, de même, chez Hume une argumentation sceptique peut certes être conduite à propos de nos croyances naturelles (questions de fait et croyances sensibles) mais que celles-ci ne peuvent pas être remises en question. Ces croyances naturelles sont indifférentes au 127 scepticisme parce qu’elles ont une source non-rationnelle et ce « fort heureusement », parce qu’elles sont autant utiles et vitales qu’inévitables. On notera néanmoins que Hume ne souscrit pas à une thèse providentialiste admettant que la nature nous a donné des croyances vraies, prouvées par leur efficacité, quoique nous laissant ignorant des raisons de cette vérité. Surtout, plutôt que de défendre que nous avons des croyances de base non-rationnelles, il cherche à repenser la raison en la redéfinissant comme une faculté de croyance mobilisant des principes associationnistes réguliers. Hume n’utilise jamais l’expression de « croyance naturelle » au sens restrictif (nonrationnel) de Kemp Smith, ou au sens des croyances inébranlables de Wittgenstein : toutes nos croyances sont naturelles dans la mesure où elles viennent des principes naturels, et le raisonnement correctif du sceptique est aussi naturel que la croyance commune même s’il n’est pas aussi commun. Quand je dîne et que je joue au backgammon, je ne me pose pas la question de fait de la fiabilité des facultés. Enfin, la catastrophe introduite par l’interruption de nos perceptions ne laisse entrevoir aucune solution réfutant le scepticisme à l’égard des sens. A la question de savoir pourquoi nous pouvons nous sentir autorisés à croire en un pouvoir causal, la science de la nature humaine a répondu par l’exhibition des principes associationnistes susceptibles d’un usage autocorrectif. Mais du fait que nous nous sentions justifiés à croire en l’existence continue et indépendance d’un objet malgré l’interruption de ses perceptions, la science de la nature humaine n’a pas d’explication. Elle ne peut que le constater comme un fait de nature. L’embarras se dissipe, là encore, lorsque nous cessons de nous interroger sur la 128 fiabilité métaphysique de notre capacité perceptive. Mais il n’est pas définitivement écarté1. Dès lors, la réponse de Hume ne consiste pas à abandonner ou ignorer le scepticisme. Tout au contraire, le développement d’une science de la nature humaine qui ne présuppose rien au-delà des impressions et qui rend compte de la croyance en la causalité par l’association consiste à assumer pleinement ce scepticisme. Mais ce n’est pas tout. L’étude des passions et de la morale, comme on va le voir, développe d’autres ramifications de la science sceptique. En y pénétrant, nous éclairerons progressivement l’hypothèse d’après laquelle l’intérêt de l’œuvre humienne est moins la réponse au scepticisme qu’une manière philosophique d’en répondre. 6. L’EXPERIENCE DES PASSIONS Une science sceptique des passions Une science sceptique, avons-nous dit, se caractérise par le fait qu’elle examine les opérations mentales comme des phénomènes sans présupposer ni leur valeur ni leur fiabilité. Elle cherche à en décrire précisément l’expérience vécue, et en repérer les circonstances régulières. C’est exactement ce que Hume fait dans le second livre du Traité et 1 Kenneth Winkler pense que le fin mot du Traité sur ces questions est le suivant : la croyance naturelle perceptive est irrésistible, si bien que le philosophe ne peut pas être sceptique à son sujet ; au contraire, la croyance naturelle causale n’est pas irrésistible et c’est pourquoi il peut affirmer seulement l’existence de conjonction, et suspendre la croyance en une causalité. Ce que nous avons dit indique suffisamment que nous ne nous rangeons pas à cette interprétation, dite du « Nouveau Hume » (et qui consiste à montrer que Hume n’est finalement pas sceptique). D’une part, la réflexion philosophique sur la fiabilité de la croyance perceptive est possible. D’autre part, le scepticisme de Hume ne consiste plus seulement à suspendre la croyance mais à la perturber par un raisonnement probable contraire. K. P. Winkler, « The New Hume », dans The New Hume Debate, ed. R. Read et K. A. Richman, London and New York, Routledge, 2000, p. 65. 129 par là, il ne propose pas d’emblée une éthique des passions préconisant pour bien vivre de se laisser aller aux affections rationnelles ou de les réorienter selon un critère rationnel. Une telle éthique, d’ailleurs, ne se trouve pas davantage dans le troisième livre du Traité, qui poursuit l’examen proprement scientifique. Elle se laissera découvrir dans les Essais, dont le tout premier, « De la délicatesse du goût et de la passion » (écrit sans doute au moment où le Traité paraît, et publié pour la première fois en 1741) tire parti de l’un des acquis scientifiques majeurs du livre II pour proposer des considérations sur le bonheur et la tranquillité. Une telle science décrit des faits de nature selon la méthode expérimentale présentée dans l’introduction du Traité. Il faut donc comprendre ce qui permet à Hume de considérer la passion comme un fait de nature, et de l’étudier expérimentalement. Que nous ayons des passions et que nous soyons des êtres affectifs est un fait originel, impliqué par notre constitution. Nous ne saurions en dire davantage sur ce qui fait de nous, essentiellement, des êtres de passion et d’affection. L’affectivité particulière qu’est la passion est donc originelle. Mais précisons encore. On peut phénoménalement la distinguer du sentiment de la croyance, et l’on peut même, au sein de l’affectivité dont l’esprit est capable, distinguer la passion du goût. La raison de ces différences phénoménales est impossible à connaître mais elles n’échappent pas à la description de l’expérimentaliste. Ainsi, le feeling de la croyance ne doit pas se confondre avec le feeling de la passion. Il est vrai que l’un et l’autre peuvent renvoyer à une force (strength), une ardeur (liveliness), une intensité (insensity), et une vivacité (vividness) propre au registre sentimental. Mais jamais Hume ne dit que la croyance dans une question de fait est « douce » (soft, gentle), « calme » (calm), « violente » (violent), qualificatifs qu’il réserve au registre proprement affectif. De la raison au sens strict relève un feeling qui n’est pas le sentiment d’un 130 plaisir ou d’une peine (et moins encore d’un plaisir intellectuel) : La raison s’exerce sans produire d’émotion sensible; et sauf dans les spéculations philosophiques les plus sublimes ou dans les frivoles subtilités des écoles, elle ne transmet que bien rarement un plaisir ou un malaise (II.III.3, p. 273). La croyance est donc un feeling qui n’est pas (intrinsèquement) de nature émotive. Que les objets nous émeuvent ou nous affectent, en effet, est un principe originel, un fait de notre constitution naturelle. Il ne découle pas de la raison, aussi sensible soit-elle, car le feeling qu’est la croyance ne saurait être l’origine de nos affections. Lorsque les objets eux-mêmes ne nous affectent pas, ils ne peuvent jamais gagner d’influence par leur connexion ; et il est évident que, comme la raison n’est rien d’autre que la découverte de cette connexion, ce ne peut être par son moyen que les objets sont susceptibles de nous affecter (…) Une passion est une existence originelle, ou, si l’on veut une modification originelle de l’existence ; elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification. Quand j’ai faim, je suis réellement sous l’emprise de la passion et, dans cette passion, je ne me réfère pas davantage à un autre objet que lorsque j’ai soif, suis malade ou mesure plus de cinq pieds de faut. Il est donc impossible que la vérité et la raison puissent s’opposer à cette passion ou que celleci puisse contredire celles-là, puisque cette contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu’elles représentent (II.III.3, p. 270). La passion est un fait, dans toute sa facticité. Elle est comme elle est. Et, en particulier, elle est sans qualité représentative : elle ne porte pas sur un objet auquel elle devrait être adéquate1. Ne représentant rien, elle ne peut être 1 L’intentionalité de la passion n’a pas, de ce point de vue, la même « direction d’ajustement » que celle de la croyance. E. Le Jallé pense même que chez Hume, le désir n’a aucune direction d’ajustement au monde (Hume et la philosophie contemporaine, Vrin, 2014, p. 148-153). 131 vraie ou fausse. Même chercher à savoir si elle est vraie ou fausse serait absurde. Il serait donc vain de chercher à contrôler les passions en appliquant un raisonnement tentant d’établir une vérité de fait. En revanche, il y a bel et bien une influence mutuelle entre le feeling qu’est la croyance et la passion. Déjà, l’impression de sensation « nous fait percevoir un certain genre de plaisir ou de douleur » (I.I.2). Par ailleurs, les idées de la mémoire ou de l’imagination s’accompagnent toujours de quelque « émotion » (II.II.8, p. 222)1. Et c’est la vivacité toujours qui, dans la croyance, plus encore que dans la simple conception imaginaire, « excite » l’émotion (II.III.6, p. 284)2. En retour, nos passions influencent nos croyances. La crainte, en particulier, nous dispose à donner notre assentiment à tout ce qui annonce un danger, de même que l’humeur chagrine et mélancolique dispose à croire tout ce qui vient la nourrir, ou encore que l’admiration et la surprise nous font croire avec facilité les choses étonnantes qui ne ressemblent pas à notre expérience (I.iii.10, p. 188). On peut également être sensible à une autre différence phénoménale dans l’ordre de l’affectivité cette fois, entre ce qui relève d’un plaisir ou d’un déplaisir chez les personnes concernées par une action ou un objet et ce qui relève d’un plaisir ou d’un déplaisir chez celles qui jugent ou considèrent cette action ou cet objet (et que l’on peut nommer les « spectateurs »). L’affection passionnelle est de la première espèce, le goût (appréciation esthétique ou morale) de la seconde. 1 L’émotion, chez Hume, connote la mise en mouvement des esprits animaux dans le cerveau et le corps. Dans la médecine cartésienne, dont Boerhaave est le représentant à l’époque de Hume, les esprits animaux sont des petits corps qui circulent dans les nerfs comme dans des conduits. 2 La connotation causale des verbes exciter, susciter, produire doit toujours être interprétée selon les deux définitions de la cause de I.III.14. 132 Les passions : des impressions de réflexion L’approche expérimentale consistera donc à s’en tenir à l’expérience phénoménale que l’on peut avoir des passions. On ne s’étonnera pas que la science de la nature humaine la conçoive comme une impression. Puisque c’est une impression qui n’est pas seulement une sensation, Hume la nomme « impression de réflexion » et en décrit l’occurrence de la façon suivante : Une impression frappe tout d’abord les sens et nous fait percevoir le chaud ou le froid, la soif ou la faim, ou un certain genre de plaisir et de douleur ; de cette impression, l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a cessé, et c’est cela que nous appelons une idée ; cette idée de plaisir ou de douleur, en revenant à notre âme produit des impressions nouvelles de désir et d’aversion, d’espoir et de crainte, qui peuvent proprement être appelées impressions de réflexion car elles dérivent de l’idée (I.I.2, p. 48). Contrairement aux apparences, la distinction entre impression de sensation et impression de réflexion est moins inspirée de Locke que de Hutcheson 1 . Ce dernier, dans l’Essai sur la nature et la conduite des passions et des affections (section II), vient à remarquer qu’il existe des affections qui ne nous incitent pas directement à agir, au sens où elles ne sont pas, comme le désir ou l’aversion, directement motivantes. Néanmoins, précise Hutcheson, elles se distinguent des sensations de plaisir et de peine parce qu’elles naissent d’une certaine « réflexion » (sic) qui nous assure de l’existence d’un objet susceptible de nous donner du plaisir ou de la peine. 1 Locke distinguait sensation et réflexion au titre des deux sources empiriques, c’est-à-dire des deux types d’expérience à l’origine de nos idées (Essai, II.I.2). Mais chez lui, la réflexion est un sens interne par lequel on se fait des idées, des représentations portant sur d’autres idées. Par exemple on acquiert par réflexion l’idée de nombre, de durée, etc. Chez Hume, une impression de réflexion est une passion ou une émotion. 133 Hume retient qu’une passion est bien quelque chose que l’on éprouve passivement (une impression) et qui, néanmoins, doit être distinguée de la sensation. Il retient également que ce que l’on éprouve dans ce cas naît d’une « réflexion » ou « appréhension », c’est-à-dire d’une conception, d’un objet ou événement qui suscite en nous un plaisir ou une peine. Il entend par impression de réflexion les « passions, désirs, émotions » produites par le « retour » d’une idée de plaisir ou de douleur. Simplement, il comprend dans les impressions de réflexion tout ce que Hutcheson entendait par affection et pas seulement les affections qu’Hutcheson disait naître de la réflexion. Hume inclut ainsi le désir et l’aversion aux côtés de la tristesse, de la joie, et de l’amour. La science de la nature humaine doit traiter ces phénomènes comme elle le fait toujours, à savoir en dégageant des causes sans prétendre dévoiler le pouvoir ou la raison métaphysique qui en seraient l’origine, mais seulement en en pointant les « circonstances » invariantes. Par là elle ne cherche pas à donner une définition qui ferait connaître ce qu’est la fierté, la colère ou l’amitié à celui qui ne l’aurait jamais éprouvé : une passion, de même que tout feeling, est impossible à faire connaître à qui n’en aurait pas l’expérience. Mais à travers les expériences variées que chacun peut faire, il est possible de repérer qu’une passion est toujours suscitée par quelque chose, c’est-à-dire conjointe avec la conception de cette chose – que Hume nomme le sujet de la passion. Plus précisément encore, toute passion est reliée à la conception de la qualité de ce sujet, qualité plaisante ou déplaisante dont l’impression donne donc lieu, par « réflexion » (au sens de Hutcheson) à la passion. Et à ces deux circonstances, il faut ajouter que certaines passions se distinguent par un élément bien particulier : elles portent sur une personne. Par exemple, l’orgueil porte sur soi et l’amour filial porte sur autrui. La personne envers qui la passion est 134 ressentie prend le nom, dans le système humien, d’objet de la passion. Et pour des raisons que nous allons voir dans un instant, les passions qui portent sur un objet (moi ou autrui) relié au sujet par une association causale, sont dites indirectes, contrairement aux passions qui, telles le désir ou l’aversion, sont seulement suscitées par un sujet plaisant ou déplaisant, et sont dites directes. Passion violente et passion calme Un tel système est en rupture avec la théorie stoïcienne qui voyait dans la passion au sens étroit une passivité contraire à notre nature rationnelle et qui classait toute affection selon la convenance ou disconvenance à cette nature rationnelle. Comme l’a rappelé Laurent Jaffro, l’arrière-plan de l’approche typologique des affections dans les principales théories morales des Lumières britanniques est la doctrine stoïcienne exposée par Cicéron dans les Tusculanes1. Toute affection, pour un bien ou un mal, présent ou à venir, peut être perturbatio ou constantia. Par exemple, un mal à venir peut susciter la crainte (metus), qui est une perturbation violente et irrationnelle ou bien la précaution (cautio), qui est une tendance constante, calme et raisonnable à redouter seulement de ne pas faire ce qui est conforme à notre nature. L’approche expérimentale pour sa part renonce nécessairement pour sa part à tout critère métaphysique de classification : la rationalité qui, chez les Stoïciens constituait la norme du naturel ou, chez Aristote, fixait la mesure éthique de toute disposition, ne saurait être au principe de la distinction entre perturbation et constance. Toutefois Hume admet que les passions se distinguent bien par leurs forces – leur calme ou leur violence. Comme Hutcheson, qui héritait de la distinction stoïcienne, il distingue entre passions 1 Laurent Jaffro, « Émotions et jugement moral chez Shaftesbury, Hutcheson et Hume », Les émotions, dir. S. Roux, Vrin, 2009, p. 135-159. Cf. Cicéron, Tusculanes, in Les stoïciens, trad. E. Bréhier revue par V. Goldschmidt, I, Tel-Gallimard, 1997, p. 333. 135 violentes et passions calmes1. Mais Hume repère différentes expériences de cette violence, et diverses manières de renforcer ou d’affaiblir les passions. Prenons l’exemple de la colère. Elle peut être violente ou bien parce qu’elle donne lieu à des actes violents, ou bien parce qu’elle est violemment ressentie. Ainsi, la violence pratique et la violence émotionnelle doivent être distinguées. Dès lors, il faut souligner qu’il est possible de ressentir calmement une passion violente (qui aura par ailleurs des effets violents, comme la colère froide) ; et, à l’inverse, d’agir sous la forte influence d’une passion calme (qui aura par ailleurs des effets relativement doux mais réguliers, telle le désir de l’intérêt public). Toute la question éthique est de savoir comment, dans une telle approche, les notions de tranquillité ou de magnanimité (force d’âme) peuvent encore avoir un sens. C’est ce que nous allons voir. La double association Auparavant, on peut voir déployer toute l’attention expérimentale de Hume à propos des passions indirectes (parties I et II du livre II). Il distingue deux couples principaux, qui auront un rôle décisif dans l’appréciation morale (au livre III) : l’orgueil et l’humilité d’un côté, l’amour et la haine de l’autre. Encore faut-il préciser que l’orgueil (par quoi on traduit fréquemment pride) n’a pas de connotation essentiellement péjorative. La science sceptique écartant toute affirmation métaphysique et éthique, elle retient du langage commun que l’orgueil (pride) peut autant 1 Dans Le système de philosophie morale (I.I, p. 80), Hutcheson fait la distinction suivante : les « actes de la volonté » (que sont le désir et l’aversion, ou les sentiments de joies et de tristesse) peuvent être « calmes et naturels » lorsqu’ils portent chacun à agir pour « sa propre perfection et son bonheur suprême », ou pour le « bonheur universel des autres » ; ils peuvent être « violents » lorsque l’esprit oublie son véritable intérêt ou celui des autres (p. 77). Un désir calme est notamment celui que l’on a lorsqu’on forme la notion de plus grand bonheur personnel ou de la plus grande somme de jouissances estimables – bien que ce soit une notion difficile à former et, de fait, rarement formée. Cf. L. Jaffro, « Emotions et jugement moral chez Shaftesbury, Hutcheson et Hume », p.147. 136 désigner la juste fierté d’avoir accompli une action vertueuse que la vaine gloire liée à une supériorité sociale ou financière, ou encore la prétention infatuée s’attribuant des qualités que l’on n’a pas en réalité. Dans tous ces cas, ce sont les mêmes principes psychologiques qui sont à l’œuvre et qui mettent en jeu une double association : une chose qui m’est causalement reliée (parce que je crois avoir du pouvoir sur elle ou en être la cause) suscite un certain plaisir, qui fait que je ressens, envers moi-même, de l’orgueil ou de la fierté. Idée de la cause* de la passion Association causale Idée de l’objet de la passion moi La passion a pour objet une personne suscite Mon plaisir ou déplaisir Association affective Passion indirecte orgueil ou humilité * Hume nomme sujet de la passion la chose à laquelle appartient la qualité qui suscite le plaisir ou le déplaisir. Elle s’applique de la même façon à l’amour : une chose causalement reliée à autrui (parce que je crois qu’il a du pouvoir sur elle ou en est la cause) suscite un certain plaisir, qui fait que je ressens, pour lui, de l’amour. Idée de la cause* de la passion Association causale Idée de l’objet de la passion autrui La passion a pour objet une personne suscite Mon plaisir ou déplaisir Association affective Passion indirecte amour ou haine * Hume nomme sujet de la passion la chose à laquelle appartient la qualité qui suscite le plaisir ou le déplaisir. Il y a des causes innombrables d’orgueil ou d’amour au sens défini par le premier livre. Elles peuvent provenir de 137 l’art, de l’industrie, du caprice ou de la bonne fortune des hommes. On peut par exemple s’enorgueillir de maisons, de vêtements, de qualités. Mais au travers de toutes ces causes, Hume repère « plusieurs circonstances qui leur sont communes et dont dépend leur efficacité », étant entendu une nouvelle fois que ce terme d’efficacité ne peut prétendre signifier davantage que ce que la critique sémantique de la causalité a établi. La volonté n’est qu’une impression de réflexion Les passions directes sont le désir et l’aversion, le chagrin et la joie, l’espoir et la crainte. La volonté n’est pas explicitement tenue pour une passion directe mais elle les accompagne dans la mesure où elle est définie comme ce que l’on ressent quand on donne lieu (give rise) consciemment à un nouveau mouvement ou une nouvelle perception (II.III.1). C’est là une définition phénoménale qui n’en fait absolument pas un pouvoir d’action mais plutôt le sentiment d’un pouvoir d’action, lequel peut très bien être un sentiment accompagnant un désir. Dès lors la question est de savoir si l’action volontaire est nécessitée, question dont nous rappelions les enjeux plus hauts, dans notre première partie : comment la responsabilité, la louange et le blâme pourraientils avoir encore un sens ? Hume va discuter les théories traditionnelles de la liberté et du gouvernement de soi. Dans ce contexte, il fait (II.III.9) un usage « relâché » du terme volonté, entendant par là la capacité à agir volontairement. Mais il ne faut pas s’y tromper : il ne suppose pas que nous avons une faculté métaphysique qui soit cause par soi de nos actions. Il arrive que l’on entende par « volonté » ce qui nous fait volontairement agir (comme on le fait couramment en philosophie) ; or, d’après la critique du rationalisme indiquée plus haut, les principes d’action ne peuvent qu’être nos passions. « Volonté » c’est alors le nom donné à des 138 principes actifs dont on découvrira en fait, en II.III.3, que ce sont nos passions directes, alors qu’au sens strict ce n’est que ce que nous ressentons lorsque nous agissons sous l’effet de ces passions. Redéfinir la “nécessité” des actions volontaires Le livre I a montré que par nécessité, il fallait entendre soit une conjonction constante entre deux faits, soit une association constante entre un fait et un autre. Dire donc que les actions humaines sont « nécessaires », c’est dire qu’il y a une union constante de ces actions avec quelque autre chose et qu’il y a une inférence de l’esprit entre cette chose et l’action. Il y a effectivement une uniformité dans les actions humaines, dans leur liaison avec les situations et les caractères des agents. Cette uniformité nous détermine à inférer l’existence des actions à partir de l’observation des passions et inversement à inférer l’existence de motifs passionnels à partir des actions. Si la liberté exclut la nécessité, cela signifie (conformément à ce qui a été montré en I.III.14) qu’elle exclut une causalité des actions et admet que ces dernières sont faites par hasard. Or, on ne voit pas comment la responsabilité, la louange et le blâme seraient compatibles avec le hasard. Pourtant, c’est la « doctrine de la liberté » qui prédomine parmi les philosophes. Hume donne trois raisons à cela. Primo, même si nous admettons l’influence des motifs (dont on apprendra ensuite qu’ils se réduisent aux passions), il nous est difficile de croire que notre action était nécessitée parce qu’elle est faite spontanément. Or, qu’elle procède de nos propres motifs n’ôte rien à sa nécessité (au sens redéfini). Secundo, il y a « une fausse sensation » ou « une fausse expérience de la liberté ». D’où vient en effet le sentiment d’indifférence si nous sommes prêts à dire que notre action avait tel ou tel motif ? 139 Nous sentons que nos actions sont, la plupart du temps, soumises à notre volonté et nous imaginons sentir que la volonté n’est ellemême soumise à rien ; parce que, lorsqu’on nous conteste cette prétention, invités à la mettre à l’épreuve, nous sentons alors que la volonté se dirige sans peine en tout sens et qu’elle produit d’elle une image, même du côté où elle ne réside pas actuellement (II. III.2, p. 263). Que l’agent se fasse une fausse idée de pouvoir, à partir d’une impression subjective, c’est un point que la critique de l’idée de connexion causale a préparé. Mais qu’il y ait une fausse sensation, c’est bien sûr plus étrange. D’un point de vue phénoménal et sceptique la sensation n’est pas trompeuse puisqu’elle ne prétend pas à une vérité ontologique. Hume parle néanmoins de « fausse sensation » parce que nous croyons sentir une free-will alors que nous ne la sentons pas – nous avons en fait une autre sensation. La façon dont Hume rend compte de la pseudoexpérience de la liberté d’indifférence est classique : l’agent projette des images d’action, différentes de l’image de l’action qu’il a effectuée sur un motif précis ; ce faisant, il se fait écran à lui-même. Ce que nous sentons c’est donc une sorte d’indétermination (looseness), analogue à l’indétermination de l’esprit lorsqu’il croit au hasard (i.e. à l’absence de cause). Mais ce n’est pas véritablement un pouvoir d’indétermination (un pouvoir de se soustraire à toute influence passionnelle) ; c’est seulement un flottement à l’égard des différentes actions qu’on se représente comme possibles dans cette situation : possibles parce que concevables (on en « produit une image ») et même probables (lorsque, dussions-nous être contestés, nous agissons effectivement autrement « lors d’une seconde épreuve »)1. 1 Notons que quand on est dans une situation où aucun motif et aucun danger ne menacent la réalisation d’une action, on suppose qu’on aurait le pouvoir de la faire. En effet, bien que l’idée d’un pouvoir indépendant de son exercice mérite la critique du livre I, la 140 La dernière raison qui explique la prédominance d’une croyance en la liberté chez les philosophes est leur crainte qu’un système nécessitariste ne vide de sens toute obligation et toute sanction, qu’elle soit morale ou religieuse. Mais puisque la nécessité n’est que la conjonction des objets ou encore l’inférence mentale d’un objet à l’autre, dire que les actions volontaires sont nécessaires, ce n’est pas dire qu’elles sont soumises à un mécanisme métaphysique qui affirme que la nécessité est dans la nature des choses (une telle nécessité est d’ailleurs inintelligible). C’est plutôt dire qu’on les trouve conjointes à des motifs ou encore qu’elles sont susceptibles d’être inférées de ces motifs. Or c’est bien convaincu de cela, que l’on fixe des châtiments et des récompenses : ils viennent sanctionner (donc « rendre sacrées ») les lois, qu’elles soient humaines ou divines. Le législateur s’attend à ce que le désir de récompense et l’aversion pour la peine motivent le respect de la loi. Pour conclure, on tient une personne pour responsable de son action parce qu’on reconnaît que cette action découle nécessairement de ses motifs, c’est-à-dire qu’on infère son action de ses motifs et inversement. À l’inverse, lorsque cette inférence est incertaine, on hésite sur le caractère intentionnel de son action. L’attribution d’un mérite suppose donc d’adopter la doctrine redéfinie de la nécessité. Et cette attribution est d’autant plus ferme que les passions semblent durablement enracinées chez la personne. Quand on tient une mauvaise action pour l’effet des dispositions passionnelles, du tempérament et du caractère on blâme plus vigoureusement la personne que lorsqu’elle résulte de ce « philosophie de nos passions » comme le dit joliment Hume en II.I.10, est toute différente. Le sens commun pense (i.e. les passions nous font ordinairement croire) qu’un homme n’a pas de pouvoir lorsque des motifs le déterminent à s’abstenir de ce que ses désirs lui feraient faire. Ainsi, je ne crains pas mon ennemi qui passe à côté de moi l’épée au fourreau parce que je tiens la crainte du magistrat civil pour plus puissante que sa haine envers moi. C’est l’expérience passée qui nous fait conclure que la personne n’accomplira jamais une action lorsqu’elle est motivée par l’intérêt à s’en abstenir ou qu’elle accomplira probablement l’action lorsqu’elle n’a pas d’intérêt à s’en abstenir. 141 qu’on tient pour un motif passager. C’est donc le caractère qui est jugé responsable. Nous allons voir maintenant pourquoi sa force de motivation est tenue pour plus déterminante, en morale, que la force d’une passion impulsive et passagère. Le problème de la force des passions C’est lorsqu’il en vient à traiter des passions directes que Hume élabore une théorie permettant de répondre au problème de la force des passions (partie III du livre II). Les passions directes, on l’a vu, sont nos seuls principes d’action. Elles ont une force motivante par leur émotivité. Nous avons en effet rappelé la critique que Hume fait du rationalisme sur ce point : la raison par elle-même est incapable d’être émotive ou motivante, étant, au sens strict, une simple capacité de raisonner (donc une capacité à faire des démonstrations ou des inférences sur les questions de fait). Toutefois nous disons communément qu’une intention ou une action effectuée sous l’effet de tel désir impétueux est « déraisonnable ». Quel sens cela peut-il légitimement avoir ? Hume remarque que nous avons tendance à identifier les désirs calmes avec une forme de raison, précisément parce qu’ils sont faiblement émotifs. C’est selon lui une confusion commune qui a égaré ceux qu’ils nomment les « métaphysiciens » de la morale. Ainsi, les philosophes du sens moral déclarent que certaines passions sont de genre raisonnable : le désir du bien public, l’amour de l’humanité, etc. parce que ces passions qui sont désintéressées font cependant notre véritable bien. Mais, à rigoureusement parler, la raison n’ayant pas de pouvoir émotivant et motivant, elle ne saurait régler l’opposition entre un désir violent (de satisfaction immédiate) et un désir calme (c’est-àdire un intérêt réfléchi, « tout bien considéré »). Une passion gouvernée par la « raison », au sens strict. Ce n’est qu’en un sens familier (« populaire », dira encore Hume dans la 142 Dissertation sur les passions), qu’une passion est dite « raisonnable », par opposition à la violence qui caractérise parfois nos passions. Toute la question est de savoir comment ce que nous appelons communément « intérêt réfléchi » ou « raisonnable » peut être motivant, et même plus motivant que nos désirs égoïstes et immédiats qui sont toujours fortement émotifs. Cette question a des enjeux qui dépassent le cadre de la science des passions. L’un d’eux est la possibilité même d’un gouvernement de soi : il s’agit du sens que pourrait avoir le projet éthique d’une conduite de nos passions dans la perspective d’une vie bonne et heureuse 1 . L’autre enjeu relève de la philosophie morale et politique : comment rendre compte de la motivation et de l’approbation morale, aussi bien que de l’obligation morale et politique si l’intérêt pour le bien public est en fait un désir calme qui semble impuissant à renverser le désir fortement émotif pour un bien immédiat et égoïste 2 ? Les linéaments d’une réponse à la première question se dessinent dans le livre II du Traité et se précisent dans les Essais. À la seconde question, le livre III répondra. Les « métaphysiciens » supposent que la volonté est influencée par les seuls désirs raisonnables quand l’on agit pour notre véritable bien. Inversement ils pensent que quand on agit de façon déraisonnable ou contre notre intérêt, la volonté est sous l’emprise des désirs violents (I.III.3, p. 274). Mais comment serait-il possible que les désirs calmes ou « raisonnables » (en un sens populaire) nous gouvernent ? Comment une passion calme pourrait bien renverser une forte 1 Pour reprendre le titre d’un livre de Hutcheson que Hume connaît bien : l’Essai sur la nature et la conduite des passions et des affections 2 L’opposition entre un désir immédiat violent et un désir calme « tout bien considéré » est à l’origine de nombreux points en morale et en politique. Elle sera à l’œuvre dans le livre III lorsqu’il s’agira de comprendre l’obligation naturelle et morale à la justice (III.III.2 § 24) et l’origine du gouvernement (III.II.8 : dans les sociétés opulentes, les hommes sont enclins à préférer l’intérêt présent à leur intérêt éloigné). 143 émotion puisque la motivation dépend de l’émotion et pas du raisonnement ? Selon Hume, il n’y a pas un genre de passions qui serait, par définition, raisonnable ou rationnel. Primo, la définition générique des passions est seulement expérimentale. Secundo, le calme et la violence sont comparatifs, et ils ne se distribuent pas sur des genres séparés de passion. Tertio, ils ne sont pas distingués par un critère essentiel qui permettrait de définir ce qui est bon pour nous in abstracto. Ainsi, il est des situations où l’emportement est manifestement contraire à notre intérêt réfléchi – compris comme désir de l’agent pour son bien tout bien considéré (c’était le cas dans l’exemple du ressentiment) ; mais il est également des situations où il est bon pour nous (dans notre intérêt donc) qu’une émotion violente l’emporte sur un désir calme (parce que s’il fallait attendre le résultat de la réflexion, on serait parfois en mauvaise posture). Comment un désir en vient à être déterminant En réalité, l’action ne procède jamais de motifs exclusivement calmes ou exclusivement violents : elle vient de nos désirs dans leur diversité, et la prédominance des uns ou des autres vient seulement du caractère ou de la disposition de la personne. Voici la façon dont Hume le montre. Dans les comportements des hommes, il n’y a pas d’exclusion d’un principe d’action par un autre, ou d’un genre de motif par un autre. Les hommes agissent souvent sciemment contre leur intérêt : la vue du plus grand bien possible ne les influence donc pas toujours. Les hommes répriment souvent une violente passion dans la poursuite de leurs intérêts et de leurs buts ; le malaise présent ne saurait donc seul les déterminer (II.III.3, p. 274). Le premier point à relever est l’adverbe « souvent » qui fait écho dans les deux phrases. Dans les faits, les hommes peuvent souvent être déraisonnables et même faire 144 preuve d’une « faiblesse de la volonté » (savoir où est le mieux mais faire le pire). Celle-ci, d’ailleurs, serait sans doute improprement nommée « irrationalité pratique » non seulement parce que cela ne va pas contre une motivation rationnelle, mais surtout parce qu’il n’y a pas là un comportement inintelligible, véritablement incontinent – il y a là une force passionnelle supérieure à une autre parce qu’elle est plus violente. Or, dans ce passage, le problème n’est pas de comprendre comment la faiblesse de la volonté est possible, mais comment la force des passions calmes est possible. Une telle possibilité est également un fait qui se constate : tout aussi souvent en effet, quoique dans d’autres cas bien sûr, les hommes peuvent mettre en œuvre une logique calculatrice ou compensatrice de l’intérêt (en compensant leur grande frustration immédiate par une satisfaction plus durable à long terme). Il faut donc comprendre ce que sont les principes de la force des passions calmes. Les sections suivantes chercheront à répondre à ce problème. L’important pour l’argumentation de Hume est qu’en présence de principes pourtant motivants, il y a dans le cas de la faiblesse de la volonté comme dans le calcul intéressé une absence de détermination qui interroge. La passion calme qui devrait conduire à agir efficacement ne nous détermine pas toujours, même lorsque l’on sait que c’est ce qu’il faudrait faire. À l’inverse l’émotion très forte face à un malaise présent peut être réprimée et ainsi perdre tout effet motivant1. Comment l’expliquer ? Ce n’est pas seulement une émotion 1 Hume ne considère pas que l’inefficience de la motivation pour le plus grand bien est un cas rare ou exceptionnel. Il retient les analyses de Locke dans le chapitre de l’Essai concernant l’entendement humain consacré au pouvoir (chap. 21), qui rendaient compte de la faiblesse de la volonté en renvoyant au fait que ce qui détermine la volonté n’est pas tant la conception du plus grand bien, mais l’évitement d’un malaise, en particulier présent1 . Hume l’accorde. Mais, à la suite de Hutcheson cette fois, il accorde aussi que souvent, les hommes ne se déterminent pas seulement sur leur malaise présent et mènent un calcul leur permettant de poursuivre un intérêt plus général ou à plus long terme. 145 violente qui, dans le premier cas, s’oppose à la passion calme… mais toute une disposition établie chez l’agent. Et ce n’est pas la raison calculatrice qui l’emporte dans le second cas, car le simple calcul n’est jamais motivant… mais un caractère disposé aux passions calmes1. Hume déclare ainsi : Nous pouvons observer en général que ces deux principes [passions calmes ou passions violentes] agissent sur la volonté et que, lorsqu’ils se contrarient, l’un d’eux prend l’avantage, selon le caractère général de la personne ou selon sa disposition présente (TNH, II.III.3, p. 274). Disposition est une notion qui renvoie à l’hêxis aristotélicienne, laquelle se développe par l’exercice répété de certains actes (Éthique à Nicomaque, II.1 1103 a). Ici, c’est une disposition passionnelle qui naît d’un état affectif répété. Elle est ce que l’on croit être l’état d’esprit affectif à un moment donné (c’est-à-dire dans une situation précise, face ou en réaction à un ensemble de circonstances). Le caractère général est l’état d’esprit affectif qui renvoie à l’ensemble des dispositions qui s’influencent mutuellement. Une passion est ainsi tempérée ou renforcée selon la prédominance qu’une autre peut avoir, lorsque cette dernière a une plus grande force émotive ou nous fait habituellement agir. La disposition naît de l’habitude de ressentir une passion. Hume a déjà montré dans la section précédente (I.III.2 § 5 à 7), que la disposition passionnelle établit un lien plus fort entre la motivation et l’action, de telle sorte que nous tenons pour davantage responsable de son action quelqu’un qui est plus disposé aux motifs qui l’y ont poussé, que quelqu’un qui ne semble pas être enclin à ces passions. Les caractères sont ce que les moralistes tels La Bruyère ou 1 En conclusion de l’EPM, Hume reprendra cette notion de « calcul », disant que « le seul effort que la vertu exige est celui du juste calcul et de la préférence donnée au bonheur le plus grand » (p. 136). Toutefois, dans cette citation même la notion de calcul est précisée par celle de préférence : proche de la délibération hobbesienne (qui se définissait comme une alternance de désirs), elle ne relève pas d’une activité rationnelle non émotive. 146 Shaftesbury cherchaient à décrire. Or Hume ici introduit une attention à la dynamique par laquelle l’influence mutuelle des passions et dispositions vont ensuite favoriser ou empêcher l’apparition d’une affection et donc d’une motivation. Dès lors, la modération n’est pas seulement une question de limite fixée à l’émotivité ; et elle n’est pas du tout une juste mesure déterminée par une norme rationnelle. Elle est une manière pour les passions et les dispositions affectives de se pondérer ou de se renforcer les unes les autres. Le caractère est un ensemble de dispositions qui se renforcent. Il est le résultat d’une régulation des passions. Mais c’est aussi en vertu de ce caractère qu’une régulation ultérieure des passions peut se mettre en place1. Il y a deux sens en lesquels une passion peut être forte : il peut s’agir d’une émotivité forte, ou il peut s’agir d’une motivation forte. Les passions violentes sont indéniablement fortes au premier sens, mais les passions calmes peuvent parfaitement obtenir une force au second sens. La force d’une émotion vient, d’abord, de l’excitation et de la surprise devant la nouveauté, l’accoutumance diminuant généralement la violence des passions (II.III.5). Mais en même temps, la coutume a un effet de renforcement parce qu’elle développe une tendance à ressentir cette passion et à agir conformément à elle. C’est ce qui explique qu’elle renforce l’inclination à l’action volontaire (i.e. l’action motivée par une passion directe), alors qu’elle rend plus passives nos actions involontaires (ibid.). Ainsi la force d’âme peut être redéfinie comme la constance de la « prééminence des passions calmes sur les violentes » (II. III.3) – c’est donc, au sens strict, la force des passions calmes. La perspective d’une éthique des passions est par là suggérée – une éthique qui n’est pas explicite dans 1 Sur cette régulation, cf. E. Le Jallé, L’autorégulation chez David Hume, op. cit. 147 le livre II, mais nous pourrons la dégager dans les premiers Essais de 1741. 7. L’EXPERIENCE DE L’APPRECIATION MORALE L’évaluation morale, nouvel objet d’examen Dans le troisième livre du Traité, la science sceptique prend pour objet le jugement moral, qui est un jugement de valeur. Or, le second livre avait reconnu que les désirs calmes, ou tout au moins certains d’entre eux, étaient généralement approuvés et tenus pour « raisonnables ». Mais comment expliquer une telle approbation ? Hume avait alors déjà distingué entre les désirs qui sont « originellement implantés en nous », tels la bienveillance et le ressentiment et ceux qui sont acquis et « artificiels », tels le désir général pour le bien et l’aversion générale pour le mal (II.III.3, p. 273-274). Il est temps de comprendre les principes d’approbation de ces différentes passions et la raison d’une telle distinction. Conformément à l’état des lieux présenté dans notre première partie, la science sceptique doit proposer une voie qui est absolument opposée à celle du rationalisme, qui évitera les risques réductionnistes de l’égoïsme et qui ne présupposera pas une forme de rectitude providentielle du sentiment moral. Elle le fait, en s’en tenant à un réquisit majeur : le jugement moral doit être expliqué en termes d’impressions et d’idées, c’est-à-dire sans présomption ontologique sur un au-delà des impressions et sans supposition innéiste. Que peut bien être ce jugement de valeur ? Ou bien c’est la conception d’une relation entre idées, a priori ou a posteriori – et cela signifie à dire que le jugement moral est établit par la raison démonstrative ou 148 probable, ce qui reconduit à un rationalisme. Ou bien, et c’est la conviction de Hume, c’est l’expression d’une impression. Qu’une théorie rationaliste du jugement moral doive échouer, c’est ce que Hume montre en III.I.1. Il y fait valoir que si l’appréciation morale n’était qu’un acte rationnel indépendamment de nos passions et de nos intérêts naturels, l’éducation morale n’aurait pas besoin d’un travail sur nos passions, pas davantage que d’exercices pratiques guidés par les règles moralistes (p. 51-52). Une telle éducation en effet n’est pas une simple instruction morale et civique. Apprendre par cœur des maximes morales ne suffit pas. L’éducation morale doit faire agir. Inversement, il ne s’agit pas seulement d’un conditionnement (par exemple à se servir après les autres, à rendre ce qu’on nous prête, etc.) car l’important n’est pas seulement que l’on agisse bien mais que l’on agisse d’après ce que l’on juge bien. Il faut être motivé par des préceptes. En somme, l’éducation morale en question est celle qui nous fait reconnaître la nécessité de certains devoirs ou encore, pour reprendre les termes de Hume, la pertinence de « l’opinion d’injustice » et de « l’opinion de l’obligation », de sorte que nous sommes « détournés » des actions injustes et motivés par l’obligation. L’éducation morale consiste à reconnaître la justesse de l’obligation, à juger qu’il faut faire ceci ou cela et par là à vouloir le faire. Or, précisément, en tant que les préceptes moraux sont motivants, ils ne peuvent pas dériver de la raison seule. L’éducation morale est donc impossible si le jugement moral est affaire de raison sans passion. Le jugement d’existence informant qu’il y a dans une situation un objet propre à susciter telle passion (par exemple : un jugement sur l’existence d’un fruit savoureux) et le jugement causal informant que telle action sera la cause ou le moyen de tel état de fait propre à susciter telle passion (par exemple : un jugement sur la cause 149 permettant d’obtenir la propriété dont on s’enorgueillit) peuvent bien accompagner une passion. Mais, précisément, s’ils sont faux, ce n’est ni la passion, ni l’action que cette passion motive qui sont fausses. Par conséquent, à rigoureusement parler, le jugement de valeur moral est distinct d’un jugement établi par la raison (c’est-à-dire distinct d’une croyance). Il faut donc que le jugement moral exprime un sentiment (III.I.2). Et l’on comprend ainsi que l’approbation relèvera des passions indirectes décrites au livre II : approuver une intention ou une action personnelle, c’est avoir une estime de soi qui a les mêmes principes que la fierté (pride) ; approuver une intention ou une action chez les autres, c’est développer une forme d’amour. Or la science des passions a montré que le plaisir était à la source de la double association constitutive de ces passions. La question est donc : la science sceptique conduit-elle à une théorie égoïste de l’approbation morale ? Ne juge-t-on « bien», « juste » ou « vertueux » que ce qui nous plaît ? Ne se sent-on obligé à bien agir que par le plaisir que l’on en retire (l’estime sociale et la réputation, notamment), ou l’aversion pour le déplaisir (le châtiment ou la punition) ? Tout l’intérêt de la philosophie humienne de la morale est pourtant d’éviter un tel égoïsme, comme nous allons le voir. Une science sceptique de la morale Auparavant, quelques précisions méthodologiques s’imposent. Une fois encore, puisque nous n’avons jamais accès qu’à nos impressions, c’est seulement par la manière dont nous les éprouvons que nous pourrons les distinguer. Leur caractérisation est purement « phénoménale » et il n’y a aucun autre plan que phénoménal pour discerner le vice et la vertu : « le feeling même constitue notre éloge ou notre 150 admiration » (III.I.2, p. 67)1. Cette réduction du point de vue moral à un point de vue phénoménal et sentimental se justifie par les raisons que nous donnons communément lorsque nous disons que tel sentiment ou tel caractère est vertueux ou vicieux. Nous indiquons alors qu’il cause un certain plaisir ou un certain malaise et « nous n’allons pas plus loin », dit Hume, c’est-à-dire que nous n’enquêtons pas sur la cause qui fait que ce type de sentiment ou caractère nous donne ce type de plaisir/déplaisir. Une action, un sentiment ou un caractère sont vertueux ou vicieux : pourquoi ? Parce que leur spectacle cause un plaisir ou un désagrément d’un genre particulier. Donc, en donnant une raison du plaisir ou du désagrément, nous expliquons suffisamment le vice ou la vertu (in giving a reason, therefore, for the pleasure or uneasiness, we sufficiently explain the vice or the virtue) (…) Nous n’allons pas plus loin et nous ne recherchons pas la cause de la satisfaction (III.I.2, p. 67). La réduction phénoménale ou sentimentaliste se justifie par le point de vue qui en reste à une psychologie descriptive : puisque dans l’expérience nous nous en remettons uniquement au plaisir et au malaise pour expliquer notre jugement d’appréciation morale (i.e. puisque nous tenons pour suffisant d’expliquer notre jugement en indiquant notre plaisir ou malaise), le philosophe moral doit s’y tenir pour décrire la façon dont nous formons cette appréciation. Ainsi, la phrase « donner une raison du plaisir ou du désagrément » ne signifie pas que sera donnée la cause ultime du fait que ce sentiment ou caractère procure tel type de plaisir. Puisque, communément, « nous n’allons pas plus loin » que de dire que nous ressentons telle satisfaction, la science de la morale doit expliquer nos jugements d’approbation en repérant les circonstances communes aux plaisirs ou déplaisirs qui les font naître. 1 Ph. Saltel traduit ici feeling par « impression ». 151 Encore faut-il préciser que tout plaisir ne donne pas lieu à une approbation morale. Ce point est l’enjeu d’une remarque qui pourrait semble anodine lorsque Hume souligne que les objets inanimés, qui sont pourtant plaisants ou déplaisants, ne sont jamais dits « vertueux » ou « vicieux »1. Les plaisirs et malaises donnant lieu à une approbation morale, une approbation esthétique ou même une appréciation purement pragmatique ne sont pas identiques. Celui qui nous conduit à faire un éloge ou un blâme moral est d’un genre particulier : « ce n’est que lorsqu’un caractère est considéré en général, sans référence à notre intérêt particulier, qu’il produit une impression ou un sentiment (such a feeling or sentiment) qui le désignent comme moralement bon ou mauvais » (III.I.2, p. 68). Il y a, en somme, une délimitation possible du genre de plaisirs ou déplaisirs pris à la vertu et au vice : ce sont des plaisirs suscités par une relation à une personne (« objet » des passions d’orgueil et d’amour). Ainsi à l’issue d’une section que le titre place sous l’égide expresse d’Hutcheson, Hume en vient à écarter le naturalisme hérité de l’Antiquité (qui disait que la vertu consiste à vivre selon sa nature et donc conformément à l’ordre de la nature), au profit d’un sentimentalisme. Mais ce naturalisme antique était pourtant admis par Hutcheson, entendons par là un naturalisme de sens 3 supposant que la vertu est plaisante et appréciable parce qu’elle est une excellence de notre nature. D’après un tel naturalisme le plaisir que donne la vertu est métaphysiquement fondé. Hume ouvre donc la perspective d’un nouveau sentimentalisme, sceptique parce qu’expérimental (c’est-àdire naturaliste au sens 1). Chez lui, vice et vertu sont aussi naturels l’un que l’autre dans la mesure où « naturel » 1 C’est un point que Hutcheson opposait en premier lieu à l’égoïsme moral dans la RVB, II.1, p. 153. 152 renvoie seulement à ce qui n’est pas miraculeux, ce qui est habituel et n’est pas le produit d’une invention volontaire (III.I.2, p. 69-72). L’obligation naturelle d’être juste. Intérêt et convention. Un soupçon pèse sur les théories de Hobbes, Locke et Mandeville. Si toute passion sociale (par exemple le désir de justice ou du bien public) ou morale (par exemple le désir de faire du bien à autrui) n’est que la réorientation d’une motivation intéressée (parce que l’on sait que notre action juste ou bienveillante nous profitera), on peut penser qu’aucune passion n’est véritablement désintéressée. La nature et la valeur morale des passions sociales (telles que le désir d’observer des règles d’équité) semble alors réduite à l’intérêt égoïste. Hume, pour sa part, va montrer comment une motivation telle que le désir du bien public peut dériver de l’intérêt personnel sans être égoïste (selfish), c’est-à-dire sans que sa moralité ne soit compromise. Pour cela, Hume se livre à une véritable généalogie de l’institution des règles de justice. L’intérêt égoïste est certes le motif premier de l’institution de ces règles – institution qui suppose d’en apprécier la valeur – mais à partir de cette approbation intéressée pourra naître une approbation non égoïste, reconnaissant qu’il faut les suivre ou, à tout le moins, qu’elles ne doivent pas être enfreintes. Instituer des règles c’est en effet se donner des règles dont l’observance suppose d’apprécier leur valeur. Leur caractère contraignant tient au fait qu’elles font prédominer une passion calme pour l’ordre, la paix ou le bien de la société sur un désir fort pour une satisfaction personnelle immédiate. L’obligation naturelle à la justice n’est donc pas difficile à expliquer : dès lors que nous désirons un bien durable et que nous apparaît qu’une frustration immédiate est préférable si elle garantit la paix sociale, la nécessité d’un acte équitable est établie par la raison. L’obligation naturelle 153 à la justice est purement intéressée et suit les linéaments de la théorie hobbesienne qui dit qu’un acte équitable est nécessaire à la satisfaction (certes différée ou médiate) de mon désir. Le coup de griffe contre le sentimentalisme de Hutcheson est évident car parler de la motivation à respecter les règles de justice, c’est aussi traiter de l’approbation de ces règles. Le sens moral pour la justice (que Hutcheson nommait sens public) n’est donc pas implanté en nous naturellement. Son observance n’est pas spontanée et rien dans notre nature humaine ne nous dispose originellement à être équitable. Hutcheson voyait dans le désir du bonheur (happiness) public une motivation originelle, et dans le sens public l’approbation d’affections sociales naturelles (Essai sur la nature et la conduite des passions et affections, section I). Mais Hume montre que s’il n’y avait pas d’égoïsme et de partialité, les règles de justice n’auraient pas été inventées. Selon lui, l’âge d’or des poètes mettait très exactement ce point en évidence : la justice est inutile s’il n’y a ni égoïsme, ni favoritisme (« générosité limitée ») pour ses proches. Il en a également trouvé confirmation dans des expériences sociales : la justice est inutile dans une communauté d’amitié ou de mariage où tout se partage ; ou encore pour les biens qui ne sont pas rares comme l’air et l’eau. Car sur quoi porte les règles de justice selon Hume ? Principalement sur les possessions. En effet, ce qui constitue le risque d’un « état de guerre » (ou disons, une menace pour l’ordre et la paix sociale) c’est la confluence de plusieurs circonstances propres à la condition humaine : le fait que chacun poursuive son propre intérêt (l’égoïsme), le fait que chacun favorise sa famille et ses proches (générosité limitée) et enfin des circonstances qui concernent un type de biens désiré (objet de l’intérêt donc). Car parmi ces biens on peut distinguer la satisfaction intérieure de l’esprit, les jouissances du corps, et les biens acquis par le travail et la fortune. C’est 154 ce dernier type de biens dont la jouissance est précaire en société en raison de leur « facilité à changer de main » (leur mobilité qui en rend la possession précaire) et de leur rareté (III.II.2, p.88). Ainsi les règles indispensables de justice sont les règles de stabilité des possessions et de distinction des propriétés (puis de transfert et de promesse ou contrat). Toutefois, Hume ne souscrit pas au contractualisme de Hobbes. Les règles de justice sont certes une invention humaine (à ce titre, elles sont artificielles) et elles dépendent d’un accord entre les individus (à ce titre, elles sont conventionnelles). Mais leur observance ne résulte pas d’une promesse préalable. Toute convention, d’ailleurs, n’est pas une promesse. Un accord entre individus peut être une manière commune d’agir dont l’intérêt se découvre au cours d’une expérience collective, précisément parce que l’on s’aperçoit qu’en étant accordé d’une certaine manière (mais sans avoir eu besoin de se concerter au préalable pour décider de la manière d’agir), la pratique est améliorée, plus efficace ou plus intéressante. Ainsi, l’on n’a pas à se mettre d’accord par un pacte ou une promesse au préalable. L’accord se renforce par la pratique elle-même. C’est exactement ce qui se passe, selon Hume, avec la règle de justice d’après laquelle on s’abstient de s’emparer des possessions d’autrui, et dont l’intérêt se découvre avec évidence au sein de la famille. Au début, on peut, sans motivation particulière, laisser à autrui ce qu’il possède. Mais ensuite on observe le profit que l’on tire de la confiance ainsi instaurée : les biens propres sont plus en sécurité. L’on se résout alors à s’abstenir de s’emparer des biens d’autrui. Inversement, la soumission à la règle de justice « acquiert de la force par l’expérience répétée des inconvénients liés à sa transgression » (§10). L’image célèbre est celle des hommes tirant aux avirons d’une barque. Leur manière de faire s’est progressivement imposée, par adaptation mutuelle et sous la 155 supposition que l’autre accomplirait non point sa « part du contrat » mais ce qui lui est échu, ce qu’il doit faire pour que l’effet commun soit réalisé. Dans une expérience conventionnelle, on agit d’une certaine manière, d’après un motif intéressé, parce qu’on suppose que l’autre accomplira ce qui est nécessaire d’après son motif intéressé. Cette supposition ne vient pas d’une promesse, mais de l’expérience qui a donné des indices justifiant cette attente – des indices qui permettent de supposer l’intérêt convergent de l’autre à agir de concert avec nous (et donc à agir sous l’effet de son désir calme plutôt que de son désir immédiat) dès lors qu’il croit symétriquement que notre intérêt est aussi d’agir de concert avec lui. La croyance en l’action future de l’autre qui naît de l’expérience passée de ses actions et se renforce par l’expérience que chacun accomplit ce qu’il faut (en l’occurrence s’abstenir de prendre ce que l’autre possède) cette croyance conjointe au désir de bien personnel ou partial a un nom : la confiance. Si l’un faillit à cette attente (en préférant agir dans un intérêt immédiat, pour satisfaire directement le désir d’un bien présent), la défiance s’ensuit mais on fait alors l’expérience des inconvénients de cette défiance : autrui ne nous assistera plus et la satisfaction de nos désirs sur le long terme (satisfaction plus éloignée mais plus générale) sera compromise. L’intérêt commande de donner des signes de notre fiabilité, pour susciter la confiance des autres envers nous ; et l’expérience de leur fiabilité suffit à alimenter la nôtre en sorte que la confiance mutuelle se renforce1. Dans cette expérience conventionnelle qu’est le respect des possessions et des propriétés, les passions égoïstes ou partiales ne sont plus aussi dangereuses selon Hume (§12). La vanité, par exemple, nous dit-il, devient une 1 Sur la convention chez Hume, cf. E. Le Jallé, Hume et la philosophie contemporaine, chap. 6. 156 passion sociale qui fait un « lien » entre les hommes. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est plus le motif qui conduit à déposséder autrui. La fierté d’avoir plus que les autres nous fait attendre non qu’ils nous dépossèdent de nos biens par envie, mais qu’ils se rapprochent de nous, nous flattent, etc. Et nous-mêmes cherchons à avoir plus sans voler. Le commerce entre les hommes, c’est-à-dire les échanges sociaux qui sont garantis par la stabilité des possessions et de la propriété, devient « plus » sûr et commode (III.II.2, p. 100). L’obligation morale d’être juste. Le rôle de la sympathie. Dans une petite société où la confiance envers l’autre repose sur la croyance que l’autre a aussi confiance en moi en vertu de mon observance passée, personne, en aucun cas, ne peut se permettre d’y déroger. Car y déroger c’est courir le risque d’être exclu des échanges, exclu de la confiance mutuelle qui est dans son intérêt et c’est même faire courir le risque d’une dissolution du lien social. Cependant, qu’en sera-t-il dans une société un peu plus vaste où ma transgression ne m’exclut pas radicalement de la société et n’entraîne pas la ruine de la confiance générale ? Le motif qu’est l’intérêt personnel (motif premier de l’institution et de l’observance des règles de justice lors de la formation de la société) paraît insuffisant dans les sociétés qui se développent, où une transgression isolée ne semble pas entraîner la ruine de l’ordre social : pourquoi ne nous livronsnous pas à cette transgression et pourquoi nous paraît-elle mal ? Pourquoi ne pas s’emparer du cheval de mon voisin si j’en ai besoin ? Pourquoi s’arrêter au feu tricolore si je suis pressé ? La société n’en vacillerait pourtant pas ! Et essuyant, au pire, l’inimitié de la personne que je floue et des siens, les inconvénients d’un désordre social nous seraient pourtant épargnés. Dès que la société se développe, ce problème intervient. Si l’approbation de la justice et la désapprobation 157 de l’injustice se font par intérêt, comme c’est le cas dans la prime formation de la société, alors on ne voit pas comment on pourrait désapprouver une infraction qui nous profite, ou une action qui tout en nuisant à autrui satisfait notre appétence. Toutefois nous remarquons l’injustice comme telle lorsque nous en sommes les victimes. Bien que dans nos propres actions, nous puissions souvent perdre de vue cet intérêt que nous avons à maintenir l’ordre et suivre un intérêt moindre et plus immédiat, nous ne manquons jamais de remarquer le préjudice que nous subissons de l’injustice des autres, que ce soit d’une manière directe ou indirecte, puisqu’en ce cas nous ne sommes pas aveuglés par la passion ou influencés par quelque tentation contraire. (III.II.2, p. 100) C’est donc l’expérience de l’injustice subie qui est à l’origine de l’appréciation de la justice. Plus exactement, c’est l’expérience d’un dommage contrevenant aux conventions qui donne lieu à une indignation. La désapprobation se fait au nom de l’intérêt direct lorsque l’action cause un dommage immédiat qui m’empêche de prendre plaisir ou de tirer bienfait de mes possessions, de mon corps ou de mon esprit. Elle se fait au nom de l’intérêt indirect lorsque le méfait me lèse indirectement ou fait par réaction peser sur moi des contraintes plus lourdes (parce que les autres me prêteront moins volontiers, seront moins accommodants, etc.). Le jugement de valeur sur la justice et l’injustice en société, dans la mesure où il est suscité par l’intérêt, n’approuve pas tant la justice qu’il ne désapprouve l’injustice… parce que c’est l’expérience du préjudice subi qui permet de désapprouver l’action appréciée par l’intérêt de l’acteur. Cette désapprobation se poursuit si, sur le spectre des actions sociales, l’injustice est commise au plus loin de moi, c’est-à-dire si elle n’affecte mes biens ni directement (par dommage) ni indirectement (par les effets de défiance produit sur les personnes touchées). Mieux, quand l’injustice est éloignée de nous au point de ne toucher notre intérêt d’aucune façon, elle nous déplaît encore, 158 parce que nous la regardons comme préjudiciable à la société des hommes et pernicieuse pour tous qui approchent la personne qui en est coupable. Nous partageons leur souffrance par sympathie, et puisqu’on appelle vice tout ce qui, dans les actions des hommes donne à souffrir quand on le considère en général, et vertu tout ce qui produit une satisfaction de la même manière, voilà la raison pour laquelle le sens du bien et du mal en morale suit la justice et l’injustice (Ibid., p. 100-101). Que cette injustice soit « encore (still) » désapprouvée s’explique par la continuation d’une habitude contractée à propos de notre propre préjudice. Le processus qui engendre l’approbation morale suppose une dynamique de l’esprit qui, chez Hume, dépasse toujours les cas qui l’ont fait naître. La désapprobation continue même lorsque je ne suis plus concerné. Cette fois c’est la considération d’un préjudice éloigné et général, quoiqu’indifférent à notre intérêt personnel qui suscite la désapprobation. L’habitude de reconnaître derrière le préjudice une injustice se poursuit et s’exerce, mais cette fois de façon désintéressée. Et si un intérêt est considéré, c’est celui d’autres que moi, les victimes dudit préjudice. Toutefois s’il ne s’agit que de savoir que d’autres vont souffrir, ce n’est qu’un jugement ou une croyance dans une question de fait. Or une désapprobation n’est pas un acte de la raison au sens strict. L’appréciation morale ne peut pas se faire indépendamment de nos passions ou de nos principes d’action. Alors comment peut-elle être motivée si le préjudice est si éloigné qu’il ne nous affecte pas ? C’est ici que Hume introduit le rôle de la sympathie. La sympathie est ce par quoi « nous recevons par communication les inclinations et les sentiments des autres » (II.i.11 §2). Le processus est le suivant : on a d’abord l’idée d’une affection chez autrui (parce que le comportement ou la conversation en sont le signe), ensuite, cette idée d’affection a un degré de vivacité tel qu’elle devient la passion même dont elle était l’idée. Le rôle de la sympathie est donc de faire ressentir du plaisir causé par une qualité de l’agent, sans que 159 ce plaisir ne renvoie à un bénéfice personnel procuré par cette qualité. C’est pourquoi on peut dire que le plaisir au principe de l’appréciation de justice est bien particulier : ce n’est pas le plaisir du bénéficiaire de l’action juste, mais le plaisir d’un spectateur sympathisant avec ce bénéficiaire. Cela a une conséquence importante : sympathiser avec le sentiment de quelqu’un ce n’est pas simplement imaginer (i.e. se faire croire) qu’on est le bénéficiaire. La sympathie humienne n’est pas, de ce point de vue, la compassion (fellow-feeling) hobbesienne1. La sympathie ne consiste pas à (se faire) croire que la qualité que l’on approuve nous est bénéfique. Elle consiste à ressentir le plaisir qu’un autre ressent. La sympathie suppose de continuer à croire que le bénéficiaire est un autre et à prendre plaisir au plaisir de cet autre en tant qu’autre. L’approbation par sympathie n’est donc pas une approbation par intérêt en s’imaginant à la place de l’autre. C’est le plaisir pris au plaisir d’autrui qui est ici déterminant. Et c’est pourquoi une telle appréciation relève du goût (i.e. d’un plaisir de spectateur). En somme, l’injustice en vient à me faire souffrir non par intérêt personnel mais « en général », c’est-à-dire parce qu’il touche l’intérêt de mes semblables. Et la pratique de la désapprobation désintéressée, sympathique, de l’injustice commise à distance de nous, permet d’apprécier nos propres actions comme celles de tout autre. Toutefois un dernier problème doit être résolu par Hume – et il ne le sera, en effet, que dans la troisième partie du livre III, lorsque Hume traitera aussi bien des autres vices et des autres vertus. Le problème est que la sympathie donne un plaisir d’autant plus fort qu’autrui nous est plus proche ou nous ressemble plus. Comment un principe sentimental si partial pourrait-il, alors, expliquer l’appréciation de la justice ? 1 La compassion est selon Hobbes un « chagrin devant le malheur d’autrui » qui « vient de ce qu’on s’imagine qu’on peut être frappé par un semblable malheur » (Léviathan, I.vi, Sirey, p. 54-55). 160 L’évaluation non égoïste de la vertu Avant de répondre à ce problème, élargissons le modèle que Hume vient de découvrir à l’approbation de toute vertu. Outre la justice en effet, Hume concède qu’il y a des désirs calmes, « naturellement implantés en nous » et que nous jugeons vertueux : la bienveillance par exemple. Sur ce point, il s’accorde avec Hutcheson. Or, que la vertu soit artificielle (comme la justice), ou naturelle (comme la bienveillance), l’approbation morale qui en est faite repose sur des principes communs. L’appréciation de la vertu consiste en effet à ressentir un plaisir qui (par la double association) fait aimer ou estimer la personne ayant la qualité qui cause ce plaisir, et ce alors même que le plaisir ressenti par celui qui juge ne renvoie pas à son intérêt propre. Prenons le cas de l’amour pour la bienveillance. L’association est double parce qu’elle est, d’un côté, causale entre la qualité d’un sujet et la personne qui agit (l’acteur), et, d’un autre côté, passionnelle entre le plaisir procuré par la bienveillance et l’amour pour la personne bienveillante (III.i.1). Idée de la bienveillance (qualité) Association causale L’acteur suscite Mon plaisir ou déplaisir (quand moi, juge, je sympathise avec les bénéficiaires de la bienveillance) porte sur Association affective Passion: amour ou haine* * Appréciation morale que je porte à l’acteur Dans le cas de l’estime pour la grandeur de quelqu’un, le mécanisme est un peu plus compliqué car cela 161 suppose non seulement de sympathiser avec les bénéficiaires mais aussi avec la fierté que l’acteur peut ressentir. Il s’agit alors, pour celui qui juge, de sympathiser avec la juste fierté de l’acteur et la satisfaction des bénéficiaires (III.i.2). L’intérêt personnel de celui qui juge n’est pas en jeu ici. C’est par sympathie que le juge éprouve le plaisir « particulier » qui fait l’approbation morale : en ressentant le plaisir suscité chez des personnes avec lesquelles on sympathise. La qualité peut plaire au juge parce qu’elle est utile au bénéficiaire ou à l’acteur, ou parce qu’elle leur est agréable. Il y a donc deux espèces de qualités approuvées moralement : les qualités utiles et les qualités plaisantes – utiles et plaisantes pour les bénéficiaires (dans le cas de la bienveillance par exemple) ou pour l’acteur (dans le cas de la grandeur par exemple) et non pour le juge. Ainsi le jugement moral ne procède pas de l’intérêt égoïste : la vertu me plaît non parce qu’elle me profite mais parce qu’elle profite à quelqu’un, avec qui je sympathise. C’est pourquoi Hume pense que sa théorie de l’appréciation morale n’est pas égoïste. La correction de la sympathie Le problème de la partialité sympathique peut cette fois être traité. La force de la sympathie est proportionnelle à notre proximité avec les personnes avec lesquelles nous sympathisons. Pourtant que la qualité considérée soit celles de Chinois ou d’Anglais, l’approbation morale se veut la même. « La sympathie varie sans que varie notre estime » (p. 203). Cela repose sur notre capacité à corriger notre appréciation sympathique. Ces corrections se font par ce que nous nommerions de nos jours une réflexion contrefactuelle 1 : je peux avoir pour mon serviteur des 1 Un jugement contrefactuel porte non sur des événements réalisés mais sur des événements qui auraient pu se réaliser. La forme grammaticale et logique de ce contrefactuel 162 sentiments de d’amour et de bonté plus grands que pour ce chef renommé Marcus Brutus, mais je peux me dire que si j’avais rencontré Marcus Brutus mon éloge aurait dépassé celui de mon serviteur. Nous savons que si nous avions approché d’aussi près ce chef renommé, il aurait provoqué un degré plus élevé d’affection et d’admiration. De telles corrections sont courantes pour tous nos sens, et en vérité, il serait impossible que nous puisions jamais employer le langage ou communiquer nos sentiments l’un à l’autre, si nous ne corrigions les apparences momentanées des choses et si nous ne négligions notre situation actuelle (III.III.1, p. 204-205). Nous corrigeons notre appréciation sentimentale de la même façon que nous corrigeons les jugements qui viennent des impressions de sensation. Tous les objets paraissent diminuer par suite de la distance où ils sont ; mais, bien que l’apparence sensible des objets soit la référence originelle qui nous permet de les juger, nous ne disons pas qu’ils diminuent réellement selon la distance, mais, en corrigeant l’apparence par la réflexion, nous parvenons à un jugement plus constant et plus solide à leur sujet. De même, bien que la sympathie soit beaucoup plus faible que l’intérêt que nous avons pour nous-mêmes, et bien que la sympathie pour des personnes éloignées de nous soit beaucoup plus faible que celle que nous portons aux personnes proches et voisines, nous négligeons pourtant toutes ces différences quand nous jugeons calmement le caractère des hommes (III.III.3, p. 229). Le mérite apprécié par le sentiment est seulement une apparence, tout comme les images perceptives sont seulement des apparences. Le rapprochement est souvent fait par Hume1. En somme, Bayle avait déjà réduit toute perception utilise les termes « si…, alors… » et la proposition conséquente est au conditionnel. En français l’antécédent à l’imparfait. Prenons un exemple : si j’avais été plus près, j’aurais vu que la Cathédrale St Paul de Londres dépassait la taille de mon doigt. 1 Cf. la comparaison avec qualités secondes à la fin du Livre III du TNH : «Quand vous déclarez qu’une action ou un caractère sont vicieux, vous ne signifiez rien sinon que, selon la constitution de votre nature vous éprouvez une impression ou un 163 (y compris les idées de qualités premières) à des apparences, Berkeley a réutilisé ce point pour défendre un immatérialisme (contre le scepticisme), Hume l’a réutilisé au sein d’un scepticisme. Il en vient maintenant à affirmer que le sentiment moral est aussi une apparence. Mais comment le corrige-t-on ? Nous formons une croyance sur nos opinions, lesquelles sont des jugements exprimant des appréciations passionnelles d’estime ou d’amour. Si nous avions vécu à l’époque ou dans le pays de ce Caton ou ce César, l’opinion que nous aurions eue de son mérite aurait exprimé une estime ou un amour plus fort, par sympathie avec ceux qui en ont bénéficié. Il s’agit bien d’un jugement, qui, par habitude, associe certaines conditions ou circonstances à un fait attendu. Mais l’évaluation elle-même n’est pas opérée par ce raisonnement. Elle reste fondée sur le seul sentiment. Et c’est pourquoi le jugement corrige mais ne saurait absolument susciter ou renverser une approbation. Plus exactement, l’évaluation morale de toute qualité comprend un sentiment et un jugement qui tient compte aussi de ce que nous ressentirions si… C’est la condition, selon Hume, pour que nous puissions penser et parler avec suffisamment de constance, et converser en société. Nous rencontrons chaque jour des personnes qui sont dans une situation différente de la nôtre, et qui ne pourraient jamais raisonnablement converser avec nous, si nous devions constamment rester dans la position et sur le point de vue qui nous sont particuliers. Par conséquent, c’est l’échange des sentiments en société et dans la conversation qui nous fait former une certaine norme générale et immuable (some general inalterable standard), laquelle nous autorise à approuver ou à sentiment de blâme en les considérant. Le vice et la vertu peuvent donc être comparés aux sons, aux couleurs, à la chaleur et au froid qui, d’après la philosophie moderne, ne sont pas des qualités appartenant aux objets mais des perceptions de l’esprit, et cette découverte en morale, de même que la précédente en physique doit être considérée comme un progrès remarquable des sciences spéculatives, bien qu’elle n’ait, comme l’autre également, peu ou pas d’influence sur la pratique. (TNH, III.I.1, p. 64) ». 164 désapprouver les caractères et les manières. (III.III.3, p. 228229). Le jugement ne peut pas être l’œuvre d’un point de vue impartial (et moins encore d’un point de vue impartial purement rationnel). Il n’est jamais que l’exercice d’une correction contrefactuelle s’imaginant dans telle ou telle situation. Le sens d’un terme laudatif ou d’une expression morale (comme « vertueux », « avoir le courage des héros », « grandeur d’âme » etc.) ne renvoie pas à un point de vue parfaitement équitable – un modèle qui serait l’idée de la vertu en soi – mais seulement à ce que chacun pourrait désigner par là en effectuant les corrections les plus générales possibles. Il n’y a pas de norme parfaite du bien. Le terme standard désigne une référence sur laquelle on se règle pour parler, une mesure générale, plutôt qu’un critère de référence pour le jugement. Dès lors, on comprend que la science sceptique redéfinit singulièrement la tâche et les défis du moraliste qui souhaiterait faire une description critique des mœurs de ses semblables. Comment évaluer un caractère à sa juste mesure ? Hume pose le problème, dans le Traité, à propos de la magnanimité et de la juste fierté que l’on peut avoir de soimême. L’estime de soi, en effet, ne peut reposer sur aucune norme préalable. Elle est un plaisir pris à une qualité qui nous est propre, utile ou plaisante à d’autres. Or ce plaisir est, en société, toujours déjà modifié par deux principes : la sympathie et la « comparaison » de soi avec autrui. Par sympathie, nous éprouvons du plaisir au plaisir d’autrui, mais par comparaison (envieuse) nous éprouvons du plaisir à son malheur et du déplaisir à son bonheur1. Et ces deux principes s’appliquent de façon inversement proportionnelle à la distance ou la proximité que nous avons avec autrui. 1 Cf. II.II.8, p. 225, où Hume définit la comparaison sociale comme une sorte de « pitié à l’envers » (sic). 165 L’exemple du Suave mari magno met en évidence que je peux avoir du plaisir à me sentir en sécurité par comparaison avec ceux qui sont pris dans une tempête1. Mais si je les vois, la proximité de leur malheur fait que je sympathise plus avec leurs souffrances et que mon plaisir diminue. Mais alors comment savoir si l’estime de soi est juste ? Un tel jugement moral se fera, assurément par sympathie, avec l’utilité et le plaisir que procure l’estime de soi, mais ce n’est pas suffisant. Il faut, pour qu’elle plaise par sympathie, que son expression reste dans certaines limites : dans la vie courante, ce sont les limites du savoir-vivre, et dans l’histoire, ce sont les limites au-delà desquelles son expression « offense » la vanité des autres, et l’orgueil enfle tellement qu’il n’est plus utile en pratique pour l’agent (notamment lorsqu’il pousse à se mettre en danger). On voit comment la science sceptique de la morale incite à un art du jugement constamment corrigé au travers des différents points de vue et des différentes expériences. De même que nos raisonnements et nos croyances se corrigent en pluralisant nos expériences, à la rencontre du monde et d’autrui, de même, nos jugements de valeur sont rectifiés par la pratique des voyages et la fréquentation de histoire. 1 Hume prend l’exemple de quelqu’un qui, sur la terre ferme voudrait tirer plaisir de sa sécurité (III.III.2, p.218-219). Il lui faudrait penser à ceux qui sont victimes d’un naufrage en pleine mer. Sur ce cas, Hume fait explicitement référence à Lucrèce qui, dans le deuxième chant De la nature envisageait un cas semblable en commençant par des vers restés fameux : « Suave mari magno turbantibus aequora ventis… ». 166 III. LA POLITE PHILOSOPHIE1 (1741-1751) 1 La philosophie sociable. 167 168 8. LES EXERCICES MORALISTES (1741-1742) OU LA DECOUVERTE DE L’ECRITURE PAR ESSAIS Autre matière, autre manière En parallèle de la rédaction du Traité, Hume s’était plu à écrire de brefs textes moralistes qu’il avait parfois fait circuler auprès de ses amis1. Or en 1741, Hume fait paraître un premier volume d’essais, anonymement. Rien ne permet alors d’identifier son auteur à celui du Traité. La rupture est frappante, dans la matière comme dans la manière. Les objets d’étude ne sont plus nos opérations mentales mais les faits sociaux, moraux et politiques – encore faut-il entendre par « faits moraux » non plus l’approbation morale elle-même mais les mœurs et les comportements. L’écriture se déploie en textes courts qui, sans être dépourvus de liens, ne prétendent pas former un système 2 . La rhétorique se veut plaisante et légère. La question est donc de savoir si la publication des essais marque l’abandon de la recherche philosophique 3 . Pour répondre, il faut prendre garde à la polysémie que ce terme de « philosophie » peut avoir pour un lecteur de Hume. 1 Citons entre autres un manuscrit inachevé, « Essai historique sur la chevalerie et l’honneur moderne », probablement rédigé entre 1729 et 1734 (sans doute en 1731) et l’essai « Des préjugés moraux » envoyé à Henry Home, comte de Kames, en 1739. Sur la datation du premier, cf. la note de Gilles Robel à son édition des essais (Essais, moraux politiques et littéraires et autres essais, Paris, PUF, 2001, p. 745). 2 « Le lecteur ne doit pas chercher de lien entre ces essais, mais considérer chacun d’eux comme une œuvre à part. C’est là une liberté accordée à tout essayiste, et qui remplit d’aise l’écrivain autant que le lecteur en les dispensant des fatigues d’une attention ou d’une application trop soutenues » (Préface à l’édition de 1741, in Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, op. cit., p. 106). 3 Pour de plus amples détails sur ce qui suit, lire les introductions de Michel Malherbe et Gilles Robel à leurs éditions respectives des Essais de Hume. Nous ajouterons seulement à leur justification philosophique de la forme polite de l’essai chez Hume une explication tirée du rôle de la sympathie et des contrefactuels que le Traité repérait déjà dans la conversation. 169 La méthode employée tout au long des essais reste philosophique au sens où, pour Hume, elle est scientifique : le raisonnement expérimental qui progresse par variation des circonstances et autocorrection est constamment exercé1. Les essais sont-ils alors « moins philosophiques » au sens où l’enquête est orientée vers des sujets moins complexes ou moins métaphysiques que dans le Traité ? Un tel geste pourrait s’interpréter comme le signe d’une méfiance sceptique délaissant la spéculation oiseuse pour une indolente curiosité2. Toutefois, en 1742, un second volume paraît, qui s’ouvre sur un texte précisément intitulé « L’art de l’essai » et qui juxtapose deux approches sans donner la faveur à l’une plus qu’à l’autre. D’un côté, « les opérations de l’esprit les plus complexes et les plus élevées » appellent, nous dit-il, une étude érudite et solitaire. De l’autre, il y a des objets de réflexion qui n’intéressent pas suffisamment un esprit rompu à un tel examen et sont devenus, surtout dans l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècle, des « objets de conversation ». Bien que Hume ne donne pas d’exemple dans cet essai, on trouverait parmi eux, pêle-mêle, le mariage, l’indépendance du Parlement, l’enthousiasme et la superstition, l’avarice, etc. Et Hume de déplorer que ces deux types de discours soient si hermétiquement séparés. Converser sans « avoir recours à l’histoire, à la poésie, à la politique ni aux principes les plus évidents, au moins, de la philosophie » c’est verser dans le « commérage » (sic, E&T I.1, p. 286, trad. modifiée). Inversement, en négligeant son intelligibilité, la philosophie adopte un style abstrus et devient « chimérique », c’est-à-dire qu’elle forge des idéaux de perfection trompeurs et nocifs. Hume en a fait la douloureuse expérience lors de sa 1 Voir en particulier « Que la politique peut être réduite à une science » et « De l’origine et du progrès des arts et des sciences » (E&T I). Cf. E. Le Jallé, « David Hume : la philosophie et les savoirs », Archives de philosophie, vol. 78 (4), 2015, p. 667-678. 2 La curiosité est l’amour de la vérité – un désir qui motive la recherche philosophique (cf. TNH, II.III.10). 170 dépression de 1729. Nous verrons s’il fut satisfait de l’intelligibilité donnée à la philosophie de nos opérations mentales dans le Traité. Pour lors, dans ces essais publiés en 1741 et 1742, il veut être « une sorte de ministre résident ou d’ambassadeur envoyé par les provinces du savoir auprès des provinces de la conversation » (ibid.). Ce savoir est certes multiple et ne se réduit pas aux principes de la nature humaine puisqu’il comprend aussi bien l’histoire et la politique. Mais les acquis méthodologiques du Traité guideront l’examen génétique des faits sociaux, moraux et politiques, permettront de repérer les causes avec plus d’exactitude ou encore de contrebalancer les jugements d’approbation ou désapprobation par des comparaisons alternatives. Surtout, l’intérêt de Hume ne cesse pas ici d’être philosophique au sens où il continue de s’interroger sur les conditions psychologiques des croyances, des jugements et des valeurs qui se déploient dans la société, et qui s’expriment également dans son discours. Ainsi, les objets de la conversation qui sont toujours aussi des objets d’appréciation (donc de passion) requièrent un examen qui pour être pleinement philosophique interroge ses propres conditions d’impartialité, de mesure et de justesse (au moins visées, si ce n’est prétendues). Sur ce point, nous montrerons comment le style, philosophique donc, des essais peut recevoir une justification tirée des principes et problèmes légués par le Traité. La polite littérature Le genre littéraire dans lequel les essais de Hume plongent leurs racines est la « polite littérature » (polite writing) qui s’est déployée au travers des essais moralistes du comte de Shaftesbury, de ceux qu’on appelle les « scriblériens » (notamment Alexander Pope et Jonathan 171 Swift)1, et des contributeurs aux périodiques alors en vogue, tels The Spectator et The Craftsman (Joseph Addison et le comte de Bolingbroke)2. La politeness est une culture qui se développe en Grande-Bretagne dans la première moitié du XVIIIe siècle et se caractérise par la promotion des valeurs de politesse, de sociabilité et de civilité. Celles-ci sont portées par leurs formes et expressions autant qu’objets du discours et des écrits polite. Ces derniers font en effet preuve d’une ironie acerbe contre toute philosophie abstraite en contradiction avec le sens commun. L’appréciation est, sur ces sujets, soumise au test du « ridicule ». Le rire apporte ainsi un démenti en acte aux spéculations qui s’écarte des principes naturels d’approbation. Shaftesbury définissait le ridicule comme le sens par lequel on discerne naturellement ce qui est exposé à la « juste raillerie » (Sensus communis, I.1). Mais il promouvait encore, aux yeux de ses contemporains, un idéal moral aristocratique de perfection humaine, dans un style trop éloigné de l’expression commune 3 . Correspondant davantage au goût de ce qui se constitue comme « classe moyenne » (middle class), les œuvres des scriblériens et les critiques des journaux périodiques présentent leurs appréciations dans des formes brèves et plaisantes, adaptées à 1 Pour se moquer des prétentions littéraires ils ont appelé le Club auxquels ils appartiennent Scriblerus (1712-1745), du nom d’un auteur fictif, Martinus Scriblerus (qu’on pourrait traduire par Martin Le Scribouilleur), duquel ils signent souvent leurs écrits satiriques. 2 The Spectator parut entre 1711 et 1712, The Craftsman : Being a Critique of the Times, de 1726 à 1752. 3 Pour une critique de la conception que Shaftesbury a de l’honneur, cf. George Berkeley, Alciphron, Troisième dialogue. Sur la critique portée au style de Shaftesbury, et Hugh Blair, Lectures on Rhetoric and Belles Lettres (2 vols., Londres, 1760-1783, Lecture 19, I, p. 396 (cité par G. Robel dans son introduction aux Essais). En outre, Shaftesbury formulait quelque réserve à l’égard des essayistes : il leur reprochait notamment de se livrer en public à une pratique d’écriture qui devait rester intime (Soliloque ou conseil à un auteur, Paris, L’Herne, 1994, p. 75-76). 172 la lecture des négociants et des propriétaires fonciers, aussi bien que de leurs femmes et leurs filles1. Le domaine de la polite littérature est celui des objets d’appréciation. L’art déployé est celui de la critique dans le domaine des mœurs, de l’art ou de la politique. Les essais ont souvent la forme de lettres (d’épîtres) où l’emploi de la première personne du singulier est naturel, bien que l’auteur puisse être fictif. Ainsi l’Essai sur l’homme, d’Alexander Pope, loin de développer une science de la nature humaine, est un ouvrage moraliste cherchant à apprécier (estimer) la condition humaine au travers de quatre épîtres adressées au comte de Bolingbroke. Ce dernier offre d’ailleurs en réponse des lettres politiques sur les partis (c’est-à-dire les factions en Grande-Bretagne)2. La critique peut, par l’intermédiaire d’un auteur fictif, se revendiquer la plus neutre possible, comme le fait Mr Spectator dans le journal éponyme fondé par Steele et Addison, ou assumer un parti-pris plus véhément, à l’instar de Caleb d’Anvers (lui aussi fictif) dans le Craftsman 3 . Depuis Bacon, ces courts textes de morale ou de politique prennent le nom d’essais4. 1 S’adresser au public de la classe moyenne (juriste, propriétaires fonciers, marchands) c’est donc aussi, pour ces auteurs, revendiquer une féminisation de leur lectorat. Mais la femme conservera, y compris chez Hume, l’image d’un esprit de facultés généralement inférieures à celle des hommes. Cf. E&T II, p. 277. 2 Lord Bolingbroke, Lettres sur l’esprit de patriotisme, sur l’idée d’un roi patriote, et sur l’état des partis lors de l’avènement du roi George I, traduit de l’anglais, Édimbourg aux dépens de la Compagnie, 1750. Hume écrira également un essai sur Walpole et plusieurs autres sur les factions (E&T, I). 3 Cf. M. A Box, The Suasive Art of David Hume, Princeton University Press, 1990, p. 121-162. Box pense que Hume suit le modèle de neutralité visé par Mr Spectateur dans les essais moraux, et adopte un point de vue plus proche du Craftsman dans les essais politiques. Bolingbroke a également écrit des lettres signées par des personnages fictifs et adressées à Caleb d’Anvers (Lord Bolingbroke, Contributions to the Craftsman, Oxford, Clarendon Press, 1982). 4 Francis Bacon, Essais de morale et de politique (1597), L’Arche, 1999. Entre autres choses, Bacon avait lui aussi traité du « Mariage, célibat », « De la souveraineté et de l’art de commander », « De la conversation », « Des factions et des partis ». 173 Promouvant des valeurs dans lesquelles les gentlemen et leurs femmes se reconnaissent, le Spectateur tend ainsi un miroir à une classe moyenne qu’il contribue à faire émerger1. À la fois porte-parole et idéal normatif, Mr Spectateur (comme Caleb d’Anvers) figure particulièrement bien cette « vision idéalisée du monde et des relations sociales » qu’est la politeness2. Il imagine pour lui-même un public cultivé qui ne se limite pas aux bancs de l’université mais investit les tavernes et, fondant des clubs et des sociétés diverses, fait vivre la réflexion au sein de la société3. L’essai selon Hume Ces objets et ce public sont également ceux des essais de Hume. Il avait d’ailleurs un temps projeté de fonder son propre journal. Les questions d’appréciation qu’il considère sont, ici, celles des moralistes, là, renvoient à la politique, ou ailleurs encore à la critique littéraire. Plus généralement, elles empruntent leur matière à la grande variété de sujets sociaux ou historiques dont les périodiques d’Addison faisaient leur 1 James Harris, Hume’s Intellectual Biography, Cambridge University Press, 2015, p. 156-157. 2 Les termes sont de Gilles Robel, dont la caractérisation concise et élégante de la politesse comme « idéal transactionnel » (selon le terme de J. G. A. Polock), dans son introduction aux Essais mérite d’être citée en entier : « Le discours de la politesse fournit de nouveaux schémas interprétatifs et une vision idéalisée du monde et des relations sociales. Il affecte durablement la structure de la société car il renforce le pouvoir et la cohésion des élites, tout en favorisant leur diversification, et offre de nouveaux critère de distinction sociale ». Une question relevant de l’histoire sociale est de savoir si la figure de Mr Spectateur est tout simplement idéologique. On sait par exemple que le Spectateur a participé à une standardisation des formes grammaticales qui n’était pas encore stabilisées en anglais à cette époque. A tout le moins, à la suite de Copley, il faut y voir la manifestation d’une forme littéraire particulière, dont les conditions d’émergence sont à la fois techniques, littéraires et sociales (S. Copley, « Commerce, Conversation and Politesness in the Early Eighteenth Century Periodical », Journal for Eighteenth-Century Studies, 18 (1995), p. 63–77). Hume, également, prendra soin d’éviter tout scotticisme. Plus tard, en 1752, il publiera une liste de ces scotticismes à proscrire en appendice des Discours politiques. 3 Mr Spectateur se félicite de faire « sortir la philosophie des cabinets et des bibliothèques, des collèges et des écoles pour l’installer dans les clubs, les sociétés, les salons et les estaminets » (The Spectator, n°10, éd. D. F. Bond, Oxford, 1965, vol. 1, p. 44). 174 profit (mariage, polygamie, divorce par exemple). Quant au public, il s’agit effectivement de lecteurs et lectrices instruits sans être érudits de profession, dont la « condition moyenne » est aux yeux de Hume la plus susceptible d’acquérir sagesse et habileté (E&T, I.3, p. 297). Toutefois, l’on se tromperait si l’on réduisait les essais de Hume à de petits articles superficiels. Gilles Robel a montré qu’au fur et à mesure des rééditions de ces essais, Hume cherche à creuser l’écart avec ce qu’il appellera « le plaisant badinage d’Addison » 1 . Il retire des rééditions ultérieures les essais qui portent sur des questions qui n’ont plus d’intérêt, ou qui concèdent trop aux sujets « frivoles ». L’essai sur le mariage est par exemple retiré en 1760. Surtout, il supprime quelques passages ou certains essais entiers consacrés aux singularités féminines. « L’art de l’essai », qui, en dehors des paragraphes méthodologiques mentionnés, était pour une grande part consacré « au Beau Sexe, lequel règne en souverain sur l’empire de la conversation » (p. 287), disparaît en 1748. Cette prise de distance à l’égard d’Addison est le signe d’un écart qui est présent dès la rédaction des premiers essais de Hume. Gilles Robel a souligné combien l’écriture de Hume y adopte une rigueur dans le raisonnement, absente des simples dénonciations satiriques d’Addison ou de Bolingbroke. Hume mène un jugement sur les causes. Il renvoie aux principes psychologiques que sont non seulement les conceptions et les passions dans des circonstances données, mais également à leurs dynamiques, qui expliquent le développement des phénomènes considérés dans la société ou dans l’histoire. C’est le cas à propos de la superstition et de l’enthousiasme qu’Addison rapprochait respectivement du courtisan et du clown, alors que Hume en analyse finement 1 LDH, II, Lettre à William Strahan de 7 février 1772, p. 257. 175 les différentes causes psychologiques et les enjeux politiques1. Les parallèles ou les rapprochements ne suffisent pas ; il faut établir des ressemblances sur fond de dissemblances et des dissemblances sur fond de ressemblances. Ainsi, la superstition et l’enthousiasme sont toutes deux de fausses religions, mais la superstition est engendrée par l’ignorance et la crainte des causes de nos malheurs, alors que l’origine de l’enthousiasme est la présomption de connaître ce qui nous dépasse, accompagnée d’une imagination débordante. Pour apprécier ou déprécier avec justesse, il faut, outre un « entendement sain », exercer ses « affections délicates » (E&T I, p. 287). C’est cet exercice qui fait juger « vile » la superstition à l’origine du pouvoir des prêtres, ou qui fait approuver la modération progressive des religions nées de l’enthousiasme (p. 136-137). Or la délicatesse est le nom que Hume donne à une sensibilité affective fine et développée (E&T, I.I). Les questions d’appréciation, qui sont proprement celles des essais, demandent donc de s’exercer (s’essayer) à cette approbation dont Hume a montré dans le Traité comment elle pouvait se corriger et se raffiner en morale. Nous voudrions à présent montrer comment un tel exercice, expliqué à la lumière du Traité, confère à la forme de l’essai une justification philosophique. L’essai : exercice de polite appréciation Rappelons-nous que, déjà, la lecture du Traité conduisait nécessairement à se demander comment une appréciation pouvait être juste. Puisqu’aucune appréciation ne peut se régler sur une norme morale lui préexistant (puisque donc, toute appréciation est une apparence), il faut envisager que sa justesse est le fruit de corrections générales, effectuées par des jugements contrefactuels sans lesquels la 1 G. Robel, op. cit., p. 44. 176 conversation même serait impossible. Citons à nouveau le passage qui le montre. C’est l’échange des sentiments en société et dans la conversation qui nous fait former une certaine norme générale et immuable (some general inalterable standard), laquelle nous autorise à approuver ou à désapprouver les caractères et les manières. (III.III.3, p. 228-229). Par là s’éclaire le rôle donné à la culture de la conversation qu’est la politeness. Dans un essai, l’auteur s’adresse à un lecteur qui doit pouvoir comprendre ce que l’auteur approuve ou désapprouve et cela lui impose de corriger par avance sa propre partialité à l’aune des situations diverses dans lesquelles son lecteur est susceptible de se trouver. C’est, selon nous, sur ce point que le genre de l’essai, chez Hume, a une véritable fécondité philosophique. La comparaison avec Montaigne (1533-1592) est instructive. Chez ce dernier, l’essai est toujours une mise à l’épreuve du jugement par lequel il s’apprécie ou s’évalue1. Ce faisant, tout jugement est l’occasion pour Montaigne de se découvrir en prêtant attention à ce qu’il révèle de soi, qui juge2. Et il prétend que dans ce dessein tout sujet, même le plus frivole, est bon. En somme, chez lui, l’essai est la forme privilégiée où se manifeste ce qui rend possible le discours. Chez Hume, c’est aussi un genre qui a une portée réflexive. Néanmoins, l’écriture cultivant la politeness ne met pas en évidence le moi intime de l’auteur. Elle ne vise pas la connaissance de soi en tant qu’individu. Comme nous le verrons, elle favorise le dépassement du relativisme en travaillant sur l’intelligibilité et la compréhension mutuelles. Ce faisant, elle a une vertu modératrice sur les opinions de l’auteur. Le style de la politeness a un effet tempérant 1 L’essai a, dès le seizième siècle en France, ce double sens de l’épreuve et l’évaluation. Cf. André Tournon, Montaigne en toutes lettres, Bordas, 1989, p.74n. 2 Michel de Montaigne, Essais, I.50. 177 (rendant le jugement moins dogmatique et partisan), et, selon notre hypothèse, il fait apparaître quelque chose des conditions mêmes du discours appréciatif. Sont en effet à l’œuvre de l’essai, les conditions par lesquels la juste mesure peut être désirée et visée – y compris dans le discours, conditions que le Traité, avait repérées dans la conversation, à savoir le jugement contrefactuel et la correction de la sympathie. La correction de la sympathie à l’œuvre Pour que l’intelligibilité intersubjective soit possible, il faut juger en se mettant à la place d’un autre et sympathiser avec ses sentiments. C’est donc ce décentrement à l’égard de soi qui permet de viser un point de vue général à partir duquel apprécier les phénomènes moraux, sociaux et politiques. Montaigne doutait que la lecture des essais soit profitable à d’autres que ses amis et ses proches, l’intérêt de le lire étant de retrouver ce rapport à soi constitutif de l’individu moderne1. Pour Hume au contraire, tout lecteur est bon, en son éloignement et son altérité même. Employer un langage partagé c’est déjà faire usage de termes appréciatifs généraux, et adopter, au moins en paroles, des mesures (standards) communes. Non que ces mesures aient été décrétées par une autorité souveraine, ou fixées par un accord explicite entre interlocuteurs, car le langage est une convention au sens où le Traité l’a indiqué. Mais la pratique de la conversation nous familiarise avec les appréciations générales. Cette pratique sociale, partagée, ne s’explique ni par une loi imposée à nous, ni par un contrat ou une promesse entre nous : l’accord sur le sens, découvert par expérience, se renforce par la pratique de la conversation. Et dans l’essai, la partialité de la sympathie est encore plus facilement contrôlée. Hume dit ainsi dans « De la liberté de la presse » : 1 Michel de Montaigne, Essais, « Avertissement au lecteur ». 178 Quand je lis un livre, je suis seul avec moi-même l'esprit calme. Personne ne m'enflamme de sa passion. (E&T I, p. 80n.) Dans la conversation mondaine, la présence d’autrui avive ses opinions de sorte que je sympathise davantage avec lui qu’avec tout autre absent. La lecture et l’écriture introduisent cet isolement propice à une sympathie moins biaisée, donc plus généralisée. Loin de rompre avec le propos du Traité sur la correction de l’appréciation par la politeness, les essais n’auront de cesse de l’approfondir. Dans l’essai « Le caractère des nations » ajouté en 1748, Hume explique l’uniformisation des manières et des mesures d’appréciation par la conversation par la nature mimétique de l’esprit humain. L’Enquête sur les principes de la morale de 1751, dont on verra qu’elle reprend le style de la polite philosophy, glosera encore de près le Traité lorsqu’elle déclarera : Le commerce des sentiments qui se fait dans la société et la conversation nous oblige donc d’établir un modèle (standard) général et inaltérable, par lequel approuver ou désapprouver les caractères et les mœurs (EPM, V.II, p. 94). Le modèle (standard), c’est-à dire la mesure générale que nous prenons pour règle, prend en compte la diversité des points de vue et des circonstances. Une telle mesure n’est pas inscrite dans la nature humaine. Il n’est pas même certain qu’il existe une norme universelle susceptible d’être découverte par l’esprit humain. Mais elle est la référence visée par tout jugement d’appréciation qui se veut juste. À la recherche d’une éthique de la juste mesure – la délicatesse du goût Tout en exerçant son jugement à la recherche de la juste mesure, Hume en exhibe les conditions en différentes circonstances. C’est d’abord le cas en éthique, dans l’essai qui ouvre l’édition de 1741 et qui restera en tête des essais (à 179 l’exception l’édition où il est précédé par « L’art de l’essai »). Intitulé De la délicatesse du goût et de la passion, il pose selon nous les principes essentiels de Hume sur la question de la conduite des passions et du bonheur. Il montre en effet comment une régulation des passions peut être opérée et la tranquillité de l’âme rendue possible. Pour cela il distingue la délicatesse de la passion (une hypersensibilité sentimentale) et la délicatesse du goût (une fine sensibilité esthétique). La première peut être cause de grande souffrance : elle fait violemment éprouver la prospérité ou l’adversité, avec une joie ou une peine excessives, face à des choses qui, comme l’aurait dit Epictète, ne dépendent pas de nous. Mais la délicatesse du goût est une sensibilité au beau et au laid, qualités de choses dont la rencontre est davantage en notre pouvoir. Nous sommes en effet davantage maîtres de lire ou de contempler, que d’être soustraits à toute adversité. Or selon Hume, ce raffinement dans le goût « augmente plutôt notre sensibilité à toutes les passions tendres et agréables, et […] éloigne notre âme des émotions qui sont grossières et tapageuses » (E&T I, p. 75). L’effet de la culture du goût sur nos passions n’est autre qu’une forme d’happiness, allant de pair avec ce calme des passions dont le Traité faisait la clé de la force d’âme. D’abord, les beautés offertes par la culture procurent une « élégance de sentiment », qui se laisse moins emporter par la fortune, les affaires et les intérêts. D’autre part, les émotions qui naissent de ce goût raffiné « prêtent à l’amour et l’amitié [envers les gens de goût] ». Or l’amitié est un amour sélectif « envers quelques compagnons choisis », moins capricieux et plus constant que l’amour pour un(e) bien-aimé(e). La culture du goût est donc susceptible de procurer les plaisirs les plus durables et d’instaurer une tranquillité d’esprit. 180 Les quatre philosophes Dans la Grande-Bretagne de l’époque, la culture du goût connote, on l’a vu, la politeness. L’art de l’essai y participe donc et constitue un moyen éthique dont on comprend qu’il calme les passions de l’auteur comme du lecteur, apaise les tensions partisanes et les conflits d’intérêts. Hume a le souci constant de dépasser les factions de tout ordre (factions d’opinion, politiques, religieuses ou philosophiques) par l’exercice du contrefactuel. On peut l’observer, à propos de la question du bonheur, dans les quatre essais souvent nommés Les quatre philosophes : « L’épicurien », « Le stoïcien », « Le platonicien » et « Le sceptique ». Hume y adopte tour à tour les points de vue éthiques de ces types de philosophe. Dans une note préliminaire, il précise ne pas tant se faire le porte-parole de « sectes philosophiques de l’Antiquité » que de points de vue « qui se forment naturellement dans le monde et nourrissent différentes idées de la vie humaine et du bonheur » (E&T I, p. 191) 1 . Il s’agit donc de présenter des opinions naturelles, c’est-à-dire des jugements qui à la fois sont argumentés, reposent sur un raisonnement probable bien mené, et portent une appréciation, donc sont liés aussi en partie au plaisir et au goût personnels. Si j’étais épicurien, qu’écrirais-je de la vertu et du bonheur ? Je désapprouverais tout ce qui va contre la volupté naturelle et blâmerais toute recherche du bonheur dans des objets artificiels ou par des efforts contre-nature. Et si j’étais stoïcien ? Je ferais valoir à l’épicurien que l’art, l’effort et l’intelligence sont de nécessité naturelle et que faisant notre 1 James Harris a montré que des contemporains de Hume pouvait y reconnaître respectivement le comte de Rochester, le comte de Shaftesbury et les latitudinaires anglicans (« Les quatre essais de Hume sur le bonheur et leur place dans le passage de la morale à la politique », in La figure du philosophe dans les lettres anglaises et françaises, éd. A. Tadié, Presses universitaires de Nanterre, 2012, p. 105-121). Nous insisterons pour notre part sur le fait que ce sont différents points de vue dans lesquels Hume lui-même entre successivement. 181 vertu, ils font aussi « notre félicité » (E&T I, p. 199). J’y mettrais toutefois une condition : que la fortune l’autorise. Et c’est un sujet sur lequel un autre point de vue s’écartera, celui de « l’homme de contemplation », que Hume nomme « le platonicien » et qui renvoie en réalité à une forme d’enthousiasme théiste. Il se représente cette fois une perfection divine à l’aune de laquelle les efforts de l’homme paraissent toujours très inférieurs. Si j’étais de cette sorte d’homme, je jugerais donc, à l’encontre de la présomption épicurienne et stoïcienne, que la perfection n’est pas humaine1. Je ne m’étonnerais pas que les appréciations et les désirs humains soient si changeants car ils sont en quête d’une satisfaction que les plaisirs sensuels et mondains déçoivent toujours, et que seule la contemplation de l’Être Suprême peut apporter. Or bien sûr, cette naïveté qui non seulement croit en une intelligence divine créatrice de l’univers, mais maintient l’existence d’une valeur et d’une perfection malgré la variation relative de nos passions, paraît à peine croyable au sceptique. Le dernier essai en vient donc à développer la défiance sceptique envers l’adoption de tout point de vue dogmatique. Il est, lui aussi, rédigé à la première personne du singulier. Faut-il pour autant lire ce « je » comme un renvoi à la véritable position de Hume, qui, comme on l’a dit, a signé anonymement les essais ? C’est ce que nous allons voir. Le « sceptique » qui se dit auteur de cet essai est enclin à remettre en question tout principe et toute maxime. À ses yeux, aucune « préférence générale » ne peut être justifiée, car tout est relatif à la nature particulière de chacun, qui elle-même influence nos « sentiments de beauté et de valeur » selon « l’éducation, la coutume, le préjugé, le 1 On mesure combien l’appellation Platonicien ne vise aucunement à nommer une figure de l’histoire de la philosophie, qu’elle soit celle de Platon ou de ses disciples. Elle s’applique à toute philosophie qui promeut un idéal de perfection divin, inaccessible à la nature humaine (thèse que l’Alcibiade de Platon suffirait à contester). 182 caprice et l’humeur » (E&T I, p. 210-212). Il semble très proche, sur ce point, du Hume du Traité lorsqu’il déclare : Les objets n’ont absolument aucune valeur ni aucun prix par eux-mêmes. Ils tirent leur valeur de la passion seulement. Si celle-ci est forte, constante et satisfaite, la personne est heureuse. (E&T I, p. 214). L’appréciation dépend donc non de la valeur intrinsèque de l’objet, mais de la passion qu’il suscite. La valeur n’est que le produit d’une valorisation, non ce qui mérite par soi d’être valorisé. Parce que cette valorisation est relative, selon le sceptique, il est impossible de comparer les plaisirs du point de vue de leur jouissance intrinsèque. C’est ce que montre bien le passage suivant. Il n’y a pas de raison de douter que la petite demoiselle habillée d’une robe neuve et prête pour le bal de l’école de danse, n’éprouve une jouissance aussi complète que le plus grand orateur qui triomphe dans tout l’éclat de son éloquence et gouverne les passions et les résolutions d’une nombreuse assemblée (E&T I, p. 214). Il est donc vain de rechercher les plus hauts plaisirs, ou de tenter d’orienter nos désirs vers un objet d’une parfaite valeur, comme le font à tort l’épicurien, le stoïcien ou le platonicien. Il faut seulement cultiver le calme des passions, qui se trouve en particulier dans les passions sociables, les passions joyeuses et celles qui donnent une satisfaction durable. L’essai « Le sceptique » se termine sur ce qui rend possible un tel travail sur les passions. Il faut d’abord travailler sur les habitudes. En outre, il ne faut pas essayer de transformer radicalement notre nature1. Enfin, il faut user de 1 Ce point permet, par avance, dans le texte, de modérer l’efficacité d’une méditation sur la mort. Car si une telle méditation nous détourne totalement des plaisirs naturels, elle a un effet négatif sur la présente. Hume a pu l’éprouver dans sa dépression de 1729. C’est ce que montre ce passage où les italiques reprennent les propos d’un interlocuteur que le sceptique imagine et qu’on identifie aisément à un stoïcien : « Ayez toujours devant les yeux la mort, la maladie, la pauvreté, la cécité, l’exil, la calomnie et 183 la comparaison, notamment entre le plaisir présent et d’autres infortunes, comme le risque de la mort, ou encore entre notre propre condition et celle d’autrui. Comment interpréter « Les quatre philosophes » À propos de ces magnifiques essais, deux questions ont agité la littérature secondaire. Nous avons déjà annoncé la première : qui dit « je » ici ? Le sceptique, qui se présente comme l’auteur du dernier essai, peut-il être identifié à Hume lui-même ? Peter Jones et Robert Fogelin l’ont cru 1 . À l’inverse John Immerwahr fait valoir que les quatre essais ont une fonction thérapeutique par laquelle le lecteur se départit de son dogmatisme en entrant dans chacune de ces opinions2. La fonction du « je » est d’intérioriser chaque point de vue sans et la succession des quatre essais permet de lutter contre la prééminence dogmatique de l’un sur les autres. Cette dernière option semble séduisante mais se heurte à une objection récemment élevée par James Harris : Hume a-t-il vraiment pour but de proposer à son lecteur une « thérapie de l’âme » ? Harris pense que sur ce point le propos du sceptique rejoint bien la conviction intime de Hume : on ne peut pas changer la nature et les passions des hommes. En morale, la philosophie a peu de pouvoir 3 . L’essai « Le sceptique » aurait donc un statut singulier. Pour notre part, nous proposons, dans ce qui suit, une ligne d’interprétation l’infamie, tous maux qui sont attachés à la nature humaine. Si l’un de ces maux vous échoit, vous le supporterez d’autant mieux que vous vous y serez attendu. A quoi je réponds : ou nous nous bornons à des réflexions générales et lointaines sur les maux de la vie humaine, ce qui n’a pas d’effet pour nous y préparer ; ou nous nous les rendons présents et familiers par une méditation serrée et soutenue, ce qui est le secret infaillible pour empoisonner tous nos plaisirs et nous rendre misérables à jamais (E&T I, p. 220) ». 1 Peter Jones, Hume’s Sentiments, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1982, p. 158-160 ; Robert Fogelin, Hume’s Scepticism in the Treatise, Londres, Routledge, 1985, p. 117-119. 2 John Immerwahr, « Hume’s Essays on Happiness », Hume Studies, XV, 2, no. 1989, p. 307-324. 3 James Harris, « Les quatre essais de Hume… », op. cit. 184 qui prolonge ce que nous avons vu dans le Traité et qui permet de répondre un peu différemment à ces deux questions (qui dit « je » et « Le sceptique » exprime-t-il la position de Hume ?). Observons d’abord que si la plus grande part des propos du sceptique est cohérente avec ceux de Hume dans le Traité, il y a bien un écart notable : le rejet de toute « préférence générale » et la défiance envers toute opinion, toute maxime et tout principe semblent peu humiens. En réalité, sans revenir à un dogmatisme, Hume pense que le jeu des points de vue permet de viser la préférence générale et de former les notions générales sans lesquelles la conversation (dont le sceptique admet que c’est l’une des circonstances favorables à la culture des passions sociales qu’il appelle de ses vœux) est impossible. Hume ne défend pas un scepticisme qui suspend toute appréciation des objets, toute opinion sur la valeur des choses, mais une philosophie sociable qui, consciente que cette valeur est relative, intègre certes une forme de scepticisme mais joue à sympathiser avec les différents points de vue. Hume n’est donc pas seulement « le sceptique ». Il entre aussi dans le point de vue naturel épicurien, stoïcien ou platonicien. Néanmoins, assurément, le point de vue sceptique mérite à ses yeux de figurer en dernière position parce qu’il est celui qui conduit, en se défiant de lui-même, à mieux comprendre la variation de point de vue dans les essais. Cette défiance que le scepticisme peut retourner contre lui-même est la meilleure garantie que son point de vue ne se satisfait pas de lui-même. L’art de la variation des points de vue, prenant corps dans les essais, est à même d’apporter la « juste mesure » dans l’appréciation, « juste mesure » que le sceptique lui-même recherche dans les affections (p. 216). Hume ne tente pas de guérir les hommes de leurs passions, mais, tout simplement, par la culture du goût, de les calmer. Sans renoncer à la thérapie de l’âme, 185 Hume la réforme. Et l’on comprend que la philosophie ainsi pratiquée puisse elle-même être douce. À la recherche de la juste mesure dans l’appréciation moraliste, dans la critique et en politique Dans l’ensemble des essais, chacun des textes peut se lire comme une recherche de la juste mesure, qui a d’abord un effet sur l’appréciation elle-même (puisqu’elle cherche à apprécier le plus justement possible les phénomènes considérés), mais qui laisse aussi espérer un effet apaisant sur les querelles philosophiques, les tensions entre critiques littéraires, les conflits entre partis politiques, les oppositions religieuses, et même tous les points de vue naturels qui se feraient dogmatiques 1 . Pour qu’elle ait cette vertu, la recherche doit admettre que toute valeur est comparative et relative. Elle est en effet établie par comparaison des choses entre elles et elle dépend des conditions propres à celui qui juge. Par exemple, la nature humaine n’est ni digne ni vile en soi ; tout dépend de ce à quoi on la compare (les animaux ou un idéal de perfection divine, E&T I.XI). Souvent, la variation des points de vue ne se fait pas, comme dans le cas des « Quatre philosophes », entre essais, mais au sein d’un même essai, par la comparaison avec différents contrepoints, dans différentes circonstances. Le fait que Hume ait publié ces essais sous couvert d’anonymat a selon nous une place dans ce dispositif éthique qu’est l’essai : le meilleur moyen de dépasser le relativisme n’est pas d’imposer une valeur en soi, ou une norme individuelle mais de chercher, par la variation des points de vue, une valeur commune, susceptible d’être comprise par tout autre – ou, à défaut, de chercher au moins à comprendre le point de vue 1 Les objets de la « critique » recouvre en partie ceux de ce qui sera bientôt nommé, à la suite de Baumgarten, « esthétique ». En dehors de « L’art de l’essai », le volume de 1742 comprend d’autres essais relevant de ce domaine : « De l’éloquence » et « De la simplicité et du raffinement dans l’art d’écrire ». 186 d’autrui. C’est ce que nous allons maintenant voir sur quelques exemples politiques. À la recherche de la juste mesure en politique Hume appelle de ses vœux, dans tous les essais sur les partis et les factions, une philosophie politique modérée. Or, la condition d’une philosophie politique modérée est d’admettre que la philosophie est impuissante à modifier radicalement la nature passionnelle des hommes 1 . Non seulement, a-t-on vu, la philosophie ne saurait guérir la nature humaine des passions, mais elle ne saurait défaire le lien naturel singulier que la nature établit en chacun (parfois aussi au travers de l’art et de l’éducation) entre un objet et le plaisir ou la douleur. Elle ne saurait donc compter, pour gouverner les hommes, sur leur caractère désintéressé ni espérer, pour calmer les oppositions, qu’ils se conduisent uniquement en étant guidés par la considération éloignée du bien commun2. Rappelons que dans le Traité, l’approbation de la justice s’expliquait à son origine par des considérations intéressées puis par une sympathie étendue (III.II). Hume y présentait alors les principes psychologiques qui expliquent que nous nous sentions obligés d’obéir à un gouvernement (indépendamment de sa nature) dès lors que nous reconnaissons l’intérêt que présente l’existence d’un gouvernement (III.II.7-8). Il a donc expliqué l’approbation du fait d’être gouverné, c’est-à-dire l’obligation naturelle et 1 C’est la raison pour laquelle James Harris, qui pense que Hume abandonne tout projet de thérapie de l’âme en morale, admet que sa philosophie a conscience d’avoir des effets en politique (op. cit.). Cf. également G. Robel, introduction, op. cit. Pour une explication de la radicalisation des oppositions en politique, selon les principes psychologiques du Traité, cf. Claude Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Vrin, EHESS, 2005, p. 73-99. 2 On entend par là le fait de considérer qu’à long terme, une frustration présente puisse être à l’avantage de tous. 187 morale d’obéir à un gouvernement quel qu’il soit. En effet, dans une société opulente, le désir pour des biens présents est violent et l’inclination à enfreindre les règles de justice très forte ; ils ne peuvent être compensés que par des contraintes plus fortes encore (crainte de la sanction ou désir de récompense), imposées par des chefs. Hume n’a pas encore considéré de gouvernements particuliers et ne s’est pas demandé si l’un était préférable à un autre. Il ne s’est pas même interrogé sur les conditions d’une juste appréciation en la matière. Sans contredire les considérations du Traité, il y a donc une question qui s’impose à l’art du jugement exercé par Hume dans les Essais : vaut-il mieux, pour la stabilité politique, qu’un gouvernement s’appuie sur l’approbation de l’intérêt public, sur la croyance que tel gouvernement est légitime par son ancienneté, ou bien encore sur les intérêts particuliers de ses sujets, voire leur crainte ou leur amour ? Telle est la question d’appréciation posée dans « Des premiers principes de gouvernement » (1741). Et en politique, faut-il préférer une république qui protège « la liberté civile » ou une monarchie absolue qui fait davantage l’unité du corps politique ? Telle est celle posée dans « De la liberté civile » (1741). Monarchie et république Tout gouvernement repose sur « l’opinion », concèdet-il dans « Des premiers principes de gouvernement », faisant ainsi écho au Traité : on ne se sent une obligation d’obéir à une contrainte que si on l’approuve en quelque manière. Un gouvernement qui ne chercherait pas à être approuvé courrait à sa perte. Il a une stabilité si les sujets pensent qu’il instaure un bien public, s’ils croient qu’il est légitime en vertu d’un pouvoir devenu habituel, ou bien encore s’ils pensent que la répartition du pouvoir se conforme à la répartition des propriétés (foncières). En revanche, un gouvernant ne saurait 188 accéder au pouvoir, ni s’y maintenir durablement s’il se contente de flatter les intérêts particuliers des uns et des autres à court terme : « c’est de leurs amis et de leurs connaissances que naturellement les hommes attendent les plus grandes faveurs » et un gouvernant doit déjà être reconnu comme tel avant qu’on ne vienne en quérir les faveurs (p. 94, trad. modifiée). Il en va de même de la crainte ou de l’affection pour le gouvernant : elles ne suffiraient pas à le propulser au pouvoir ni à l’y maintenir. Ainsi conclut le raisonnement probable. Mais l’essai n’est pas fini. Car la question de savoir si la « balance » (la répartition) du pouvoir doit être indexée sur celle des propriétés ouvre le débat sur le poids de la Chambre des communes du Royaume de Grande-Bretagne. Comme son nom l’indique, celle-ci est composée de représentants de différentes communes (comtés). Comment apprécier son poids dans le gouvernement anglais ? Peut-elle, parce qu’elle représente les terres du peuple, s’opposer à la Couronne ? Hume remarque : « si la puissance et les richesses immenses qui sont celles de toutes les communes de Grande-Bretagne étaient mises dans la balance, on concevrait mal comment la couronne pourrait influer sur une telle multitude ou contrebalancer le poids d’une telle propriété » (p. 95, trad. modifiée en suivant Robel, p. 151). C’est pourquoi l’essayiste en vient à deux considérations. D’abord, dans ce cas, c’est à un régime républicain que conduirait l’indexation des deux balances. Puis il corrige prudemment ce point de vue en revenant au principe du droit acquis par l’ancienneté du gouvernement : Chérissons et améliorons notre ancien gouvernement autant qu’il se peut, sans encourager une passion pour de si dangereuses nouveautés (p. 96, trad. modifiée). Une telle prudence peut étonner. Elle a des raisons qui deviendront évidentes dans l’essai « De la liberté civile », où l’art de la comparaison a là encore un effet modérateur. 189 D’abord parce que Hume souligne qu’en politique, l’expérience est sans doute trop courte pour que la conclusion du raisonnement puisse être pérenne : « Notre expérience n’a même pas trois mille ans ; en sorte que non seulement l’art du raisonnement reste imparfait dans cette science comme dans toutes les autres, mais il nous manque également assez de matière sur quoi raisonner » (p. 147). Ensuite parce que l’analyse fait apparaître les défauts du gouvernement républicain, autant que ceux du gouvernement monarchique. La république n’est douce et stable que lorsqu’elle régit de petits états. Loin de rapprocher le gouvernement monarchique à l’époque moderne d’une tyrannie, Hume pense qu’il s’est davantage amélioré que le régime républicain sur cette période, de sorte que l’« on peut appliquer aujourd’hui aux monarchie civilisées ce qu’on disait hier à l’éloge des seules républiques : qu’elles sont le gouvernement des lois et non par les hommes » (p. 152). En comparant donc les progrès de leurs formes historiques, la balance ne penche plus aussi franchement en la faveur de la république, même si cette dernière reste plus douce et plus stable, seulement adaptée à de petits États. La temporisation ultime du jugement vient de ce que Hume prétend « apercevoir dans les gouvernements monarchiques une cause d’amélioration et dans les gouvernements populaires une cause de décadence qui à terme amèneront ces deux espèces de régime politique à plus d’égalité encore » (p. 153). Chez les premiers, il suffirait du discernement d’un ministre pour remédier aux abus dans la levée « coûteuse, inégale et arbitraire » des impôts. Chez les seconds, l’habitude de contracter des dettes publiques peut devenir une menace pour la nation (p. 153). Whigs et Tories L’une des divergences les plus profonde en GrandeBretagne est à cette époque l’opposition entre le parti Tory et le parti Whig. Ces derniers sont plutôt favorables aux 190 protestants et opposés à Jacques II qui s’était converti au catholicisme. Ils sont souvent proches du Parlement. Les Tories, en général favorables aux catholiques et aux anglicans, étaient plutôt jacobites (défenseurs de Jacques). L’inquiétude de Hume face aux dynamiques partisanes, exprimée dans les essais de 1741 et 1742, fut confirmée par les événements de 1745 qui virent la rébellion jacobite échouer de peu. Dans les essais qu’il ajoute à l’édition de 1748, « Du contrat primitif » et « De l’obéissance passive », il montre que les conceptions philosophiques différentes de ces deux partis les conduisent à s’opposer sur la question du droit de résistance (droit écarté par les Tories, défendu par les Whigs)1. Sans faire dans la demi-mesure, ces deux essais ne renoncent pas à la juste mesure. Certes, Hume, qui a perdu tout espoir d’obtenir une chaire universitaire depuis sa tentative infructueuse en 1744, n’a plus à ménager les susceptibilités académiques. Il critique à la fois la thèse que défend une partie des Tories, selon laquelle le gouvernement est de droit divin, et celle chère aux Whigs, selon laquelle il est fondé sur un contrat originel. Mais l’effet escompté reste modérateur car le raisonnement sceptique nuançant une comparaison par une autre continue de satisfaire un besoin d’apaisement social. Si l’on admet que le fait du gouvernement repose sur des principes naturels, alors, en un sens, on peut comprendre que des Tories voient une forme de Providence à son origine. Et si l’on prend soin de ne pas réduire toute convention à une promesse, alors l’on peut dire que toute allégeance est conventionnelle et donner au point de vue Whig un sens acceptable (E&T, II.XII). Il est compréhensible que les lecteurs de l’époque comme les commentateurs d’aujourd’hui aient été en peine 1 La question est de savoir si la résistance à un souverain oppressif peut être moralement approuvée. 191 d’identifier la position de Hume en politique1. Lui-même se plaît à échapper à toute catégorisation partisane à propos des débats suscités. Plus tard encore, dans son Histoire d’Angleterre, il dira : Si je suis Whig ou Tory ? Protestant ou papiste ? Ecossais ou Anglais ? J’espère bien que vous n’êtes pas tous d’accord sur ce sujet ; et qu’il y a parmi vous des discussions sur mes principes (LDH I, p. 196). Pour autant, le scepticisme de Hume n’est pas une élégance rhétorique ou un masque commode pour un esprit timoré. La recherche d’une intelligibilité mutuelle entre des partis adverses suppose de ne pas oublier les acquis du Traité et de repenser les points de vue en présence à l’aune de ses principes. 1 Hume fut tenu pour Tory, ou tout au moins pour un conservateur par E. Campbell Mossner et de nombreux commentateurs du milieu du XXe siècle, parce qu’il semblait se consacrer davantage à la critique des thèses whigs. Le jugement de Duncan Forbes qui y voyait un « whiggisme sceptique » fait désormais consensus (Hume’s Philosophical Politics, Cambridge University Press, 1975). Hume disait d’ailleurs que la conclusion de l’essai « Sur la succession protestante », était « whig, mais d’une forme sceptique ». Il se peut qu’une forme de sensibilité whiggiste se soit accompagnée d’une critique plus intraitable envers ce qui, dans ce système, pourrait être factieux. Il se peut aussi que la défaite des jacobites ou la faiblesse de leurs thèses l’aient moins engagé à les critiquer. In fine, ce qui intéresse Hume, c’est l’analyse exacte des causes, et ce qui le motive, c’est la modération des conflits. À noter que dans un pamphlet de 1747, Hume prend la défense du prévôt d’Édimbourg accusé d’avoir livré la ville aux jacobites (True Account of the Behaviour and Conduct of Archibald Stewart, 1747). 192 9. LES ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT (1748) La réécriture Alors que sa candidature à l’université d’Edimbourg fait encore débat, Hume cherche à se défendre contre les accusations de « scepticisme universel » et d’ « athéisme » que les théologiens lui opposent. Il répond, par un pamphlet, intitulé Lettre d’un gentleman à son ami d’Édimbourg, où, adoptant certains dispositifs de la polite littérature (notamment l’auteur fictif et la forme épistolaire), et sans entrer dans le détail de ses arguments philosophiques, il prouve que les citations ont été tronquées ou mal entendues, et que les objections se retournent ou portent à faux. Cela ne suffit pas pour convaincre le conseil universitaire et c’est un candidat soutenu par Hutcheson qui obtient la chaire de philosophie morale1. Assumant son destin hors de l’université, Hume devient secrétaire auprès d’aristocrates, poste qui le conduit à voyager et accompagner quelques ambassades, mais surtout qui lui laisse la possibilité d’écrire sans souci des critiques théologiennes, avec la constante préoccupation d’être mieux compris. C’est dans cet esprit qu’il réécrit la philosophie de l’entendement en un style polite2. Les Essais philosophiques concernant l’entendement humain sont publiés en 1748. L’ensemble prendra le titre d’Enquête sur l’entendement humain (EEH) lorsqu’ils paraîtront dans un volume commun 1 Le dossier d’accusation repris dans la Lettre d’un gentleman est celui que John Wishart, un disciple de Hutcheson, avait rassemblé. 2 Au comte de Kames, qui déconseille à Hume de publier le manuscrit de l’Enquête sur l’entendement humain, ce dernier lui déclare qu’il est désormais « trop profondément engagé pour penser à se retirer » et qu’il ne voit pas « quelles mauvaises conséquences pourraient suivre, à présent, du caractère d’un infidèle, surtout si la conduite de l’homme est, sous les autres rapports, irréprochable » (LDH I, p. 106). On est au printemps 1747. Hume, après avoir été professeur du jeune marquis d’Annandale, est alors secrétaire de James St-Clair. 193 avec un autre ensemble consacré à la morale, recevant également le titre d’Enquête mais sur les principes de la morale (EPM) en 1758. Il est d’usage d’appeler celui sur l’entendement Première enquête et celui sur la morale Seconde enquête. Deux leçons sont à tirer de ce double titre, qui confirment le sens du projet humien. D’abord le titre initial (Essais philosophiques) signale une œuvre de polite philosophy. Ensuite, l’évolution du titre en Enquête indique qu’au travers des essais sur l’entendement, la recherche conserve une unité méthodologique et thématique. Considérons ces deux indications. Philosophie facile et philosophie abstruse A propos du premier point, l’essai d’ouverture (qui deviendra la toute première section de l’Enquête), intitulé « Des différentes espèces de philosophie », vient jeter une lumière particulière. Sans reprendre exactement la distinction de « L’art de l’essai » entre objets de science et objets de conversation, Hume distingue cette fois deux manières de faire une science de la nature humaine : par la philosophie facile et claire, qui parle selon le sentiment, et par la philosophie exacte mais abstruse, qui enquête sur les principes de nos raisonnements, nos affections et nos appréciations (EEH, p. 40) 1 . Une fois encore la distinction pourrait suggérer que ces deux genres sont contraires et qu’il faut faire un choix. Toute la question serait de savoir celui que fait Hume. Mais ce que nous avons lu dans « L’art de l’essai » nous incite à plus de nuance. En un sens, la première section de l’Enquête fait la transition entre les exercices d’appréciation et ceux du raisonnement : il s’agit d’apprécier 1 « Abstrus » signifie « difficile ». Il peut avoir parfois pour synonyme « abstrait » dans la mesure où il connote un raisonnement qui n’est pas à la portée du commun et se sépare donc de ce qui est obvious (clair et évident). Mais l’on a vu que le raisonnement « abstrait », chez Hume, se définit au sens strict comme une comparaison entre idées, indépendante de leur vivacité. Or la philosophie des principes est parfois abstruse (difficile) mais bel et bien expérimentale. 194 le meilleur style philosophique à propos de la nature humaine. Mais cette appréciation, une fois encore, ne se fera pas sans comparaison circonstanciée. L’agrément et l’utilité de la philosophie facile sont indiscutables. Et la nature vient aisément limiter les aspirations spéculatives en punissant la pensée abstruse, oublieuse des intérêts communs, par la « pensive mélancolie » et le malaise de « l’incertitude profonde ». C’est bien ce que Hume résume dans une prosopopée de la nature demeurée célèbre : « Soyez philosophe ; mais au milieu de toute votre philosophie, soyez encore un homme » (p. 42)1. Toutefois ce n’est sans doute pas le fin mot de Hume luimême, lequel en vient immédiatement à ce qui peut être plaidé en faveur de la philosophie abstruse. D’abord, elle peut être au service de la philosophie facile. Hume fait alors une analogie entre l’anatomiste et le peintre : de même que la science de l’anatomiste est utile au peintre pour dessiner un corps aux formes gracieuses et séduisantes, de même « partout l’exactitude profite à la beauté, la justesse du raisonnement au sentiment le plus délicat » (p. 43). C’est une analogie dont il avait usé pour répondre au reproche que Hutcheson lui avait fait de ne pas plaider la cause de la vertu avec assez de chaleur2. Hume lui opposait la nécessité, pour mieux faire l’éloge de la vertu, d’une anatomie rigoureuse de l’esprit. Il y a différentes façons d’examiner l’esprit aussi bien que le corps. On peut le considérer soit comme un anatomiste, soit comme un peintre ; soit pour découvrir ses ressorts et ses principes les plus secrets, soit pour décrire la grâce et la beauté de ses actions. Je pense qu’il est impossible de conjoindre ces deux visions. Si vous soulevez la peau et exposez toutes les 1 On a dit, déjà, combien la dépression de 1729 pouvait être un souvenir vif de cette sanction naturelle. 2 Hume avait fait parvenir à Hutcheson une première version du livre III du Traité, à l’état de manuscrit. LDH I, p. 32. 195 parties les plus petites, quelque chose de trivial apparaît même dans les attitudes les plus nobles et les actions les plus vigoureuses. Vous ne pouvez pas non plus rendre l’objet gracieux ou engageant en couvrant les parties de peau et de chair et en présentant leur simple surface. Un anatomiste, pourtant, peut être de très bon conseil pour un peintre ou un sculpteur. Et de la même manière, je suis persuadé qu’un métaphysicien peut être utile à un moraliste, bien que je ne puisse croire que ces deux caractères s’unissent dans le même travail. (Lettre à Hutcheson de 1739, LDH, I, p. 32-33). Peintre et anatomiste ont deux visions, qui ne peuvent pas se confondre. Ils ne font tout simplement pas « le même travail ». Mais la vision de l’anatomiste peut être utile au peintre, comme l’analyse du métaphysicien pour être utile à la morale 1 . Le livre III du Traité concluait sur des propos similaires : l’anatomie de la nature humaine n’est pas séduisante, mais elle est indispensable pour la morale pratique (III.III.6, p. 251). L’intelligibilité contre la philosophie chimérique Toutefois l’Enquête ne s’arrête pas là. Non seulement elle ajoute que la philosophie abstruse peut avoir un intérêt politique 2 , et être plaisante en satisfaisant une forme de curiosité naturelle, mais elle relève l’intérêt métaphysique de 1 Le modèle en la matière est l’anatomie promue par Vésale en 1543, qui par l’ouverture des cadavres cherche à connaître le corps humain comme on connaît les animaux (cf. G. Canguilhem, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic » dans les Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1994, p. 27-35). En peinture, Léonard de Vinci indiquait que « pour rendre parfaitement les membres des nus dans les attitudes et les gestes qu’ils peuvent exécuter », il est nécessaire que le peintre connaisse quels tendons et quels muscles les causent pour ne faire paraître que ceux-là et non tous à la fois). À l’époque de Hume, les liens entre anatomie et peinture sont très étroits. En témoignent les manuels d’anatomie à usage de « ceux qui font profession du dessin ». Voir par exemple M. de Piles, Abrégé d’anatomie accommodé aux arts de peinture et de sculpture, 1733 (manuel patronné par l’Ac. Royale). Sur tout ceci, cf. M.A. Stewart, « Two Species of Philosophy : The Historical Significance of the First Enquiry », in Reading Hume on Human Understanding, éd. P. Millican, Oxford UP, 2002, p. 67-95. 2 Sur des principes plus exacts, la gouvernance gagne en méthode, les pouvoirs en équilibre, la force militaire en ordre et en circonspection (EEH, p. 43). 196 la philosophie profonde et exacte des principes. « L’art de l’essai », déjà, nous mettait sur la voie d’un enrichissement mutuel entre conversation et savoir. Pour éviter de n’être que bavardage, la politeness doit profiter de l’histoire, de la politique et, tout au moins, des principes les plus évidents de la philosophie. À l’inverse, l’essai suggérait que l’intelligibilité du savoir n’est pas accessoire, car, à défaut, la philosophie forge une représentation « chimérique » de la nature humaine 1 . C’est le cas, par exemple, lorsqu’elle présuppose la véracité métaphysique de nos facultés en prétendant que nous percevons autre chose que des apparences. Pour éviter ces travers, la philosophie abstruse doit garder une forme de clarté, au moins à chaque étape du raisonnement, et se soumettre à l’épreuve de l’intelligibilité. C’est la condition pour qu’elle puisse être, elle-aussi, plaisante et intéressante. Même si Hume ne le dit pas dans cette première section, on peut s’attendre à ce que le principe de dérivation, mis en évidence et appliqué dans le Traité, ait à nouveau un statut crucial : l’intérêt de la philosophie abstruse est de mener une critique sémantique des idées, philosophiques en particulier, à l’aune du donné de l’expérience. La section suivante confirmera que cette critique reste au cœur des préoccupations de Hume (p. 53). Le défaut le plus grave de la philosophie abstruse est son incertitude, car de son propre point de vue, en quête d’exactitude, nos raisonnements manquent d’une fondation pleine et entière et toute enquête paraît vaine (p. 44). Mais c’est par une étude des facultés naturelles de l’esprit humain, que l’on pourra montrer que des sujets les dépassent et sont trop abstrus. La véritable métaphysique est celle qui montre les limites de l’entendement et par là fait disparaître 1 Le terme est à nouveau employé dans l’Enquête (p. 46). 197 certaines questions métaphysiques (p. 45). Nous savons qu’il s’agit des questions finalistes et essentialistes, qui ne résistent pas à la méthode expérimentale. Hume peut donc conclure, en écho à l’introduction du Traité, que tout en renonçant à découvrir les principes ultimes de la nature humaine, il est possible d’étudier les facultés naturelles de l’esprit en s’en tenant à l’expérience de ses opérations (p. 45-47). L’intérêt de la métaphysique, ainsi délimitée, est de nous apporter une connaissance sur logique de l’esprit humain. La polite philosophy de l’entendement En somme avec l’art de l’essai, Hume découvre non seulement un style d’écriture, mais une manière de philosopher qui trouve enfin sa forme appropriée et sa justification philosophique. Selon notre interprétation, une philosophie « profonde », qui analyse les principes mais qui a le souci de l’intelligibilité, fait le pendant à un polite moralisme qui, dans les essais de 1741-1742 (puis 1752), se livre à une appréciation raisonnée et instruite. Une philosophie qui répond à des questions d’appréciation ne fait pas le même travail qu’une philosophie qui analyse des principes. Michel Malherbe, ainsi, a raison de souligner qu’aucune synthèse ni compétition ne peut se faire entre les deux espèces de philosophie1. Mais, selon nous, chacune en son genre, peut s’enrichir d’un trait propre à l’autre. Le moralisme gagne en rigueur lorsqu’un raisonnement expérimental mène des comparaisons circonstanciées. De son côté, la science de la nature humaine ne doit pas perdre de vue ses conditions d’intelligibilité et peut viser ce que l’on pourrait nommer une polite philosophy de l’entendement. Cette dernière se distingue donc de plusieurs autres manières de philosopher. Elle n’est pas la philosophie 1 M. Malherbe, « Philosophie facile et philosophie abstraite au XVIIIe siècle », in Popularité de la philosophie, éd. Ph. Beck et T. Thouard, ENS St Cloud, 1995, p. 65-86. 198 rhétorique des Anciens (facile et claire), qui plaît par son éloge de la vertu et le blâme du vice. Mais elle n’est pas davantage la philosophie des principes de l’école hutchesonienne, qui se met au service de la morale en imaginant des principes finalistes et essentialistes en la nature humaine1. À la différence des essais précédents, le souci d’intelligibilité en science fait varier les expériences plus que les points de vue passionnels. Mais il se traduit à nouveau par l’effort de concision, la mise en retrait des critiques adressées aux philosophes 2 , le privilège des exemples 3 , l’attention donnée à l’application des thèses4. Cela explique nombre de différences avec le Traité. Par exemple l’analyse de la croyance menée par l’anatomie de l’esprit, qui la reconduit à la vivacité de l’idée vive et à l’association, devient un hapax : Hume conseille au lecteur qui n’aurait pas le goût de l’approfondissement de le passer et de reprendre sa lecture à la section suivante5 . L’essentiel est pour celui-ci de retenir que la croyance est un feeling instinctif par lequel nous 1 C’est ce qu’a montré M.A. Stewart (« Two Species of Philosophy », art. cit., p. 90-91). 2 Ainsi l’application du principe de dérivation à la controverse sur l’innéisme passe-t-il en note (EEH II, p. 53). Ainsi aussi, Hume ne prend plus la peine de contester le principe philosophique admis par Hobbes, Clarke et Locke selon lequel tout ce qui vient à exister a une cause. Il s’en tient à une critique de toute justification du raisonnement sur les questions de fait qui tenterait de le fonder sur une raison (EEH IV ; cf. TNH, I.III.3). 3 Ces exemples peuvent certes fournir l’occasion d’une discussion implicite avec d’autres auteurs. Ainsi en va-t-il de l’exemple célèbre des boules qui s’entrechoquent, emprunté à Malebranche (Recherche de la vérité, III.II.3 ; VI.II.3 et XVe écl.), sur lequel Hume montre le rôle de l’association et de la coutume dans les inférences probables. 4 Outre les essais consacrés à la religion, dont nous traitons plus bas, nous pouvons relever que les premières éditions du troisième essai, sur l’association, consacraient une longue réflexion à l’explication de l’unité des compositions littéraires. L’unité poétique repose principalement sur l’association par ressemblance, l’unité des annales historiques repose sur les associations par contiguïtés et l’unité de l’histoire (qu’elle soit civile ou naturelle) repose sur les associations causales (EEH III, p. 56-63). 5 Un hapax est un passage que le lecteur pourrait ne pas lire sans dommage pour la cohérence de l’ouvrage. 199 jugeons de l’existence réelle, en vertu de l’expérience et de l’habitude (V.II). L’unité de l’Enquête sur l’entendement humain Le choix du nouveau titre (Enquête) souligne que le projet méthodologique expérimental n’est pas abandonné. Il connote une unité que n’avaient pas les essais moraux, politiques et littéraires parce que l’entendement est à la fois objet et faculté de recherche. Une conséquence notable de ce second titre est que, contrairement aux Essais moraux, politiques et littéraires, l’unité de la recherche se fait autour de ses objets. L’unité de l’Enquête est d’ailleurs renforcée par le fait que l’un d’eux (la recherche des causes) est aussi ce par quoi elle procède. Le souci de système n’est plus exprimé avec la vigueur du Traité mais la cohérence est renforcée. En outre, le parcours devient très fluide et linéaire. Aucune section ne reprend la partie sur l’origine des idées de temps et d’espace (TNH II), qui était destinée à un public de philosophes avertis, par ses analyses comme par ses enjeux. Suite aux considérations méthodologiques sur le style philosophique (section I), Hume pose les éléments de sa théorie de l’entendement (la différence de vivacité, le principe de dérivation et l’association, dans les sections II et III) puis, sur cette base, consacre les sections IV à VII au raisonnement sur les questions de fait, et, libéré de toute prudence académique, publie l’application de ces considérations sur le raisonnement probable à la controverse sur la liberté (section VIII) et aux questions religieuses (sections X et XI). On se souvient que le traitement sur la liberté attendait dans le Traité la partie finale du livre II. Quant aux considérations sur les miracles, quoiqu’élaborées très tôt (entre 1735 et 1737 à La Flèche), et projetées pour figurer dans le Traité, elles en avaient été prudemment retirées pour éviter d’offenser les autorités ecclésiastiques (et notamment Joseph Butler, Évêque de Durham). À la suite des 200 événements biographiques et historiques de 1745, il est important de dépasser les controverses sur ces sujets par une saine philosophie. Hume intègre ainsi ces deux points à l’Enquête, dont l’unité et les enjeux gagnent en lumière. Il peut alors finir, dans la dernière section, par distinguer son scepticisme du pyrrhonisme. Miracles et providence La publication des essais sur la religion accompagne les débuts de la rédaction, qui sera longuement retravaillée et mûrie, du Dialogue sur la religion naturelle (publié, de façon posthume, en 1779). Dans l’essai sur les miracles (section X), et celui sur la providence (section XI), ni la religion ni la foi ne sont expérimentalement réfutées. Mais Hume montre que les évidences sur lesquelles elles s’appuient ne sont pas rationnellement concluantes et qu’elles ne conduisent pas nécessairement à la vertu en morale ou en politique. D’un côté, donc, il admet la possibilité d’une foi qui, aussi entière soit-elle, est un miracle psychologique et logique et qui défie au sens strict les lois de l’entendement. Et d’un autre côté, il laisse son lecteur avec un théisme congru qui n’est pas faux, mais qui est sans intérêt pratique puisque l’athée peut être vertueux. Là encore, l’œuvre de la polite philosophy n’est pas une tiède réserve, ni une ironie facile par laquelle Hume déclarerait ce qu’en réalité il ne pense pas. Il faudrait un miracle pour croire au miracle 1 . Voilà la très sérieuse 1 Ou tout au moins, il faudrait que par miracle, la fausseté du témoignage soit exclue. Hume développe en effet un argument a fortiori en deux temps. Admettons (EEH X.I) d’abord qu’un témoignage en faveur d’un miracle soit absolument crédible, il reste que s’y oppose (par la définition même du miracle) la preuve la plus complète que puisse donner l’expérience. Or (X.II) il s’en faut de beaucoup pour qu’un témoignage en faveur du miracle soit absolument crédible, en raison de la crédibilité des témoins qui n’est jamais parfaite, en raison du soupçon que les intérêts et les passions influencent le témoin et ses auditeurs, et en raison du fait que rien ne nous permet d’accepter davantage les témoignages de miracles en faveur d’une religion plus que d’une autre et que par conséquent, leurs crédibilités s’annulent les unes les autres. Il s’agit d’un argument qui concerne la croyance testimoniale 201 conclusion du raisonnement rigoureux 1 . Il n’y a là ni athéisme dissimulé, ni fidéisme intimé, mais l’exercice d’un scepticisme consistant – et à vrai dire du seul scepticisme qui le soit, puisque la foi ne peut précisément être ni justifiée ni démentie par le raisonnement. L’ironie de l’histoire, si l’on nous permet cette expression, tient plutôt à ce que la prérogative du raisonnement, mené à partir des principes naturels les plus stables de l’entendement, consiste seulement, sur ce sujet, à limiter ses prérogatives. La simple raison est insuffisante pour nous convaincre de [la] vérité [de la religion chrétienne] ; et quiconque est porté par la foi à la recevoir, a le sentiment d’un miracle continuel en sa propre personne, un miracle qui renverse tous les principes de son entendement et le détermine à croire ce qu’il y a de plus contraire à l’habitude et à l’expérience (EEH X.II, p. 157). Ce qui est risible et ridicule, c’est la prétention à une conclusion exclusive en la matière, qu’elle soit radicalement athée ou absolument fidéiste. Car au mieux, ce n’est jamais que par le « sentiment d’un miracle » que la foi apparaît. Tout aussi sérieuse est la critique des religions qui, affichant leurs prétendus miracles pour avoir raison contre les autres, deviennent sectaires, et donc, une fois encore, ridicules. La tolérance est sans doute un effet de la polite philosophy. Enfin, la conclusion du dialogue de la section XI, n’est pas moins sérieuse, qui montre que le raisonnement au miracle. A aucun moment Hume n’envisage la possibilité ou l’impossibilité de croire à un événement miraculeux auquel nous assisterions ou même dont nous ferions l’expérience. Au passage, Hume aura envisagé d’autres cas-limites de croyance testimoniale (dont la « règle ultime » est toujours l’expérience), à l’improbable, au merveilleux et à l’inouï. Hume se donne ainsi l’occasion de répondre à une objection qui aurait pu découler de son analyse du raisonnement dans les questions de fait : si l’expérience est le seul fondement de notre croyance, n’est-on pas lié par la plus obstinée des opiniâtretés, condamné à refuser l’existence de ce qui est tout autre que notre expérience propre ? 1 Cf. Jean-Louis Poirier, « Le miracle des miracles », Philosophie. Bulletin de Liaison, n°5, p. 21-29, CRDP, mai 1994 ; Don Garrett, Cognition and Commitment in Hume’s Philosophy, Oxford University Press, 1997, chp. 7, p. 144n3, réimpr. dans Reading Hume on Human Understanding ; Robert Fogelin, A Defense of Hume on Miracles, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2003. 202 correct ne peut inférer une cause intelligente du monde ayant pour effet de rétribuer les actions vertueuses et les actions vicieuses dans une vie post-mortem 1 . La forme dialoguée, dans cet essai, permet non seulement à l’auteur réel de se mettre à distance d’un sujet sulfureux, mais également de montrer qu’à cette question si incertaine, on ne donne pas une réponse par le raisonnement, mais seulement une appréciation personnelle variable. Cette incertitude est d’ailleurs exprimée par un personnage, du nom de Hume2. Pyrrhonisme et scepticisme académique Dans l’Enquête Hume distingue deux types de scepticisme. Pyrrhonisme est le nom qu’il donne à la défiance radicale envers toute croyance, opinion et faculté. En hommage aux Premiers académiques de Cicéron, il nomme scepticisme académique, la philosophie qui refuse de prétendre à l’affirmation d’une vérité, mais qui admet de se conformer à la nature et accepte de distinguer des degrés de probabilité. Ces derniers ne sont, dans cette perspective, que des degrés de crédibilité et non des signes de vérité. Elle est pour sa part « innocente » et « inoffensive » puisqu’elle nous permet de vivre en pratique en suivant les opinions les plus probables, y compris celle que la société, la morale et la politique admettent (EEH, V, p. 80). La suspension du 1 Selon Hume, la religion naturelle s’autorise de deux arguments classiques. L’un est a priori et affirme qu’un Être absolument parfait existe nécessairement (par définition, sinon il ne serait pas parfait). L’autre est a posteriori et identifie une cause première, providentielle, sans laquelle le monde ne serait pas ce qu’il est. La providence rétributive envisagée dans la section XI s’appuie donc sur un argument a posteriori. 2 Le dialogue entre deux personnages, « Hume » et « un ami », met en scène un jeu de rôle : l’ami se fait porte-parole d’Epicure, défendant qu’on ne peut présupposer dans la cause plus que ce qui se manifeste expérimentalement dans l’effet ; et le personnage de Hume exprime le point de vue du peuple athénien écoutant Epicure, s’en tenant donc à l’évidence commune. Or c’est, à la fin, le personnage de Hume qui neutralise l’argument a posteriori et conclut finalement que l’ordre du monde est un effet trop singulier pour qu’on puisse y appliquer un raisonnement par analogie permettant de caractériser sa cause (comme intelligente). 203 jugement prônée par les académiques, selon Hume, touche aux sujets spéculatifs « sans ruiner l’action » (ibid.). Dans le dernier essai de l’Enquête, Hume en vient à caractériser le scepticisme qu’il défend comme « un scepticisme plus mitigé [que le pyrrhonisme], une philosophie académique » (p. 182). Par pyrrhonisme, il entend un ensemble d’objections : celles qui contestent l’évidence perceptive parce qu’il est impossible de savoir si une chose indépendante correspond à notre perception, celles qui attaquent l’évidence probable (ou évidence morale – c’est ici synonyme) au nom de la contradiction des opinions et au nom de l’absence de raison venant fonder l’attente d’un fait non perçu, et celles qui suspendent l’évidence intuitive ou démonstrative au nom des apories sur l’infinie divisibilité de l’étendue. Toutes ces objections se tirent elle-même des arguments développés par Hume, c’est-à-dire d’un raisonnement expérimental bien conduit. Toutefois, Hume prend soin de se distinguer d’un pyrrhonien qui « ne peut espérer que sa philosophie ait une influence constante sur l’esprit, ou si elle en avait une, que cette influence fût avantageuse pour la société » (p.182). Il défend pour sa part un « scepticisme plus mitigé ». Pyrrhonisme et scepticisme mitigé Il faut insister à la suite de D. Garrett et L. Jaffro sur le fait que le scepticisme mitigé est causé par le scepticisme philosophique 1 . Le scepticisme mitigé peut prendre deux formes, compatibles, présentées à la fin de l’Enquête : la disposition à réviser volontiers nos croyances (qui s’accompagne de modestie et de réserve), et la disposition à limiter nos recherches à des sujets « adaptés au mieux à 1 D. Garrett l’a montré en s’appuyant plutôt sur le Traité (dans Cognition and Commitment in Hume’s Philosophy Oxford UP, 2002) , et L. Jaffro sur l’Enquête (dans L. Jaffro, « Le sceptique humien est-il modéré ? Le rôle du pyrrhonisme dans la genèse causale du scepticisme mitigé », Daimon, n°52, 2011, p. 53-69). 204 l’entendement humain » (i.e. ceux en lesquels une évidence acceptable peut être trouvée en vertu d’une connaissance abstraite, ou bien d’une expérience possible). Ces deux formes « résultent » (sic) du pyrrhonisme. On a souvent souligné qu’elles venaient le limiter et c’est bien sûr le cas, mais ce n’est pas un revirement qui, au prétexte de la nécessité pratique, nous pousserait à abandonner les réflexions sceptiques antérieures. C’est parce que le scepticisme à l’égard des différents types d’évidences, y compris à l’égard de notre propre existence, est sérieux et puissant que sa réflexion nous donne la conscience sérieuse, intime et profonde de la faillibilité de nos facultés. C’est donc à la fois la conscience de la faillibilité de nos facultés (quand on en fait usage tout au moins) et la nécessité d’une vie active qui donnent lieu au scepticisme mitigé. Laurent Jaffro a d’ailleurs montré que ce scepticisme ne porte plus sur les facultés elles-mêmes, mais, puisque nous les employons instinctivement sous la nécessité pratique, sur leur usage. La délimitation d’un champ d’application légitime de la raison part du constat que sur certains points (par exemple la question de savoir si l’objet perçu a une existence indépendante de nos perceptions ou encore la question de savoir si l’espace et le temps sont composés d’atomes ou s’ils sont divisibles à l’infini) la raison se met en contradiction avec elle-même. Cela signifie non seulement que la raison peut conduire à deux vérités ou deux conceptions opposées également tenues pour vraies, mais qu’elle peut le faire par des raisonnements très « naturels » et peu forcés. Hume préconise alors de n’employer la raison que sur les sujets où elle ne se met pas en contradiction avec elle-même : le raisonnement abstrait seulement en mathématiques, et le raisonnement probable seulement sur les questions de fait susceptibles d’être traitées à l’aune d’une expérience possible. 205 Cette limitation ne s’accompagne pas d’un positivisme qui empêcherait les questions métaphysiques de se poser ou réduirait dogmatiquement toute ontologie au champ des faits. Elle admet simplement qu’il y a des questions métaphysiques, sensées, sur lesquelles aucune réponse n’est satisfaisante et qu’on ne peut résoudre par le raisonnement naturel. Ainsi est-il impossible de traiter par un raisonnement, qu’il soit abstrait ou probable, la question de savoir s’il y a des objets au-delà de nos perceptions, si la nature est uniforme, ou encore (ce que la section XI suggérait au final) si une intelligence première a créé le monde1. Une refondation pérenne Dans une lettre de 1751 à G. Elliot Minto, Hume affirme que la Première enquête contient bien la substance du Traité sur l’entendement, qui, « abrégé et simplifié » est rendu « plus complet » (LDH I, p.73). La satisfaction de Hume sera pérenne. Elle demeurera face aux attaques des auteurs écossais les plus opposés au scepticisme, héritiers de la philosophie du sens moral de Hutcheson, que furent Thomas Reid (17101796) ou James Beattie (1735-1803). Dans l’Avertissement de janvier 1776, il regrettera encore que leurs attaques soient dirigées sur le Traité et affirmera que toutes les réponses à 1 Comme on l’a rappelé, Kant voit dans cette délimitation une simple « censure de la raison », constatant de facto qu’elle verse dans l’illusion. Il cherchera pour sa part à rendre raison de ces illusions. Selon lui, en prétendant traiter du monde (entendu comme tout), comme d’un objet d’expérience possible, la raison est nécessairement conduite à des antinomies insolubles. Ainsi s’expliquent les antinomies de Bayle sur le continuum, parce qu’il est impossible de faire l’expérience de l’espace ou du temps comme tout. Plus généralement les questions où la raison offre un traitement illusoire relèvent d’une dialectique qui est indissociablement liée aux conditions de connaissance. En effet, une connaissance objective est possible, selon Kant, parce que nous avons des concepts a priori qui ne sont pas tirés de l’expérience, mais sont propres à s’appliquer aux phénomènes présentés par l’intuition sensible. Or la raison, qui cherche à faire reposer tout raisonnement sur une prémisse inconditionnée, a tendance à appliquer ces concepts a priori à ce qu’elle tient pour une condition première et qui n’est pourtant pas objet d’expérience sensible. Dans ce cas, elle fait un usage transcendant des concepts. 206 leurs objections sont contenues dans la Première Enquête. Reid, en particulier, pensait que le scepticisme de Hume était absolu et ne pouvait être crédible. Selon lui, comme il découle du principe de dérivation de l’idée à partir de l’impression, il faut rejeter ce principe pour faire une théorie de la perception en accord avec le sens commun1. Or, dans l’Enquête, Hume insiste sur le fait qu’en général l’idée la plus vive ne se confond pas avec l’impression la plus faible (EEH I). Cela suffit à montrer que son scepticisme a de tout autres racines, présentées dans les différentes sections de façon claire et intelligible. En outre, en pratiquant, par l’art de l’essai, un scepticisme mitigé qui mesure constamment la réflexion à l’intelligibilité du sens commun et délimite le champ du raisonnement, il offre le plus complet démenti à ses adversaires2. 10. L’ENQUETE SUR LES PRINCIPES DE LA MORALE (1751) La composition de la Seconde enquête En 1751, Hume fait paraître son Enquête sur les principes de la morale – « incontestablement le meilleur de tous mes écrits », dira-t-il (E&T I, p. 58). C’est, selon les termes de Hume, une véritable « refondation » du livre III du Traité dans un style limpide, qui lui permet de répondre aux critiques sans rentrer dans de vaines controverses érudites. Pour composer l’ouvrage, il est parti de l’un des acquis du Traité : l’approbation morale porte toujours sur une qualité qui est utile soit à l’agent, soit à d’autres personnes (les autres bénéficiaires), ou encore sur une qualité qui est 1 Thomas Reid, Recherche sur l’entendement humain (1764), trad. M. Malherbe, Vrin, 2012, dédicace. 2 Lettre à William Strahan d’octobre 1775. LDH II, p. 301. 207 agréable soit à l’agent, soit aux autres bénéficiaires (TNH III.III.1, p. 209-215 et III.III.2, p. 221). Mais à la différence du livre III du Traité, la Seconde enquête n’est pas structurée autour de la différence entre vertu artificielle et vertu naturelle, qui faisait pourtant la charnière entre les deux dernières parties du livre III. Désormais, la justice et la bienveillance sont toutes deux comptées parmi les vertus sociales, c’est-à-dire appréciées parce qu’elles font du bien (aussi) aux autres. En outre, bienveillance et sympathie tendent à se recouvrir, de sorte que la bienveillance est dite à la source de l’approbation de la justice, conformément à la théorie du Traité (EPM V.II, p. 94-95)1. Quant à la question de savoir si l’approbation se fait par la raison ou le sentiment, qui occupait la première partie du livre III, elle n’est soulevée dans la première section de l’Enquête que pour en renvoyer la réponse en appendice. Car la véritable question expérimentale est de découvrir quelles sont les causes (ou circonstances récurrentes) de l’appréciation. Pour ce faire, la polite philosophy part d’exemples d’appréciation commune qui portent sur la justice et la bienveillance et elle remarque que leur utilité est une circonstance commune aux qualités moralement approuvées (sections 2 à 4). Ensuite Hume en vient à reformuler la question de savoir pourquoi cette utilité est approuvée en se demandant « pourquoi l’utilité plaît » (section 5). C’est alors qu’à partir de différents exemples, il montre que la circonstance déterminante ici n’est pas qu’elle soit utile à celui qui juge, mais qu’elle ait une utilité pour la société ou pour autrui. C’est le lieu de développer sa théorie de l’appréciation fondée sur la sympathie. Il étend ensuite (dans 1 Ce passage peut néanmoins paraître en tension avec la thèse du Traité qui voyait dans l’intérêt le motif premier de l’institution de la justice – institution qui suppose, rappelons-le, de reconnaître une forme d’obligation naturelle, intéressée. Mais sur ce point l’Appendice III de la Seconde enquête propose des considérations en continuité avec le Traité, analysant la convention en des propos très proches. 208 les sections 6 à 8) ce modèle à l’appréciation des trois autres types de qualités (utiles à l’agent, agréables à l’agent ou agréables aux autres). En conclusion, il montre que la différence des points de vue (quand ne viennent pas s’y ajouter des déformations liées à d’oiseuses hypothèses philosophiques) est due au fait qu’une qualité peut être considérée sous l’un de ces quatre aspects, bien qu’ils soient parfaitement compatibles. Conformément aux réquisits de la polite philosophy, Hume place en appendices divers points relevant des controverses philosophiques et d’un approfondissement des principes qui compromettraient le progression claire de l’enquête. Ainsi, le premier appendice règle le débat entre rationalisme et sentimentalisme en répartissant les rôles : la raison fait connaître l’effet attendu de telle ou telle qualité ; le sentiment donne la préférence à tel ou tel effet – en fonction de son utilité et de son agrément. Le second appendice montre que la question de savoir si la vertu est dérivée de l’amour propre est une fausse question : qu’elle en soit ou non dérivée, il reste qu’une qualité est estimée pour l’utilité ou l’agrément qu’elle procure à l’agent, ou bien aimée pour l’utilité ou l’agrément qu’elle procure aux autres. Le troisième appendice sur la justice, sans rappeler la différence entre vertu naturelle et vertu artificielle, distingue entre l’utilité directe de la bienveillance pour ses bénéficiaires et l’utilité indirecte des passions sociales comme la justice 1 . Dans les éditions tardives, Hume en vient également à renvoyer dans un quatrième appendice des considérations sur la différence indue entre vertu et talent, toujours dans le souci de clarifier le texte en l’allégeant2. Enfin, la Seconde enquête 1 Dans l’Enquête, tout ce qui résulte des facultés naturelles est dit naturel (EPM, p. 159). Tout en faisant la différence entre ce qui est volontairement inventé et ce qui résulte d’une opération involontaire des principes naturels, le Traité ne disait pas autre chose (TNH, III.I.2, p. 72). 2 Le déplacement a lieu à partir de 1764. 209 se termine sur un dialogue qui est une pièce ciselée de polite philosophy, sur laquelle nous reviendrons. La polite philosophy de la morale Une fois encore, il n’y a pas de profonde rupture avec la théorie de l’approbation morale développée dans le Traité. L’approbation morale vient d’un plaisir pris au fait que les qualités d’une personne soient utiles ou agréables pour cette personne ou pour les autres. Elle tend ainsi à s’identifier à l’estime de soi ou l’amour des autres, qui sont (conformément à l’enseignement du TNH II) liés au plaisir suscité par la qualité d’une personne (moi ou les autres). Mais le plaisir propre à l’approbation paraît différent du bénéfice ou du profit procurés par cette qualité à l’agent ou aux autres bénéficiaires. L’approbation morale est en effet, par sa nature, apparentée à l’appréciation esthétique d’un spectateur et non à la satisfaction intéressée d’un bénéficiaire1. Chez Hume, toutefois, le plaisir d’approbation vient de la sympathie avec la satisfaction ressentie par les personnes auxquelles l’action a fait du bien. Ce n’est que la correction de nos appréciations qui suppose de sympathiser avec d’autres appréciations, c’est-à-dire d’autres points de vue de spectateur. Adam Smith (1723-1790) clarifiera ce point : l’approbation morale suppose, selon lui, de sympathiser avec un « spectateur impartial »2. Pour sa part, Hume est sensible à deux traits essentiels de la morale, irréductibles à l’amour-propre : la morale 1 La différence entre l’approbation morale et l’approbation esthétique que faisait le Traité est néanmoins maintenue dans l’Enquête : l’approbation esthétique peut porter sur la qualité d’un objet inanimé. Mais lorsqu’elle porte sur la qualité reliée à une personne, cette différence est beaucoup moins claire. Hume pense que les principes naturels en jeu sont les mêmes. Une bonne action est une belle action, une personne vertueuse une belle personne. La catégorie du sublime s’applique en morale et en esthétique dans l’Enquête (VII). Cf. notre chapitre 12. 2 Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. M. Biziou, Cl. Gautier, J.-F. Pradeau, PUF, 1999, III.III, p. 210. 210 « implique un sentiment commun à tous les hommes, qui recommande les mêmes objets à l’approbation générale » et « aussi un sentiment assez universel et vaste pour s’étendre à toute l’humanité » (p. 130). L’amour-propre enferme l’appréciation dans un relativisme personnel et est indifférent à ce qui ne touche pas le juge lui-même. Seul le sentiment d’humanité satisfait donc ces deux conditions, mais rappelons-nous qu’il n’est pas (contrairement à ce qu’en fait Hutcheson) un donné de la nature humaine. Il est le produit de conventions, c’est-à-dire de l’expression sociale de nos jugements et de la pratique de la communication1. En outre, Hume souligne que le désir de la renommée renforce la motivation morale. Cette dernière, néanmoins, s’explique en elle-même par le fait que nous nous sentions obligés d’agir (avec justice ou bienveillance par exemple). Pour cela, nous devons approuver la passion à l’origine de cette action. En d’autres termes, cette motivation doit nous plaire, du fait que nous sympathisons avec le bien que toute personne concernée par l’action en retirera. Ainsi, la philosophie humienne de la morale, rendant à la vertu le caractère « aimable » que l’austérité théologienne lui avait fait perdre, est plus polite que toute autre. Elle est donc, n’en déplaise à ses détracteurs, sans danger pour la morale et la société (EPM IX.II). Mais la force de cette philosophie en fait peut-être la faiblesse. Que répondre à un « habile fripon », indifférent au plaisir de la vertu, qui profite à la fois d’actions malhonnêtes et de l’ordre social ? Comment le convaincre d’agir moralement puisque ni la satisfaction morale ni l’intérêt 1 Ce point n’est pas explicité dans la conclusion. Mais il faut se rappeler de ce que Hume a établi à la section 5, dans la théorie de la correction de la sympathie. Quant à la notion de convention, elle ne figure expressément dans l’Enquête que dans l’appendice III, intitulé « Nouvelles considérations sur la justice » (« nouvelles » non pas dans le corpus humien, mais à l’égard des théories politiques classiques). 211 personnel ne peuvent le motiver1 ? Hume concède que « si le cœur ne se révolte pas contre des maximes si pernicieuses, s’il n’éprouve pas de répugnance à l’idée de la vilenie et de la bassesse, nul doute qu’il ait alors perdu un puissant motif en faveur de la vertu » (p. 138). On peut certes espérer que le bien mal acquis ne profite jamais, ou savoir, si l’on est philosophe, que cet habile fripon se prive des plaisirs les plus doux (p. 138-139). Il reste que la polite philosophy qui rend la vertu aimable ne suffira sans doute pas, sans l’appui de la culture sociale et de l’éducation2. Un dialogue pour dépasser le relativisme L’Enquête se termine sur un dialogue entre un narrateur s’exprimant à la première personne, et un personnage nommé Palamède, qui pense que les accords transculturels sur les valeurs ne sont que des effets rhétoriques. Le narrateur argue pour sa part qu’il y a des principes naturels d’approbation qui ensuite, sous l’influence de causes naturelles, donnent lieu à des appréciations morales divergentes ou opposées. Quelle est la nécessité d’ajouter de telles considérations à la polite philosophy de la morale ? Deux éléments peuvent éclairer ce point : la lecture de Montesquieu d’une part, mais aussi une problématique interne à la philosophie de Hume d’autre part. 1 Sur la figure de « l’habile fripon », cf. C. Spector, Eloges de l’injustice, Seuil, 2016, chapitre 4. L’abondante littérature sur cette question cherche souvent à montrer que la morale humienne est mise en difficulté par un tel cas. On envisage par exemple que si l’habile fripon s’estime pour sa malhonnêteté, aucune injonction morale ne saurait le convaincre. Toutefois, Hume ne prétend pas convaincre le fripon par la seule polite philosophy. En outre, l’estime de soi peut être excessive. Hume a d’ailleurs montré, dans le Traité, que la mesure de l’estime de soi est réglée par la sociabilité. Cf. James King, « Pride and Hume’s Sensible Knave », Hume Studies, vol. 25, avril-nov. 1999, p. 123-138. 2 Hume insiste, dans ses éléments de réponse, sur le lien entre le noble plaisir procuré par l’action morale, promouvant une éthique de la culture intellectuelle et artistique, plutôt qu’un idéal ploutocratique. Cf. J. Culp, « Justice, Happiness and the Sensible Knave », The Review of Politics, vol. 75 (2), 2013, p. 193-219. 212 Montesquieu (1689-1755) publie anonymement l’Esprit des lois à Genève en 1748 1 . Déjà, Hume semblait faire écho à l’approche de Montesquieu, dans un essai publié seulement un mois plus tard, « Le caractère des nations ». La plus grande part de ce dernier fut rédigée avant la lecture de l’ouvrage de Montesquieu. Mais par la suite, les deux auteurs entretiennent une correspondance régulière, où se lit une admiration mutuelle. Montesquieu, tout au long de son ouvrage, développe une science qui prête attention aux variations historiques. Il considère en particulier les différentes formes de gouvernement dans l’histoire et selon les sociétés des différentes régions du globe. Il prête attention aux circonstances climatiques autant que passionnelles qui, caractérisant un peuple, rendent une forme de gouvernement plus ou moins appropriée 2 . Hume de son côté, a pu être conduit à renforcer, sous l’effet de sa lecture, l’attention qu’il portait à ces circonstances. Nous verrons quelles réflexions serrées et précises en découleront en économie politique. Dans la philosophie morale de Hume, cette attention à des variations si importantes entre sociétés et cultures, à distance les unes des autres dans l’espace et le temps, doit nécessairement conduire à reposer le problème du relativisme. Si la correction de la sympathie se fait par la sociabilité et le langage, comment est-il possible de dépasser le relativisme social ? Nos jugements moraux ne sont-ils pas toujours relatifs à la culture sociale ? Et en retour, cette interrogation semble, dans le dialogue, remettre en question la solution proposée par Hume depuis le Traité. Car l’emploi 1 Une traduction intégrale en anglais est rapidement livrée au public mais les chapitres de Montesquieu sur l’Angleterre reçoivent aussi une traduction dans une édition séparée à laquelle Hume aurait pu contribuer, selon Mossner. Cf. Jean-Pierre Cléro, « Hume et Montesquieu. Sur deux chapitres de L'Esprit des lois traduits en anglais », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, vol. 35, n°1, 2012, p. 73-91. 2 Charles-Louis de Secondat, Marquis de Montesquieu, Esprit des lois, XIX.4, p. 461. 213 conventionnel des expressions de valeur n’uniformise-t-il pas l’expression plus que la valeur ? Par exemple, le mot honorable est toujours pris pour une appréciation positive et le mot honteux pour une appréciation négative. Mais ce qui fait l’honneur ou la honte peut faire l’objet de désaccords. Et si l’on retrouve des valeurs communes, apparemment semblables aux nôtres dans d’autres sociétés, n’est-ce pas au prix d’artifices rhétoriques, ou tout au moins par l’effet d’une redescription qui se fait dans notre propre langage ? Palamède est relativiste. Le narrateur, au contraire, défend l’existence de principes naturels uniformes, d’où découlent les différences de jugement. Le but de Hume n’est sans doute pas de justifier la thèse du narrateur par des raisons scientifiques. Toute la beauté du dialogue réside plutôt dans l’effort minimal à mettre en œuvre pour tenter de dépasser le relativisme : l’effort d’intelligibilité par l’art des contrefactuels. Et lorsqu’il s’agit de juger des appréciations différentes de sociétés différentes, c’est encore la méthode à suivre. Par exemple, considérons les Athéniens de l’Antiquité d’un côté et les Français de l’époque contemporaine de Hume, de l’autre. Et examinons leurs jugements à propos d’une question moraliste précise, telle que le suicide. Chez les Grecs, le suicide est permis… parce que les Dieux ne l’interdisent pas. Et il est piquant de noter que certains philosophes français font l’éloge du suicide… alors qu’il est interdit par leur religion1. Leur appréciation dépend donc de ce que permettent les dieux. Si les Dieux avaient interdit le suicide, un Athénien aurait admis cette interdiction alors 1 Hume pense peut-être à Platon (Les lois, IX, 873c-d) et, chez les Lumières françaises, à Montesquieu (Lettres persanes, Lettre 76, GF, 1964, p. 131) ou à Rousseau (en particulier à lettre de Saint-Preux dans La nouvelle Héloïse). Voltaire faisait le commentaire suivant au sujet de Rousseau : « Ses instructions sont admirables. Il propose d’abord de nous tuer ; et il prétend que saint Augustin est le premier qui a jamais imaginé qu’il n’était pas bien de se donner la mort. Dès qu’on s’ennuie, selon lui, il faut mourir. Mais, maître JeanJacques, c’est bien pis quand on ennuie ! Que faut-il faire alors ? Réponds-moi. Si on t’en croyait, tout le petit peuple de Paris prendrait vite congé de ce monde (…) » (Mélanges, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1961, p. 404). 214 qu’un Français l’aurait rejetée (p. 182). L’effet ironique, une fois encore, ne tient pas à ce que Hume dissimule ici quelque conviction cachée ; il est produit par l’art du contrefactuel qui réintroduit une distance par rapport aux points de vue que nous pénétrons si bien. Si les circonstances avaient été autres, à la place d’un Athénien ou d’un Français, je jugerais que… Aucun point de vue normatif, supérieur aux autres ne peut être assigné. Il n’est pas question de donner raison aux uns et tort aux autres. Mais le fait que nous entrions dans ces points de vue si différents, et même dans leur variation, montre qu’une compréhension n’en est pas impossible. 215 IV. LA CONQUETE PHILOSOPHIQUE (1752-1779) 216 11. ÉCONOMIE ET HISTOIRE Pourquoi de nouveaux essais politiques Pendant qu’il compose la seconde enquête (vers 1750), Hume s’attèle à la rédaction de nouveaux essais politiques. Publiés en 1752 sous le titre de Political Discourses (Discours politiques), il lui feront, avec L’histoire d’Angleterre dont le premier volume paraît en 1754, grande réputation, notamment en France1. Le conflit avec la France s’est interrompu grâce à la paix d’Aix-la-Chapelle en 1748. Mais la guerre couve de nouveau. Les deux pays y ont pourtant épuisé leurs finances. Ainsi, la question politique d’actualité, à cette époque, est de savoir ce qui fait la puissance d’un État, ce qui la rend supérieure à une autre et dans quelle mesure la richesse, ou la dette, y contribue ou l’affaiblit. Elle y est traitée dans ces essais, qui relèvent de ce qu’on nommera (après Rousseau notamment) l’économie politique, par quoi il faut entendre, en un sens large, une connaissance portant sur la gestion des affaires de l’État en 1 Rousseau a cette remarque célèbre dans le livre 12 des Confessions : « Il [Hume] s’était acquis une grande réputation en France et surtout parmi les Encyclopédistes par ses traités de commerce et de politique, et en dernier lieu par son histoire de la maison Stuart (…) » (Œuvres complètes, Gallimard, 1959, vol. 1, p. 630). Notons que Hume ajoutera ultérieurement deux essais (« De la jalousie du commerce » et « De la coalition des partis », ajoutés en 1760 mais prévus pour 1759). 217 vue de l’utilité publique ou du bonheur de la société1. Il y a d’ailleurs là une ambiguïté qui expliquera une divergence, à la fin du siècle, entre deux penseurs des Lumières écossaises. Selon Dugald Stewart, en effet, l’économie politique doit viser le bonheur et pour cela réfléchir à ce que doit être un développement de la société conforme aux principes moraux, alors que chez Adam Smith elle vise seulement l’utilité publique 2 . Ces questions n’apparaissent que plus problématiques chez Hume, car son approche ne peut disposer d’aucun critère de perfection politique permettant de définir le bonheur ou l’intérêt d’une société. Tout jugement de valeur est seulement comparatif et relatif. Comment alors juger de la supériorité d’un État sur un autre – et comment apprécier le poids des circonstances marchandes, monétaires, démographiques ou industrielles ? Comment savoir, par exemple, si un État est plus fort quand il a un stock d’or et d’argent important ou bien quand sa balance commerciale est excédentaire ? La prise en compte de l’historicité des phénomènes politiques suppose certes de rechercher une causalité dynamique qui explique, plutôt qu’une supériorité in abstracto, un accroissement, un affaiblissement ou un développement. Mais alors, comment juger du progrès ou de la croissance politique d’un État ? En admettant que l’on puisse évaluer avec précision la croissance de la démographie ou de la richesse dans un pays, la question de leur influence mutuelle et de leur effet sur la puissance politique reste ouverte. Or, les données démographiques manquent encore à l’époque, et l’augmentation du stock de monnaie ne fait pas toujours croître les richesses… 1 Cf. Jean-Jacques Rousseau en fait un objet philosophique dans l’article « Économie » de l’Encyclopédie, qui deviendra en 1755 le Discours sur l’économie politique (Vrin, 2002). Mais c’est Dugald Stewart qui en fera une discipline universitaire, dans ses cours entre 1800 et 1810 (publiés en 1855). 2 Dugald Stewart, Lectures on Political Economy, in Collected Works, Bristol, Thoemness, 1994, vol.10. 218 Ces questions sont « générales » et « complexes », et c’est pourquoi elles méritent, selon Hume, des comparaisons circonstanciées 1 . On comprend que loin de condamner la pensée abstruse, le premier de cette nouvelle série d’essais, intitulé « Du commerce », insiste sur son utilité en la matière2. La première section de l’Enquête sur l’entendement humain signalait déjà que la recherche des principes a une utilité sur le plan politique : grâce à la connaissance des principes, la gouvernance gagne en méthode, les pouvoirs en équilibre, et la force militaire en ordre et circonspection (EEH, I, § 9). Notre hypothèse quant à la genèse du projet humien nous conduit donc à voir dans cette seconde série d’essais le pendant du moralisme polite déployé dans la première série : il ne s’agit plus tant d’instruire un sujet de conversation (parfois futile) par une connaissance des principes, que de traiter un sujet philosophique important (et, en l’espèce, politique) par une comparaison subtile mais intelligible. Hume n’hésite pas à déclarer désormais qu’une philosophie qui ne nous dit « rien que ce qui se débite dans les conversations d’estaminet » n’y a plus sa place (E&T II, p.39)3. En somme, selon nous, l’enrichissement mutuel de la philosophie évidente (obvious) et de la philosophie profonde 1 La généralité tient au fait que l’on ne délibère pas sur une décision ou une mesure singulière : toute considération sur sa pertinence sera comparative. La complexité demande de dégager les circonstances impliquées dans la puissance ou la croissance politique au prix de comparaisons multiples et soigneuses. La différence de point de vue entre délibération particulière et raisonnement général a été soulignée par D. Deleule : en politique, en économie ou dans le commerce, une délibération sur un fait particulier suit spontanément et instinctivement les principes d’évaluation de la probabilité présentés dans le Traité (et en particulier la première influence des règles générales, TNH, I.III.13) ; alors qu’un raisonnement général en économie politique réfléchit à ses principes et évalue leur généralité (en usant de la seconde influence des règles générales). Cf. D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Aubier, 1979, p. 96-97. 2 L’essai lui accorde aussi un caractère plaisant, si bien que la pensée abstruse a toutes les qualités qui la rendent « estimable », conformément aux principes de la seconde Enquête. 3 Les estaminets (les cafés) abritaient les réunions entre auteurs de la littérature polite dont nous traitions dans la partie précédente. 219 peut donner lieu à deux discours. Le moralisme réfléchi qui se sert de principes pour mieux apprécier un comportement, une invention ou une institution caractérise la première série d’essais ; la philosophie politique, qui applique un raisonnement naturel pour mieux repérer les principes d’un fait évalué comme puissance ou progrès, est propre à la seconde série1. Le moralisme réfléchi a besoin d’alterner les points de vue sympathiques et d’entrer dans des appréciations différentes pour approcher une juste mesure. La philosophie politique quant à elle fait varier les comparaisons expérimentales afin de circonscrire les circonstances principales et de dégager leur ordre d’influence, selon une logique déjà expliquée dans le Traité. Elle montre aussi les conditions historiques, sociales et politiques, dans lesquelles émergent les croyances sur le pouvoir et le progrès, des croyances qui ont à leur tour des effets sociaux. Juger du pouvoir et de la croissance politiques La philosophie politique suit très précisément les principes que la philosophie de l’esprit a établis. Rappelons que l’évaluation de la puissance, avant d’être une question d’appréciation morale, repose sur les principes de l’entendement qui font juger d’un pouvoir : la coutume et l’expérience passée font attendre un effet en vertu d’une certaine « pratique du monde » (TNH II.I.10, p. 152). Mais ce pouvoir a aussi une connotation passionnelle : il est apprécié pour le plaisir qu’il procure. D’après le Traité, la richesse est typiquement un pouvoir de cet ordre. Elle est l’idée de l’argent en tant qu’il rend probable l’acquisition d’un bien convoité, et elle procure pour cette raison un certain plaisir à celui qui la détient (TNH II.I.10). En outre le pouvoir des 1 Par exemple, à propos du luxe, Hume ne s’intéresse pas à la question de savoir s’il est « innocent ou blâmable », mais se demande s’il peut être source de bonheur pour la société et s’il a une utilité sociale. (E&T, « Du raffinement dans les arts », p. 51-61). Cf. D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Aubier, 1979, p. 174-186. 220 hommes est toujours estimé par comparaison avec celui d’autres hommes, si bien que (comme Hobbes l’avait déjà souligné) il s’identifie souvent au surcroît de pouvoir que l’on a par rapport aux autres. Développement et croissance seront donc évalués par les effets qu’ils ont sur le pouvoir des membres d’une nation (parfois par le biais d’attentes, de croyances et de contextes passionnels). Parmi ces conséquences, les agréments procurés par les arts et les effets de sociabilité ne seront pas négligés, car leur rôle est décisif pour la tranquillité, ainsi qu’on l’a vu. Toutefois l’évaluation du progrès n’est pas si simple car la puissance de l’État, parfois, exige de contrevenir au bien-être de ses sujets. Ainsi la puissance de Sparte était-elle liée à l’absence de commerce et de luxe (« Du commerce », E&T II, p. 42). Mais Hume constate également que « le cours le plus naturel des choses veut que l’industrie, les arts et le commerce augmentent la puissance du souverain autant que le bonheur des sujets ; et c’est une politique violente que d’accroître la puissance du public par la pauvreté des particuliers » (p. 44). Avec le développement du commerce en effet, le travail des sujets est employé « au-delà des pures nécessités ». Cela a deux conséquences. Plus de personnes peuvent être employées « au service du public », ce qui accroît la grandeur de l’État (p. 45-46). Et les satisfactions accessibles ne se réduisent pas aux nécessités vitales, mais comprennent les plaisirs raffinés des arts (par quoi il faut entendre autant les sciences et les techniques que les beauxarts), que Hume nomme les plaisirs « du luxe » (p. 51-61)1. Dans la mesure où ce développement naît d’une activité non point servile et contrainte mais industrieuse et volontaire, il fait le bonheur des sujets. L’importation (qui procure de la matière à de nouvelles manufactures) et l’exportation (qui 1 Néanmoins, à la différence de Bernard Mandeville, Hume distingue entre le luxe « vicieux », dont la jouissance ne nourrit pas le commerce, et le luxe utile à la société parce qu’il soutient l’industrie par la consommation. 221 crée du travail à l’intérieur) participent encore au processus. Enfin, Hume ajoute que l’égalité de tous dans la jouissance de ce qui est vital et de nombre d’agréments accroît encore la puissance de l’État car elle « diminue la réticence des citoyens à payer les taxes ou les impôts exceptionnels », et il suggère que la comparaison est plus favorable à l’Angleterre qu’à la France sur ce point (p. 47-48). Tout discours néanmoins a conscience de ses limites, lesquelles, ici, ne tiennent pas tant à la relativité passionnelle du locuteur, qu’à la nécessité de réviser constamment les causes à l’aune de nouvelles circonstances. Or si les paramètres passionnels sont, au cours de l’histoire, les plus réguliers, les opinions sont susceptibles d’une plus grande variation selon Hume1. Au début de l’essai « Du commerce », il notait que précisément, cette variation des opinions pouvait changer l’influence du commerce, de la richesse et du luxe et venir entraver la force du public (p. 41)2. Le lien « indissoluble » entre l’industrie, la connaissance et l’humanité Selon Hume, l’expérience comme la raison montrent que « l’industrie, la connaissance et l’humanité sont liées ensemble par une chaîne indissoluble ». Que le raffinement dans les arts engendre une sociabilité plus douce, c’est déjà ce que l’essai « De la délicatesse du goût et de la passion » avait montré, dès 1741. Le développement du goût s’accompagne en effet d’une tranquillisation des passions et 1 Déjà dans « De l’éloquence », Hume disait que l’histoire civile a « une bien plus grande uniformité » que l’histoire des connaissances : « L’intérêt et l’ambition, l’honneur et la honte, l’amitié et l’inimitié, la gratitude et la vengeance sont les premiers ressorts de toutes les actions publiques ; et ces passions fort têtues sont d’une nature beaucoup moins flexible que ne le sont le jugement et l’entendement qui varient aisément sous l’effet de l’éducation et de l’exemple » (E&T I, p. 155). 2 Cf. Charles Louis de Secondat, baron de Montesquieu, L’esprit des lois, Livre XX (en particulier, chapitres 4 et 12). 222 de rapports amicaux plus constants. Hume en présente maintenant les effets sociaux : « à mesure que ces arts raffinés progressent (…) les hommes s’assemblent dans les villes, ils aiment recevoir et transmettre la connaissance, ils veulent montrer leur bel esprit, leur bonne éducation (…) Il se forme partout des cercles et des sociétés particulières ; on voit les humeurs s’adoucir (…) » (« Du raffinement dans les arts », p. 53). Comme l’a noté James Harris, l’originalité de Hume ne consiste pas à dire que le commerce fait la force d’une nation, car ce point était largement consensuel, mais à montrer comment le commerce, favorisant le progrès des arts et de la connaissance, assure au mieux la sécurité des individus en tempérant leurs passions. Il est aussi la garantie de leur liberté politique contre la tyrannie, parce qu’il enrichit les paysans, qui ainsi « cessent d’être des esclaves » et qu’il donne de « l’autorité » aux marchands, dont la « classe moyenne » (middling rank) est au cœur de la cohésion sociale (p. 58)1. En outre, comme on l’a vu, le travail n’étant plus seulement destiné à satisfaire les nécessités vitales, il se rend disponible pour « le service du public ». La rupture avec les projets mercantilistes Le mercantilisme désigne un ensemble d’auteurs, en réalité très divers, qui proposaient différentes mesures pour favoriser le commerce, et les justifiaient par le bénéfice social qui en résulterait2. Entre autres thèses, ils défendaient que le 1 J. Harris, Hume. An Intellectual Biography, p. 272. Smith rendra hommage à Hume dans la Richesse des Nations, pour avoir le premier relevé un effet politique du développement commercial et industriel des villes sur les campagnes : l’introduction progressif de l’ordre et d’un bon gouvernement parmi des habitants qui vivaient jusque là en guerre avec leurs voisins et en esclaves sous la domination de leurs supérieurs (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Clarendon Press, vol. I, p. 412). 2 Ils sont assimilés et critiqués sous le titre de « système mercantile » par Adam Smith dans le livre IV de la Richesse des nations. 223 stock d’or et d’argent fait la puissance d’un État, que l’augmentation du stock de monnaie accroît cette puissance, et que les exportations doivent être supérieures aux importations (en augmentant les taxes à la consommation de produits étrangers et en maintenant les salaires intérieurs suffisamment bas). Ces auteurs s’accordaient pour dire que la balance du commerce de la Grande-Bretagne avec la France (i.e. l’équilibre entre exportation et importation) était défavorable à la Grande-Bretagne. Dans ses essais, Hume prend souvent le contre-pied de ces thèses. Mais il faut bien comprendre que la rupture est d’abord méthodologique : c’est en prêtant attention aux comportements humains dont les véritables causes (passions et croyances) s’enracinent dans les principes de la nature humaine, que l’on pourra comprendre que la croissance commerciale dépend non de l’augmentation de la quantité d’argent mais des mœurs en lien avec sa circulation. Ou encore que les taux d’intérêt ne dépendent pas de la quantité de monnaie mais des habitudes et des mœurs que les individus d’un pays ont développées dans la pratique du commerce – bref de l’industrie au sens du travail inventif. Il serait anachronique de dire que l’économie est aux yeux de Hume une « science humaine » en un sens contemporain, mais il y voit assurément le fruit d’une enquête sur la nature humaine. C’est pourquoi l’histoire, ancienne et moderne, y tient tant de place. L’historicité du discours sur le pouvoir : un exemple C’est également l’attention aux mœurs qui conduit Hume à corriger la conviction de James Harrington selon laquelle « le pouvoir suit la propriété », en d’autres termes selon laquelle ceux qui ont le plus de propriétés ont le plus de pouvoir 1 . Certains auteurs Whigs (tel Bolingbroke) 1 Cf. J. Harrington, Oceana (1656), Belin, 1995. 224 évaluaient le pouvoir de la Chambre des Communes au sein du régime britannique d’après cette maxime. On a vu quelle réponse nuancée le moralisme polite leur faisait (E&T I, p. 95-96). L’enquête historico-sociale sur les principes, déployée à partir des années 1750, offre un autre éclairage. Comme l’a montré Didier Deleule, Hume y voit une croyance historiquement apparue. Dans l’Histoire d’Angleterre, il explique qu’elle fut l’effet d’une mutation des mœurs à la fin du XVe siècle, mutation caractérisée par le développement du luxe conduisant à amollir le dynamisme de la noblesse et à nourrir l’industrie des marchands 1 . Didier Deleule commente : « Loin d’être déterminant en dernière instance, l’économique – the foundation comme dit Harrington – n’installe son efficience causale que par le truchement des mœurs, des coutumes, de l’opinion dominante, de ce que nous appellerions aujourd’hui l’idéologie » (Op. cit., p. 340). Selon nous, l’essai de Hume intitulé « Idée d’une république parfaite », très inspiré par le modèle proposé par Harrington dans Oceana, doit donc être lu non comme une spéculation utopique anhistorique, mais comme un projet dont les conditions d’intelligibilité autant que la pertinence politique sont, en conscience, historiques. Le raisonnement politique doit lui-même tenir compte des circonstances devenues essentielles à son époque, même lorsqu’il fait une « projection » spéculative. Car il ne s’agit plus de moralisme, mais d’une enquête historique et sociale qui découle de la science de la nature humaine2. Hume historien La nécessité d’une histoire d’Angleterre ne se fait que plus sentir à Hume. Dans une lettre à John Clephane de 1 HA, « Elisabeth », t. IV, p. 439-440. 2 Sur la contextualisation socio-historique, par Hume, du principe de Harrington, cf. également Claude Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Vrin, EHESS, 2005, p. 88. 225 janvier 1753, il affirme qu’il manque au Parnasse anglais un véritable historien (LDH I, p. 170). Il reproche à ceux de son temps un manque de style, de jugement, d’impartialité et de soin. Il est vrai que depuis les années 1720 notamment, l’histoire est instrumentalisée, par les Whigs et les Tories. Une question débattue est celle de savoir si la place du parlement, et de la Chambre des Communes en particulier, est en Angleterre un privilège accordé par le roi (thèse tory), ou un principe constitutionnel qui a son ancienneté pour autorité, ou inscrit dans l’histoire anglaise indissociable d’une forme de républicanisme (thèse whig) 1 . On vient de voir qu’en historien, Hume offre un traitement socio-politique original de cette question. Et plus généralement, dans l’ensemble monumental qu’il publie entre 1754 et 1762, il fait l’histoire du « gouvernement mixte », c’est-à-dire du gouvernement qui associe au pouvoir monarchique celui, réel, d’un parlement. À l’histoire des grands hommes (et de leurs passions), s’ajoutent des considérations sur les causes sociales que sont les opinions et les passions animant la société britannique de telle ou telle époque2. L’occasion de combler le manque d’un grand historien lui est donnée lorsque devenant bibliothécaire de la faculté des avocats d’Édimbourg, il dispose d’une masse livresque considérable. En 1754, il publie un premier volume de ce qui deviendra le cinquième volume de L’histoire d’Angleterre, intitulé De l’invasion de Jules César à la Révolution de 1688, un premier volume qui s’arrête aux règnes de Jacques 1ier et de Charles 1ier. Un second volume, sur le Commonwealth, et les règnes de Charles II et Jacques II, sera publié en 1757 (et il deviendra, le sixième et dernier 1 James Harris, Hume. An Intellectual Biography, p. 309-311. 2 Pour une mise en lumière de ces éléments et une comparaison avec d’autres historiens de l’époque, voir J. G. A. Pocock, Barbarism and Religion. Vol. 2. Narrative of Civil Government, Cambridge University Press, 1999 et Claude Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Vrin / EHESS, 2005. 226 volume). Puis en 1759 et 1762, paraîtront respectivement les volumes sur les Tudors (volumes 1 et 2 de la série achevée) et sur la période précédente (de César aux Tudors, volumes 3 et 4). Ce sont ces volumes qui feront sa réputation en Europe et sa fortune financière. La série complète sera publiée en 1762. À Horace Walpole, qui lui reproche de ne pas citer en détail ses sources, Hume déclare dans une lettre de 1758 que sa préoccupation première est la conception que les étrangers se font de l’histoire anglaise et que la postérité s’en fera (LDH I, p. 285). Une fois encore, le changement contrefactuel de point de vue donne la règle de la juste érudition, et la sympathie avec le goût des autres celle du style adéquat. Hume assume de sélectionner les faits les plus intéressants. Les deux premiers volumes parus forment un ensemble touchant à l’histoire la plus récente (ce sont les derniers dans la série complète). Ils sont également les plus en lien avec la politique contemporaine. Le premier, s’achevant sur la guerre civile et la dissolution du parlement par Cromwell, pouvait laissait entendre que Hume était Tory. Néanmoins, comme le souligne James Harris, le second atteste de l’intérêt considérable de Hume pour la révolution de 1688. Et surtout, là encore, le jugement de Hume sur l’opposition entre Jacques 1er (qui pensait que les droits de la Chambre des Communes étaient suspendus à la volonté du roi) et les parlementaires Whigs (qui pensaient que leurs droits constitutionnels étaient indépendants de la volonté royale) consiste à expliquer les principes de leurs croyances et à alterner l’approbation des uns ou des autres 1 . Dans l’ensemble, l’écriture de l’Histoire d’Angleterre, a le souci d’un balancement qui est plus qu’un simple dispositif 1 James Harris, Hume. An Intellectual Biography, p. 330-332. 227 rhétorique car, comme Claude Gautier l’a montré, ce dispositif « participe de la réponse humienne aux interrogations méthodologiques pour la constitution d’une nouvelle histoire positive, plus neutre et impartiale, qui s’interdit de trancher a priori entre les termes confrontés » (Hume et les savoirs de l’histoire, op. cit., p. 145). L’histoire : croyances et passions en situation Les Discours et l’Histoire d’Angleterre montrent que les ressorts naturels que sont croyances et passions, dont les types mêmes ont été décrits dans le Traité, sont toujours historiquement configurés, de telle sorte que la méthode de toute histoire civile consiste à mettre en évidence les circonstances singulières propres aux expériences (experiments) en situation de ces croyances ou de ces passions. L’usage du contrefactuel et de la sympathie se fait à deux niveaux, d’abord pour dégager les causes comportementales, c’est-à-dire ce qui a pu être déterminant chez les grands acteurs politiques, comme dans la société, ensuite pour balancer l’appréciation socio-politique de ces causes, c’est-à-dire pour se prononcer sur l’utilité, la pertinence stratégique ou le bien-fondé politiques de telle ou telle décision individuelle, attitude politique, ou tendance sociale. On notera ici que, dans les Discours, les faits généraux (du pouvoir et du progrès politiques) demandent un examen des causes en situation car les causes opèrent de façon régulière dans certaines circonstances. Dans l’Histoire d’Angleterre, c’est l’exposition la plus impartiale possible de faits particuliers qui commande une enquête sur les causes. Dans le dernier grand ensemble qui vise à réécrire en partie le livre II du Traité dans le style d’une philosophie intelligible et évidente mais profonde et rigoureuse, Hume continue d’enrichir la philosophie par une sensibilité historique. Ce dernier grand ensemble est composé d’essais plus longs que les précédents, qui, pour cette raison sans 228 doute, prennent le nom de Dissertations. Une première combinaison devait être publiée en 1755 (et comprenait notamment un essai perdu sur la géométrie et la physique). Mais la première parution n’aura lieu qu’en 1757 après que Hume aura retiré les deux essais les plus sulfureux sur le suicide et l’immortalité de l’âme (publiés en 1777, de façon posthume). Au cœur de l’ensemble, la Dissertation sur les passions reprend de très près et parfois mot à mot le livre II du Traité, tout en l’abrégeant considérablement et en commençant cette fois par les passions directes (le désir, l’aversion). Or Hume y adjoint des opuscules qui se concentrent sur les variations historico-culturelles du goût et de la religion : d’un côté, La règle du goût et De la tragédie, et d’un autre côté, L’histoire naturelle de la religion, à laquelle auraient donc dû s’ajouter Du suicide et De l’immortalité de l’âme. Pour terminer notre parcours, nous considérerons les fruits théoriques et méthodologiques qui se tirent de cette approche mêlant philosophie et histoire. Hume y déploie une fois encore, non pas simplement un exercice du goût esthétique ou moraliste, instruit et corrigé par l’attention aux circonstances (ce qui était le cas dans la première série d’essais), mais une philosophie des principes qui explique les variations culturelles de la critique en esthétique et des croyances religieuses. Il faut souligner qu’il n’y a pas là un abandon de la première approche au profit de la seconde car, jusqu’à sa mort en août 1776, Hume n’aura de cesse de rééditer tous ses essais sous le titre Essais et traités sur plusieurs sujets, en retirant certains (notamment ceux qu’ils jugeait les plus futiles dans la première série), en ajoutant d’autres (notamment ceux sur la religion, dans son plan de publication posthume). 229 12. LA CRITIQUE DU GOUT Les principes du goût Le goût, qu’il apprécie la beauté des œuvres ou la moralité des actions, s’explique uniquement par un plaisir ou déplaisir, sans qu’une harmonie rationnelle des natures ou convenance ou disconvenance des formes n’en donne un fondement métaphysique. Le plaisir suscité par la beauté d’une chose engendre une affection qui nous la fait apprécier. Dès le Traité, Hume avait envisagé que la beauté pouvait causer les passions de fierté et d’amour (les passions qui apprécient donc des qualités, à la différence des passions directes qui motivent des actions). Il la définissait comme « une forme qui produit du plaisir » (II.I.8, p. 136). Que le plaisir suscité par la beauté soit l’appréciation d’une conformité, c’est-à-dire d’un rapport adéquat (car naturel) entre formes ou essences était une thèse répandue, chez Shaftesbury, Cudworth, Hutcheson ou Leibniz. Mais sous la plume de Hume, loin de désigner une essence métaphysique, « forme » signifie une manière de se présenter ou de faire. Sa beauté s’explique seulement par l’appréciation du plaisir qu’elle suscite. Encore faut-il préciser que la beauté peut être naturelle ou morale, de sorte que Hume ne fait pas la différence entre les principes d’un goût esthétique pour une action et les principes d’une appréciation morale (ou sens moral). Ainsi, la valeur reconnue à une action qui est utile ou plaisante à autrui la rend indissociablement bonne et belle, voire vertueuse et sublime, à nos yeux. Hume remarque toutefois que le goût pour la beauté naturelle peut porter sur des qualités appartenant à des objets inanimés alors que la fierté et l’amour ont toujours pour objet des personnes (TNH II.I et II). Le goût est donc une affection pour la chose ou l’action qui, par sa forme, nous donne un certain type de 230 plaisir. En outre, c’est une affection qui met en jeu la sympathie (comme on l’a vu en morale). C’est pourquoi c’est habituellement une affection calme (TNH II, p. 110). Réduire le goût à une affection suscitée par un plaisir se heurte néanmoins à une objection. Dans les tragédies, « le plaisir du public est en proportion de son affliction » (E&T II, p. 257). Hume ne consacre pas une ligne à réfuter l’explication qui donnerait à la tragédie une fonction édificatrice ou moralisante. En revanche, il admet, avec l’abbé Dubos, que tout divertissement qui rompt l’ennui est plaisant 1 . Et il ajoute, avec Fontenelle que c’est la fiction d’événements tragiques qui est, en l’occurrence, plaisante2 . Que ce plaisir soit engendré s’explique par une qualité propre à la représentation : l’« éloquence » (p. 259). L’imagination fait ici son œuvre : elle tisse et compose, fait des associations par ressemblance, place en contiguïté des personnages et des actions, établit des liens de causalité entre événements (EEH, III, p. 56-63). C’est cette forme – une qualité propre à la représentation plutôt qu’à ce qui est représenté – qui suscite la si douce affection du goût. La règle du goût Venons-en maintenant au problème posé par la diversité culturelle et historique des goûts. Dans l’essai « De l’éloquence », Hume remarquait que les principes à l’œuvre 1 La science des passions fournissait une explication expérimentale du plaisir d’excitation qui naît de la nouveauté et du désagrément de l’ennui comme de la dynamique susceptible de changer le plaisir en malaise ou le malaise en plaisir, et finalement l’affaiblissement ou le renforcement des passions sous l’effet de l’habitude (TNH, II.III.5). 2 Selon Fontenelle, savoir que ce sont des fictions nous console des malheurs du héros ; c’est pourquoi le mélange de sentiments (tristesse et consolation) plaît. Selon Hume, ce n’est pas parce qu’elle atténue la tristesse que la fiction est savourée, mais parce que le plaisir procuré par la représentation est si fort qu’il domine le sentiment de tristesse (p. 260). L’inverse arrive parfois, comme lorsque nous sommes si touchés par un événement que sa représentation (dans un discours éloquent ou une belle mise en scène) ne ferait qu’ajouter à notre affliction (p. 262-263). 231 dans l’histoire civile, dont les événements proviennent des passions et des intérêts, sont plus uniformes que ceux qui œuvrent dans l’histoire des lettres, dont les compositions varient si grandement au cours du temps, qu’il est difficile de voir pourquoi l’une est appréciée et l’autre point (E&T I, p. 155). La diversité de compositions témoigne d’ailleurs d’une diversité des goûts, lesquels sont non seulement propres aux spectateurs, mais aux artistes du temps. Or le constat de cette diversité des jugements sur la beauté constitue un défi d’autant plus grand pour la constitution d’un standard que, à la différence des appréciations qui portent sur la moralité des actions, cette diversité vaut même dans le « cercle étroit » de nos proches ou de ceux qui partagent la même éducation (ceux avec qui nous sympathisons facilement). Touchant les œuvres d’art, la dispute semble ainsi plus radicale et moins possible à trancher qu’à propos des bonnes actions. En morale, comme on l’a vu, la pratique de la sociabilité, suppose un standard1. Mais dans la critique d’art, la discussion tourne souvent à la dispute. Creusons encore la différence2. En morale, les différences culturelles étant tenues pour des différences d’éducation, la pratique des contrefactuels nous permet de comprendre le point de vue des autres ; mais en matière de beauté, la différence de goût nous incline à tenir tout désaccord pour un signe d’inculture. Hume cherche alors « une règle par laquelle il soit possible de réconcilier les divers sentiments des hommes, ou à défaut, de décider entre ces sentiments, confirmant l’un, condamnant 1 Voir notre chapitre 7. La notion de standard est traduite différemment selon les commentateurs (modèle, norme, règle ou mesure). 2 Dans La règle du goût, Hume se contente de rapprocher les deux difficultés, respectivement posées en morale et en esthétique, par la diversité du goût. Il ne fait pas véritablement de différence entre les deux problèmes. Mais l’on peut penser qu’un lecteur averti des thèses de Hume sur la moralité aurait déjà à l’esprit la solution proposée dans le Traité et la Seconde enquête. La difficulté posée par la critique ne lui serait que plus sensible. 232 l’autre » (p. 267). La nuance est importante : si l’on ne parvient pas à déterminer une uniformité de sentiments, il faudra tout au moins comprendre comment les réconcilier, et si l’on ne parvient pas même à opérer cette réconciliation, comment trancher les disputes. Au pire donc, sans disposer d’une norme du goût, il faudrait pouvoir comparer les goûts pour penser une différence entre le bon goût et le mauvais goût. Le problème est le suivant. D’un côté, le sentiment qu’est le goût est toujours juste puisqu’il ne dépend pas d’une adéquation avec un quelconque fait établi par la raison. Mais d’un autre côté, la critique esthétique émet des jugements de valeur hiérarchisés et il serait absurde et extravagant de nier la disproportion dans la qualité des œuvres (des compositions) humaines. Dès lors, il faut s’intéresser aux règles de composition des œuvres pour comprendre comment le goût pourrait être susceptible de régularité, comment le goût pourrait se régler sur les règles de l’art, lui que tant de facteurs corporels et sociaux influencent. Ce simple constat suffit à faire le deuil d’un accord uniforme entre les goûts. La problématique humienne n’est donc pas exactement celle que Kant traitera, plus tard, dans la Critique de la faculté de juger (1790) : la question n’est pas de savoir à quelles conditions un jugement de goût peut prétendre faire l’objet d’un accord universel et nécessaire (ce qui, précisément, pour Kant, suppose de se donner, comme un idéal, un « sens commun », qui, exigible en droit, a le rôle d’une norme). Hume cherche seulement un principe de comparaison : un principe permettant sinon de réconcilier les goûts (en montrant sur quoi ils s’accordent en fait), tout au moins de les comparer entre eux. Pour cela il ne faut pas montrer de quel droit dire que nos sentiments doivent s’accorder, mais montrer ou bien sur quoi ils s’accordent en fait (si on arrive à les réconcilier), ou bien en quoi ils pourraient s’accorder (si on faisait varier les circonstances factuelles). La première option est démentie 233 par le fait que chaque goût ne peut prétendre qu’à être son propre standard. Mais alors la question s’inverse : comment une régularité peut-elle être dégagée qui puisse constituer des canons et des règles de l’art, voire des règles de bon goût ? La solution consiste à dire que si les goûts sont tous aussi justes les uns que les autres, ils ne sont pas pour autant aussi délicats. Tous les spectateurs ne sont pas capables de percevoir pour elles-mêmes les qualités de la composition, quand bien même ils reconnaissent et apprécient ces qualités lorsqu’elles sont présentées distinctement et séparément (« Règle du goût », E&T I, § 12 à 27). Ils reconnaîtront donc la supériorité en délicatesse d’un goût différent du leur. Evaluer la délicatesse des goûts permet de hiérarchiser les goûts en fonction de règles du beau (à la fois canons et régularités attestées dans nos appréciations). Et pour affiner cette délicatesse du goût, rien ne vaut la pratique d’un art, selon Hume (p. 273-274). La délicatesse ne consiste pas seulement à être affecté par une qualité suscitant régulièrement un sentiment de beauté. Elle consiste à ressentir une telle affection dans le cas où la qualité n’apparaît pas clairement et distinctement. La délicatesse est une capacité à être vivement touché par cette qualité là où cette qualité n’est pas par elle-même vive. Hume s’appuie ici sur une analogie avec le sens gustatif : avoir un palais délicat, c’est savoir reconnaître dans un plat ou une boisson, un goût que l’on reconnaîtrait ailleurs. De la même façon, celui qui n’apprécie pas ou déprécie une qualité cachée dans une œuvre, alors qu’il l’apprécie lorsqu’elle se présente à part ou à un haut degré ailleurs, manque de délicatesse. Les critiques qui reconnaissent in abstracto certaines qualités de la beauté (par exemple l’harmonie, l’équilibre et l’unité) dans ce qu’ils tiennent pour des modèles du genre sont au moins coupables de ne pas savoir apprécier ces mêmes qualités lorsqu’elles entrent dans la composition d’une œuvre plus complexe. Mais plusieurs critiques peuvent avoir raison et 234 des goûts différents, sensibles à des qualités différentes, ne doivent pas être considérés comme mutuellement exclusifs. Il reste que la possibilité d’un standard général réconciliant les goûts est comprise. Les régularités susceptibles d’être dégagées en matière de goût sont en effet liées aux « usages d’une époque et d’un pays ». Et même l’influence des circonstances est variable, selon la constitution interne et les mœurs. En creux, il apparaît que la critique est possible et même intéressante, si ce n’est plaisante, mais seulement dans la sphère où des régularités peuvent être établies et où une compréhension mutuelle peut se faire. Une philosophie sceptique de la critique Ainsi, il n’y a pas de modèle universel (standard) du goût, mais seulement des modèles (au sens d’exemplaires particuliers) de la beauté reconnue dans telle ou telle circonstance. Cela est déjà l’indice d’une forme de scepticisme critique. Toutefois le style de la philosophie claire et évidente conduit Hume à dire, dans cet essai, qu’il y a des qualités dans les objets, propres à produire le goût. Or cela semble une concession à Hutcheson, qui rapprochait l’idée de beauté de l’idée de qualité seconde, telle que l’idée de chaud, de froid, de doux ou d’amer1. Notons toutefois que là où Hutcheson invitait à un rapprochement entre la perception de la beauté et la perception de qualités secondes, Hume fait pour sa part une analogie entre le goût au sens gustatif et le goût au sens esthétique. Or une analogie, à la différence d’un rapprochement, permet d’établir ses propres limites. 1 F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, Premier traité, section I, trad. A.-D. Balmès, Vrin, 2015, p. 69-70. 235 Les qualités savourées par le sens gustatif n’ont pas le même statut que celles appréciées par le sens du beau. Le goût alimentaire dispose d’une référence précise à laquelle on peut comparer l’exactitude de la perception, parce que la composition culinaire consiste seulement à mélanger des ingrédients en premier lieu séparés. Qu’en sera-t-il du goût esthétique ? Peut-on présenter avec la même facilité les ingrédients d’un chef d’œuvre littéraire ? La composition artistique ne résulte-t-elle pas d’un style et d’un tour de main qui la rendent impossible à réduire à la somme de ses ingrédients ? Le goût esthétique n’est pas sensible à des qualités premières ou élémentaires, propres à la matière des objets rassemblés, mais à des qualités propres à la composition comme telle, qu’il faut pouvoir discerner. En outre les qualités du sens gustatif et du goût pour la beauté ne sont pas du même genre. Les premières relèvent d’un sentiment affectif, alors que les secondes relèvent d’une perception sensible. Or cette distinction est celle que l’anatomie de l’esprit faisait entre impression de réflexion et impression de sensation. Nous sommes donc amenés à considérer un dernier écart avec le réalisme de Hutcheson. Toute qualité, chez Hume, est une impression. Certes, la philosophie intelligible et évidente, dans un essai, doit parler le langage commun. Mais le vocabulaire commun a son correspondant dans le lexique sceptique de l’anatomie de l’esprit : « cause », « nécessité », « qualité » par exemple ont un sens précis que la science de la nature humaine a élucidé. Les qualités ne sont pas des pouvoirs existant « indépendamment de nous », dans les choses. En particulier, ce ne sont pas des pouvoirs susceptibles de produire en nous certaines idées, en vertu de pouvoirs propres à l’agencement corporel des choses. En somme, chez Hume, la qualité dans l’objet peut bien être une forme, elle n’est dite propre à produire une impression que parce que la perception de cette forme est régulièrement conjointe à une telle impression – 236 l’impression elle-même naissant « originellement, de causes inconnues » (TNH, I.I.2). 13. LA CRITIQUE DE LA RELIGION La critique de la religion : une préoccupation récurrente Entre 1749 et 1750, Hume travaille à une première version de ce qui sera publié sous le titre de Dialogue sur la religion naturelle. Mais il en diffère la publication. Comme on le verra, le texte, qui porte sur le raisonnement prétendant justifier la croyance théiste, paraîtra seulement après la mort de Hume1. Il faut attendre 1757 pour qu’il publie son premier texte exclusivement consacré à la religion : L’histoire naturelle de la religion. Il devait initialement être accompagné de Du suicide et De l’immortalité de l’âme, qui seront également ajoutés aux Essais de manière posthume. Dans L’histoire naturelle de la religion, l’intérêt porte non sur les principes rationnels de la croyance religieuse, mais sur les causes naturelles qui conduisent à une croyance et un comportement religieux. Le raisonnement expérimental produit le théisme, c’est-à-dire le culte d’un Dieu à l’origine de la nature, dont l’ordre se révèle à la science expérimentale au travers de ses lois physiques et ses régularités phénoménales. Mais d’autres cultes ont eu cours par le passé et d’autres attitudes religieuses s’observent encore sur la terre, qui méritent d’être expliqués. En 1741, un essai avait déjà montré comment une disposition à la croyance causale, en peine d’identifier des causes, jointe à la crainte, pouvait mener à la superstition et comment une autre disposition à 1 En un sens très général, la croyance théiste est la croyance en quelque divinité. Dans un sens plus restreint, et par opposition au polythéisme, le théisme désigne chez Hume la croyance en un seul Dieu. Enfin, les Lumières britanniques entendent parfois par là la religion qui se tire de la contemplation de l’ordre du monde, tel que les lois scientifiques ou les régularités expérimentales le découvrent. 237 voir dans le divin la valeur la plus haute, jointe à l’orgueil, produisait l’enthousiasme (« Superstition et enthousiasme », E&T I). Or nous avons vu que l’attention à l’histoire fait subir un infléchissement à la recherche des principes. Elle conduit Hume à proposer une nouvelle approche dans L’histoire naturelle de la religion. La religion, objet d’une histoire naturelle Une croyance religieuse est une croyance qui porte sur « quelque puissance intelligente et invisible » (HNR, p. 91). Deux questions peuvent alors être traitées par cette nouvelle approche : une question portant sur le fondement de cette croyance et une autre, portant sur son origine. La première renvoie au raisonnement qui fournit une évidence (démonstrative ou probable) en faveur de la croyance religieuse ; la seconde aux principes de la nature humaine qui expliquent que l’on puisse avoir une croyance religieuse (HNR, intro.). Dans l’introduction de L’histoire naturelle de la religion, Hume affirme que celui qui mène une enquête rationnelle sur le fondement, « ne peut un seul instant (…) suspendre sa croyance à l’égard des premiers principes (with regard to the primary principles) du théisme et de la religion authentiques » (tr. modifiée, p. 61). Ces principes, qui fournissent les raisons de croire en religion, sont l’appréciation du monde comme bien ordonné et le raisonnement causal (ou argument du dessein), qui le considère comme un effet d’une intention divine car seule une intelligence créatrice, juge-t-on, peut avoir causé une chose si ordonnée. En réalité, l’examen du raisonnement naturel conduisant à la croyance religieuse est laissé de côté dans L’histoire naturelle de la religion, et attendra d’être mené dans le Dialogue sur la religion naturelle. L’histoire naturelle se consacre à la question de l’origine. Mais dès le Traité, le raisonnement a priori concluant de l’idée de Dieu 238 son existence a été invalidé par la définition de la croyance dans une question de fait (TNH I.iii.7, p. 158-159). C’est pourquoi l’on peut déjà comprendre que seul le raisonnement a posteriori, qui infère une cause première à partir de l’ordre du monde (c’est-à-dire de ses régularités expérimentales), peut valoir – en faisant toutefois des analogies dont les limites seront soulignées par le Dialogue, et qui révéleront la fausse simplicité de la question du fondement. Quant à la question de l’origine des croyances religieuses, Hume note qu’elle a sa propre difficulté. Car il relève que d’après le témoignage des voyageurs et des historiens, il a existé et il existe des nations sans religion. Et parmi les autres, la diversité des croyances est telle qu’il est exclu qu’il y ait un « instinct originel » de la foi, au même titre que la croyance dans les questions de fait ou la croyance dans l’existence indépendante des corps (p. 62 – cf. EEH V). Les causes (ou principes) des croyances religieuses qui sont spécifiques à une époque ou une nation sont donc « secondaires », c’est-à-dire qu’elles correspondent aux circonstances communes à des raisonnements et des valeurs (une appréciation, donc) eux-mêmes historiques. Mais il ne s’agit pas de faire une histoire civile qui décrirait les passions et raisonnements singuliers de tels ou tels individus, à telle ou telle époque. Il s’agit de remonter aux principes naturels du raisonnement et de l’appréciation, qui engendrent des types de croyances religieuses1. 1 L’histoire civile expliquait des événements singuliers par l’attention à des phénomènes naturels (croyances et passions) déterminés par les circonstances sociopolitiques. L’histoire naturelle explique un phénomène qui a une certaine généralité (la religion) à partir de principes naturels, en cherchant à comprendre ce qui a conduit ces principes, dans certaines circonstances, à produire une croyance et un comportement d’un certain type (religieux), mais configurés en un certain genre (polythéisme, monothéisme, etc.). Mais les circonstances déterminantes ici ne sont pas socio-historiques. Elles sont relatives à un certain état du savoir et même, plus encore, à une certaine manière d’exercer sa curiosité (ou son désir de connaissance). Ce sont les dispositions typiques de ces formes religieuses, en matière de croyance et de passion, qui intéressent Hume dans l’Histoire naturelle de la religion. 239 Les causes du polythéisme et du théisme Le polythéisme naît « non de la contemplation des œuvres de la nature, mais du souci des événements de la vie et des incessantes espérances et craintes dont l’âme humaine est agitée » (p. 77), ainsi la recherche des causes, sous le double aiguillon de l’espoir et de la crainte, conduit à croire que « chaque événement naturel est gouverné par un agent intelligent » (p. 77). En d’autres termes, les hommes ne raisonnent pas spontanément sur le monde comme monde – quand ils le font, ils en viennent déjà à un raisonnement théiste. Ils sont plutôt intéressés par les événements particuliers liés aux nécessités de leur existence. Et l’attente de l’adversité ou de la prospérité va de pair avec la recherche de « causes inconnues », auxquelles ils tendent naturellement à prêter bienveillance ou malveillance (p. 81-83). À aucun moment il ne leur vient à l’idée, selon Hume, d’ « assigner à ces êtres imparfaits l’origine de la constitution de l’univers » (p. 99). D’ailleurs, les religions polythéistes de l’Antiquité admettaient que ces divinités avaient été engendrées ellesmêmes par d’autres causes ou principes. C’est bien là la divergence fondamentale entre le théisme et le polythéisme, et ce qui fait paraître ce dernier, aux yeux d’un lecteur du XVIIIe siècle, irreligieux. Lorsque les hommes assignent une seule cause à plusieurs événements particuliers, ils entrent dans un raisonnement théiste. C’est le cas de la plupart des hommes du commun qui, néanmoins, d’après Hume, ont une croyance plus proche de la superstition que d’un « théisme authentique », c’est-à-dire expérimental. « Demandez à un homme du peuple pourquoi il croit en un créateur du monde tout puissant » ; il ne répondra jamais en mentionnant la beauté du monde ou les lois que la science y découvre ; « il vous parlera de la mort soudaine et inattendue d’un tel, de la chute et des blessures d’un autre, de la sécheresse excessive d’une saison et de la rigueur et des pluies d’une autre » (p. 240 119). En d’autres termes, le théisme naît du polythéisme parce que c’est encore l’attention à des événements irréguliers et singuliers qui pousse à chercher une cause (cette fois unique, certes). La notion d’un créateur du monde naît de « la superstition la plus vulgaire » (p. 125). Pire : la découverte que le monde est ordonné par des lois naturelles conduit, dans un premier temps, les hommes à se détourner d’une croyance religieuse. L’explication des événements n’a plus besoin de recourir à des puissances invisibles. Mais « après avoir appris par des réflexions plus profondes que cette régularité et cette uniformité même sont la plus forte preuve d’un dessein et d’une intelligence suprêmes, ils reviennent à la croyance qu’ils avaient abandonnée » (p. 121). L’ordre du monde semble répondre à une intention divine. C’est pourquoi Hume cite Bacon : « un peu de philosophie rend les hommes athées, beaucoup de philosophie les réconcilie avec la religion » (p. 121)1. Le problème, bien entendu, est que la plupart des hommes ne s’élèvent jamais à considérer la nature dans sa totalité pour interroger son origine (p. 135). Et ainsi de multiples « causes inconnues », puissances intelligentes invisibles du polythéisme, continuent d’être invoquées en toute occasion. L’idolâtrie du polythéisme ne disparaît jamais complètement de la religion populaire théiste. Les dispositions du polythéisme et du théisme Le polythéisme est plus enclin à la tolérance, le théisme à l’intolérance car le polythéisme admet l’existence de puissances très diverses et non exclusives alors que le théisme n’admet qu’un seul Dieu, à titre de créateur intelligent. Hume distingue en outre la religion « traditionnelle » (orale) de la « religion scripturale » et 1 Cf. F. Bacon, Essais, « De l’athéisme ». 241 remarque que le polythéisme des anciens était de tradition orale alors que la religion des modernes est scripturale. Or, la transmission orale des récits mythologiques laisse une grande liberté à la croyance, sans la soumettre à un canon ou à des articles de foi déterminés. Ainsi, dans le polythéisme de l’Antiquité, « chacun ou presque croyait une partie de ces histoires ; personne ne pouvait tout croire ni tout connaître ; et tous avaient dû admettre qu’aucune ne reposait sur de meilleurs fondements que les autres » (p. 179, trad. modifiée – cf. aussi p. 191 § 26). Par ailleurs, le théisme dispose à l’humilité, puisqu’il suppose de croire en une divinité infiniment supérieure aux hommes – mais il s’accompagne pour cette raison d’une moralité valorisant les mortifications, pénitences et souffrances passives (p. 151). Conformément aux thèses du Traité, Hume montre ainsi que le jugement d’appréciation morale suit les principes passionnels. Le polythéisme conduit à des systèmes très divers, certes contradictoires entre eux, c’est-à-dire mutuellement exclusifs, mais son raisonnement n’est pas absurde (autocontradictoire). Le théisme pour sa part, quand il se borne à appliquer un raisonnement sur l’ordre du monde, n’est pas davantage absurde ; mais, intégré à une religion populaire, il est contraint de se concilier avec des superstitions qui sont en contradiction avec la raison. L’histoire ecclésiastique, selon Hume, en fournit maints exemples. Il rapporte de savoureuses anecdotes illustrant la diversité des coutumes et des rites, et narre les rencontres teintées d’incompréhension qui ne manquent pas de se faire au détour d’un voyage ou d’une lecture historique. L’intéressant dans ces rencontres ou ces dialogues, est que, malgré l’incompréhension, le comique ou le rire atteste que l’image renvoyée par l’autre révèle parfois notre propre absurdité (p. 161-167). L’absurdité et l’erreur, en effet, ne sont pas le lot d’une seule religion : elles se retrouvent dans 242 des rites très différents. Et plus elle est grande, plus elle est dogmatiquement défendue (p. 173). À cet égard, l’exemple d’absurdité favori de Hume, parce qu’il touche aussi l’Eucharistie, est le fait de manger son dieu. Ce dogmatisme, toutefois, concerne davantage les comportements que les croyances intimes. Hume souligne que « l’empire qu’exerce toute foi religieuse sur l’entendement est chancelant et incertain, si bien qu’entre le doute et la conviction, en matière religieuse plus qu’en tout autre, « la différence n’est que de degré » (p. 181). Enfin, ces religions ne développent pas de dispositions particulièrement vertueuses, mais plutôt le désir de s’attirer les faveurs de la divinité. C’est pourquoi le lien de subordination de la moralité à la religion, que Hume a déjà commencé à dénouer dans le Traité et les Enquêtes, est totalement supprimé. La question du fondement : importante, évidente et incertaine Pour traiter la première question indiquée dans l’introduction de L’histoire naturelle de la religion (celle du fondement de la croyance religieuse), Hume a recours à une nouvelle figure du croisement entre philosophie évidente et philosophie profonde : un Dialogue sur la religion naturelle. Un dialogue ne suit pas une ligne argumentative d’où se tirerait une réponse exclusive et définitive à la question « que croire ? ». Il est l’œuvre d’une communication attestant à la fois la visée d’un standard possible et la relativité des points de vue. Cette forme littéraire a déjà été utilisée dans la seconde Enquête pour mettre en scène le fait et les limites d’une compréhension mutuelle sur un sujet d’appréciation relatif à la culture et la société. Toutefois, la question du fondement de la croyance théiste est singulière : d’un côté, elle semble à même d’être traitée par un raisonnement naturel tenant l’ordre du monde pour effet, et d’un autre côté, elle est 243 perpétuellement discutée parce que nous n’avons aucune autre expérience de la création d’un monde, nous autorisant à inférer d’une cause intelligente. Il semble évident qu’il y a une cause du monde, mais nous n’avons jamais eu affaire à d’autres mondes, ni à d’autres créations. C’est pourquoi la nature de cette cause est « incertaine ». Or, selon Hume, c’est une question qui, pour un lecteur non philosophe, a un plus grand intérêt que d’autres questions philosophiques, une question dont l’« évidence » (puisque le raisonnement naturel s’y applique aisément) aussi bien que l’« importance » (par les enjeux éthiques) justifient la forme dialoguée : la vivacité de la conversation qui rend le propos plus frappant sera, en l’espèce, très utile. En outre, la lecture d’un dialogue, à défaut de satisfaire pleinement la curiosité suscitée par cette question, procurera au moins le plaisir d’un traitement rigoureux mais sociable (DRN, introduction, p. 71-72)1. Hume écrit donc un Dialogue sur la religion naturelle dont les premières versions datent des années 1750 et dont la publication finale sera confiée aux bons soins de son exécuteur testamentaire, Adam Smith. Celui-ci, sans doute embarrassé par le contenu sulfureux de l’ouvrage, tardera à la mener à bien. Mais, précaution utile, Hume avait demandé à l’un de ses neveux de faire paraître l’ouvrage si Smith ne l’avait toujours pas fait dans les deux ans après sa mort. Il paraîtra finalement en 1779. Le dialogue est introduit par une lettre fictive du narrateur Pamphile à un certain Hermippe. Pamphile rapporte une conversation à laquelle il a assisté et où il est ponctuellement intervenu, entre trois personnages, Philon (le sceptique), Déméa (l’homme pieux pour qui la foi est le seul recours face à la faiblesse de la raison) et Cléanthe (le théiste 1 Cf. M. Malherbe, « Hume and the art of dialogue », in Hume and Hume’s Connexions, dir. M.A. Stewart et J.P. Stewart, Edinburgh University Press, 1994, p. 201223. 244 expérimental). Les noms des personnages indiquent suffisamment que le contrepoint qui a inspiré Hume est le dialogue de Cicéron sur La nature des dieux : Philon était alors le nom d’un ami du sceptique Cotta, et Cléanthe celui du maître de Balbus, le stoïcien 1 . Une fois encore donc, Hume rejoue la controverse entre sceptiques et stoïciens, mais comme on va le voir, la discussion a des enjeux modernes. Elle porte sur des thèses religieuses qui se tirent de la philosophie expérimentale (que l’on nomme théisme expérimental), et elle aura des conséquences radicales quant à la dissolution du lien entre religion et moralité. Les analogies à l’appui du théisme Cléanthe, porte-parole du théisme expérimental, considère que la science expérimentale met en évidence des pouvoirs (tels la gravitation) qui nous permettent aussi de savoir comment la cause première produit les choses du monde (éventuellement par l’intermédiaire de causes secondes) 2 . Tout le problème est de savoir quelle valeur accorder au raisonnement qui, du constat scientifique d’un monde organisé selon des lois, conclut une cause divine. Le sceptique Philon s’applique à mettre en évidence les analogies qui peuvent être appelées à l’appui d’une telle 1 Cicéron, La nature des dieux, Les belles lettres, 2009, p. 18 et p. 27. 2 Deux textes fameux font autorité en la matière. Dans l’Optique, Newton déclarait que « le grand but qu’on doit se proposer dans l’étude de la nature, c’est de raisonner sur les phénomènes sans le secours d’aucune hypothèse, de déduire les causes des effets, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à la Cause première, qui très certainement n’est pas mécanique ; d’expliquer par ce moyen le mécanisme du monde et de résoudre mille questions de l’importance de celles qui suivent. (…) Pourquoi la nature ne fait-elle rien d’inutile ? D’où procède l’ordre que nous voyons établi dans l’univers ? » (Newton, Optique (trad. de 1787), Question 28, Christian Bourgeois éditeur, 1989, p. 317-318). En outre, dans une correspondance de 1715 à 1716, Samuel Clarke et Gottfried Wilhem Leibniz entrèrent en controverse sur la question du rapport entre Dieu et les lois de la nature (Correspondance Leibniz-Clarke, éd. A. Robinet, PUF, 1991). Leibniz reprochait au Dieu de Newton de devoir être constamment présent pour animer le monde. Clarke répondit que croire qu’il est possible d’expliquer tout mouvement par de simples causes ou impulsions mécaniques, c’était exclure toute âme et introduire une nécessité païenne. 245 inférence, et à souligner néanmoins, qu’à titre d’analogies, elles ne peuvent être parfaitement concluantes. Précisément parce que nous n’avons pas eu d’expérience antérieure de la création d’un monde, il nous manque les experiments (expériences) qui confèrent à un raisonnement a posteriori une évidence probable. Qu’est-ce qu’une analogie chez Hume ? Ce ne peut pas être, comme chez Aristote, une identité ou une égalité parfaite entre deux rapports. La relation au principe de l’analogie est donc la ressemblance. Dans le Traité le raisonnement par analogie était en effet décrit de la façon suivante : la conjonction constante de deux objets et la ressemblance d’un troisième avec l’un deux fait qu’en présence de ce troisième objet, l’imagination est « avivée » et passe à un quatrième qui est alors objet de croyance. « [E]t la ressemblance, de concert avec l’union constante, transmet cette force et cette vivacité à l’idée reliée à laquelle, par suite on dit que nous croyons ou donnons notre assentiment » (I.III.12, p. 214). Mais une croyance par analogie, comme toute croyance, peut être corrigée à l’aune d’un autre raisonnement, qui fait valoir une autre ressemblance ou mène une autre comparaison. C’est ce à quoi s’emploie Philon1. La première analogie dénoncée par Philon est celle qui pense le rapport du monde à son origine sur le modèle de celui qu’une maison peut avoir avec un architecte (DRN II, p. 97). Toute maison a pour origine la conception d’un architecte (conjonction constante). En outre, Cléanthe affirme que l’univers ressemble à la maison par « l’entier ajustement des moyens aux fins », c’est-à-dire « l’ordre, la proportion, l’arrangement de chaque partie » qui attestent de 1 Chez Hume, un raisonnement par analogie est donc toujours susceptible d’être corrigé. Les limites de l’analogie sont un peu différemment conçues par Kant, qui distingue l’analogie constitutive (mathématique), d’où le quatrième terme peut être construit, et l’analogie régulatrice (qualitative) qui donne seulement une règle pour chercher le quatrième terme à partir de ce qu’on tient pour signe (voir Critique de la raison pure, « Les analogies de l’expériences », trad. par A. Renaut, Garnier Flammarion, p. 218). 246 « l’économie des causes finales » (p. 97). Il conclut donc que l’univers est le produit d’une conception divine semblable à celle de l’architecte. Mais Philon fait valoir un argument fort discuté dans l’Ecosse des Lumières : « a priori, la matière peut renfermer en elle-même, originellement, la source ou le ressort de l’ordre, aussi bien que le fait l’esprit » (p. 99). Cet argument est souvent dit stratonicien parce que Bayle l’avait attribué à un philosophe nommé Straton, critique des stoïciens, dans la Continuation des pensées sur la comète1. Hume est également familier d’une version plus contemporaine, développée dans un article de Henri Home, Lord Kames, qu’il a contribué à éditer dans un volume de la Société philosophique d’Édimbourg en 1754. Kames y défend l’inhérence de principes actifs à la matière même2. Dans un premier temps, toutefois, Philon est prêt à admettre qu’il y a une différence entre l’expérience que nous faisons de la matière et celle que nous faisons de l’esprit : des pièces d’acier « ne s’arrangeront jamais [d’elles-mêmes] de façon à composer une montre », alors que les idées de l’esprit humain « s’arrangent de manière à former le plan d’une montre ou d’une maison » (DRN II, p. 100). Il y aurait donc bien un principe originel d’ordre dans l’esprit et non dans la matière. Mais, pour autant, faut-il conclure que le monde est le produit d’un esprit ? Ce serait raisonner par analogie sur une ressemblance entre la partie et le tout : parce qu’une 1 Pierre Bayle, Continuation des pensées diverses sur la comète, § 106 et 109. Straton, selon Bayle, identifiait Dieu à la nature et y voyait une puissance sans âme et sans intelligence. 2 Hume, devenu secrétaire conjointement avec Alexander Monro, lorsque la Philosophical Society d’Édimbourg est fondée en 1751, assiste ce dernier dans l’édition du premier volume des Essays and observations physical and literary (Édimbourg, 1754). Un autre article du Dr John Stewart, dans une perspective newtonienne plus orthodoxe, y défend l’existence, dans la matière, de principes actifs non mécaniques et non matériels. Les articles de Kames et Stewart furent d’emblée mis en débat. Kames pense que la matière est automotrice et donc active, Stewart qu’elle est passive à l’égard des véritables causes actives immatérielles qui opèrent en elle. Rappelons que Hume commence aussi à travailler à la rédaction du Dialogue sur la religion naturelle dès 1751. 247 partie de la nature (ici les opérations mentales) suit un principe d’ordre non matériel, faut-il conclure que le tout de l’univers résulte du même principe ? Et d’ailleurs, pourquoi cet univers suivrait-il, à l’état embryonnaire, le même principe d’ordre qu’à l’état constitué ? L’expérience montre au contraire que les principes qui expliquent la génération d’une partie n’expliquent pas ceux du tout. Philon use à son tour d’analogies pour le montrer. « L’observation de la croissance d’un cheveu » n’apprend rien « sur la génération d’un homme », pas davantage que « la façon dont pousse une feuille, fût-elle parfaitement connue » ne nous « instruirait le moins du monde sur la végétation d’un arbre » (p. 102-103). Mais Cléanthe résiste. La science abonde en exemples où la rationalité des choses naturelles n’est pas seulement inférée par l’intermédiaire d’une analogie architecturale : leur compréhension et leur explication en est l’expérience intime. Ainsi étudier les phénomènes du vivant (tels l’organisation de l’œil, la reproduction, etc.) c’est interpréter le langage de la nature et faire l’expérience de son sens. Pour prouver la force de l’argument du dessein, Cléanthe utilise une nouvelle analogie, en deux temps. D’abord, supposons une voix polyglotte parlant à chacun sa propre langue et lui communiquant la plus haute connaissance. Voix et raison sont déjà en conjonction constante dans le discours humain ; mais ici, par hypothèse, la voix polyglotte est source de connaissance pour tous. Or la science montre que le monde où chaque phénomène peut être signe d’un autre (à titre de cause ou d’effet) se lit comme un livre dont le langage serait universel 1 . Que la génération des êtres naturels soit elle- 1 Galilée disait déjà, dans L’essayeur, que la philosophie (c’est-à-dire la science) était écrite dans cet « immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux », à savoir « l’univers », que l’on ne peut comprendre sans connaître la « langue mathématique » (L’essayeur (1623), trad. C. Chauviré, Les Belles Lettres, 1979, p. 141). Bacon, pour sa part prétendait, par sa méthode inductive, produire une « interprétation de la nature » (« Distribution de l’œuvre », in Novum organum (1620), PUF, 1986, p. 77). Mais la thèse 248 même naturelle n’y change rien. C’est ce que Cléanthe montre en ajoutant une analogie (empruntée à Leibniz) avec une « bibliothèque végétante »1. Supposez qu’il y ait un langage naturel, universel, invariable, qui soit commun à tous les individus de race humaine, et que les livres soient des productions naturelles qui se perpétuent de la même façon que les animaux et les végétaux, par descendance et reproduction (p. 111). Dans ce cas, la rationalité, une fois encore, serait indéniable – de même qu’elle l’est, aux yeux de Cléanthe, dans l’expérience que la science fait de l’intelligibilité du monde. La croyance en une intention de la nature s’explique par l’observation d’un ordre, d’un agencement ou d’une organisation. Or ceux-ci sont appréciés à la lumière des études scientifiques, et expliqués par l’expérience passée. L’adaptation des moyens aux fins se juge par une relation établie entre des causes et des effets vivants, utiles ou vitaux. Par exemple la passion sexuelle pour la reproduction paraît une cause adaptée à la génération et la propagation de l’espèce. Sur ce point, Hume ne semble pas en désaccord : on peut apprécier, dans une certaine mesure, l’ordre du monde – mais gardons à l’esprit que l’appréciation est une opération affective : sur le constat de régularités, l’on en vient à goûter l’ordre naturel. Ensuite, la ressemblance avec toute expérience passée où un ordre a découlé d’une intention doit être soigneusement réévaluée. Le finalisme anthropomorphique qui supposerait un plan du monde dans l’esprit divin, analogue au plan de la d’un langage naturel (parlé par la nature) d’où le théisme se conclut, fut surtout défendue par Berkeley, notamment dans le l’Alciphron (1732, Quatrième dialogue). 1 Cf. G.W. Leibniz, Conversation du Marquis de Pianese et du Père Emery Eremite (…) ou Dialogue de l’application qu’on doit avoir à son salut (1679-1680), AK VI, 4, p. 2265-2268. 249 maison dans celui de l’architecte est facilement écarté (DRN V). Il reste alors l’analogie avec le vivant – plus crédible que la double analogie avec la rationalité de la voix polyglotte ou de la bibliothèque végétante. Dans ce cas toutefois, on ne peut exclure qu’il y ait dans le monde, comme certains médecins en font l’hypothèse à propos du vivant, une force active inhérente expliquant sa génération ni même que cette force se maintienne au travers le changement de ses parties (DRN VI et VII)1. Mais alors, le ver est dans le fruit : si l’on ne peut exclure l’existence de ces principes actifs dans la matière, on ne peut non plus l’affirmer et l’on ne peut pas davantage savoir s’ils sont eux-mêmes matériels (comme le pense Lord Kames) ou non (comme le soutient Stewart). On ne voit pas pourquoi les qualités attribuées à une divinité à l’origine de l’univers ne pourraient l’être à la matière – même les qualités qui nous font concevoir sa non-existence impossible. L’imagination peut se plaire à maintes analogies en l’espèce (DRN VIII). C’est aussi l’occasion de rappeler la critique de l’argument a priori prétendant démontrer l’existence de Dieu (DRN IX) : le Traité avait tôt établi que croire en l’existence ne peut se justifier par une qualité de la chose dont on a une idée, la croyance étant une manière de concevoir liée à la vivacité de l’idée. Le problème du mal Si l’argument a priori est écarté, l’argument a posteriori est le seul à même de conclure les qualités du principe d’ordre à l’œuvre de l’univers. Mais alors, l’appréciation même de l’ordre, à partir de laquelle juger des qualités morales de cette Cause première, se heurte au problème du mal. Pour le contourner, Cléanthe a tendance à minimiser la misère humaine, quand la stratégie temporaire 1 L’hypothèse est celle de John Stewart dans l’article du volume mentionné plus haut, publié par la Société philosophique d’Édimbourg en 1754. 250 de Philon est de se ranger aux côtés de Déméa afin d’admettre que l’esprit humain est incapable de comprendre comment l’existence du mal serait compatible avec un Créateur bienveillant. Le fidéisme de Déméa veut en effet voir dans la faiblesse de la raison un motif pour recourir à la foi, alors que Philon pense que, même s’il n’est pas inconcevable qu’un créateur bienveillant soit auteur d’un monde où règne la misère, cela ne prouve néanmoins pas qu’il soit réellement bienveillant. Car, une fois encore, on ne peut inférer les attributs moraux d’une divinité créatrice à partir de notre expérience du monde (DRN XI). Scepticisme et croyance naturelle en l’ordre du monde Au début du dialogue, Déméa et Philon semblent parfois se rejoindre lorsqu’ils admettent, contre Cléanthe, que la raison est, sur la question de Dieu, fort impuissante. Mais il ne faut pas s’y tromper : le scepticisme raisonné de Philon n’est pas du même ordre que la défiance fidéiste de Déméa. L’écart entre une réflexion sceptique bien conduite et un fidéisme religieux, que Hume manifestait dans la partie sur les paradoxes du temps et de l’espace dans son œuvre de jeunesse (TNH I.II), n’est donc pas supprimé dans son ouvrage posthume. La dernière partie du dialogue, magistrale, en donne un ultime exemple. Philon ne nie pas que l’usage de l’analogie conduise naturellement au théisme. Il admet volontiers qu’il entre dans cette forme de raisonnement naturel à la lumière de ce que montre la science 1 . Mais la difficulté vient du fait que 1 Il rappelle ainsi l’argument des « muscles de Galien », dont Isabel Rivers a montré qu’il était répandu chez les auteurs britanniques du XVIIe siècle. Selon Galien, en effet, chaque partie (muscle, os, veine, etc.) avait un tel nombre de fonctions que la somme de celles qui sont opérées dans le corps humain était faramineuse, c’est pourquoi il confessait « pouvoir difficilement croire que ces fonctions n’aient pas été créées par auteur sage et très puissant » (De la formation du fœtus, I.20, Opera, Basel, 1549). Cf. I. Rivers, « ‘Galen’s Muscles’ : Wilkins, Hume, and the Educational Use of the Argument From Design », The Hisorical Journal, 36, 3 (1993), p. 577-597. 251 l’expérience même montre les limites de toute analogie. Celle-ci suppose toujours un degré de ressemblance entre le monde et un phénomène de ce monde, qu’il est possible de contester par une simple comparaison. Philon ne renonce pas à la raison mais assume les contradictions engendrées par l’examen rationnel lui-même (un raisonnement par analogie d’un côté, et une comparaison qui sape l’analogie de l’autre). Il fait notamment valoir que même en reconnaissant des « énergies » dans les phénomènes du vivant, il n’est pas possible de savoir s’il y une ou plusieurs causes de l’ordre dans l’univers (p. 226). Et ainsi, non seulement les phénomènes de maladie et de malheur s’opposent à une inférence théiste, mais la science ne peut nous conduire qu’à une « lointaine analogie » qui nous laisse en peine de concevoir l’origine du monde. Un point, que révèle particulièrement le problème du mal, mine implicitement la conclusion théiste à ses yeux : celle-ci suppose que le monde est (bien) organisé ou (bien) ordonné. Or, ainsi que Michel Malherbe y insiste dans le commentaire qu’il fait de la douzième partie du Dialogue, à la suite de sa traduction, le jugement qui porte sur l’ordre ou l’organisation du monde ne dispose d’aucun critère. Comment savoir si le monde est un peu organisé, très ordonné ou mal arrangé ? Hume a ajouté, très peu de temps avant de mourir en 1776, un paragraphe qui rappelle que les controverses au sujet des « degrés de qualité » sont indécidables. On peut disputer longtemps « pour savoir si Hannibal fut un grand, un très grand ou un très très grand homme, quel degré de beauté possédait Cléopâtre, à quel épithète élogieux Tite-Livre ou Thucydide ont droit » (p. 212). Selon nous, ce point est capital et a deux conséquences. La première est que le sorite (cet argument sceptique ancien) est toujours susceptible de s’appliquer : il est impossible de discerner l’ordre du chaos. La seconde est que le raisonnement théiste présuppose toujours une appréciation 252 passionnelle (esthétique et morale). La leçon n’est pas une profession d’athéisme, mais une éthique sceptique qui, sans mépriser la croyance théiste, a conscience que ses raisons en font aussi la fragilité. Morale et religion Par là, Hume insiste aussi pour détacher les réflexions sur les raisons de la croyance religieuse, de toute implication morale ou politique. Non seulement l’athée peut être vertueux (ce que la Second enquête montrait clairement), mais le croyant peut être égoïste. Cléanthe, d’un avis contraire, argue que la foi en une rétribution post-mortem, serait-elle superstitieuse, est le plus sûr moyen de fonder la moralité. À ses yeux la peur d’un châtiment divin et l’espoir d’une récompense divine garantissent le respect des obligations morales. Mais Philon souligne combien la terreur et la superstition peuvent être « funestes » pour la société (p. 216) et combien peut être « égoïste » cet intérêt pour le salut éternel (p. 220). L’indépendance des considérations éthiques à l’égard de la religion était déjà au cœur de l’essai Du suicide, où Hume montrait que le suicide n’est pas une transgression d’un devoir envers Dieu (E&T II, p. 229-243). En effet, la Providence divine consiste uniquement dans les lois générales (dont une partie transparaît dans les régularités découvertes par la science expérimentale) ; et ces lois générales, qui s’appliquent à la vie humaine parce qu’elles régissent les corps et les mouvements, ne sont pas offensées ou contrariées par l’acte volontaire d’un homme qui met fin à sa vie – acte volontaire qui d’ailleurs procède de principes ayant par hypothèse une origine divine. Inversement, l’essai De l’immortalité de l’âme dénonce les arguments moraux en faveur de l’immortalité de l’âme. « S’il existe quelque dessein manifeste de la nature », soulignait alors ironiquement Hume, ce ne peut qu’être 253 d’avoir recommandé aux soins de l’homme sa vie présente (E&T, II, p. 276). Mais justement, alors, l’intérêt naturel pour la vie présente serait bien peu providentiel s’il fallait gagner ici-bas une vie éternelle : Quelle cruauté, quelle iniquité, quelle injustice de la part de la nature, de confiner ainsi toutes nos préoccupations aussi bien que toute notre connaissance à la vie présente, s’il existe une autre scène qui nous attend encore et qui est d’une importance infiniment plus grande ! Faut-il attribuer cette duperie barbare à un Être bienfaisant et sage ? (E&T II, p. 277). 254 CONCLUSION : APPRECIER HUME 255 Le 18 avril 1776, quatre mois avant de mourir, Hume met le point final à son œuvre, par un petit texte, intitulé « Ma vie », qui n’a pas un intérêt uniquement historique, car il est, en un sens, le dernier geste philosophique de notre auteur. Il suggérera de le placer en tête de l’édition de ses œuvres intitulée Essais et traités sur plusieurs sujets (E&T I, p. 55). Malade, il se sait condamné et se livre à une petite notice autobiographique dont la portée n’échappera pas à un lecteur qui se souvient des principes d’appréciation exposés dès le Traité et appliqués tout au long de l’œuvre. Celui qui revendiquait de « plaider le privilège du sceptique » concernant l’identité personnelle (App., p. 385), y procède à une narration de soi, qui consiste à faire l’histoire de ses écrits et à apprécier le mérite de leur auteur d’après les principes de la nature humaine. Il y établit en effet les circonstances factuelles de ses publications, et s’efforce d’estimer ses talents à l’aune d’une juste fierté. Le dernier sujet de cet art du jugement que Hume n’a eu de cesse de travailler et raffiner est donc lui-même, et plus exactement, ses actions et son caractère. Un tel exercice se dispense d’enquêter, en l’occurrence, sur la façon dont un moi pourrait être inhérent à ces actions et ce caractère, s’y exercer ou s’y maintenir à l’identique. En revanche, les souvenirs représentent vivement les événements qui composent (ou plutôt, recomposent, par le jeu des associations causales de l’auteur) un enchaînement clair, allant des tentatives d’un écrivain méconnu à la position bien assise de la célébrité. Et les passions d’humilité et de fierté sont calmement suscitées par les plaisirs et les déplaisirs (les déceptions d’abord, les satisfactions ensuite) procurés au long de sa carrière et qui sont ravivés à distance. 256 La figure qui apparaît alors est celle d’une personne à l’origine de ces actes d’écriture et de publication, diversement affectée mais de moins en moins ébranlée par l’adversité ou la prospérité. Ainsi, à propos des réactions d’hostilité whigs à la publication du volume de l’Histoire d’Angleterre sur les Tudors, Hume dit être à l’époque moins affecté par « l’emprise de la stupidité publique » et avoir « l’esprit paisible et content » (p. 60). Les plaisirs auxquels son tout premier essai engageait déjà, ceux de l’amitié, de la sociabilité et des lettres, lui sont devenus essentiels. C’est un caractère tranquille qui s’affirme progressivement, passant sous silence les déconvenues parfois plus sévères, en matière d’amitié ou de relations amoureuses (telles sa brouille avec Rousseau ou son infortune finale avec la comtesse de Boufflers). La fiction d’une réécriture de soi est à ce prix. Car dans toute son œuvre, comme au moment de juger sa vie, Hume vise une éthique de la tranquillité par l’écriture. À la question « qui suis-je ? » ou plutôt, « qui étaisje ? », Hume suggère une réponse parfaitement cohérente avec sa philosophie : celui qu’au seuil de la mort, je conçois au travers d’une douce fierté et d’une juste humilité – mettant en application la double association tôt découverte, qui fut présentée dès le second livre du Traité. Je suis, dit Hume, l’auteur de mes écrits et mes actions (relation causale), celui dont ils me rendent fier (relation passionnelle). Et il ne sera pas surprenant, alors, à celui ou celle qui aura pris la peine de nous suivre jusqu’à ce terme, de découvrir que le caractère qui apparaît alors comme le sujet d’une juste fierté est celui de la modération. Pour conclure sur les faits, un mot sur mon caractère (To conclude historically with my own character). Je suis, ou plutôt j’étais (car c’est de cette façon que je dois maintenant parler de moi, ce qui me conforte d’autant plus dans l’exposition de mon sentiment), j’étais, dis-je, un homme d’une disposition douce, d’un tempérament mesuré, d’une humeur ouverte, sociable et gaie, capable d’attachement, mais peu sensible à l’hostilité, et 257 d’une grande modération dans toutes ses passions. Même mon amour de la gloire littéraire, ma passion dominante, ne gâta jamais mon humeur, malgré mes fréquentes déceptions. Ma compagnie n’était insupportable ni aux esprits jeunes et légers ni aux gens d’étude et de lettres ; et comme je prenais un plaisir particulier à la compagnie des honnêtes femmes, je n’eus pas lieu de souffrir de la façon dont elles me reçurent. En un mot, quoique la plupart des hommes jouissant de quelque importance aient eu motif de se plaindre de la calomnie, je ne fus jamais atteint ni même soumis à sa morsure funeste. Et bien que je me fusse exposé librement à la rage des factions civiles et religieuses, elles semblèrent privées contre moi de leur fureur habituelle. En aucune circonstance, mes amis n’eurent à défendre mon caractère et ma conduite. Ce n’est pas que les zélotes, on s’en doute, n’eussent été heureux d’inventer ou de propager quelque histoire à mon désavantage, mais ils ne purent jamais en trouver auxquelles donner une apparence de probabilité (E&T I, p. 61-62, trad. modifiée). Hume ne nous laisse donc, qu’à l’apprécier – c’est-àdire, croyons-nous, à l’aimer pour l’agrément ou l’utilité de ses écrits, ou bien à l’estimer par sympathie pour sa juste fierté envers sa tranquillité, cette tranquillité qu’à l’origine il avait poursuivie en vain par une discipline stoïcienne, et dont le fine writing (l’art) philosophique lui a progressivement donné l’expérience vive. 258 BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE ŒUVRES DE HUME 1. Editions anglaises de référence A Treatise of Human Nature (1739-1740), in The Clarendon Edition of the Works of David Hume, vol. 1 (texts) et vol. 2 (editorial material), éd. Selby-Bigge revue par David F. Norton et Mary Norton, Oxford, Clarendon Press, 2000. Essays, Moral, Political and Literary (1742/1752), éd. Eugene Miller, Indianapolis, Liberty Fund, 1985. A Enquiry concerning Human Understanding (1748), éd. Tom L. Beauchamp, Oxford, Clarendon Press, 1999. A Enquiry concerning the Principles of Morals (1751), éd. Tom L. Beauchamp, Oxford, Clarendon Press, 2000. A Dissertation on the Passions (1757). The Natural History of Religion (1757), éd. Tom L. Beauchamp, Oxford, Clarendon Press, 2007. The History of England from the Invasion of Julius Caesarto the Abdication of James the Second, 1688, Indianapolis, Liberty Classics, 1983, 6 vols. Dialogues concerning Natural Religion (1779), éd. Richard H. Popkin, Hackett publishing, 1998. The Letters of David Hume, Oxford University Press, 1932. New Letters of David Hume, Oxford University Press, 1954. 259 2. Traductions en français Traité de la nature humaine, Livre I et Appendice, tr. fr. sous le titre L’entendement par P. Baranger et P. Saltel, Paris, Garnier Flammarion, 1995. Traité de la nature humaine, Livre II, tr. fr. sous le titre Les passions par J-P Cléro, Paris, Garnier Flammarion, 1991. Traité de la nature humaine, Livre III, tr. fr. sous le titre La morale par P. Saltel, Paris, Garnier Flammarion, 1993. Abrégé du Traité de la nature humaine, Allia, 2016. Essais et traités sur plusieurs sujets, trad. Michel Malherbe, Vrin, 4 vols., 1999-2009 Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, trad. G. Robel, PUF, 2001. Enquête sur l’entendement humain, trad. A. Leroy revue par M. Beyssade, Garnier Flammarion, 1983. Enquête sur l’entendement humain, trad. D. Deleule, Livre de Poche, 1999. Enquête sur les principes de la morale, trad. Ph. Baranger et Ph. Saltel, Garnier Flammarion, 1991. Dialogues sur la religion naturelle, tr. fr. par M. Malherbe, Paris, Vrin, 1997. ETUDES SUR L’ŒUVRE DE HUME 1. Biographies HARRIS, James A., Hume. An Intellectual Biography, Cambridge University Press, 2015. 260 MOSSNER, E. C., The Life of David Hume, Oxford, Clarendon Press, 1970. 2. Introductions BRAHAMI, Frédéric, Introduction au Traité de la nature humaine de David Hume, Paris, Presses Universitaires de France, 2003. The Cambridge Companion to Hume, éd. D. F. NORTON, Cambridge University Press, 1993. The Blackwell Guide to Hume’s Treatise, éd. S. TRAIGER, Oxford, Blackwell Publishing, 2006. 3. Quelques monographies CLERO, Jean-Pierre, Hume, Vrin, 1998. DELEULE, Didier, Hume et la naissance libéralisme économique, Aubier Montaigne, 1979. du GARRETT, Don, Cognition and Commitment in Hume’s Philosophy, Oxford University Press, 2002. GASKIN, J. C.A., Hume's Philosophy of Religion, Macmillan, 1988. GAUTIER, Claude, Hume et les savoirs de l’histoire, Vrin / EHESS, 2005. GROULEZ, Marianne, Le scepticisme de Hume : les Dialogues sur la religion naturelle, PUF, 2005. KAIL, Peter J. E., Projection and Realism in Hume’s Philosophy, Oxford University Press, 2007. KEMP SMITH, Norman, The Philosophy of David Hume (1941), Palgrave Macmillan, 2005. LANDEMORE, Hélène, Hume. Probabilité et choix raisonnable, PUF, 2004. 261 LE JALLE, Éléonore, Hume et la régulation morale, PUF, 1999. LE JALLE, Éléonore, Hume et la philosophie contemporaine, Vrin, 2014. MALHERBE, Michel, La philosophie empiriste de David Hume, Vrin, 1992. MICHAUD, Yves, Hume et la fin de la philosophie, PUF, 1983. The New Hume Debate, sous la dir. de READ, R., et RICHMAN, K.A., Routledge, 2000. Naturalisme(s). Héritages contemporains de Hume, numéro de la Revue de métaphysique et de morale, sous la dir. de S. LAUGIER, Juin 2003 n°2. Lectures de Hume, sous la dir. de CLERO, Jean-Pierre, et SALTEL, Philippe, Ellipses, 2009. L’invention philosophique humienne, sous la dir. de SALTEL, Ph., Grenoble, Recherches sur la aphilosophie et le langage, 2009. 262 TABLE DES MATIERES ABREVIATIONS UTILISEES POUR CITER LES ŒUVRES DE DANS CET OUVRAGE HUME 1 I. ETAT DES LIEUX 1. 3 AMBITION ET INSPIRATION 5 L’ambition d’un projet novateur 5 Les lectures philosophiques, sources d’inspiration 8 2. L’IMPOSSIBLE PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT REPONSE AU DEFI SCEPTIQUE EN 12 Descartes, ou la reactivation des arguments sceptiques en régime hyperbolique 12 Hobbes : du problème ancien au problème moderne de l’impression 18 L’idéalisme attribué au cartésianisme 21 Le fidéisme de Pascal 24 Le rationalisme de Leibniz 25 Les évidences de la raison selon Locke 27 L’immatérialisme de Berkeley 29 3. LES IMPASSES DE LA PHILOSOPHIE MODERNE EN MORALE 35 La controverse sur la liberté et la nécessité 38 L’impossible gouvernement des passions par la raison 41 La théorie rationaliste du jugement moral 44 La théorie égoïste de la motivation et de l’appréciation 47 La théorie du sens moral 54 4. L’INSATISFACTION A L’EGARD DES APPLICATIONS DE LA METHODE EXPERIMENTALE A L’ESPRIT 62 Bacon et les pionniers de l’anatomie de l’esprit 62 Une nouvelle science de la nature humaine 64 Une science expérimentale et sceptique 65 263 L’inspiration newtonienne 68 II. LA SCIENCE SCEPTIQUE DE L’ESPRIT (1739-1740) 5. L’EXPERIENCE DE L’EVIDENCE 71 71 Une science sceptique de l’entendement 71 Naturalisme et scepticisme : la question d’interprétation 73 Genèse et critique des idées 75 La portée limitée de la suggestion acataleptique au début du Traité 79 Contre le fidéisme sceptique : examen des idées d’espace et de temps 80 Contre la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps 82 L’origine de l’idée de l’espace et de l’idée du temps 84 Critique de la géométrie et de l’idée d’égalité 85 Une logique sceptique de l’entendement 88 Sens, mémoire et imagination 89 Les deux espèces de raisonnement : la “fourche de Hume” 89 Le raisonnement sur les questions de fait 94 L’association causale précède l’idée de cause 95 L’association au principe des raisonnements probables 98 L’association : une notion sceptique ou naturaliste ? 99 L’association : un concept de science sceptique 101 La croyance : vivacité et sentiment 102 La probabilité 106 Les probabilités non philosophiques 109 L’idée de connexion causale 110 La critique causale et la question d’interprétation 112 La réflexion sceptique sur la fiabilité du raisonnement 115 Le leçon de l’argument sceptique 118 La perception sensible inexplicable 119 264 Scepticisme et identité personnelle 122 Le nouveau défi sceptique 124 Que faire du scepticisme ? 126 6. L’EXPERIENCE DES PASSIONS 129 Une science sceptique des passions 129 Les passions : des impressions de réflexion 133 Passion violente et passion calme 135 La double association 136 La volonté n’est qu’une impression de réflexion 138 Redéfinir la “nécessité” des actions volontaires 139 Le problème de la force des passions 142 Comment un désir en vient à être déterminant 144 7. L’EXPERIENCE DE L’APPRECIATION MORALE 148 L’évaluation morale, nouvel objet d’examen 148 Une science sceptique de la morale 150 L’obligation naturelle d’être juste. Intérêt et convention. 153 L’obligation morale d’être juste. Le rôle de la sympathie. 157 L’évaluation non égoïste de la vertu 161 La correction de la sympathie 162 III. LA POLITE PHILOSOPHIE (1741-1751) 8. LES EXERCICES MORALISTES (1741-1742) OU LA DECOUVERTE DE L’ECRITURE PAR ESSAIS 167 169 Autre matière, autre manière 169 La polite littérature 171 L’essai selon Hume 174 L’essai : exercice de polite appréciation 176 La correction de la sympathie à l’œuvre 178 À la recherche d’une éthique de la juste mesure – la délicatesse du goût 179 265 Les quatre philosophes 181 Comment interpréter « Les quatre philosophes » 184 À la recherche de la juste mesure dans l’appréciation moraliste, dans la critique et en politique 186 À la recherche de la juste mesure en politique 187 Monarchie et république 188 Whigs et Tories 190 9. LES ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT (1748) 193 La réécriture 193 Philosophie facile et philosophie abstruse 194 L’intelligibilité contre la philosophie chimérique 196 La polite philosophy de l’entendement 198 L’unité de l’Enquête sur l’entendement humain 200 Miracles et providence 201 Pyrrhonisme et scepticisme académique 203 Pyrrhonisme et scepticisme mitigé 204 Une refondation pérenne 206 10. L’ENQUETE SUR LES PRINCIPES DE LA MORALE (1751) 207 La composition de la Seconde enquête 207 La polite philosophy de la morale 210 Un dialogue pour dépasser le relativisme 212 IV. LA CONQUETE PHILOSOPHIQUE (1752-1779) 11. ÉCONOMIE ET HISTOIRE 216 217 Pourquoi de nouveaux essais politiques 217 Juger du pouvoir et de la croissance politiques 220 Le lien « indissoluble » entre l’industrie, la connaissance et l’humanité 222 La rupture avec les projets mercantilistes 223 L’historicité du discours sur le pouvoir : un exemple 224 266 Hume historien 225 L’histoire : croyances et passions en situation 228 12. LA CRITIQUE DU GOUT 230 Les principes du goût 230 La règle du goût 231 Une philosophie sceptique de la critique 235 13. LA CRITIQUE DE LA RELIGION 237 La critique de la religion : une préoccupation récurrente 237 La religion, objet d’une histoire naturelle 238 Les causes du polythéisme et du théisme 240 Les dispositions du polythéisme et du théisme 241 La question du fondement : importante, évidente et incertaine 243 Les analogies à l’appui du théisme 245 Le problème du mal 250 Scepticisme et croyance naturelle en l’ordre du monde 251 Morale et religion 253 CONCLUSION : APPRECIER HUME BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE 255 259 ŒUVRES DE HUME 259 1. Editions anglaises de référence 259 2. Traductions en français 260 ETUDES SUR L’ŒUVRE DE HUME 260 1. Biographies 260 2. Introductions 261 3. Quelques monographies 261 TABLE DES MATIERES 263 267 268