ABREVIATIONS UTILISEES
POUR CITER LES ŒUVRES DE HUME DANS CET OUVRAGE
Abr. : Abrégé du Traité de la nature humaine [1740], Allia,
2016.
App. : « Appendice au Traité de la nature humaine », in
L’entendement. Traité de la nature humaine, trad. Philippe
Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995.
DRN : Dialogues sur la religion naturelle [1779], Vrin, 1997.
E&T : Essais et traités sur plusieurs sujets [1777], trad. Michel
Malherbe, Vrin, 4 vols., 1999-2009.
EEH : Enquête sur l’entendement humain [1748], in Essais et
traités sur plusieurs sujets, trad. Michel Malherbe, Vrin, vol. 3,
2004.
EPM : Enquête sur les principes de la morale [1751], in Essais
et traités sur plusieurs sujets, trad. Michel Malherbe, Vrin, vol.
4, 2002.
LDH : The Letters of David Hume, Oxford University Press,
1932.
NL : New Letters of David Hume, Oxford University Press,
1954.
TNH : Traité de la nature humaine [1739-1740], trad. en 3 vols.
TNH I : L’entendement, trad. Philippe Baranger et Philippe
Saltel, GF, 1995. TNH II : Les passions, trad. Jean-Pierre Cléro,
GF, 1991. TNH III : La morale, trad. Philippe Saltel, GF, 1993.
HA : Histoire d’Angleterre [1754-1762], vols. 1 à 6 de Histoire
d’Angleterre par David Hume continuée jusqu’à nos jours par
Smolett, Adolphus et Aikin, trad. en 11 vols. par M. Campenon,
Paris, 1841.
1
2
I. ETAT DES LIEUX
3
4
1. AMBITION ET INSPIRATION
L’ambition d’un projet novateur
Lorsque Hume forme le projet d’une science de la
nature humaine, à l’été 1731, il a vingt ans. Le Traité de la
nature humaine qu’il rédigera pour l’essentiel en France, au
collège Jésuite de La Flèche, entre 1734 et 1737, est donc une
œuvre de jeunesse, néanmoins – ou peut-être pour cette
raison – ambitieuse. Deux semaines après la publication, une
lettre témoigne de sa crainte que le Traité ne rencontre pas de
public :
Ceux qui ont l’habitude de raisonner sur ces sujets abstraits sont
ordinairement remplis de préjugés ; et ceux qui sont dépourvus
de préjugés, ne sont pas familiers des raisonnements
métaphysiques. Mes principes sont si éloignés de toutes les
opinions communes en cette matière que là où ils
interviendraient, ils engendreraient une altération presque totale
de la philosophie ; et vous savez combien les révolutions de cette
sorte sont difficiles à produire (Lettre de David Hume à Henry
Home du 13 février 1739, NL, p. 3).
De fait, le Traité ne se vendra pas à la hauteur de ses
espérances, quoique le sentiment d’échec éditorial qu’il en
retire soit sans doute injustifié1. Des recensions paraissent en
1 Il écrira dans son autobiographie que le traité « tomba mort-né des presses »
(Ma vie, E&T, I, p. 57). Ce sentiment est nuancé par l’étude de Michel Malherbe, « Hume’s
Reception in France » (in The Reception of David Hume in Europe, Londres et New York,
Continuum, 2005, p. 43-97).
5
Europe1. L’ouvrage est bel et bien diffusé et discuté. Publié
anonymement, on sait assez vite que l’auteur en est un certain
David Hume. Cette petite « révolution », que Hume appelle
de ses vœux dans sa lettre, se fera progressivement. Sans
effets spectaculaires immédiats, elle n’en sera, peut-être, que
plus profonde. Il faudra, en effet, une refondation du style
philosophique pour que la philosophie de l’esprit humienne
se fasse mieux entendre et mieux comprendre dix ans plus
tard ; il faudra également que Hume en tire les conséquences
en politique, en histoire ou sur la religion ; il faudra enfin que
ce projet soit contesté, réévalué et critiqué et plus
généralement fécondé ou dépassé pour que sa dimension soit
reconnue. Parmi ceux qui y ont rapidement contribué, on
citera Adam Smith, Emmanuel Kant, Thomas Reid ou JohnStuart Mill. Quelle est l’origine d’un tel projet ? C’est à cette
question que seront consacrés nos deux premiers chapitres.
La correspondance de Hume fournit quelques indices
biographiques. Dans une lettre touchante à un médecin de
Londres en 1734, il décrit l’état d’esprit où il se trouvait à la
fin des années vingt. Le constat qu’aucune vérité ne se
trouvait encore établie en philosophie, que ce soit dans sa
partie descriptive et scientifique (à propos de la nature et de
l’homme), ou dans sa partie évaluative et critique (à propos
des valeurs esthétiques, morales ou politiques), l’incita à
proposer ses propres analyses.
Tous ceux qui sont familiers des philosophes ou des auteurs
critiques savent que rien n’est encore établi dans aucune de ces
deux sciences et qu’elles ne contiennent pas beaucoup plus que
des disputes sans fin, même sur les articles les plus
fondamentaux. À l’examen, je sentais croître en moi une certaine
humeur audacieuse qui n’était pas prête à se soumettre à une
autorité quelconque sur ces questions, et me conduisit à
1 « Literary News from London », Bibliothèque raisonnée des ouvrages des
savans de l’Europe, 22, t.2 (1739), p. 481-482 – recension anonyme longtemps attribuée à P.
Desmaizeaux.
6
rechercher quelque nouveau moyen par où la vérité puisse être
établie. Finalement, après beaucoup d’étude et de réflexion,
lorsque j’eu autour de 18 ans, sembla s’ouvrir à moi une
nouvelle scène pour la pensée, qui me transporta hors de toute
mesure et me fit rejeter, avec cette ardeur naturelle à la jeunesse,
tout autre plaisir ou occupation afin de m’y appliquer
entièrement. (Lettre de mars ou avril 1734, in LDH, p. 13).
La famille du jeune Hume, en condition financière
délicate, l’avait successivement destiné à une carrière de
juriste et de négociant. Mais il avait la littérature pour
véritable passion 1 . Se consacrant pleinement et, selon ses
termes, « hors de toute mesure » à l’étude philosophique, il
s’exerça à une discipline toute stoïcienne :
Je m’efforçais continuellement de me fortifier par des réflexions
contre la mort et la pauvreté, le déshonneur, le chagrin et toutes
les autres calamités de la vie (ibid., p. 14).
L’effet ne se fit pas longtemps attendre. Consécutive à
ces excès, en septembre 1729, une dépression le laisse sans
envie, en proie à des problèmes de concentration. Il en tire la
leçon : la démesure est aussi nocive en philosophie que dans
tout autre occupation. A la même époque, dans un manuscrit
inachevé sur l’idéal chevaleresque, Hume note qu’en
s’attachant à un idéal de perfection « qui va au-delà de ce que
ses facultés peuvent atteindre » et en tentant de le poursuivre
sans être guidé par la raison et l’expérience, « l’esprit ne
connaît point de juste milieu, mais se départit bientôt du
naturel ». Dans ce cas, remarque-t-il alors, la philosophie
« conduit à agir comme si nous étions des êtres différents du
reste des hommes ; ou du moins nous amène à nous forger,
même si nous ne pouvons les appliquer, des règles de
1
Par là il ne faut pas entendre une discipline rivale de la philosophie, mais tout
simplement l’exercice de l’écriture et de la lecture, c’est-à-dire la culture des lettres.
7
conduites distinctes de celles que la nature nous a fixées » 1.
De là vient peut-être qu’il fera dire beaucoup plus tard à la
nature, dans la première Enquête : « Soyez philosophe ; mais
au milieu de toute votre philosophie soyez encore un
homme » (EEH, I. § 6)2.
Dès lors, Hume aspire à une philosophie qui, en plus
d’être attentive à l’expérience humaine, a conscience d’en
être une forme parmi d’autres, une philosophie sensible donc,
aux antipodes d’une préciosité intellectuelle ou d’une passion
pour la spéculation oublieuse de la condition humaine. Une
telle philosophie doit rendre compte de la pensée, du
raisonnement, de la passion ou du goût comme d’autant
d’expériences - expériences dont la philosophie est ellemême faite. En effet, les opérations de l’esprit sont non
seulement ce de quoi traite la philosophie mais aussi ce par
quoi elle se met en œuvre. En somme, l’expérience humaine
n’est pas seulement un objet de philosophie, elle en est, en un
sens qu’il nous faudra comprendre, la référence – ou mieux :
la règle.
Les lectures philosophiques, sources d’inspiration
Pour mener à bien ce projet, Hume s’inspire de la
méthode expérimentale et des auteurs de philosophie
classique. Il y fut initié par l’un de ses professeurs, Robert
Steuart (1675-1747), lequel avait constitué une bibliothèque
consacrée aux ouvrages majeurs de la philosophie moderne
expérimentale appelée « bibliothèque physiologique ». Il a
ainsi pu très jeune consulter les Méditations de Descartes
(1640), le Du corps de Hobbes (De corpore, 1655), les
œuvres de Boyle (dont on citera le Chimiste sceptique de
1
« Essai historique sur la chevalerie et l’honneur moderne » (1731 ?), trad. G.
Robel, in David Hume. Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, Paris,
Perspectives anglo-saxonnes, PUF, 2001, p. 747-748.
2
Nous commenterons cette citation en son contexte, plus loin, chapitre 9.
8
1661 et les Considérations sur l’utilité de la physique
expérimentale de 1663), la Recherche de la vérité de
Malebranche (1674), l’Essai concernant l’entendement
humain de Locke (1689). Néanmoins, il prise surtout les
auteurs anciens, tels Sénèque, Cicéron et Virgile. C’est
l’homme qui l’intéresse, donc, lorsqu’il décide d’« introduire
la méthode expérimentale dans les sujets moraux » comme
l’indique le sous-titre du Traité. La « philosophie morale »
s’entend en effet comme la branche qui fait le pendant de la
« philosophie naturelle » : celle-ci porte sur la nature en
général tandis que celle-là a l’homme pour objet. Ce n’est
que dans le troisième livre du Traité que la « morale » aura le
sens étroit de ce qui évalue le bien et le mal. Or, s’en tenir à
l’expérience pour traiter des choses humaines, c’est aussi
accepter d’être sceptique à propos de ce qui la dépasse.
Pourtant il nous faudra mieux comprendre le rapport entre
l’expérimentalisme et le scepticisme, car le rejet des
hypothèses qui ne sont pas fondées sur l’expérience, dites
« oiseuses », n’est pas un motif suffisant de scepticisme.
Bacon, Locke, Berkeley étaient tous expérimentalistes ; ils
prenaient pourtant grand soin de ne pas être identifiés à des
sceptiques.
Dans ce qui suit, nous nous proposons de comprendre
en quoi le projet du Traité de la nature humaine a les traits
distinctifs d’une « science sceptique ». L’expression paraît
certes oxymorique et elle ne se trouve pas directement sous la
plume de Hume. Toutefois, comme nous le verrons, elle est
utilisée au XVIIe siècle par des auteurs, tels Joseph Glanvill,
dont le projet présente des caractéristiques communes à celui
de Hume. Joseph Glanvill, en 1661, a en effet publié une
Scepsis scientifica, ou de la vanité de dogmatiser qui
demande à la science de s’en tenir aux phénomènes et aux
probabilités sans y voir des indices de vérité. Car, selon
Glanvill, toute science doit être fondée sur l’examen de nos
facultés, qui fournit la véritable connaissance de soi. Or un tel
9
examen est incapable de prouver la véracité de nos facultés.
Les phénomènes, les causes et les probabilités découvertes
par notre connaissance sont donc respectivement des
apparences sensibles, de signes empiriques et de degrés de
persuasion. Glanvill pense que toute science bien comprise
doit donc être sceptique.
De la même façon, Hume pense que la science de la
nature humaine procure une connaissance de soi, d’où l’on
doit conclure que toute science est phénoménale et probable.
Mais il faudra comprendre où réside l’originalité du projet
humien pour mieux mesurer sa consistance. Car il ne s’agit
pas seulement de critiquer la causalité, mais d’en fournir une
explication associationniste, pas seulement de dire que le réel
est indiscernable de l’apparent, mais d’en comprendre la
crédibilité et la valeur affective, et pas seulement, enfin, de
développer une anthropologie sécularisée, mais de préciser
les conditions qui permettent de penser une naturalité des
phénomènes humains. Auparavant et pour commencer, il sera
utile de faire apparaître la nécessité d’un tel projet au regard
de l’état de la philosophie, tel que Hume pouvait en juger
dans les années 1730.
10
11
2. L’IMPOSSIBLE REPONSE AU DEFI SCEPTIQUE EN
PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
Les tentatives menées par les auteurs des XVIIe et
XVIIIe siècles pour répondre au défi sceptique en philosophie
de l’esprit ne sont pas satisfaisantes, aux yeux de Hume. Pour
le comprendre, il faut rappeler la façon dont les arguments
sceptiques ont été réactivés à la période classique, puis les
principales solutions qui ont pu être proposées en réponse.
Descartes, ou la reactivation des arguments sceptiques en
régime hyperbolique
Les stoïciens défendaient l’existence d’une
représentation compréhensive (phantasia kataleptikê) et les
sceptiques, au nom de deux types d’argument, suggéraient
qu’il était impossible de discerner entre une représentation
compréhensive et une représentation fausse. Le premier, que
l’on trouve résumé dans les Académiques de Cicéron, est un
argument acataleptique tiré de l’expérience de l’illusion :
nous avons déjà eu l’expérience de l’indiscernabilité dans le
rêve, la maladie, la déraison ; il se pourrait donc qu’à notre
insu, ce que nous tenons pour vrai ne le soit pas1. Le second
1
« Acataleptique » qualifie l’impossibilité de la compréhension (katalepsei). Un
argument acataleptique suggère que puisque nous avons déjà fait l’expérience d’illusions qui
nous trompaient à notre insu, il se pourrait que tout ce que nous croyons comprendre, savoir
12
type d’argument consiste à opposer les apparences de telle
manière qu’une aporie s’ensuive et que l’esprit soit conduit à
suspendre tout assentiment. Les façons d’opposer ces
apparences (appelées tropes) sont présentées par Sextus dans
les Esquisses pyrrhoniennes. Là encore, il suggère que face à
des opinions variées et opposées, nous sommes démunis pour
discerner le vrai du faux : trois séries de tropes montrent
respectivement que nous ne pouvons reconnaître le vrai du
faux dans les apparences sensibles, dans l’examen des raisons
de croire ou la recherche d’une explication1. Les sceptiques
disent donc que la phantasia n’est jamais qu’un
phainomenon, c’est-à-dire une apparence qui ne nous permet
pas de juger de la nature des choses. Sur ce point donc, leur
usage est en continuité avec celui des platoniciens,
considérant le phantasme comme une image illusoire.
C’est dans les Méditations métaphysiques, disponibles
dans la « bibliothèque physiologique » de Steuart, que
Descartes donne une nouvelle ampleur aux arguments
présentés par Cicéron dans les Académiques, et qui
suggéraient que l’évidence réelle pouvait n’être qu’une
évidence illusoire. Chez Cicéron, le rêve montrait que l’esprit
était capable de produire des représentations crédibles sans
que rien d’extérieur ne leur corresponde2. Toutefois, dans les
ou connaître ne soit également qu’une illusion de compréhension, de savoir ou de
connaissance. Cf. Cicéron, Premiers académiques, trad. José Kany-Turpin, GF, 2010, p.
215-220.
1
Trois séries de tropes suggèrent que nous ne pouvons pas reconnaître le réel ou
la vérité. Les dix tropes d’Énésidème opposent les apparences des choses, les tropes
d’Agrippa opposent les justifications apparentes et les huit derniers tropes (de nouveau
attribués à Énèsidème) opposent les explications apparentes. Cf. Sextus Empiricus,
Esquisses pyrhonniennes, Livre I, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997.
2
« [P]uisque l’esprit possède un mouvement autonome, comme le montrent les
scènes dépeintes par la pensée ou les apparitions se présentant dans le sommeil ou la folie,
n’est-il pas extrêmement vraisemblable que l’esprit se meut de telle manière que non
seulement il ne distingue pas les représentations vraies des fausses, mais qu’il n’y a
absolument aucune différence entre elles ? - comme si l’on tremblait et pâlissait
spontanément, par un mouvement de l’esprit ou bien par la rencontre d’un objet extérieur
terrifiant, sans qu’il y eût aucun moyen de distinguer le tremblement et la pâleur en question
13
Méditations métaphysiques, le rêve ne suggère pas comme tel
un solipsisme. Car étant le produit de l’imagination, le rêve
ne peut pas créer les éléments les plus simples. Il ne peut que
les composer. L’imagination ne peut avoir inventé l’étendue
en général (l’espace), les figures, les quantités et les
grandeurs et les nombres, ni même les situations ou les
durées. L’argument du rêve n’est donc pas suffisant, dans
l’économie des Méditations, pour laisser soupçonner que
l’esprit seul pourrait créer et fantasmer toute la réalité.
C’est l’origine incertaine de nos facultés qui conduit à
l’argument le plus dirimant, souvent libellé sous le titre
(réducteur) de Dieu trompeur ou sous celui (préférable) de
Dieu qui peut tout : soit nos facultés sont le produit d’une
toute-puissance, et par définition une telle cause a pu les faire
déficientes ; soit nos facultés sont le produit d’une cause
moins puissante, et par définition une telle création a pu être
imparfaite.
Dans le Discours de la méthode, l’argument du rêve
n’était pas dépassé par l’argument sur l’origine de nos
facultés et le cogito lui succédait immédiatement. « Aussitôt
après », disait alors Descartes « je pris garde que, pendant
que je voulais penser que tout était faux, il fallait
nécessairement que moi, qui le pensais fusse quelque chose »
(IV, AT 32). Mais ne pourrais-je pas rêver que j’existe ? En
développant une argumentation plus forte, les Méditations se
donnent la possibilité de faire apparaître l’indubitabilité du
cogito avec plus de force.
Il faut bien comprendre quelle existence doit être mise
en évidence : c’est celle d’une apparence qui est
manifestation de soi. Il revient au doute hyperbolique des
Méditations de révéler que même en doutant que j’existe, il
m’apparaît indubitablement que j’existe. Dans le cogito,
ni aucune différence entre un mouvement interne et celui qui vient de l’extérieur. »
(Cicéron, Ibid., p. 171).
14
l’apparence d’évidence et l’évidence elle-même ne peuvent
plus être distinguées parce que l’apparence d’évidence est
manifestation de cette évidence. L’argument du Dieu qui peut
tout révèle alors le chiasme suivant, si bien formulé par JeanMarie Beyssade : aussi évidentes que soient les
mathématiques, on peut encore distinguer entre ma pensée
(vision) des mathématiques et l'être mathématique (ce
qu'elles sont réellement). En revanche, aussi douteuse que
soit mon existence, je ne peux pas distinguer mon apparence
d’exister doutant et le fait que j’existe doutant1. J'existe en
me pensant et en me pensant j'existe2.
Or, à la suite du cogito, au début de la Troisième
Méditation, un passage va donner prise aux débats sceptiques
du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle. Puisque le cogito
est une vérité indubitable et puisqu’en lui l’évidence claire et
distincte n’est pas trompeuse, on souhaiterait, afin de
reconnaître d’autres vérités, établir la règle selon laquelle ce
qui se conçoit clairement et distinctement est une évidence
réelle. Mais l’argument hyperbolique du Dieu qui peut tout
menace. Si cette raison de douter n’est pas dissipée, il est
toujours possible de soupçonner la clarté et la distinction de
n’être que des apparences trompeuses d’évidence (de fausses
évidences, donc). La Première Méditation a montré que je
croyais à tort concevoir clairement et distinctement certaines
choses, tels les corps. Toutefois, le cogito nous a appris que
je percevais clairement et distinctement que ces corps
m’apparaissaient : en somme, je conçois clairement et
distinctement que j’en ai des idées. La question est
maintenant double : il s’agit de savoir si la clarté et la
distinction des idées permettent de porter un jugement vrai
1
Sur tout ceci, cf. J-M Beyssade, La philosophie première de Descartes,
Flammarion, 1992.
2
Descartes, Deuxième Méditation, AT 22. Ici et dans ce qui suit « AT » renvoie à
l’édition par Adam et Tannery des Œuvres de Descartes, (1896-1909), tome IX.
15
(notamment en mathématiques), et si ce dont elles sont des
idées existe véritablement1.
De quel droit affirmer qu’il y a des choses hors de
moi, dont j’ai des idées ? Peut-on dire que ces choses me sont
connues par des idées qui leur ressemblent ? Descartes a déjà,
à ce moment des Méditations, donné de fortes raisons de
rejeter la théorie de la perception sensible présentée dans la
philosophie scolastique, qu’il tient pour une théorie de la
phantasia héritée des philosophies de l’Antiquité. La fin de la
Deuxième Méditation, sur le cas du « morceau de cire », a
ainsi critiqué la réduction de la perception à une image reçue
d’une chose extérieure. D’après Descartes en effet, il y a
toujours un jugement dans la perception sensible, laquelle est
aussi un acte de l’entendement et non une réception d’image
propre à une faculté sensible séparée2. Dès lors, la question se
pose en de nouveaux termes : comment former des jugements
vrais, et notamment des jugements sur l’existence de corps
sensibles si je n’ai accès qu’à mes propres représentations ?
Répondre, selon Descartes, suppose d’un côté de
s’interroger sur ce qui cause ou produit ces
représentations (sont-elles des créations mentales ou
produites par les corps dont elles sont les idées ?) et d’un
autre côté de s’interroger sur la similitude ou conformité de
ces idées à ce qu’elles représentent. Une première façon de
répondre serait alors de présupposer qu’une idée ressemble à
ce dont elle est l’idée pour inférer l’existence de quelque
chose semblable à elle, qui n’est pas simplement pensé et qui
existe hors de moi. Toutefois c’est une impasse. Nous avons
des idées différentes des choses, et nous ne pouvons décider
1
Descartes, Méditations métaphysiques, Troisième Méditation, AT 28.
2 Nous employons ici l’expression perception sensible dans son usage courant.
Descartes réserve le terme perception des sens pour désigner la perception de soi-même en
tant qu’union de l’âme et du corps, distincte du jugement. Cf. Réponses aux sixièmes
objections, point 9.
16
laquelle est la plus ressemblante (à ce moment des
Méditations). Par exemple, considérons les idées que nous
avons du soleil. La ressemblance à son apparence sensible
(petite boule jaune) est contradictoire avec la ressemblance à
la représentation astronomique que je m’en fais (astre
colossal, éloigné et en fusion) (Troisième Méditation, AT 3031). La seconde voie contourne le présupposé de la
ressemblance, tout en s’appuyant sur des thèses
métaphysiques lourdes (reprenant les concepts de réalité
formelle de l’idée, réalité objective et réalité matérielle) pour
maintenir un rapport ontologique entre l’idée et la chose dont
elle est l’idée (Troisième Méditation, AT 32-34)1.
Il n’est pas dans notre propos de rapporter ici les
détails de la progression cartésienne, qui conduiront à lever
l’incertitude sur l’origine de nos facultés pour affirmer
l’existence d’un Dieu vérace, garantissant la règle de clarté et
de distinction et finalement l’existence d’une étendue
matérielle (dont les idées de grandeur, de figure ou de
mouvement sont claires et distinctes). On notera que la
certitude sensible n’est pas fondée, dans la Sixième
Méditation, sur le fait que la sensibilité procure des idées
claires et distinctes garanties par le Dieu vérace – puisque le
sentir, en tant qu’il mêle dans une même conception pensée
et matérialité, n’est jamais clair et distinct. La fiabilité de ce
sentir, que Descartes affirme dans la Sixième Méditation, a
plutôt des raisons pragmatiques : la confiance nous faisant
supposer que les choses mêmes ont telles ou telles qualités
sensibles (une couleur, une odeur, un son, une saveur, une
1
Toute chose a une réalité matérielle (ce de quoi elle est faite), une réalité
formelle (son degré de perfection). Toute idée a une réalité matérielle, même si Descartes est
gêné par l’expression car elle n’est qu’une forme : c’est une opération de l’entendement, de
la pensée en somme. Elle a aussi un degré d’être (ou un degré de perfection lié à son être) –
la réalité formelle d’une idée étant supérieure à celle du néant par exemple. Enfin, elle a une
réalité objective qui est finalement la réalité de son objet en tant qu’il est pensé. Ainsi l’idée
de Dieu a une réalité objective supérieure à l’idée de chaise. La hiérarchie des degrés de
réalité objective suit la hiérarchie des degrés de réalité formelle des objets considérés.
17
chaleur) est bel et bien instructive, parce qu’elle nous permet
d’évaluer leur utilité ou leur nuisance, mais dire que les
choses ont des qualités qui ressemblent à nos sensations
serait inconsidéré 1 . En outre, en faisant des liens entre les
sens, entre la mémoire et les sens et entre l’entendement et
les sens, l’esprit peut porter des jugements sans être trompé
par l’apparence sensible.
Mais Hume pour sa part, tout en prêtant également
attention à la confiance pragmatique que nous donnons aux
sens (notamment fin de TNH I.IV.2 ou EEH XII), refusera à la
fois de chercher la cause de la perception et d’affirmer
qu’elle ressemble à l’objet distinct d’elle, dont elle est la
perception. Et pourtant, ces deux questions portant
respectivement sur la cause de l’idée et la ressemblance de
l’idée à l’objet perçu ont animé la scène philosophique
pendant près d’un siècle. Ne pas savoir si une idée a une
cause extérieure à elle, c’était courir le risque d’un solipsisme
ou d’un scepticisme ontologique à l’égard des choses
matérielles et ne pas savoir si son objet lui ressemble, c’était
courir le risque d’un scepticisme épistémologique.
Hobbes : du problème ancien au problème moderne de
l’impression
Ce double enjeu pouvait également être formulé à la
lecture de Hobbes. L’on a noté que l’ouvrage Du corps
figurait également dans la « bibliothèque physiologique »
fréquentée par Hume durant ses études à Edimbourg. Or,
chez ces deux auteurs, la notion d’impression est centrale.
Mais le philosophe de Worcester lui donne une fonction anti1
Cf. Principes de la philosophie, I. 68-70. Selon Descartes, il y a des propriétés
corporelles que nous tenons pour « cause » de notre jugement perceptif et dont on peut avoir
une idée claire et distincte (telles la figure, le mouvement, l’espace ou la durée) ; mais elles
ne doivent pas être confondues avec les propriétés qu’il nous semble avoir, lorsque, par
exemple, un corps nous « semble coloré ». Nous nous « laissons persuader » que ces
dernières appartiennent à la nature du corps alors qu’elles ne relèvent que de notre
« sentiment ».
18
sceptique quand celui d’Edimbourg l’utilise pour suspendre
toute assertion métaphysique sur ce qui dépasse les
perceptions.
Au début de Du corps, Hume a pu lire un passage qui
fait étrangement écho à la prudence sceptique :
Je ne peux commencer la philosophie naturelle (comme je l’ai
déjà montré) que par privation, c’est-à-dire qu’en feignant que le
monde soit annihilé. Mais si on suppose une telle annihilation
des choses, on peut peut-être demander ce qu’il resterait pour un
homme quelconque (que j’excepte seul de cette universelle
destruction des choses) à considérer comme sujet de la
philosophie ou même seulement du raisonnement, ou à quoi
donner un nom pour raisonner. Je dis qu’à cet homme il resterait
les idées du monde et de tous les corps que ses yeux avaient vus
ou que ses autres sens avaient perçus avant leur annihilation,
c’est-à-dire la mémoire et l’imagination de leurs grandeurs,
mouvements, sons, couleurs, etc., ainsi que leur ordre et leurs
parties ; toutes choses qui, bien que n’étant que des idées et des
phantasmes, accidents externes de celui qui imagine, n’en
apparaîtront pas moins comme extérieures et comme
indépendantes du pouvoir de l’esprit (Hobbes, De Corpore,
Opera Latina, chap.VII.1, pp. 81-82, trad. fr. Y-C Zarka, La
Décision métaphysique de Hobbes, pp. 36-37).
Toutefois, Hobbes emploie l’hypothèse de
l’annihilation du monde à des fins méthodologiques : point
de départ mettant en évidence la manière d’apparaître du
monde, elle incite à rechercher les causes naturelles de cette
apparition. Le but de Hobbes n’est pas de suggérer que notre
représentation pourrait ne correspondre à rien si Dieu,
omnipotent, le voulait, mais de mettre en évidence le
mouvement par lequel l’extérieur apparaît. Hobbes en vient
ainsi, dans Du corps, à concevoir que la spatialisation des
objets consiste à les situer dans un espace imaginaire
(spatium imaginarium).
Sans entrer dans le débat suscité par la question de
savoir si Hobbes est un sceptique qui s’ignore, un postsceptique ou un anti-sceptique, il suffira de noter que
19
l’hypothèse de l’annihilatio mundi loin de suspendre
l’application d’une méthodologie mécaniste, a pour fonction,
aux yeux de Hobbes, de la rendre possible1.
Hobbes nomme la représentation phantasme (fancy en
anglais, phantasma en latin), en écho à la phantasia
stoïcienne. L’inhérence mentale de la représentation et le fait
qu’elle soit un produit de l’imagination ont sans doute retenu
l’attention de Hume. Toutefois chez Hobbes, l’explication du
phantasme repose sur des thèses matérialistes et mécanistes
avec lesquelles Hume sera en rupture. Pour Hobbes, l’esprit
(mind) est un pouvoir corporel qui s’explique
mécaniquement. La conception ou le désir, par exemple, sont
différents mouvements suscités en réaction à un mouvement
provenant de l’objet sur le mouvement interne (ou conatus)
propre au corps humain. Cette action de l’extérieur vers le
mouvement interne est nommée impression par Hobbes.
Ainsi, la représentation paraît extérieure et semble revêtir
l’objet à distance de nous. Elle est en effet, selon Hobbes, un
mouvement venant du cœur en réaction au mouvement de
pression exercé par le mouvement de l’objet sur les nerfs
(éventuellement par un milieu intermédiaire tel que l’air). Ce
mouvement cérébral de projection est la réalité de
l’expérience que nous vivons et qui se découvre à nous, sous
l’hypothèse de l’annihilation du monde, comme image. Ainsi,
la sensation est « la représentation, l’apparition de quelque
qualité ou de quelque autre accident, d’un corps situé hors de
nous », et sa cause est une pression qui justifie de parler
d’impression :
[L]a cause de la sensation est le corps extérieur, ou objet, qui
presse l’organe propre à chaque sensation (Hobbes, Léviathan,
I.1, p. 11).
1 Cf. Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, coll. « Champs essais »,
2008, p. 157-169 et Gianni Paganini, Skepsis : le débat des modernes sur le scepticisme,
chapitre IV, Vrin, 2008, p. 171-227.
20
Lorsque Hume emploiera la notion d’impression, il
l’identifiera pour sa part à l’apparition sensible elle-même, et
suspendra toute enquête sur la cause de cette sensation. Il
ouvrira donc la porte à une lecture sceptique. Utiliser ce
terme, impression, c’est pour Hume, faire écho au débat
antique sur le sens de la phantasia sans exclure qu’il n’y ait
rien à l’extérieur de l’impression. En écartant toute
considération sur la causalité de l’impression identifiée à
l’apparence, Hume refuse en effet d’expliquer les opérations
de l’esprit par la mise en branle d’une pression ; il refuse
donc de présupposer que la sensation est sensation d’une
chose extérieure qui la cause.
Hobbes mobilise certes des arguments sceptiques,
hérités de Sextus, lorsqu’il dit, dans les Éléments de loi
naturelle comme dans le Léviathan que les images varient
selon les maladies, les distances ou la réflexion de la lumière,
si bien qu’elles ne peuvent pas appartenir à l’objet lui-même
et doivent être inhérentes au corps percevant. Mais d’un point
de vue ontologique, il considère que la sensation est un
mouvement des nerfs au cerveau qui prolonge le mouvement
d’impression physique. Hume pour sa part utilise la notion
d’impression pour désigner un fait mental, une sensation ou
une passion, sans rien présumer de sa cause ni de sa
matérialité. Il ne prétend pas connaître ce qui l’engendre, ni
savoir si elle est produite matériellement ou si elle a une
origine immatérielle (spirituelle ou divine). L’impression est
chez Hume un fait mental originel dont la raison et la cause
sont ignorées.
L’idéalisme attribué au cartésianisme
À la fin du XVIIe siècle, certains auteurs prétendent
que le cartésianisme contient en germe une argumentation
idéaliste et sceptique : puisque, d’après les cartésiens, l’âme
est immatérielle et que les idées « ne sont que des façons
21
d’être de mon âme », nous ne percevons immédiatement que
des idées.
C’est d’abord la question de la ressemblance qui est
manifestement aporétique dans une ontologie dualiste.
Correspondant de Leibniz et critique de Malebranche, Louis
Simon Foucher développe notamment l’argument suivant :
ou bien une idée représente une chose parce qu’elle lui
ressemble – et alors on ne voit pas comment une idée,
immatérielle, peut représenter une chose matérielle ; ou bien
une idée représente une chose sans lui ressembler – et alors
tout peut représenter n’importe quoi. Dans ce dernier cas la
différence entre fiction et conception intellectuelle disparaît
aussi – chacune pouvant représenter quelque chose 1 . Les
idées claires et distinctes de l’étendue matérielle (idée de
figure, de grandeur ou de mouvement) n’offrent pas moins de
raison de douter de l’existence de leur objet, que les idées
confuses d’odeur ou de saveur.
Dans l’article du Dictionnaire historique et critique
publié en 1696, Pierre Bayle, qui a lu Foucher, montre quelle
réactivation sceptique découle d’une telle lecture du
cartésianisme.
Chacun de nous peut bien dire, je sens de la chaleur à la présence
du feu ; mais non pas, je sais que le feu est tel en lui-même qu’il
me paraît. Voilà quel était le style des anciens pyrrhoniens.
Aujourd’hui la nouvelle philosophie tient un langage plus
positif : la chaleur, l’odeur, les couleurs, etc. ne sont point dans
les objets de nos sens ; ce sont des modifications de mon âme ; je
sais que les corps ne sont point tels qu’ils me paraissent. On
aurait bien voulu en excepter l’étendue et le mouvement mais on
n’a pas pu ; car si les objets des sens nous paraissent colorés,
1 Malebranche, en réalité, distingue dans la perception ce qui est en nous une
modification de notre esprit (le sentiment) et l’objet représenté, l’idée, qui n’est pas un mode
de notre esprit mais est en Dieu. Foucher ne fait pas cette distinction et lit le cartésianisme
comme un idéalisme, c’est-à-dire comme portant en germe la thèse selon laquelle nous ne
pouvons percevoir que des modifications de notre âme appelées idées. Cf. L. S. Foucher,
Critique de La Recherche de la vérité, 1785, p. 20 et 45.
22
chauds, froids, odorants, encore qu’ils ne le soient pas, pourquoi
ne pourraient-ils point paraître étendus et figurés, en repos et en
mouvement, quoiqu’ils n’eussent rien de tel 1 ? Bien plus, les
objets des sens ne sauraient être la cause de mes sensations : je
pourrais donc sentir le froid et le chaud ; voir des couleurs, des
figures, de l’étendue, du mouvement, quoiqu’il n’y eût aucun
corps dans l’univers. Je n’ai donc nulle bonne preuve de
l’existence des corps (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et
critique, article PYRRHON, Remarque B, Slatkine Reprint,
Genève, 1969, tome XII, p. 102).
Descartes tenait les qualités du mouvement et de
l’étendue, telles la figure ou la grandeur, pour claires et
distinctes. On sait quel usage Locke fera également de la
distinction entre qualités premières et qualités secondes. Or
Bayle récuse ici toute tentative pour exempter les qualités de
l’étendue matérielle, dès lors qu’avec la mise en doute
cartésienne de la sensibilité, le ver est dans le fruit : toutes les
qualités attribuées au corps doivent être considérées comme
des apparences subjectives. Un scepticisme indépassable,
beaucoup plus étendu et plus radical que les cartésiens ne
l’ont vu, découle donc de la philosophie moderne, d’après
Bayle. On peut affirmer, d’un point de vue épistémique, que
les idées ne nous font pas concevoir la nature des qualités
telle quelle. La subjectivation des apparences, devenue le
présupposé moderne fondamental, entraîne un scepticisme
ontologique : il est douteux que ces idées aient un objet
existant hors d’elles parce qu’elles ne sont que des modalités
de l’âme. La seule ontologie doit être idéaliste (réduite à la
seule affirmation de l’existence des idées).
De sa lecture de Bayle (attestée dès 1737), Hume
retiendra notamment que les qualités premières sont, tout
autant que les qualités secondes, des apparences
1 Bayle ajoute ici en note : « L’abbé Foucher proposa cette objection dans sa
Critique de la Recherche de la vérité : le Père Malebranche n’y répondit pas. Il en sentit
bien la force ».
23
indissociables de nos perceptions. D’autres arguments du
Dictionnaire historique et critique feront sur lui grande
impression. Nous aurons ainsi l’occasion de revenir sur les
arguments de l’article Zénon d’Élée portant sur l’espace et le
temps. Contentons-nous d’indiquer ici que Hume ne
développera pas le même scepticisme que Bayle, lequel
s’ingénie surtout à opposer des opinions savantes,
métaphysiques, théologiques, scientifiques ou qui passent
pour telles. En outre, les apories de Bayle laissent place à un
fidéisme, au moins de façade, où l’infirmité de la raison
conduit à s’en remettre à la foi1. Au contraire, comme nous le
verrons, chez Hume le scepticisme le plus grave (le moins
susceptible d’être résolu) découle d’une opposition entre les
principes réguliers de la raison naturelle ; et loin de voir en la
foi un recours, Hume a soin d’empêcher qu’une récupération
fidéiste en soit faite (voir TNH I.II et notre commentaire
infra).
Le fidéisme de Pascal
Parce qu’elle est fidéiste, la philosophie de Pascal ne
saurait davantage fournir une réponse suffisante à la défiance
sceptique, selon Hume. L’impuissance et la contradiction de
la raison naturelle sont pourtant bien avérées par Pascal.
D’après lui, en effet, dogmatisme et scepticisme s’opposent
dans une controverse impossible à trancher. La raison
naturelle argue d’un côté, qu’elle est de bonne foi et sincère
(elle se fait dogmatique), et d’un autre côté, qu’elle ne peut
rien prouver (elle se fait pyrrhonienne). Ce faisant elle se
heurte d’une part aux raisonnements sceptiques qui ruinent le
dogmatisme, et d’autre part à la nature qui lui impose malgré
tout ses croyances naturelles. Elle est donc impropre à
procurer une véritable connaissance de soi.
1 Bayle peut ainsi dire dans l’article PYRRHON, que « sentir l’infirmité de la
raison » (p. 105) ne laisse qu’à « atten[dre] de Dieu la connaissance de ce que nous devons
croire et de ce que nous devons faire » (Dictionnaire, p. 106).
24
Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les
pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatiques. Que
deviendrez-vous donc, ô hommes qui cherchez quelle est votre
véritable condition, par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez
fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune.
Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vousmême. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature
imbécile : apprenez que l’homme passe infiniment l’homme, et
entendez de votre maître votre condition véritable que vous
ignorez. Écoutez Dieu (Pascal, Pensées, Lafuma 131,
Brunschvicg 434, Sellier 164).
Au lecteur qui pourrait trouver dans le début de cette
citation un écho rétrospectif à la position de Hume (et en
particulier au dernier paragraphe du TNH I.IV.1), la fin du
texte apporterait la mise au point de rigueur. Fondant la
connaissance de soi sur la foi, Pascal conduit à une
anthropologie apologétique à laquelle Hume sera fort
étranger. Ainsi, se connaître soi-même, chez Pascal, c’est se
reconnaître misérable lorsqu’on se détourne de Dieu et savoir
que sa seule félicité est en Dieu ; dans l’ignorance de cela, le
scepticisme est l’état de la raison humaine qui se reconnaît
déficiente, le dogmatisme celui de la raison humaine
présomptueuse. Chez Hume, c’est la philosophie
expérimentale naturelle qui procure une connaissance de soi,
à condition certes d’être repensée au travers des réquisits
d’une science sceptique.
Le rationalisme de Leibniz
Le risque idéaliste porte sur l’existence des corps et
de la matière étendue et il fait planer le doute sur la
pertinence de la science moderne. Toutefois, une réponse
possible, explorée à l’époque classique, consiste à montrer
que la connaissance n’est pas vidée de son sens en ne portant
que sur des idées. Locke et Leibniz l’ont chacun défendu en
empruntant des voies différentes. Dans une correspondance
que Leibniz entretient avec Louis-Simon Foucher autour de
1675, il lui concède que tant qu’on n’aura pas découvert la
25
raison d’être des phénomènes (qui est aussi la raison de leur
ordre), c’est-à-dire découvert « pourquoi les choses sont de la
manière qu’elles apparaissent », ce qui approcherait fort de la
« vision béatifique de Dieu », le doute idéaliste restera
possible. Mais il insiste néanmoins sur le fait que les
phénomènes réels apparaissent avec une certaine cohérence,
laquelle précisément ne peut être sans raison ni cause :
Car dans le fond toutes nos expériences ne nous assurent que de
deux [vérités], savoir qu’il y a une liaison dans nos apparences
qui nous donne moyen de prédire avec succès des apparences
futures ; l’autre que cette liaison doit avoir une cause constante
(Leibniz, Lettre à Foucher de 1675, in Discours de métaphysique
et autres textes, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 87).
Ainsi, la réponse leibnizienne à l’argument du rêve
consiste à dire qu’à défaut de connaître la cause première des
apparences, on peut tout de même affirmer qu’il y a un ordre
et qu’il y a une origine de ces apparences. La fin de la lettre
insiste sur le fait qu’on peut avoir une certitude, outre la
certitude démonstrative sur les vérités nécessaires, qui porte
sur les faits : une certitude morale. Plus tard dans « Comment
distinguer les phénomènes réels des imaginaires ? » Leibniz
complète sa réponse à Foucher en présentant trois « indices »
qui permettent de reconnaître les phénomènes réels : leur
vivacité, leur diversité et leur congruence. La vivacité (que
Descartes avait déjà relevée dans la sixième Méditation, AT
60) renvoie à l’intensité de la présence des phénomènes réels.
Hume y verra l’unique trait de la crédibilité, quand Leibniz
en fait qu’un critère parmi d’autres. Ces indices, certes non
démonstratifs, procurent selon ce dernier une certitude
morale (c’est-à-dire probable) en faveur de la réalité d’un
phénomène dès lors qu’ils sont convergents1.
1 Leibniz, « Comment distinguer les phénomènes réels des imaginaires ? », in
Op. cit., p. 194. Hume rendra hommage à Leibniz, dans l’Abrégé, pour son traitement des
probabilités.
26
Qu’il y ait ou non une réalité par-delà les
phénomènes, il est possible, selon Leibniz, de dégager, dans
le champ phénoménal des lois, des rapports rationnels, des
proportions. Dans cette perspective, le scepticisme perd son
importance épistémologique et semble, pour le dire dans
l’anglais de Hume, pointless. Mais qu’il en vienne à
soupçonner, comme chez Hume, que les régularités ellesmêmes ne sont qu’apparentes et à tenir les relations causales
pour des conjonctions fortuites, et il aura alors une nouvelle
portée.
Les évidences de la raison selon Locke
De son côté, Locke donne une réponse différente au
problème de la connaissance, qui, par définition, ne porte que
sur des idées. Au tout début du quatrième livre de l’Essai
concernant l’entendement humain, Locke définit la
connaissance comme la perception de la conformité de nos
idées. Lorsque la perception de la conformité entre deux
idées se fait immédiatement, elle est intuitive. Lorsqu’elle se
fait par l’intermédiaire d’autres idées, elle est démonstrative.
Enfin, percevoir la conformité de nos idées à l’existence des
« être finis extérieurs à nous », c’est en quoi consiste la
connaissance sensible (Essai, IV.II).
Or, à propos de la définition de la connaissance,
Locke en vient à poser un problème touchant à la vivacité
(Essai, IV.IV.1) : si la connaissance consiste à percevoir des
idées, est-ce à dire que pour être supérieur aux autres en
connaissance, l’esprit doit avoir plus d’idées ou encore que
ses idées doivent être plus vives (lively) ? S’il faut répondre
par la négative, d’après Locke, c’est parce que l’étendue de la
connaissance dépend non du nombre des idées, mais de la
capacité à percevoir de justes convenances entre elles ; et
parce que la vivacité n’est pas un critère suffisant pour
27
distinguer la fantaisie de la connaissance 1 . La vivacité
caractérise la façon dont l’idée se présente à l’esprit et qui
nous fait penser qu’elle correspond bien à une existence
actuelle 2 . Elle est un critère insuffisant pour dépasser
l’argument acataleptique qui fait valoir que dans le rêve, la
folie et les passions, nos idées peuvent être si vives qu’elles
se confondent avec de vraies sensations. Lorsque l’esprit juge
des choses selon la vivacité de ses idées, il s’en remet à un
sentiment passif sans développer les dispositions propres à
une véritable connaissance, c’est-à-dire sans chercher à
percevoir la conformité des idées3.
D’après Locke, conformément aux espèces de
connaissance mentionnées plus haut, cette conformité peut
être
perçue
ou
bien
intuitivement,
ou
bien
démonstrativement, ou bien encore par la perception sensible.
Elle peut aussi être simplement présumée ; et dans ce cas ce
n’est plus une connaissance au sens strict, mais une croyance.
Intuition, démonstration, perception sensible et jugement
probable fournissent donc des évidences permettant d’établir
la connaissance ou une juste croyance 4 . Ces évidences ne
1
Chez Locke comme chez Hume, la fantaisie (fancy) connote l’usage créateur et
arbitraire de l’imagination. C’est en ce sens qu’elle est à la source des fictions littéraires, par
exemple.
2 Une expression de nos jours a gardé trace de ce point : un souvenir vif nous fait
presque sentir à nouveau ce que l’on avait éprouvé par le passé.
3 Dans De la conduite de l’entendement humain Locke dira même que la vivacité
des idées (liveliness) peut être nuisible : elle retient l’attention de l’esprit, quand celui-ci
aurait besoin de considérer des idées plus abstraites (§9). Les idées mathématiques par
exemple ont l’avantage de développer une disposition cherchant à percevoir la conformité
des idées, tandis que la vivacité des idées est séductrice, plaisante, mais elle contente trop
facilement l’esprit (§7).
4
Chez Locke comme chez Hume plus tard, le terme anglais d’evidence pourrait
être traduit par le mot français preuve. Mais l’un et l’autre emploient le terme proof pour
désigner les idées intermédiaires de la démonstration. L’usage est donc de traduire evidence
par évidence plutôt que par preuve. Il rejoint un emploi en français, lorsque nous disons, par
exemple, qu’il y a des évidences en faveur de telle culpabilité, telle interprétation, telle
thèse. Remarquons qu’il peut y avoir des évidences opposées, en faveur de thèses contraires.
C’est également le cas chez Hume, où l’évidence apportée par un témoignage, par exemple,
peut s’opposer à l’évidence procurée par l’expérience propre (cf. notamment EEH X).
28
sont pas liées à la vivacité des idées, et nous sont procurées
par des opérations mentales absolument différentes des
associations d’idées. Car les associations d’idées sont des
liens fantaisistes que nous avons pris l’habitude faire sans
percevoir la convenance ou disconvenance que la raison
devrait établir (Essai, II.33). En outre, la conviction de Locke
est qu’une philosophie de l’esprit doit tenir pour admis que
certaines de nos idées sont bien à propos du réel, de sorte que
les convenances perçues nous instruisent aussi sur les
choses1. Il a pu, malgré tout, donner à ses contemporains –
tels Stillingfleet ou Henry Lee – le sentiment qu’il écartait
par pétition de principe un scepticisme auquel il ouvrait
pourtant la porte2. Comme nous le verrons, l’insatisfaction de
Hume à l’égard de ces différents points, engageant à ses yeux
un traitement contestable de l’idée de pouvoir et de la logique
du probable, conduira à la troisième partie du Traité de la
nature humaine.
L’immatérialisme de Berkeley
La solution donnée par Berkeley au problème du
scepticisme fit forte impression sur Hume, non pas tant,
toutefois, en tant qu’elle réfutait le scepticisme, mais en tant
qu’à son corps défendant, elle lui donnait de nouvelles armes.
Les concepts et les thèses de Berkeley servent dans le Traité
une intention contraire à leur sens original, celle la science
sceptique. Pour l’apercevoir, il faut d’abord comprendre leur
sens anti-sceptique chez Berkeley.
Ce dernier part de la même thèse que Locke, à savoir
que nous ne connaissons et contemplons jamais que nos
propres idées. Mais il demande de ne pas distinguer la chose
1 D. Forest, « L’existence des choses hors de nous comme objet de connaissance :
Locke, Essay, IV, XI », Revue philosophique, n°4, 2003, p. 421-433.
2 Ph. Hamou, « Locke : de quelle étoffe est le ‘voile des idées’ ? », in La voie des
idées, dir. K. Ong-Van-Cung, CNRS éditions, 2006, p. 143-161.
29
de l’idée, afin de dissoudre le problème sceptique. La
connaissance des choses est incompréhensible si ces choses
sont séparées des idées ; il faut donc, selon lui, identifier les
idées aux choses.
La supposition que les choses sont distinctes des idées supprime
toute vérité de la chose, et par suite conduit à un scepticisme
universel, puisque nous ne connaissons et ne contemplons jamais
que nos propres idées (Berkeley, Notes philosophiques – Carnet
A, 606, in Œuvres, PUF, vol. I, p. 104).
Pourquoi alors ne pas substituer systématiquement le
mot idée au mot chose ? Berkeley s’en explique en soulignant
que le risque « serait de prouver que les esprits ne sont rien »
(Notes philosophiques – Carnet A, 872). Il y a, en effet, deux
sortes d’êtres selon Berkeley : les idées, passives et perçues,
et les esprits, actifs et non perçus (mais signifiés). Précisons
que les idées que sont les choses dépendent non de nos
esprits, mais de la volonté de Dieu et sont perçues par son
esprit infini (DHP, Deuxième dialogue). Ainsi, une idée n’est
pas, chez lui, une modalité de mon âme. Ce serait déjà un
point permettant de nuancer l’interprétation qui y verrait une
ontologie idéaliste (car les idées ne sont pas les seuls êtres, et
les choses ne sont pas les produits fantasmés de nos esprits1).
Mais ce n’est pas tout. Berkeley procède certes à une
double réduction : les objets de la connaissance ne sont que
ce qui est perçu par nos sens (des collections de qualités
perçues par nos sens) ; et ce qui est perçu par nos sens, ce
sont des idées, qui ne dépendent donc pas de notre volonté.
Les discussions qui ont animé la période classique suffisent à
montrer que ce n’est pas sans raison que Hume peut être
séduit par l’identification de la perception (ou « idée », dans
le vocabulaire de Berkeley) à la chose : les questions sur le
1
Dans ses Notes philosophiques, Berkeley exclut donc que sa réduction fasse de
la chose « un pur fantasme » (sic, Carnet A, 807, « fantasme » renvoie au sens sceptique
d’une image illusoire ici).
30
rapport de causalité, de ressemblance ou de conformité, ou
encore de correspondance entre la perception et la chose
tombent d’elles-mêmes1. Mais il faut préciser le sens de ce
geste effectué par Berkeley : à l’inverse d’une idéalisation du
réel, son intention est d’opérer une réification de nos idées
afin de combattre le scepticisme à la racine2. Lorsque Hume,
pour sa part, décide de ne traiter que des perceptions sans
rien présumer de leurs causes et sans supposer qu’elles
ressemblent à des objets séparés, il répète pour partie le geste
berkeleyen. Mais il lui donne un tout autre sens, assumant
pleinement une ignorance ontologique3.
Deux points de rupture sont particulièrement notables.
L’identification entre perception et chose est, d’après
Berkeley, propre à donner un sens ontologique consistant aux
expressions réalistes employées par le langage commun.
Hume, pour sa part, remarquera que cette identification ne
suffit pas à comprendre la croyance commune en l’existence
des corps perçus. En effet, non seulement, dans une
perception sensible, l’on croit en l’existence d’un objet perçu
mais l’on admet encore que cet objet perçu continue d’exister
malgré l’interruption de nos perceptions (TNH, I.iv.2).
Croire en une existence continue et séparée de la perception,
telle est la caractéristique de la croyance sensible que Hume
se mettra en demeure d’expliquer, comme nous le verrons.
En outre, chez Berkeley, l’identification entre perception et
chose s’accompagne du souci d’éviter toute confusion
ontologique entre fiction et réalité – c’est notamment la
raison pour laquelle il refuse de faire de la vivacité le seul
critère de distinction entre idée fictive et idée sensible. Le
système que Hume développera, au contraire, s’en remet à la
1
Principes de la connaissance humaine, § 8 à 10.
2
R. Glauser, Berkeley et les philosophes du XVIIe siècle, Mardaga, 1999.
3
Par « ignorance ontologique », nous entendons ici notre ignorance sur ce qui
peut ou non être dit être par-delà les apparences.
31
vivacité comme à la seule marque de distinction et admet la
possibilité d’une indiscernabilité ontologique entre fiction et
réalité sensible.
Envisageons ce dernier point de rupture. Berkeley est
attentif à la distinction entre les idées fictives et les idées
sensibles. Il avance pour critère distinctif de nos sensations,
des traits déjà remarqués par Descartes, Leibniz ou Locke :
leur vivacité et leur régularité. Toutefois, il a conscience que
ces critères seraient insuffisants à les distinguer des fictions
s’il n’ajoutait un troisième trait : les sensations sont « moins
dépendantes à l’égard de l’esprit (spirit) ou de la substance
pensante qui les perçoit en ce qu’elles sont produites par la
volonté d’un autre esprit (spirit), plus puissant » (Principes
de la connaissance humaine, § 33, in Œuvres, PUF, 1985,
p. 335) 1 . L’existence des sensations résulte d’une action
divine, dont elles sont les signes, alors que les fictions sont
produites par l’activité de l’esprit humain. Cette démarcation
métaphysique est supprimée par Hume en raison de la
critique de la causalité que nous examinerons plus loin.
Le principe de Berkeley selon lequel être, c’est être
perçu ou percevoir n’est-il pas paradoxal2 ? Il signifie que les
choses existent en tant qu’elles sont perçues et que les esprits
existent en tant qu’ils perçoivent et agissent. Or, concernant
les choses à tout le moins, réduire leur être à un être perçu
n’est-ce pas contraire au réalisme universellement reconnu
par les hommes ? En réalité, Berkeley montre qu’une analyse
du langage commun confirmera l’identification entre être et
être perçu, et, s’il admet néanmoins que la thèse selon
laquelle les objets sont des idées perçues par Dieu s’écarte du
sens commun, il prétend que cet écart permet de mieux le
1 L. Jaffro, « Sensation et imagination : Berkeley et la ‘différence perçue’ », in
Ressemblances et dissemblances dans l’empirisme britannique, dir. G. Brykman, Université
Paris 10-Nanterre, Le Temps philosophique 6 (1999), p. 71-91.
2
Notes philosophiques, 429.
32
retrouver. La phrase « la table existe » est un propos de
philosophe qui ne peut avoir de sens, nous dit Berkeley,
qu’en le reconduisant au sens de propos communs, tels « je
vois la table, je la sens »1. Et c’est pourquoi Berkeley énonce
son principe ontologique fondamental en termes latins (« esse
est percipi ») : il indique par là le statut philosophique de
cette déclaration. Toute ontologie doit donc permettre de
continuer à « parler avec le vulgaire ». C’est la raison pour
laquelle, dans les Dialogues entre Hylas et Philonous, la
critique de la matière porte sur la supposition philosophique
que les qualités perçues ont un support distinct de toute
substance pensante, et non sur l’usage commun du mot
matière. Berkeley pense qu’à la source du scepticisme
moderne, il y a l’hypothèse philosophique d’une double
existence : d’un côté, celle de la perception et de l’autre, celle
de la chose subsistant « hors de l’esprit », c’est-à-dire de
façon « non perçue » (PCU, I. § 86-87). Or Hume montrera
qu’à la source de cette hypothèse philosophique, qui certes ne
résout rien, il y a une contradiction de la croyance naturelle :
il n’y a nulle évidence en faveur d’une existence au-delà de
nos perceptions, pourtant nous croyons naturellement – c’est
un fait – en une existence continue et indépendante malgré
l’interruption de nos perceptions (TNH, I.IV.2)2.
En outre, l’immatérialisme de Berkeley semble ouvrir
la voie à d’autres scepticismes, en donnant prise à de
nouvelles questions : puisque nos perceptions sont
changeantes, comment dire qu’il y a un seul et même objet
pour moi, et un seul et même objet pour tous ? Comment est-
1 Cf. DHP, Deuxième dialogue, p. 140-141 et Principes de la connaissance
humaine, Partie I, § 3.
2
Il y a une contradiction, nous le verrons, parce que l’expérience devrait nous
faire conclure que ce que nous prenons pour l’objet de nos perceptions n’est que leur
contenu mental. La croyance perceptive est donc contraire aux principes expérimentaux
qu’elle suit par ailleurs. Et la réflexion sur ce point introduit un conflit de vivacité, chez
Hume.
33
il possible d’établir ces « collections » qui constituent des
objets : une telle collection est-elle une simple rhapsodie
d’éléments disparates associés ou reliés (connected), et sinon
selon quel principe de totalisation, de rassemblement et
d’unité peut-elle s’opérer ? Les analyses de Berkeley
reposent sur la communicabilité avec autrui, et les régularités
dont on fait l’expérience dans nos perceptions – en particulier
la régularité du rapport que l’on peut faire entre perception
tactile et perception visuelle – régularités produites par Dieu.
Mais une fois encore, s’il s’avérait que les régularités
n’étaient que des effets apparents de notre fonctionnement
mental, la possibilité de dégager des lois se trouverait
compromise. Et l’explication de notre perception sensible
n’en serait pas moins affectée que la connaissance de la
nature en général.
34
3. LES IMPASSES DE LA PHILOSOPHIE MODERNE EN MORALE
Lorsque Hume conçoit le Traité de la nature
humaine, il envisage initialement deux parties. La première, à
laquelle le premier livre est consacré, devra expliquer les
opérations de la connaissance en évitant les écueils des
réponses jusqu’alors données au scepticisme. Proposant une
science sceptique de l’entendement, Hume refuse
d’emprunter les voies aperçues à l’instant : l’approche
matérialiste et mécaniste de Hobbes, l’option fondationnaliste
cartésienne, le fidéisme inspiré de Pascal, et toute forme de
rationalisme – que ce soit une ontologie qui définit le réel par
sa rationalité (Leibniz), ou une théorie de la connaissance qui
présuppose que les évidences reconnues par la raison sont des
fondements de connaissance (Locke) – ou bien encore toute
espèce
d’ontologie
théiste
(telle
l’immatérialisme
apologétique de Berkeley). Quant au second versant du projet
initial de Hume, qui occupe le second livre du Traité, il a
pour objet les passions. Il faut maintenant repérer les sources
principales d’insatisfaction à l’égard de la philosophie
moderne qui ont poussé Hume à prendre la plume en la
matière.
À l’ouverture du second livre du Traité, l’horizon
d’attente d’un lecteur du XVIIIe siècle est constitué par deux
espèces d’ouvrages : ceux qui développent une science des
passions en préalable à un système d’éthique ou de politique,
et les œuvres des moralistes qui prétendent décrire les causes
passionnelles des conduites humaines en société. Hobbes,
Descartes et Spinoza sont les grands noms du premier genre,
35
quand La Rochefoucauld, Pascal, Mandeville ou Shaftesbury
représentent quelques grandes contributions au second genre.
Tout en faisant écho à ces deux styles, Hume n’embrasse
entièrement aucune de leurs approches. Il présente bien une
classification des passions selon leurs causes, comme en
exposent les grands traités consacrés à la définition des
passions 1 , mais sans examiner l’action causale dont la
passivité de la passion serait l’envers. Et il ne vise ni à tirer
immédiatement un principe éthique pour bien vivre ou vivre
heureux, ni à fonder en raison une théorie politique du vivre
ensemble. Par ailleurs il ne s’en tient pas à la simple
description circonstanciée des conduites humaines
historiques ou sociales que présenterait un tableau moraliste,
puisqu’il dégage les principes par lesquels les passions sont
engendrées dans diverses circonstances de la société. C’est
pourquoi, au delà d’une description des mœurs sociales, il
« entreprend de découvrir [la] circonstance commune »,
c’est-à-dire le principe, par où des objets aussi divers que le
bel esprit, le courage », le maniement de l’épée, « les
relations » et la richesse peuvent engendrer de l’orgueil (si
j’en suis le détenteur) ou de l’amour (si autrui en est le
détenteur) (Abr., p. 47-48).
Les raisons de ce double pas de côté sont à la fois
méthodologiques et philosophiques. La méthodologie des
passions du livre II tire en effet les leçons de la critique de la
causalité menée au livre I. Or la connaissance causale des
passions donne lieu, chez Hobbes, Descartes ou Spinoza, à
des définitions génératives (présentant la façon dont une
passion est engendrée) qui présupposent une conception de la
causalité matérialiste (Hobbes), en partie mécaniste
(Descartes) ou bien encore nécessitariste (Spinoza). Hume
rompt, lui, avec toute considération métaphysique sur l’action
1 Citons, par exemple, le chapitre IX des Éléments de la loi naturelle ou le
chapitre 6 du Léviathan de Hobbes, le Traité des passions de l’âme de Descartes ou encore
les troisième et quatrième parties de l’Éthique de Spinoza.
36
causale du corps conçue comme l’envers de la passion de
l’âme (Descartes), et avec toute philosophie du conatus
(Hobbes, Spinoza). À cet égard, dans le Traité, l’ordre de la
classification des passions est éloquent. Chez Hobbes ou
Spinoza, toute passion est engendrée par le désir fondamental
(ou conatus), si bien qu’elle se définit à partir de lui. À
l’inverse, dans le second livre du Traité, Hume commence
d’emblée par traiter des passions qui ne se définissent pas par
le désir, à savoir l’orgueil, l’humilité, l’amour et la haine,
passions que Hume qualifie d’indirectes. Le traitement du
désir et des autres passions directes (aversion, crainte, espoir,
etc.) est différé à la fin du livre II. En outre, Hume ne cherche
pas tant à présenter une taxinomie en genres et en espèces
séparés qu’à décrire les processus de transfusion d’une
passion en une autre, d’excitation des passions entre elles et
finalement de renforcement et d’affaiblissement mutuels ;
c’est l’œuvre d’une dynamique passionnelle, laquelle, à
l’instar de la dynamique newtonienne, ne s’interroge pas sur
l’essence de cette force mais observe son exercice.
Mais la rupture ne s’arrête pas là. Quand bien même
les philosophies des passions avancées par Hobbes, Descartes
et Spinoza professent de comprendre et connaître les
passions sans les juger moralement (les approuver ou les
condamner), elles ont pour but de donner les moyens d’un
gouvernement de soi. Or cette idée même présuppose deux
thèses : d’une part, la possibilité d’un contrôle implique que
la nécessité par laquelle les passions sont produites soit
compatible avec une forme de liberté ou de libération, et
d’autre part, la maîtrise procurée par la connaissance des
passions doit donner à la raison un pouvoir au moins indirect
sur elles en jouant sur des principes de compensation ou de
réorientation. Les descriptions des moralistes rejoignent ce
dernier présupposé lorsqu’elles montrent qu’à l’origine de
toutes nos conduites, y compris les plus vertueuses, les plus
sociales ou les plus respectueuses des lois, il y a un intérêt
37
qui choisit de supporter une frustration immédiate pour
l’obtention d’une satisfaction sociale à plus long terme (que
ce soit l’honneur, la richesse ou la concorde). Or, comme
nous allons le voir, Hume rejette ces deux thèses et pense
qu’elles font obstacle au développement d’une théorie exacte
sur les passions autant qu’à ses prolongements éthiques et
politiques.
En somme, les moralistes n’ont pas mené
l’indispensable enquête sur les principes communs à l’œuvre
des passions dans leur variété sociale, et les philosophes
modernes de la nature humaine, malgré le vœu d’une science
descriptive des passions, n’ont pas assez interrogé la
causalité même. Ce concept les a ainsi conduits à une
controverse métaphysique sur la question de savoir si nos
actions volontaires sont libres ou nécessitées. Ils ont en outre
adopté un rationalisme indu sur la question de la motivation
en prétendant que la vertu ou le bonheur résidait dans le
contrôle des passions par la raison. Enfin, il faut ajouter un
dernier point, qui n’est pas explicite dans le second livre du
Traité mais que le troisième livre invite à considérer : ces
auteurs ont développé des positions éthiques ou politiques
sans disposer d’une juste théorie de l’appréciation morale.
C’est ce que fait apparaître le reproche adressé plus
généralement dans le livre III à tous les philosophes ou
moralistes cherchant à fonder le jugement moral sur des
vérités rationnelles, sur un ordre métaphysique définissant un
sens de la « convenance » et du « raisonnable », ou encore
sur un intérêt personnel dérivé du désir naturel. Dans ce qui
suit nous montrerons pourquoi ces trois points sont trois
impasses aux yeux de Hume.
La controverse sur la liberté et la nécessité
Hume a conscience des attentes de son lecteur sur le
chapitre du libre-arbitre et de la nécessité. Dans l’Abrégé
qu’il donnera des deux premiers livres, afin d’en faire la
38
promotion, il mettra en avant ce point comme susceptible de
retenir l’attention du public. Or, avant que Descartes et
Spinoza ne deviennent les figures d’une controverse
renouvelée, ce sont les discussions autour de la philosophie
de Hobbes qui ont fixé, en terre britannique comme plus
largement en Europe, les termes du débat que Hume, pour sa
part, prétend réduire à une querelle de mots.
Hobbes est, en effet, nécessitariste : rien n’existe,
selon lui, qui n’ait une cause, de sorte que la cause première
elle-même, sans laquelle le monde n’existerait pas, existe
nécessairement et par sa propre puissance. Tout ce qui existe
dans le monde est dans cette perspective l’effet nécessaire de
causes antécédentes découlant nécessairement de l’action de
cette cause première (que les hommes nomment Dieu).
L’action humaine est elle-même l’effet nécessaire d’un désir
particulier, défini comme le commencement du mouvement
vers un objet conçu comme plaisant. Et ce commencement de
mouvement est à son tour l’effet de la conception de l’objet
sur le mouvement vital qui tend à se conserver (conatus) car
l’objet plaisant alimente le mouvement vital, alors que l’objet
douloureux l’entrave. Ainsi la délibération n’est pour Hobbes
que l’alternance de désirs nécessaires, et la volonté est le nom
du dernier désir qui, précédant l’action, la cause 1 .
Développée dès les Éléments de la loi naturelle qui circulent
sous le manteau à partir de 1640 et reprise dans le Léviathan
publié en 1651, cette position est âprement discutée. Elle est
en particulier réfutée par l’Évêque de Derry, John Bramhall
(1594-1663), lequel se fait l’interlocuteur de Hobbes dans
« la controverse sur la liberté et la nécessité ». Bramhall
pense 1/ que la conception de Hobbes contredit la « vraie
liberté », c’est-à-dire celle des hommes « qui auraient pu
agir autrement s’ils l’avaient voulu », 2/ qu’elle ruine la
1
Les désirs naissent nécessairement de l’action plaisante ou déplaisante des corps
sur nous. Et la délibération ne consiste que dans la succession d’un désir par un autre, selon
Hobbes.
39
responsabilité (notamment la responsabilité adamienne du
péché), de telle sorte 3/ que louange et réprobation,
récompense et blâme deviennent vains et injustes, et 4/ que
cela a pour conséquence l’impiété et la négligence des
devoirs religieux1.
Sans renoncer à la possibilité de dire que les actions
volontaires sont, en un certain sens, nécessitées, Hume refuse
de céder à l’illusion que nous aurions toujours pu agir
autrement. Il écarte donc toute concession à la contingence,
telle que Leibniz cherchait à la ménager en concevant une
nécessité hypothétique 2 . Le problème est donc le suivant.
D’un côté, si l’action humaine est nécessitée, c’est la
responsabilité de nos actions, leur mérite et leur démérite, qui
semblent réduits à de vains mots. Si tel est le cas, la morale
(qu’il s’agisse de ses règles et maximes ou d’une philosophie
rendant raison de ces règles et maximes) ne s’en relève pas.
D’un autre côté, si l’action humaine n’est pas la conséquence
nécessaire de causes, c’est la possibilité même d’attentes
rationnelles, de prévisions des conduites, et plus largement
d’une science humaine qui semble compromise. La vie
collective aussi bien que l’histoire ou la politique, seraient
alors dépourvues de sens. Hume prétend dissoudre cette
1 Le texte d’une première confrontation entre Hobbes et Bramhall ayant eu lieu
en 1645 sous les auspices du Marquis de Newcastle est d’abord repris dans De la liberté et
de la nécessité publié en 1654, puis Bramhall ayant donné sa propre version de la discussion
en 1655, Hobbes lui répond à nouveau dans un texte intitulé Questions concernant la liberté,
la nécessité et le hasard en 1656. Cf. Thomas Hobbes, Les questions concernant la liberté,
la nécessité et la hasard, introduction, notes, glossaires et index par Luc Foisneau, Paris,
Vrin, 1999.
2 Leibniz publie à la fin de ses Essais de théodicée, des « Réflexions sur
l’ouvrage que M. Hobbes a publié en anglais, De la Liberté, de la Nécessité et du Hasard »
(GF, p. 374-385) où tout en accordant que l’action humaine est rendue nécessaire par un
ensemble de causes antécédentes, il corrige la position de Hobbes : selon Leibniz la
nécessité de l’action humaine n’est pas absolue comme Hobbes le prétend, mais
hypothétique ou conditionnelle (terme scolastique que Bramhall utilisait aussi bien), c’est-àdire que la chaîne des causes conduisant à l’action est elle-même suspendue au choix divin
entre mondes possibles. Ce que Leibniz cherche à maintenir par là c’est donc la contingence
des choses et des événements du monde créé : leur contraire n’impliquant pas contradiction,
ils ne sont pas nécessaires au sens absolus du terme selon lui.
40
controverse en montrant d’un côté, que la connexion
nécessaire entre l’intention (ou le désir) et l’action est
présupposée lorsque l’on croit en une responsabilité, et d’un
autre côté, que cette connexion n’est pas un lien
métaphysique mais seulement une opération mentale.
L’affirmation d’une connexion nécessaire revient seulement à
croire en une conjonction régulière entre intentions (ou
passions) semblables et actions semblables, ou encore à
croire à une intention (un désir) en présence d’une action –
sans présumer une causalité essentielle entre la motivation
affective et action.
L’impossible gouvernement des passions par la raison
Venons-en à la seconde thèse impliquée par l’idée
d’un gouvernement de soi, et contestée par Hume. Il s’agit du
principe rationaliste selon lequel la raison doit conduire nos
passions. Le terme de « rationalisme » peut s’appliquer à des
philosophies modernes très différentes en morale. Il peut
avoir un sens large et un sens étroit, selon que la raison
désigne notre faculté de connaître en général ou selon qu’elle
désigne la capacité intuitive et démonstrative qui établit des
relations entre idées. En outre, le rationalisme peut porter sur
la motivation morale aussi bien que sur l’appréciation
morale. Nous envisagerons en premier lieu un rationalisme
au sens large et qui porte sur la motivation morale. Il nous dit
que pour être moral ou agir moralement il faut se soumettre à
la raison. C’est le rationalisme que Hume discute dans le
deuxième livre du Traité, lorsqu’il traite des passions directes
telles que le désir (TNH II.III.3). Le rationalisme qui porte sur
l’appréciation morale est pour sa part critiqué au début du
livre III et prétend que le jugement de valeur par lequel on
reconnaît la vertu d’une action, d’une intention ou d’une
personne est établi par la seule raison. Ce rationalisme
devient étroit lorsque non seulement il affirme que la raison
est la faculté de motivation ou d’appréciation morale, mais
encore lorsqu’il lui attribue ce rôle fondamental parce qu’elle
41
opère des relations entre idées qui définissent des vérités
morales servant de règles d’action ou d’approbation. Ce
dernier rationalisme est plus spécifiquement ciblé par les
attaques de Hume au livre III du Traité (TNH III.I.1) et dans
l’Enquête sur les principes de la morale (EPM I et App.1).
Le rationalisme au sens large qui porte sur la
motivation morale est du point de vue de Hume
uniformément partagé par ceux qu’il nomme « les
métaphysiciens » (TNH II.III.3 et DP V). De l’image
platonicienne de l’attelage du Phèdre (246a) jusqu’à la
philosophie de Shaftesbury et Hutcheson, inspirée de la
théorie stoïcienne des passions, le gouvernement de soi qui
permet d’accéder à la tranquillité et la vertu est conçu comme
un gouvernement des passions par la raison, ou encore une
manière de soumettre nos passions à une règle rationnelle.
D’après Cicéron, la raison est la faculté naturelle par laquelle
nous percevons la loi de nature qui définit ce qui est
conforme à notre nature rationnelle et qui « appelle l’homme
à bien agir, par ses commandements » et « le détourne du
mal » 1 . Les théoriciens du droit naturel pensent pour cette
raison que la nature de l’homme est sociable parce que
rationnelle. Grotius tient qu’elle comprend deux principes
d’action, l’intérêt et la sociabilité, quand Pufendorf voit dans
la sociabilité un principe permettant de « mieux pourvoir à
ses intérêts » ; mais tous deux héritent du rationalisme
stoïcien sur ce point2. Ils admettent ainsi que la raison impose
une règle ou une loi dont la normativité est fondée sur un
ordre du monde, de la nature ou de la création, ordre qui doit
être respecté pour que chaque créature soit conforme à sa
nature et par là à son bien. C’est également un présupposé
partagé par les philosophes du sens moral Shaftesbury et
1
Cicéron, De Republica, LIII, chap. 22.
Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, I, I, § 10 et Samuel
Pufendorf, Droit de la nature et des gens, II, 3, § 18.
2
42
Hutcheson. Chez eux, le gouvernement de soi se fait par une
forme de régulation qui ne consiste certes pas à imposer une
obligation fondée sur une connaissance rationnelle, mais qui
vient de l’approbation que nous donnons aux affections
naturellement bienveillantes. Nous percevons, jugeons ou
apprécions qu’elles sont conformes à notre nature, laquelle
appartient à l’ordre des natures. La sociabilité et la moralité
font alors notre bien parce qu’elles accomplissent notre
nature en la mettant en harmonie avec celle des autres êtres
créés.
Aux yeux de Hume, le rationalisme touchant à la
motivation se heurte alors à plusieurs démentis attestés par
l’expérience. Le principal tient au fait que la raison seule ne
peut pas être motivante parce qu’elle est incapable de susciter
une quelconque émotion ou affection. Pour influencer notre
volonté (c’est-à-dire pour être motivé à agir), il faut pourtant
que nous soyons affectés ou émus en quelque manière, selon
Hume. La raison est la faculté par laquelle nous découvrons
l’existence des choses et établissons des connexions causales
entre elles. Ainsi, elle peut nous apprendre qu’un objet de
notre désir est présent ou que tel ou tel moyen permettra de
l’obtenir. Mais elle ne peut pas nous informer à elle seule
qu’un objet est désirable. Que des objets nous procurent tel
ou tel plaisir, tel ou tel malaise est ainsi un fait de nature
(« originel »), indépendant de la raison. C’est pourquoi aussi
le gouvernement des actions n’est jamais l’enjeu d’un conflit
entre la raison et les passions. Puisque la raison ne peut
jamais à elle seule produire une affectivité ou un état affectif,
en retour aucun état affectif ne saurait lui être contraire
comme tel. Hume a pour l’exprimer une formule frappante :
« la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions »
(TNH, II.III.3 §4). Elle dit à la fois l’impuissance de la raison
à soumettre les passions pour agir, et la vanité de toute quête
43
cherchant à le faire 1 . La nuance « et ne doit qu’être » ne
suppose pas que la raison pourrait de fait s’émanciper d’une
tutelle des passions et qu’il lui faudrait se contraindre à ne
pas le faire. En réalité, la raison n’en a pas la capacité. Cette
nuance signifie plutôt que les philosophes et les hommes du
commun ne doivent même pas chercher à faire prédominer la
raison car c’est un idéal qui n’a pas de sens.
La théorie rationaliste du jugement moral
À propos de l’appréciation morale, Hume dresse un
état des lieux précis dans le troisième livre du Traité. Parmi
les trois théories qu’il distingue, le rationalisme étroit portant
sur l’approbation morale est celle que Hume rejette le plus
entièrement (TNH, III.I.1).
Cette théorie suppose que nos jugements moraux sont
fondés sur des relations d’idées établies par la raison seule
(indépendamment de nos passions) et donc que la morale est
une science intuitive et démonstrative. Ralph Cudworth
(1617-1688), Nicolas Malebranche (1638-1715) et Samuel
Clarke (1675-1729) sont parmi les premiers (dira Hume dans
la seconde Enquête) à l’avoir adoptée. Chez tous, la
conviction que la raison peut découvrir les vérités morales
s’appuie sur un présupposé hérité pour partie des stoïciens et
pour partie de la théologie chrétienne, selon lequel le bien est
ce qui conforme à l’ordre rationnel, et le mal ce qui lui est
contraire. La seule différence porte sur la caractérisation de
cet ordre rationnel des choses : Malebranche pense qu’il
s’agit d’un ordre divin (non naturel), Clarke de rapports
nécessaires entre essences et Cudworth de relations entre
natures auto-formatrices indépendantes de la volonté de
1 La nuance et ne doit qu’être ne suppose pas que la raison pourrait de fait
s’émanciper d’une tutelle des passions et qu’il lui faudrait se contraindre à ne pas le faire. La
raison n’en a pas la capacité. Cette nuance signifie plutôt que les philosophes et les hommes
du commun ne doivent même pas chercher à faire prédominer la raison : c’est un idéal qui
n’a pas de sens.
44
Dieu1 . À ces auteurs on pourrait ajouter Joseph Butler qui
pense que dans tout jugement moral une convenance à
l’égard de la nature humaine est évaluée2. Là où Clarke juge
par exemple que la disconvenance est évidente entre
l’innocence et la punition, Butler envisage que la punition
d’un innocent est contraire à la nature humaine et qu’elle est
blâmée pour cette raison. Dire qu’il est mal de punir un
innocent, c’est donc dire que l’action ne convient pas. Et
d’après le rationalisme c’est en connaissant les propriétés
essentielles d’une chose et les relations qu’elle a avec une
autre (éventuellement avec les propriétés de la nature
humaine), que l’on sait ce qui convient et ce qui doit être.
Une telle position, aux yeux de Hume, prête le flanc à
plusieurs critiques. Elle opère un glissement de l’être au
devoir-être, qu’elle ne justifie pas ; elle se rend incapable de
comprendre que les préceptes moraux sont motivants, c’est-àdire que leur approbation nous incite ou nous oblige à agir ;
et inversement elle se heurte au fait que l’évaluation morale
d’un motif passionnel ne consiste nullement à apprécier une
quelconque vérité ou fausseté.
La première critique est exprimée à la fin de la
première section du livre III.
Dans chacun des systèmes de moralité que j’ai jusqu’ici
rencontrés, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède pendant
un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit
l’existence d’un Dieu ou fait des observations sur les affaires
humaines, quand tout à coup j’ai la surprise de constater qu’au
lieu des copules habituelles, est ou n’est pas, je ne rencontre pas
de proposition qui ne soit liée par un doit ou un ne doit pas. C’est
un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus
1 Nicolas Malebranche, Traité de morale (1684), I, 1 § 6 ; Samuel Clarke, A
Discourse Concerning the Unchangeable Obligations of Natural Religion (1706) ; Ralph
Cudworth, Treatise Concerning Eternal and Immutable Morality (1731, écrit vers 1660), I,
2 § 3.
2 Joseph Butler, Fifteenth Sermons preached at the Rolls Chapel (1726) et
Analogy of Religion (1736).
45
grande importance. Car, puisque ce doit ou ne doit pas expriment
une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire
qu’elle soit soulignée et expliquée, et qu’en même temps soit
donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à
savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite
d’autres relations qui en diffèrent du tout au tout (Hume, TNH,
III.I.1 § 27, p. 65).
Hume demande de toujours veiller, en philosophie
morale, à ne pas passer indûment et sans explication d’une
relation exprimée par la copule est / n’est pas à une relation
exprimée par les modaux doit / ne doit pas et il ajoute que
cette mise en garde suffit à détruire les systèmes rationalistes.
Contrairement à ce qu’une lecture kantienne rétrospective
pourrait laisser croire, dans ce passage Hume ne présuppose
pas de césure entre l’être et le devoir-être et il ne dit pas
explicitement que l’inférence de l’un à l’autre est impossible.
Il appelle seulement son lecteur à la vigilance devant les
arguments qui infèrent l’un de l’autre1. Or, d’après la critique
menée plus haut contre toute tentative de soumettre les
passions à la raison, il est clair que les seules prémisses
factuelles d’où une obligation pourrait être tirée seront des
propositions exprimant un rapport affectif. Car ce rapport est
fonction du plaisir ou du déplaisir qui le fait naître et est à la
source des jugements de valeur. La connaissance des rapports
entre les choses (à supposer qu’elle soit possible) ne saurait
donc être un motif suffisant pour agir conformément à elle.
Or reconnaître qu’un précepte ou une maxime sont moraux
n’est-ce pas reconnaître qu’il faut agir comme ils le
demandent ? Ainsi, juger de leur moralité c’est émettre une
appréciation qui suppose de reconnaître en eux un motif
d’agir – ce que la raison seule est selon Hume incapable de
faire.
1 Sur la soi-disant « loi de Hume » qui interdirait de déduire le devoir-être de
l’être, il y a eu une controverse bien résumée par A. MacIntyre dans Quelle justice ? quelle
rationalité ?, PUF, 1993, p. 334-335. Cf. également Vanessa Nurock, « Faut-il guillotiner la
loi de Hume ? » dans Lectures de Hume, Ellipses, 2009.
46
Clarke veut montrer qu’une action vertueuse est une
action que nous avons une raison d’accomplir sans avoir
besoin de sanction. Supposer que la raison est motivante lui
permet de rejeter la théorie qui verrait dans la motivation
morale un égoïsme suscité, par exemple, par la crainte d’un
châtiment ou l’attrait d’une récompense. Mais puisque rien
ne semble, dans une proposition rationnelle, inciter ou nous
obliger à agir, tournons-nous vers la position égoïste, qui
semble prêter une attention plus rigoureuse aux motivations
humaines.
La théorie égoïste de la motivation et de l’appréciation
Le constat que les actions humaines, y compris celles
qui sont considérées comme vertueuses et celles qui
participent au bien général de la société, procèdent d’une
motivation « égoïste » (selfish) c’est-à-dire de l’intérêt
personnel, de l’amour propre ou de l’ambition individuelle
est fait par des auteurs divers, bien connus des lecteurs
cultivés au XVIIIe siècle1. Ce sont d’abord les moralistes du
XVIIe siècle, tels La Rochefoucauld, et les auteurs influencés
par une anthropologie chrétienne, tels les Jansénistes français
Pascal et Nicole. D’autres auteurs, accusés de néo-épicurisme
par leurs adversaires, cherchent à développer une science de
1 La traduction de selfish par « égoïste » se justifie du fait que le terme
« intéressé » pourrait prêter à confusion. En effet, comme on va le voir, chez des auteurs de
la tradition stoïcienne, tels Shaftesbury, l’intérêt n’est précisément pas d’une nature selfish
(exclusivement tourné vers soi, vers le self). « L’hypothèse selfish » est donc celle qui
considère toute motivation humaine comme une variante de l’intérêt personnel. On notera
toutefois que les auteurs qui y souscrivent peuvent admettre que la satisfaction personnelle
n’exclut pas toujours celle des autres. En effet, on peut distinguer deux espèces d’égoïsme :
d’un côté, celui qui recherche le bien personnel à l’exclusion du bien des autres ou qui tire
satisfaction d’avoir plus que les autres et de l’autre, celui qui désire un bien personnel
compatible ou conciliable avec celui d’autrui. La distinction entre un égoïsme exclusif et un
égoïsme non-exclusif a conduit certains auteurs à séparer l’amour-propre (qui s’accompagne
d’une haine envers autrui ou du désir de lui être supérieur en puissance) de l’amour de soi
(sans haine pour autrui ni désir de vaine gloire). Chez Pascal, par exemple, l’amour que
l’homme se porte avant la Chute est non-exclusif puisqu’il intègre l’amour de Dieu ; il
devient exclusif après la Chute. Cf. Blaise Pascal, « À Monsieur et Madame Périer »,
17 octobre 1651, Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma, Seuil, 1963, p. 277 (b).
47
la nature humaine, tels Hobbes et Mandeville1. Aucun de ces
groupes n’est parfaitement homogène mais ce tableau, dressé
notamment par Hutcheson pour cibler ses critiques, et
familier à Hume, a l’avantage de mettre en évidence deux
inspirations anthropologiques différentes : celle – théologique
– qui dépeint l’homme de ce monde comme marqué par le
péché et celle – scientifique – qui cherche à dégager les
causes naturelles de la société2.
Or ce constat, semblable chez les moralistes chrétiens
et les autres, ne s’accompagne pas d’une même appréciation.
Ainsi, tandis que Pascal et Nicole désapprouvent la
motivation intéressée du point de vue de la morale religieuse
qui est la leur, l’intention de La Rochefoucauld est un peu
différente 3 . Dévoiler l’intérêt à l’origine des actions
vertueuses conduit à interroger la valeur de l’intérêt, mais
aussi le critère de l’évaluation morale. La lecture d’une
1 Ce qualificatif vient du fait qu’ils soutiennent des thèses qui, résumées de façon
générale, font lointainement écho à celles de l’épicurisme antique, à savoir : ce qui est utile à
l’homme est mesuré à l’aune d’une satisfaction ou d’un plaisir individuels ; rien n’est ni
juste ni injuste indépendamment de lois établies par contrat et à condition que ces lois soient
utiles aux individus. Cf. Épicure, Lettres et maximes, Épiméthée, PUF, 1995, Maximes
Capitales XXXI à XXXVIII.
2 Francis Hutcheson, Illustrations on Moral Sense (1728), publié avec l’Essay on
the Nature and Conduct of Passions and Affections, Indianapolis, Liberty Fund, 2002. Sur
ce tableau de la philosophie morale dressé par Hutcheson, nous renvoyons à l’article limpide
de Christian Maurer, « Self-Interest and Sociability », in The Oxford Handbook of British
Philosophy in the Eighteenth Century, Oxford University Press, p. 291-314.
3 Blaise Pascal et Pierre Nicole voient dans l’intérêt personnel la motivation
caractéristique de l’homme d’après la Chute. Ainsi, dans le fragment des Pensées sur
l’amour-propre, Pascal juge cette passion « la plus injuste » et « la plus criminelle qui soit »,
mais admet que ses principaux effets, en l’espèce le déguisement de ses qualités et défauts et
la flatterie, rendent possible la sociabilité. Cf. Pensées, Brunschvicg 100, Lafuma 978,
Sellier 743. Cf. également Pierre Nicole, Essais de morale, « De la grandeur » (t. II,
5e traité, 1re édition 1670), partie I, chap. VI. Dominique Weber a toutefois souligné que
Nicole se séparait de Pascal en admettant que l’amour-propre pouvait être « éclairé » et se
limiter lui-même : ainsi, pour la sécurité, l’amour-propre cherchant la commodité peut
refreiner l’amour-propre poursuivant la vaine gloire. Weber fait même l’hypothèse d’une
inspiration trouvée chez Hobbes. D. Weber, « Le “commerce d’amour propre” selon Pierre
Nicole », Asterion, 2007/5, en ligne : https://asterion.revues.org/848#ftn5.
48
célèbre maxime de La Rochefoucauld pourrait nous en
convaincre.
L’intérêt que l’on accuse de tous nos crimes mérite souvent
d’être loué de nos bonnes actions. (La Rochefoucauld, Maximes,
305, Livre de Poche, 1991, p. 132)
L’élégance de la formule ne dispense pas de
l’interroger. L’intérêt égoïste est-il louable ? L’action
vertueuse faite par égoïsme (désir de profit ou de gloire
personnelle, voire de vaine gloire) mérite-elle d’être
« louée » ? Quel est le sens de ce « mérite » ?
Lorsque La Rochefoucauld dit encore que « l’amour
de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune,
le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie
d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur
si célèbre parmi les hommes » (Réflexion morale 213), il
indique que l’intérêt pour la puissance ou la gloire peut être
réorienté vers un bien public ou commun, afin de mieux
l’atteindre. L’intérêt peut se réorienter lorsqu’il se dirige vers
un bien qui vient compenser la perte ou la mise à distance
d’une satisfaction personnelle immédiate. C’est le levier que
Hobbes, Locke et Mandeville mettent également en évidence
pour expliquer la sociabilité humaine, quoique le cadre
anthropologique soit fort différent des moralistes. Chez
Hobbes, la raison qui a pour fonction de juger des moyens de
satisfaire le désir individuel, réoriente le désir lorsqu’elle
conçoit que le moyen nécessaire premier est d’assurer la
préservation de l’individu. Elle commande donc de mettre à
nos actions intéressées une limite – commandement qui a
pour nom loi de nature (Le Citoyen, I, chap. II, § 1 et
Léviathan, chap. XIV). Quant aux passions apparemment
désintéressées telles la pitié, ou vertueuses telles le courage,
elles dérivent toutes, selon lui, du désir fondamental de
conservation et de satisfaction, lequel, dans la vie collective,
devient également désir de puissance sur les autres. Ainsi, le
Léviathan définit le courage comme une forme de crainte
49
jointe à l’espoir d’éviter un dommage. Et la pitié est « un
chagrin devant le malheur d’autrui » qui « vient de ce qu’on
s’imagine qu’on peut être frappé par un semblable malheur »
(Léviathan, I.VI, p. 54-55). Hobbes le nomme fellow-feeling,
terme par lequel les Lumières écossaises caractérisent la
sympathie. C’est, selon Hobbes, un désir de procurer du bien
à autrui dès lors qu’on s’imagine que son intérêt est le nôtre.
C’est pourquoi il sera très tôt lu comme l’auteur par
excellence qui définit toute passion comme une espèce
d’intérêt égoïste. Une telle interprétation mérite sans aucun
doute d’être considérablement nuancée. Toutefois c’est celle
qui prévaut dans les débats de la philosophie moderne que le
jeune Hume connaît bien1. Lorsque ce dernier devra rendre
compte de la bienveillance, fondée sur la sympathie, il
prendra soin, on le verra, de la distinguer du fellow-feeling
hobbesien, fondé sur un intérêt personnel imaginaire.
Un autre nom est souvent cité aux côtés de Hobbes
dans le camp égoïste, celui de Locke. Ce dernier n’a pourtant
pas défendu un système moral et politique dérivant du seul
intérêt égoïste. L’intérêt auquel Locke renvoie est plutôt la
poursuite de « l’utile véritable » dont le sens est hérité des
stoïciens et nourri de cosmologie chrétienne, c’est-à-dire la
poursuite d’un bien qui convient à notre nature en tant qu’elle
a une place déterminée dans la création. Mais les adversaires
des « égoïstes » (Hutcheson, par exemple) prélèvent des
passages qui font écho à la thèse de la réorientation de
l’intérêt et à celle d’une justice conventionnelle. Le texte
privilégié se trouve dans l’Essai sur l’entendement humain,
1 La question du courage a notamment cristallisé le conflit des interprétations de
la littérature secondaire sur Hobbes. Léo Strauss voit dans la définition qu’en donne le
Léviathan l’indice que la pensée de Hobbes se détourne d’un cadre aristocratique pour
adopter un point de vue « bourgeois » (sic) où l’amour-propre et l’intérêt sont au principe de
toute passion (La philosophie politique de Hobbes, tr. fr. par E. Enegren et M. De Launay,
Paris, Belin, 2000). Mais Dominique Weber souligne que « Pour Hobbes, c’est le désir, et
non pas l’amour-propre, qui concentre en lui la totalité de la cause efficiente des
comportements humains » (Hobbes et le désir des fous, Paris, PUPS, 2007, p. 77).
50
lorsqu’il traite de la relation de conformité entre une action et
une règle morale. On lit alors des lignes dont la résonance est
à première vue égoïste :
Il serait en effet totalement vain de vouloir imposer une loi aux
actions libres de l’homme sans y attacher la sanction d’un bien et
d’un mal pour déterminer la volonté (Locke, Essai, II.XXVIII.6,
trad. par J-M Vienne, 2 vols., Vrin, 2001, p. 547).
L’observance d’une règle pour Locke semble ici
suspendue à la perspective d’un profit ou d’un désavantage
personnel. La reconnaissance de ce qui est juste ne serait pas
par soi contraignante. Et plus loin on lit encore :
Les lois auxquelles les hommes rapportent en général leurs
actions pour juger de leur rectitude ou de leur défaut, me
paraissent être les trois suivantes :
1. La loi divine ;
2. La loi civile ;
3. La loi de l’opinion, ou de la réputation, si je peux l’appeler
ainsi.
Par la relation à la première d’entre elles, les gens jugent si les
actions sont des péchés ou des devoirs ; à la seconde, si elles sont
criminelles ou innocentes ; et à la troisième, si elles sont des
vertus ou des vices (Locke, Essai, II.XXVIII.7, p. 548).
Les appréciations morales du mérite et du démérite,
en particulier, sont relatives « aux seules actions valorisées
ou discréditées dans ce pays ou cette société » (§10). Et l’on
croirait lire un émule de La Rochefoucauld quand on
découvre que les seules « mesures ordinaires » de la vertu et
du vice sont la louange et le blâme conventionnels. Mais on
se tromperait. Locke affirme en effet qu’elles
« correspondent partout dans une grande mesure aux règles
immuables du juste et de l’injuste que la loi de Dieu a
établies » (Locke, Essai, II.XXVIII.11, p. 555). Malgré les
variations culturelles, en effet, les « règles immuables du
juste et de l’injuste » se laissent découvrir, d’après Locke, par
la raison humaine. L’on retrouve donc ici le soubassement
théologique déjà rencontré chez les rationalistes : notre vrai
51
bien s’inscrit dans l’ordre de la création, institué par Dieu,
c’est-à-dire par la loi divine, et c’est en utilisant la raison, une
faculté propre à notre nature (dont la finalité est fixée par la
loi divine), que ce bien nous apparaît et que nous le désirons
naturellement1.
Un représentant beaucoup plus assumé de l’égoïsme
concernant la motivation et l’appréciation morale est Bernard
Mandeville, qui, dans La Fable des abeilles cherche à faire
une anatomie du corps social. Il montre que « si l’humanité
pouvait être guérie de ses défauts naturels, elle ne pourrait
plus s’élever jusqu’à l’état de sociétés vastes, puissantes et
polies, ce qui lui est arrivé sous les grandes républiques ou
les grandes monarchies différentes qui ont existé depuis la
création » (Préface, Vrin, p. 25). La prospérité et le bien
public ne naissent pas intentionnellement et il est heureux
qu’ils ne soient pas poursuivis pour eux-mêmes par les
individus puisque le fait qu’ils soient recherchés serait plutôt
un obstacle à leur réalisation. Hume retiendra l’utilité de
mettre en contrepoint de l’état social non seulement un état
de nature où l’intérêt égoïste règne, mais aussi les peintures
d’un âge d’or où la vertu empêche le commerce et la justice
d’apparaître. Mais il ne niera pas l’existence d’une
motivation sociale que serait un intérêt pour le bien public
indépendant de l’intérêt égoïste. En outre, dans les
Recherches sur l’origine de la vertu morale, Mandeville
montre que la source de l’appréciation morale étant le désir
d’honneur, c’est-à-dire d’estime sociale, nous ne
reconnaissons la valeur de que nous appelons « vertu » que
pour éviter le déshonneur et assurer notre réputation. C’est ce
qui permet aux législateurs d’utiliser l’égoïsme (selfishness)
l’obstination et la ruse des hommes pour les gouverner, et ce
1 Ce rationalisme est frappant dans un texte antérieur d’une trentaine d’année à
l’Essai sur l’entendement humain et intitulé Essais sur la loi de nature (Bibliothèque de
philosophie politique, 1986).
52
à leur insu 1 . Ils s’appuient sur la capacité de l’intérêt
personnel à préférer un bien plus grand mieux assuré (même
s’il suppose de supporter un mal inférieur et immédiat) qu’un
bien inférieur et moins garanti (même s’il est immédiat).
Mais ils doivent seulement leur « faire croire » qu’il est
« plus avantageux pour chacun de dompter ses appétits que
de leur donner libre cours » et « qu’il [vaut] mieux pour lui
veiller à l’intérêt public qu’à ce qui lui semblerait son intérêt
particulier » (Vrin, vol. 1, p. 43). L’art des législateurs est
donc un art de la manipulation qui joue de la réorientation de
l’intérêt. Ainsi, les législateurs ont dû inventer une
« récompense imaginaire », en compensation de l’abnégation
immédiate (car il est impossible d’offrir une récompense
réelle pour chaque acte d’abnégation) : la flatterie et c’est là
l’origine des sentiments d’honneur (réduit à une estime
sociale) et de honte (réduite à une dépréciation sociale). La
seule source de l’approbation morale dont Mandeville tient
compte est donc sociale. Au final, le ressort de la vertu en
tant que celle-ci est une disposition à agir socialement
valorisée, c’est l’orgueil (Vrin, vol. 1, p. 45). Ainsi
l’appréciation peut être motivante, mais c’est une
appréciation sociale qui nous incite à agir, au moins à notre
insu, par amour de la renommée. Quant à l’existence de
passions désintéressées, telles que la pitié, Mandeville ne la
nie pas – mais ce sont alors des passions « naturelles » qui
n’ont pas de mérite moral. La vertu est artificielle, et
appréciée de façon artificielle.
Les deux faces du problème posé par l’égoïsme moral
peuvent être résumées de la façon suivante. D’une part,
l’explication d’une passion sociale ou morale par la
réorientation de l’intérêt égoïste induit-elle une réduction de
1 Le texte anglais du premier paragraphe d’« Une recherche sur l’origine de la
vertu morale » dit que l’homme est rendu social, « parce que c’est un animal d’un égoïsme
(being extraordinary selfish) et d’une obstination, aussi bien que d’une ruse
extraordinaires » (FA, vol. 1, p. 43).
53
sa nature et de sa valeur morale ? Le désir de justice ou de
bien public, par exemple, devrait être identifié à un espèce de
désir personnel et on ne voit plus pourquoi il devrait
davantage être loué que ce dernier. D’autre part, le
dévoilement du désir d’estime sociale à l’origine de
l’appréciation morale réduit-il l’approbation de la vertu à une
valorisation conventionnelle et intéressée ? Si je n’appelle
vertu que ce que les autres appellent vertu afin que mon
appréciation ait une certaine réputation, on voit mal comment
les jugements de valeur, en morale, pourraient être autre
chose que des conventions sociales. La théorie du sens moral
a vu là deux écueils, qu’elle a tenté de contourner par une
critique en règle de l’égoïsme.
La théorie du sens moral
À l’époque où Hume conçoit le Traité, l’approche qui
semble la plus à même d’éviter les travers du rationalisme et
des théories égoïstes est la philosophie du sens moral. En
1726 Hume achète un exemplaire des Characteristicks écrits
par Lord de Shaftesbury et la lecture qu’il en fait entre sans
doute en résonance avec les textes de Cicéron dont il devient
féru dans les années vingt1. Shaftesbury (1671-1713) s’était
opposé à Hobbes, et Mandeville à son tour à Shaftesbury.
Dans l’Essai sur le sens commun, le Lord anglais souligne le
risque réductionniste d’une explication par la réorientation de
l’intérêt personnel exclusif. Selon lui, Hobbes fait de la
civilité, de l'hospitalité et de l'humanité un simple égoïsme
plus délibéré (a more deliberate selfishness) alors que la
sociabilité, est une inclination à vivre en groupes que nous
avons par nature (une inclination « grégaire », sic); elle n’est
pas dérivée de l’intérêt égoïste. Il juge par ailleurs que
l’intérêt pour notre bien propre n’est pas exclusif (selfish).
Shaftesbury s’appuie pour le montrer sur une cosmologie
1
Characteristicks of Men, Manners, Opions, Times, John Darby, Londres, 1711.
54
néo-stoïcienne présentée dans l’Enquête sur le mérite et la
vertu. L’intérêt commun suppose la considération de l’intérêt
propre, c’est-à-dire de ce qui convient à notre nature. Le bien
propre ou véritable d’une créature est en effet relatif à la fin
naturelle en vue de laquelle elle existe. Mais, comme la
création en elle-même fait système et comme cette fin
naturelle suppose par définition de participer au bien de la
Nature, le véritable bien de toute créature participe au bien du
Tout. Il y a donc un intérêt qui, selon Shaftesbury, se trouve
dans une nature tournée vers ses semblables (following
Nature) et nous ouvre à une affection commune plutôt qu’il
ne la supprime. Or la description de la moralité humaine
offerte par Shaftesbury ne s’arrête pas là. Car jusqu’ici ces
affections bonnes pour nous et pour les autres ne sont pas
encore morales. La moralité suppose une réflexion critique :
elle consiste à reconnaître qu’une affection sociale naturelle
est un bien. C’est alors que l’individu peut comprendre que
son intérêt pour la moralité n’est pas simplement égoïste,
mais consiste, selon Shaftesbury et plus tard Hutcheson, en
un sens moral.
Dans une créature capable de se former des notions générales des
choses, ce ne sont pas seulement les êtres extérieurs qui s’offrent
aux sens qui sont les objets de l’affection, mais les actions ellesmêmes et les affections de pitié, de bonté (kindness), de gratitude
et leurs contraires, amenées à l’esprit par réflexion, en
deviennent les objets. De sorte que par le moyen de ce sens
réfléchi naît un autre genre d’affection portant sur ces affections
elles-mêmes déjà éprouvées et qui deviennent à présent l’objet
d’une nouvelle inclination ou aversion (Anthony Ashley Cooper,
Lord Shaftesbury, Enquête sur le mérite et la vertu, Livre I,
Deuxième partie, section III).
Avoir un sens moral c’est donc tenir la gentillesse
(kindness) ou la bienveillance (benevolence) pour un bien1.
1 À l’inverse Mandeville dira pour sa part que les affections naturelles telles que
la pitié ne sont ni morales ni immorales.
55
Nous prenons par là conscience qu’en faisant du bien à autrui
notre action est notre propre bien. L’appréciation de la
passion à l’aune de l’intérêt « propre » (qui peut être
commun) et non à l’aune de l’intérêt personnel (égoïste)
devient alors une motivation à agir. Les affections sont
« vertueuses » lorsque leur bonté est elle-même évaluée de
façon réfléchie. Seul l’homme a cette capacité d’opérer un
retour critique sur ses affections que Shaftesbury nomme le
goût. C’est la faculté d’approuver le naturel et l’honnête, et
de désapprouver ce qui est corrompu et n’est pas honnête. Ce
processus est au sens strict un processus de
désintéressement : il consiste à juger une chose for its own
sake, pour elle-même et non pour nous, c’est-à-dire, en réalité
à juger cette chose à l’aune du tout dans lequel elle s’insère
naturellement, car elle n’est bonne par sa nature que si elle
est bonne pour le système naturel dans lequel elle est.
Comme on le verra Hume admet avec Shaftesbury
que l’appréciation d’une passion peut avoir un rôle important
dans la production d’une motivation morale. Il retient
également l’idée que l’appréciation morale porte sur les
affections et qu’elle suppose d’avoir un goût particulier
nommé sens moral. Ce dernier point est aussi ce qu’il
retiendra chez Hutcheson 1 . Mais Hume va s’écarter de
Shaftesbury et de Hutcheson pour affirmer que ce goût ne
perçoit pas une qualité dans l’action mais ressent seulement
un plaisir subjectif en celui qui la considère. Et ses premiers
pas de côté à cet égard vont être accomplis, au sein du Traité,
au prix d’une torsion de la philosophie de Hutcheson lui
permettant d’afficher une certaine continuité avec celui-ci.
1 À la différence de Shaftesbury, Hutcheson ne fait pas proprement de
l’appréciation de nos passions, laquelle repose sur une affection, une motivation. Le sens
moral reste chez lui une capacité d’approuver ou désapprouver. Il fournit des raisons
justifiant nos jugements d’approbation plutôt que des raisons excitant à l’action. Cf. Laurent
Jaffro, « Émotions et jugement moral chez Shaftesbury, Hutcheson et Hume » in Les
émotions, dir. S. Roux, Vrin, 2009, p. 141.
56
Cette continuité apparente disparaîtra dans la Seconde
Enquête.
Dans le Traité, les titres des deux premières sections
du livre sur la morale rendent hommage à Hutcheson : « Les
distinctions morales ne proviennent pas de la raison »
(III.I.1), elles « proviennent d’un sens moral » (III.I.2).
Contre Clarke et Wollaston, Hume rejoint donc Hutcheson
pour dire que les propositions morales sont non des « objets
de notre raison » mais sont « les feelings de nos goûts et de
nos sentiments internes »1 (LG, p. 76). Il porte au crédit de
son maître l’attaque contre le rationalisme (au sens étroit)
menée dans les Illustrations sur le sens moral. Toutefois,
ainsi présenté, le projet de Hutcheson se retrouve sans doute
comme dans une cotte mal taillée. Certes, Hutcheson donne
une définition préliminaire de l’approbation morale comme
ce qui « désigne ou s’accompagne d’un plaisir »2. Mais toute
l’ambiguïté est dans la nuance : la proposition exprimant
l’approbation dénote-t-elle le plaisir ou en est-elle
accompagnée ? L’appréciation morale se réduit-elle à ce
plaisir ou y est-elle conjointe ? Le plaisir est-il un signe
d’approbation ou l’approbation elle-même ? Hume pour sa
part, choisira de couper court à la question en admettant que
pour expliquer l’approbation il suffit au philosophe
d’expliquer le plaisir et ce, parce que pour justifier notre
1
La traduction des phrases où Hume emploie à la fois « feeling » et « sentiment »
est toujours malaisée. Feeling est parfois traduit par « impression » mais, ce n’est pas très
satisfaisant car Hume réserve l’anglais impression à un concept beaucoup plus étroit,
comme nous le verrons. Le feeling désigne ce qui est senti, vécu et éprouvé. Il a un sens plus
général que sentiment, qui, à l’époque, pouvait connoter un jugement ou une opinion comme
dans l’expression « selon mon sentiment », qui signifie « à mon avis ».
2 « L’approbation de notre action propre désigne, ou s’accompagne de, un plaisir
dans la contemplation et dans la réflexion sur les affections qui nous y inclinent.
L’approbation de l’action d’un autre est plaisante et s’accompagne d’amour à l’égard de
l’agent » (Hutcheson, Illustrations upon the Moral Sense, in An Essay on the Nature and
Conduct of Passions and Affections with Illustrations upon the Moral Sense (1728),
Indianapolis, Liberty Fund, 2002, p. 134).
57
approbation il nous suffit communément de donner des
raisons en termes de plaisir et de malaise (TNH, III.I.2 § 3).
Ainsi, Hume défend en morale un sentimentalisme
sceptique, qui se contente d’expliquer l’impression de plaisir
ou de malaise, sans expliquer la réalité de la qualité
approuvée. Ce faisant, il s’évite un ensemble d’interrogations
ontologiques sur les qualités morales, que Hutcheson est pour
sa part contraint de traiter. Hume, par exemple, ne dirait pas
que le sens moral apprécie une qualité appartenant réellement
aux actions approuvées qui serait « la perfection et la dignité
de leur agent » 1 . C’est pourtant ce que Hutcheson prétend
prouver dans la Recherche sur l’origine de nos idées de la
beauté et de la vertu pour réfuter l’égoïsme moral. Le
sentiment d’approbation de la vertu, pour Hutcheson,
apprécie une excellence se caractérisant comme une fin
naturelle. Hume refuse d’adopter une telle métaphysique néostoïcienne dans une lettre célèbre qu’il lui adresse en 1739,
Hutcheson venant alors de lire le manuscrit du Livre III du
Traité (sur la morale donc) :
Je ne puis accepter le sens que vous donnez au mot naturel. Il est
fondé sur les causes finales, ce qui est une considération assez
incertaine et peu philosophique. Car, je vous prie, quelle est la
fin de l’homme ? Est-il créé pour la vertu ou pour le bonheur ?
Pour cette vie ou pour la suivante ? Pour lui-même ou pour son
auteur ? Votre définition du mot naturel dépend de la solution de
ces questions qui sont sans issues et hors de mon dessein (LH,
I.13, tr. fr., M. Malherbe).
Cette divergence anthropologique découle, comme
nous allons le voir, de la défense, par Hume d’une science
sceptique pour laquelle la connaissance de soi ne saurait
enquêter sur les fins de notre nature (parce que ce serait
prétendre connaître une nature infra-phénoménale, et en
1 Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, II,
introduction.
58
définir l’excellence par un finalisme que la critique de la
causalité exclut). Elle aura pour conséquence un écart dans la
façon d’expliquer l’appréciation morale. Ainsi, dans son
Système de philosophie morale, publié bien après la parution
du Traité mais dont la rédaction lui est contemporaine,
Hutcheson fait la différence entre l’approbation morale d’une
conduite et l’appréciation d’une conduite pour le plaisir
qu’elle cause à l’agent 1 . S’il y a un goût moral, explique
Hutcheson, c’est un plaisir qui s’explique par l’excellence de
l’objet (et ce n’est pas le jugement d’excellence qui
s’explique par le plaisir).
[Q]uand nous admirons la vertu d’une personne, nous lui
reconnaissons une excellence ou cette qualité que nous sommes
par nature déterminés à approuver. Nous prenons plaisir à cette
contemplation parce que l’objet est excellent, mais il n’est pas
jugé excellent en conséquence du plaisir qu’il nous procure.
(Hutcheson, Système de philosophie morale, chapitre IV, tr. fr.,
Paris, Vrin, 2016, p. 109].
Hume à l’inverse tend à identifier la faculté
d’approbation morale avec un goût qui apprécie une conduite
parce qu’elle cause au spectateur un certain plaisir. La
question qui se pose alors à Hume est de savoir comment
distinguer le plaisir d’approbation (du spectateur) d’un plaisir
égoïste (de l’agent). Souvent, Hume ne cherche pas d’ailleurs
pas à distinguer le plaisir d’appréciation esthétique et le
plaisir d’appréciation morale2. La seule différence qu’il prend
soin d’établir concerne les objets inanimés : ces derniers
1 Le Système de philosophie morale est paru de façon posthume, en 1754. Mais
Hutcheson en rédige une première version jusqu’en 1737 et y travaille jusqu’en 1741 (cf J.
Szpirglas, introduction in Système de philosophie morale, tr. fr., Paris, Vrin, 2015). On peut
faire l’hypothèse que la publication du Traité en 1739 lui a donné du grain à moudre dans
les années qui y ont suivi.
2 Chez Hume l’appréciation morale et l’appréciation esthétique vont souvent de
pair. Ainsi, l’appréciation d’une qualité est en effet souvent illustrée par l’éloge des poètes.
La notion de sublime apparaît ainsi à propos des vertus de grandeur d’âme (EPM, section
6).
59
peuvent être dits beaux, mais jamais vertueux car
l’appréciation morale suppose un plaisir pris à une qualité en
lien avec une personne (moi ou autrui).
60
61
4. L’INSATISFACTION A L’EGARD DES APPLICATIONS DE LA
METHODE EXPERIMENTALE A L’ESPRIT
Bacon et les pionniers de l’anatomie de l’esprit
Le Traité de la nature humaine a pour sous-titre : « un
essai pour introduire la méthode expérimentale en
philosophie morale ». Un tel projet a pour nom anatomie de
l’esprit (Abr., p. 22) et se justifie dans les premières pages du
Traité par une analogie.
Considérer que la philosophie expérimentale s’applique aux
sujets moraux plus d’un siècle après avoir été appliquée aux
sujets naturels n’est pas une réflexion étonnante, puisque nous
constatons en fait qu’il y a à peu près le même intervalle entre les
commencements respectifs de ces deux sciences et que l’on
compte, de Thales à Socrate, un temps à peu près égal à celui qui
sépare Lord Bacon de certains philosophes anglais récents [en
note : M. Locke, Lord Shaftesbury, le Dr. Mandeville,
M. Hutcheson, le Dr. Butler, etc.], ceux qui ont commencé à
établir la science de l’homme sur une nouvelle base, qui ont
retenu l’attention et éveillé la curiosité du public (TNH,
introduction, § 7, p. 34-35).
Qu’entend-on par « méthode expérimentale » ? Il
s’agit d’utiliser la variation des expériences pour faire
apparaître des régularités. Le Novum Organum de Bacon a
fait une description soigneuse de cette méthode dans la
science de la nature. Mais le rapport que les auteurs d’une
anatomie de l’esprit entretiennent avec Bacon est similaire à
celui que Socrate avait à Thales. Bacon est à la fois la figure
de la naissance de l’expérimentalisme et le nom d’une voie à
écarter. « Père de la physique expérimentale » (Abr., p. 22), il
n’est pourtant pas l’auteur d’une science de l’homme
expérimentale bien comprise car la science de l’homme est
encore chez lui une branche de la science naturelle. Or, pour
donner une réponse moderne à l’adage delphique (le
« connais-toi toi-même »), il faut à l’instar de Socrate plaçant
62
la connaissance de soi au principe de toute science,
commencer par connaître l’homme pour ensuite – une fois
établies les modalités du savoir humain et délimitées les
facultés de connaître – développer les différentes
connaissances dont l’esprit humain est capable1.
Bacon cherchait à faire une anatomie du monde, et
demandait pour cela de dissiper les hypothèses fictives
(Novum Organum, I. 124)2. Hommage est rendu à ceux qui
ont accompli « un plus signalé service » en menant une
anatomie de l’esprit 3 : Shaftesbury à propos des passions,
Locke à propos de l’entendement, Mandeville à propos du
corps politique, Hutcheson à propos des affections, des
appréciations et des conduites humaines, et Butler à propos
de la moralité4. Il pourrait paraître étonnant que le nom de
Thomas Hobbes, qui mettait pourtant en parallèle la
philosophie de l’esprit et l’anatomie du corps en réponse à
l’injonction delphique, soit absent (Éléments, I.1). L’homme
étant un corps selon Hobbes, la philosophie qui l’étudie
appartient d’après lui, à la science des corps, seule ontologie
possible. Or, d’après Hume, ce n’est ni en tant que corps
parmi les corps, ni en tant que nature physique soumise aux
lois de la nature que l’anatomie de l’esprit étudie l’homme.
Locke a sur ce point établi les saines conditions d’une
anatomie de l’esprit lorsqu’au début de son Essai, il annonce
1
Que la connaissance de l’homme réponde au connais-toi toi-même peut se
justifier par un démarche réflexive qui tente de trouver en soi « la forme entière de
l’humaine condition », comme le cherchait Montaigne, ou encore pour une démarche
expérimentale qui tente de comprendre les facultés du corps et de l’esprit, dans la
perspective d’un Bacon et d’un Hobbes.
2 « Faire du monde la dissection et l’anatomie les plus exactes ». Nous devons à
E. Le Jallé d’avoir attiré notre attention sur ce point.
3
Cf. Abr., §2, p.22.
Anthony Ashley Cooper, Lord de Shaftesbury, Enquête sur le mérite et la vertu
(esp. II.i.2) ; John Locke, Essai ; Bernard Mandeville, Fables des abeilles (esp. Préface) ;
Francis Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu et Essai
sur la nature et la conduite de nos passions et affections ; Joseph Butler, Sermons (esp.
préface à la seconde édition) et Analogie de la religion.
4
63
qu’il ne se donnera « pas la peine d’examiner ce que peut être
son essence [celle de l’esprit], ni par quels mouvements de
notre Esprit, par quelles modifications de notre corps, il se
fait que nous ayons des sensations par les organes ou des
idées dans l’entendement ; ou encore si la formation de tout
ou partie de ces idées dépend effectivement de la matière »
(Locke, Essai, I.I.2).
Une nouvelle science de la nature humaine
Mais alors de quelle originalité Hume peut-il se flatter
à l’égard de ses illustres prédécesseurs ? Rejetant la
métaphysique finaliste que Shaftesbury, Hutcheson ou Butler
admettaient malgré leur inspiration expérimentale, Hume
n’envisage pas la nature humaine sur un mode cosmologique
hérité des stoïciens (Lettre à Hutcheson de 1739, déjà citée).
Il peut également regretter que ces auteurs aient, comme leur
adversaire Mandeville, concentré leurs considérations sur les
théories des passions et de la morale, à partir d’une
conception partielle de l’homme, sans renouveler la théorie
de l’entendement. La tentative de Locke concernant
l’entendement est pour sa part exemplaire, mais, selon Hume,
elle présuppose indûment que la connaissance peut être
fondée et que les « justes mesures de probabilités » sont d’un
genre différent des « mauvaises mesures » de crédibilité
(Essai, IV.xx.7)1.
Que doit être, alors, une anatomie de l’esprit, selon
Hume ? Ce doit être une science de la nature humaine qui
met en évidence la façon dont la connaissance s’opère en
nous, et par là même, dégage également les conditions de ses
propres opérations. La nature humaine n’est donc plus un
1
Crédibilité et probabilité sont en réalité synonymes ici. Mais il peut y avoir des
raisons de croire plus ou moins en quelque chose, à bon escient ou à tort. Selon Locke les
« justes mesures » ou bonnes raisons sont par exemple l’expérience propre ou un
témoignage bien établi. En revanche, parmi les « mauvaises mesures » (ou normes erronées)
on compte les maximes scolastiques, l’inclination à croire suscitée par la passion, etc.
64
objet naturel parmi d’autres ; elle est l’objet dont l’étude
fournit les conditions d’enquête sur tout objet (notamment
naturel)1. Elle demande de constater que « nous ne sommes
pas seulement les êtres qui raisonnent, mais aussi l’un des
objets sur lesquels nous raisonnons », et nous fait apercevoir
la dépendance que la philosophie naturelle, comme les
mathématiques ou la religion naturelle, ont à la science de
l’homme (TNH, introduction, § 4, p. 33). La nature humaine
devenue « le centre des sciences », l’introduction de la
méthode expérimentale en philosophie de l’homme ne peut se
faire sans enquête sur les opérations même de cette méthode,
ni se réduire à une simple « application » de la méthode
employée en philosophie naturelle. C’est ainsi que la théorie
du raisonnement probable (ou raisonnement dans les
questions de fait) proposée dans la troisième partie du Livre I
conduira à formuler les principes d’une logique
expérimentale (TNH, I.III.15). Mais dès l’introduction du
Traité, sans présumer des découvertes de la science de la
nature humaine, on peut repérer la connotation sceptique qui
accompagne l’usage de cet organon nescient que devient,
dans les mains de Hume, la méthode expérimentale2.
Une science expérimentale et sceptique
La fin de l’introduction est consacrée à établir que
l’expérience n’est pas seulement la source de la connaissance
mais sa limite : « nous ne pouvons aller au-delà de
1 En un sens large, l’on pourrait dire que la connaissance de l’homme fournit les
conditions de connaissance de tout objet. Il faudrait alors préciser deux choses. D’abord ce
terme de connaissance peut avoir un sens large, en lequel Hume l’emploie parfois, distinct
du sens étroit qu’il recevra dans la troisième partie du Livre I du Traité (où il se réduit à la
connaissance abstraite). Par ailleurs, la connaissance désigne au sens large ce que fait la
science mais ne suppose pas sa vérité ; et Hume montrera que la connaissance, en ce sens,
n’est que croyance probable.
2
Nescience est un néologisme formé sur le latin nec et science. Il exprime le fait
que la possibilité d’un savoir scientifique phénoménal a pour condition d’admettre une
ignorance sur l’essence des choses, en vertu desquelles, pourtant, ces phénomènes
apparaissent.
65
l’expérience ». Encore n’est-ce pas ce qui délimite la sphère
des vérités auxquelles nous avons accès, mais plutôt ce de
quoi, par défaut et « convaincus de notre ignorance », il nous
faut nous satisfaire. Car le désir de vérité, qui a pour nom la
curiosité, s’évanouit devant la découverte qu’il n’est pas en
notre capacité de « rendre raison » des principes généraux
observables dans l’expérience, et seul demeure le plaisir de
l’enquête expérimentale précise et exacte à défaut de nous
révéler l’essence des choses.
À l’époque de Hume, l’envers nescient d’une enquête
expérimentale est largement admis sans être l’aveu d’un
scepticisme1. S’en tenir aux faits observés sans rien présumer
des essences, mais sans nier qu’ils sont tels en vertu de ces
essences est le sens de la condamnation des « hypothèses
chimériques » qui ponctuent les déclarations de ralliement à
l’expérimentalisme au cours du XVIIIe siècle. Toutefois chez
Hume, il connote ce que l’on pourrait nommer une science
sceptique. Comme chez Glanvill, la science de la nature
humaine est en effet une connaissance de soi prenant
conscience de notre incapacité à démontrer la fiabilité de nos
facultés (contre toute présomption cartésienne), et partant qui
ne peut fonder qu’une connaissance phénoménale et probable
au sens sceptique.
L’expérience, en l’espèce, n’est pas autre chose que
l’expérience des opérations mentales que sont nos
conceptions, nos croyances, nos passions, nos jugements et
nos goûts, laquelle ne nous découvre pas l’essence de l’esprit
en lui-même, si bien qu’au-delà du caveat lockien sur sa
1 On entend par l’adjectif nescient le propre d’un aveu d’ignorance admis par la
science elle-même à titre de condition pour ses recherches expérimentales. Cette dimension
nesciente caractérise l’affirmation de faits de nature (tels que la gravitation chez Newton)
que, pour ne pas « imaginer d’hypothèse », la science cherche seulement à décrire
phénoménalement et qu’elle donne pour cause d’autres phénomènes. Le Scholium general et
les regulae philosophandi des Principia mathematica publiés par Newton constituent les
textes de références des auteurs expérimentaux au XVIIIe siècles.
66
substantialité, la question de savoir si ses facultés ont par
nature une valeur cognitive reste aussi en suspens. Nous ne
savons pas si nous sommes faits pour la vérité.
En effet, il me semble évident que l’essence de l’esprit nous
étant tout aussi inconnue que celle des corps extérieurs, il doit
être tout aussi impossible de constituer une notion quelconque de
ses pouvoirs et de ses qualités autrement que par des expériences
soigneuses et exactes et par l’observation des effets particuliers
qui résultent des différentes circonstances et situations où il est
placé. Et bien que nous devions nous efforcer de rendre tous nos
principes aussi universels que possible, en poursuivant nos
expériences jusqu’au bout et en expliquant tous les effets par les
causes les plus simples et les moins nombreuses, il n’est pas
moins certain que nous ne pouvons aller au-delà de
l’expérience : toute hypothèse qui prétend découvrir les qualités
originelles et ultimes de la nature humaine doit être d’emblée
rejetée comme présomptueuse et chimérique (TNH, intro., § 8, p.
35).
La recherche est sceptique en ce sens qu’elle ne
présuppose pas a priori une essence de l’homme, et qu’elle
ne prétend pas non plus la révéler a posteriori : les qualités
« originelles », c’est-à-dire celles qui appartiennent à l’esprit
en vertu même de sa constitution, nous échappent. Aucune
définition métaphysique de la nature humaine ne saurait être
posée en préalable ou en conclusion. On ne demande pas
même quels individus entrent dans son extension, ni quelle
frontière doit être mise entre l’animalité et l’humanité. Hume
montrera d’ailleurs à plusieurs reprises dans le Traité en effet
que les principes qui valent pour la psychologie de l’homme
valent aussi en grande partie pour les animaux (I.III.16 et
II.I.12, II.II.12). Le philosophe constate seulement des
régularités en lui et chez ceux qu’il prend pour ses
semblables (car il les comprend), dans la façon dont ils
exercent leurs facultés mentales. Il cherche à établir les
circonstances communes dans lesquelles ces opérations
mentales (telle croyance, telle passion) se réalisent.
67
L’inspiration newtonienne
Il faut maintenant en venir à la méthode ici décrite par
Hume à propos de l’esprit. L’écho à un passage fameux de
l’Optique de Newton est frappant. Ce dernier affirmait
l’existence d’attractions telles que la gravité, l’attraction
magnétique et l’attraction électrique et s’en justifiait en disant
que, contrairement aux qualités occultes, elles sont « des lois
de nature » dont « la vérité nous apparaît dans les
phénomènes quoique leur cause soit inconnue » (Newton,
Optique, Question 31). Elles étaient ainsi établies par la
méthode inductive, que Newton nommait la voie de
l’analyse, procédant « des causes particulières jusqu’au
causes les plus générales » et écartant les hypothèses qui ne
sont pas fondées sur l’expérience1.
Les termes même dans lesquels Hume décrit la
procédure inductive reprennent ceux de Newton. Toutefois
trois différences méritent d’être relevées quant au statut que
Hume et Newton accordent respectivement à ces principes
généraux. Newton pense que les attractions sont des
« principes actifs » or, contrairement au rôle qu’un tel
concept joue dans le théisme expérimental d’un Samuel
Clarke, cette notion disparaît de l’épistémologie humienne
pour une raison que la critique de la notion de pouvoir causal
rendra évidente. En outre, Newton pense que l’analyse n’est
que l’envers d’une synthèse qui consiste à expliquer les
phénomènes par ces attractions (par exemple les marées par
l’attraction gravitationnelle). Or sur ce point, le texte humien
est plus désespéré. Il n’exclut pas que des principes généraux
puissent expliquer des phénomènes mais on se demande
quelle valeur a une telle explication dès lors que « nous ne
pouvons [en] rendre raison » que « par l’expérience que nous
avons de leur réalité ». Si l’on devait ainsi expliquer la
1
I. Newton, Opticks, Query 31, New York, Dover Publications, 1952 (4ième
edition).
68
croyance par l’habitude, quelle valeur aurait cette explication
qui renvoie, encore, à un fait de nature inexplicable ?
Comment un explicandum qui reste inexplicable pourrait-il
avoir fonction d’explicans dans la synthèse ? La réponse de
Hume consiste à chercher une tranquillité qui dissipe le désir
exorbitant de vérité par la conscience de notre ignorance,
laquelle nous reconduit à des constats communs (TNH, intro.
§ 9). La troisième et dernière différence porte sur le statut
même de l’affirmation scientifique avançant un principe. La
science de la nature humaine repère les circonstances
régulières (propres à notre fonctionnement mental) dans
lesquelles s’effectuent un raisonnement. Elle décrit ce faisant
les ressorts psychologiques mis en œuvre dans la justification
d’un jugement. La théorie physique comme la philosophie
morale ont des causes psychologiques naturelles. L’enjeu
n’est pas seulement de limiter la valeur de l’induction – car
Newton avait aussi bien pris en compte la possibilité de
réviser les généralisations à l’aune d’exceptions possibles.
L’important est surtout que toute affirmation d’une régularité,
d’une loi, d’une cause n’est qu’une croyance dont on ne rend
compte, expérimentalement, que par l’affirmation d’une autre
régularité, psychologique cette fois.
L’impossibilité d’expliquer les principes originels est
commune à toute activité humaine, qu’elle soit intellectuelle
ou pratique, parce qu’étant naturels, ils s’imposent à elle dans
son expérience vécue, mais qu’étant à l’origine de
l’expérience même, ils sont inconnaissables. Cet aveu met la
philosophie morale dans la même condition que « toutes les
sciences et tous les arts » : nos croyances et nos passions sont
des manières de faire, de sentir et de vivre que l’on peut
« cultiver » et « pratiquer », mais dont on ne saurait donner le
fondement ultime. La philosophie de la nature humaine est
donc expérimentale, mais elle a une conscience des
conditions du raisonnement expérimental qui lui en fait
mesurer la portée et les limites. Le philosophe de la nature
69
humaine apprend que tout ce qui est affirmé par la science
naturelle en physique, en raison de l’expérience, est une
croyance, y compris son propre jugement.
La différence avec la philosophie naturelle ne s’arrête
pas là. Le type d’expérience à laquelle elle s’en remet est en
effet bien différent des expérimentations de la philosophie
naturelle, qui sont préméditées et contrôlées. Il faut donc
« glaner nos expériences par une observation prudente de la
vie humaine, et les prendre telles que la conduite des hommes
en société, dans leurs affaires et leurs plaisirs, les font
paraître dans le cours ordinaire du monde ». Pour le
comprendre il faut remarquer que l’expérience d’où part la
science de la nature humaine est l’expérience vécue de nos
opérations mentales, lesquelles ne se font pas à volonté et
pourraient être perturbées par la réflexion. La variation
expérimentale devra donc se faire sur des observations
menées sur les hommes en train de vivre.
70
II. LA SCIENCE SCEPTIQUE DE L’ESPRIT (1739-1740)
5. L’EXPERIENCE DE L’EVIDENCE
Une science sceptique de l’entendement
En 1739, lorsque le Traité ne se compose encore que
de deux volumes, la science de l’esprit examine nos
opérations intellectuelles dans le premier, sur L’entendement
et nos opérations affectives dans le second, sur Les passions.
Dans chaque cas la recherche de principes emploie les
opérations intellectuelles qu’elle se donne pour tâche
d’élucider dans le premier livre, lequel a donc une priorité
méthodologique sur le second. Toutefois, comment procéder
à une telle élucidation sans contrevenir à la prudence
sceptique (c’est-à-dire sans présumer que ces opérations nous
font accéder à une vérité) ? Inversement, si le résultat devait
être sceptique, comment justifier l’entreprise d’enquête
philosophique sur l’entendement et les passions ?
La vexata quaestio (question discutée) qui traverse la
littérature secondaire depuis la parution du Traité porte ainsi
sur la conciliation possible du scepticisme et du naturalisme
de Hume. A dire vrai, ces deux étiquettes sont parfois
utilisées sans nuances à propos d’un texte qui appelle
pourtant une lecture circonstanciée. Le scepticisme est certes
annoncé par l’usage que Hume fait de la notion d’impression,
et la critique qui réduit la connexion causale à une association
d’idées. Le premier livre (sur l’entendement) semble même
s’ouvrir sur un parti-pris sceptique affirmant que rien, au-delà
de l’impression, ne saurait être considéré. Mais à la fin de ce
livre, le scepticisme se présente comme un type
d’argumentation dont la portée est très limitée. Ainsi, après
avoir présenté une argumentation sceptique contre la raison,
Hume précise :
71
Si l’on me demandait ici si je donne sincèrement mon
assentiment à cet argument que je semble prendre tant de peine à
inculquer et si je suis réellement un de ces sceptiques qui
soutiennent que tout est incertain et que notre jugement ne
possède pour rien aucun critère de vérité et d’erreur, je
répondrais que cette question est entièrement superflue et que ni
moi, ni personne ne fûmes jamais sincèrement et constamment
de cette opinion (TNH, I.IV.1 § 7, p. 264-265).
L’embarras sceptique se poursuit néanmoins à la suite
de cette section, à propos de la certitude sensible ou encore
de la fiabilité de la mémoire et de l’identité personnelle, si
bien que sur chaque espèce d’évidence, il convient de se
demander si Hume admet que nous avons des croyances
inévitables (en fait) mais injustifiées (en droit). Il se pourrait
aussi qu’il accepte une forme de justification pratique ou
pragmatique à défaut d’un fondement rigoureux. Et c’est
finalement le raisonnement sur les questions de fait (encore
appelé « raisonnement probable » ou « expérimental ») qui
devient, lui-même, suspect. Car Hume constate que le fait de
la vérité (qu’il s’agisse d’une vérité de raisonnement, de la
vérité sensible, mémorielle ou encore celle qui concerne
l’identité personnelle), dont il nous est impossible de douter,
est pourtant impossible à croire par un raisonnement probable
ou expérimental (I.IV.7). Notre croyance est mise en
contradiction dès lors que nous nous interrogeons sur le fait
de la fiabilité de nos facultés. Nous ne pouvons y échapper
qu’en abandonnant la réflexion métaphysique pour suivre les
impressions singulières qui s’imposent naturellement à nous.
Mais est-ce à dire que Hume propose une réponse naturaliste
au scepticisme ?
72
Naturalisme et scepticisme : la question d’interprétation
Le terme de naturalisme est polysémique1. D’abord,
au sens le plus proche de l’usage de l’époque, il désigne la
méthode expérimentale. De nos jours, un usage s’autorisant
de Quine l’applique à l’approche descriptive d’une
« épistémologie naturalisée ». En ce double sens (disons sens
1), la description par Hume de nos opérations mentales (telles
nos croyances et nos affections), qui ne présuppose pas leur
valeur de vérité ou de moralité, est naturaliste. Nos
opérations
intellectuelles
(dites
« opérations
de
l’entendement »), en particulier, prétendent avoir une
évidence perceptive, intuitive, démonstrative ou probable,
mais Hume les examine sans présumer la valeur cognitive de
la perception, de l’intuition, de la démonstration et de la
probabilité.
Deuxièmement, le mot « naturalisme » peut avoir un
sens physiciste (appelons-le sens 2) indiquant que Hume, en
adoptant une méthode qui fut utilisée pour étudier la nature
(sens 1), objective l’esprit. Une telle lecture s’appuie
notamment sur l’analogie fréquente dans le Traité entre
l’association et l’attraction. Hume concevrait l’esprit sur un
mode « atomiste-mécaniste », c’est-à-dire comme un agrégat
d’impressions et d’idées (atomes mentaux) reliées entre elle
par la force de l’attraction mentale qu’est l’association. C’est
notamment ce que pense Husserl, qui
voit dans le
« positivisme » de Hume « l’accomplissement de son
scepticisme » parce qu’une telle objectivation de l’esprit va
de pair avec l’incapacité à le comprendre (Husserl,
1
C. Brun, « Les naturalismes de David Hume », in L’invention philosophique
humienne, dir. Ph. Saltel, Grenoble, Recherches sur la philosophie et le langage, 2009, p. 3563. Notre typologie s’écarte légèrement de celle proposée par Cédric Brun afin de dégager
trois lignes d’interprétation : une psychologie descriptive rendue possible par une approche
sceptique (sens 1), un naturalisme scientiste (sens 2) qui est l’envers du scepticisme et
échoue à produire une philosophie de l’esprit, et enfin un naturalisme anti-sceptique (sens
3), qui défend que la seule philosophie de l’esprit est une philosophie de sens commun.
73
Philosophie première, III.2, PUF, 1970, p.227-228). On a
toutefois souligné au chapitre précédent que la distance de
Hume à l’égard de Bacon et Hobbes indique qu’il ne souscrit
pas pleinement à un « naturalisme » de sens 2. Il redéfinit la
méthode expérimentale à partir d’une étude de l’esprit basée
sur l’expérience vécue, plutôt qu’il n’exporte sur un esprit
objectivé une méthode physique.
Une signification tout autre, enfin, a pu être donnée au
terme de naturalisme en rapprochant Hume de ses
contemporains écossais, Hutcheson et Reid. Ces derniers
pensent qu’il existe des croyances, des jugements et des
sentiments naturels dont la valeur (vérité ou moralité) est un
fait de nature1. Se demander si Hume est naturaliste, en ce
sens 3, conduit à relire la fin du livre sur l’entendement où,
malgré les arguments sceptiques, les croyances (perceptives
ou inductives) se maintiennent. Dès lors, la question est alors
de savoir quel est le fin mot de l’histoire chez Hume.
L’interprétation « naturaliste » de Hume au sens 3 consiste à
dire que le scepticisme n’est qu’un moment temporaire d’une
philosophie reconnaissant finalement qu’il est vain, nuisible
et impossible de remettre en question la fiabilité de nos
croyances naturelles fondamentales (en l’existence des corps
ou en la causalité). Ce naturalisme admet la vérité de nos
croyances, même si elle est indémontrable et impossible à
fonder. L’interprétation sceptique consiste au contraire à dire
que l’approche descriptive (« naturaliste » au sens 1) non
seulement suspend inévitablement la valeur cognitive des
opérations intellectuelles mais surtout s’interdit d’en rendre
raison ou d’en admettre la vérité.
1
Norman Kemp Smith, « The Naturalism of Hume » (I et II), Mind, Oxford
University Press, 14, 1908, réimpr. dans David Hume. Critical Assessments, éd. S.
Tweyman, Londres et New York, Routledge, 1995, vol. 3, pp. 207-239 ; The Philosophy of
David Hume (1941), New York, Palgrave Macmillan, 2005.
74
L’inconvénient de ces deux interprétations est
qu’elles nous dépeignent un Hume retranché sur une position
de principe, voire une pétition de principe, qui rend superflu
le développement de son enquête. Si Hume n’était pas
sceptique, comme le veut l’interprétation naturaliste de sens 3
à la lecture de la fin du livre I, alors à quoi bon tout ce qui
précède ? Inversement, s’il l’est en réalité et ce depuis le
début du livre I, à quoi sert son argument sur l’impossibilité
du scepticisme à la fin ? Invoquer une ironie d’un côté ou de
l’autre est une réponse trop courte, qui ne nous dit pas où
situer sérieusement Hume.
En réalité ces questions sont trop générales. Pour
éviter de tomber dans le dilemme, et mesurer la fécondité de
la philosophie humienne, il faut considérer plus attentivement
les différents passages du Traité et leurs contextes
argumentatifs. Et pour commencer, il faut se faire une idée
précise du projet de Hume à l’égard de l’entendement, en tant
qu’il cherche à éviter les impasses des auteurs modernes et
qu’il promeut donc une science sceptique.
Genèse et critique des idées
L’examen logique de l’entendement répond à une
ambition à la fois génétique et critique. Faire une genèse de
nos idées permettra en effet de procéder à leur élucidation
critique. En outre Hume rompt avec l’enseignement logique
traditionnel qui tenait les idées ou conceptions pour les
éléments fondamentaux sur lesquels un jugement (établissant
un rapport entre idées), puis un raisonnement (articulant
divers jugements ou propositions) pouvaient être élaborés1 .
Loin d’être uniquement les briques sur lesquelles les
opérations mentales travaillent, les idées résultent aussi de
tendances propres à un flux mental où se forgent des fictions
1
Le manuel de logique écrit par Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou
l’art de penser (1662), offre un exemple célèbre d’ouvrage où cette structure est suivie.
75
et se forment des inférences, lesquelles sont des manières de
concevoir. Hume propose donc une nouvelle théorie des
idées, du jugement et du raisonnement.
Le lien entre l’entreprise génétique et l’intention
critique repose sur le premier des principes dégagés par la
science de la nature humaine: la dérivation de toute idée à
partir d’impression(s) (TNH, I.I.1). En effet, le contenu
mental de nos pensées n’est constitué que d’impressions et
d’idées. Les impressions sont de ce que l’on sent ou ressent
actuellement. Et les idées en sont les re-présentations. À
partir d’un certain nombre de cas, l’anatomiste établit le
principe suivant : les idées succèdent aux impressions dans
l’ordre d’apparition à l’esprit et leur correspondent par
ressemblance, bien que, parfois, elles ne coïncident pas en
détail avec elles lorsqu’il s’agit d’idées complexes. Il se
pourrait donc que l’idée (simple, à tout le moins) ne soit
qu’une impression (simple) qui revienne mais dépourvue de
l’expérience présente du sentir qu’elle a à sa première
occurrence. Hume, en écho à l’usage classique mentionné
dans notre première partie, appelle vivacité cette expérience
propre au sentir. En somme, la seule différence qui peut être
observée, dans notre expérience mentale, entre une
impression simple et une idée simple lui correspondant est la
suivante : la première a une vivacité que la seconde n’a pas.
Et le principe de dérivation précise : l’idée n’a plus de
vivacité mais doit copier ou conserver le contenu de
l’impression.
L’application de ce principe est double. D’abord il
permet de dissoudre la controverse autour de l’innéisme (p.
47). Car l’origine de toutes nos idées (réduites à n’être que
des représentations) se trouve dans nos impressions. Mais
l’origine de nos impressions elle-même est ignorée. Refusant
d’y voir, comme Hobbes le faisait, un phantasme causé par
l’action mécanique d’un objet sur nous, Hume revient à un
76
usage sceptique de la notion d’impression sans pour autant
embrasser une option idéaliste.
Pour ce qui est des impressions qui proviennent des sens, la
cause ultime est, à mon avis, parfaitement inexplicable par la
raison humaine, et il sera toujours impossible de décider avec
exactitude si elles proviennent directement de l’objet, si elles
sont produites par le pouvoir créateur de l’esprit, ou si elles
procèdent de l’auteur de notre existence. Une telle question n’a,
d’ailleurs, aucune espèce d’importance pour notre présent
dessein. Nous pouvons tirer des inférences de la cohérence de
nos perceptions, qu’elles soient vraies ou fausses, qu’elles
représentent la nature avec exactitude ou qu’elles soient de pures
illusions des sens (TNH, I.III.5, p. 146).
Le parti-pris nescient est, sur ce point, de ne rien
exclure et de construire une philosophie de l’esprit à partir de
cette ignorance assumée. La leçon du principe de dérivation
des idées peut être tirée sans répéter Locke. D’un côté en
effet, toutes nos idées dérivent de l’expérience, mais d’un
autre côté, parce que Locke ne distinguait pas les idées des
impressions sensibles ou passionnelles, il en venait à poser
une question indue sur l’origine des idées, qui le conduisait à
admettre une origine extra-mentale. Il continuait de supposer
que toute idée de sensation était l’effet d’un pouvoir de
l’objet sur nous. Convenons avec Hume que cette question
est indécidable et que néanmoins, le risque idéaliste ou
immatérialiste n’est pas si grand dès lors que nous nous
souvenons, comme le montraient déjà Leibniz ou Berkeley,
que la vie et la science sont parfaitement possibles dans un
monde d’apparences cohérentes puisqu’il suffit que des
attentes, des prévisions et des régularités se dégagent des
phénomènes. Hume rend d’ailleurs hommage à Berkeley en
donnant le nom générique de perception à tout contenu
mental (qu’il soit une impression ou une idée). Comme on va
le voir, Hume ne se prétend ni idéaliste ni immatérialiste,
mais il admet que nous ne pouvons ni réfuter cette option ni
embrasser son opposée. Il développe une philosophie de
77
l’esprit qui ne verse ni dans l’un ni dans l’autre, mais laisse
ouverte la possibilité d’un idéalisme.
La seconde application du principe de dérivation a
une portée plus importante encore au sein du système
humien. Elle est le moyen d’une critique sémantique des
idées. Devant une idée dont le sens semble obscur, il suffira
de se demander de quelle(s) impression(s) elle dérive. La
stratégie est explicitée dans l’Abrégé. Rappelons que l’auteur
anonyme de ce petit résumé du Traité, qui se fait passer pour
un lecteur érudit quelconque, n’est autre que Hume.
Toutes les fois qu’une idée quelconque est ambigüe, il [l’auteur
du Traité] a recours à l’impression qui doit la rendre claire et
précise. Et quand il soupçonne qu’un terme philosophique
quelconque n’a pas d’idée qui lui soit attachée (comme il
n’arrive que trop souvent), il demande toujours de quelle
impression dérive cette prétendue idée ; et si nulle impression ne
peut être produite, il conclut que le terme n’a, tout simplement,
pas de signification. (Abr., p. 27-28)
Un lecteur cartésien verrait certes dans la vivacité un
autre nom du critère de clarté et de distinction. Mais ne nous
y trompons pas : moyen phénoménal permettant en général
de différencier idée et impression, la vivacité n’a aucune
prétention à faire voir la vérité (c’est-à-dire, pour un
cartésien, à la rendre é-vidente1). Elle n’est pas un fondement
excluant le doute hyperbolique. Toutefois le principe de
dérivation peut aider à clarifier le sens des idées. Certaines
d’entre elles sont obscures parce que leur sens est encore
vague ou indéterminé. C’est en retrouvant l’impression
originelle dont elles dérivent, que l’on pourra l’établir
précisément. Ainsi les définitions classiques de la substance,
du temps, de l’espace, de la cause, de l’existence, ou du moi
seront-elles réappréciées au cours de l’enquête, à l’aune
1
Évidence dérive de video, « je vois » en latin.
78
d’une référence aux impressions et expériences originelles
dont elles dérivent.
La portée limitée de la suggestion acataleptique au début du
Traité
On peut maintenant en venir, à propos de la différence
entre idée et impression qui fournit le point de départ au
système, à la question de savoir s’il y a là une pétition de
principe sceptique1. Sur le plan ontologique, il est certain que
l’on convient de notre ignorance : nous ne savons pas s’il y a
une réalité (idée intelligible ou objet en soi) par-delà nos
impressions. Toutefois, d’un point de vue gnoséologique, la
possibilité d’une connaissance ou d’une science n’est pas
(encore) exclue. En outre, ce point de départ ne présuppose
pas un scepticisme psychologique qui constaterait, comme
dans l’argument acataleptique, que rêve et croyance sensible,
fantaisie et raison sont indiscernables. Hume pense au
contraire que la différence de vivacité entre impression et
idée est une expérience commune. C’est une différence
phénoménale qui, en général, permet de distinguer la prime
impression d’une re-présentation. Certes, il admet qu’elle
puisse être difficile à faire dans le cas des expériences, telles
que le rêve ou la folie, qui avivent nos représentations. Le
premier paragraphe du Traité n’en fait pas mystère.
Chacun, de soi-même, percevra sans difficulté la différence entre
sentir et penser. Leurs degrés ordinaires sont aisés à distinguer,
bien qu’il ne soit pas impossible qu’en certains cas particuliers,
ils puissent s’approcher très près l’un de l’autre. Ainsi, le
sommeil, un accès de fièvre, la folie ou quelque émotion violente
de l’âme font que nos idées se rapprochent de nos impressions,
1
La notion de « système », très présente dans le Traité, peut désigner soit une
théorie philosophique (livres II et livres IV), soit un ensemble spécifique de principes
naturels expliquant une opération mentale particulière (le système du jugement, le système
de la mémoire, le système de la sensation – cf. III.ix). C’est au premier sens, ici, que nous
l’entendons, suivant en cela Hume qui par « notre système » désigne la théorie qu’il défend
(par exemple sur l’espace et le temps). La notion sera beaucoup moins usitée dans les
œuvres ultérieures, pour les raisons que nous exposerons.
79
comme il peut advenir, d’autre part, que nos impressions soient
si faibles et de si peu d’intensité que nous ne puissions les
distinguer de nos idées. (I.I.1, p. 41, nous soulignons).
Mais une telle indiscernabilité exceptionnelle n’est
pas propre à suggérer une indiscernabilité universelle entre
rêve et perception, fiction et souvenir, délire et raison. Hume
précise immédiatement, en effet :
[Q]uoiqu’il en soit de cette grande ressemblance dans quelques
cas, les deux espèces de perceptions sont en général si nettement
différentes que nul ne se fera scrupule de les classer sous des
titres distincts et d’attribuer à chacune un nom spécifique pour
marquer cette différence (I.I.1, p. 42).
En général, nous ne confondons pas nos impressions
et nos idées. C’est encore un point sur lequel Hume insistera
dans l’Appendice au Traité, en 1740, lorsqu’il remarquera
que la poésie ne donne jamais le même sentiment de présence
que la croyance en un fait (p. 379). En somme, la portée de
l’argument acataleptique est ici limitée car il ne remet en
question ni la réalité ni la science. C’est ailleurs qu’il faudra
donc soigneusement repérer les arguments qui, d’un
scepticisme en ontologie, pourraient conduire à un
scepticisme gnoséologique et, peut-être, ontologique. Un
scepticisme ontologique affirmerait que nous sommes
incapables de discerner entre la réalité et l’illusion et, peutêtre, qu’elles sont indistinctes. Un scepticisme en ontologie
n’en décide pas car il ne consiste ni à adopter ni à rejeter une
position idéaliste.
Contre le fidéisme sceptique : examen des idées d’espace et
de temps
Dans le Traité, l’examen des idées d’espace et de
temps a une place importante, par son étendue aussi bien que
par son rôle théorique et polémique. La seconde partie du
livre sur l’entendement (soit une cinquantaine de pages dont
la subtilité argumentative n’évite pas toujours les travers de
80
l’argutie) lui est consacrée, alors qu’elle se réduira à quelques
paragraphes dans l’Enquête. Elle est l’occasion d’appliquer et
d’attester le principe de dérivation. Hume va en effet montrer
que l’idée d’espace peut être reconduite à une idée dérivée de
nos impressions parce qu’elle en représente l’agencement
simultané. De façon analogue, il montre que l’idée de temps
représente l’agencement successif de nos impressions. Toutes
deux dérivent donc non d’une impression d’espace ou de
temps, mais de l’ordre des impressions. Or, par cette solution
théorique, Hume se donne également les moyens de préciser
ce que n’est pas son scepticisme, en le démarquant d’une
forme répandue qui s’est nourrie des paradoxes sur le
continuum étendu : le scepticisme fidéiste.
En effet, Bayle, dans l’article « Zénon d’Elée » du
Dictionnaire historique et critique, avait inventé un paradoxe
d’inspiration éléatique contre l’existence de l’étendue
matérielle 1 . Trois possibilités, faisait-il valoir, étaient
envisageables : ou bien le continuum étendu est composé de
points mathématiques, ou bien le continuum étendu est
composé d’atomes matériels, ou bien encore le continuum
étendu est divisible à l’infini. Selon Bayle, la première
hypothèse est impossible parce qu’un point mathématique n’a
pas de grandeur et que la collection de ce qui n’a pas de
grandeur ne pourra jamais être étendue. Il critique la
deuxième en faisant valoir que le concept d’atome, c’est-àdire de quelque chose d’étendu et d’indivisible, est un
concept contradictoire. Il reste la troisième hypothèse, qui,
même si elle est incompréhensible parce qu’elle rend
inconcevable la composition de figures finies, est celle
qu’embrassent par défaut les philosophes, tels Pascal, parce
qu’elle est supposée par la pratique de la géométrie. Du point
de vue de Pascal, d’ailleurs, il est compréhensible, tout au
1
L’école éléatique, fondée à Elée, regroupe un ensemble de penseurs grecs du
IVe et du Ve siècles avant J.-C. L’un d’eux, Zénon, est célèbre pour ses paradoxes contre
l’existence du mouvement (tel le paradoxe d’Achille et la tortue).
81
moins, que l’infini soit incompréhensible 1 ! Mais Bayle
soulignait que cette troisième possibilité se heurtait à un
ensemble d’objections, et notamment au fait qu’une infinité
de parties ayant une certaine grandeur ne pourra jamais
remplir un volume fini.
Hume déplace le poids de la question : ce n’est plus
tant la composition de l’étendue à partir d’atomes matériels
ou de points mathématiques qui est un sujet d’enquête, que la
genèse de l’idée d’étendue, à partir de minima sensibles. Ce
faisant, il coupe l’herbe sous le pied d’un fidéisme qui arguait
du fait de la divisibilité à l’infini pour montrer l’impuissance
de la raison et la nécessité de s’en remettre à la foi. Hume
avance tout à l’inverse, et en vertu d’un principe de
dérivation propre au fonctionnement naturel de l’esprit
humain, que l’idée d’espace n’est pas divisible à l’infini2.
Contre la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps
Il est certain que cette approche implique de
suspendre toute affirmation concernant l’existence d’un
espace absolu non idéel. Mais ce n’est pas tant la thèse d’une
idéalité de l’espace et du temps qui fait ici l’originalité de
Hume, que son argumentation qui prend à contrepied les
1
Cf. Blaise Pascal, De l’esprit géométrique, in Pensées. Opuscules et Lettres,
Classiques Garnier, 2010, p. 688. On se rappelle aussi que Leibniz avait vu dans la question
de la divisibilité à l’infini du continuum et la controverse sur la liberté et la nécessité les
« deux labyrinthes » où la raison humaine s’égare (Leibniz, Essais de théodicée (1710), GF,
1999, p. 29).
2
On aperçoit ici une divergence entre le fidéisme pascalien et le scepticisme
humien quant au statut de la croyance : chez Pascal, il s’agit d’un sentiment du cœur qui
dépasse l’impuissance de la raison ; chez Hume il s’agit d’un sentiment exerçant la raison
naturelle. Chez Pascal, cette croyance est une foi dont l’origine est un mystère ; chez Hume,
c’est une croyance naturelle dont les principes viennent certes d’une constitution essentielle
inconnue mais sont susceptibles d’être dégagés par voie expérimentale. D’ailleurs Hume
commence par dire, dans cette partie sur les idées d’espace et de temps, que la croyance à la
doctrine de l’infinie divisibilité n’est pas naturelle : elle ne vient que d’un plaisir
d’admiration suscité par une opinion philosophique étrange (I.II.1, p. 75).
82
apories fidéistes1. Quant à son argumentation, elle est un peu
déroutante, non seulement parce que Hume envisage qu’une
idée a une grandeur, mais aussi parce que de nos jours, un
lecteur cultivé accepte plutôt la thèse de la divisibilité à
l’infini de l’espace et du temps, étant accoutumé à admettre
la structure fractale d’un espace géométrique ou des
propriétés quantiques de la matière et étant familier du
concept mathématique de limite2.
Hume commence par en appeler à la finitude de
l’esprit humain : notre esprit étant de capacité limitée, il ne
peut opérer des divisions en nombre infini. L’idée d’une
qualité finie n’est donc pas infiniment divisible. Puis en
s’appuyant sur deux exemples, il montre que l’analyse de nos
perceptions ne peut être infinie. Indépendamment de la
division qu’un grain de sable pourrait subir, il y a une idée
minimale indivisible de ce grain ou de sa partie. Et lorsqu’on
recule progressivement un papier sur lequel figure une tâche
d’encre, il y a un seuil au-delà du quel nous n’en avons plus
d’impression sensible. Ainsi, la décomposition de nos
perceptions conduit à des idées et des impressions minimales.
Hume ne propose pas ici une théorie disant que pour
percevoir nous devons synthétiser des data atomiques. Il
affirme seulement que l’anatomiste de l’esprit ne peut pas
diviser à l’infini une perception en des perceptions toujours
plus simples. L’idée d’une étendue particulière et celle d’un
temps particulier ne sont donc pas divisibles à l’infini. Et ce
point lui sert à contester la thèse selon laquelle telle étendue
ou telle durée seraient elles-mêmes divisibles à l’infini.
1
L’idéalité de l’espace avait été envisagée par Bayle dans l’article « Zénon
d’Elée » ou encore par Leibniz dans sa réponse à la critique que Foucher avait faite du
Système nouveau en 1695.
2
Notons qu’un physicien contemporain, familier de la théorie des cordes, de la
gravitation quantique à boucles ou encore de la géométrie non commutative, pourrait à
l’inverse remettre en question la continuité spatio-temporelle. Cf. Alain Séguy-Duclot, La
réalité physique, Hermann, 2013.
83
On passe alors d’un argument sur l’idée d’un espace à
un argument sur un espace lui-même (et de l’idée d’un temps
à un temps). Hume montre qu’il est concevable que le temps
et l’espace ne soient pas divisibles à l’infini et que le
contraire est inconcevable. Non qu’il existe un espace ou un
temps indépendants de nos perceptions (non idéels et
absolus). L’étendue et le temps relèvent seulement du plan
immanent des impressions – c’est bien, de fait, ce que Hume
montrera dans cette partie du Traité. Mais, selon lui, il faut
retenir les arguments concédés en faveur de la nondivisibilité à l’infini, et rejeter ceux qui leur ont été opposés
en faveur de la divisibilité à l’infini. Ainsi, peut-on sortir de
l’aporie qui sert de tremplin aux fidéistes.
Chemin faisant, Hume aura introduit un autre principe
décisif de son système : le principe de concevabilité qui
affirme que les relations établies au niveau des idées valent
toujours des impressions et que ce qui est inconcevable en
idée est contradictoire en fait. C’est un principe qui découle
du principe de dérivation des idées à partir des impressions,
le contenu idéel n’étant jamais que le contenu impressif ayant
perdu sa vivacité.
L’origine de l’idée de l’espace et de l’idée du temps
Après avoir examiné les idées particulières et le cas
d’un espace ou d’un temps particulier, Hume peut en venir à
examiner les idées abstraites d’espace et de temps, c’est-àdire l’idée de l’espace en général et celle du temps en général
(I.II.3). Ce ne sont rien d’autre que des idées particulières
dérivées de la disposition d’impressions sensibles ou de la
succession de nos perceptions – en aucun cas les conceptions
d’un espace « absolu » ou d’un temps « absolu », existant
séparément de nos perceptions.
Pour le comprendre, il faut rappeler la critique des
idées abstraites que Hume a préalablement menée quelques
sections auparavant. Les idées abstraites sont des idées
84
particulières qui en rappellent d’autres semblables grâce,
notamment, aux habitudes contractées par le langage. L’idée
abstraite d’espace est une idée représentant des points de
couleur disposés d’une certaine manière, idée à laquelle est
accolé (annexed) le terme général « espace » ; l’idée abstraite
de temps est une idée dérivée de la succession de nos
perceptions, idée à laquelle est accolé le terme général
« temps ». On peut dire que pour avoir la fonction d’idée
abstraite, une idée particulière d’étendue est une
représentation à deux titres. Consistant en la disposition des
points colorés qui se présente à nouveau à l’esprit, elle est
une représentation au sens où elle copie ce qui a lieu au
niveau des impressions. Deuxièmement, rappelant des idées
particulières semblables, elle est une représentation en tant
qu’elle a avec tout ce qui est semblable un rapport de
signification.
Ici le principe de dérivation opère non plus à partir
d’une impression spécifique d’étendue particulière ou de
durée particulière, mais à partir de la disposition
d’impressions visibles et tangibles simultanées d’où l’idée
d’étendue est tirée, ou de la disposition d’impressions
auditives successives d’où celle de durée est tirée.
Critique de la géométrie et de l’idée d’égalité
Les deux sections suivantes en viennent à répondre à
des objections possibles, d’abord mathématiques (en I.II.4),
puis physiques (concernant la possibilité du vide en I.II.5). La
dernière section (I.II.6) tire la conséquence du fait que
l’espace et le temps sont les manières dont nos perceptions
sont disposées : on ne peut affirmer d’« existence » ni d’
« existence externe » (donc d’existence dans le temps et dans
l’espace) hors de nos perceptions. Ce serait contradictoire1.
1
Kant accordera le point (davantage sans doute à la suite de Leibniz que sous
l’influence de Hume) : l’espace et le temps ne sont que l’ordre des phénomènes. Plus
85
Nous n’avançons pas d’un degré au-delà de nous-mêmes et ne
pouvons concevoir aucune sorte d’existence hormis les
perceptions qui sont apparues dans ces étroites limites (p. 124).
À l’issue de cette partie sur l’espace et le temps, le
scepticisme en ontologie de Hume se précise donc : sans
affirmer, en métaphysicien, qu’il n’existe pas de réalité hors
de nos perceptions, il faut toutefois admettre que toute
existence spatio-temporelle concevable est immanente au
plan de nos perceptions. Sans adopter une ontologie idéaliste
ou immatérialiste, il faut donc limiter la description
psychologique de l’intentionnalité à l’œuvre dans les actes
intellectuels à l’être perçu. Telle est la reprise sceptique de la
leçon de Berkeley.
Un dernier élément, rencontré au cours du
développement proposé par le Traité sur ces questions,
permet encore de situer le scepticisme de Hume en regard du
fidéisme. L’un des arguments de Pascal en faveur de la thèse
selon laquelle les géomètres pratiquent leur art en croyant à
la divisibilité infinie de l’espace était l’incommensurabilité
de la diagonale du carré. En effet, si un segment n’était pas
constitué de points infinis, faisait-il valoir, on pourrait
toujours rapporter la diagonale au côté par une fraction entre
deux entiers. Or, comme on le sait depuis l’Antiquité, ce
rapport ne s’exprime que par une grandeur irrationnelle. (On
exactement, d’après le philosophe de Königsberg, l’unité de l’expérience est due à
l’intuition pure de l’espace et du temps, par où un certain ordre des phénomènes nous est
donné et qui suppose elle-même la synthèse de l’imagination. Mais selon lui, dans ce champ
phénoménal, valent des lois qui ne sont pas de simples manières subjectives de penser ou
des régularités associatives tirées de notre expérience phénoménale. Ce sont des manières de
structurer le champ phénoménal qui ont une autre source : des lois qui sont conçues dans les
concepts même qui rendent ces objets possibles. Ces objets sont des unités opérées par
l’entendement dans le champ phénoménal selon des règles spontanées fournies par les
catégories (la causalité ou la substance, par exemple). Kant prétend que l’on peut encore
parler d’extériorité et d’intériorité seulement si l’on adopte un idéalisme transcendantal qui
est aussi un réalisme empirique. Cf. Kant, Critique de la raison pure, « Des paralogismes de
la raison pure », première édition (1781), Paris, PUF, p. 303-304, et seconde édition (1787),
« Réfutation de l’idéalisme » où, pour répondre à Jacobi, Kant affirme que « nous avons des
choses extérieures non pas l’imagination, mais l’expérience » (p. 205, traduction modifiée).
86
dirait aujourd’hui un nombre irrationnel). Pascal y voit la
preuve d’une vérité incompréhensible, celle de la divisibilité
à l’infini de l’espace. Hume, pour sa part, interprète la
pratique géométrique de deux façons (en I.II.4 § 17).
D’abord, selon lui, les démonstrations géométriques ne font
que supposer ce qui est en question, à savoir la divisibilité à
l’infini de l’espace. Elles n’en apportent pas de preuve mais
commettent seulement une pétition de principe. Mais surtout,
leurs idées ne sont pas exactes et leurs maximes ne sont pas
précisément vraies. L’égalité, en particulier, est toujours
approximative car « les points qui entrent dans la
composition d’une ligne ou d’une surface, qu’ils soient
perçus par la vue ou le toucher, sont si minuscules et si
confondus les uns dans les autres, qu’il est tout à fait
impossible pour l’esprit d’en calculer le nombre, calcul qui
ne nous fournira jamais un critère par lequel nous puissions
juger de proportions » (p. 98). La figure (la courbure ou le
caractère rectiligne) est également approximative car là
encore l’arrangement de ces impressions n’est pas perçu avec
exactitude.
Ainsi, Hume développe-t-il ici pour la première fois
un argument sceptique contre l’impossibilité de juger de
l’égalité et donc contre la possibilité d’une mesure exacte
(§ 23-24). Les longueurs mesurées dans l’espace sont
approximatives car dans notre expérience sensible les
impressions d’atomes colorés ou tangibles ne sont jamais
parfaitement distinctes et ainsi la comparaison entre deux
longueurs n’est pas parfaite et l’on ne peut pas non plus
prendre une longueur qui soit la référence pour mesurer les
autres : l’instrument du jugement est lui-même douteux. En
outre, Hume précise qu’une correction qui donnerait un
critère parfait ou rendrait l’instrument fiable est une pure
« fiction de l’esprit », une fiction « naturelle », cependant, car
elle vient de l’habitude d’affiner sa mesure par correction.
87
Dans le Traité donc, Hume réduit le statut de la
géométrie à une science empirique. C’est un élément qui
participe à la stratégie visant à distinguer son propre
scepticisme du fidéisme et qui permet d’introduire le
problème du critère et de la mesure. Ce problème, on le
verra, se reposera à propos de tout jugement, que ce soit la
croyance dans une question de fait, l’évaluation affective ou
l’estime morale, en philosophie de l’esprit comme dans les
essais moralistes.
Une logique sceptique de l’entendement
Nous avons dit que la vivacité était le critère
phénoménal de distinction entre l’impression et l’idée, critère
suffisant dans l’expérience commune pour distinguer la
sensation du rêve, et au début de l’enquête philosophique
pour distinguer ce qu’on sent et ce qu’on pense, par exemple
une perception sensible et une simple fantaisie. La différence
de vivacité, qui n’est certes qu’une différence de degrés, est
un signe fiable et suffisant de la différence de nature entre
perceptions. L’impression est toujours une apparition
originelle alors que l’idée est une apparition seconde, et
même si nous ne faisons jamais que l’expérience présente
d’une apparition plus ou moins vive nous distinguons
généralement les unes des autres. Sans présumer davantage,
la science de la nature humaine doit maintenant s’acquitter de
sa tâche : étudier les opérations de l’entendement. Il peut
s’agir de la perception sensible qui me fait tenir pour
existante la table que je vois et je touche, du souvenir qui me
représente un événement passé, d’un jugement abstrait qui
me fait dire que 2+2 = 4, ou d’une démonstration du
théorème de Pythagore. À ces opérations mentales, il faut
encore ajouter une dernière opération par laquelle on croit en
l’existence d’un fait qu’on ne perçoit pas actuellement et qui
n’est pas non plus remémoré. Elle recouvre tout ce que les
philosophes et les logiciens ont entendu à titre d’induction,
d’anticipation (expectation) ou encore de croyance probable.
88
Sens, mémoire et imagination
La perception sensible et le souvenir ne semblent pas
poser particulièrement problème dans un premier temps.
Dans ces deux cas, ce qui est présent à l’esprit se laisse
manifestement décrire en termes d’impressions et d’idées. Le
lecteur s’attend donc à ce que Hume tienne la première pour
un complexe d’impressions et le second pour le retour des
impressions affaiblies ou (ce qui reviendrait au même)
l’apparition d’idées encore vives. Toutefois Hume ne cherche
pas à exposer une théorie de la perception sensible. Les
arguments sceptiques convoqués à la fin du livre sur
l’entendement soulèveront un problème de taille qui semblera
menacer la possibilité même de faire une telle théorie. Mais
tant que ces arguments ne sont pas considérés, tout se passe
comme si une telle théorie n’était pas même un sujet
d’enquête. Hume relève que l’ordre d’apparition des
impressions est conservé dans la mémoire, non dans
l’imagination. Mais comme nous ne pouvons jamais
comparer un souvenir avec la perception qui en fut l’origine,
la seule différence phénoménale entre l’idée de la mémoire et
l’idée fictive est une différence de vivacité. La distinction
entre impression et idée et le principe de dérivation suffisent
donc à rendre compte de ces opérations dans les trois
premières parties du livre I. Et c’est sans surprise que l’on
peut lire :
Il apparaît que la croyance ou l’assentiment qui accompagne
toujours la mémoire et les sens n’est rien d’autre que la vivacité
des perceptions qu’ils présentent, et que cela seul les distingue
de l’imagination. Croire, c’est, en ce cas, éprouver une
impression immédiate des sens ou la répétition de cette
impression dans la mémoire (TNH, I.III.5, p. 148).
Les deux espèces de raisonnement : la “fourche de Hume”
D’autres opérations méritent néanmoins une enquête
plus approfondie. Il s’agit de celles qui fournissent les
évidences repérées par Locke dans son Essai : l’intuition, la
89
démonstration et la probabilité. Distribuées dans ce qu’il est
convenu d’appeler « la fourche de Hume », elles renvoient
d’un côté à des actes de connaissance stricte, de l’autre à une
croyance probable sur un fait présumé. La raison étant
insaisissable en dehors de son exercice, ce sont ses
raisonnements, opérés sur les impressions et idées, qui sont
objet d’étude : raisonnement démonstratif d’un côté, et
raisonnement probable de l’autre. Il faut souligner que la
valeur de vérité de ces deux espèces de raisonnement n’est
absolument pas présupposée par l’enquête menée dans la
troisième partie du livre I. En ce sens, l’entreprise humienne
s’en tient à une description psychologique. Mais il s’agit
pourtant de décrire des actes de connaissance ou de
probabilité sans exclure qu’ils aient quelques spécificités.
Dans la troisième partie du livre I, l’ambition de Hume est de
concurrencer la logique sur son propre terrain, c’est-à-dire de
décrire les actes d’entendement fournissant des évidences
sans les réduire à des illusions mais sans en admettre la
fiabilité. Le point de vue philosophique neutralise toute
validation épistémologique. D’abord suspendue dans cette
partie, la valeur de vérité sera rigoureusement contestée dans
la suivante, au moyen d’arguments sceptiques qui iront
jusqu’à en compromettre la possibilité.
L’explication de ces deux types de raisonnement
repose sur la théorie des relations, par laquelle Hume spécifie
ce qui restait encore indéterminé chez Locke, à savoir la
conformité (agreement) d’idées comparées entre elles1. Les
différents biais sous lesquels des idées peuvent être
comparées sont en effet au nombre de sept : la relation
spatiale ou temporelle (« contiguïté »), la proportion
1
Chez Locke, la connaissance se définit par la perception de la conformité des
idées. Il distingue quatre types de conformité perçue : la conformité à soi d’une idée, la
conformité d’une idée à la réalité, la liaison nécessaire entre deux idées et la relation entre
idées. Cette dernière désigne tout biais sous lequel on peut comparer deux idées entre elles.
Locke ne spécifie pas les différentes relations possibles entre idées. Hume, pour sa part, en
donne une liste précise. Voir notre chapitre 2, « Les évidences de la raison selon Locke ».
90
quantitative, les degrés de qualité 1 , la contrariété, la
ressemblance, l’identité et la causalité. Par la comparaison,
nous mettons donc en rapport, volontairement et
consciemment des idées pour les besoins du jugement. Afin
de distinguer cette relation de l’association des idées, quant à
elle involontaire, Hume la qualifie de philosophique2. Tout
raisonnement établit donc une relation philosophique. Mais il
faut distinguer deux types de raisonnement. Cette distinction
prend parfois le nom, dans la littérature secondaire, de
« fourche de Hume ».
En effet, entre deux idées, certaines espèces de
relations sont invariables, d’autres espèces de relations
peuvent varier. Par exemple, une fois l’idée de Paris et celle
de Londres bien déterminée, la comparaison de leur territoire
est invariable : Londres est plus grande que Paris. Ainsi, la
relation de quantité est invariable. Les relations de
ressemblance, de degrés de qualité ou de contrariété ne
peuvent pas davantage varier sans que ne change le contenu
des idées sur lesquelles elles portent. Ces relations constantes
sont établies par le « raisonnement abstrait », lequel s’exerce
par excellence en mathématiques. Plus précisément, la
comparaison entre idées peut se faire « at first sight » (au
premier coup d’œil), c’est-à-dire dans un acte simple et
immédiat que Hume, à la suite de Locke, nomme intuition.
Ou elle peut se faire par l’intermédiaire d’autres idées (que
Locke nommait proof), dans un raisonnement complexe qui a
pour nom démonstration.
D’un autre côté, deux idées peuvent avoir des
relations fort variées dans le temps et l’espace sans que ne
1
Par « degré de qualité », on entend le rapport sous lequel on juge, par exemple,
qu’une chose est plus belle qu’une autre, que cette robe de mariée est moins blanche que ce
lys, que cet Etat est beaucoup plus industrieux que son voisin, etc.
2
Hume dit que les relations philosophiques sont « arbitraires ». Mais, en vertu de
la critique qu’il mène du libre-arbitre, il faut l’entendre en un sens lâche. En outre,
« philosophique » renvoie ici à ce qui relève de la science.
91
change leur contenu. Du point de vue de Hume, on peut
parfaitement imaginer, dans un roman de science-fiction, que
Paris soit à dix-mille kilomètres de Londres sans rien changer
aux idées de ces deux villes. Il en va de même de l’identité :
si je parle de deux idées d’une même ville, je place ces deux
idées dans une relation d’identité. Par exemple j’ai l’idée qui
représente la ville où se trouve Notre-Dame-de-Paris. J’ai
aussi l’idée qui représente la ville où se trouve le Louvre.
Juger que c’est la même ville c’est établir une relation
d’identité entre ces idées. Mais cette relation d’identité
pourrait varier sans que ne varient ces deux idées. Je peux
concevoir, dans un roman, que la ville de Notre-Dame est
autre que la ville du Louvre. Enfin, la causalité, à titre de
relation philosophique, i.e. établie dans un raisonnement qui
cherche à repérer l’effet et la cause, peut également varier
sans que ne change le contenu des idées comparées (I.III.1).
Dans le corps du Traité, Hume ne prend pas même la peine
d’illustrer ce point. Mais dans l’Abrégé, il fait un usage
appuyé de l’exemple (emprunté à Malebranche) des boules
de billards. « Supposons que je voie une boule qui se meut en
ligne droite en direction d’une autre : je conclus
immédiatement qu’elles se heurteront et que la seconde sera
mise en mouvement », mais « l’esprit peut concevoir que
n’importe quel effet suit de n’importe quelle cause » et ainsi
je peux parfaitement imaginer qu’après le choc, les deux
boules resteront sur place, immobiles (Abr., p. 30-31).
Contiguïté, identité et causalité sont donc des relations
philosophiques qui ne peuvent pas être établies par le
raisonnement abstrait.
Avant d’aller plus loin il faut mesurer l’écart entre la
« fourche de Hume » et la distinction entre vérités de raison
et vérités de fait, telle qu’elle se trouve chez Leibniz.
Contrairement à ce dernier, Hume ne fonde pas le
raisonnement abstrait sur un principe formel d’identité mais
sur la constance observée d’une expérience mentale – en
92
l’occurrence le maintien de certaines espèces de relations
malgré l’inépuisable source de variation qu’est la fantaisie
humaine. En outre, la « fourche de Hume » ne repose ni sur
l’opposition des facultés (entendement versus sens), ni sur
l’opposition entre genres d’idées (innées versus sensibles).
D’après le principe de dérivation en effet, toute idée vient des
impressions. Le contenu de l’idée dépend bel et bien de
l’expérience sensible ou affective. Une idée, en d’autres
termes, n’est jamais a priori chez Hume. Ce dernier parle
seulement d’une « conception » a priori – par quoi il désigne
un acte, plutôt qu’un contenu – lorsque l’esprit conçoit les
idées indépendamment de toute considération liée aux
impressions dont elles dérivent ou à la vivacité qu’elles
conserveraient. L’esprit peut concevoir, ainsi, des relations
qui se découvrent à la considération du seul contenu des
idées. Par exemple, je peux concevoir a priori qu’une robe de
mariée est plus claire qu’un smoking noir, et pourtant aucune
de ces idées n’est a priori (On notera que la relation est ici
celle d’un degré de qualité, la clarté).
Le raisonnement abstrait ne prétend à aucune vérité
sur des essences objectives et idéales. En revanche, il peut
viser la précision. C’est bien pourquoi la comparaison entre
idées n’est jamais si exacte et parfaite que dans l’algèbre et
l’arithmétique. Dans ces sciences seulement « nous sommes
en possession d’un critère précis, qui nous permet de juger de
l’égalité et des proportions des nombres et, selon qu’ils
correspondent ou non à ce critère, nous déterminons leurs
relations, sans aucune possibilité d’erreur » (I.III.1, p. 129).
Ce critère, c’est en effet l’égalité des unités qui ne se trouve
qu’entre les nombres. Toutefois cet îlot préservé n’est peutêtre pas soustrait à la tempête et ne saurait servir de base à la
reconquête de la certitude en science. D’abord la certitude
mathématique n’est pas garantie par une nécessité analytique,
car la nécessité mathématique n’est autre que le sentiment de
93
ne pas pouvoir concevoir autrement 1 . Ensuite, une telle
précision visée, dans d’autres domaines, on l’a vu notamment
en géométrie, n’est que fictive. Enfin, le raisonnement
abstrait ne saurait déterminer une question de fait :
l’existence ou la non-existence, la présence ou l’absence ne
peut être conclue que par un raisonnement a posteriori.
Le raisonnement sur les questions de fait
Qu’entendre par là ? D’après ce que nous avons dit, a
posteriori est le raisonnement qui dépend de l’expérience non
seulement pour le contenu de ses idées (puisque c’est le cas
de toutes nos idées), mais surtout pour établir des relations
qui resteraient sinon indéterminées : contiguïté, identité et
causalité. Or Hume montre que pour en venir à affirmer
l’existence d’un fait qu’on ne perçoit pas et qui n’est pas
objet de souvenir, nous établissons une relation causale. Ce
fait en question peut être de différentes sortes. Ce peut être un
événement singulier passé connu par témoignage sans en
avoir de souvenir direct. Vous croyez par exemple que César
a existé. Ou bien ce peut être un événement futur qui est
attendu avec pleine assurance ou simple probabilité (par
exemple, le lever du soleil attendu demain matin). Ce peut
aussi être une réalité présente qui est tenue pour admise (la
présence de quelqu’un dans une maison silencieuse). Ou
enfin, ce peut être un fait général qui ne peut pas être perçu
puisqu’on ne perçoit que du singulier. Par exemple, vous
croyez que le feu brûle. Toutes ces croyances meublent votre
monde bien plus largement que la perception stricte ne le fait.
Elles relèvent des questions de fait que seul un raisonnement
causal est à même de conclure. Pourquoi croire que César a
existé sinon parce que les signes de l’ouvrage qui vous narre
sa vie sont les effets d’un témoignage (testimony), qui lui1
« Quand une démonstration me convainc d’une proposition quelconque, elle ne
me fait pas seulement concevoir la proposition, mais me fait également sentir qu’il est
impossible de rien concevoir qui lui soit contraire » (Abr., p. 34-35).
94
même est l’effet d’une chaîne causale remontant à un premier
témoin (witness) ? Pourquoi croire que le soleil se lèvera
demain sinon parce que vous supposez que les causes de la
succession de la nuit et du jour seront toujours à l’œuvre
demain ? Pourquoi croire que quelqu’un vous attend à côté
sinon parce que vous voyez des signes caractéristiques, tenus
pour effets ? Pourquoi croire que le feu brûle sinon parce que
l’effet du contact du feu a toujours été le même ? La croyance
dans une question de fait tient pour admise ou présente une
chose en présence d’une autre chose (un livre, la nuit, du
bruit, du feu).
Mais alors, la logique veut que l’on explique pourquoi
et comment établir une relation causale. Puisque la
considération des idées seules ne suffit pas pour identifier un
objet comme cause et un autre comme effet, le raisonnement
causal doit motiver sa comparaison par un autre moyen. C’est
ici que la découverte de l’association, dont Hume se flatte
dans l’Abrégé, est décisive. Elle permet d’expliquer le
raisonnement sur les questions de fait sans présupposer une
fiabilité de la raison. Et elle fournira le principe d’explication
psychologique de différents degrés de probabilité sans les
identifier à des manifestations progressives de la vérité.
L’association causale précède l’idée de cause
Quelles sont les circonstances qui caractérisent un
raisonnement causal ? On affirme qu’une chose est cause
d’une autre chose lorsque ces choses sont contigües ou se
succèdent. Mais cela ne suffit pas. La relation de causalité
implique, outre la contiguïté ou la succession, que ces choses
soient liées (connected) avec nécessité. Il faut donc expliquer
l’idée de connexion causale. Or d’où vient l’idée de
connexion causale ? L’originalité de Hume ne réside pas tant
dans le scepticisme de sa réponse, que dans le geste qui y
préside. Car la critique de la causalité n’a pas attendu Hume :
c’est un lieu commun, chez les sceptiques de l’Antiquité (tel
95
Sextus) ou les sceptiques modernes (tel Bayle), de tenir le
post hoc ergo propter hoc pour un sophisme1. Que ce qu’on
appelle « effet » ne soit qu’un signe de ce qu’on nomme
« cause » et que ce lien de signification soit susceptible d’être
mis en doute est un vieux soupçon. La véritable nouveauté
consiste à dire que pour trouver l’origine de l’idée de
connexion causale, il faut commencer par comprendre la
croyance probable, laquelle naît de l’association causale
(I.III.3). En d’autres termes, l’évidence par laquelle un
jugement sur une question de fait se justifie repose sur un
mécanisme (involontaire et qui se fait souvent à notre insu)
associatif et non sur une comparaison d’idées délibérée.
Ainsi, la logique d’un jugement de fait ne consiste pas à
appliquer l’idée de cause (ou, ce qui reviendrait au même, de
nécessité causale) à l’idée d’une chose pour en inférer l’idée
d’un fait qui en serait l’effet. C’est l’inverse : l’idée de
connexion causale dérive d’une croyance associative selon
des détails fournis en I.III.14 qui confirmeront le principe de
dérivation à partir d’impression(s).
La croyance qui se fait par association n’a pas besoin
de concevoir l’idée de cause. Elle infère l’idée d’une chose
qu’on ne perçoit pas à partir d’une perception présente. La
causalité est donc d’abord une transition naturelle entre nos
perceptions. Nous n’avons même pas à juger explicitement
que César est la cause indirecte des caractères que nous
lisons dans un livre d’histoire. Nous n’avons, pour juger qu’il
a existé, qu’à tenir implicitement ces caractères pour des
effets. Par conséquent, faire la relation causale ne présuppose
pas d’avoir l’idée de cause. Ce n’est que de façon seconde,
en nous représentant cette relation (et plus exactement ce que
nous ressentons en la réalisant), que nous en aurons une idée.
1
L’adage « En suite de quoi, donc en conséquence de quoi » avait été critiqué par
Bayle dans les Pensées sur la comète par exemple (in Pensées sur l’athéisme, Desjonquière,
2004, p. 47-48).
96
La portée polémique d’un tel renversement est triple,
en métaphysique, en logique et en épistémologie 1 . En la
caractérisant, on éclairera le conflit d’interprétation
mentionné plus haut, que l’on pourrait résumer dans la
question Hume est-il naturaliste ou sceptique ?
Cette portée polémique est d’abord métaphysique car
à la question posée en titre de la section 3, pourquoi une
cause est nécessaire (sous-entendu : nécessaire pour qu’un
être commence à exister), la réponse de Hume consiste en un
déplacement implicite : il faudra plutôt se demander pourquoi
nous tenons pour admis qu’une cause est nécessaire pour
qu’un être commence à exister. En effet, on ne vise pas à
établir une prémisse universelle à partir de laquelle déduire
que tel être a dû avoir telle cause ou justifier l’application à
cet être de la notion d’effet, d’abord parce qu’un tel principe
n’a d’évidence ni intuitive ni démonstrative, ensuite parce
que s’il doit être établi par expérience, c’est bien qu’il ne peut
lui-même fournir la raison de l’inférence a posteriori. Il est
probable, justement. Ce n’est qu’une croyance tirée de
l’expérience. Sa légitimité ne vient pas du fait qu’on peut
conclure a priori que toute chose a une raison d’être, mais du
fait que sans lui les raisons de croire communément
reconnues pour légitimes disparaissent. Et ainsi la causalité
n’est plus une raison d’être, c’est une raison de croire. D’un
seul revers, des positions aussi diverses que celles de Clarke
ou de Hobbes sont balayées2.
1
Nous traitons de la rupture en métaphysique dans cette section, de la rupture en
logique dans les sections suivantes (jusqu’à la page 31) et de la rupture en épistémologie à
partir de la page 31.
2
Clarke était fermement opposé au nécessitarisme mécaniste de Hobbes. Mais
selon Hume, les deux auteurs partageaient un même présupposé. Dans l’un des sermons de
ses Boyle’s Lectures, Clarke démontre l’existence de Dieu en établissant la proposition que
Quelque chose a existé de toute éternité, de la manière suivante : puisque quelque chose
existe présentement, il a toujours existé quelque chose, sinon rien n’existerait puisque « rien
ne naît de rien, absolument et sans cause » (A Demonstration concerning the Being and
Attributes of God (1705), Thoemmess Press, 2002, p. 524).
97
L’association au principe des raisonnements probables
La rupture qu’introduit l’association à l’égard des
tentatives logiques menées par Locke, Malebranche ou
Arnauld et Nicole pour penser l’évidence probable ou
l’évidence sur les questions de fait est également frappante.
Certes, la façon dont une idée peut en introduire une autre à
l’esprit prenait chez Locke, déjà, le nom d’association. Mais,
précisément, selon lui elle constituait l’explication d’une
forme de déraison, qui rend certains hommes aveugles aux
rapports naturellement établis entre les idées par la raison, et
qui vient de ce que le hasard ou la coutume leur fait établir
des liens arbitraires. L’association des idées explique en
particulier, aux yeux de Locke, que les sectes philosophiques
ou religieuses paraissent donner du sens à un jargon absurde.
Ainsi, chez Locke, les associations ne sont pas des relations
rationnelles et ne sauraient constituer de bonnes raisons de
croire1.
Chez Hume, l’explication du raisonnement par
l’association ne laisse plus de différence entre des relations
rationnelles donnant lieu à une juste crédibilité et des
relations associatives délirantes. Et il n’est même plus
question de régler le train of thought (cours des pensées) par
un calcul, comme Hobbes l’envisageait (Léviathan, chap. 3 et
4). Car selon Hume l’association est la transition par laquelle
une idée ou perception en introduit une autre sans que ce
passage ne soit l’œuvre d’une raison computationnelle. C’est
une transition qui, si elle doit être pensée comme l’acte d’une
faculté, ne peut être attribuée qu’à une capacité de
représentation en un sens très indéterminé : une transition de
l’imagination, donc. Ici apparaît alors la menace sceptique
touchant à l’indiscernabilité de la raison et du délire. Encore
1
C’est un point clairement établi par J.P. Wright, « Association, Madness and the
Measures of Probability in Locke and Hume », in Psychology and Literature in the
Eighteenth Century , dir. C. Fox, AMS Press, 1997, p. 103-127.
98
Hume ne suggère-t-il jamais que raison et délire sont
communément indiscernables. Il lui suffit de montrer par sa
théorie du raisonnement probable que les associations à
l’œuvre dans les opérations dites rationnelles sont seulement
plus régulières (i.e. plus constantes). Il est donc impossible de
savoir si la différence entre raison et délire est de nature ou
de degrés.
L’association : une notion sceptique ou naturaliste ?
Il est maintenant temps de revenir à la question
d’interprétation qui nous sert de fil conducteur dans la lecture
du Traité. En effet, les commentateurs ont pu voir dans
l’analogie entre l’association et l’attraction gravitationnelle
l’indice que Hume avait une approche naturaliste, aux deux
premiers sens. À propos des associations des idées, Hume
déclare :
Il y a là une sorte d’attraction qui (…) possède des effets aussi
extraordinaires dans le monde de l’esprit que dans le monde
naturel, et s’y manifeste sous des formes aussi nombreuses et
aussi variées (I.I.4, p. 56).
Méthodologiquement, l’analogie avec la gravitation
newtonienne indique que la crédibilité sera comprise comme
une force dont on ne présume aucune valeur de vérité. Et
d’un point de vue ontologique, s’il serait excessif de conclure
à un physicalisme, elle suggère néanmoins une dynamique
s’exerçant sur une pluralité d’entités (nos perceptions). Enfin,
elle a pu être lue, par le tenant de l’interprétation antisceptique qu’est Norman Kemp Smith, comme l’indice que le
scepticisme découle du newtonianisme appliqué à l’esprit, et
que pour reconnaître la vérité de nos croyances dans les
questions de fait, il faut renoncer à ce type d’explication
« naturaliste » au sens 2. Il faut d’ailleurs noter que dans le
second livre, l’association ne lie plus seulement les idées
mais s’exerce aussi entre les passions et affections et qu’elle
nomme là encore une force d’attraction mentale (II.I.4, p.
99
119 et II.I.5, p. 125). L’Abrégé, en une formule célèbre, y
voit un « ciment de l’univers » (p. 52).
Plusieurs nuances méritent toutefois d’être
introduites. Assurément, l’association n’est pas un concept
naturaliste au sens 3. Il suffit de relire le propos de Hume
dans l’Abrégé : parce que les associations sont les « seuls
liens de nos pensées », « ils sont réellement pour nous le
ciment de l’univers » (Ibid.). Puisque du monde par-delà les
perceptions nous ne saurions rien affirmer ni nier, notre
univers est mental. Sa cohérence fait sa cohésion, et la
consistance logique est « pour nous » ontologique. Qu’il y ait
une force réellement mentale entre les idées, c’est d’ailleurs
le résultat d’un raisonnement causal mené sur les associations
régulières. Seule la fréquence des relations de ressemblance,
contiguïté et causales laisse penser qu’il y a un lien secret
(secret tie) par lequel les apparences se tiennent.
Même Norman Kemp Smith doit reconnaître qu’ainsi
employé le concept d’association ouvre la voie à un
idéalisme. Mais selon Smith, c’est précisément l’échec d’une
explication de nos croyances vraies en termes
associationnistes, ajouté à l’impossibilité de nier ces
croyances, qui montre que le naturalisme (aux sens 1 et 2)
menant au scepticisme est une impasse1.
Examinons donc ce point. Le concept d’association
implique-t-il un newtonianisme sceptique dont Hume doit se
départir pour rendre compte de nos croyances et en
particulier du fait que nous leur reconnaissons plus ou moins
d’évidence ? Il faut bien plutôt penser que c’est un concept
taillé à la main de la science sceptique parce qu’en tant
1
N. Kemp Smith, art. cit. et op. cit. D’après Kemp Smith, Hume, en réalité n’est
pas un sceptique, mais défend que nous avons des croyances vraies qui ne sont pas fondées
sur la raison mais sur le sentiment. Son interprétation s’oppose à celle de l’Idéalisme
Britannique diffusées notamment par T. H. Green, responsable avec T. H. Grose d’une
édition devenue classique des œuvres de Hume, interprétations qui avaient pour objectif de
montrer les déficiences d’une philosophie empiriste.
100
qu’attraction, l’association désigne un fait de nature (comme
toute attraction est pour Newton un fait de nature) qui
explique cet autre fait de nature qu’est la croyance plus ou
moins probable. C’est ce que nous allons voir.
L’association : un concept de science sceptique
Faisant écho au fameux hypothesis non fingo de
Newton à propos de la gravitation, le fait de nature qu’est
l’association a un statut d’explicans (le fait qui apporte
l’explication) mais il reste un explicandum (un fait à
expliquer). « Ses effets sont partout visibles ; mais pour ce
qui est de ses causes, elles sont pour la plupart inconnues et
doivent être ramenées à des qualités originelles de la nature
humaine, que je ne prétends pas expliquer », dit Hume, qui
enjoint à la suite de « réfréner le désir immodéré d’aller
chercher des causes » afin d’employer la recherche « à
examiner les effets, plutôt que les causes, de son principe »
(I.I.4) 1 . S’il est explicatif c’est à la fois qu’il a des causes
originelles pensables quoiqu’inconnues, et que sa propre
implication dans les phénomènes à expliquer est
expérimentalement attestée (i.e. attestée par variation
expérimentale). Pour reprendre le parallèle avec la
méthodologie de Newton, dont nous usions plus haut pour
commenter l’introduction du Traité, nous pourrions dire qu’il
est indispensable dans l’explication présentée du point de vue
de la synthèse, mais qu’il reste toujours à analyser. Toutefois,
le caveat humien indique qu’une telle analyse ne doit plus
retenir l’intérêt du philosophe2. Ce désintérêt, apparemment
anodin, est le geste qui exprime une nette divergence avec le
théisme expérimental : des causes originelles, que Clarke, à
1
L’analogie avec l’attraction fait clairement écho à l’ Question 31 de l’Optique
de Newton. Cf. Abr. § 35 et TNH, II.I.4 et II.I.5, où Hume parlera cette fois de l’association
des passions comme d’une « attraction » (GF, p. 119 et p. 125).
2
Caveat : avertissement réservé.
101
la suite de Newton, renvoyait à Dieu, Hume affirme, à propos
de l’association, qu’il n’y a rien à dire.
C’est donc un fait de nature. Et, contrairement à ce
que pensait Kemp Smith, Hume ne prétend pas que le recours
à ce fait de nature échoue à rendre compte de nos croyances.
Tout au contraire. Et c’est ce que nous souhaiterions montrer
maintenant. Certes, nous l’annoncions plus haut 1 ,
l’associationnisme de Hume est polémique sur le plan
épistémologique. Il s’oppose aux logiques cartésiennes et
lockiennes. D’abord parce que la théorie de la probabilité
reconduit les probabilités scientifiques et les autres sources
de crédibilités à l’association et la vivacité. Ensuite parce que
la genèse de l’idée de connexion causale a, en vertu de
l’application du principe de dérivation, une vertu
d’élucidation sémantique radicale. Enfin parce que la tâche et
le statut fixés à la science de la nature humaine dans
l’introduction se trouvent justifiés : elle se borne à dégager
des régularités qui restent toujours des faits de nature. Mais
l’association ne s’oppose pas à la reconnaissance de feelings
naturels et instinctifs ; l’association, comme le dit John
Wright, a un « rôle » pour « transférer et réguler le feeling »2.
Cela mérite d’être expliqué.
La croyance : vivacité et sentiment
La croyance dans les questions de fait s’explique par
l’association entre une impression présente (par exemple la
vue de la fumée) et une idée qui est par définition l’idée
d’une chose dont nous n’avons pas ou plus l’impression vive.
Si quelqu’un nous demande pourquoi nous croyons qu’il y a
du feu dans le jardin caché derrière un mur, nous répondons
1
P. 26.
2
John P. Wright, « Kemp Smith and the two Kinds of Naturalim in Hume’s
Philosophy », in New Essays on David Hume, eds. E. Mazza et E. Ronchetti, Naples et
Milan, Francoangeli, 2007, p. 17-36, p. 29.
102
que nous voyons de la fumée. Nous donnons pour raison de
croire une sensation présente c’est-à-dire la perception d’un
effet. Cette effet peut être éloigné et même indirect, comme
dans le cas des caractères de la Guerre des Gaules auxquels
nous associons l’existence passée de César. Sans être en
présence de César, ou du feu, nous tenons leur existence
(passée, présente ou à venir) pour admise, et ce parce que
nous avons eu l’habitude de trouver une semblable sensation
présente conjointe ou suivie de la sensation d’une existence
semblable. Nous nous représentons vivement César ou le feu.
Ainsi, une croyance dans une question de fait est « une idée
vive reliée ou associée à une impression présente » (p. 161).
Comment expliquer alors qu’une idée, contrairement
à sa définition originale, puisse devenir vive ? La réponse de
Hume consiste à dire que la vivacité de l’impression présente
(de la fumée, par exemple) se transmet, par l’association
développée sous l’effet de l’expérience répétée, à l’idée
qu’elle introduit (ici, l’idée de feu) (p. 162). Et une idée peut
acquérir plus ou moins de vivacité – manière philosophique
de dire que la certitude d’un fait peut être plus ou moins
grande. L’explication associationniste intervient alors pour
rendre compte de la probabilité, qu’elle s’entende « en un
sens non philosophique » comme une simple crédibilité ou
qu’elle s’entende « en un sens philosophique » comme un
calcul rationnel sur la probabilité des chances ou des causes1.
En réalité, même la probabilité « au sens philosophique » est
un degré de croyance – mais que nous tenons pour mieux
fondé. Il faut donc comprendre comment la science de la
nature humaine définit la croyance, comment elle rend
compte de ce privilège communément reconnu à la
probabilité des chances et des causes, et comment elle recourt
à l’association pour ce faire.
1
« Philosophique » qualifie ici comme ailleurs ce qui relève de la science.
103
Si l’on cherche une définition de la croyance
« entièrement conforme au sentiment et à l’expérience de
chacun », on constatera d’abord qu’elle n’est rien qu’une
manière de concevoir une idée (I.III.7). En d’autres termes,
l’idée est le contenu qui est invariant au travers des variations
qu’une conception peut subir : concevoir une rose en y
songeant c’est en avoir une simple appréhension ou face à
une fleur croire que c’est une rose, c’est aussi avoir des
impressions dont le contenu conçu est identique à l’idée de
rose. Sentir une odeur qui nous fait penser qu’il y a une rose,
bien que nous ne la percevions pas directement, c’est encore
concevoir une idée de rose. Ce qui change, au travers de ces
variations expérimentales, c’est donc la manière de la
concevoir. Mais comment préciser cette manière ? Dans un
ajout ultérieur, Hume concède que nous sommes en peine de
trouver les mots pour l’exprimer adéquatement. Nous
sommes renvoyés à l’expérience intime de ce que c’est que
croire au réel, et le philosophe en est réduit à suggérer par des
termes communs ce sens de la présence propre à la
croyance :
Une idée qui reçoit l’assentiment, nous l’éprouvons comme
différente d’une idée fictive que la fantaisie seule nous présente.
Et cette différence, je m’efforce de l’expliquer par ce que
j’appelle une force, une vivacité, une solidité, une fermeté, ou
une stabilité supérieures. Cette diversité de termes, qui peut
sembler si peu philosophique, n’est employée que dans le but
d’exprimer cet acte de l’esprit qui nous rend les réalités plus
présentes que les fictions, leur donne plus de poids dans la
pensée et plus d’influence sur les passions et l’imagination
(App., p. 377-378).
La force renvoie à l’expérience intime d’une
détermination à penser le contenu de la croyance : nous ne
sommes pas libres de concevoir autre chose que du feu en
présence de la fumée. La vivacité est, nous l’avons vu, une
caractérisation commune du souvenir par lequel le passé est
encore si présent pour nous. Enfin, solidité, fermeté, stabilité
104
connotent ce que Peirce nommera la « fixation » de la
croyance, c’est-à-dire la persévérance mentale caractéristique
de la persuasion 1 . Toutes ont pour but d’expliquer le
« poids », c’est-à-dire la probabilité de la croyance.
L’assentiment est en effet depuis Cicéron une ap-probation
c’est-à-dire la reconnaissance d’une preuve ou évidence
(probare, signifiant prouver) consistant à sentir son poids2.
La pondération est alors une façon d’évaluer sa probabilité.
La force et la vivacité ont en outre l’avantage de
connoter une sorte d’intensité sensible, point sur lequel le
début de l’Appendice prend soin de revenir en disant que la
croyance, qui est un jugement d’existence, « consiste
uniquement à éprouver un certain feeling » (p. 371-372).
Uniquement. Par là, Hume s’écarte de la solution logique
classique qui fait du jugement un rapport entre idées et
conduit à envisager spécifiquement le jugement d’existence
comme l’adjonction à l’idée de rose, de l’idée d’existence3.
Et il insiste sur la passivité naturelle par laquelle l’esprit
éprouve la croyance qui s’impose à lui.
Enfin, bien que, comme nous le verrons, le feeling de
la croyance ne soit pas du même genre que la sensibilité
affective et passionnelle, il fait entendre la continuité existant
entre cette sensibilité (elle-même susceptible de différents
degrés de violence ou de force dispositionnelle) et l’opération
1
Charles Sanders Peirce, « Comment se fixe la croyance », Revue philosophique
de la France et de l’étranger, tome 6, décembre 1878, p. 553-569.
2
« Tout comme le plateau d’une balance cède nécessairement à la charge des
poids, l’esprit doit céder aux évidences ; car, de même qu’il est impossible à l’être animé de
ne pas tendre vers ce qui lui paraît approprié à sa nature (oikeion est le terme grec), de même
il lui est impossible de ne pas approuver ce qui se présente avec évidence. » (Cicéron,
Academica – Les académiques, trad. J. Kany-Turpin, Paris, GF, 2010, p. 161).
3
« Nous n’avons aucune idée abstraite d’existence qui puisse être distinguée ou
séparée de l’idée d’objets particuliers. Il est, par conséquent, impossible que cette idée
d’existence soit ajoutée à l’idée d’un objet ou qu’elle constitue la différence entre une
simple conception et la croyance » (App., p. 372).
105
intellectuelle qu’est la croyance 1 . La vivacité des fictions
littéraires est l’illustration favorite de Hume sur ce point
(p. 172 et 372).
La probabilité
Venons-en au rôle de l’association dans la
pondération à la source de la croyance. Notons au préalable
que toute croyance n’est pas le résultat d’une association :
Hume mentionne ainsi la croyance « par inculcation » qui se
développe à l’occurrence répétée d’une idée à notre esprit.
C’est ainsi que l’éducation, par exemple, vivifie une idée en
la répétant, c’est-à-dire à produisant, par l’habitude, une
facilité à la concevoir, et ainsi en la fixant en nous (ici la
vivacité est bien équivalente à une forme de solidité, de
fermeté ou de stabilité). Ici, point d’association entre une
impression présente et une idée. Seule la réitération de l’idée
compte.
Quant à la théorie associationniste de la probabilité,
elle permet de rendre compte de ce que l’on tient pour des
« fondements raisonnables » de croyance. En d’autres termes,
une croyance formée par association, selon les principes de la
probabilité des causes ou des chances, est naturellement
tenue pour justifiée. Face à la connotation sceptique que
pouvait prendre la notion de probable (réduit au peithanon ou
au persuasif), plusieurs tentatives de formaliser la
pondération par un calcul, au XVIIe et au début du XVIIIe
siècle, avaient été proposées. Ainsi, on en venait à une
mesure stochastique (selon le terme de Bernoulli) évaluant
1
Une fois encore, nous avons recourt à un concept pragmatiste, celui de
disposition. A la lettre, il ne figure pas chez Hume. Mais comme nous le verrons à propos
des passions, celui-ci distingue bel et bien la force émotive et la force motivante de la
passion. La colère, par exemple, peut être une émotion très forte et nous pousser à une
action isolée, ou alors elle peut être peut émotive et avoir des effets durables sur notre
comportement.
106
l’espérance mathématique de tel ou tel événement présumé1.
Toutefois, ce n’est pas cette option que prend Hume. Au lieu
d’une mathématisation du probable par une statistique, il
propose plutôt une psychologie du calcul de probabilité2.
Il montre en effet comment la croyance peut tenir
compte de l’expérience en ses variations. Lorsque notre
expérience d’une conjonction entre deux choses est longue et
constante, elle développe dans l’imagination une capacité à
passer facilement de l’impression de l’une à l’idée de l’autre.
Lorsque notre expérience est trop courte, ou qu’elle est faite
d’observations contraires, l’impulsion de l’imagination à
considérer une idée de ce qui est attendu n’est plus si vive.
Notre croyance est alors fonction de la probabilité. La
psychologie associationniste qui gouverne cette dynamique
est exprimée, dans les sections XII à XV de la Troisième
Partie, dans les termes suivants : par l’observation, nous
retenons et sélectionnons les « circonstances » qui nous
semblent essentielles à la production de l’effet dans une
expérience isolable et définie, que Hume nomme
« experiment » ; une ressemblance entre « experiments » au
nombre suffisamment élevé induit l’impulsion sus-décrite ;
une contrariété entre ces « experiments » donne lieu à une
diminution de cette impulsion et par conséquent à une
moindre croyance. Dans le dernier cas, l’impulsion se divise.
Or l’idée à laquelle l’imagination se porte dépend du nombre
d’experiments semblables. On peut donc s’attendre à toutes
les éventualités rencontrées dans notre expérience, mais on
1
De Pascal à Bernoulli, plusieurs tentatives pour mathématiser la probabilité
avaient été menées. Cf. I Hacking, L’émergence de la probabilité, Seuil, 2002.
2
La philosophie de Hume ne s’engage pas sur la voie d’une science
mathématique des croyances, mais ouvre plutôt la porte à une anthropologie des calculs et
des choix rationnels. Le but de ce qui suit n’est donc pas de comparer une théorie
probabiliste (celle de Hume) à une autre (celle de Bernoulli). Sur tout ceci, cf. H.
Landemore, Hume. Probabilité et choix raisonnable, Paris, PUF, 2004.
107
croira d’autant plus ce
d’experiments nous indique.
qu’un
nombre
plus
grand
Proportionner notre croyance à l’évidence peut alors
se faire de deux façons : instinctivement ou par calcul
délibéré. Dans le premier cas, la croyance est proportionnelle
à la vivacité de l’idée relative à la force de l’impulsion qui
porte l’imagination à cette idée, et ce sans réflexion aucune.
Dans le second cas, nous proportionnons notre croyance à un
calcul (I. III.12). C’est alors que la pondération humienne met
en œuvre une quantification fondée sur la notion
d’équiprobabilité. Chaque experiment a un poids équivalent à
un autre, qui compte pour 1. Sur cette base, contrairement au
calcul des probabilités moderne, hérité de Bernoulli, Hume
raisonne en termes de soustraction et non de fraction. Pour
Bernoulli, le nombre de cas équiprobables n’a pas
d’importance : que ce soit sur 10 ou sur 100 observations, la
probabilité restera la même, comprise entre 0 et 1. Pour
Hume le nombre total des observations et experiments
effectués n’est pas anodin. Sur 10 observations, s’il n’y en a
qu’une qui est contraire aux 9 autres, la probabilité qui était
de 9/10 pour Bernoulli est de 9 – 1 = 8 pour Hume. Si l’on
passe à 90 observations contre dix, Hume évaluera la
probabilité à 80. La longue expérience doit permettre de
repérer les « circonstances essentielles » qui « sont
absolument requises pour produire l’effet » et les
« circonstances superflues » qui sont seulement « conjointes
par accident »1.
Certes, nous ne savons jamais si nous avons eu une
expérience
suffisamment
longue
pour
corriger
convenablement nos croyances. En outre, même une longue
1
Insistons : le calcul de Hume n’est pas une alternative au calcul de Bernoulli en
théorie des probabilités. Le calcul de Hume prétend représenter une réflexion commune et
instinctive, reconnue pour rationnelle mais causée par l’association. Il ne prétend
aucunement constituer une théorie mathématique du probable.
108
expérience peut nous faire prendre des circonstances
superflues pour des circonstances essentielles. Dans le Traité,
le remède à ce double problème est donné dans la section XV
de la Troisième Partie du Livre I, où Hume énonce les
« règles de sa logique » : c’est à force d’expérience et de faire
des experiments sur nos experiments que nous pouvons
repérer les circonstances réellement essentielles 1 . Nos
croyances mêmes peuvent être tenues pour autant
d’experiments sur lesquels des croyances sur nos croyances,
c’est-à-dire des croyances d’ordre 2 et correctives, peuvent se
former2.
Les probabilités non philosophiques
Dans le Traité, Hume envisage d’autres espèces
d’évaluation probable, naissant de l’association, qui sont
plutôt tenues pour source de préjugé par les philosophes.
Naturellement, il arrive qu’on estime des probabilités
autrement que par un décompte rigoureux de nos expériences.
On les estime plutôt en fonction de la « fraicheur » ou du
caractère récent de l’expérience, de la vivacité de
l’impression, ou encore par des généralisations. Or cette
dernière probabilité, par les règles générales, peut être source
de correction3.
Le premier effet des règles générales, ce sont les
préjugés hâtifs (nationaux par exemple). Mais il y un second
effet qui consiste justement à reconnaître ces préjugés pour
ce qu’ils sont : lorsque la réflexion (philosophique) montre
1
Ainsi la maturité se reconnaît à la capacité de savoir ce que sont les
circonstances essentielles d’un événement et de les distinguer des superflues, même si l’on
ne rencontre cet événement que pour la première fois. (I.III.12). Cf. H. Landemore, Op. Cit.,
p.37.
2
Cf. L. Falkenstein, « Naturalism, Normativity, and Scepticism in Hume’s
Account of Belief », Hume Studies, vol. XXIII, N°1, Avril 1997, pp. 36-7.
3
Cf. E. Le Jallé, L’autorégulation chez David Hume, PUF, 2005, et en particulier
sur le texte de I. III.13, voir p. 11-22.
109
qu’ils reposent sur des principes irréguliers, inconstants, donc
sur lesquels il est impossible de construire une raisonnement
solide, nous en venons à rejeter sagement ces préjugés. Parce
qu’ils ne sont pas conformes aux règles générales régulières,
stables et constantes de l’esprit, une critique des préjugés est
possible au nom de leur déviance à l’égard des principes les
plus naturels. Ces règles ne sont pas des préceptes logiques
ou des maximes pratiques (de conduite de l’entendement par
exemple). Ce sont des manières régulières de penser,
devenues tendances. En particulier l’habitude d’associer par
ressemblance un cas à un autre dispose plus facilement à le
faire sur un nouveau cas non encore rencontré. Une règle
générale est donc une régularité mentale qui, par habitude,
développe une tendance dépassant les cas qui l’ont suscitée.
Les principes les plus réguliers sont ainsi à l’origine des
croyances que nous tenons pour justifiées et raisonnables.
En somme par l’association Hume se donne les
moyens de penser l’émergence de tendances mentales et
notamment la façon dont la croyance se règle, se donne des
évidences et même, les corrige ou les raffine.
L’idée de connexion causale
Une fois que la croyance probable en un fait non
perçue a été élucidée, l’origine de l’idée de connexion
causale se laisse facilement découvrir. Elle doit, d’après le
principe de dérivation, provenir d’impression(s). Or nous
n’avons jamais l’impression d’un pouvoir causal : nous n’en
faisons jamais l’expérience. Pour répondre, il faut donc une
fois encore procéder expérimentalement : quelles sont les
circonstances invariantes parmi toutes nos croyances causales
i.e. les croyances qui ne sont pas seulement des croyances en
un fait (et qui supposent une relation naturelle de causalité),
mais qui conçoivent une causalité (et exercent donc une
comparaison sous le biais de la causalité) ?
110
Il y a deux « circonstances » tenues pour essentielles
(qui se retrouvent constamment) dans toute croyance causale
: une conjonction constante entre objets semblables, et une
transition habituelle en nous. La conjonction constante entre
objets semblables se découvre lorsqu’on cherche à établir
volontairement un rapport entre deux objets : elle se découvre
donc lorsque l’on cherche à faire une relation (dans ce cas, il
s’agit
d’une
relation »
philosophique »,
une
« comparaison »). Quant à la transition habituelle de
l’imagination, elle est l’association ou transition involontaire
qui se fait naturellement en nous. Par là, on comprend que la
croyance causale repose sur les mêmes principes que la
croyance probable et ne pouvait être élucidée qu’à sa suite.
La conjonction doit être constante et se faire entre des objets
semblables pour que nous puissions croire en la nécessité
d’un objet. Sans la constance, il n’y a qu’un degré de
probabilité et un degré de probabilité inverse (venant des
expériences contraires). Sans la ressemblance, seule une
succession d’événements peut se découvrir à nous. Pour
parler de nécessité, il faut renvoyer à une expérience passée
uniforme concernant des objets semblables.
En outre, les deux circonstances s’accompagnent
toujours l’une l’autre. S’il s’agit de comprendre ce que nous
voulons dire par nécessité, la conjonction seule ne suffit pas :
quand nous voulons parler de nécessité, nous voulons dire
qu’un objet n’aurait jamais existé sans l’existence d’un
autre, et plus précisément que nous ne pouvons le concevoir
sans concevoir l’autre – ce qui n’est possible que si la
conjonction a été suffisamment constante entre objets
semblables pour qu’elle développe une habitude de passer de
la conception des uns à celle des autres. La conjonction entre
objets semblables ne peut donc donner l’idée de nécessité que
parce qu’elle a suscité une inférence habituelle. Et l’inférence
ne peut être suffisamment habituelle pour donner l’idée de
111
nécessité que si l’on a eu l’expérience passée d’une
conjonction répétée (I.III.14).
Ainsi, la critique sémantique de l’idée de connexion
nécessaire est-elle menée à bien. Une cause peut être définie,
à titre de relation philosophique comme « un objet antérieur
et contigu à un autre, et de telle sorte que tous les objets qui
ressemblent au premier soient placés dans des relations
semblables d’antériorité et de contiguïté à l’égard des objets
qui ressemblent au second » (p. 246-247). Ou bien, en
renvoyant seulement à l’association, on peut la définir
comme « un objet antérieur et contigu à un autre et si uni à ce
dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée
de l’autre, et l’impression de l’un à former de l’autre une idée
plus vive » (p. 247). Il n’y a pas là deux notions différentes
de cause et ces deux définitions ne sont pas incompatibles
puisque les deux circonstances s’impliquent mutuellement.
Mais la relation de causalité peut être opérée naturellement,
et c’est alors une association qui donne lieu à une croyance
probable. Ou elle peut être faite consciemment et
volontairement (y compris par une réflexion sur une croyance
probable), et elle donne alors lieu à une croyance causale.
La critique causale et la question d’interprétation
A ce point, il est nécessaire de revenir à notre
question d’interprétation. Hume est-il sceptique ou naturaliste
(au sens 3) à propos de la causalité ? Car que conclure de la
redéfinition que Hume fait subir au terme de « cause » ? Une
première interprétation pourrait en conclure que la connexion
nécessaire n’est pas une idée et que ce n’est qu’un mot creux.
Il n’y a que des régularités dans le monde, et la science ne
dégage que des régularités. C’est la thèse dite « régulariste ».
Or une telle thèse se heurte à plusieurs objections.
D’abord, il arrive que même sur une expérience effectuée
pour la première fois, on reconstitue aisément la causalité. En
fait, Hume a déjà répondu à une telle objection (TNH, I.III.8,
112
p. 170). A force de faire l’expérience de nos croyances, on a
pu se forger des habitudes très générales, qui font tenir cette
nouvelle expérience pour une instanciation de toutes les
expériences donnant lieu à une certaine croyance causale (en
vertu donc de la ressemblance entre cette expérience et les
autres). Une telle réponse peut parfaitement avoir un sens
dans l’interprétation régulariste de Hume : la nouvelle
expérience ressemble à toutes les séquences régulières qui
ont donné lieu à une croyance causale, c’est pourquoi
l’enchaînement qu’elle présente donne lieu à la croyance
causale.
Une autre objection un peu plus forte consiste à noter
que toutes les conjonctions et successions régulières ne nous
donnent pas de croyance causale. C’était déjà l’objection du
contemporain de Hume, Thomas Reid : la nuit et le jour se
succèdent et pour autant personne n’y voit une relation de
cause à effet1. Néanmoins ce n’est pas encore une objection
très probante car la succession régulière entre le jour et la
nuit nous porte bien à y voir l’effet d’une cause. C’est-à-dire
que la succession elle-même est tenue pour un effet, en
l’espèce celui de la rotation du soleil. Venons-en à l’objection
la plus décisive : ce n’est pas la même chose de concevoir
une relation causale et de concevoir une conjonction
constante. Le sens du terme « causalité » ne semble
précisément pas le même que le sens de l’expression
« conjonction régulière ». Admettons que la croyance causale
naisse d’une régularité éprouvée, expérimentée et ce comme
« un fait de nature ». Il faut tout de même reconnaître que
l’idée de causalité n’est pas l’idée de conjonction régulière.
Hume prend pour sa part l’exact contrepied de cette thèse en
vertu d’une analyse génétique de l’idée de causalité qui ne
peut la reconduire, à ses yeux qu’à une conjonction ou une
1
Thomas Reid, Essays on the Intellectual Powers of Man (1785), Édimbourg
University Press, 2002, p. 503.
113
association. Tout le champ lexical de la cause doit donc,
selon Hume, être interprété au travers des deux définitions
qu’il en donne.
Une autre option pourrait envisager que l’idée de
cause soit bel et bien une idée, mais « vide », si l’on veut. Ce
serait l’idée d’un pouvoir objectif, mais caché au sens où son
mode opératoire nous est inconnu. C’est la thèse dite du
« scepticisme réaliste » : scepticisme d’un point de vue
épistémologique, mais réaliste d’un point de vue ontologique.
Nous supposons qu’il y a bel et bien des pouvoirs dans les
choses, mais nous ne savons pas quels ils sont. C’est
notamment celle de Galen Strawson. Toutefois, elle semble
opérer un glissement entre la croyance commune et la thèse
philosophique de Hume. Hume admet que, naturellement,
nous supposons une relation causale et parfois même nous
l’affirmons – mais ce n’est pas pour autant que le philosophe
affirme que cette supposition est vraie. Le scepticisme de
Hume à propos de la causalité a aussi une portée ontologique.
Nous ne pouvons pas savoir qu’il y a des pouvoirs cachés,
mais nous ne pouvons pas non plus savoir qu’il n’y en a pas.
Tel est rigoureusement son scepticisme.
Pour la même raison, une interprétation qui verrait
chez Hume la reconduction de la notion de cause à un sens
purement subjectif serait réductrice : elle ferait tout
bonnement comme si la première définition de la cause
n’existait pas. Or, il y a des conjonctions que nous repérons
dans les choses et ces régularités ne sont peut-être pas
seulement des constructions créées de toute espèce par notre
esprit. Tout tient dans le « peut-être pas seulement ». Une
fois encore, la position de Hume est à l’équilibre sur une
ligne de crête entre un idéalisme constructiviste et un
réalisme naïf. C’est pourquoi l’interprétation « projectiviste »
de Simon Blackburn et Peter Kail mérite également d’être
nuancée. Selon Simon Blackburn, lorsque nous pensons un
pouvoir causal, nous « projetons une attitude ou une habitude
114
qui n’est pas [par elle-même] descriptive sur le monde »1. A
sa suite, Peter Kail résume ce qu’il pense être la leçon
humienne : « employer des mots comme ‘pouvoir causal’
n’exprime pas des pensées aptes à représenter quelque trait
du monde, mais exprime plutôt notre simple disposition
(preparedness) à faire certaines inférences (…) ce qu’on
appelle pensée d’un pouvoir causal est en réalité une ‘quasipensée’ »2.
Une telle interprétation est assurément stimulante.
Mais il faut distinguer deux choses. Il y a d’un côté le sens
que nous donnons naturellement à ces termes de « pouvoir
causal » ou « connexion causale » dans la vie commune,
lorsque nous ne prétendons pas particulièrement avancer une
thèse sur l’être du monde et que la question de savoir si des
pouvoirs existent indépendamment de nous ne se pose même
pas. Et de l’autre côté il y a le sens que le philosophe peut
donner à ces termes, une fois l’enquête menée, et qu’il
constate que la réponse à une telle question lui échappe.
Spontanément, le sens commun ne s’interroge même pas sur
l’ontologie du pouvoir qu’il infère. Et lorsque l’esprit
réfléchit à sa croyance, il ne peut soutenir aucune thèse
ontologique, qu’elle exclut ou qu’elle admette la réalité des
pouvoirs. Sur la question des pouvoirs, la philosophie de
Hume n’est pas une ontologie idéaliste, car elle est, en
ontologie, sceptique.
La réflexion sceptique sur la fiabilité du raisonnement
La science sceptique présente les principes
psychologiques qui nous font reconnaître une évidence
intuitive, démonstrative ou probable. Mais elle ne saurait
1
Simon Blackburn, Spreading the World : Groundings in the Philosophy of
Language, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 170.
2
Peter Kail, Projection and Realism in Hume’s Philosophy, Oxford UP, 2007, p.
111
115
présumer qu’elle est fiable. Les principes qu’elle décrit ne
peuvent pas garantir que notre capacité à raisonner soit, par
nature, source de vérité. Mais, comme on vient de le voir, ils
nous permettent de corriger notre croyance. Ainsi, toute la
logique de Hume repose non sur une rectitude formelle mais
sur la possibilité, pour le raisonnement probable, de s’autocorriger par de nouvelles expériences (y compris des
expériences sur nos croyances) :
Il n’y a pas de phénomène, dans la nature, qui ne soit composé et
modifié par tant de circonstances que, pour parvenir au point
décisif, nous devions soigneusement écarter tout le superflu et
rechercher, par de nouvelles expériences (experiments), si toutes
les circonstances particulières de la première expérience (first
experiment) lui était essentielles. Ces nouvelles expériences
(these new experiments) sont sujettes à une discussion du même
genre, en sorte que la plus grande constance est nécessaire pour
nous faire persévérer dans notre enquête, et la plus grande
sagacité pour choisir la bonne voie parmi toutes celles qui se
présentent (I.III.15, p. 252-253).
Lorsque nous sommes en présence d’un fait et que
nous avons une expérience passée de la conjonction d’un fait
semblable avec un autre, les principes naturels s’exercent
sans laisser place au doute. La correction intervient toujours
« après coup », selon les expériences que nous faisons ensuite
et l’usage que l’on en fait. Dès lors, la croyance peut être
corrigée, mais jamais suspendue. Comment le scepticisme
pourrait-il être possible ? C’est à cette question que Hume
consacre la partie finale du premier livre du Traité.
En présentant des arguments sceptiques qui
appliquent une forme de raisonnement probable, Hume se
donne les moyens de présenter les conditions mêmes de son
propre discours – de sorte que son parti-pris initial (ne rien
supposer en ontologie sur une réalité au-delà des impressions,
et ne faire aucune affirmation ontologique concernant des
pouvoirs) s’en trouve justifié. La psychologie du scepticisme
qui se dégage alors est tout à fait originale.
116
Hume présente une première argumentation
sceptique, tirée de l’expérience de l’erreur, à propos de la
raison (I.iv.1). Elle interroge la fiabilité de nos
raisonnements, qu’ils soient démonstratifs ou probables. Or
une telle argumentation est nécessairement aussi un
raisonnement probable : en d’autres termes, le philosophe
doit traiter de la fiabilité de la raison comme d’une question
de fait. Soit un jugement p particulier formé en vertu d’une
démonstration, d’une intuition ou d’une induction. Par le
passé, nous avons eu l’expérience d’un jugement erroné q,
intuitif, démonstratif ou probable. La faillibilité du jugement
p est donc probable. Mais le jugement philosophique sur p
(appelons-le ce méta-jugement p’) pourrait bien, par la même
hypothèse, être également faillible. Alors la probabilité de p
remonte un peu 1 . Or, toujours par la même hypothèse
(l’expérience de l’erreur passée) le jugement sur p’ (disons
p’’) est aussi faillible. Alors la probabilité de p diminue un
peu plus puisque l’on a un peu plus de raison de se défier de
p. Et à nouveau, la correction pour conduire à réévaluer la
probabilité de p si nos erreurs passées nous inclinent à nous
méfier de notre correction présente. Par itération à l’infini, p
devrait voir sa probabilité réduite à néant.
Ainsi, la correction expérimentale du jugement,
lorsqu’elle considère non pas ce qu’il faut croire dans telle
situation singulière, mais si les principes naturels de nos
jugements sont trompeurs, devrait nous amener à suspendre
notre jugement, qu’il vienne d’une intuition, d’une
démonstration ou d’un raisonnement probable.
Quand je réfléchis à la faillibilité naturelle de mon jugement, j’ai
moins de confiance en mes opinions que quand je considère
seulement les objets sur lesquels porte mon raisonnement ;
1
C’est bien ce que Hume dit. Puisque p’ est lui-même faillible, et que p’ jugeait
p faillible, il faut conclure que p n’est peut-être pas si faillible. Donc la probabilité de p
remonte. Thomas Reid verra dans ce raisonnement un sophisme (EIP, VII.4). L’argument,
d’ailleurs, disparaît dans la Première enquête.
117
quand allant plus loin encore je reporte la même consultation à
chaque évaluation successive que je fais de mes facultés, toutes
les règles de la logique commandent une diminution continuelle,
et à la fin la disparition totale de la croyance et de l’évidence
(I.iv.1, §6, p. 101).
Le leçon de l’argument sceptique
Hume a donc présenté un argument sceptique ancien,
qui consiste à suggérer, en vertu de l’expérience passée de
l’erreur, qu’il est toujours possible que nous nous trompions.
Qu’en conclut-il ? Loin de se livrer à une profession de foi,
paradoxale, de scepticisme, Hume remarque au contraire que,
malgré la force de ce raisonnement sceptique basé sur
l’expérience, « on continue pourtant de croire, de penser et de
raisonner as usual » (§8). La portée de l’argumentation
sceptique n’est donc pas la suspension de la croyance issue
de l’intuition, de la démonstration ou du raisonnement
probable sur un objet particulier. Et de ce simple fait, à savoir
le maintien de la croyance, deux leçons sont à retenir. C’est
d’abord la nature même de la perplexité sceptique qui est à
repensée : le seul scepticisme psychologiquement possible est
un embarras qui éprouve un conflit de vivacité (entre le
raisonnement philosophique d’un côté, fondé sur l’expérience
de l’erreur passée, et le jugement p de l’autre, tiré de
l’expérience d’un objet particulier). Le scepticisme n’est pas
l’absence de vivacité mais une contradiction dans la vivacité.
Lorsque l’attention de l’esprit ne porte plus sur la question
métaphysique, héritée de Descartes, de la fiabilité de nos
facultés, l’embarras se dissipe et la vivacité de la croyance
particulière dans une situation donnée s’impose. Le
raisonnement sur la fiabilité de nos facultés n’étant plus
opéré, l’esprit est alors soulagé. La seconde leçon est une
confirmation du fait que toute croyance est un feeling : c’est
parce qu’elle relève de la « partie sentante de notre nature »
et qu’elle se maintient, par la coutume, malgré des réflexions
et des arguties contraires.
118
Ce n’est ni une posture arbitraire, ni une décision
stratégique et temporaire qui président au scepticisme humien
qui s’en tient à la description psychologique de nos
opérations mentales et refuse de présumer leur vérité. Il y a
de véritables embarras qui conduisent à ne pas s’avancer sur
ce point. Toutefois, jusqu’ici, de tels embarras ne semblent
pas compromettre la science, ni même la vie commune.
Précisément parce que nous n’entrons que rarement dans une
réflexion sur la fiabilité de nos facultés de raisonner, le
conflit de vivacité n’intervient qu’occasionnellement, par
exemple dans le cabinet du philosophe, un cours de
métaphysique (ou, pourquoi pas, devant un film tel que
Matrix ou Inception). Dans la vie commune, la correction du
raisonnement probable suffit.
La véritable catastrophe advient, à la fin du premier
livre du Traité, à propos de la croyance perceptive. Car dans
ce cas, le maintien d’une croyance en des objets indépendants
de nos perceptions paraît inexplicable d’un point de vue
expérimental. C’est sur ce point que le scepticisme de Hume
reprend son caractère le plus menaçant, comme nous allons le
voir.
La perception sensible inexplicable
Pour une réflexion qui s’interroge sur la fiabilité de
notre capacité à percevoir les corps, ce n’est pas l’expérience
de l’erreur qui est la plus embarrassante. Le plus gênant, en la
matière, c’est précisément l’absence d’expérience. Dans ce
cas en effet, nous n’avons aucune expérience qui vienne nous
laisser penser que nos impressions et nos idées correspondent
à une existence indépendante d’elles… et il y a même
beaucoup d’expériences qui devraient nous laisser penser le
contraire. Il suffit d’observer que « si nous pressons un doigt
sur notre œil, nous percevons immédiatement que tous les
objets deviennent doubles ». Nous saisissons clairement que
119
nos perceptions dépendent de nos organes et de notre
constitution, mais pas d’un objet hors de nous.
Confirmation est donnée par d’autres expériences
communes dont Énésidème avait fait ses tropes : « la
diminution ou accroissement apparents des objets suivant
leurs distance », les « modifications de leurs formes » et « les
changements de couleur ou d’autres qualités dues à nos
maladies et à nos indispositions » (I.IV.2, p. 295-296). En
tenant compte de ces experiments, le raisonnement probable
devrait conclure que ce que nous percevons dépend
seulement de nos conditions perceptives et non d’un objet
distinct de la perception. Et pourtant nous continuons à croire
que les corps existent indépendamment de notre perception.
C’est un grave constat pour une science expérimentale
car la méthode que nous tenons naturellement pour
rationnelle semble contredite par une croyance tout aussi
naturelle en l’existence continue de corps séparés de notre
perception. Précisons encore en quoi la perception sensible
devient problématique.
La question cruciale n’est pas de comprendre par
quels principes nous croyons ce que nous percevons – la
théorie de la vivacité des impressions permet d’y répondre
dès le début du Traité. La question est de comprendre par
quels principes nous croyons que des corps existent
indépendamment de nous, malgré l’interruption de nos
perceptions. Ce point n’acquiert que plus de force à l’aune
d’un fait physiologique désormais bien connu : nous clignons
de l’œil 15 à 20 fois par minute ; pourtant nous pensons que
le même livre est devant nous… pourquoi ? La réponse, dans
le système humien, ne peut que prendre deux formes : soit un
raisonnement probable cause une telle croyance, ainsi
justifiée par l’expérience ; soit ce n’est pas un raisonnement
probable et, à défaut d’être justifiée, il faut comprendre ce qui
la rend psychologiquement possible.
120
Puisque ni les sens, ni le raisonnement abstrait ne
peuvent causer une telle croyance en une existence perdurant
malgré l’interruption de la perception, c’est une transition de
l’imagination entre les différentes perceptions qui explique
que nous les identifions en vertu de leur contenu ressemblant.
Ainsi, la croyance en une existence continue ou
indépendante, malgré l’interruption de nos perceptions,
s’explique, dans la science de la nature humaine, sans faire la
présupposition métaphysique que l’objet de nos perceptions
existe séparément d’elles. C’est pourquoi l’inspiration reste
clairement berkeleyenne : la science de la nature humaine ne
saurait faire l’hypothèse d’une double existence (celle de
l’objet d’un côté et celle de la perception de l’autre) pour
rendre raison de la perception. Au contraire, l’hypothèse de la
double existence présuppose nécessairement la croyance
naturelle en une existence continue et indépendant malgré
l’interruption de nos perceptions. Mais là où Berkeley voyait
dans le refus de la double existence une réponse au
scepticisme, Hume aperçoit que l’interruption de nos
perceptions pose un nouveau problème d’explication et de
justification. L’explication est certes à la portée de l’approche
associationniste. Voici celle que Hume propose.
L’imagination associe les perceptions ressemblantes
et se trouve ensuite à leur égard dans une disposition
semblable à celle qu’elle a lorsqu’elle conçoit une identité
parfaite au cours du temps, la transition étant aussi facile
dans les deux cas. Pour compenser le malaise suscité par le
conflit entre cette transition facile et l’interruption des
perceptions, on forge donc une « fiction », celle de
l’existence continue, qui est vivement conçue parce que la
mémoire retient la vivacité des perceptions précédant
l’interruption. Fort bien. Mais qu’en est-il de la justification ?
Aucune expérience ne peut constituer d’évidence probable en
faveur de la croyance perceptive en un corps séparé. Et il
suffirait de se rappeler d’expériences aussi naturelles et
121
communes que le dédoublement d’un objet lorsqu’on presse
notre œil, ou les changements de couleurs causés par la
jaunisse pour constater la probabilité que cette fiction ne soit
pas fiable – probabilité qui ne saurait être pondérée par
aucune expérience contraire puisque, pris dans les filets de
notre perception, nous ne faisons jamais l’expérience d’un
corps au-delà d’elle, à quoi nous pourrions la comparer.
Pire encore. Si l’on cherche à justifier une croyance
naturelle qui n’a pas d’évidence probable, on forgera une
conception fictive (celle d’une existence continue malgré les
interruptions). C’est ainsi que les philosophes supposent
l’existence de quelque chose de continue et d’indépendant
pour expliquer la croyance perceptive. Mais cette
supposition, en réalité n’est que le produit de la conviction
naturelle qu’elle est censée expliquer. Hume pense que c’est
là l’origine des différents systèmes de philosophie, ancienne
et moderne, souscrivant à l’hypothèse de la double existence
(i.e. existence d’un objet d’un côté et existence de la
perception de l’autre) (I.IV.3 à 5).
Scepticisme et identité personnelle
L’embarras est à son comble : pourquoi l’esprit a-t-il
cette croyance malgré des expériences contraires ? pourquoi
entrons-nous d’ailleurs si facilement dans ce raisonnement
sceptique, mais ne le menons-nous pas ordinairement ? On
comprend qu’à la fin de la quatrième partie le moment
sceptique s’achève par la remise en question de la fiabilité du
raisonnement probable lui-même. Auparavant un autre
embarras aura été éprouvé à propos de la mémoire et de
l’identité personnelle. La mémoire était expliquée par
l’affaiblissement de la vivacité. Mais l’interruption de nos
perceptions compromet sa fiabilité. Car non seulement nous
ne pouvons plus comparer la perception présente à une
impression originelle, mais surtout nous ne pouvons même
plus savoir si cette perception présente correspond à une
122
impression que nous avons eue dans le passé – rien ne me
garantit que ce que je conçois comme mon passé le soit, rien
ne garantit plus qu’il y ait un moi (self). Les quandaries dans
lesquels nous plonge une réflexion sur l’expérience de
l’interruption de nos perceptions éprouvent la contradiction
dans la vivacité elle-même entre d’un côté, nos croyances
démonstratives, probables, sensibles, mémorielles ou en
l’identité personnel et de l’autre, le raisonnement naturel
mené par cette réflexion. Le scepticisme humien n’est pas
qu’une posture verbale, car cette réflexion, même si elle ne
produit certes pas de croyance, a un effet expérientiel au sein
de notre état d’esprit : un effet perturbateur de la croyance.
Est-ce à dire qu’il faille abandonner la croyance en un
moi (self) ? Naturellement, c’est impossible. Le traitement
que la science sceptique en donne invite une fois encore à
distinguer l’explication associationniste qui montre d’où
vient sa vivacité, et la tentative de justification philosophique
par une fiction illusoire. A rigoureusement parler, la croyance
naturelle en une unité identique du continuum mental n’est
pas une illusion mais est une confusion. En revanche, la
fiction philosophique d’un être unique tel que le moi (self) est
clairement une illusion.
Ainsi, faut-il distinguer, lorsqu’on lit I.IV.6, la
confusion naturelle de l’imagination et la fiction
philosophique. La première est la tendance de l’imagination à
confondre l’acte de concevoir une identité (invariabilité) et
l’acte de réfléchir à une succession d’objets reliés, ou encore
la tendance à « substituer la notion d’identité » à la
conception réfléchie d’une succession. Ici la notion d’identité
vient d’une confusion et d’une méprise (« mistake », dit
Hume). Mais Hume n’en parle pas encore comme d’une
« fiction » et, étant naturelle, elle est partagée par tous les
123
hommes1. La seconde est la fiction qui sert à justifier cette
tendance, fiction du moi (self) c’est-à-dire d’un être identique
au travers du temps. Encore cette justification n’est-elle pas
le propre seulement des philosophes de métier. C’est une
fiction que l’on forge dès lors que l’on veut justifier une
tendance naturelle, et c’est une fiction qui « accompagne
communément » la confusion naturelle (§ 6). Ou tout au
moins, précise Hume, la confusion naturelle s’accompagne-telle communément d’une tendance à la justifier par la fiction
du moi.
Le nouveau défi sceptique
Avec Hume plusieurs points changent nettement la
façon de penser le scepticisme et vont fixer durablement les
termes du débat. C’est maintenant l’absence d’expérience
possible (d’une conformité à nos perceptions ou d’une
uniformité de la nature) qui va devenir la croix des antisceptiques. Cette absence d’expérience met selon Hume la
raison en contradiction avec elle-même : on ne devrait pas
croire qu’il y a une uniformité de la nature mais on y croit
quand même, on ne devrait pas croire que les corps
continuent d’exister malgré l’interruption de nos perceptions
mais on y croit tout de même.
C’est aussi ce que Kant retiendra de Hume. On sait
qu’il reconnut en Hume le premier géographe de la raison
1
C’est la confusion entre deux relations (en tant qu’actes) : la relation de
succession entre objets reliés et la relation d’identité. La première relation R entre objets
« reliés » est bien réfléchie : il s’agit de reparcourir les relations entre objets, ou de passer
de l’un à l’autre par une relation naturelle qui est une relation de succession de ce qui est
relié. Ensuite on confond cette première relation avec l’expérience d’une continuité dans le
temps, c’est-à-dire avec une relation I, qui est une identification, non des objets reliés (les
perceptions sont bien diverses) mais de la transition : c’est une seule et même transition qui
passe d’un objet successif à l’autre. Cette confusion consiste en une troisième relation, de
ressemblance, par association. La troisième relation, entre la relation R et la relation I peut
être une comparaison (philosophique) – c’est celle que Hume fait et fera ensuite (§7 à 14).
Elle peut également être une simple transition inaperçue, une association naturelle, de sorte
qu’en vivant la succession de nos perceptions on opère une relation I (i.e. on identifie toutes
nos transitions entre elles et on les tient pour une seule et même transition).
124
humaine. Mais d’après lui, il s’est contenté de cartographier
le terrain d’exercice de la raison comme une plaine, repérant
les bornes en s’y heurtant, alors qu’il faut délimiter la sphère
de sa légitimité (qui est le champ de l’expérience possible) en
s’interrogeant sur le champ d’application de ses concepts et
ses idées. Le passage est célèbre dans la Critique de la raison
(« De l’impossibilité où est la raison pure en désaccord avec
elle-même de trouver la paix dans le scepticisme », A 759762 / B 787-790 AK III 495-8, p. 518-524). En d’autres
termes, Hume s’est contenté de dire que par expérience, on
échoue à savoir s’il y a des objets au-delà des perceptions,
s’il y a des causes dans les choses, etc. 1 Mais il faut
s’interroger sur ce qu’on peut savoir et ce qu’on ne peut pas
savoir d’une autre manière. Pourquoi ? La thèse kantienne
soutient précisément qu’on ne peut avoir une connaissance
qui porte sur l’expérience qu’en vertu de principes et
concepts a priori (qui ne dérivent pas de l’expérience). Il faut
garder à l’esprit que nous n’aurions pas de connaissance
empirique sans concepts a priori et comprendre néanmoins
en quoi l’usage légitime de nos facultés cognitives est liée à
l’expérience possible. Kant peut donc souligner qu’« une
polémique sceptique (…) ne décide rien par rapport à ce que
nous savons et à ce que nous ne pouvons pas savoir »
(p. 521). Le scepticisme est stimulant (pour sortir du
dogmatisme) mais s’il se fait censeur de la raison par
prudence, il est pourtant incapable de décider du droit des
affirmations de la raison (p. 523).
On voit là qu’il y a une rupture : le scepticisme
repérerait des bornes de la raison (faisant peser le doute sur la
capacité cognitive de la raison), le criticisme délimiterait la
sphère de légitimité de la raison.
1
On pourrait ajouter, à l’aune de ce que nous verrons plus loin que nous ne
échouons à savoir si le monde a une cause intelligente et rationnelle (divine).
125
Kant comprend que le scepticisme exploite un
argument sur les limites de l’expérience: s’il n’y a pas
d’expérience (possible au moins) permettant de juger de
quelque chose, alors on ne peut rien en dire, on n’en sait
rien. Mais le défi ne consiste plus à avancer à partir de nos
expériences d’erreur ou d’illusion qu’il est possible qu’on se
trompe. La tâche consiste plutôt, selon Kant, à se demander
comment établir les limites de l’expérience possible et si on
peut encore dire des choses au-delà. Le scepticisme n’est pas
sérieux si c’est une thèse qui remet en question le principe
même de la connaissance du sensible et de la possibilité
d’une expérience réelle. La question n’est pas et ne peut pas
être si l’expérience est possible, mais comment et à quelles
conditions elle l’est. Si la pensée sceptique met au défi de
prouver les conditions de possibilités a priori de l’expérience,
alors là c’est peut-être un aiguillon qui mène au cœur de la
métaphysique. Ce pas de côté est caractéristique de ce
qu’aujourd’hui encore, dans la philosophie contemporaine,
on nomme la réponse transcendantale au scepticisme.
Nous voudrions toutefois souligner que l’intérêt de la
philosophie de Hume réside sans doute moins dans la réponse
qu’il ferait au scepticisme, que dans le fait que cette
philosophie assume la possibilité du scepticisme, au moins
redéfini comme embarras plutôt que comme suspension de la
croyance.
Que faire du scepticisme ?
Si l’on cherche chez Hume une réponse au
scepticisme, on risque d’être très insatisfait. Traitons, en
effet, le problème soulevé par le conflit des interprétations.
La science expérimentale de Hume est indissociablement
sceptique et naturaliste au sens 1. En conclut-elle un
naturalisme au sens fort (3) ? Jamais Hume, dans sa théorie
de l’entendement, ne présuppose la vérité de nos croyances
naturelles. Il est vrai toutefois que devant la contradiction qui
126
s’élève, à l’issue du traitement de la croyance perceptive,
entre le raisonnement probable (du philosophe) et la croyance
naturelle (en une existence continue et indépendante de
l’objet malgré l’interruption des perceptions), Hume déclare :
Fort heureusement, il se trouve que, puisque la raison est
incapable de disperser ces nuages, la nature elle-même y suffit et
me guérit de cette mélancolie et de ce délire philosophiques, soit
par le relâchement de cette disposition de l’esprit, soit par
quelque distraction et quelque impression vive de mes sens, qui
efface toutes ces chimères. Je dîne, je fais une partie de jacquet
(back-gammon), je converse et me réjouis avec mes amis et
quand, après trois ou quatre heures d’amusement, je veux
reprendre ces spéculations, elles m’apparaissent si froides, si
forcées et si ridicules que je ne peux pas trouver le cœur de les
poursuivre plus avant (I.IV.7, p. 362).
Le constat que la nature « fort heureusement » dissipe
nos embarras philosophiques dans la vie commune (parce
qu’elle ne nous laisse pas nous interroger sur la fiabilité de
nos facultés en général) est-il une réponse – et une réponse
satisfaisante – au scepticisme ?
La thèse selon laquelle Hume penserait que nos
croyances perceptives et probables sont des faits de nature
tels qu’il est impossible même de remettre en question leur
vérité s’est imposée chez les lecteurs anglo-saxons du XXe
siècle depuis Norman Kemp Smith. Et elle a conduit à
rapprocher Hume de Wittgenstein.
Selon ce dernier, dans De la certitude, il y a des
« croyances inébranlables », qui n’ont pas à être prouvées
mais qui sont les conditions du sens que nos doutes, ou
d’autres croyances peuvent avoir. Sans ces croyances, on ne
pourrait même pas douter sérieusement de ceci ou de cela. Le
naturalisme au sens 3 pense que, de même, chez Hume une
argumentation sceptique peut certes être conduite à propos de
nos croyances naturelles (questions de fait et croyances
sensibles) mais que celles-ci ne peuvent pas être remises en
question. Ces croyances naturelles sont indifférentes au
127
scepticisme parce qu’elles ont une source non-rationnelle et
ce « fort heureusement », parce qu’elles sont autant utiles et
vitales qu’inévitables.
On notera néanmoins que Hume ne souscrit pas à une
thèse providentialiste admettant que la nature nous a donné
des croyances vraies, prouvées par leur efficacité, quoique
nous laissant ignorant des raisons de cette vérité. Surtout,
plutôt que de défendre que nous avons des croyances de base
non-rationnelles, il cherche à repenser la raison en la
redéfinissant comme une faculté de croyance mobilisant des
principes associationnistes réguliers. Hume n’utilise jamais
l’expression de « croyance naturelle » au sens restrictif (nonrationnel) de Kemp Smith, ou au sens des croyances
inébranlables de Wittgenstein : toutes nos croyances sont
naturelles dans la mesure où elles viennent des principes
naturels, et le raisonnement correctif du sceptique est aussi
naturel que la croyance commune même s’il n’est pas aussi
commun. Quand je dîne et que je joue au backgammon, je ne
me pose pas la question de fait de la fiabilité des facultés.
Enfin, la catastrophe introduite par l’interruption de
nos perceptions ne laisse entrevoir aucune solution réfutant le
scepticisme à l’égard des sens. A la question de savoir
pourquoi nous pouvons nous sentir autorisés à croire en un
pouvoir causal, la science de la nature humaine a répondu par
l’exhibition des principes associationnistes susceptibles d’un
usage autocorrectif. Mais du fait que nous nous sentions
justifiés à croire en l’existence continue et indépendance d’un
objet malgré l’interruption de ses perceptions, la science de la
nature humaine n’a pas d’explication. Elle ne peut que le
constater comme un fait de nature. L’embarras se dissipe, là
encore, lorsque nous cessons de nous interroger sur la
128
fiabilité métaphysique de notre capacité perceptive. Mais il
n’est pas définitivement écarté1.
Dès lors, la réponse de Hume ne consiste pas à
abandonner ou ignorer le scepticisme. Tout au contraire, le
développement d’une science de la nature humaine qui ne
présuppose rien au-delà des impressions et qui rend compte
de la croyance en la causalité par l’association consiste à
assumer pleinement ce scepticisme. Mais ce n’est pas tout.
L’étude des passions et de la morale, comme on va le voir,
développe d’autres ramifications de la science sceptique. En
y pénétrant, nous éclairerons progressivement l’hypothèse
d’après laquelle l’intérêt de l’œuvre humienne est moins la
réponse au scepticisme qu’une manière philosophique d’en
répondre.
6. L’EXPERIENCE DES PASSIONS
Une science sceptique des passions
Une science sceptique, avons-nous dit, se caractérise
par le fait qu’elle examine les opérations mentales comme
des phénomènes sans présupposer ni leur valeur ni leur
fiabilité. Elle cherche à en décrire précisément l’expérience
vécue, et en repérer les circonstances régulières. C’est
exactement ce que Hume fait dans le second livre du Traité et
1
Kenneth Winkler pense que le fin mot du Traité sur ces questions est le
suivant : la croyance naturelle perceptive est irrésistible, si bien que le philosophe ne peut
pas être sceptique à son sujet ; au contraire, la croyance naturelle causale n’est pas
irrésistible et c’est pourquoi il peut affirmer seulement l’existence de conjonction, et
suspendre la croyance en une causalité. Ce que nous avons dit indique suffisamment que
nous ne nous rangeons pas à cette interprétation, dite du « Nouveau Hume » (et qui consiste
à montrer que Hume n’est finalement pas sceptique). D’une part, la réflexion philosophique
sur la fiabilité de la croyance perceptive est possible. D’autre part, le scepticisme de Hume
ne consiste plus seulement à suspendre la croyance mais à la perturber par un raisonnement
probable contraire. K. P. Winkler, « The New Hume », dans The New Hume Debate, ed. R.
Read et K. A. Richman, London and New York, Routledge, 2000, p. 65.
129
par là, il ne propose pas d’emblée une éthique des passions
préconisant pour bien vivre de se laisser aller aux affections
rationnelles ou de les réorienter selon un critère rationnel.
Une telle éthique, d’ailleurs, ne se trouve pas davantage dans
le troisième livre du Traité, qui poursuit l’examen
proprement scientifique. Elle se laissera découvrir dans les
Essais, dont le tout premier, « De la délicatesse du goût et de
la passion » (écrit sans doute au moment où le Traité paraît,
et publié pour la première fois en 1741) tire parti de l’un des
acquis scientifiques majeurs du livre II pour proposer des
considérations sur le bonheur et la tranquillité.
Une telle science décrit des faits de nature selon la
méthode expérimentale présentée dans l’introduction du
Traité. Il faut donc comprendre ce qui permet à Hume de
considérer la passion comme un fait de nature, et de l’étudier
expérimentalement. Que nous ayons des passions et que nous
soyons des êtres affectifs est un fait originel, impliqué par
notre constitution. Nous ne saurions en dire davantage sur ce
qui fait de nous, essentiellement, des êtres de passion et
d’affection. L’affectivité particulière qu’est la passion est
donc originelle. Mais précisons encore. On peut
phénoménalement la distinguer du sentiment de la croyance,
et l’on peut même, au sein de l’affectivité dont l’esprit est
capable, distinguer la passion du goût. La raison de ces
différences phénoménales est impossible à connaître mais
elles n’échappent pas à la description de l’expérimentaliste.
Ainsi, le feeling de la croyance ne doit pas se confondre avec
le feeling de la passion. Il est vrai que l’un et l’autre peuvent
renvoyer à une force (strength), une ardeur (liveliness), une
intensité (insensity), et une vivacité (vividness) propre au
registre sentimental. Mais jamais Hume ne dit que la
croyance dans une question de fait est « douce » (soft,
gentle), « calme » (calm), « violente » (violent), qualificatifs
qu’il réserve au registre proprement affectif. De la raison au
sens strict relève un feeling qui n’est pas le sentiment d’un
130
plaisir ou d’une peine (et moins encore d’un plaisir
intellectuel) :
La raison s’exerce sans produire d’émotion sensible; et sauf dans
les spéculations philosophiques les plus sublimes ou dans les
frivoles subtilités des écoles, elle ne transmet que bien rarement
un plaisir ou un malaise (II.III.3, p. 273).
La croyance est donc un feeling qui n’est pas
(intrinsèquement) de nature émotive. Que les objets nous
émeuvent ou nous affectent, en effet, est un principe originel,
un fait de notre constitution naturelle. Il ne découle pas de la
raison, aussi sensible soit-elle, car le feeling qu’est la
croyance ne saurait être l’origine de nos affections.
Lorsque les objets eux-mêmes ne nous affectent pas, ils ne
peuvent jamais gagner d’influence par leur connexion ; et il est
évident que, comme la raison n’est rien d’autre que la découverte
de cette connexion, ce ne peut être par son moyen que les objets
sont susceptibles de nous affecter (…) Une passion est une
existence originelle, ou, si l’on veut une modification originelle
de l’existence ; elle ne contient aucune qualité représentative qui
en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre
modification. Quand j’ai faim, je suis réellement sous l’emprise
de la passion et, dans cette passion, je ne me réfère pas
davantage à un autre objet que lorsque j’ai soif, suis malade ou
mesure plus de cinq pieds de faut. Il est donc impossible que la
vérité et la raison puissent s’opposer à cette passion ou que celleci puisse contredire celles-là, puisque cette contradiction consiste
dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec
les objets qu’elles représentent (II.III.3, p. 270).
La passion est un fait, dans toute sa facticité. Elle est
comme elle est. Et, en particulier, elle est sans qualité
représentative : elle ne porte pas sur un objet auquel elle
devrait être adéquate1. Ne représentant rien, elle ne peut être
1
L’intentionalité de la passion n’a pas, de ce point de vue, la même « direction
d’ajustement » que celle de la croyance. E. Le Jallé pense même que chez Hume, le désir n’a
aucune direction d’ajustement au monde (Hume et la philosophie contemporaine, Vrin,
2014, p. 148-153).
131
vraie ou fausse. Même chercher à savoir si elle est vraie ou
fausse serait absurde. Il serait donc vain de chercher à
contrôler les passions en appliquant un raisonnement tentant
d’établir une vérité de fait.
En revanche, il y a bel et bien une influence mutuelle
entre le feeling qu’est la croyance et la passion. Déjà,
l’impression de sensation « nous fait percevoir un certain
genre de plaisir ou de douleur » (I.I.2). Par ailleurs, les idées
de la mémoire ou de l’imagination s’accompagnent toujours
de quelque « émotion » (II.II.8, p. 222)1. Et c’est la vivacité
toujours qui, dans la croyance, plus encore que dans la simple
conception imaginaire, « excite » l’émotion (II.III.6, p. 284)2.
En retour, nos passions influencent nos croyances. La crainte,
en particulier, nous dispose à donner notre assentiment à tout
ce qui annonce un danger, de même que l’humeur chagrine et
mélancolique dispose à croire tout ce qui vient la nourrir, ou
encore que l’admiration et la surprise nous font croire avec
facilité les choses étonnantes qui ne ressemblent pas à notre
expérience (I.iii.10, p. 188).
On peut également être sensible à une autre différence
phénoménale dans l’ordre de l’affectivité cette fois, entre ce
qui relève d’un plaisir ou d’un déplaisir chez les personnes
concernées par une action ou un objet et ce qui relève d’un
plaisir ou d’un déplaisir chez celles qui jugent ou considèrent
cette action ou cet objet (et que l’on peut nommer les
« spectateurs »). L’affection passionnelle est de la première
espèce, le goût (appréciation esthétique ou morale) de la
seconde.
1
L’émotion, chez Hume, connote la mise en mouvement des esprits animaux
dans le cerveau et le corps. Dans la médecine cartésienne, dont Boerhaave est le représentant
à l’époque de Hume, les esprits animaux sont des petits corps qui circulent dans les nerfs
comme dans des conduits.
2
La connotation causale des verbes exciter, susciter, produire doit toujours être
interprétée selon les deux définitions de la cause de I.III.14.
132
Les passions : des impressions de réflexion
L’approche expérimentale consistera donc à s’en tenir
à l’expérience phénoménale que l’on peut avoir des passions.
On ne s’étonnera pas que la science de la nature humaine la
conçoive comme une impression. Puisque c’est une
impression qui n’est pas seulement une sensation, Hume la
nomme « impression de réflexion » et en décrit l’occurrence
de la façon suivante :
Une impression frappe tout d’abord les sens et nous fait
percevoir le chaud ou le froid, la soif ou la faim, ou un certain
genre de plaisir et de douleur ; de cette impression, l’esprit fait
une copie qui subsiste après que l’impression a cessé, et c’est
cela que nous appelons une idée ; cette idée de plaisir ou de
douleur, en revenant à notre âme produit des impressions
nouvelles de désir et d’aversion, d’espoir et de crainte, qui
peuvent proprement être appelées impressions de réflexion car
elles dérivent de l’idée (I.I.2, p. 48).
Contrairement aux apparences, la distinction entre
impression de sensation et impression de réflexion est moins
inspirée de Locke que de Hutcheson 1 . Ce dernier, dans
l’Essai sur la nature et la conduite des passions et des
affections (section II), vient à remarquer qu’il existe des
affections qui ne nous incitent pas directement à agir, au sens
où elles ne sont pas, comme le désir ou l’aversion,
directement motivantes. Néanmoins, précise Hutcheson, elles
se distinguent des sensations de plaisir et de peine parce
qu’elles naissent d’une certaine « réflexion » (sic) qui nous
assure de l’existence d’un objet susceptible de nous donner
du plaisir ou de la peine.
1
Locke distinguait sensation et réflexion au titre des deux sources empiriques,
c’est-à-dire des deux types d’expérience à l’origine de nos idées (Essai, II.I.2). Mais chez
lui, la réflexion est un sens interne par lequel on se fait des idées, des représentations portant
sur d’autres idées. Par exemple on acquiert par réflexion l’idée de nombre, de durée, etc.
Chez Hume, une impression de réflexion est une passion ou une émotion.
133
Hume retient qu’une passion est bien quelque chose
que l’on éprouve passivement (une impression) et qui,
néanmoins, doit être distinguée de la sensation. Il retient
également que ce que l’on éprouve dans ce cas naît d’une
« réflexion » ou « appréhension », c’est-à-dire d’une
conception, d’un objet ou événement qui suscite en nous un
plaisir ou une peine. Il entend par impression de réflexion les
« passions, désirs, émotions » produites par le « retour »
d’une idée de plaisir ou de douleur. Simplement, il comprend
dans les impressions de réflexion tout ce que Hutcheson
entendait par affection et pas seulement les affections
qu’Hutcheson disait naître de la réflexion. Hume inclut ainsi
le désir et l’aversion aux côtés de la tristesse, de la joie, et de
l’amour.
La science de la nature humaine doit traiter ces
phénomènes comme elle le fait toujours, à savoir en
dégageant des causes sans prétendre dévoiler le pouvoir ou la
raison métaphysique qui en seraient l’origine, mais seulement
en en pointant les « circonstances » invariantes. Par là elle ne
cherche pas à donner une définition qui ferait connaître ce
qu’est la fierté, la colère ou l’amitié à celui qui ne l’aurait
jamais éprouvé : une passion, de même que tout feeling, est
impossible à faire connaître à qui n’en aurait pas
l’expérience. Mais à travers les expériences variées que
chacun peut faire, il est possible de repérer qu’une passion est
toujours suscitée par quelque chose, c’est-à-dire conjointe
avec la conception de cette chose – que Hume nomme le
sujet de la passion. Plus précisément encore, toute passion est
reliée à la conception de la qualité de ce sujet, qualité
plaisante ou déplaisante dont l’impression donne donc lieu,
par « réflexion » (au sens de Hutcheson) à la passion. Et à ces
deux circonstances, il faut ajouter que certaines passions se
distinguent par un élément bien particulier : elles portent sur
une personne. Par exemple, l’orgueil porte sur soi et l’amour
filial porte sur autrui. La personne envers qui la passion est
134
ressentie prend le nom, dans le système humien, d’objet de la
passion. Et pour des raisons que nous allons voir dans un
instant, les passions qui portent sur un objet (moi ou autrui)
relié au sujet par une association causale, sont dites
indirectes, contrairement aux passions qui, telles le désir ou
l’aversion, sont seulement suscitées par un sujet plaisant ou
déplaisant, et sont dites directes.
Passion violente et passion calme
Un tel système est en rupture avec la théorie
stoïcienne qui voyait dans la passion au sens étroit une
passivité contraire à notre nature rationnelle et qui classait
toute affection selon la convenance ou disconvenance à cette
nature rationnelle. Comme l’a rappelé Laurent Jaffro,
l’arrière-plan de l’approche typologique des affections dans
les principales théories morales des Lumières britanniques est
la doctrine stoïcienne exposée par Cicéron dans les
Tusculanes1. Toute affection, pour un bien ou un mal, présent
ou à venir, peut être perturbatio ou constantia. Par exemple,
un mal à venir peut susciter la crainte (metus), qui est une
perturbation violente et irrationnelle ou bien la précaution
(cautio), qui est une tendance constante, calme et raisonnable
à redouter seulement de ne pas faire ce qui est conforme à
notre nature. L’approche expérimentale pour sa part renonce
nécessairement pour sa part à tout critère métaphysique de
classification : la rationalité qui, chez les Stoïciens constituait
la norme du naturel ou, chez Aristote, fixait la mesure éthique
de toute disposition, ne saurait être au principe de la
distinction entre perturbation et constance. Toutefois Hume
admet que les passions se distinguent bien par leurs forces –
leur calme ou leur violence. Comme Hutcheson, qui héritait
de la distinction stoïcienne, il distingue entre passions
1
Laurent Jaffro, « Émotions et jugement moral chez Shaftesbury, Hutcheson et
Hume », Les émotions, dir. S. Roux, Vrin, 2009, p. 135-159. Cf. Cicéron, Tusculanes, in
Les stoïciens, trad. E. Bréhier revue par V. Goldschmidt, I, Tel-Gallimard, 1997, p. 333.
135
violentes et passions calmes1. Mais Hume repère différentes
expériences de cette violence, et diverses manières de
renforcer ou d’affaiblir les passions. Prenons l’exemple de la
colère. Elle peut être violente ou bien parce qu’elle donne
lieu à des actes violents, ou bien parce qu’elle est violemment
ressentie. Ainsi, la violence pratique et la violence
émotionnelle doivent être distinguées. Dès lors, il faut
souligner qu’il est possible de ressentir calmement une
passion violente (qui aura par ailleurs des effets violents,
comme la colère froide) ; et, à l’inverse, d’agir sous la forte
influence d’une passion calme (qui aura par ailleurs des effets
relativement doux mais réguliers, telle le désir de l’intérêt
public). Toute la question éthique est de savoir comment,
dans une telle approche, les notions de tranquillité ou de
magnanimité (force d’âme) peuvent encore avoir un sens.
C’est ce que nous allons voir.
La double association
Auparavant, on peut voir déployer toute l’attention
expérimentale de Hume à propos des passions indirectes
(parties I et II du livre II). Il distingue deux couples
principaux, qui auront un rôle décisif dans l’appréciation
morale (au livre III) : l’orgueil et l’humilité d’un côté,
l’amour et la haine de l’autre. Encore faut-il préciser que
l’orgueil (par quoi on traduit fréquemment pride) n’a pas de
connotation essentiellement péjorative. La science sceptique
écartant toute affirmation métaphysique et éthique, elle
retient du langage commun que l’orgueil (pride) peut autant
1
Dans Le système de philosophie morale (I.I, p. 80), Hutcheson fait la distinction
suivante : les « actes de la volonté » (que sont le désir et l’aversion, ou les sentiments de
joies et de tristesse) peuvent être « calmes et naturels » lorsqu’ils portent chacun à agir pour
« sa propre perfection et son bonheur suprême », ou pour le « bonheur universel des
autres » ; ils peuvent être « violents » lorsque l’esprit oublie son véritable intérêt ou celui
des autres (p. 77). Un désir calme est notamment celui que l’on a lorsqu’on forme la notion
de plus grand bonheur personnel ou de la plus grande somme de jouissances estimables –
bien que ce soit une notion difficile à former et, de fait, rarement formée. Cf. L. Jaffro,
« Emotions et jugement moral chez Shaftesbury, Hutcheson et Hume », p.147.
136
désigner la juste fierté d’avoir accompli une action vertueuse
que la vaine gloire liée à une supériorité sociale ou
financière, ou encore la prétention infatuée s’attribuant des
qualités que l’on n’a pas en réalité. Dans tous ces cas, ce sont
les mêmes principes psychologiques qui sont à l’œuvre et qui
mettent en jeu une double association : une chose qui m’est
causalement reliée (parce que je crois avoir du pouvoir sur
elle ou en être la cause) suscite un certain plaisir, qui fait que
je ressens, envers moi-même, de l’orgueil ou de la fierté.
Idée de la cause* de la
passion
Association causale
Idée de l’objet de la
passion
moi
La passion a pour
objet une personne
suscite
Mon plaisir ou
déplaisir
Association affective
Passion indirecte
orgueil ou humilité
* Hume nomme sujet de la passion la chose à laquelle appartient la qualité qui
suscite le plaisir ou le déplaisir.
Elle s’applique de la même façon à l’amour : une
chose causalement reliée à autrui (parce que je crois qu’il a
du pouvoir sur elle ou en est la cause) suscite un certain
plaisir, qui fait que je ressens, pour lui, de l’amour.
Idée de la cause* de la
passion
Association causale
Idée de l’objet de la
passion
autrui
La passion a pour
objet une personne
suscite
Mon plaisir ou
déplaisir
Association affective
Passion indirecte
amour ou haine
* Hume nomme sujet de la passion la chose à laquelle appartient la qualité qui
suscite le plaisir ou le déplaisir.
Il y a des causes innombrables d’orgueil ou d’amour
au sens défini par le premier livre. Elles peuvent provenir de
137
l’art, de l’industrie, du caprice ou de la bonne fortune des
hommes. On peut par exemple s’enorgueillir de maisons, de
vêtements, de qualités. Mais au travers de toutes ces causes,
Hume repère « plusieurs circonstances qui leur sont
communes et dont dépend leur efficacité », étant entendu une
nouvelle fois que ce terme d’efficacité ne peut prétendre
signifier davantage que ce que la critique sémantique de la
causalité a établi.
La volonté n’est qu’une impression de réflexion
Les passions directes sont le désir et l’aversion, le
chagrin et la joie, l’espoir et la crainte. La volonté n’est pas
explicitement tenue pour une passion directe mais elle les
accompagne dans la mesure où elle est définie comme ce que
l’on ressent quand on donne lieu (give rise) consciemment à
un nouveau mouvement ou une nouvelle perception (II.III.1).
C’est là une définition phénoménale qui n’en fait absolument
pas un pouvoir d’action mais plutôt le sentiment d’un pouvoir
d’action, lequel peut très bien être un sentiment
accompagnant un désir. Dès lors la question est de savoir si
l’action volontaire est nécessitée, question dont nous
rappelions les enjeux plus hauts, dans notre première partie :
comment la responsabilité, la louange et le blâme pourraientils avoir encore un sens ?
Hume va discuter les théories traditionnelles de la
liberté et du gouvernement de soi. Dans ce contexte, il fait
(II.III.9) un usage « relâché » du terme volonté, entendant par
là la capacité à agir volontairement. Mais il ne faut pas s’y
tromper : il ne suppose pas que nous avons une faculté
métaphysique qui soit cause par soi de nos actions. Il arrive
que l’on entende par « volonté » ce qui nous fait
volontairement agir (comme on le fait couramment en
philosophie) ; or, d’après la critique du rationalisme indiquée
plus haut, les principes d’action ne peuvent qu’être nos
passions. « Volonté » c’est alors le nom donné à des
138
principes actifs dont on découvrira en fait, en II.III.3, que ce
sont nos passions directes, alors qu’au sens strict ce n’est que
ce que nous ressentons lorsque nous agissons sous l’effet de
ces passions.
Redéfinir la “nécessité” des actions volontaires
Le livre I a montré que par nécessité, il fallait
entendre soit une conjonction constante entre deux faits, soit
une association constante entre un fait et un autre. Dire donc
que les actions humaines sont « nécessaires », c’est dire qu’il
y a une union constante de ces actions avec quelque autre
chose et qu’il y a une inférence de l’esprit entre cette chose et
l’action. Il y a effectivement une uniformité dans les actions
humaines, dans leur liaison avec les situations et les
caractères des agents. Cette uniformité nous détermine à
inférer l’existence des actions à partir de l’observation des
passions et inversement à inférer l’existence de motifs
passionnels à partir des actions. Si la liberté exclut la
nécessité, cela signifie (conformément à ce qui a été montré
en I.III.14) qu’elle exclut une causalité des actions et admet
que ces dernières sont faites par hasard. Or, on ne voit pas
comment la responsabilité, la louange et le blâme seraient
compatibles avec le hasard.
Pourtant, c’est la « doctrine de la liberté » qui
prédomine parmi les philosophes. Hume donne trois raisons à
cela. Primo, même si nous admettons l’influence des motifs
(dont on apprendra ensuite qu’ils se réduisent aux passions),
il nous est difficile de croire que notre action était nécessitée
parce qu’elle est faite spontanément. Or, qu’elle procède de
nos propres motifs n’ôte rien à sa nécessité (au sens redéfini).
Secundo, il y a « une fausse sensation » ou « une fausse
expérience de la liberté ». D’où vient en effet le sentiment
d’indifférence si nous sommes prêts à dire que notre action
avait tel ou tel motif ?
139
Nous sentons que nos actions sont, la plupart du temps, soumises
à notre volonté et nous imaginons sentir que la volonté n’est ellemême soumise à rien ; parce que, lorsqu’on nous conteste cette
prétention, invités à la mettre à l’épreuve, nous sentons alors que
la volonté se dirige sans peine en tout sens et qu’elle produit
d’elle une image, même du côté où elle ne réside pas
actuellement (II. III.2, p. 263).
Que l’agent se fasse une fausse idée de pouvoir, à
partir d’une impression subjective, c’est un point que la
critique de l’idée de connexion causale a préparé. Mais qu’il
y ait une fausse sensation, c’est bien sûr plus étrange. D’un
point de vue phénoménal et sceptique la sensation n’est pas
trompeuse puisqu’elle ne prétend pas à une vérité
ontologique. Hume parle néanmoins de « fausse sensation »
parce que nous croyons sentir une free-will alors que nous ne
la sentons pas – nous avons en fait une autre sensation.
La façon dont Hume rend compte de la pseudoexpérience de la liberté d’indifférence est classique : l’agent
projette des images d’action, différentes de l’image de
l’action qu’il a effectuée sur un motif précis ; ce faisant, il se
fait écran à lui-même. Ce que nous sentons c’est donc une
sorte
d’indétermination
(looseness),
analogue
à
l’indétermination de l’esprit lorsqu’il croit au hasard (i.e. à
l’absence de cause). Mais ce n’est pas véritablement un
pouvoir d’indétermination (un pouvoir de se soustraire à
toute influence passionnelle) ; c’est seulement un flottement à
l’égard des différentes actions qu’on se représente comme
possibles dans cette situation : possibles parce que
concevables (on en « produit une image ») et même
probables (lorsque, dussions-nous être contestés, nous
agissons effectivement autrement « lors d’une seconde
épreuve »)1.
1
Notons que quand on est dans une situation où aucun motif et aucun danger ne
menacent la réalisation d’une action, on suppose qu’on aurait le pouvoir de la faire. En effet,
bien que l’idée d’un pouvoir indépendant de son exercice mérite la critique du livre I, la
140
La dernière raison qui explique la prédominance
d’une croyance en la liberté chez les philosophes est leur
crainte qu’un système nécessitariste ne vide de sens toute
obligation et toute sanction, qu’elle soit morale ou religieuse.
Mais puisque la nécessité n’est que la conjonction des objets
ou encore l’inférence mentale d’un objet à l’autre, dire que
les actions volontaires sont nécessaires, ce n’est pas dire
qu’elles sont soumises à un mécanisme métaphysique qui
affirme que la nécessité est dans la nature des choses (une
telle nécessité est d’ailleurs inintelligible). C’est plutôt dire
qu’on les trouve conjointes à des motifs ou encore qu’elles
sont susceptibles d’être inférées de ces motifs. Or c’est bien
convaincu de cela, que l’on fixe des châtiments et des
récompenses : ils viennent sanctionner (donc « rendre
sacrées ») les lois, qu’elles soient humaines ou divines. Le
législateur s’attend à ce que le désir de récompense et
l’aversion pour la peine motivent le respect de la loi.
Pour conclure, on tient une personne pour responsable
de son action parce qu’on reconnaît que cette action découle
nécessairement de ses motifs, c’est-à-dire qu’on infère son
action de ses motifs et inversement. À l’inverse, lorsque cette
inférence est incertaine, on hésite sur le caractère intentionnel
de son action. L’attribution d’un mérite suppose donc
d’adopter la doctrine redéfinie de la nécessité. Et cette
attribution est d’autant plus ferme que les passions semblent
durablement enracinées chez la personne. Quand on tient une
mauvaise action pour l’effet des dispositions passionnelles,
du tempérament et du caractère on blâme plus
vigoureusement la personne que lorsqu’elle résulte de ce
« philosophie de nos passions » comme le dit joliment Hume en II.I.10, est toute différente.
Le sens commun pense (i.e. les passions nous font ordinairement croire) qu’un homme n’a
pas de pouvoir lorsque des motifs le déterminent à s’abstenir de ce que ses désirs lui feraient
faire. Ainsi, je ne crains pas mon ennemi qui passe à côté de moi l’épée au fourreau parce
que je tiens la crainte du magistrat civil pour plus puissante que sa haine envers moi. C’est
l’expérience passée qui nous fait conclure que la personne n’accomplira jamais une action
lorsqu’elle est motivée par l’intérêt à s’en abstenir ou qu’elle accomplira probablement
l’action lorsqu’elle n’a pas d’intérêt à s’en abstenir.
141
qu’on tient pour un motif passager. C’est donc le caractère
qui est jugé responsable. Nous allons voir maintenant
pourquoi sa force de motivation est tenue pour plus
déterminante, en morale, que la force d’une passion
impulsive et passagère.
Le problème de la force des passions
C’est lorsqu’il en vient à traiter des passions directes
que Hume élabore une théorie permettant de répondre au
problème de la force des passions (partie III du livre II). Les
passions directes, on l’a vu, sont nos seuls principes d’action.
Elles ont une force motivante par leur émotivité. Nous avons
en effet rappelé la critique que Hume fait du rationalisme sur
ce point : la raison par elle-même est incapable d’être émotive
ou motivante, étant, au sens strict, une simple capacité de
raisonner (donc une capacité à faire des démonstrations ou
des inférences sur les questions de fait). Toutefois nous
disons communément qu’une intention ou une action
effectuée sous l’effet de tel désir impétueux est
« déraisonnable ». Quel sens cela peut-il légitimement avoir ?
Hume remarque que nous avons tendance à identifier
les désirs calmes avec une forme de raison, précisément
parce qu’ils sont faiblement émotifs. C’est selon lui une
confusion commune qui a égaré ceux qu’ils nomment les
« métaphysiciens » de la morale. Ainsi, les philosophes du
sens moral déclarent que certaines passions sont de genre
raisonnable : le désir du bien public, l’amour de l’humanité,
etc. parce que ces passions qui sont désintéressées font
cependant notre véritable bien. Mais, à rigoureusement
parler, la raison n’ayant pas de pouvoir émotivant et
motivant, elle ne saurait régler l’opposition entre un désir
violent (de satisfaction immédiate) et un désir calme (c’est-àdire un intérêt réfléchi, « tout bien considéré »). Une passion
gouvernée par la « raison », au sens strict. Ce n’est qu’en un
sens familier (« populaire », dira encore Hume dans la
142
Dissertation sur les passions), qu’une passion est dite
« raisonnable », par opposition à la violence qui caractérise
parfois nos passions. Toute la question est de savoir comment
ce que nous appelons communément « intérêt réfléchi » ou
« raisonnable » peut être motivant, et même plus motivant
que nos désirs égoïstes et immédiats qui sont toujours
fortement émotifs.
Cette question a des enjeux qui dépassent le cadre de
la science des passions. L’un d’eux est la possibilité même
d’un gouvernement de soi : il s’agit du sens que pourrait
avoir le projet éthique d’une conduite de nos passions dans la
perspective d’une vie bonne et heureuse 1 . L’autre enjeu
relève de la philosophie morale et politique : comment rendre
compte de la motivation et de l’approbation morale, aussi
bien que de l’obligation morale et politique si l’intérêt pour le
bien public est en fait un désir calme qui semble impuissant à
renverser le désir fortement émotif pour un bien immédiat et
égoïste 2 ? Les linéaments d’une réponse à la première
question se dessinent dans le livre II du Traité et se précisent
dans les Essais. À la seconde question, le livre III répondra.
Les « métaphysiciens » supposent que la volonté est
influencée par les seuls désirs raisonnables quand l’on agit
pour notre véritable bien. Inversement ils pensent que quand
on agit de façon déraisonnable ou contre notre intérêt, la
volonté est sous l’emprise des désirs violents (I.III.3, p. 274).
Mais comment serait-il possible que les désirs calmes ou
« raisonnables » (en un sens populaire) nous gouvernent ?
Comment une passion calme pourrait bien renverser une forte
1
Pour reprendre le titre d’un livre de Hutcheson que Hume connaît bien : l’Essai
sur la nature et la conduite des passions et des affections
2
L’opposition entre un désir immédiat violent et un désir calme « tout bien
considéré » est à l’origine de nombreux points en morale et en politique. Elle sera à l’œuvre
dans le livre III lorsqu’il s’agira de comprendre l’obligation naturelle et morale à la justice
(III.III.2 § 24) et l’origine du gouvernement (III.II.8 : dans les sociétés opulentes, les
hommes sont enclins à préférer l’intérêt présent à leur intérêt éloigné).
143
émotion puisque la motivation dépend de l’émotion et pas du
raisonnement ? Selon Hume, il n’y a pas un genre de passions
qui serait, par définition, raisonnable ou rationnel. Primo, la
définition générique des passions est seulement
expérimentale. Secundo, le calme et la violence sont
comparatifs, et ils ne se distribuent pas sur des genres séparés
de passion. Tertio, ils ne sont pas distingués par un critère
essentiel qui permettrait de définir ce qui est bon pour nous in
abstracto. Ainsi, il est des situations où l’emportement est
manifestement contraire à notre intérêt réfléchi – compris
comme désir de l’agent pour son bien tout bien considéré
(c’était le cas dans l’exemple du ressentiment) ; mais il est
également des situations où il est bon pour nous (dans notre
intérêt donc) qu’une émotion violente l’emporte sur un désir
calme (parce que s’il fallait attendre le résultat de la
réflexion, on serait parfois en mauvaise posture).
Comment un désir en vient à être déterminant
En réalité, l’action ne procède jamais de motifs
exclusivement calmes ou exclusivement violents : elle vient
de nos désirs dans leur diversité, et la prédominance des uns
ou des autres vient seulement du caractère ou de la
disposition de la personne. Voici la façon dont Hume le
montre.
Dans les comportements des hommes, il n’y a pas
d’exclusion d’un principe d’action par un autre, ou d’un
genre de motif par un autre.
Les hommes agissent souvent sciemment contre leur intérêt : la
vue du plus grand bien possible ne les influence donc pas
toujours. Les hommes répriment souvent une violente passion
dans la poursuite de leurs intérêts et de leurs buts ; le malaise
présent ne saurait donc seul les déterminer (II.III.3, p. 274).
Le premier point à relever est l’adverbe « souvent »
qui fait écho dans les deux phrases. Dans les faits, les
hommes peuvent souvent être déraisonnables et même faire
144
preuve d’une « faiblesse de la volonté » (savoir où est le
mieux mais faire le pire). Celle-ci, d’ailleurs, serait sans
doute improprement nommée « irrationalité pratique » non
seulement parce que cela ne va pas contre une motivation
rationnelle, mais surtout parce qu’il n’y a pas là un
comportement inintelligible, véritablement incontinent – il y
a là une force passionnelle supérieure à une autre parce
qu’elle est plus violente. Or, dans ce passage, le problème
n’est pas de comprendre comment la faiblesse de la volonté
est possible, mais comment la force des passions calmes est
possible. Une telle possibilité est également un fait qui se
constate : tout aussi souvent en effet, quoique dans d’autres
cas bien sûr, les hommes peuvent mettre en œuvre une
logique calculatrice ou compensatrice de l’intérêt (en
compensant leur grande frustration immédiate par une
satisfaction plus durable à long terme). Il faut donc
comprendre ce que sont les principes de la force des passions
calmes. Les sections suivantes chercheront à répondre à ce
problème.
L’important pour l’argumentation de Hume est qu’en
présence de principes pourtant motivants, il y a dans le cas de
la faiblesse de la volonté comme dans le calcul intéressé une
absence de détermination qui interroge. La passion calme qui
devrait conduire à agir efficacement ne nous détermine pas
toujours, même lorsque l’on sait que c’est ce qu’il faudrait
faire. À l’inverse l’émotion très forte face à un malaise
présent peut être réprimée et ainsi perdre tout effet motivant1.
Comment l’expliquer ? Ce n’est pas seulement une émotion
1
Hume ne considère pas que l’inefficience de la motivation pour le plus grand
bien est un cas rare ou exceptionnel. Il retient les analyses de Locke dans le chapitre de
l’Essai concernant l’entendement humain consacré au pouvoir (chap. 21), qui rendaient
compte de la faiblesse de la volonté en renvoyant au fait que ce qui détermine la volonté
n’est pas tant la conception du plus grand bien, mais l’évitement d’un malaise, en particulier
présent1 . Hume l’accorde. Mais, à la suite de Hutcheson cette fois, il accorde aussi que
souvent, les hommes ne se déterminent pas seulement sur leur malaise présent et mènent un
calcul leur permettant de poursuivre un intérêt plus général ou à plus long terme.
145
violente qui, dans le premier cas, s’oppose à la passion
calme… mais toute une disposition établie chez l’agent. Et ce
n’est pas la raison calculatrice qui l’emporte dans le second
cas, car le simple calcul n’est jamais motivant… mais un
caractère disposé aux passions calmes1. Hume déclare ainsi :
Nous pouvons observer en général que ces deux principes
[passions calmes ou passions violentes] agissent sur la volonté et
que, lorsqu’ils se contrarient, l’un d’eux prend l’avantage, selon
le caractère général de la personne ou selon sa disposition
présente (TNH, II.III.3, p. 274).
Disposition est une notion qui renvoie à l’hêxis
aristotélicienne, laquelle se développe par l’exercice répété
de certains actes (Éthique à Nicomaque, II.1 1103 a). Ici,
c’est une disposition passionnelle qui naît d’un état affectif
répété. Elle est ce que l’on croit être l’état d’esprit affectif à
un moment donné (c’est-à-dire dans une situation précise,
face ou en réaction à un ensemble de circonstances). Le
caractère général est l’état d’esprit affectif qui renvoie à
l’ensemble des dispositions qui s’influencent mutuellement.
Une passion est ainsi tempérée ou renforcée selon la
prédominance qu’une autre peut avoir, lorsque cette dernière
a une plus grande force émotive ou nous fait habituellement
agir. La disposition naît de l’habitude de ressentir une
passion. Hume a déjà montré dans la section précédente
(I.III.2 § 5 à 7), que la disposition passionnelle établit un lien
plus fort entre la motivation et l’action, de telle sorte que
nous tenons pour davantage responsable de son action
quelqu’un qui est plus disposé aux motifs qui l’y ont poussé,
que quelqu’un qui ne semble pas être enclin à ces passions.
Les caractères sont ce que les moralistes tels La Bruyère ou
1
En conclusion de l’EPM, Hume reprendra cette notion de « calcul », disant que
« le seul effort que la vertu exige est celui du juste calcul et de la préférence donnée au
bonheur le plus grand » (p. 136). Toutefois, dans cette citation même la notion de calcul est
précisée par celle de préférence : proche de la délibération hobbesienne (qui se définissait
comme une alternance de désirs), elle ne relève pas d’une activité rationnelle non émotive.
146
Shaftesbury cherchaient à décrire. Or Hume ici introduit une
attention à la dynamique par laquelle l’influence mutuelle des
passions et dispositions vont ensuite favoriser ou empêcher
l’apparition d’une affection et donc d’une motivation. Dès
lors, la modération n’est pas seulement une question de limite
fixée à l’émotivité ; et elle n’est pas du tout une juste mesure
déterminée par une norme rationnelle. Elle est une manière
pour les passions et les dispositions affectives de se pondérer
ou de se renforcer les unes les autres. Le caractère est un
ensemble de dispositions qui se renforcent. Il est le résultat
d’une régulation des passions. Mais c’est aussi en vertu de ce
caractère qu’une régulation ultérieure des passions peut se
mettre en place1.
Il y a deux sens en lesquels une passion peut être
forte : il peut s’agir d’une émotivité forte, ou il peut s’agir
d’une motivation forte. Les passions violentes sont
indéniablement fortes au premier sens, mais les passions
calmes peuvent parfaitement obtenir une force au second
sens. La force d’une émotion vient, d’abord, de l’excitation et
de la surprise devant la nouveauté, l’accoutumance diminuant
généralement la violence des passions (II.III.5). Mais en
même temps, la coutume a un effet de renforcement parce
qu’elle développe une tendance à ressentir cette passion et à
agir conformément à elle. C’est ce qui explique qu’elle
renforce l’inclination à l’action volontaire (i.e. l’action
motivée par une passion directe), alors qu’elle rend plus
passives nos actions involontaires (ibid.).
Ainsi la force d’âme peut être redéfinie comme la
constance de la « prééminence des passions calmes sur les
violentes » (II. III.3) – c’est donc, au sens strict, la force des
passions calmes. La perspective d’une éthique des passions
est par là suggérée – une éthique qui n’est pas explicite dans
1
Sur cette régulation, cf. E. Le Jallé, L’autorégulation chez David Hume, op. cit.
147
le livre II, mais nous pourrons la dégager dans les premiers
Essais de 1741.
7. L’EXPERIENCE DE L’APPRECIATION MORALE
L’évaluation morale, nouvel objet d’examen
Dans le troisième livre du Traité, la science sceptique
prend pour objet le jugement moral, qui est un jugement de
valeur. Or, le second livre avait reconnu que les désirs
calmes, ou tout au moins certains d’entre eux, étaient
généralement approuvés et tenus pour « raisonnables ». Mais
comment expliquer une telle approbation ? Hume avait alors
déjà distingué entre les désirs qui sont « originellement
implantés en nous », tels la bienveillance et le ressentiment et
ceux qui sont acquis et « artificiels », tels le désir général
pour le bien et l’aversion générale pour le mal (II.III.3, p.
273-274). Il est temps de comprendre les principes
d’approbation de ces différentes passions et la raison d’une
telle distinction.
Conformément à l’état des lieux présenté dans notre
première partie, la science sceptique doit proposer une voie
qui est absolument opposée à celle du rationalisme, qui
évitera les risques réductionnistes de l’égoïsme et qui ne
présupposera pas une forme de rectitude providentielle du
sentiment moral. Elle le fait, en s’en tenant à un réquisit
majeur : le jugement moral doit être expliqué en termes
d’impressions et d’idées, c’est-à-dire sans présomption
ontologique sur un au-delà des impressions et sans
supposition innéiste. Que peut bien être ce jugement de
valeur ? Ou bien c’est la conception d’une relation entre
idées, a priori ou a posteriori – et cela signifie à dire que le
jugement moral est établit par la raison démonstrative ou
148
probable, ce qui reconduit à un rationalisme. Ou bien, et c’est
la conviction de Hume, c’est l’expression d’une impression.
Qu’une théorie rationaliste du jugement moral doive
échouer, c’est ce que Hume montre en III.I.1. Il y fait valoir
que si l’appréciation morale n’était qu’un acte rationnel
indépendamment de nos passions et de nos intérêts naturels,
l’éducation morale n’aurait pas besoin d’un travail sur nos
passions, pas davantage que d’exercices pratiques guidés par
les règles moralistes (p. 51-52). Une telle éducation en effet
n’est pas une simple instruction morale et civique. Apprendre
par cœur des maximes morales ne suffit pas. L’éducation
morale doit faire agir. Inversement, il ne s’agit pas seulement
d’un conditionnement (par exemple à se servir après les
autres, à rendre ce qu’on nous prête, etc.) car l’important
n’est pas seulement que l’on agisse bien mais que l’on agisse
d’après ce que l’on juge bien. Il faut être motivé par des
préceptes.
En somme, l’éducation morale en question est celle
qui nous fait reconnaître la nécessité de certains devoirs ou
encore, pour reprendre les termes de Hume, la pertinence de
« l’opinion d’injustice » et de « l’opinion de l’obligation », de
sorte que nous sommes « détournés » des actions injustes et
motivés par l’obligation. L’éducation morale consiste à
reconnaître la justesse de l’obligation, à juger qu’il faut faire
ceci ou cela et par là à vouloir le faire. Or, précisément, en
tant que les préceptes moraux sont motivants, ils ne peuvent
pas dériver de la raison seule. L’éducation morale est donc
impossible si le jugement moral est affaire de raison sans
passion.
Le jugement d’existence informant qu’il y a dans une
situation un objet propre à susciter telle passion (par
exemple : un jugement sur l’existence d’un fruit
savoureux) et le jugement causal informant que telle action
sera la cause ou le moyen de tel état de fait propre à susciter
telle passion (par exemple : un jugement sur la cause
149
permettant d’obtenir la propriété dont on s’enorgueillit)
peuvent bien accompagner une passion. Mais, précisément,
s’ils sont faux, ce n’est ni la passion, ni l’action que cette
passion motive qui sont fausses.
Par conséquent, à rigoureusement parler, le jugement
de valeur moral est distinct d’un jugement établi par la raison
(c’est-à-dire distinct d’une croyance). Il faut donc que le
jugement moral exprime un sentiment (III.I.2). Et l’on
comprend ainsi que l’approbation relèvera des passions
indirectes décrites au livre II : approuver une intention ou une
action personnelle, c’est avoir une estime de soi qui a les
mêmes principes que la fierté (pride) ; approuver une
intention ou une action chez les autres, c’est développer une
forme d’amour. Or la science des passions a montré que le
plaisir était à la source de la double association constitutive
de ces passions. La question est donc : la science sceptique
conduit-elle à une théorie égoïste de l’approbation morale ?
Ne juge-t-on « bien», « juste » ou « vertueux » que ce qui
nous plaît ? Ne se sent-on obligé à bien agir que par le plaisir
que l’on en retire (l’estime sociale et la réputation,
notamment), ou l’aversion pour le déplaisir (le châtiment ou
la punition) ? Tout l’intérêt de la philosophie humienne de la
morale est pourtant d’éviter un tel égoïsme, comme nous
allons le voir.
Une science sceptique de la morale
Auparavant, quelques précisions méthodologiques
s’imposent. Une fois encore, puisque nous n’avons jamais
accès qu’à nos impressions, c’est seulement par la manière
dont nous les éprouvons que nous pourrons les distinguer.
Leur caractérisation est purement « phénoménale » et il n’y a
aucun autre plan que phénoménal pour discerner le vice et la
vertu : « le feeling même constitue notre éloge ou notre
150
admiration » (III.I.2, p. 67)1. Cette réduction du point de vue
moral à un point de vue phénoménal et sentimental se justifie
par les raisons que nous donnons communément lorsque nous
disons que tel sentiment ou tel caractère est vertueux ou
vicieux. Nous indiquons alors qu’il cause un certain plaisir ou
un certain malaise et « nous n’allons pas plus loin », dit
Hume, c’est-à-dire que nous n’enquêtons pas sur la cause qui
fait que ce type de sentiment ou caractère nous donne ce type
de plaisir/déplaisir.
Une action, un sentiment ou un caractère sont vertueux ou
vicieux : pourquoi ? Parce que leur spectacle cause un plaisir ou
un désagrément d’un genre particulier. Donc, en donnant une
raison du plaisir ou du désagrément, nous expliquons
suffisamment le vice ou la vertu (in giving a reason, therefore,
for the pleasure or uneasiness, we sufficiently explain the vice or
the virtue) (…) Nous n’allons pas plus loin et nous ne
recherchons pas la cause de la satisfaction (III.I.2, p. 67).
La réduction phénoménale ou sentimentaliste se
justifie par le point de vue qui en reste à une psychologie
descriptive : puisque dans l’expérience nous nous en
remettons uniquement au plaisir et au malaise pour expliquer
notre jugement d’appréciation morale (i.e. puisque nous
tenons pour suffisant d’expliquer notre jugement en indiquant
notre plaisir ou malaise), le philosophe moral doit s’y tenir
pour décrire la façon dont nous formons cette appréciation.
Ainsi, la phrase « donner une raison du plaisir ou du
désagrément » ne signifie pas que sera donnée la cause
ultime du fait que ce sentiment ou caractère procure tel type
de plaisir. Puisque, communément, « nous n’allons pas plus
loin » que de dire que nous ressentons telle satisfaction, la
science de la morale doit expliquer nos jugements
d’approbation en repérant les circonstances communes aux
plaisirs ou déplaisirs qui les font naître.
1
Ph. Saltel traduit ici feeling par « impression ».
151
Encore faut-il préciser que tout plaisir ne donne pas
lieu à une approbation morale. Ce point est l’enjeu d’une
remarque qui pourrait semble anodine lorsque Hume souligne
que les objets inanimés, qui sont pourtant plaisants ou
déplaisants, ne sont jamais dits « vertueux » ou « vicieux »1.
Les plaisirs et malaises donnant lieu à une approbation
morale, une approbation esthétique ou même une
appréciation purement pragmatique ne sont pas identiques.
Celui qui nous conduit à faire un éloge ou un blâme moral est
d’un genre particulier : « ce n’est que lorsqu’un caractère est
considéré en général, sans référence à notre intérêt
particulier, qu’il produit une impression ou un sentiment
(such a feeling or sentiment) qui le désignent comme
moralement bon ou mauvais » (III.I.2, p. 68). Il y a, en
somme, une délimitation possible du genre de plaisirs ou
déplaisirs pris à la vertu et au vice : ce sont des plaisirs
suscités par une relation à une personne (« objet » des
passions d’orgueil et d’amour).
Ainsi à l’issue d’une section que le titre place sous
l’égide expresse d’Hutcheson, Hume en vient à écarter le
naturalisme hérité de l’Antiquité (qui disait que la vertu
consiste à vivre selon sa nature et donc conformément à
l’ordre de la nature), au profit d’un sentimentalisme. Mais ce
naturalisme antique était pourtant admis par Hutcheson,
entendons par là un naturalisme de sens 3 supposant que la
vertu est plaisante et appréciable parce qu’elle est une
excellence de notre nature. D’après un tel naturalisme le
plaisir que donne la vertu est métaphysiquement fondé.
Hume ouvre donc la perspective d’un nouveau
sentimentalisme, sceptique parce qu’expérimental (c’est-àdire naturaliste au sens 1). Chez lui, vice et vertu sont aussi
naturels l’un que l’autre dans la mesure où « naturel »
1
C’est un point que Hutcheson opposait en premier lieu à l’égoïsme moral dans
la RVB, II.1, p. 153.
152
renvoie seulement à ce qui n’est pas miraculeux, ce qui est
habituel et n’est pas le produit d’une invention volontaire
(III.I.2, p. 69-72).
L’obligation naturelle d’être juste. Intérêt et convention.
Un soupçon pèse sur les théories de Hobbes, Locke et
Mandeville. Si toute passion sociale (par exemple le désir de
justice ou du bien public) ou morale (par exemple le désir de
faire du bien à autrui) n’est que la réorientation d’une
motivation intéressée (parce que l’on sait que notre action
juste ou bienveillante nous profitera), on peut penser
qu’aucune passion n’est véritablement désintéressée. La
nature et la valeur morale des passions sociales (telles que le
désir d’observer des règles d’équité) semble alors réduite à
l’intérêt égoïste. Hume, pour sa part, va montrer comment
une motivation telle que le désir du bien public peut dériver
de l’intérêt personnel sans être égoïste (selfish), c’est-à-dire
sans que sa moralité ne soit compromise. Pour cela, Hume se
livre à une véritable généalogie de l’institution des règles de
justice. L’intérêt égoïste est certes le motif premier de
l’institution de ces règles – institution qui suppose d’en
apprécier la valeur – mais à partir de cette approbation
intéressée pourra naître une approbation non égoïste,
reconnaissant qu’il faut les suivre ou, à tout le moins, qu’elles
ne doivent pas être enfreintes.
Instituer des règles c’est en effet se donner des règles
dont l’observance suppose d’apprécier leur valeur. Leur
caractère contraignant tient au fait qu’elles font prédominer
une passion calme pour l’ordre, la paix ou le bien de la
société sur un désir fort pour une satisfaction personnelle
immédiate. L’obligation naturelle à la justice n’est donc pas
difficile à expliquer : dès lors que nous désirons un bien
durable et que nous apparaît qu’une frustration immédiate est
préférable si elle garantit la paix sociale, la nécessité d’un
acte équitable est établie par la raison. L’obligation naturelle
153
à la justice est purement intéressée et suit les linéaments de la
théorie hobbesienne qui dit qu’un acte équitable est
nécessaire à la satisfaction (certes différée ou médiate) de
mon désir.
Le coup de griffe contre le sentimentalisme de
Hutcheson est évident car parler de la motivation à respecter
les règles de justice, c’est aussi traiter de l’approbation de ces
règles. Le sens moral pour la justice (que Hutcheson nommait
sens public) n’est donc pas implanté en nous naturellement.
Son observance n’est pas spontanée et rien dans notre nature
humaine ne nous dispose originellement à être équitable.
Hutcheson voyait dans le désir du bonheur (happiness) public
une motivation originelle, et dans le sens public
l’approbation d’affections sociales naturelles (Essai sur la
nature et la conduite des passions et affections, section I).
Mais Hume montre que s’il n’y avait pas d’égoïsme et de
partialité, les règles de justice n’auraient pas été inventées.
Selon lui, l’âge d’or des poètes mettait très exactement ce
point en évidence : la justice est inutile s’il n’y a ni égoïsme,
ni favoritisme (« générosité limitée ») pour ses proches.
Il en a également trouvé confirmation dans des
expériences sociales : la justice est inutile dans une
communauté d’amitié ou de mariage où tout se partage ; ou
encore pour les biens qui ne sont pas rares comme l’air et
l’eau. Car sur quoi porte les règles de justice selon Hume ?
Principalement sur les possessions. En effet, ce qui constitue
le risque d’un « état de guerre » (ou disons, une menace pour
l’ordre et la paix sociale) c’est la confluence de plusieurs
circonstances propres à la condition humaine : le fait que
chacun poursuive son propre intérêt (l’égoïsme), le fait que
chacun favorise sa famille et ses proches (générosité limitée)
et enfin des circonstances qui concernent un type de biens
désiré (objet de l’intérêt donc). Car parmi ces biens on peut
distinguer la satisfaction intérieure de l’esprit, les jouissances
du corps, et les biens acquis par le travail et la fortune. C’est
154
ce dernier type de biens dont la jouissance est précaire en
société en raison de leur « facilité à changer de main » (leur
mobilité qui en rend la possession précaire) et de leur rareté
(III.II.2, p.88).
Ainsi les règles indispensables de justice sont les
règles de stabilité des possessions et de distinction des
propriétés (puis de transfert et de promesse ou contrat).
Toutefois, Hume ne souscrit pas au contractualisme de
Hobbes. Les règles de justice sont certes une invention
humaine (à ce titre, elles sont artificielles) et elles dépendent
d’un accord entre les individus (à ce titre, elles sont
conventionnelles). Mais leur observance ne résulte pas d’une
promesse préalable. Toute convention, d’ailleurs, n’est pas
une promesse. Un accord entre individus peut être une
manière commune d’agir dont l’intérêt se découvre au cours
d’une expérience collective, précisément parce que l’on
s’aperçoit qu’en étant accordé d’une certaine manière (mais
sans avoir eu besoin de se concerter au préalable pour décider
de la manière d’agir), la pratique est améliorée, plus efficace
ou plus intéressante. Ainsi, l’on n’a pas à se mettre d’accord
par un pacte ou une promesse au préalable. L’accord se
renforce par la pratique elle-même.
C’est exactement ce qui se passe, selon Hume, avec la
règle de justice d’après laquelle on s’abstient de s’emparer
des possessions d’autrui, et dont l’intérêt se découvre avec
évidence au sein de la famille. Au début, on peut, sans
motivation particulière, laisser à autrui ce qu’il possède. Mais
ensuite on observe le profit que l’on tire de la confiance ainsi
instaurée : les biens propres sont plus en sécurité. L’on se
résout alors à s’abstenir de s’emparer des biens d’autrui.
Inversement, la soumission à la règle de justice « acquiert de
la force par l’expérience répétée des inconvénients liés à sa
transgression » (§10). L’image célèbre est celle des hommes
tirant aux avirons d’une barque. Leur manière de faire s’est
progressivement imposée, par adaptation mutuelle et sous la
155
supposition que l’autre accomplirait non point sa « part du
contrat » mais ce qui lui est échu, ce qu’il doit faire pour que
l’effet commun soit réalisé. Dans une expérience
conventionnelle, on agit d’une certaine manière, d’après un
motif intéressé, parce qu’on suppose que l’autre accomplira
ce qui est nécessaire d’après son motif intéressé.
Cette supposition ne vient pas d’une promesse, mais
de l’expérience qui a donné des indices justifiant cette attente
– des indices qui permettent de supposer l’intérêt convergent
de l’autre à agir de concert avec nous (et donc à agir sous
l’effet de son désir calme plutôt que de son désir immédiat)
dès lors qu’il croit symétriquement que notre intérêt est aussi
d’agir de concert avec lui. La croyance en l’action future de
l’autre qui naît de l’expérience passée de ses actions et se
renforce par l’expérience que chacun accomplit ce qu’il faut
(en l’occurrence s’abstenir de prendre ce que l’autre possède)
cette croyance conjointe au désir de bien personnel ou partial
a un nom : la confiance. Si l’un faillit à cette attente (en
préférant agir dans un intérêt immédiat, pour satisfaire
directement le désir d’un bien présent), la défiance s’ensuit
mais on fait alors l’expérience des inconvénients de cette
défiance : autrui ne nous assistera plus et la satisfaction de
nos désirs sur le long terme (satisfaction plus éloignée mais
plus générale) sera compromise. L’intérêt commande de
donner des signes de notre fiabilité, pour susciter la confiance
des autres envers nous ; et l’expérience de leur fiabilité suffit
à alimenter la nôtre en sorte que la confiance mutuelle se
renforce1.
Dans cette expérience conventionnelle qu’est le
respect des possessions et des propriétés, les passions
égoïstes ou partiales ne sont plus aussi dangereuses selon
Hume (§12). La vanité, par exemple, nous dit-il, devient une
1
Sur la convention chez Hume, cf. E. Le Jallé, Hume et la philosophie
contemporaine, chap. 6.
156
passion sociale qui fait un « lien » entre les hommes.
Pourquoi ? Parce qu’elle n’est plus le motif qui conduit à
déposséder autrui. La fierté d’avoir plus que les autres nous
fait attendre non qu’ils nous dépossèdent de nos biens par
envie, mais qu’ils se rapprochent de nous, nous flattent, etc.
Et nous-mêmes cherchons à avoir plus sans voler. Le
commerce entre les hommes, c’est-à-dire les échanges
sociaux qui sont garantis par la stabilité des possessions et de
la propriété, devient « plus » sûr et commode (III.II.2, p. 100).
L’obligation morale d’être juste. Le rôle de la sympathie.
Dans une petite société où la confiance envers l’autre
repose sur la croyance que l’autre a aussi confiance en moi en
vertu de mon observance passée, personne, en aucun cas, ne
peut se permettre d’y déroger. Car y déroger c’est courir le
risque d’être exclu des échanges, exclu de la confiance
mutuelle qui est dans son intérêt et c’est même faire courir le
risque d’une dissolution du lien social. Cependant, qu’en
sera-t-il dans une société un peu plus vaste où ma
transgression ne m’exclut pas radicalement de la société et
n’entraîne pas la ruine de la confiance générale ? Le motif
qu’est l’intérêt personnel (motif premier de l’institution et de
l’observance des règles de justice lors de la formation de la
société) paraît insuffisant dans les sociétés qui se
développent, où une transgression isolée ne semble pas
entraîner la ruine de l’ordre social : pourquoi ne nous livronsnous pas à cette transgression et pourquoi nous paraît-elle
mal ? Pourquoi ne pas s’emparer du cheval de mon voisin si
j’en ai besoin ? Pourquoi s’arrêter au feu tricolore si je suis
pressé ? La société n’en vacillerait pourtant pas ! Et essuyant,
au pire, l’inimitié de la personne que je floue et des siens, les
inconvénients d’un désordre social nous seraient pourtant
épargnés.
Dès que la société se développe, ce problème
intervient. Si l’approbation de la justice et la désapprobation
157
de l’injustice se font par intérêt, comme c’est le cas dans la
prime formation de la société, alors on ne voit pas comment
on pourrait désapprouver une infraction qui nous profite, ou
une action qui tout en nuisant à autrui satisfait notre
appétence. Toutefois nous remarquons l’injustice comme
telle lorsque nous en sommes les victimes.
Bien que dans nos propres actions, nous puissions souvent perdre
de vue cet intérêt que nous avons à maintenir l’ordre et suivre un
intérêt moindre et plus immédiat, nous ne manquons jamais de
remarquer le préjudice que nous subissons de l’injustice des
autres, que ce soit d’une manière directe ou indirecte, puisqu’en
ce cas nous ne sommes pas aveuglés par la passion ou influencés
par quelque tentation contraire. (III.II.2, p. 100)
C’est donc l’expérience de l’injustice subie qui est à
l’origine de l’appréciation de la justice. Plus exactement,
c’est l’expérience d’un dommage contrevenant aux
conventions qui donne lieu à une indignation. La
désapprobation se fait au nom de l’intérêt direct lorsque
l’action cause un dommage immédiat qui m’empêche de
prendre plaisir ou de tirer bienfait de mes possessions, de
mon corps ou de mon esprit. Elle se fait au nom de l’intérêt
indirect lorsque le méfait me lèse indirectement ou fait par
réaction peser sur moi des contraintes plus lourdes (parce que
les autres me prêteront moins volontiers, seront moins
accommodants, etc.). Le jugement de valeur sur la justice et
l’injustice en société, dans la mesure où il est suscité par
l’intérêt, n’approuve pas tant la justice qu’il ne désapprouve
l’injustice… parce que c’est l’expérience du préjudice subi
qui permet de désapprouver l’action appréciée par l’intérêt de
l’acteur. Cette désapprobation se poursuit si, sur le spectre
des actions sociales, l’injustice est commise au plus loin de
moi, c’est-à-dire si elle n’affecte mes biens ni directement
(par dommage) ni indirectement (par les effets de défiance
produit sur les personnes touchées).
Mieux, quand l’injustice est éloignée de nous au point de ne
toucher notre intérêt d’aucune façon, elle nous déplaît encore,
158
parce que nous la regardons comme préjudiciable à la société des
hommes et pernicieuse pour tous qui approchent la personne qui
en est coupable. Nous partageons leur souffrance par sympathie,
et puisqu’on appelle vice tout ce qui, dans les actions des
hommes donne à souffrir quand on le considère en général, et
vertu tout ce qui produit une satisfaction de la même manière,
voilà la raison pour laquelle le sens du bien et du mal en morale
suit la justice et l’injustice (Ibid., p. 100-101).
Que cette injustice soit « encore (still) » désapprouvée
s’explique par la continuation d’une habitude contractée à
propos de notre propre préjudice. Le processus qui engendre
l’approbation morale suppose une dynamique de l’esprit qui,
chez Hume, dépasse toujours les cas qui l’ont fait naître. La
désapprobation continue même lorsque je ne suis plus
concerné. Cette fois c’est la considération d’un préjudice
éloigné et général, quoiqu’indifférent à notre intérêt
personnel qui suscite la désapprobation. L’habitude de
reconnaître derrière le préjudice une injustice se poursuit et
s’exerce, mais cette fois de façon désintéressée. Et si un
intérêt est considéré, c’est celui d’autres que moi, les
victimes dudit préjudice. Toutefois s’il ne s’agit que de savoir
que d’autres vont souffrir, ce n’est qu’un jugement ou une
croyance dans une question de fait. Or une désapprobation
n’est pas un acte de la raison au sens strict. L’appréciation
morale ne peut pas se faire indépendamment de nos passions
ou de nos principes d’action. Alors comment peut-elle être
motivée si le préjudice est si éloigné qu’il ne nous affecte
pas ? C’est ici que Hume introduit le rôle de la sympathie.
La sympathie est ce par quoi « nous recevons par
communication les inclinations et les sentiments des autres »
(II.i.11 §2). Le processus est le suivant : on a d’abord l’idée
d’une affection chez autrui (parce que le comportement ou la
conversation en sont le signe), ensuite, cette idée d’affection
a un degré de vivacité tel qu’elle devient la passion même
dont elle était l’idée. Le rôle de la sympathie est donc de faire
ressentir du plaisir causé par une qualité de l’agent, sans que
159
ce plaisir ne renvoie à un bénéfice personnel procuré par cette
qualité. C’est pourquoi on peut dire que le plaisir au principe
de l’appréciation de justice est bien particulier : ce n’est pas
le plaisir du bénéficiaire de l’action juste, mais le plaisir d’un
spectateur sympathisant avec ce bénéficiaire. Cela a une
conséquence importante : sympathiser avec le sentiment de
quelqu’un ce n’est pas simplement imaginer (i.e. se faire
croire) qu’on est le bénéficiaire. La sympathie humienne
n’est pas, de ce point de vue, la compassion (fellow-feeling)
hobbesienne1. La sympathie ne consiste pas à (se faire) croire
que la qualité que l’on approuve nous est bénéfique. Elle
consiste à ressentir le plaisir qu’un autre ressent. La
sympathie suppose de continuer à croire que le bénéficiaire
est un autre et à prendre plaisir au plaisir de cet autre en tant
qu’autre. L’approbation par sympathie n’est donc pas une
approbation par intérêt en s’imaginant à la place de l’autre.
C’est le plaisir pris au plaisir d’autrui qui est ici
déterminant. Et c’est pourquoi une telle appréciation relève
du goût (i.e. d’un plaisir de spectateur).
En somme, l’injustice en vient à me faire souffrir non
par intérêt personnel mais « en général », c’est-à-dire parce
qu’il touche l’intérêt de mes semblables. Et la pratique de la
désapprobation désintéressée, sympathique, de l’injustice
commise à distance de nous, permet d’apprécier nos propres
actions comme celles de tout autre. Toutefois un dernier
problème doit être résolu par Hume – et il ne le sera, en effet,
que dans la troisième partie du livre III, lorsque Hume
traitera aussi bien des autres vices et des autres vertus. Le
problème est que la sympathie donne un plaisir d’autant plus
fort qu’autrui nous est plus proche ou nous ressemble plus.
Comment un principe sentimental si partial pourrait-il, alors,
expliquer l’appréciation de la justice ?
1
La compassion est selon Hobbes un « chagrin devant le malheur d’autrui » qui
« vient de ce qu’on s’imagine qu’on peut être frappé par un semblable malheur » (Léviathan,
I.vi, Sirey, p. 54-55).
160
L’évaluation non égoïste de la vertu
Avant de répondre à ce problème, élargissons le
modèle que Hume vient de découvrir à l’approbation de toute
vertu. Outre la justice en effet, Hume concède qu’il y a des
désirs calmes, « naturellement implantés en nous » et que
nous jugeons vertueux : la bienveillance par exemple. Sur ce
point, il s’accorde avec Hutcheson. Or, que la vertu soit
artificielle (comme la justice), ou naturelle (comme la
bienveillance), l’approbation morale qui en est faite repose
sur des principes communs. L’appréciation de la vertu
consiste en effet à ressentir un plaisir qui (par la double
association) fait aimer ou estimer la personne ayant la qualité
qui cause ce plaisir, et ce alors même que le plaisir ressenti
par celui qui juge ne renvoie pas à son intérêt propre.
Prenons le cas de l’amour pour la bienveillance.
L’association est double parce qu’elle est, d’un côté, causale
entre la qualité d’un sujet et la personne qui agit (l’acteur), et,
d’un autre côté, passionnelle entre le plaisir procuré par la
bienveillance et l’amour pour la personne bienveillante
(III.i.1).
Idée de la
bienveillance (qualité)
Association causale
L’acteur
suscite
Mon plaisir ou déplaisir
(quand moi, juge, je sympathise
avec les bénéficiaires de la
bienveillance)
porte sur
Association affective
Passion: amour ou
haine*
* Appréciation morale que je porte à l’acteur
Dans le cas de l’estime pour la grandeur de
quelqu’un, le mécanisme est un peu plus compliqué car cela
161
suppose non seulement de sympathiser avec les bénéficiaires
mais aussi avec la fierté que l’acteur peut ressentir. Il s’agit
alors, pour celui qui juge, de sympathiser avec la juste fierté
de l’acteur et la satisfaction des bénéficiaires (III.i.2).
L’intérêt personnel de celui qui juge n’est pas en jeu ici.
C’est par sympathie que le juge éprouve le plaisir
« particulier » qui fait l’approbation morale : en ressentant le
plaisir suscité chez des personnes avec lesquelles on
sympathise. La qualité peut plaire au juge parce qu’elle est
utile au bénéficiaire ou à l’acteur, ou parce qu’elle leur est
agréable. Il y a donc deux espèces de qualités approuvées
moralement : les qualités utiles et les qualités plaisantes –
utiles et plaisantes pour les bénéficiaires (dans le cas de la
bienveillance par exemple) ou pour l’acteur (dans le cas de la
grandeur par exemple) et non pour le juge. Ainsi le jugement
moral ne procède pas de l’intérêt égoïste : la vertu me plaît
non parce qu’elle me profite mais parce qu’elle profite à
quelqu’un, avec qui je sympathise. C’est pourquoi Hume
pense que sa théorie de l’appréciation morale n’est pas
égoïste.
La correction de la sympathie
Le problème de la partialité sympathique peut cette
fois être traité. La force de la sympathie est proportionnelle à
notre proximité avec les personnes avec lesquelles nous
sympathisons. Pourtant que la qualité considérée soit celles
de Chinois ou d’Anglais, l’approbation morale se veut la
même. « La sympathie varie sans que varie notre estime » (p.
203). Cela repose sur notre capacité à corriger notre
appréciation sympathique. Ces corrections se font par ce que
nous nommerions de nos jours une réflexion
contrefactuelle 1 : je peux avoir pour mon serviteur des
1
Un jugement contrefactuel porte non sur des événements réalisés mais sur des
événements qui auraient pu se réaliser. La forme grammaticale et logique de ce contrefactuel
162
sentiments de d’amour et de bonté plus grands que pour ce
chef renommé Marcus Brutus, mais je peux me dire que si
j’avais rencontré Marcus Brutus mon éloge aurait dépassé
celui de mon serviteur.
Nous savons que si nous avions approché d’aussi près ce chef
renommé, il aurait provoqué un degré plus élevé d’affection et
d’admiration. De telles corrections sont courantes pour tous nos
sens, et en vérité, il serait impossible que nous puisions jamais
employer le langage ou communiquer nos sentiments l’un à
l’autre, si nous ne corrigions les apparences momentanées des
choses et si nous ne négligions notre situation actuelle (III.III.1,
p. 204-205).
Nous corrigeons notre appréciation sentimentale de la
même façon que nous corrigeons les jugements qui viennent
des impressions de sensation.
Tous les objets paraissent diminuer par suite de la distance où ils
sont ; mais, bien que l’apparence sensible des objets soit la
référence originelle qui nous permet de les juger, nous ne disons
pas qu’ils diminuent réellement selon la distance, mais, en
corrigeant l’apparence par la réflexion, nous parvenons à un
jugement plus constant et plus solide à leur sujet. De même, bien
que la sympathie soit beaucoup plus faible que l’intérêt que nous
avons pour nous-mêmes, et bien que la sympathie pour des
personnes éloignées de nous soit beaucoup plus faible que celle
que nous portons aux personnes proches et voisines, nous
négligeons pourtant toutes ces différences quand nous jugeons
calmement le caractère des hommes (III.III.3, p. 229).
Le mérite apprécié par le sentiment est seulement une
apparence, tout comme les images perceptives sont seulement
des apparences. Le rapprochement est souvent fait par
Hume1. En somme, Bayle avait déjà réduit toute perception
utilise les termes « si…, alors… » et la proposition conséquente est au conditionnel. En
français l’antécédent à l’imparfait. Prenons un exemple : si j’avais été plus près, j’aurais vu
que la Cathédrale St Paul de Londres dépassait la taille de mon doigt.
1
Cf. la comparaison avec qualités secondes à la fin du Livre III du TNH :
«Quand vous déclarez qu’une action ou un caractère sont vicieux, vous ne signifiez rien
sinon que, selon la constitution de votre nature vous éprouvez une impression ou un
163
(y compris les idées de qualités premières) à des apparences,
Berkeley a réutilisé ce point pour défendre un immatérialisme
(contre le scepticisme), Hume l’a réutilisé au sein d’un
scepticisme. Il en vient maintenant à affirmer que le
sentiment moral est aussi une apparence. Mais comment le
corrige-t-on ?
Nous formons une croyance sur nos opinions,
lesquelles sont des jugements exprimant des appréciations
passionnelles d’estime ou d’amour. Si nous avions vécu à
l’époque ou dans le pays de ce Caton ou ce César, l’opinion
que nous aurions eue de son mérite aurait exprimé une estime
ou un amour plus fort, par sympathie avec ceux qui en ont
bénéficié. Il s’agit bien d’un jugement, qui, par habitude,
associe certaines conditions ou circonstances à un fait
attendu. Mais l’évaluation elle-même n’est pas opérée par ce
raisonnement. Elle reste fondée sur le seul sentiment. Et c’est
pourquoi le jugement corrige mais ne saurait absolument
susciter ou renverser une approbation. Plus exactement,
l’évaluation morale de toute qualité comprend un sentiment
et un jugement qui tient compte aussi de ce que nous
ressentirions si… C’est la condition, selon Hume, pour que
nous puissions penser et parler avec suffisamment de
constance, et converser en société.
Nous rencontrons chaque jour des personnes qui sont dans une
situation différente de la nôtre, et qui ne pourraient jamais
raisonnablement converser avec nous, si nous devions
constamment rester dans la position et sur le point de vue qui
nous sont particuliers. Par conséquent, c’est l’échange des
sentiments en société et dans la conversation qui nous fait former
une certaine norme générale et immuable (some general
inalterable standard), laquelle nous autorise à approuver ou à
sentiment de blâme en les considérant. Le vice et la vertu peuvent donc être comparés aux
sons, aux couleurs, à la chaleur et au froid qui, d’après la philosophie moderne, ne sont pas
des qualités appartenant aux objets mais des perceptions de l’esprit, et cette découverte en
morale, de même que la précédente en physique doit être considérée comme un progrès
remarquable des sciences spéculatives, bien qu’elle n’ait, comme l’autre également, peu ou
pas d’influence sur la pratique. (TNH, III.I.1, p. 64) ».
164
désapprouver les caractères et les manières. (III.III.3, p. 228229).
Le jugement ne peut pas être l’œuvre d’un point de
vue impartial (et moins encore d’un point de vue impartial
purement rationnel). Il n’est jamais que l’exercice d’une
correction contrefactuelle s’imaginant dans telle ou telle
situation. Le sens d’un terme laudatif ou d’une expression
morale (comme « vertueux », « avoir le courage des héros »,
« grandeur d’âme » etc.) ne renvoie pas à un point de vue
parfaitement équitable – un modèle qui serait l’idée de la
vertu en soi – mais seulement à ce que chacun pourrait
désigner par là en effectuant les corrections les plus générales
possibles. Il n’y a pas de norme parfaite du bien. Le terme
standard désigne une référence sur laquelle on se règle pour
parler, une mesure générale, plutôt qu’un critère de référence
pour le jugement.
Dès lors, on comprend que la science sceptique
redéfinit singulièrement la tâche et les défis du moraliste qui
souhaiterait faire une description critique des mœurs de ses
semblables. Comment évaluer un caractère à sa juste
mesure ? Hume pose le problème, dans le Traité, à propos de
la magnanimité et de la juste fierté que l’on peut avoir de soimême. L’estime de soi, en effet, ne peut reposer sur aucune
norme préalable. Elle est un plaisir pris à une qualité qui nous
est propre, utile ou plaisante à d’autres. Or ce plaisir est, en
société, toujours déjà modifié par deux principes : la
sympathie et la « comparaison » de soi avec autrui. Par
sympathie, nous éprouvons du plaisir au plaisir d’autrui, mais
par comparaison (envieuse) nous éprouvons du plaisir à son
malheur et du déplaisir à son bonheur1. Et ces deux principes
s’appliquent de façon inversement proportionnelle à la
distance ou la proximité que nous avons avec autrui.
1
Cf. II.II.8, p. 225, où Hume définit la comparaison sociale comme une sorte de
« pitié à l’envers » (sic).
165
L’exemple du Suave mari magno met en évidence que
je peux avoir du plaisir à me sentir en sécurité par
comparaison avec ceux qui sont pris dans une tempête1. Mais
si je les vois, la proximité de leur malheur fait que je
sympathise plus avec leurs souffrances et que mon plaisir
diminue. Mais alors comment savoir si l’estime de soi est
juste ? Un tel jugement moral se fera, assurément par
sympathie, avec l’utilité et le plaisir que procure l’estime de
soi, mais ce n’est pas suffisant. Il faut, pour qu’elle plaise par
sympathie, que son expression reste dans certaines limites :
dans la vie courante, ce sont les limites du savoir-vivre, et
dans l’histoire, ce sont les limites au-delà desquelles son
expression « offense » la vanité des autres, et l’orgueil enfle
tellement qu’il n’est plus utile en pratique pour l’agent
(notamment lorsqu’il pousse à se mettre en danger).
On voit comment la science sceptique de la morale
incite à un art du jugement constamment corrigé au travers
des différents points de vue et des différentes expériences. De
même que nos raisonnements et nos croyances se corrigent
en pluralisant nos expériences, à la rencontre du monde et
d’autrui, de même, nos jugements de valeur sont rectifiés par
la pratique des voyages et la fréquentation de histoire.
1
Hume prend l’exemple de quelqu’un qui, sur la terre ferme voudrait tirer plaisir
de sa sécurité (III.III.2, p.218-219). Il lui faudrait penser à ceux qui sont victimes d’un
naufrage en pleine mer. Sur ce cas, Hume fait explicitement référence à Lucrèce qui, dans le
deuxième chant De la nature envisageait un cas semblable en commençant par des vers
restés fameux : « Suave mari magno turbantibus aequora ventis… ».
166
III. LA POLITE PHILOSOPHIE1 (1741-1751)
1
La philosophie sociable.
167
168
8. LES EXERCICES MORALISTES (1741-1742) OU LA
DECOUVERTE DE L’ECRITURE PAR ESSAIS
Autre matière, autre manière
En parallèle de la rédaction du Traité, Hume s’était
plu à écrire de brefs textes moralistes qu’il avait parfois fait
circuler auprès de ses amis1. Or en 1741, Hume fait paraître
un premier volume d’essais, anonymement. Rien ne permet
alors d’identifier son auteur à celui du Traité. La rupture est
frappante, dans la matière comme dans la manière. Les objets
d’étude ne sont plus nos opérations mentales mais les faits
sociaux, moraux et politiques – encore faut-il entendre par
« faits moraux » non plus l’approbation morale elle-même
mais les mœurs et les comportements. L’écriture se déploie
en textes courts qui, sans être dépourvus de liens, ne
prétendent pas former un système 2 . La rhétorique se veut
plaisante et légère. La question est donc de savoir si la
publication des essais marque l’abandon de la recherche
philosophique 3 . Pour répondre, il faut prendre garde à la
polysémie que ce terme de « philosophie » peut avoir pour un
lecteur de Hume.
1
Citons entre autres un manuscrit inachevé, « Essai historique sur la chevalerie et
l’honneur moderne », probablement rédigé entre 1729 et 1734 (sans doute en 1731) et
l’essai « Des préjugés moraux » envoyé à Henry Home, comte de Kames, en 1739. Sur la
datation du premier, cf. la note de Gilles Robel à son édition des essais (Essais, moraux
politiques et littéraires et autres essais, Paris, PUF, 2001, p. 745).
2
« Le lecteur ne doit pas chercher de lien entre ces essais, mais considérer
chacun d’eux comme une œuvre à part. C’est là une liberté accordée à tout essayiste, et qui
remplit d’aise l’écrivain autant que le lecteur en les dispensant des fatigues d’une attention
ou d’une application trop soutenues » (Préface à l’édition de 1741, in Essais moraux,
politiques et littéraires et autres essais, op. cit., p. 106).
3
Pour de plus amples détails sur ce qui suit, lire les introductions de Michel
Malherbe et Gilles Robel à leurs éditions respectives des Essais de Hume. Nous ajouterons
seulement à leur justification philosophique de la forme polite de l’essai chez Hume une
explication tirée du rôle de la sympathie et des contrefactuels que le Traité repérait déjà dans
la conversation.
169
La méthode employée tout au long des essais reste
philosophique au sens où, pour Hume, elle est scientifique :
le raisonnement expérimental qui progresse par variation des
circonstances et autocorrection est constamment exercé1. Les
essais sont-ils alors « moins philosophiques » au sens où
l’enquête est orientée vers des sujets moins complexes ou
moins métaphysiques que dans le Traité ? Un tel geste
pourrait s’interpréter comme le signe d’une méfiance
sceptique délaissant la spéculation oiseuse pour une indolente
curiosité2. Toutefois, en 1742, un second volume paraît, qui
s’ouvre sur un texte précisément intitulé « L’art de l’essai »
et qui juxtapose deux approches sans donner la faveur à l’une
plus qu’à l’autre. D’un côté, « les opérations de l’esprit les
plus complexes et les plus élevées » appellent, nous dit-il,
une étude érudite et solitaire. De l’autre, il y a des objets de
réflexion qui n’intéressent pas suffisamment un esprit rompu
à un tel examen et sont devenus, surtout dans l’Angleterre
des XVIIe et XVIIIe siècle, des « objets de conversation ».
Bien que Hume ne donne pas d’exemple dans cet essai, on
trouverait parmi eux, pêle-mêle, le mariage, l’indépendance
du Parlement, l’enthousiasme et la superstition, l’avarice, etc.
Et Hume de déplorer que ces deux types de discours
soient si hermétiquement séparés. Converser sans « avoir
recours à l’histoire, à la poésie, à la politique ni aux principes
les plus évidents, au moins, de la philosophie » c’est verser
dans le « commérage » (sic, E&T I.1, p. 286, trad. modifiée).
Inversement, en négligeant son intelligibilité, la philosophie
adopte un style abstrus et devient « chimérique », c’est-à-dire
qu’elle forge des idéaux de perfection trompeurs et nocifs.
Hume en a fait la douloureuse expérience lors de sa
1
Voir en particulier « Que la politique peut être réduite à une science » et « De
l’origine et du progrès des arts et des sciences » (E&T I). Cf. E. Le Jallé, « David Hume : la
philosophie et les savoirs », Archives de philosophie, vol. 78 (4), 2015, p. 667-678.
2
La curiosité est l’amour de la vérité – un désir qui motive la recherche
philosophique (cf. TNH, II.III.10).
170
dépression de 1729. Nous verrons s’il fut satisfait de
l’intelligibilité donnée à la philosophie de nos opérations
mentales dans le Traité. Pour lors, dans ces essais publiés en
1741 et 1742, il veut être « une sorte de ministre résident ou
d’ambassadeur envoyé par les provinces du savoir auprès des
provinces de la conversation » (ibid.).
Ce savoir est certes multiple et ne se réduit pas aux
principes de la nature humaine puisqu’il comprend aussi bien
l’histoire et la politique. Mais les acquis méthodologiques du
Traité guideront l’examen génétique des faits sociaux,
moraux et politiques, permettront de repérer les causes avec
plus d’exactitude ou encore de contrebalancer les jugements
d’approbation ou désapprobation par des comparaisons
alternatives. Surtout, l’intérêt de Hume ne cesse pas ici d’être
philosophique au sens où il continue de s’interroger sur les
conditions psychologiques des croyances, des jugements et
des valeurs qui se déploient dans la société, et qui
s’expriment également dans son discours. Ainsi, les objets de
la conversation qui sont toujours aussi des objets
d’appréciation (donc de passion) requièrent un examen qui
pour être pleinement philosophique interroge ses propres
conditions d’impartialité, de mesure et de justesse (au moins
visées, si ce n’est prétendues). Sur ce point, nous montrerons
comment le style, philosophique donc, des essais peut
recevoir une justification tirée des principes et problèmes
légués par le Traité.
La polite littérature
Le genre littéraire dans lequel les essais de Hume
plongent leurs racines est la « polite littérature » (polite
writing) qui s’est déployée au travers des essais moralistes du
comte de Shaftesbury, de ceux qu’on appelle les
« scriblériens » (notamment Alexander Pope et Jonathan
171
Swift)1, et des contributeurs aux périodiques alors en vogue,
tels The Spectator et The Craftsman (Joseph Addison et le
comte de Bolingbroke)2.
La politeness est une culture qui se développe en
Grande-Bretagne dans la première moitié du XVIIIe siècle et
se caractérise par la promotion des valeurs de politesse, de
sociabilité et de civilité. Celles-ci sont portées par leurs
formes et expressions autant qu’objets du discours et des
écrits polite. Ces derniers font en effet preuve d’une ironie
acerbe contre toute philosophie abstraite en contradiction
avec le sens commun. L’appréciation est, sur ces sujets,
soumise au test du « ridicule ». Le rire apporte ainsi un
démenti en acte aux spéculations qui s’écarte des principes
naturels d’approbation. Shaftesbury définissait le ridicule
comme le sens par lequel on discerne naturellement ce qui est
exposé à la « juste raillerie » (Sensus communis, I.1). Mais il
promouvait encore, aux yeux de ses contemporains, un idéal
moral aristocratique de perfection humaine, dans un style
trop éloigné de l’expression commune 3 . Correspondant
davantage au goût de ce qui se constitue comme « classe
moyenne » (middle class), les œuvres des scriblériens et les
critiques des journaux périodiques présentent leurs
appréciations dans des formes brèves et plaisantes, adaptées à
1
Pour se moquer des prétentions littéraires ils ont appelé le Club auxquels ils
appartiennent Scriblerus (1712-1745), du nom d’un auteur fictif, Martinus Scriblerus (qu’on
pourrait traduire par Martin Le Scribouilleur), duquel ils signent souvent leurs écrits
satiriques.
2
The Spectator parut entre 1711 et 1712, The Craftsman : Being a Critique of the
Times, de 1726 à 1752.
3
Pour une critique de la conception que Shaftesbury a de l’honneur, cf. George
Berkeley, Alciphron, Troisième dialogue. Sur la critique portée au style de Shaftesbury, et
Hugh Blair, Lectures on Rhetoric and Belles Lettres (2 vols., Londres, 1760-1783, Lecture
19, I, p. 396 (cité par G. Robel dans son introduction aux Essais). En outre, Shaftesbury
formulait quelque réserve à l’égard des essayistes : il leur reprochait notamment de se livrer
en public à une pratique d’écriture qui devait rester intime (Soliloque ou conseil à un auteur,
Paris, L’Herne, 1994, p. 75-76).
172
la lecture des négociants et des propriétaires fonciers, aussi
bien que de leurs femmes et leurs filles1.
Le domaine de la polite littérature est celui des objets
d’appréciation. L’art déployé est celui de la critique dans le
domaine des mœurs, de l’art ou de la politique. Les essais ont
souvent la forme de lettres (d’épîtres) où l’emploi de la
première personne du singulier est naturel, bien que l’auteur
puisse être fictif. Ainsi l’Essai sur l’homme, d’Alexander
Pope, loin de développer une science de la nature humaine,
est un ouvrage moraliste cherchant à apprécier (estimer) la
condition humaine au travers de quatre épîtres adressées au
comte de Bolingbroke. Ce dernier offre d’ailleurs en réponse
des lettres politiques sur les partis (c’est-à-dire les factions en
Grande-Bretagne)2. La critique peut, par l’intermédiaire d’un
auteur fictif, se revendiquer la plus neutre possible, comme le
fait Mr Spectator dans le journal éponyme fondé par Steele et
Addison, ou assumer un parti-pris plus véhément, à l’instar
de Caleb d’Anvers (lui aussi fictif) dans le Craftsman 3 .
Depuis Bacon, ces courts textes de morale ou de politique
prennent le nom d’essais4.
1
S’adresser au public de la classe moyenne (juriste, propriétaires fonciers,
marchands) c’est donc aussi, pour ces auteurs, revendiquer une féminisation de leur lectorat.
Mais la femme conservera, y compris chez Hume, l’image d’un esprit de facultés
généralement inférieures à celle des hommes. Cf. E&T II, p. 277.
2
Lord Bolingbroke, Lettres sur l’esprit de patriotisme, sur l’idée d’un roi
patriote, et sur l’état des partis lors de l’avènement du roi George I, traduit de l’anglais,
Édimbourg aux dépens de la Compagnie, 1750. Hume écrira également un essai sur Walpole
et plusieurs autres sur les factions (E&T, I).
3
Cf. M. A Box, The Suasive Art of David Hume, Princeton University Press,
1990, p. 121-162. Box pense que Hume suit le modèle de neutralité visé par Mr Spectateur
dans les essais moraux, et adopte un point de vue plus proche du Craftsman dans les essais
politiques. Bolingbroke a également écrit des lettres signées par des personnages fictifs et
adressées à Caleb d’Anvers (Lord Bolingbroke, Contributions to the Craftsman, Oxford,
Clarendon Press, 1982).
4
Francis Bacon, Essais de morale et de politique (1597), L’Arche, 1999. Entre
autres choses, Bacon avait lui aussi traité du « Mariage, célibat », « De la souveraineté et de
l’art de commander », « De la conversation », « Des factions et des partis ».
173
Promouvant des valeurs dans lesquelles les gentlemen
et leurs femmes se reconnaissent, le Spectateur tend ainsi un
miroir à une classe moyenne qu’il contribue à faire émerger1.
À la fois porte-parole et idéal normatif, Mr Spectateur
(comme Caleb d’Anvers) figure particulièrement bien cette
« vision idéalisée du monde et des relations sociales » qu’est
la politeness2. Il imagine pour lui-même un public cultivé qui
ne se limite pas aux bancs de l’université mais investit les
tavernes et, fondant des clubs et des sociétés diverses, fait
vivre la réflexion au sein de la société3.
L’essai selon Hume
Ces objets et ce public sont également ceux des essais
de Hume. Il avait d’ailleurs un temps projeté de fonder son
propre journal. Les questions d’appréciation qu’il considère
sont, ici, celles des moralistes, là, renvoient à la politique, ou
ailleurs encore à la critique littéraire. Plus généralement, elles
empruntent leur matière à la grande variété de sujets sociaux
ou historiques dont les périodiques d’Addison faisaient leur
1
James Harris, Hume’s Intellectual Biography, Cambridge University Press,
2015, p. 156-157.
2
Les termes sont de Gilles Robel, dont la caractérisation concise et élégante de la
politesse comme « idéal transactionnel » (selon le terme de J. G. A. Polock), dans son
introduction aux Essais mérite d’être citée en entier : « Le discours de la politesse fournit de
nouveaux schémas interprétatifs et une vision idéalisée du monde et des relations sociales. Il
affecte durablement la structure de la société car il renforce le pouvoir et la cohésion des
élites, tout en favorisant leur diversification, et offre de nouveaux critère de distinction
sociale ». Une question relevant de l’histoire sociale est de savoir si la figure de Mr
Spectateur est tout simplement idéologique. On sait par exemple que le Spectateur a
participé à une standardisation des formes grammaticales qui n’était pas encore stabilisées
en anglais à cette époque. A tout le moins, à la suite de Copley, il faut y voir la
manifestation d’une forme littéraire particulière, dont les conditions d’émergence sont à la
fois techniques, littéraires et sociales (S. Copley, « Commerce, Conversation and Politesness
in the Early Eighteenth Century Periodical », Journal for Eighteenth-Century Studies, 18
(1995), p. 63–77). Hume, également, prendra soin d’éviter tout scotticisme. Plus tard, en
1752, il publiera une liste de ces scotticismes à proscrire en appendice des Discours
politiques.
3
Mr Spectateur se félicite de faire « sortir la philosophie des cabinets et des
bibliothèques, des collèges et des écoles pour l’installer dans les clubs, les sociétés, les
salons et les estaminets » (The Spectator, n°10, éd. D. F. Bond, Oxford, 1965, vol. 1, p. 44).
174
profit (mariage, polygamie, divorce par exemple). Quant au
public, il s’agit effectivement de lecteurs et lectrices instruits
sans être érudits de profession, dont la « condition moyenne »
est aux yeux de Hume la plus susceptible d’acquérir sagesse
et habileté (E&T, I.3, p. 297).
Toutefois, l’on se tromperait si l’on réduisait les
essais de Hume à de petits articles superficiels. Gilles Robel a
montré qu’au fur et à mesure des rééditions de ces essais,
Hume cherche à creuser l’écart avec ce qu’il appellera « le
plaisant badinage d’Addison » 1 . Il retire des rééditions
ultérieures les essais qui portent sur des questions qui n’ont
plus d’intérêt, ou qui concèdent trop aux sujets « frivoles ».
L’essai sur le mariage est par exemple retiré en 1760.
Surtout, il supprime quelques passages ou certains essais
entiers consacrés aux singularités féminines. « L’art de
l’essai », qui, en dehors des paragraphes méthodologiques
mentionnés, était pour une grande part consacré « au Beau
Sexe, lequel règne en souverain sur l’empire de la
conversation » (p. 287), disparaît en 1748.
Cette prise de distance à l’égard d’Addison est le
signe d’un écart qui est présent dès la rédaction des premiers
essais de Hume. Gilles Robel a souligné combien l’écriture
de Hume y adopte une rigueur dans le raisonnement, absente
des simples dénonciations satiriques d’Addison ou de
Bolingbroke. Hume mène un jugement sur les causes. Il
renvoie aux principes psychologiques que sont non seulement
les conceptions et les passions dans des circonstances
données, mais également à leurs dynamiques, qui expliquent
le développement des phénomènes considérés dans la société
ou dans l’histoire. C’est le cas à propos de la superstition et
de l’enthousiasme qu’Addison rapprochait respectivement du
courtisan et du clown, alors que Hume en analyse finement
1
LDH, II, Lettre à William Strahan de 7 février 1772, p. 257.
175
les différentes causes psychologiques et les enjeux
politiques1. Les parallèles ou les rapprochements ne suffisent
pas ; il faut établir des ressemblances sur fond de
dissemblances et des dissemblances sur fond de
ressemblances. Ainsi, la superstition et l’enthousiasme sont
toutes deux de fausses religions, mais la superstition est
engendrée par l’ignorance et la crainte des causes de nos
malheurs, alors que l’origine de l’enthousiasme est la
présomption de connaître ce qui nous dépasse, accompagnée
d’une imagination débordante.
Pour apprécier ou déprécier avec justesse, il faut,
outre un « entendement sain », exercer ses « affections
délicates » (E&T I, p. 287). C’est cet exercice qui fait juger
« vile » la superstition à l’origine du pouvoir des prêtres, ou
qui fait approuver la modération progressive des religions
nées de l’enthousiasme (p. 136-137). Or la délicatesse est le
nom que Hume donne à une sensibilité affective fine et
développée (E&T, I.I). Les questions d’appréciation, qui sont
proprement celles des essais, demandent donc de s’exercer
(s’essayer) à cette approbation dont Hume a montré dans le
Traité comment elle pouvait se corriger et se raffiner en
morale. Nous voudrions à présent montrer comment un tel
exercice, expliqué à la lumière du Traité, confère à la forme
de l’essai une justification philosophique.
L’essai : exercice de polite appréciation
Rappelons-nous que, déjà, la lecture du Traité
conduisait nécessairement à se demander comment une
appréciation pouvait être juste. Puisqu’aucune appréciation
ne peut se régler sur une norme morale lui préexistant
(puisque donc, toute appréciation est une apparence), il faut
envisager que sa justesse est le fruit de corrections générales,
effectuées par des jugements contrefactuels sans lesquels la
1
G. Robel, op. cit., p. 44.
176
conversation même serait impossible. Citons à nouveau le
passage qui le montre.
C’est l’échange des sentiments en société et dans la conversation
qui nous fait former une certaine norme générale et immuable
(some general inalterable standard), laquelle nous autorise à
approuver ou à désapprouver les caractères et les manières.
(III.III.3, p. 228-229).
Par là s’éclaire le rôle donné à la culture de la
conversation qu’est la politeness. Dans un essai, l’auteur
s’adresse à un lecteur qui doit pouvoir comprendre ce que
l’auteur approuve ou désapprouve et cela lui impose de
corriger par avance sa propre partialité à l’aune des situations
diverses dans lesquelles son lecteur est susceptible de se
trouver. C’est, selon nous, sur ce point que le genre de
l’essai, chez Hume, a une véritable fécondité philosophique.
La comparaison avec Montaigne (1533-1592) est
instructive. Chez ce dernier, l’essai est toujours une mise à
l’épreuve du jugement par lequel il s’apprécie ou s’évalue1.
Ce faisant, tout jugement est l’occasion pour Montaigne de se
découvrir en prêtant attention à ce qu’il révèle de soi, qui
juge2. Et il prétend que dans ce dessein tout sujet, même le
plus frivole, est bon. En somme, chez lui, l’essai est la forme
privilégiée où se manifeste ce qui rend possible le discours.
Chez Hume, c’est aussi un genre qui a une portée réflexive.
Néanmoins, l’écriture cultivant la politeness ne met pas en
évidence le moi intime de l’auteur. Elle ne vise pas la
connaissance de soi en tant qu’individu. Comme nous le
verrons, elle favorise le dépassement du relativisme en
travaillant sur l’intelligibilité et la compréhension mutuelles.
Ce faisant, elle a une vertu modératrice sur les opinions de
l’auteur. Le style de la politeness a un effet tempérant
1
L’essai a, dès le seizième siècle en France, ce double sens de l’épreuve et
l’évaluation. Cf. André Tournon, Montaigne en toutes lettres, Bordas, 1989, p.74n.
2
Michel de Montaigne, Essais, I.50.
177
(rendant le jugement moins dogmatique et partisan), et, selon
notre hypothèse, il fait apparaître quelque chose des
conditions mêmes du discours appréciatif. Sont en effet à
l’œuvre de l’essai, les conditions par lesquels la juste mesure
peut être désirée et visée – y compris dans le discours,
conditions que le Traité, avait repérées dans la conversation,
à savoir le jugement contrefactuel et la correction de la
sympathie.
La correction de la sympathie à l’œuvre
Pour que l’intelligibilité intersubjective soit possible,
il faut juger en se mettant à la place d’un autre et sympathiser
avec ses sentiments. C’est donc ce décentrement à l’égard de
soi qui permet de viser un point de vue général à partir
duquel apprécier les phénomènes moraux, sociaux et
politiques. Montaigne doutait que la lecture des essais soit
profitable à d’autres que ses amis et ses proches, l’intérêt de
le lire étant de retrouver ce rapport à soi constitutif de
l’individu moderne1. Pour Hume au contraire, tout lecteur est
bon, en son éloignement et son altérité même. Employer un
langage partagé c’est déjà faire usage de termes appréciatifs
généraux, et adopter, au moins en paroles, des mesures
(standards) communes. Non que ces mesures aient été
décrétées par une autorité souveraine, ou fixées par un accord
explicite entre interlocuteurs, car le langage est une
convention au sens où le Traité l’a indiqué. Mais la pratique
de la conversation nous familiarise avec les appréciations
générales. Cette pratique sociale, partagée, ne s’explique ni
par une loi imposée à nous, ni par un contrat ou une promesse
entre nous : l’accord sur le sens, découvert par expérience, se
renforce par la pratique de la conversation. Et dans l’essai, la
partialité de la sympathie est encore plus facilement
contrôlée. Hume dit ainsi dans « De la liberté de la presse » :
1
Michel de Montaigne, Essais, « Avertissement au lecteur ».
178
Quand je lis un livre, je suis seul avec moi-même l'esprit
calme. Personne ne m'enflamme de sa passion. (E&T I, p. 80n.)
Dans la conversation mondaine, la présence d’autrui
avive ses opinions de sorte que je sympathise davantage avec
lui qu’avec tout autre absent. La lecture et l’écriture
introduisent cet isolement propice à une sympathie moins
biaisée, donc plus généralisée.
Loin de rompre avec le propos du Traité sur la
correction de l’appréciation par la politeness, les essais
n’auront de cesse de l’approfondir. Dans l’essai « Le
caractère des nations » ajouté en 1748, Hume explique
l’uniformisation des manières et des mesures d’appréciation
par la conversation par la nature mimétique de l’esprit
humain. L’Enquête sur les principes de la morale de 1751,
dont on verra qu’elle reprend le style de la polite philosophy,
glosera encore de près le Traité lorsqu’elle déclarera :
Le commerce des sentiments qui se fait dans la société et la
conversation nous oblige donc d’établir un modèle (standard)
général et inaltérable, par lequel approuver ou désapprouver les
caractères et les mœurs (EPM, V.II, p. 94).
Le modèle (standard), c’est-à dire la mesure générale
que nous prenons pour règle, prend en compte la diversité des
points de vue et des circonstances. Une telle mesure n’est pas
inscrite dans la nature humaine. Il n’est pas même certain
qu’il existe une norme universelle susceptible d’être
découverte par l’esprit humain. Mais elle est la référence
visée par tout jugement d’appréciation qui se veut juste.
À la recherche d’une éthique de la juste mesure – la
délicatesse du goût
Tout en exerçant son jugement à la recherche de la
juste mesure, Hume en exhibe les conditions en différentes
circonstances. C’est d’abord le cas en éthique, dans l’essai
qui ouvre l’édition de 1741 et qui restera en tête des essais (à
179
l’exception l’édition où il est précédé par « L’art de l’essai »).
Intitulé De la délicatesse du goût et de la passion, il pose
selon nous les principes essentiels de Hume sur la question de
la conduite des passions et du bonheur. Il montre en effet
comment une régulation des passions peut être opérée et la
tranquillité de l’âme rendue possible. Pour cela il distingue la
délicatesse de la passion (une hypersensibilité sentimentale)
et la délicatesse du goût (une fine sensibilité esthétique). La
première peut être cause de grande souffrance : elle fait
violemment éprouver la prospérité ou l’adversité, avec une
joie ou une peine excessives, face à des choses qui, comme
l’aurait dit Epictète, ne dépendent pas de nous. Mais la
délicatesse du goût est une sensibilité au beau et au laid,
qualités de choses dont la rencontre est davantage en notre
pouvoir. Nous sommes en effet davantage maîtres de lire ou
de contempler, que d’être soustraits à toute adversité. Or
selon Hume, ce raffinement dans le goût « augmente plutôt
notre sensibilité à toutes les passions tendres et agréables, et
[…] éloigne notre âme des émotions qui sont grossières et
tapageuses » (E&T I, p. 75).
L’effet de la culture du goût sur nos passions n’est
autre qu’une forme d’happiness, allant de pair avec ce calme
des passions dont le Traité faisait la clé de la force d’âme.
D’abord, les beautés offertes par la culture procurent une
« élégance de sentiment », qui se laisse moins emporter par la
fortune, les affaires et les intérêts. D’autre part, les émotions
qui naissent de ce goût raffiné « prêtent à l’amour et l’amitié
[envers les gens de goût] ». Or l’amitié est un amour sélectif
« envers quelques compagnons choisis », moins capricieux et
plus constant que l’amour pour un(e) bien-aimé(e). La culture
du goût est donc susceptible de procurer les plaisirs les plus
durables et d’instaurer une tranquillité d’esprit.
180
Les quatre philosophes
Dans la Grande-Bretagne de l’époque, la culture du
goût connote, on l’a vu, la politeness. L’art de l’essai y
participe donc et constitue un moyen éthique dont on
comprend qu’il calme les passions de l’auteur comme du
lecteur, apaise les tensions partisanes et les conflits d’intérêts.
Hume a le souci constant de dépasser les factions de tout
ordre (factions d’opinion, politiques, religieuses ou
philosophiques) par l’exercice du contrefactuel. On peut
l’observer, à propos de la question du bonheur, dans les
quatre essais souvent nommés Les quatre philosophes :
« L’épicurien », « Le stoïcien », « Le platonicien » et « Le
sceptique ». Hume y adopte tour à tour les points de vue
éthiques de ces types de philosophe. Dans une note
préliminaire, il précise ne pas tant se faire le porte-parole de
« sectes philosophiques de l’Antiquité » que de points de vue
« qui se forment naturellement dans le monde et nourrissent
différentes idées de la vie humaine et du bonheur » (E&T I, p.
191) 1 . Il s’agit donc de présenter des opinions naturelles,
c’est-à-dire des jugements qui à la fois sont argumentés,
reposent sur un raisonnement probable bien mené, et portent
une appréciation, donc sont liés aussi en partie au plaisir et au
goût personnels.
Si j’étais épicurien, qu’écrirais-je de la vertu et du
bonheur ? Je désapprouverais tout ce qui va contre la volupté
naturelle et blâmerais toute recherche du bonheur dans des
objets artificiels ou par des efforts contre-nature. Et si j’étais
stoïcien ? Je ferais valoir à l’épicurien que l’art, l’effort et
l’intelligence sont de nécessité naturelle et que faisant notre
1
James Harris a montré que des contemporains de Hume pouvait y reconnaître
respectivement le comte de Rochester, le comte de Shaftesbury et les latitudinaires anglicans
(« Les quatre essais de Hume sur le bonheur et leur place dans le passage de la morale à la
politique », in La figure du philosophe dans les lettres anglaises et françaises, éd. A. Tadié,
Presses universitaires de Nanterre, 2012, p. 105-121). Nous insisterons pour notre part sur le
fait que ce sont différents points de vue dans lesquels Hume lui-même entre successivement.
181
vertu, ils font aussi « notre félicité » (E&T I, p. 199). J’y
mettrais toutefois une condition : que la fortune l’autorise. Et
c’est un sujet sur lequel un autre point de vue s’écartera, celui
de « l’homme de contemplation », que Hume nomme « le
platonicien » et qui renvoie en réalité à une forme
d’enthousiasme théiste. Il se représente cette fois une
perfection divine à l’aune de laquelle les efforts de l’homme
paraissent toujours très inférieurs. Si j’étais de cette sorte
d’homme, je jugerais donc, à l’encontre de la présomption
épicurienne et stoïcienne, que la perfection n’est pas
humaine1. Je ne m’étonnerais pas que les appréciations et les
désirs humains soient si changeants car ils sont en quête
d’une satisfaction que les plaisirs sensuels et mondains
déçoivent toujours, et que seule la contemplation de l’Être
Suprême peut apporter. Or bien sûr, cette naïveté qui non
seulement croit en une intelligence divine créatrice de
l’univers, mais maintient l’existence d’une valeur et d’une
perfection malgré la variation relative de nos passions, paraît
à peine croyable au sceptique. Le dernier essai en vient donc
à développer la défiance sceptique envers l’adoption de tout
point de vue dogmatique. Il est, lui aussi, rédigé à la première
personne du singulier. Faut-il pour autant lire ce « je »
comme un renvoi à la véritable position de Hume, qui,
comme on l’a dit, a signé anonymement les essais ? C’est ce
que nous allons voir.
Le « sceptique » qui se dit auteur de cet essai est
enclin à remettre en question tout principe et toute maxime.
À ses yeux, aucune « préférence générale » ne peut être
justifiée, car tout est relatif à la nature particulière de chacun,
qui elle-même influence nos « sentiments de beauté et de
valeur » selon « l’éducation, la coutume, le préjugé, le
1
On mesure combien l’appellation Platonicien ne vise aucunement à nommer
une figure de l’histoire de la philosophie, qu’elle soit celle de Platon ou de ses disciples. Elle
s’applique à toute philosophie qui promeut un idéal de perfection divin, inaccessible à la
nature humaine (thèse que l’Alcibiade de Platon suffirait à contester).
182
caprice et l’humeur » (E&T I, p. 210-212). Il semble très
proche, sur ce point, du Hume du Traité lorsqu’il déclare :
Les objets n’ont absolument aucune valeur ni aucun prix par
eux-mêmes. Ils tirent leur valeur de la passion seulement. Si
celle-ci est forte, constante et satisfaite, la personne est heureuse.
(E&T I, p. 214).
L’appréciation dépend donc non de la valeur
intrinsèque de l’objet, mais de la passion qu’il suscite. La
valeur n’est que le produit d’une valorisation, non ce qui
mérite par soi d’être valorisé. Parce que cette valorisation est
relative, selon le sceptique, il est impossible de comparer les
plaisirs du point de vue de leur jouissance intrinsèque. C’est
ce que montre bien le passage suivant.
Il n’y a pas de raison de douter que la petite demoiselle habillée
d’une robe neuve et prête pour le bal de l’école de danse,
n’éprouve une jouissance aussi complète que le plus grand
orateur qui triomphe dans tout l’éclat de son éloquence et
gouverne les passions et les résolutions d’une nombreuse
assemblée (E&T I, p. 214).
Il est donc vain de rechercher les plus hauts plaisirs,
ou de tenter d’orienter nos désirs vers un objet d’une parfaite
valeur, comme le font à tort l’épicurien, le stoïcien ou le
platonicien. Il faut seulement cultiver le calme des passions,
qui se trouve en particulier dans les passions sociables, les
passions joyeuses et celles qui donnent une satisfaction
durable. L’essai « Le sceptique » se termine sur ce qui rend
possible un tel travail sur les passions. Il faut d’abord
travailler sur les habitudes. En outre, il ne faut pas essayer de
transformer radicalement notre nature1. Enfin, il faut user de
1
Ce point permet, par avance, dans le texte, de modérer l’efficacité d’une
méditation sur la mort. Car si une telle méditation nous détourne totalement des plaisirs
naturels, elle a un effet négatif sur la présente. Hume a pu l’éprouver dans sa dépression de
1729. C’est ce que montre ce passage où les italiques reprennent les propos d’un
interlocuteur que le sceptique imagine et qu’on identifie aisément à un stoïcien : « Ayez
toujours devant les yeux la mort, la maladie, la pauvreté, la cécité, l’exil, la calomnie et
183
la comparaison, notamment entre le plaisir présent et d’autres
infortunes, comme le risque de la mort, ou encore entre notre
propre condition et celle d’autrui.
Comment interpréter « Les quatre philosophes »
À propos de ces magnifiques essais, deux questions
ont agité la littérature secondaire. Nous avons déjà annoncé la
première : qui dit « je » ici ? Le sceptique, qui se présente
comme l’auteur du dernier essai, peut-il être identifié à Hume
lui-même ? Peter Jones et Robert Fogelin l’ont cru 1 . À
l’inverse John Immerwahr fait valoir que les quatre essais ont
une fonction thérapeutique par laquelle le lecteur se départit
de son dogmatisme en entrant dans chacune de ces opinions2.
La fonction du « je » est d’intérioriser chaque point de vue
sans et la succession des quatre essais permet de lutter contre
la prééminence dogmatique de l’un sur les autres. Cette
dernière option semble séduisante mais se heurte à une
objection récemment élevée par James Harris : Hume a-t-il
vraiment pour but de proposer à son lecteur une « thérapie de
l’âme » ? Harris pense que sur ce point le propos du
sceptique rejoint bien la conviction intime de Hume : on ne
peut pas changer la nature et les passions des hommes. En
morale, la philosophie a peu de pouvoir 3 . L’essai « Le
sceptique » aurait donc un statut singulier. Pour notre part,
nous proposons, dans ce qui suit, une ligne d’interprétation
l’infamie, tous maux qui sont attachés à la nature humaine. Si l’un de ces maux vous échoit,
vous le supporterez d’autant mieux que vous vous y serez attendu. A quoi je réponds : ou
nous nous bornons à des réflexions générales et lointaines sur les maux de la vie humaine,
ce qui n’a pas d’effet pour nous y préparer ; ou nous nous les rendons présents et familiers
par une méditation serrée et soutenue, ce qui est le secret infaillible pour empoisonner tous
nos plaisirs et nous rendre misérables à jamais (E&T I, p. 220) ».
1
Peter Jones, Hume’s Sentiments, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1982,
p. 158-160 ; Robert Fogelin, Hume’s Scepticism in the Treatise, Londres, Routledge, 1985,
p. 117-119.
2
John Immerwahr, « Hume’s Essays on Happiness », Hume Studies, XV, 2, no.
1989, p. 307-324.
3
James Harris, « Les quatre essais de Hume… », op. cit.
184
qui prolonge ce que nous avons vu dans le Traité et qui
permet de répondre un peu différemment à ces deux
questions (qui dit « je » et « Le sceptique » exprime-t-il la
position de Hume ?).
Observons d’abord que si la plus grande part des
propos du sceptique est cohérente avec ceux de Hume dans le
Traité, il y a bien un écart notable : le rejet de toute
« préférence générale » et la défiance envers toute opinion,
toute maxime et tout principe semblent peu humiens. En
réalité, sans revenir à un dogmatisme, Hume pense que le jeu
des points de vue permet de viser la préférence générale et de
former les notions générales sans lesquelles la conversation
(dont le sceptique admet que c’est l’une des circonstances
favorables à la culture des passions sociales qu’il appelle de
ses vœux) est impossible. Hume ne défend pas un
scepticisme qui suspend toute appréciation des objets, toute
opinion sur la valeur des choses, mais une philosophie
sociable qui, consciente que cette valeur est relative, intègre
certes une forme de scepticisme mais joue à sympathiser avec
les différents points de vue.
Hume n’est donc pas seulement « le sceptique ». Il
entre aussi dans le point de vue naturel épicurien, stoïcien ou
platonicien. Néanmoins, assurément, le point de vue
sceptique mérite à ses yeux de figurer en dernière position
parce qu’il est celui qui conduit, en se défiant de lui-même, à
mieux comprendre la variation de point de vue dans les
essais. Cette défiance que le scepticisme peut retourner
contre lui-même est la meilleure garantie que son point de
vue ne se satisfait pas de lui-même. L’art de la variation des
points de vue, prenant corps dans les essais, est à même
d’apporter la « juste mesure » dans l’appréciation, « juste
mesure » que le sceptique lui-même recherche dans les
affections (p. 216). Hume ne tente pas de guérir les hommes
de leurs passions, mais, tout simplement, par la culture du
goût, de les calmer. Sans renoncer à la thérapie de l’âme,
185
Hume la réforme. Et l’on comprend que la philosophie ainsi
pratiquée puisse elle-même être douce.
À la recherche de la juste mesure dans l’appréciation
moraliste, dans la critique et en politique
Dans l’ensemble des essais, chacun des textes peut se
lire comme une recherche de la juste mesure, qui a d’abord
un effet sur l’appréciation elle-même (puisqu’elle cherche à
apprécier le plus justement possible les phénomènes
considérés), mais qui laisse aussi espérer un effet apaisant sur
les querelles philosophiques, les tensions entre critiques
littéraires, les conflits entre partis politiques, les oppositions
religieuses, et même tous les points de vue naturels qui se
feraient dogmatiques 1 . Pour qu’elle ait cette vertu, la
recherche doit admettre que toute valeur est comparative et
relative. Elle est en effet établie par comparaison des choses
entre elles et elle dépend des conditions propres à celui qui
juge. Par exemple, la nature humaine n’est ni digne ni vile en
soi ; tout dépend de ce à quoi on la compare (les animaux ou
un idéal de perfection divine, E&T I.XI).
Souvent, la variation des points de vue ne se fait pas,
comme dans le cas des « Quatre philosophes », entre essais,
mais au sein d’un même essai, par la comparaison avec
différents contrepoints, dans différentes circonstances. Le fait
que Hume ait publié ces essais sous couvert d’anonymat a
selon nous une place dans ce dispositif éthique qu’est l’essai :
le meilleur moyen de dépasser le relativisme n’est pas
d’imposer une valeur en soi, ou une norme individuelle mais
de chercher, par la variation des points de vue, une valeur
commune, susceptible d’être comprise par tout autre – ou, à
défaut, de chercher au moins à comprendre le point de vue
1
Les objets de la « critique » recouvre en partie ceux de ce qui sera bientôt
nommé, à la suite de Baumgarten, « esthétique ». En dehors de « L’art de l’essai », le
volume de 1742 comprend d’autres essais relevant de ce domaine : « De l’éloquence » et
« De la simplicité et du raffinement dans l’art d’écrire ».
186
d’autrui. C’est ce que nous allons maintenant voir sur
quelques exemples politiques.
À la recherche de la juste mesure en politique
Hume appelle de ses vœux, dans tous les essais sur les
partis et les factions, une philosophie politique modérée. Or,
la condition d’une philosophie politique modérée est
d’admettre que la philosophie est impuissante à modifier
radicalement la nature passionnelle des hommes 1 . Non
seulement, a-t-on vu, la philosophie ne saurait guérir la
nature humaine des passions, mais elle ne saurait défaire le
lien naturel singulier que la nature établit en chacun (parfois
aussi au travers de l’art et de l’éducation) entre un objet et le
plaisir ou la douleur. Elle ne saurait donc compter, pour
gouverner les hommes, sur leur caractère désintéressé ni
espérer, pour calmer les oppositions, qu’ils se conduisent
uniquement en étant guidés par la considération éloignée du
bien commun2.
Rappelons que dans le Traité, l’approbation de la
justice s’expliquait à son origine par des considérations
intéressées puis par une sympathie étendue (III.II). Hume y
présentait alors les principes psychologiques qui expliquent
que nous nous sentions obligés d’obéir à un gouvernement
(indépendamment de sa nature) dès lors que nous
reconnaissons l’intérêt que présente l’existence d’un
gouvernement (III.II.7-8). Il a donc expliqué l’approbation du
fait d’être gouverné, c’est-à-dire l’obligation naturelle et
1
C’est la raison pour laquelle James Harris, qui pense que Hume abandonne tout
projet de thérapie de l’âme en morale, admet que sa philosophie a conscience d’avoir des
effets en politique (op. cit.). Cf. également G. Robel, introduction, op. cit. Pour une
explication de la radicalisation des oppositions en politique, selon les principes
psychologiques du Traité, cf. Claude Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Vrin,
EHESS, 2005, p. 73-99.
2
On entend par là le fait de considérer qu’à long terme, une frustration présente
puisse être à l’avantage de tous.
187
morale d’obéir à un gouvernement quel qu’il soit. En effet,
dans une société opulente, le désir pour des biens présents est
violent et l’inclination à enfreindre les règles de justice très
forte ; ils ne peuvent être compensés que par des contraintes
plus fortes encore (crainte de la sanction ou désir de
récompense), imposées par des chefs. Hume n’a pas encore
considéré de gouvernements particuliers et ne s’est pas
demandé si l’un était préférable à un autre. Il ne s’est pas
même interrogé sur les conditions d’une juste appréciation en
la matière.
Sans contredire les considérations du Traité, il y a
donc une question qui s’impose à l’art du jugement exercé
par Hume dans les Essais : vaut-il mieux, pour la stabilité
politique, qu’un gouvernement s’appuie sur l’approbation de
l’intérêt public, sur la croyance que tel gouvernement est
légitime par son ancienneté, ou bien encore sur les intérêts
particuliers de ses sujets, voire leur crainte ou leur amour ?
Telle est la question d’appréciation posée dans « Des
premiers principes de gouvernement » (1741). Et en
politique, faut-il préférer une république qui protège « la
liberté civile » ou une monarchie absolue qui fait davantage
l’unité du corps politique ? Telle est celle posée dans « De la
liberté civile » (1741).
Monarchie et république
Tout gouvernement repose sur « l’opinion », concèdet-il dans « Des premiers principes de gouvernement », faisant
ainsi écho au Traité : on ne se sent une obligation d’obéir à
une contrainte que si on l’approuve en quelque manière. Un
gouvernement qui ne chercherait pas à être approuvé courrait
à sa perte. Il a une stabilité si les sujets pensent qu’il instaure
un bien public, s’ils croient qu’il est légitime en vertu d’un
pouvoir devenu habituel, ou bien encore s’ils pensent que la
répartition du pouvoir se conforme à la répartition des
propriétés (foncières). En revanche, un gouvernant ne saurait
188
accéder au pouvoir, ni s’y maintenir durablement s’il se
contente de flatter les intérêts particuliers des uns et des
autres à court terme : « c’est de leurs amis et de leurs
connaissances que naturellement les hommes attendent les
plus grandes faveurs » et un gouvernant doit déjà être
reconnu comme tel avant qu’on ne vienne en quérir les
faveurs (p. 94, trad. modifiée). Il en va de même de la crainte
ou de l’affection pour le gouvernant : elles ne suffiraient pas
à le propulser au pouvoir ni à l’y maintenir. Ainsi conclut le
raisonnement probable.
Mais l’essai n’est pas fini. Car la question de savoir si
la « balance » (la répartition) du pouvoir doit être indexée sur
celle des propriétés ouvre le débat sur le poids de la Chambre
des communes du Royaume de Grande-Bretagne. Comme
son nom l’indique, celle-ci est composée de représentants de
différentes communes (comtés). Comment apprécier son
poids dans le gouvernement anglais ? Peut-elle, parce qu’elle
représente les terres du peuple, s’opposer à la Couronne ?
Hume remarque : « si la puissance et les richesses immenses
qui sont celles de toutes les communes de Grande-Bretagne
étaient mises dans la balance, on concevrait mal comment la
couronne pourrait influer sur une telle multitude ou
contrebalancer le poids d’une telle propriété » (p. 95, trad.
modifiée en suivant Robel, p. 151). C’est pourquoi l’essayiste
en vient à deux considérations. D’abord, dans ce cas, c’est à
un régime républicain que conduirait l’indexation des deux
balances. Puis il corrige prudemment ce point de vue en
revenant au principe du droit acquis par l’ancienneté du
gouvernement :
Chérissons et améliorons notre ancien gouvernement autant qu’il
se peut, sans encourager une passion pour de si dangereuses
nouveautés (p. 96, trad. modifiée).
Une telle prudence peut étonner. Elle a des raisons qui
deviendront évidentes dans l’essai « De la liberté civile », où
l’art de la comparaison a là encore un effet modérateur.
189
D’abord parce que Hume souligne qu’en politique,
l’expérience est sans doute trop courte pour que la conclusion
du raisonnement puisse être pérenne : « Notre expérience n’a
même pas trois mille ans ; en sorte que non seulement l’art du
raisonnement reste imparfait dans cette science comme dans
toutes les autres, mais il nous manque également assez de
matière sur quoi raisonner » (p. 147). Ensuite parce que
l’analyse fait apparaître les défauts du gouvernement
républicain, autant que ceux du gouvernement monarchique.
La république n’est douce et stable que lorsqu’elle régit de
petits états. Loin de rapprocher le gouvernement
monarchique à l’époque moderne d’une tyrannie, Hume
pense qu’il s’est davantage amélioré que le régime
républicain sur cette période, de sorte que l’« on peut
appliquer aujourd’hui aux monarchie civilisées ce qu’on
disait hier à l’éloge des seules républiques : qu’elles sont le
gouvernement des lois et non par les hommes » (p. 152). En
comparant donc les progrès de leurs formes historiques, la
balance ne penche plus aussi franchement en la faveur de la
république, même si cette dernière reste plus douce et plus
stable, seulement adaptée à de petits États. La temporisation
ultime du jugement vient de ce que Hume prétend
« apercevoir dans les gouvernements monarchiques une
cause d’amélioration et dans les gouvernements populaires
une cause de décadence qui à terme amèneront ces deux
espèces de régime politique à plus d’égalité encore » (p. 153).
Chez les premiers, il suffirait du discernement d’un ministre
pour remédier aux abus dans la levée « coûteuse, inégale et
arbitraire » des impôts. Chez les seconds, l’habitude de
contracter des dettes publiques peut devenir une menace pour
la nation (p. 153).
Whigs et Tories
L’une des divergences les plus profonde en GrandeBretagne est à cette époque l’opposition entre le parti Tory et
le parti Whig. Ces derniers sont plutôt favorables aux
190
protestants et opposés à Jacques II qui s’était converti au
catholicisme. Ils sont souvent proches du Parlement. Les
Tories, en général favorables aux catholiques et aux
anglicans, étaient plutôt jacobites (défenseurs de Jacques).
L’inquiétude de Hume face aux dynamiques partisanes,
exprimée dans les essais de 1741 et 1742, fut confirmée par
les événements de 1745 qui virent la rébellion jacobite
échouer de peu. Dans les essais qu’il ajoute à l’édition de
1748, « Du contrat primitif » et « De l’obéissance passive »,
il montre que les conceptions philosophiques différentes de
ces deux partis les conduisent à s’opposer sur la question du
droit de résistance (droit écarté par les Tories, défendu par les
Whigs)1.
Sans faire dans la demi-mesure, ces deux essais ne
renoncent pas à la juste mesure. Certes, Hume, qui a perdu
tout espoir d’obtenir une chaire universitaire depuis sa
tentative infructueuse en 1744, n’a plus à ménager les
susceptibilités académiques. Il critique à la fois la thèse que
défend une partie des Tories, selon laquelle le gouvernement
est de droit divin, et celle chère aux Whigs, selon laquelle il
est fondé sur un contrat originel. Mais l’effet escompté reste
modérateur car le raisonnement sceptique nuançant une
comparaison par une autre continue de satisfaire un besoin
d’apaisement social. Si l’on admet que le fait du
gouvernement repose sur des principes naturels, alors, en un
sens, on peut comprendre que des Tories voient une forme de
Providence à son origine. Et si l’on prend soin de ne pas
réduire toute convention à une promesse, alors l’on peut dire
que toute allégeance est conventionnelle et donner au point
de vue Whig un sens acceptable (E&T, II.XII).
Il est compréhensible que les lecteurs de l’époque
comme les commentateurs d’aujourd’hui aient été en peine
1
La question est de savoir si la résistance à un souverain oppressif peut être
moralement approuvée.
191
d’identifier la position de Hume en politique1. Lui-même se
plaît à échapper à toute catégorisation partisane à propos des
débats suscités. Plus tard encore, dans son Histoire
d’Angleterre, il dira :
Si je suis Whig ou Tory ? Protestant ou papiste ? Ecossais ou
Anglais ? J’espère bien que vous n’êtes pas tous d’accord sur ce
sujet ; et qu’il y a parmi vous des discussions sur mes principes
(LDH I, p. 196).
Pour autant, le scepticisme de Hume n’est pas une
élégance rhétorique ou un masque commode pour un esprit
timoré. La recherche d’une intelligibilité mutuelle entre des
partis adverses suppose de ne pas oublier les acquis du Traité
et de repenser les points de vue en présence à l’aune de ses
principes.
1
Hume fut tenu pour Tory, ou tout au moins pour un conservateur par E.
Campbell Mossner et de nombreux commentateurs du milieu du XXe siècle, parce qu’il
semblait se consacrer davantage à la critique des thèses whigs. Le jugement de Duncan
Forbes qui y voyait un « whiggisme sceptique » fait désormais consensus (Hume’s
Philosophical Politics, Cambridge University Press, 1975). Hume disait d’ailleurs que la
conclusion de l’essai « Sur la succession protestante », était « whig, mais d’une forme
sceptique ». Il se peut qu’une forme de sensibilité whiggiste se soit accompagnée d’une
critique plus intraitable envers ce qui, dans ce système, pourrait être factieux. Il se peut aussi
que la défaite des jacobites ou la faiblesse de leurs thèses l’aient moins engagé à les
critiquer. In fine, ce qui intéresse Hume, c’est l’analyse exacte des causes, et ce qui le
motive, c’est la modération des conflits. À noter que dans un pamphlet de 1747, Hume
prend la défense du prévôt d’Édimbourg accusé d’avoir livré la ville aux jacobites (True
Account of the Behaviour and Conduct of Archibald Stewart, 1747).
192
9. LES ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT (1748)
La réécriture
Alors que sa candidature à l’université d’Edimbourg
fait encore débat, Hume cherche à se défendre contre les
accusations de « scepticisme universel » et d’ « athéisme »
que les théologiens lui opposent. Il répond, par un pamphlet,
intitulé Lettre d’un gentleman à son ami d’Édimbourg, où,
adoptant certains dispositifs de la polite littérature
(notamment l’auteur fictif et la forme épistolaire), et sans
entrer dans le détail de ses arguments philosophiques, il
prouve que les citations ont été tronquées ou mal entendues,
et que les objections se retournent ou portent à faux. Cela ne
suffit pas pour convaincre le conseil universitaire et c’est un
candidat soutenu par Hutcheson qui obtient la chaire de
philosophie morale1.
Assumant son destin hors de l’université, Hume
devient secrétaire auprès d’aristocrates, poste qui le conduit à
voyager et accompagner quelques ambassades, mais surtout
qui lui laisse la possibilité d’écrire sans souci des critiques
théologiennes, avec la constante préoccupation d’être mieux
compris. C’est dans cet esprit qu’il réécrit la philosophie de
l’entendement en un style polite2. Les Essais philosophiques
concernant l’entendement humain sont publiés en 1748.
L’ensemble prendra le titre d’Enquête sur l’entendement
humain (EEH) lorsqu’ils paraîtront dans un volume commun
1
Le dossier d’accusation repris dans la Lettre d’un gentleman est celui que John
Wishart, un disciple de Hutcheson, avait rassemblé.
2
Au comte de Kames, qui déconseille à Hume de publier le manuscrit de
l’Enquête sur l’entendement humain, ce dernier lui déclare qu’il est désormais « trop
profondément engagé pour penser à se retirer » et qu’il ne voit pas « quelles mauvaises
conséquences pourraient suivre, à présent, du caractère d’un infidèle, surtout si la conduite
de l’homme est, sous les autres rapports, irréprochable » (LDH I, p. 106). On est au
printemps 1747. Hume, après avoir été professeur du jeune marquis d’Annandale, est alors
secrétaire de James St-Clair.
193
avec un autre ensemble consacré à la morale, recevant
également le titre d’Enquête mais sur les principes de la
morale (EPM) en 1758. Il est d’usage d’appeler celui sur
l’entendement Première enquête et celui sur la morale
Seconde enquête. Deux leçons sont à tirer de ce double titre,
qui confirment le sens du projet humien. D’abord le titre
initial (Essais philosophiques) signale une œuvre de polite
philosophy. Ensuite, l’évolution du titre en Enquête indique
qu’au travers des essais sur l’entendement, la recherche
conserve une unité méthodologique et thématique.
Considérons ces deux indications.
Philosophie facile et philosophie abstruse
A propos du premier point, l’essai d’ouverture (qui
deviendra la toute première section de l’Enquête), intitulé
« Des différentes espèces de philosophie », vient jeter une
lumière particulière. Sans reprendre exactement la distinction
de « L’art de l’essai » entre objets de science et objets de
conversation, Hume distingue cette fois deux manières de
faire une science de la nature humaine : par la philosophie
facile et claire, qui parle selon le sentiment, et par la
philosophie exacte mais abstruse, qui enquête sur les
principes de nos raisonnements, nos affections et nos
appréciations (EEH, p. 40) 1 . Une fois encore la distinction
pourrait suggérer que ces deux genres sont contraires et qu’il
faut faire un choix. Toute la question serait de savoir celui
que fait Hume. Mais ce que nous avons lu dans « L’art de
l’essai » nous incite à plus de nuance. En un sens, la première
section de l’Enquête fait la transition entre les exercices
d’appréciation et ceux du raisonnement : il s’agit d’apprécier
1
« Abstrus » signifie « difficile ». Il peut avoir parfois pour synonyme
« abstrait » dans la mesure où il connote un raisonnement qui n’est pas à la portée du
commun et se sépare donc de ce qui est obvious (clair et évident). Mais l’on a vu que le
raisonnement « abstrait », chez Hume, se définit au sens strict comme une comparaison
entre idées, indépendante de leur vivacité. Or la philosophie des principes est parfois
abstruse (difficile) mais bel et bien expérimentale.
194
le meilleur style philosophique à propos de la nature
humaine. Mais cette appréciation, une fois encore, ne se fera
pas sans comparaison circonstanciée.
L’agrément et l’utilité de la philosophie facile sont
indiscutables. Et la nature vient aisément limiter les
aspirations spéculatives en punissant la pensée abstruse,
oublieuse des intérêts communs, par la « pensive
mélancolie » et le malaise de « l’incertitude profonde ». C’est
bien ce que Hume résume dans une prosopopée de la nature
demeurée célèbre : « Soyez philosophe ; mais au milieu de
toute votre philosophie, soyez encore un homme » (p. 42)1.
Toutefois ce n’est sans doute pas le fin mot de Hume luimême, lequel en vient immédiatement à ce qui peut être
plaidé en faveur de la philosophie abstruse.
D’abord, elle peut être au service de la philosophie
facile. Hume fait alors une analogie entre l’anatomiste et le
peintre : de même que la science de l’anatomiste est utile au
peintre pour dessiner un corps aux formes gracieuses et
séduisantes, de même « partout l’exactitude profite à la
beauté, la justesse du raisonnement au sentiment le plus
délicat » (p. 43). C’est une analogie dont il avait usé pour
répondre au reproche que Hutcheson lui avait fait de ne pas
plaider la cause de la vertu avec assez de chaleur2. Hume lui
opposait la nécessité, pour mieux faire l’éloge de la vertu,
d’une anatomie rigoureuse de l’esprit.
Il y a différentes façons d’examiner l’esprit aussi bien que le
corps. On peut le considérer soit comme un anatomiste, soit
comme un peintre ; soit pour découvrir ses ressorts et ses
principes les plus secrets, soit pour décrire la grâce et la beauté
de ses actions. Je pense qu’il est impossible de conjoindre ces
deux visions. Si vous soulevez la peau et exposez toutes les
1
On a dit, déjà, combien la dépression de 1729 pouvait être un souvenir vif de
cette sanction naturelle.
2
Hume avait fait parvenir à Hutcheson une première version du livre III du
Traité, à l’état de manuscrit. LDH I, p. 32.
195
parties les plus petites, quelque chose de trivial apparaît même
dans les attitudes les plus nobles et les actions les plus
vigoureuses. Vous ne pouvez pas non plus rendre l’objet
gracieux ou engageant en couvrant les parties de peau et de chair
et en présentant leur simple surface. Un anatomiste, pourtant,
peut être de très bon conseil pour un peintre ou un sculpteur. Et
de la même manière, je suis persuadé qu’un métaphysicien peut
être utile à un moraliste, bien que je ne puisse croire que ces
deux caractères s’unissent dans le même travail. (Lettre à
Hutcheson de 1739, LDH, I, p. 32-33).
Peintre et anatomiste ont deux visions, qui ne peuvent
pas se confondre. Ils ne font tout simplement pas « le même
travail ». Mais la vision de l’anatomiste peut être utile au
peintre, comme l’analyse du métaphysicien pour être utile à
la morale 1 . Le livre III du Traité concluait sur des propos
similaires : l’anatomie de la nature humaine n’est pas
séduisante, mais elle est indispensable pour la morale
pratique (III.III.6, p. 251).
L’intelligibilité contre la philosophie chimérique
Toutefois l’Enquête ne s’arrête pas là. Non seulement
elle ajoute que la philosophie abstruse peut avoir un intérêt
politique 2 , et être plaisante en satisfaisant une forme de
curiosité naturelle, mais elle relève l’intérêt métaphysique de
1
Le modèle en la matière est l’anatomie promue par Vésale en 1543, qui par
l’ouverture des cadavres cherche à connaître le corps humain comme on connaît les animaux
(cf. G. Canguilhem, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic » dans les Etudes
d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1994, p. 27-35). En peinture, Léonard de
Vinci indiquait que « pour rendre parfaitement les membres des nus dans les attitudes et les
gestes qu’ils peuvent exécuter », il est nécessaire que le peintre connaisse quels tendons et
quels muscles les causent pour ne faire paraître que ceux-là et non tous à la fois). À l’époque
de Hume, les liens entre anatomie et peinture sont très étroits. En témoignent les manuels
d’anatomie à usage de « ceux qui font profession du dessin ». Voir par exemple M. de Piles,
Abrégé d’anatomie accommodé aux arts de peinture et de sculpture, 1733 (manuel patronné
par l’Ac. Royale). Sur tout ceci, cf. M.A. Stewart, « Two Species of Philosophy : The
Historical Significance of the First Enquiry », in Reading Hume on Human Understanding,
éd. P. Millican, Oxford UP, 2002, p. 67-95.
2
Sur des principes plus exacts, la gouvernance gagne en méthode, les pouvoirs
en équilibre, la force militaire en ordre et en circonspection (EEH, p. 43).
196
la philosophie profonde et exacte des principes. « L’art de
l’essai », déjà, nous mettait sur la voie d’un enrichissement
mutuel entre conversation et savoir. Pour éviter de n’être que
bavardage, la politeness doit profiter de l’histoire, de la
politique et, tout au moins, des principes les plus évidents de
la philosophie. À l’inverse, l’essai suggérait que
l’intelligibilité du savoir n’est pas accessoire, car, à défaut, la
philosophie forge une représentation « chimérique » de la
nature humaine 1 . C’est le cas, par exemple, lorsqu’elle
présuppose la véracité métaphysique de nos facultés en
prétendant que nous percevons autre chose que des
apparences.
Pour éviter ces travers, la philosophie abstruse doit
garder une forme de clarté, au moins à chaque étape du
raisonnement, et se soumettre à l’épreuve de l’intelligibilité.
C’est la condition pour qu’elle puisse être, elle-aussi,
plaisante et intéressante. Même si Hume ne le dit pas dans
cette première section, on peut s’attendre à ce que le principe
de dérivation, mis en évidence et appliqué dans le Traité, ait
à nouveau un statut crucial : l’intérêt de la philosophie
abstruse est de mener une critique sémantique des idées,
philosophiques en particulier, à l’aune du donné de
l’expérience. La section suivante confirmera que cette
critique reste au cœur des préoccupations de Hume (p. 53).
Le défaut le plus grave de la philosophie abstruse est
son incertitude, car de son propre point de vue, en quête
d’exactitude, nos raisonnements manquent d’une fondation
pleine et entière et toute enquête paraît vaine (p. 44). Mais
c’est par une étude des facultés naturelles de l’esprit humain,
que l’on pourra montrer que des sujets les dépassent et sont
trop abstrus. La véritable métaphysique est celle qui montre
les limites de l’entendement et par là fait disparaître
1
Le terme est à nouveau employé dans l’Enquête (p. 46).
197
certaines questions métaphysiques (p. 45). Nous savons qu’il
s’agit des questions finalistes et essentialistes, qui ne résistent
pas à la méthode expérimentale. Hume peut donc conclure,
en écho à l’introduction du Traité, que tout en renonçant à
découvrir les principes ultimes de la nature humaine, il est
possible d’étudier les facultés naturelles de l’esprit en s’en
tenant à l’expérience de ses opérations (p. 45-47). L’intérêt
de la métaphysique, ainsi délimitée, est de nous apporter une
connaissance sur logique de l’esprit humain.
La polite philosophy de l’entendement
En somme avec l’art de l’essai, Hume découvre non
seulement un style d’écriture, mais une manière de
philosopher qui trouve enfin sa forme appropriée et sa
justification philosophique. Selon notre interprétation, une
philosophie « profonde », qui analyse les principes mais qui a
le souci de l’intelligibilité, fait le pendant à un polite
moralisme qui, dans les essais de 1741-1742 (puis 1752), se
livre à une appréciation raisonnée et instruite. Une
philosophie qui répond à des questions d’appréciation ne fait
pas le même travail qu’une philosophie qui analyse des
principes. Michel Malherbe, ainsi, a raison de souligner
qu’aucune synthèse ni compétition ne peut se faire entre les
deux espèces de philosophie1. Mais, selon nous, chacune en
son genre, peut s’enrichir d’un trait propre à l’autre. Le
moralisme gagne en rigueur lorsqu’un raisonnement
expérimental mène des comparaisons circonstanciées. De son
côté, la science de la nature humaine ne doit pas perdre de
vue ses conditions d’intelligibilité et peut viser ce que l’on
pourrait nommer une polite philosophy de l’entendement.
Cette dernière se distingue donc de plusieurs autres
manières de philosopher. Elle n’est pas la philosophie
1
M. Malherbe, « Philosophie facile et philosophie abstraite au XVIIIe siècle », in
Popularité de la philosophie, éd. Ph. Beck et T. Thouard, ENS St Cloud, 1995, p. 65-86.
198
rhétorique des Anciens (facile et claire), qui plaît par son
éloge de la vertu et le blâme du vice. Mais elle n’est pas
davantage la philosophie des principes de l’école
hutchesonienne, qui se met au service de la morale en
imaginant des principes finalistes et essentialistes en la nature
humaine1.
À la différence des essais précédents, le souci
d’intelligibilité en science fait varier les expériences plus que
les points de vue passionnels. Mais il se traduit à nouveau par
l’effort de concision, la mise en retrait des critiques adressées
aux philosophes 2 , le privilège des exemples 3 , l’attention
donnée à l’application des thèses4. Cela explique nombre de
différences avec le Traité. Par exemple l’analyse de la
croyance menée par l’anatomie de l’esprit, qui la reconduit à
la vivacité de l’idée vive et à l’association, devient un hapax :
Hume conseille au lecteur qui n’aurait pas le goût de
l’approfondissement de le passer et de reprendre sa lecture à
la section suivante5 . L’essentiel est pour celui-ci de retenir
que la croyance est un feeling instinctif par lequel nous
1
C’est ce qu’a montré M.A. Stewart (« Two Species of Philosophy », art. cit., p.
90-91).
2
Ainsi l’application du principe de dérivation à la controverse sur l’innéisme
passe-t-il en note (EEH II, p. 53). Ainsi aussi, Hume ne prend plus la peine de contester le
principe philosophique admis par Hobbes, Clarke et Locke selon lequel tout ce qui vient à
exister a une cause. Il s’en tient à une critique de toute justification du raisonnement sur les
questions de fait qui tenterait de le fonder sur une raison (EEH IV ; cf. TNH, I.III.3).
3
Ces exemples peuvent certes fournir l’occasion d’une discussion implicite avec
d’autres auteurs. Ainsi en va-t-il de l’exemple célèbre des boules qui s’entrechoquent,
emprunté à Malebranche (Recherche de la vérité, III.II.3 ; VI.II.3 et XVe écl.), sur lequel
Hume montre le rôle de l’association et de la coutume dans les inférences probables.
4
Outre les essais consacrés à la religion, dont nous traitons plus bas, nous
pouvons relever que les premières éditions du troisième essai, sur l’association, consacraient
une longue réflexion à l’explication de l’unité des compositions littéraires. L’unité poétique
repose principalement sur l’association par ressemblance, l’unité des annales historiques
repose sur les associations par contiguïtés et l’unité de l’histoire (qu’elle soit civile ou
naturelle) repose sur les associations causales (EEH III, p. 56-63).
5
Un hapax est un passage que le lecteur pourrait ne pas lire sans dommage pour
la cohérence de l’ouvrage.
199
jugeons de l’existence réelle, en vertu de l’expérience et de
l’habitude (V.II).
L’unité de l’Enquête sur l’entendement humain
Le choix du nouveau titre (Enquête) souligne que le
projet méthodologique expérimental n’est pas abandonné. Il
connote une unité que n’avaient pas les essais moraux,
politiques et littéraires parce que l’entendement est à la fois
objet et faculté de recherche. Une conséquence notable de ce
second titre est que, contrairement aux Essais moraux,
politiques et littéraires, l’unité de la recherche se fait autour
de ses objets. L’unité de l’Enquête est d’ailleurs renforcée par
le fait que l’un d’eux (la recherche des causes) est aussi ce
par quoi elle procède. Le souci de système n’est plus exprimé
avec la vigueur du Traité mais la cohérence est renforcée.
En outre, le parcours devient très fluide et linéaire.
Aucune section ne reprend la partie sur l’origine des idées de
temps et d’espace (TNH II), qui était destinée à un public de
philosophes avertis, par ses analyses comme par ses enjeux.
Suite aux considérations méthodologiques sur le style
philosophique (section I), Hume pose les éléments de sa
théorie de l’entendement (la différence de vivacité, le
principe de dérivation et l’association, dans les sections II et
III) puis, sur cette base, consacre les sections IV à VII au
raisonnement sur les questions de fait, et, libéré de toute
prudence académique, publie l’application de ces
considérations sur le raisonnement probable à la controverse
sur la liberté (section VIII) et aux questions religieuses
(sections X et XI). On se souvient que le traitement sur la
liberté attendait dans le Traité la partie finale du livre II.
Quant aux considérations sur les miracles, quoiqu’élaborées
très tôt (entre 1735 et 1737 à La Flèche), et projetées pour
figurer dans le Traité, elles en avaient été prudemment
retirées pour éviter d’offenser les autorités ecclésiastiques (et
notamment Joseph Butler, Évêque de Durham). À la suite des
200
événements biographiques et historiques de 1745, il est
important de dépasser les controverses sur ces sujets par une
saine philosophie. Hume intègre ainsi ces deux points à
l’Enquête, dont l’unité et les enjeux gagnent en lumière. Il
peut alors finir, dans la dernière section, par distinguer son
scepticisme du pyrrhonisme.
Miracles et providence
La publication des essais sur la religion accompagne
les débuts de la rédaction, qui sera longuement retravaillée et
mûrie, du Dialogue sur la religion naturelle (publié, de façon
posthume, en 1779). Dans l’essai sur les miracles (section X),
et celui sur la providence (section XI), ni la religion ni la foi
ne sont expérimentalement réfutées. Mais Hume montre que
les évidences sur lesquelles elles s’appuient ne sont pas
rationnellement concluantes et qu’elles ne conduisent pas
nécessairement à la vertu en morale ou en politique. D’un
côté, donc, il admet la possibilité d’une foi qui, aussi entière
soit-elle, est un miracle psychologique et logique et qui défie
au sens strict les lois de l’entendement. Et d’un autre côté, il
laisse son lecteur avec un théisme congru qui n’est pas faux,
mais qui est sans intérêt pratique puisque l’athée peut être
vertueux.
Là encore, l’œuvre de la polite philosophy n’est pas
une tiède réserve, ni une ironie facile par laquelle Hume
déclarerait ce qu’en réalité il ne pense pas. Il faudrait un
miracle pour croire au miracle 1 . Voilà la très sérieuse
1
Ou tout au moins, il faudrait que par miracle, la fausseté du témoignage soit
exclue. Hume développe en effet un argument a fortiori en deux temps. Admettons (EEH
X.I) d’abord qu’un témoignage en faveur d’un miracle soit absolument crédible, il reste que
s’y oppose (par la définition même du miracle) la preuve la plus complète que puisse donner
l’expérience. Or (X.II) il s’en faut de beaucoup pour qu’un témoignage en faveur du miracle
soit absolument crédible, en raison de la crédibilité des témoins qui n’est jamais parfaite, en
raison du soupçon que les intérêts et les passions influencent le témoin et ses auditeurs, et en
raison du fait que rien ne nous permet d’accepter davantage les témoignages de miracles en
faveur d’une religion plus que d’une autre et que par conséquent, leurs crédibilités
s’annulent les unes les autres. Il s’agit d’un argument qui concerne la croyance testimoniale
201
conclusion du raisonnement rigoureux 1 . Il n’y a là ni
athéisme dissimulé, ni fidéisme intimé, mais l’exercice d’un
scepticisme consistant – et à vrai dire du seul scepticisme qui
le soit, puisque la foi ne peut précisément être ni justifiée ni
démentie par le raisonnement. L’ironie de l’histoire, si l’on
nous permet cette expression, tient plutôt à ce que la
prérogative du raisonnement, mené à partir des principes
naturels les plus stables de l’entendement, consiste
seulement, sur ce sujet, à limiter ses prérogatives.
La simple raison est insuffisante pour nous convaincre de [la]
vérité [de la religion chrétienne] ; et quiconque est porté par la
foi à la recevoir, a le sentiment d’un miracle continuel en sa
propre personne, un miracle qui renverse tous les principes de
son entendement et le détermine à croire ce qu’il y a de plus
contraire à l’habitude et à l’expérience (EEH X.II, p. 157).
Ce qui est risible et ridicule, c’est la prétention à une
conclusion exclusive en la matière, qu’elle soit radicalement
athée ou absolument fidéiste. Car au mieux, ce n’est jamais
que par le « sentiment d’un miracle » que la foi apparaît.
Tout aussi sérieuse est la critique des religions qui,
affichant leurs prétendus miracles pour avoir raison contre les
autres, deviennent sectaires, et donc, une fois encore,
ridicules. La tolérance est sans doute un effet de la polite
philosophy. Enfin, la conclusion du dialogue de la section XI,
n’est pas moins sérieuse, qui montre que le raisonnement
au miracle. A aucun moment Hume n’envisage la possibilité ou l’impossibilité de croire à
un événement miraculeux auquel nous assisterions ou même dont nous ferions l’expérience.
Au passage, Hume aura envisagé d’autres cas-limites de croyance testimoniale (dont la
« règle ultime » est toujours l’expérience), à l’improbable, au merveilleux et à l’inouï. Hume
se donne ainsi l’occasion de répondre à une objection qui aurait pu découler de son analyse
du raisonnement dans les questions de fait : si l’expérience est le seul fondement de notre
croyance, n’est-on pas lié par la plus obstinée des opiniâtretés, condamné à refuser
l’existence de ce qui est tout autre que notre expérience propre ?
1
Cf. Jean-Louis Poirier, « Le miracle des miracles », Philosophie. Bulletin de
Liaison, n°5, p. 21-29, CRDP, mai 1994 ; Don Garrett, Cognition and Commitment in
Hume’s Philosophy, Oxford University Press, 1997, chp. 7, p. 144n3, réimpr. dans Reading
Hume on Human Understanding ; Robert Fogelin, A Defense of Hume on Miracles,
Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2003.
202
correct ne peut inférer une cause intelligente du monde ayant
pour effet de rétribuer les actions vertueuses et les actions
vicieuses dans une vie post-mortem 1 . La forme dialoguée,
dans cet essai, permet non seulement à l’auteur réel de se
mettre à distance d’un sujet sulfureux, mais également de
montrer qu’à cette question si incertaine, on ne donne pas une
réponse par le raisonnement, mais seulement une
appréciation personnelle variable. Cette incertitude est
d’ailleurs exprimée par un personnage, du nom de Hume2.
Pyrrhonisme et scepticisme académique
Dans l’Enquête Hume distingue deux types de
scepticisme. Pyrrhonisme est le nom qu’il donne à la
défiance radicale envers toute croyance, opinion et faculté.
En hommage aux Premiers académiques de Cicéron, il
nomme scepticisme académique, la philosophie qui refuse de
prétendre à l’affirmation d’une vérité, mais qui admet de se
conformer à la nature et accepte de distinguer des degrés de
probabilité. Ces derniers ne sont, dans cette perspective, que
des degrés de crédibilité et non des signes de vérité. Elle est
pour sa part « innocente » et « inoffensive » puisqu’elle nous
permet de vivre en pratique en suivant les opinions les plus
probables, y compris celle que la société, la morale et la
politique admettent (EEH, V, p. 80). La suspension du
1
Selon Hume, la religion naturelle s’autorise de deux arguments classiques. L’un
est a priori et affirme qu’un Être absolument parfait existe nécessairement (par définition,
sinon il ne serait pas parfait). L’autre est a posteriori et identifie une cause première,
providentielle, sans laquelle le monde ne serait pas ce qu’il est. La providence rétributive
envisagée dans la section XI s’appuie donc sur un argument a posteriori.
2
Le dialogue entre deux personnages, « Hume » et « un ami », met en scène un
jeu de rôle : l’ami se fait porte-parole d’Epicure, défendant qu’on ne peut présupposer dans
la cause plus que ce qui se manifeste expérimentalement dans l’effet ; et le personnage de
Hume exprime le point de vue du peuple athénien écoutant Epicure, s’en tenant donc à
l’évidence commune. Or c’est, à la fin, le personnage de Hume qui neutralise l’argument a
posteriori et conclut finalement que l’ordre du monde est un effet trop singulier pour qu’on
puisse y appliquer un raisonnement par analogie permettant de caractériser sa cause (comme
intelligente).
203
jugement prônée par les académiques, selon Hume, touche
aux sujets spéculatifs « sans ruiner l’action » (ibid.).
Dans le dernier essai de l’Enquête, Hume en vient à
caractériser le scepticisme qu’il défend comme « un
scepticisme plus mitigé [que le pyrrhonisme], une
philosophie académique » (p. 182). Par pyrrhonisme, il
entend un ensemble d’objections : celles qui contestent
l’évidence perceptive parce qu’il est impossible de savoir si
une chose indépendante correspond à notre perception, celles
qui attaquent l’évidence probable (ou évidence morale – c’est
ici synonyme) au nom de la contradiction des opinions et au
nom de l’absence de raison venant fonder l’attente d’un fait
non perçu, et celles qui suspendent l’évidence intuitive ou
démonstrative au nom des apories sur l’infinie divisibilité de
l’étendue. Toutes ces objections se tirent elle-même des
arguments développés par Hume, c’est-à-dire d’un
raisonnement expérimental bien conduit. Toutefois, Hume
prend soin de se distinguer d’un pyrrhonien qui « ne peut
espérer que sa philosophie ait une influence constante sur
l’esprit, ou si elle en avait une, que cette influence fût
avantageuse pour la société » (p.182). Il défend pour sa part
un « scepticisme plus mitigé ».
Pyrrhonisme et scepticisme mitigé
Il faut insister à la suite de D. Garrett et L. Jaffro sur
le fait que le scepticisme mitigé est causé par le scepticisme
philosophique 1 . Le scepticisme mitigé peut prendre deux
formes, compatibles, présentées à la fin de l’Enquête : la
disposition à réviser volontiers nos croyances (qui
s’accompagne de modestie et de réserve), et la disposition à
limiter nos recherches à des sujets « adaptés au mieux à
1
D. Garrett l’a montré en s’appuyant plutôt sur le Traité (dans Cognition and
Commitment in Hume’s Philosophy Oxford UP, 2002) , et L. Jaffro sur l’Enquête (dans L.
Jaffro, « Le sceptique humien est-il modéré ? Le rôle du pyrrhonisme dans la genèse causale
du scepticisme mitigé », Daimon, n°52, 2011, p. 53-69).
204
l’entendement humain » (i.e. ceux en lesquels une évidence
acceptable peut être trouvée en vertu d’une connaissance
abstraite, ou bien d’une expérience possible). Ces deux
formes « résultent » (sic) du pyrrhonisme. On a souvent
souligné qu’elles venaient le limiter et c’est bien sûr le cas,
mais ce n’est pas un revirement qui, au prétexte de la
nécessité pratique, nous pousserait à abandonner les
réflexions sceptiques antérieures. C’est parce que le
scepticisme à l’égard des différents types d’évidences, y
compris à l’égard de notre propre existence, est sérieux et
puissant que sa réflexion nous donne la conscience sérieuse,
intime et profonde de la faillibilité de nos facultés. C’est donc
à la fois la conscience de la faillibilité de nos facultés (quand
on en fait usage tout au moins) et la nécessité d’une vie active
qui donnent lieu au scepticisme mitigé. Laurent Jaffro a
d’ailleurs montré que ce scepticisme ne porte plus sur les
facultés elles-mêmes, mais, puisque nous les employons
instinctivement sous la nécessité pratique, sur leur usage.
La délimitation d’un champ d’application légitime de
la raison part du constat que sur certains points (par exemple
la question de savoir si l’objet perçu a une existence
indépendante de nos perceptions ou encore la question de
savoir si l’espace et le temps sont composés d’atomes ou s’ils
sont divisibles à l’infini) la raison se met en contradiction
avec elle-même. Cela signifie non seulement que la raison
peut conduire à deux vérités ou deux conceptions opposées
également tenues pour vraies, mais qu’elle peut le faire par
des raisonnements très « naturels » et peu forcés. Hume
préconise alors de n’employer la raison que sur les sujets où
elle ne se met pas en contradiction avec elle-même : le
raisonnement abstrait seulement en mathématiques, et le
raisonnement probable seulement sur les questions de fait
susceptibles d’être traitées à l’aune d’une expérience
possible.
205
Cette limitation ne s’accompagne pas d’un
positivisme qui empêcherait les questions métaphysiques de
se poser ou réduirait dogmatiquement toute ontologie au
champ des faits. Elle admet simplement qu’il y a des
questions métaphysiques, sensées, sur lesquelles aucune
réponse n’est satisfaisante et qu’on ne peut résoudre par le
raisonnement naturel. Ainsi est-il impossible de traiter par un
raisonnement, qu’il soit abstrait ou probable, la question de
savoir s’il y a des objets au-delà de nos perceptions, si la
nature est uniforme, ou encore (ce que la section XI suggérait
au final) si une intelligence première a créé le monde1.
Une refondation pérenne
Dans une lettre de 1751 à G. Elliot Minto, Hume
affirme que la Première enquête contient bien la substance du
Traité sur l’entendement, qui, « abrégé et simplifié » est
rendu « plus complet » (LDH I, p.73). La satisfaction de
Hume sera pérenne.
Elle demeurera face aux attaques des auteurs écossais
les plus opposés au scepticisme, héritiers de la philosophie du
sens moral de Hutcheson, que furent Thomas Reid (17101796) ou James Beattie (1735-1803). Dans l’Avertissement
de janvier 1776, il regrettera encore que leurs attaques soient
dirigées sur le Traité et affirmera que toutes les réponses à
1
Comme on l’a rappelé, Kant voit dans cette délimitation une simple « censure
de la raison », constatant de facto qu’elle verse dans l’illusion. Il cherchera pour sa part à
rendre raison de ces illusions. Selon lui, en prétendant traiter du monde (entendu comme
tout), comme d’un objet d’expérience possible, la raison est nécessairement conduite à des
antinomies insolubles. Ainsi s’expliquent les antinomies de Bayle sur le continuum, parce
qu’il est impossible de faire l’expérience de l’espace ou du temps comme tout. Plus
généralement les questions où la raison offre un traitement illusoire relèvent d’une
dialectique qui est indissociablement liée aux conditions de connaissance. En effet, une
connaissance objective est possible, selon Kant, parce que nous avons des concepts a priori
qui ne sont pas tirés de l’expérience, mais sont propres à s’appliquer aux phénomènes
présentés par l’intuition sensible. Or la raison, qui cherche à faire reposer tout raisonnement
sur une prémisse inconditionnée, a tendance à appliquer ces concepts a priori à ce qu’elle
tient pour une condition première et qui n’est pourtant pas objet d’expérience sensible. Dans
ce cas, elle fait un usage transcendant des concepts.
206
leurs objections sont contenues dans la Première Enquête.
Reid, en particulier, pensait que le scepticisme de Hume était
absolu et ne pouvait être crédible. Selon lui, comme il
découle du principe de dérivation de l’idée à partir de
l’impression, il faut rejeter ce principe pour faire une théorie
de la perception en accord avec le sens commun1. Or, dans
l’Enquête, Hume insiste sur le fait qu’en général l’idée la
plus vive ne se confond pas avec l’impression la plus faible
(EEH I). Cela suffit à montrer que son scepticisme a de tout
autres racines, présentées dans les différentes sections de
façon claire et intelligible. En outre, en pratiquant, par l’art
de l’essai, un scepticisme mitigé qui mesure constamment la
réflexion à l’intelligibilité du sens commun et délimite le
champ du raisonnement, il offre le plus complet démenti à
ses adversaires2.
10. L’ENQUETE SUR LES PRINCIPES DE LA MORALE (1751)
La composition de la Seconde enquête
En 1751, Hume fait paraître son Enquête sur les
principes de la morale – « incontestablement le meilleur de
tous mes écrits », dira-t-il (E&T I, p. 58). C’est, selon les
termes de Hume, une véritable « refondation » du livre III du
Traité dans un style limpide, qui lui permet de répondre aux
critiques sans rentrer dans de vaines controverses érudites.
Pour composer l’ouvrage, il est parti de l’un des
acquis du Traité : l’approbation morale porte toujours sur une
qualité qui est utile soit à l’agent, soit à d’autres personnes
(les autres bénéficiaires), ou encore sur une qualité qui est
1
Thomas Reid, Recherche sur l’entendement humain (1764), trad. M. Malherbe,
Vrin, 2012, dédicace.
2
Lettre à William Strahan d’octobre 1775. LDH II, p. 301.
207
agréable soit à l’agent, soit aux autres bénéficiaires (TNH
III.III.1, p. 209-215 et III.III.2, p. 221). Mais à la différence du
livre III du Traité, la Seconde enquête n’est pas structurée
autour de la différence entre vertu artificielle et vertu
naturelle, qui faisait pourtant la charnière entre les deux
dernières parties du livre III. Désormais, la justice et la
bienveillance sont toutes deux comptées parmi les vertus
sociales, c’est-à-dire appréciées parce qu’elles font du bien
(aussi) aux autres. En outre, bienveillance et sympathie
tendent à se recouvrir, de sorte que la bienveillance est dite à
la source de l’approbation de la justice, conformément à la
théorie du Traité (EPM V.II, p. 94-95)1.
Quant à la question de savoir si l’approbation se fait
par la raison ou le sentiment, qui occupait la première partie
du livre III, elle n’est soulevée dans la première section de
l’Enquête que pour en renvoyer la réponse en appendice. Car
la véritable question expérimentale est de découvrir quelles
sont les causes (ou circonstances récurrentes) de
l’appréciation. Pour ce faire, la polite philosophy part
d’exemples d’appréciation commune qui portent sur la justice
et la bienveillance et elle remarque que leur utilité est une
circonstance commune aux qualités moralement approuvées
(sections 2 à 4). Ensuite Hume en vient à reformuler la
question de savoir pourquoi cette utilité est approuvée en se
demandant « pourquoi l’utilité plaît » (section 5). C’est alors
qu’à partir de différents exemples, il montre que la
circonstance déterminante ici n’est pas qu’elle soit utile à
celui qui juge, mais qu’elle ait une utilité pour la société ou
pour autrui. C’est le lieu de développer sa théorie de
l’appréciation fondée sur la sympathie. Il étend ensuite (dans
1
Ce passage peut néanmoins paraître en tension avec la thèse du Traité qui
voyait dans l’intérêt le motif premier de l’institution de la justice – institution qui suppose,
rappelons-le, de reconnaître une forme d’obligation naturelle, intéressée. Mais sur ce point
l’Appendice III de la Seconde enquête propose des considérations en continuité avec le
Traité, analysant la convention en des propos très proches.
208
les sections 6 à 8) ce modèle à l’appréciation des trois autres
types de qualités (utiles à l’agent, agréables à l’agent ou
agréables aux autres). En conclusion, il montre que la
différence des points de vue (quand ne viennent pas s’y
ajouter des déformations liées à d’oiseuses hypothèses
philosophiques) est due au fait qu’une qualité peut être
considérée sous l’un de ces quatre aspects, bien qu’ils soient
parfaitement compatibles.
Conformément aux réquisits de la polite philosophy,
Hume place en appendices divers points relevant des
controverses philosophiques et d’un approfondissement des
principes qui compromettraient le progression claire de
l’enquête. Ainsi, le premier appendice règle le débat entre
rationalisme et sentimentalisme en répartissant les rôles : la
raison fait connaître l’effet attendu de telle ou telle qualité ; le
sentiment donne la préférence à tel ou tel effet – en fonction
de son utilité et de son agrément. Le second appendice
montre que la question de savoir si la vertu est dérivée de
l’amour propre est une fausse question : qu’elle en soit ou
non dérivée, il reste qu’une qualité est estimée pour l’utilité
ou l’agrément qu’elle procure à l’agent, ou bien aimée pour
l’utilité ou l’agrément qu’elle procure aux autres. Le
troisième appendice sur la justice, sans rappeler la différence
entre vertu naturelle et vertu artificielle, distingue entre
l’utilité directe de la bienveillance pour ses bénéficiaires et
l’utilité indirecte des passions sociales comme la justice 1 .
Dans les éditions tardives, Hume en vient également à
renvoyer dans un quatrième appendice des considérations sur
la différence indue entre vertu et talent, toujours dans le souci
de clarifier le texte en l’allégeant2. Enfin, la Seconde enquête
1
Dans l’Enquête, tout ce qui résulte des facultés naturelles est dit naturel (EPM,
p. 159). Tout en faisant la différence entre ce qui est volontairement inventé et ce qui résulte
d’une opération involontaire des principes naturels, le Traité ne disait pas autre chose (TNH,
III.I.2, p. 72).
2
Le déplacement a lieu à partir de 1764.
209
se termine sur un dialogue qui est une pièce ciselée de polite
philosophy, sur laquelle nous reviendrons.
La polite philosophy de la morale
Une fois encore, il n’y a pas de profonde rupture avec
la théorie de l’approbation morale développée dans le Traité.
L’approbation morale vient d’un plaisir pris au fait que les
qualités d’une personne soient utiles ou agréables pour cette
personne ou pour les autres. Elle tend ainsi à s’identifier à
l’estime de soi ou l’amour des autres, qui sont
(conformément à l’enseignement du TNH II) liés au plaisir
suscité par la qualité d’une personne (moi ou les autres).
Mais le plaisir propre à l’approbation paraît différent du
bénéfice ou du profit procurés par cette qualité à l’agent ou
aux autres bénéficiaires. L’approbation morale est en effet,
par sa nature, apparentée à l’appréciation esthétique d’un
spectateur et non à la satisfaction intéressée d’un
bénéficiaire1. Chez Hume, toutefois, le plaisir d’approbation
vient de la sympathie avec la satisfaction ressentie par les
personnes auxquelles l’action a fait du bien. Ce n’est que la
correction de nos appréciations qui suppose de sympathiser
avec d’autres appréciations, c’est-à-dire d’autres points de
vue de spectateur. Adam Smith (1723-1790) clarifiera ce
point : l’approbation morale suppose, selon lui, de
sympathiser avec un « spectateur impartial »2.
Pour sa part, Hume est sensible à deux traits essentiels
de la morale, irréductibles à l’amour-propre : la morale
1
La différence entre l’approbation morale et l’approbation esthétique que faisait
le Traité est néanmoins maintenue dans l’Enquête : l’approbation esthétique peut porter sur
la qualité d’un objet inanimé. Mais lorsqu’elle porte sur la qualité reliée à une personne,
cette différence est beaucoup moins claire. Hume pense que les principes naturels en jeu
sont les mêmes. Une bonne action est une belle action, une personne vertueuse une belle
personne. La catégorie du sublime s’applique en morale et en esthétique dans l’Enquête
(VII). Cf. notre chapitre 12.
2
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. M. Biziou, Cl. Gautier, J.-F.
Pradeau, PUF, 1999, III.III, p. 210.
210
« implique un sentiment commun à tous les hommes, qui
recommande les mêmes objets à l’approbation générale » et
« aussi un sentiment assez universel et vaste pour s’étendre à
toute l’humanité » (p. 130). L’amour-propre enferme
l’appréciation dans un relativisme personnel et est indifférent
à ce qui ne touche pas le juge lui-même. Seul le sentiment
d’humanité satisfait donc ces deux conditions, mais
rappelons-nous qu’il n’est pas (contrairement à ce qu’en fait
Hutcheson) un donné de la nature humaine. Il est le produit
de conventions, c’est-à-dire de l’expression sociale de nos
jugements et de la pratique de la communication1. En outre,
Hume souligne que le désir de la renommée renforce la
motivation morale.
Cette dernière, néanmoins, s’explique en elle-même
par le fait que nous nous sentions obligés d’agir (avec justice
ou bienveillance par exemple). Pour cela, nous devons
approuver la passion à l’origine de cette action. En d’autres
termes, cette motivation doit nous plaire, du fait que nous
sympathisons avec le bien que toute personne concernée par
l’action en retirera. Ainsi, la philosophie humienne de la
morale, rendant à la vertu le caractère « aimable » que
l’austérité théologienne lui avait fait perdre, est plus polite
que toute autre. Elle est donc, n’en déplaise à ses détracteurs,
sans danger pour la morale et la société (EPM IX.II).
Mais la force de cette philosophie en fait peut-être la
faiblesse. Que répondre à un « habile fripon », indifférent au
plaisir de la vertu, qui profite à la fois d’actions malhonnêtes
et de l’ordre social ? Comment le convaincre d’agir
moralement puisque ni la satisfaction morale ni l’intérêt
1
Ce point n’est pas explicité dans la conclusion. Mais il faut se rappeler de ce
que Hume a établi à la section 5, dans la théorie de la correction de la sympathie. Quant à la
notion de convention, elle ne figure expressément dans l’Enquête que dans l’appendice III,
intitulé « Nouvelles considérations sur la justice » (« nouvelles » non pas dans le corpus
humien, mais à l’égard des théories politiques classiques).
211
personnel ne peuvent le motiver1 ? Hume concède que « si le
cœur ne se révolte pas contre des maximes si pernicieuses,
s’il n’éprouve pas de répugnance à l’idée de la vilenie et de la
bassesse, nul doute qu’il ait alors perdu un puissant motif en
faveur de la vertu » (p. 138). On peut certes espérer que le
bien mal acquis ne profite jamais, ou savoir, si l’on est
philosophe, que cet habile fripon se prive des plaisirs les plus
doux (p. 138-139). Il reste que la polite philosophy qui rend
la vertu aimable ne suffira sans doute pas, sans l’appui de la
culture sociale et de l’éducation2.
Un dialogue pour dépasser le relativisme
L’Enquête se termine sur un dialogue entre un
narrateur s’exprimant à la première personne, et un
personnage nommé Palamède, qui pense que les accords
transculturels sur les valeurs ne sont que des effets
rhétoriques. Le narrateur argue pour sa part qu’il y a des
principes naturels d’approbation qui ensuite, sous l’influence
de causes naturelles, donnent lieu à des appréciations morales
divergentes ou opposées. Quelle est la nécessité d’ajouter de
telles considérations à la polite philosophy de la morale ?
Deux éléments peuvent éclairer ce point : la lecture de
Montesquieu d’une part, mais aussi une problématique
interne à la philosophie de Hume d’autre part.
1
Sur la figure de « l’habile fripon », cf. C. Spector, Eloges de l’injustice, Seuil,
2016, chapitre 4. L’abondante littérature sur cette question cherche souvent à montrer que la
morale humienne est mise en difficulté par un tel cas. On envisage par exemple que si
l’habile fripon s’estime pour sa malhonnêteté, aucune injonction morale ne saurait le
convaincre. Toutefois, Hume ne prétend pas convaincre le fripon par la seule polite
philosophy. En outre, l’estime de soi peut être excessive. Hume a d’ailleurs montré, dans le
Traité, que la mesure de l’estime de soi est réglée par la sociabilité. Cf. James King, « Pride
and Hume’s Sensible Knave », Hume Studies, vol. 25, avril-nov. 1999, p. 123-138.
2
Hume insiste, dans ses éléments de réponse, sur le lien entre le noble plaisir
procuré par l’action morale, promouvant une éthique de la culture intellectuelle et artistique,
plutôt qu’un idéal ploutocratique. Cf. J. Culp, « Justice, Happiness and the Sensible
Knave », The Review of Politics, vol. 75 (2), 2013, p. 193-219.
212
Montesquieu (1689-1755) publie anonymement
l’Esprit des lois à Genève en 1748 1 . Déjà, Hume semblait
faire écho à l’approche de Montesquieu, dans un essai publié
seulement un mois plus tard, « Le caractère des nations ». La
plus grande part de ce dernier fut rédigée avant la lecture de
l’ouvrage de Montesquieu. Mais par la suite, les deux auteurs
entretiennent une correspondance régulière, où se lit une
admiration mutuelle. Montesquieu, tout au long de son
ouvrage, développe une science qui prête attention aux
variations historiques. Il considère en particulier les
différentes formes de gouvernement dans l’histoire et selon
les sociétés des différentes régions du globe. Il prête attention
aux circonstances climatiques autant que passionnelles qui,
caractérisant un peuple, rendent une forme de gouvernement
plus ou moins appropriée 2 . Hume de son côté, a pu être
conduit à renforcer, sous l’effet de sa lecture, l’attention qu’il
portait à ces circonstances. Nous verrons quelles réflexions
serrées et précises en découleront en économie politique.
Dans la philosophie morale de Hume, cette attention à
des variations si importantes entre sociétés et cultures, à
distance les unes des autres dans l’espace et le temps, doit
nécessairement conduire à reposer le problème du
relativisme. Si la correction de la sympathie se fait par la
sociabilité et le langage, comment est-il possible de dépasser
le relativisme social ? Nos jugements moraux ne sont-ils pas
toujours relatifs à la culture sociale ? Et en retour, cette
interrogation semble, dans le dialogue, remettre en question
la solution proposée par Hume depuis le Traité. Car l’emploi
1
Une traduction intégrale en anglais est rapidement livrée au public mais les
chapitres de Montesquieu sur l’Angleterre reçoivent aussi une traduction dans une édition
séparée à laquelle Hume aurait pu contribuer, selon Mossner. Cf. Jean-Pierre Cléro, « Hume
et Montesquieu. Sur deux chapitres de L'Esprit des lois traduits en anglais », Revue
Française d'Histoire des Idées Politiques, vol. 35, n°1, 2012, p. 73-91.
2
Charles-Louis de Secondat, Marquis de Montesquieu, Esprit des lois, XIX.4,
p. 461.
213
conventionnel des expressions de valeur n’uniformise-t-il pas
l’expression plus que la valeur ? Par exemple, le mot
honorable est toujours pris pour une appréciation positive et
le mot honteux pour une appréciation négative. Mais ce qui
fait l’honneur ou la honte peut faire l’objet de désaccords. Et
si l’on retrouve des valeurs communes, apparemment
semblables aux nôtres dans d’autres sociétés, n’est-ce pas au
prix d’artifices rhétoriques, ou tout au moins par l’effet d’une
redescription qui se fait dans notre propre langage ?
Palamède est relativiste. Le narrateur, au contraire,
défend l’existence de principes naturels uniformes, d’où
découlent les différences de jugement. Le but de Hume n’est
sans doute pas de justifier la thèse du narrateur par des
raisons scientifiques. Toute la beauté du dialogue réside
plutôt dans l’effort minimal à mettre en œuvre pour tenter de
dépasser le relativisme : l’effort d’intelligibilité par l’art des
contrefactuels. Et lorsqu’il s’agit de juger des appréciations
différentes de sociétés différentes, c’est encore la méthode à
suivre. Par exemple, considérons les Athéniens de l’Antiquité
d’un côté et les Français de l’époque contemporaine de
Hume, de l’autre. Et examinons leurs jugements à propos
d’une question moraliste précise, telle que le suicide. Chez
les Grecs, le suicide est permis… parce que les Dieux ne
l’interdisent pas. Et il est piquant de noter que certains
philosophes français font l’éloge du suicide… alors qu’il est
interdit par leur religion1. Leur appréciation dépend donc de
ce que permettent les dieux. Si les Dieux avaient interdit le
suicide, un Athénien aurait admis cette interdiction alors
1
Hume pense peut-être à Platon (Les lois, IX, 873c-d) et, chez les Lumières
françaises, à Montesquieu (Lettres persanes, Lettre 76, GF, 1964, p. 131) ou à Rousseau (en
particulier à lettre de Saint-Preux dans La nouvelle Héloïse). Voltaire faisait le commentaire
suivant au sujet de Rousseau : « Ses instructions sont admirables. Il propose d’abord de nous
tuer ; et il prétend que saint Augustin est le premier qui a jamais imaginé qu’il n’était pas
bien de se donner la mort. Dès qu’on s’ennuie, selon lui, il faut mourir. Mais, maître JeanJacques, c’est bien pis quand on ennuie ! Que faut-il faire alors ? Réponds-moi. Si on t’en
croyait, tout le petit peuple de Paris prendrait vite congé de ce monde (…) » (Mélanges,
Paris, Gallimard, « Pléiade », 1961, p. 404).
214
qu’un Français l’aurait rejetée (p. 182). L’effet ironique, une
fois encore, ne tient pas à ce que Hume dissimule ici quelque
conviction cachée ; il est produit par l’art du contrefactuel qui
réintroduit une distance par rapport aux points de vue que
nous pénétrons si bien. Si les circonstances avaient été
autres, à la place d’un Athénien ou d’un Français, je jugerais
que… Aucun point de vue normatif, supérieur aux autres ne
peut être assigné. Il n’est pas question de donner raison aux
uns et tort aux autres. Mais le fait que nous entrions dans ces
points de vue si différents, et même dans leur variation,
montre qu’une compréhension n’en est pas impossible.
215
IV. LA CONQUETE PHILOSOPHIQUE (1752-1779)
216
11. ÉCONOMIE ET HISTOIRE
Pourquoi de nouveaux essais politiques
Pendant qu’il compose la seconde enquête (vers
1750), Hume s’attèle à la rédaction de nouveaux essais
politiques. Publiés en 1752 sous le titre de Political
Discourses (Discours politiques), il lui feront, avec L’histoire
d’Angleterre dont le premier volume paraît en 1754, grande
réputation, notamment en France1.
Le conflit avec la France s’est interrompu grâce à la
paix d’Aix-la-Chapelle en 1748. Mais la guerre couve de
nouveau. Les deux pays y ont pourtant épuisé leurs finances.
Ainsi, la question politique d’actualité, à cette époque, est de
savoir ce qui fait la puissance d’un État, ce qui la rend
supérieure à une autre et dans quelle mesure la richesse, ou la
dette, y contribue ou l’affaiblit.
Elle y est traitée dans ces essais, qui relèvent de ce
qu’on nommera (après Rousseau notamment) l’économie
politique, par quoi il faut entendre, en un sens large, une
connaissance portant sur la gestion des affaires de l’État en
1
Rousseau a cette remarque célèbre dans le livre 12 des Confessions : « Il
[Hume] s’était acquis une grande réputation en France et surtout parmi les Encyclopédistes
par ses traités de commerce et de politique, et en dernier lieu par son histoire de la maison
Stuart (…) » (Œuvres complètes, Gallimard, 1959, vol. 1, p. 630). Notons que Hume
ajoutera ultérieurement deux essais (« De la jalousie du commerce » et « De la coalition des
partis », ajoutés en 1760 mais prévus pour 1759).
217
vue de l’utilité publique ou du bonheur de la société1. Il y a
d’ailleurs là une ambiguïté qui expliquera une divergence, à
la fin du siècle, entre deux penseurs des Lumières écossaises.
Selon Dugald Stewart, en effet, l’économie politique doit
viser le bonheur et pour cela réfléchir à ce que doit être un
développement de la société conforme aux principes moraux,
alors que chez Adam Smith elle vise seulement l’utilité
publique 2 . Ces questions n’apparaissent que plus
problématiques chez Hume, car son approche ne peut
disposer d’aucun critère de perfection politique permettant de
définir le bonheur ou l’intérêt d’une société. Tout jugement
de valeur est seulement comparatif et relatif. Comment alors
juger de la supériorité d’un État sur un autre – et comment
apprécier le poids des circonstances marchandes, monétaires,
démographiques ou industrielles ? Comment savoir, par
exemple, si un État est plus fort quand il a un stock d’or et
d’argent important ou bien quand sa balance commerciale est
excédentaire ? La prise en compte de l’historicité des
phénomènes politiques suppose certes de rechercher une
causalité dynamique qui explique, plutôt qu’une supériorité
in abstracto, un accroissement, un affaiblissement ou un
développement. Mais alors, comment juger du progrès ou de
la croissance politique d’un État ? En admettant que l’on
puisse évaluer avec précision la croissance de la démographie
ou de la richesse dans un pays, la question de leur influence
mutuelle et de leur effet sur la puissance politique reste
ouverte. Or, les données démographiques manquent encore à
l’époque, et l’augmentation du stock de monnaie ne fait pas
toujours croître les richesses…
1
Cf. Jean-Jacques Rousseau en fait un objet philosophique dans l’article
« Économie » de l’Encyclopédie, qui deviendra en 1755 le Discours sur l’économie
politique (Vrin, 2002). Mais c’est Dugald Stewart qui en fera une discipline universitaire,
dans ses cours entre 1800 et 1810 (publiés en 1855).
2
Dugald Stewart, Lectures on Political Economy, in Collected Works, Bristol,
Thoemness, 1994, vol.10.
218
Ces questions sont « générales » et « complexes », et
c’est pourquoi elles méritent, selon Hume, des comparaisons
circonstanciées 1 . On comprend que loin de condamner la
pensée abstruse, le premier de cette nouvelle série d’essais,
intitulé « Du commerce », insiste sur son utilité en la
matière2. La première section de l’Enquête sur l’entendement
humain signalait déjà que la recherche des principes a une
utilité sur le plan politique : grâce à la connaissance des
principes, la gouvernance gagne en méthode, les pouvoirs en
équilibre, et la force militaire en ordre et circonspection
(EEH, I, § 9). Notre hypothèse quant à la genèse du projet
humien nous conduit donc à voir dans cette seconde série
d’essais le pendant du moralisme polite déployé dans la
première série : il ne s’agit plus tant d’instruire un sujet de
conversation (parfois futile) par une connaissance des
principes, que de traiter un sujet philosophique important (et,
en l’espèce, politique) par une comparaison subtile mais
intelligible. Hume n’hésite pas à déclarer désormais qu’une
philosophie qui ne nous dit « rien que ce qui se débite dans
les conversations d’estaminet » n’y a plus sa place (E&T II,
p.39)3. En somme, selon nous, l’enrichissement mutuel de la
philosophie évidente (obvious) et de la philosophie profonde
1
La généralité tient au fait que l’on ne délibère pas sur une décision ou une
mesure singulière : toute considération sur sa pertinence sera comparative. La complexité
demande de dégager les circonstances impliquées dans la puissance ou la croissance
politique au prix de comparaisons multiples et soigneuses. La différence de point de vue
entre délibération particulière et raisonnement général a été soulignée par D. Deleule : en
politique, en économie ou dans le commerce, une délibération sur un fait particulier suit
spontanément et instinctivement les principes d’évaluation de la probabilité présentés dans
le Traité (et en particulier la première influence des règles générales, TNH, I.III.13) ; alors
qu’un raisonnement général en économie politique réfléchit à ses principes et évalue leur
généralité (en usant de la seconde influence des règles générales). Cf. D. Deleule, Hume et
la naissance du libéralisme économique, Aubier, 1979, p. 96-97.
2
L’essai lui accorde aussi un caractère plaisant, si bien que la pensée abstruse a
toutes les qualités qui la rendent « estimable », conformément aux principes de la seconde
Enquête.
3
Les estaminets (les cafés) abritaient les réunions entre auteurs de la littérature
polite dont nous traitions dans la partie précédente.
219
peut donner lieu à deux discours. Le moralisme réfléchi qui
se sert de principes pour mieux apprécier un comportement,
une invention ou une institution caractérise la première série
d’essais ; la philosophie politique, qui applique un
raisonnement naturel pour mieux repérer les principes d’un
fait évalué comme puissance ou progrès, est propre à la
seconde série1. Le moralisme réfléchi a besoin d’alterner les
points de vue sympathiques et d’entrer dans des appréciations
différentes pour approcher une juste mesure. La philosophie
politique quant à elle fait varier les comparaisons
expérimentales afin de circonscrire les circonstances
principales et de dégager leur ordre d’influence, selon une
logique déjà expliquée dans le Traité. Elle montre aussi les
conditions historiques, sociales et politiques, dans lesquelles
émergent les croyances sur le pouvoir et le progrès, des
croyances qui ont à leur tour des effets sociaux.
Juger du pouvoir et de la croissance politiques
La philosophie politique suit très précisément les
principes que la philosophie de l’esprit a établis. Rappelons
que l’évaluation de la puissance, avant d’être une question
d’appréciation morale, repose sur les principes de
l’entendement qui font juger d’un pouvoir : la coutume et
l’expérience passée font attendre un effet en vertu d’une
certaine « pratique du monde » (TNH II.I.10, p. 152). Mais ce
pouvoir a aussi une connotation passionnelle : il est apprécié
pour le plaisir qu’il procure. D’après le Traité, la richesse est
typiquement un pouvoir de cet ordre. Elle est l’idée de
l’argent en tant qu’il rend probable l’acquisition d’un bien
convoité, et elle procure pour cette raison un certain plaisir à
celui qui la détient (TNH II.I.10). En outre le pouvoir des
1
Par exemple, à propos du luxe, Hume ne s’intéresse pas à la question de savoir
s’il est « innocent ou blâmable », mais se demande s’il peut être source de bonheur pour la
société et s’il a une utilité sociale. (E&T, « Du raffinement dans les arts », p. 51-61).
Cf. D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Aubier, 1979, p. 174-186.
220
hommes est toujours estimé par comparaison avec celui
d’autres hommes, si bien que (comme Hobbes l’avait déjà
souligné) il s’identifie souvent au surcroît de pouvoir que
l’on a par rapport aux autres. Développement et croissance
seront donc évalués par les effets qu’ils ont sur le pouvoir des
membres d’une nation (parfois par le biais d’attentes, de
croyances et de contextes passionnels). Parmi ces
conséquences, les agréments procurés par les arts et les effets
de sociabilité ne seront pas négligés, car leur rôle est décisif
pour la tranquillité, ainsi qu’on l’a vu. Toutefois l’évaluation
du progrès n’est pas si simple car la puissance de l’État,
parfois, exige de contrevenir au bien-être de ses sujets. Ainsi
la puissance de Sparte était-elle liée à l’absence de commerce
et de luxe (« Du commerce », E&T II, p. 42).
Mais Hume constate également que « le cours le plus
naturel des choses veut que l’industrie, les arts et le
commerce augmentent la puissance du souverain autant que
le bonheur des sujets ; et c’est une politique violente que
d’accroître la puissance du public par la pauvreté des
particuliers » (p. 44). Avec le développement du commerce
en effet, le travail des sujets est employé « au-delà des pures
nécessités ». Cela a deux conséquences. Plus de personnes
peuvent être employées « au service du public », ce qui
accroît la grandeur de l’État (p. 45-46). Et les satisfactions
accessibles ne se réduisent pas aux nécessités vitales, mais
comprennent les plaisirs raffinés des arts (par quoi il faut
entendre autant les sciences et les techniques que les beauxarts), que Hume nomme les plaisirs « du luxe » (p. 51-61)1.
Dans la mesure où ce développement naît d’une activité non
point servile et contrainte mais industrieuse et volontaire, il
fait le bonheur des sujets. L’importation (qui procure de la
matière à de nouvelles manufactures) et l’exportation (qui
1
Néanmoins, à la différence de Bernard Mandeville, Hume distingue entre le
luxe « vicieux », dont la jouissance ne nourrit pas le commerce, et le luxe utile à la société
parce qu’il soutient l’industrie par la consommation.
221
crée du travail à l’intérieur) participent encore au processus.
Enfin, Hume ajoute que l’égalité de tous dans la jouissance
de ce qui est vital et de nombre d’agréments accroît encore la
puissance de l’État car elle « diminue la réticence des
citoyens à payer les taxes ou les impôts exceptionnels », et il
suggère que la comparaison est plus favorable à l’Angleterre
qu’à la France sur ce point (p. 47-48).
Tout discours néanmoins a conscience de ses limites,
lesquelles, ici, ne tiennent pas tant à la relativité passionnelle
du locuteur, qu’à la nécessité de réviser constamment les
causes à l’aune de nouvelles circonstances. Or si les
paramètres passionnels sont, au cours de l’histoire, les plus
réguliers, les opinions sont susceptibles d’une plus grande
variation selon Hume1. Au début de l’essai « Du commerce »,
il notait que précisément, cette variation des opinions pouvait
changer l’influence du commerce, de la richesse et du luxe et
venir entraver la force du public (p. 41)2.
Le lien « indissoluble » entre l’industrie, la connaissance et
l’humanité
Selon Hume, l’expérience comme la raison montrent
que « l’industrie, la connaissance et l’humanité sont liées
ensemble par une chaîne indissoluble ». Que le raffinement
dans les arts engendre une sociabilité plus douce, c’est déjà
ce que l’essai « De la délicatesse du goût et de la passion »
avait montré, dès 1741. Le développement du goût
s’accompagne en effet d’une tranquillisation des passions et
1
Déjà dans « De l’éloquence », Hume disait que l’histoire civile a « une bien
plus grande uniformité » que l’histoire des connaissances : « L’intérêt et l’ambition,
l’honneur et la honte, l’amitié et l’inimitié, la gratitude et la vengeance sont les premiers
ressorts de toutes les actions publiques ; et ces passions fort têtues sont d’une nature
beaucoup moins flexible que ne le sont le jugement et l’entendement qui varient aisément
sous l’effet de l’éducation et de l’exemple » (E&T I, p. 155).
2
Cf. Charles Louis de Secondat, baron de Montesquieu, L’esprit des lois,
Livre XX (en particulier, chapitres 4 et 12).
222
de rapports amicaux plus constants. Hume en présente
maintenant les effets sociaux : « à mesure que ces arts
raffinés progressent (…) les hommes s’assemblent dans les
villes, ils aiment recevoir et transmettre la connaissance, ils
veulent montrer leur bel esprit, leur bonne éducation (…) Il
se forme partout des cercles et des sociétés particulières ; on
voit les humeurs s’adoucir (…) » (« Du raffinement dans les
arts », p. 53).
Comme l’a noté James Harris, l’originalité de Hume
ne consiste pas à dire que le commerce fait la force d’une
nation, car ce point était largement consensuel, mais à
montrer comment le commerce, favorisant le progrès des arts
et de la connaissance, assure au mieux la sécurité des
individus en tempérant leurs passions. Il est aussi la garantie
de leur liberté politique contre la tyrannie, parce qu’il enrichit
les paysans, qui ainsi « cessent d’être des esclaves » et qu’il
donne de « l’autorité » aux marchands, dont la « classe
moyenne » (middling rank) est au cœur de la cohésion sociale
(p. 58)1. En outre, comme on l’a vu, le travail n’étant plus
seulement destiné à satisfaire les nécessités vitales, il se rend
disponible pour « le service du public ».
La rupture avec les projets mercantilistes
Le mercantilisme désigne un ensemble d’auteurs, en
réalité très divers, qui proposaient différentes mesures pour
favoriser le commerce, et les justifiaient par le bénéfice social
qui en résulterait2. Entre autres thèses, ils défendaient que le
1
J. Harris, Hume. An Intellectual Biography, p. 272. Smith rendra hommage à
Hume dans la Richesse des Nations, pour avoir le premier relevé un effet politique du
développement commercial et industriel des villes sur les campagnes : l’introduction
progressif de l’ordre et d’un bon gouvernement parmi des habitants qui vivaient jusque là en
guerre avec leurs voisins et en esclaves sous la domination de leurs supérieurs (An Inquiry
into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Clarendon Press, vol. I, p. 412).
2
Ils sont assimilés et critiqués sous le titre de « système mercantile » par Adam
Smith dans le livre IV de la Richesse des nations.
223
stock d’or et d’argent fait la puissance d’un État, que
l’augmentation du stock de monnaie accroît cette puissance,
et que les exportations doivent être supérieures aux
importations (en augmentant les taxes à la consommation de
produits étrangers et en maintenant les salaires intérieurs
suffisamment bas). Ces auteurs s’accordaient pour dire que la
balance du commerce de la Grande-Bretagne avec la France
(i.e. l’équilibre entre exportation et importation) était
défavorable à la Grande-Bretagne.
Dans ses essais, Hume prend souvent le contre-pied
de ces thèses. Mais il faut bien comprendre que la rupture est
d’abord méthodologique : c’est en prêtant attention aux
comportements humains dont les véritables causes (passions
et croyances) s’enracinent dans les principes de la nature
humaine, que l’on pourra comprendre que la croissance
commerciale dépend non de l’augmentation de la quantité
d’argent mais des mœurs en lien avec sa circulation. Ou
encore que les taux d’intérêt ne dépendent pas de la quantité
de monnaie mais des habitudes et des mœurs que les
individus d’un pays ont développées dans la pratique du
commerce – bref de l’industrie au sens du travail inventif. Il
serait anachronique de dire que l’économie est aux yeux de
Hume une « science humaine » en un sens contemporain,
mais il y voit assurément le fruit d’une enquête sur la nature
humaine. C’est pourquoi l’histoire, ancienne et moderne, y
tient tant de place.
L’historicité du discours sur le pouvoir : un exemple
C’est également l’attention aux mœurs qui conduit
Hume à corriger la conviction de James Harrington selon
laquelle « le pouvoir suit la propriété », en d’autres termes
selon laquelle ceux qui ont le plus de propriétés ont le plus de
pouvoir 1 . Certains auteurs Whigs (tel Bolingbroke)
1
Cf. J. Harrington, Oceana (1656), Belin, 1995.
224
évaluaient le pouvoir de la Chambre des Communes au sein
du régime britannique d’après cette maxime. On a vu quelle
réponse nuancée le moralisme polite leur faisait (E&T I, p.
95-96). L’enquête historico-sociale sur les principes,
déployée à partir des années 1750, offre un autre éclairage.
Comme l’a montré Didier Deleule, Hume y voit une
croyance historiquement apparue. Dans l’Histoire
d’Angleterre, il explique qu’elle fut l’effet d’une mutation
des mœurs à la fin du XVe siècle, mutation caractérisée par le
développement du luxe conduisant à amollir le dynamisme de
la noblesse et à nourrir l’industrie des marchands 1 . Didier
Deleule commente : « Loin d’être déterminant en dernière
instance, l’économique – the foundation comme dit
Harrington – n’installe son efficience causale que par le
truchement des mœurs, des coutumes, de l’opinion
dominante, de ce que nous appellerions aujourd’hui
l’idéologie » (Op. cit., p. 340). Selon nous, l’essai de Hume
intitulé « Idée d’une république parfaite », très inspiré par le
modèle proposé par Harrington dans Oceana, doit donc être
lu non comme une spéculation utopique anhistorique, mais
comme un projet dont les conditions d’intelligibilité autant
que la pertinence politique sont, en conscience, historiques.
Le raisonnement politique doit lui-même tenir compte des
circonstances devenues essentielles à son époque, même
lorsqu’il fait une « projection » spéculative. Car il ne s’agit
plus de moralisme, mais d’une enquête historique et sociale
qui découle de la science de la nature humaine2.
Hume historien
La nécessité d’une histoire d’Angleterre ne se fait que
plus sentir à Hume. Dans une lettre à John Clephane de
1
HA, « Elisabeth », t. IV, p. 439-440.
2
Sur la contextualisation socio-historique, par Hume, du principe de Harrington,
cf. également Claude Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Vrin, EHESS, 2005, p. 88.
225
janvier 1753, il affirme qu’il manque au Parnasse anglais un
véritable historien (LDH I, p. 170). Il reproche à ceux de son
temps un manque de style, de jugement, d’impartialité et de
soin. Il est vrai que depuis les années 1720 notamment,
l’histoire est instrumentalisée, par les Whigs et les Tories.
Une question débattue est celle de savoir si la place du
parlement, et de la Chambre des Communes en particulier,
est en Angleterre un privilège accordé par le roi (thèse tory),
ou un principe constitutionnel qui a son ancienneté pour
autorité, ou inscrit dans l’histoire anglaise indissociable d’une
forme de républicanisme (thèse whig) 1 . On vient de voir
qu’en historien, Hume offre un traitement socio-politique
original de cette question. Et plus généralement, dans
l’ensemble monumental qu’il publie entre 1754 et 1762, il
fait l’histoire du « gouvernement mixte », c’est-à-dire du
gouvernement qui associe au pouvoir monarchique celui,
réel, d’un parlement. À l’histoire des grands hommes (et de
leurs passions), s’ajoutent des considérations sur les causes
sociales que sont les opinions et les passions animant la
société britannique de telle ou telle époque2.
L’occasion de combler le manque d’un grand
historien lui est donnée lorsque devenant bibliothécaire de la
faculté des avocats d’Édimbourg, il dispose d’une masse
livresque considérable. En 1754, il publie un premier volume
de ce qui deviendra le cinquième volume de L’histoire
d’Angleterre, intitulé De l’invasion de Jules César à la
Révolution de 1688, un premier volume qui s’arrête aux
règnes de Jacques 1ier et de Charles 1ier. Un second volume,
sur le Commonwealth, et les règnes de Charles II et Jacques
II, sera publié en 1757 (et il deviendra, le sixième et dernier
1
James Harris, Hume. An Intellectual Biography, p. 309-311.
2
Pour une mise en lumière de ces éléments et une comparaison avec d’autres
historiens de l’époque, voir J. G. A. Pocock, Barbarism and Religion. Vol. 2. Narrative of
Civil Government, Cambridge University Press, 1999 et Claude Gautier, Hume et les savoirs
de l’histoire, Vrin / EHESS, 2005.
226
volume). Puis en 1759 et 1762, paraîtront respectivement les
volumes sur les Tudors (volumes 1 et 2 de la série achevée)
et sur la période précédente (de César aux Tudors, volumes 3
et 4). Ce sont ces volumes qui feront sa réputation en Europe
et sa fortune financière. La série complète sera publiée en
1762.
À Horace Walpole, qui lui reproche de ne pas citer en
détail ses sources, Hume déclare dans une lettre de 1758 que
sa préoccupation première est la conception que les étrangers
se font de l’histoire anglaise et que la postérité s’en fera
(LDH I, p. 285). Une fois encore, le changement
contrefactuel de point de vue donne la règle de la juste
érudition, et la sympathie avec le goût des autres celle du
style adéquat. Hume assume de sélectionner les faits les plus
intéressants.
Les deux premiers volumes parus forment un
ensemble touchant à l’histoire la plus récente (ce sont les
derniers dans la série complète). Ils sont également les plus
en lien avec la politique contemporaine. Le premier,
s’achevant sur la guerre civile et la dissolution du parlement
par Cromwell, pouvait laissait entendre que Hume était Tory.
Néanmoins, comme le souligne James Harris, le second
atteste de l’intérêt considérable de Hume pour la révolution
de 1688. Et surtout, là encore, le jugement de Hume sur
l’opposition entre Jacques 1er (qui pensait que les droits de la
Chambre des Communes étaient suspendus à la volonté du
roi) et les parlementaires Whigs (qui pensaient que leurs
droits constitutionnels étaient indépendants de la volonté
royale) consiste à expliquer les principes de leurs croyances
et à alterner l’approbation des uns ou des autres 1 . Dans
l’ensemble, l’écriture de l’Histoire d’Angleterre, a le souci
d’un balancement qui est plus qu’un simple dispositif
1
James Harris, Hume. An Intellectual Biography, p. 330-332.
227
rhétorique car, comme Claude Gautier l’a montré, ce
dispositif « participe de la réponse humienne aux
interrogations méthodologiques pour la constitution d’une
nouvelle histoire positive, plus neutre et impartiale, qui
s’interdit de trancher a priori entre les termes confrontés »
(Hume et les savoirs de l’histoire, op. cit., p. 145).
L’histoire : croyances et passions en situation
Les Discours et l’Histoire d’Angleterre montrent que
les ressorts naturels que sont croyances et passions, dont les
types mêmes ont été décrits dans le Traité, sont toujours
historiquement configurés, de telle sorte que la méthode de
toute histoire civile consiste à mettre en évidence les
circonstances singulières propres aux expériences
(experiments) en situation de ces croyances ou de ces
passions. L’usage du contrefactuel et de la sympathie se fait à
deux niveaux, d’abord pour dégager les causes
comportementales, c’est-à-dire ce qui a pu être déterminant
chez les grands acteurs politiques, comme dans la société,
ensuite pour balancer l’appréciation socio-politique de ces
causes, c’est-à-dire pour se prononcer sur l’utilité, la
pertinence stratégique ou le bien-fondé politiques de telle ou
telle décision individuelle, attitude politique, ou tendance
sociale. On notera ici que, dans les Discours, les faits
généraux (du pouvoir et du progrès politiques) demandent un
examen des causes en situation car les causes opèrent de
façon régulière dans certaines circonstances. Dans l’Histoire
d’Angleterre, c’est l’exposition la plus impartiale possible de
faits particuliers qui commande une enquête sur les causes.
Dans le dernier grand ensemble qui vise à réécrire en
partie le livre II du Traité dans le style d’une philosophie
intelligible et évidente mais profonde et rigoureuse, Hume
continue d’enrichir la philosophie par une sensibilité
historique. Ce dernier grand ensemble est composé d’essais
plus longs que les précédents, qui, pour cette raison sans
228
doute, prennent le nom de Dissertations. Une première
combinaison devait être publiée en 1755 (et comprenait
notamment un essai perdu sur la géométrie et la physique).
Mais la première parution n’aura lieu qu’en 1757 après que
Hume aura retiré les deux essais les plus sulfureux sur le
suicide et l’immortalité de l’âme (publiés en 1777, de façon
posthume). Au cœur de l’ensemble, la Dissertation sur les
passions reprend de très près et parfois mot à mot le livre II
du Traité, tout en l’abrégeant considérablement et en
commençant cette fois par les passions directes (le désir,
l’aversion). Or Hume y adjoint des opuscules qui se
concentrent sur les variations historico-culturelles du goût et
de la religion : d’un côté, La règle du goût et De la tragédie,
et d’un autre côté, L’histoire naturelle de la religion, à
laquelle auraient donc dû s’ajouter Du suicide et De
l’immortalité de l’âme. Pour terminer notre parcours, nous
considérerons les fruits théoriques et méthodologiques qui se
tirent de cette approche mêlant philosophie et histoire. Hume
y déploie une fois encore, non pas simplement un exercice du
goût esthétique ou moraliste, instruit et corrigé par l’attention
aux circonstances (ce qui était le cas dans la première série
d’essais), mais une philosophie des principes qui explique les
variations culturelles de la critique en esthétique et des
croyances religieuses. Il faut souligner qu’il n’y a pas là un
abandon de la première approche au profit de la seconde car,
jusqu’à sa mort en août 1776, Hume n’aura de cesse de
rééditer tous ses essais sous le titre Essais et traités sur
plusieurs sujets, en retirant certains (notamment ceux qu’ils
jugeait les plus futiles dans la première série), en ajoutant
d’autres (notamment ceux sur la religion, dans son plan de
publication posthume).
229
12. LA CRITIQUE DU GOUT
Les principes du goût
Le goût, qu’il apprécie la beauté des œuvres ou la
moralité des actions, s’explique uniquement par un plaisir ou
déplaisir, sans qu’une harmonie rationnelle des natures ou
convenance ou disconvenance des formes n’en donne un
fondement métaphysique. Le plaisir suscité par la beauté
d’une chose engendre une affection qui nous la fait apprécier.
Dès le Traité, Hume avait envisagé que la beauté
pouvait causer les passions de fierté et d’amour (les passions
qui apprécient donc des qualités, à la différence des passions
directes qui motivent des actions). Il la définissait comme
« une forme qui produit du plaisir » (II.I.8, p. 136). Que le
plaisir suscité par la beauté soit l’appréciation d’une conformité, c’est-à-dire d’un rapport adéquat (car naturel) entre
formes ou essences était une thèse répandue, chez
Shaftesbury, Cudworth, Hutcheson ou Leibniz. Mais sous la
plume de Hume, loin de désigner une essence métaphysique,
« forme » signifie une manière de se présenter ou de faire. Sa
beauté s’explique seulement par l’appréciation du plaisir
qu’elle suscite.
Encore faut-il préciser que la beauté peut être
naturelle ou morale, de sorte que Hume ne fait pas la
différence entre les principes d’un goût esthétique pour une
action et les principes d’une appréciation morale (ou sens
moral). Ainsi, la valeur reconnue à une action qui est utile ou
plaisante à autrui la rend indissociablement bonne et belle,
voire vertueuse et sublime, à nos yeux. Hume remarque
toutefois que le goût pour la beauté naturelle peut porter sur
des qualités appartenant à des objets inanimés alors que la
fierté et l’amour ont toujours pour objet des personnes (TNH
II.I et II). Le goût est donc une affection pour la chose ou
l’action qui, par sa forme, nous donne un certain type de
230
plaisir. En outre, c’est une affection qui met en jeu la
sympathie (comme on l’a vu en morale). C’est pourquoi c’est
habituellement une affection calme (TNH II, p. 110).
Réduire le goût à une affection suscitée par un plaisir
se heurte néanmoins à une objection. Dans les tragédies, « le
plaisir du public est en proportion de son affliction » (E&T II,
p. 257). Hume ne consacre pas une ligne à réfuter
l’explication qui donnerait à la tragédie une fonction
édificatrice ou moralisante. En revanche, il admet, avec
l’abbé Dubos, que tout divertissement qui rompt l’ennui est
plaisant 1 . Et il ajoute, avec Fontenelle que c’est la fiction
d’événements tragiques qui est, en l’occurrence, plaisante2 .
Que ce plaisir soit engendré s’explique par une qualité propre
à la représentation : l’« éloquence » (p. 259). L’imagination
fait ici son œuvre : elle tisse et compose, fait des associations
par ressemblance, place en contiguïté des personnages et des
actions, établit des liens de causalité entre événements (EEH,
III, p. 56-63). C’est cette forme – une qualité propre à la
représentation plutôt qu’à ce qui est représenté – qui suscite
la si douce affection du goût.
La règle du goût
Venons-en maintenant au problème posé par la
diversité culturelle et historique des goûts. Dans l’essai « De
l’éloquence », Hume remarquait que les principes à l’œuvre
1
La science des passions fournissait une explication expérimentale du plaisir
d’excitation qui naît de la nouveauté et du désagrément de l’ennui comme de la dynamique
susceptible de changer le plaisir en malaise ou le malaise en plaisir, et finalement
l’affaiblissement ou le renforcement des passions sous l’effet de l’habitude (TNH, II.III.5).
2
Selon Fontenelle, savoir que ce sont des fictions nous console des malheurs du
héros ; c’est pourquoi le mélange de sentiments (tristesse et consolation) plaît. Selon Hume,
ce n’est pas parce qu’elle atténue la tristesse que la fiction est savourée, mais parce que le
plaisir procuré par la représentation est si fort qu’il domine le sentiment de tristesse
(p. 260). L’inverse arrive parfois, comme lorsque nous sommes si touchés par un événement
que sa représentation (dans un discours éloquent ou une belle mise en scène) ne ferait
qu’ajouter à notre affliction (p. 262-263).
231
dans l’histoire civile, dont les événements proviennent des
passions et des intérêts, sont plus uniformes que ceux qui
œuvrent dans l’histoire des lettres, dont les compositions
varient si grandement au cours du temps, qu’il est difficile de
voir pourquoi l’une est appréciée et l’autre point (E&T I,
p. 155). La diversité de compositions témoigne d’ailleurs
d’une diversité des goûts, lesquels sont non seulement
propres aux spectateurs, mais aux artistes du temps. Or le
constat de cette diversité des jugements sur la beauté
constitue un défi d’autant plus grand pour la constitution d’un
standard que, à la différence des appréciations qui portent sur
la moralité des actions, cette diversité vaut même dans le
« cercle étroit » de nos proches ou de ceux qui partagent la
même éducation (ceux avec qui nous sympathisons
facilement).
Touchant les œuvres d’art, la dispute semble ainsi
plus radicale et moins possible à trancher qu’à propos des
bonnes actions. En morale, comme on l’a vu, la pratique de la
sociabilité, suppose un standard1. Mais dans la critique d’art,
la discussion tourne souvent à la dispute. Creusons encore la
différence2. En morale, les différences culturelles étant tenues
pour des différences d’éducation, la pratique des
contrefactuels nous permet de comprendre le point de vue des
autres ; mais en matière de beauté, la différence de goût nous
incline à tenir tout désaccord pour un signe d’inculture.
Hume cherche alors « une règle par laquelle il soit possible
de réconcilier les divers sentiments des hommes, ou à défaut,
de décider entre ces sentiments, confirmant l’un, condamnant
1
Voir notre chapitre 7. La notion de standard est traduite différemment selon les
commentateurs (modèle, norme, règle ou mesure).
2
Dans La règle du goût, Hume se contente de rapprocher les deux difficultés,
respectivement posées en morale et en esthétique, par la diversité du goût. Il ne fait pas
véritablement de différence entre les deux problèmes. Mais l’on peut penser qu’un lecteur
averti des thèses de Hume sur la moralité aurait déjà à l’esprit la solution proposée dans le
Traité et la Seconde enquête. La difficulté posée par la critique ne lui serait que plus
sensible.
232
l’autre » (p. 267). La nuance est importante : si l’on ne
parvient pas à déterminer une uniformité de sentiments, il
faudra tout au moins comprendre comment les réconcilier, et
si l’on ne parvient pas même à opérer cette réconciliation,
comment trancher les disputes. Au pire donc, sans disposer
d’une norme du goût, il faudrait pouvoir comparer les goûts
pour penser une différence entre le bon goût et le mauvais
goût.
Le problème est le suivant. D’un côté, le sentiment
qu’est le goût est toujours juste puisqu’il ne dépend pas d’une
adéquation avec un quelconque fait établi par la raison. Mais
d’un autre côté, la critique esthétique émet des jugements de
valeur hiérarchisés et il serait absurde et extravagant de nier
la disproportion dans la qualité des œuvres (des
compositions) humaines. Dès lors, il faut s’intéresser aux
règles de composition des œuvres pour comprendre comment
le goût pourrait être susceptible de régularité, comment le
goût pourrait se régler sur les règles de l’art, lui que tant de
facteurs corporels et sociaux influencent. Ce simple constat
suffit à faire le deuil d’un accord uniforme entre les goûts. La
problématique humienne n’est donc pas exactement celle que
Kant traitera, plus tard, dans la Critique de la faculté de juger
(1790) : la question n’est pas de savoir à quelles conditions
un jugement de goût peut prétendre faire l’objet d’un accord
universel et nécessaire (ce qui, précisément, pour Kant,
suppose de se donner, comme un idéal, un « sens commun »,
qui, exigible en droit, a le rôle d’une norme). Hume cherche
seulement un principe de comparaison : un principe
permettant sinon de réconcilier les goûts (en montrant sur
quoi ils s’accordent en fait), tout au moins de les comparer
entre eux. Pour cela il ne faut pas montrer de quel droit dire
que nos sentiments doivent s’accorder, mais montrer ou bien
sur quoi ils s’accordent en fait (si on arrive à les réconcilier),
ou bien en quoi ils pourraient s’accorder (si on faisait varier
les circonstances factuelles). La première option est démentie
233
par le fait que chaque goût ne peut prétendre qu’à être son
propre standard. Mais alors la question s’inverse : comment
une régularité peut-elle être dégagée qui puisse constituer des
canons et des règles de l’art, voire des règles de bon goût ?
La solution consiste à dire que si les goûts sont tous
aussi justes les uns que les autres, ils ne sont pas pour autant
aussi délicats. Tous les spectateurs ne sont pas capables de
percevoir pour elles-mêmes les qualités de la composition,
quand bien même ils reconnaissent et apprécient ces qualités
lorsqu’elles sont présentées distinctement et séparément
(« Règle du goût », E&T I, § 12 à 27). Ils reconnaîtront donc
la supériorité en délicatesse d’un goût différent du leur.
Evaluer la délicatesse des goûts permet de hiérarchiser les
goûts en fonction de règles du beau (à la fois canons et
régularités attestées dans nos appréciations). Et pour affiner
cette délicatesse du goût, rien ne vaut la pratique d’un art,
selon Hume (p. 273-274).
La délicatesse ne consiste pas seulement à être affecté
par une qualité suscitant régulièrement un sentiment de
beauté. Elle consiste à ressentir une telle affection dans le cas
où la qualité n’apparaît pas clairement et distinctement. La
délicatesse est une capacité à être vivement touché par cette
qualité là où cette qualité n’est pas par elle-même vive. Hume
s’appuie ici sur une analogie avec le sens gustatif : avoir un
palais délicat, c’est savoir reconnaître dans un plat ou une
boisson, un goût que l’on reconnaîtrait ailleurs. De la même
façon, celui qui n’apprécie pas ou déprécie une qualité cachée
dans une œuvre, alors qu’il l’apprécie lorsqu’elle se présente
à part ou à un haut degré ailleurs, manque de délicatesse. Les
critiques qui reconnaissent in abstracto certaines qualités de
la beauté (par exemple l’harmonie, l’équilibre et l’unité) dans
ce qu’ils tiennent pour des modèles du genre sont au moins
coupables de ne pas savoir apprécier ces mêmes qualités
lorsqu’elles entrent dans la composition d’une œuvre plus
complexe. Mais plusieurs critiques peuvent avoir raison et
234
des goûts différents, sensibles à des qualités différentes, ne
doivent pas être considérés comme mutuellement exclusifs.
Il reste que la possibilité d’un standard général
réconciliant les goûts est comprise. Les régularités
susceptibles d’être dégagées en matière de goût sont en effet
liées aux « usages d’une époque et d’un pays ». Et même
l’influence des circonstances est variable, selon la
constitution interne et les mœurs. En creux, il apparaît que la
critique est possible et même intéressante, si ce n’est
plaisante, mais seulement dans la sphère où des régularités
peuvent être établies et où une compréhension mutuelle peut
se faire.
Une philosophie sceptique de la critique
Ainsi, il n’y a pas de modèle universel (standard) du
goût, mais seulement des modèles (au sens d’exemplaires
particuliers) de la beauté reconnue dans telle ou telle
circonstance. Cela est déjà l’indice d’une forme de
scepticisme critique. Toutefois le style de la philosophie
claire et évidente conduit Hume à dire, dans cet essai, qu’il y
a des qualités dans les objets, propres à produire le goût. Or
cela semble une concession à Hutcheson, qui rapprochait
l’idée de beauté de l’idée de qualité seconde, telle que l’idée
de chaud, de froid, de doux ou d’amer1. Notons toutefois que
là où Hutcheson invitait à un rapprochement entre la
perception de la beauté et la perception de qualités secondes,
Hume fait pour sa part une analogie entre le goût au sens
gustatif et le goût au sens esthétique. Or une analogie, à la
différence d’un rapprochement, permet d’établir ses propres
limites.
1
F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu,
Premier traité, section I, trad. A.-D. Balmès, Vrin, 2015, p. 69-70.
235
Les qualités savourées par le sens gustatif n’ont pas le
même statut que celles appréciées par le sens du beau. Le
goût alimentaire dispose d’une référence précise à laquelle on
peut comparer l’exactitude de la perception, parce que la
composition culinaire consiste seulement à mélanger des
ingrédients en premier lieu séparés. Qu’en sera-t-il du goût
esthétique ? Peut-on présenter avec la même facilité les
ingrédients d’un chef d’œuvre littéraire ? La composition
artistique ne résulte-t-elle pas d’un style et d’un tour de main
qui la rendent impossible à réduire à la somme de ses
ingrédients ? Le goût esthétique n’est pas sensible à des
qualités premières ou élémentaires, propres à la matière des
objets rassemblés, mais à des qualités propres à la
composition comme telle, qu’il faut pouvoir discerner.
En outre les qualités du sens gustatif et du goût pour
la beauté ne sont pas du même genre. Les premières relèvent
d’un sentiment affectif, alors que les secondes relèvent d’une
perception sensible. Or cette distinction est celle que
l’anatomie de l’esprit faisait entre impression de réflexion et
impression de sensation. Nous sommes donc amenés à
considérer un dernier écart avec le réalisme de Hutcheson.
Toute qualité, chez Hume, est une impression. Certes, la
philosophie intelligible et évidente, dans un essai, doit parler
le langage commun. Mais le vocabulaire commun a son
correspondant dans le lexique sceptique de l’anatomie de
l’esprit : « cause », « nécessité », « qualité » par exemple ont
un sens précis que la science de la nature humaine a élucidé.
Les qualités ne sont pas des pouvoirs existant
« indépendamment de nous », dans les choses. En particulier,
ce ne sont pas des pouvoirs susceptibles de produire en nous
certaines idées, en vertu de pouvoirs propres à l’agencement
corporel des choses. En somme, chez Hume, la qualité dans
l’objet peut bien être une forme, elle n’est dite propre à
produire une impression que parce que la perception de cette
forme est régulièrement conjointe à une telle impression –
236
l’impression elle-même naissant « originellement, de causes
inconnues » (TNH, I.I.2).
13. LA CRITIQUE DE LA RELIGION
La critique de la religion : une préoccupation récurrente
Entre 1749 et 1750, Hume travaille à une première
version de ce qui sera publié sous le titre de Dialogue sur la
religion naturelle. Mais il en diffère la publication. Comme
on le verra, le texte, qui porte sur le raisonnement prétendant
justifier la croyance théiste, paraîtra seulement après la mort
de Hume1. Il faut attendre 1757 pour qu’il publie son premier
texte exclusivement consacré à la religion : L’histoire
naturelle de la religion. Il devait initialement être
accompagné de Du suicide et De l’immortalité de l’âme, qui
seront également ajoutés aux Essais de manière posthume.
Dans L’histoire naturelle de la religion, l’intérêt porte non
sur les principes rationnels de la croyance religieuse, mais sur
les causes naturelles qui conduisent à une croyance et un
comportement religieux. Le raisonnement expérimental
produit le théisme, c’est-à-dire le culte d’un Dieu à l’origine
de la nature, dont l’ordre se révèle à la science expérimentale
au travers de ses lois physiques et ses régularités
phénoménales. Mais d’autres cultes ont eu cours par le passé
et d’autres attitudes religieuses s’observent encore sur la
terre, qui méritent d’être expliqués. En 1741, un essai avait
déjà montré comment une disposition à la croyance causale,
en peine d’identifier des causes, jointe à la crainte, pouvait
mener à la superstition et comment une autre disposition à
1
En un sens très général, la croyance théiste est la croyance en quelque divinité.
Dans un sens plus restreint, et par opposition au polythéisme, le théisme désigne chez Hume
la croyance en un seul Dieu. Enfin, les Lumières britanniques entendent parfois par là la
religion qui se tire de la contemplation de l’ordre du monde, tel que les lois scientifiques ou
les régularités expérimentales le découvrent.
237
voir dans le divin la valeur la plus haute, jointe à l’orgueil,
produisait l’enthousiasme (« Superstition et enthousiasme »,
E&T I). Or nous avons vu que l’attention à l’histoire fait
subir un infléchissement à la recherche des principes. Elle
conduit Hume à proposer une nouvelle approche dans
L’histoire naturelle de la religion.
La religion, objet d’une histoire naturelle
Une croyance religieuse est une croyance qui porte
sur « quelque puissance intelligente et invisible » (HNR, p.
91). Deux questions peuvent alors être traitées par cette
nouvelle approche : une question portant sur le fondement de
cette croyance et une autre, portant sur son origine. La
première renvoie au raisonnement qui fournit une évidence
(démonstrative ou probable) en faveur de la croyance
religieuse ; la seconde aux principes de la nature humaine qui
expliquent que l’on puisse avoir une croyance religieuse
(HNR, intro.).
Dans l’introduction de L’histoire naturelle de la
religion, Hume affirme que celui qui mène une enquête
rationnelle sur le fondement, « ne peut un seul instant (…)
suspendre sa croyance à l’égard des premiers principes (with
regard to the primary principles) du théisme et de la religion
authentiques » (tr. modifiée, p. 61). Ces principes, qui
fournissent les raisons de croire en religion, sont
l’appréciation du monde comme bien ordonné et le
raisonnement causal (ou argument du dessein), qui le
considère comme un effet d’une intention divine car seule
une intelligence créatrice, juge-t-on, peut avoir causé une
chose si ordonnée. En réalité, l’examen du raisonnement
naturel conduisant à la croyance religieuse est laissé de côté
dans L’histoire naturelle de la religion, et attendra d’être
mené dans le Dialogue sur la religion naturelle. L’histoire
naturelle se consacre à la question de l’origine. Mais dès le
Traité, le raisonnement a priori concluant de l’idée de Dieu
238
son existence a été invalidé par la définition de la croyance
dans une question de fait (TNH I.iii.7, p. 158-159). C’est
pourquoi l’on peut déjà comprendre que seul le raisonnement
a posteriori, qui infère une cause première à partir de l’ordre
du monde (c’est-à-dire de ses régularités expérimentales),
peut valoir – en faisant toutefois des analogies dont les
limites seront soulignées par le Dialogue, et qui révéleront la
fausse simplicité de la question du fondement.
Quant à la question de l’origine des croyances
religieuses, Hume note qu’elle a sa propre difficulté. Car il
relève que d’après le témoignage des voyageurs et des
historiens, il a existé et il existe des nations sans religion. Et
parmi les autres, la diversité des croyances est telle qu’il est
exclu qu’il y ait un « instinct originel » de la foi, au même
titre que la croyance dans les questions de fait ou la croyance
dans l’existence indépendante des corps (p. 62 – cf. EEH V).
Les causes (ou principes) des croyances religieuses qui sont
spécifiques à une époque ou une nation
sont donc
« secondaires », c’est-à-dire qu’elles correspondent aux
circonstances communes à des raisonnements et des valeurs
(une appréciation, donc) eux-mêmes historiques. Mais il ne
s’agit pas de faire une histoire civile qui décrirait les passions
et raisonnements singuliers de tels ou tels individus, à telle ou
telle époque. Il s’agit de remonter aux principes naturels du
raisonnement et de l’appréciation, qui engendrent des types
de croyances religieuses1.
1
L’histoire civile expliquait des événements singuliers par l’attention à des
phénomènes naturels (croyances et passions) déterminés par les circonstances sociopolitiques. L’histoire naturelle explique un phénomène qui a une certaine généralité (la
religion) à partir de principes naturels, en cherchant à comprendre ce qui a conduit ces
principes, dans certaines circonstances, à produire une croyance et un comportement d’un
certain type (religieux), mais configurés en un certain genre (polythéisme, monothéisme,
etc.). Mais les circonstances déterminantes ici ne sont pas socio-historiques. Elles sont
relatives à un certain état du savoir et même, plus encore, à une certaine manière d’exercer
sa curiosité (ou son désir de connaissance). Ce sont les dispositions typiques de ces formes
religieuses, en matière de croyance et de passion, qui intéressent Hume dans l’Histoire
naturelle de la religion.
239
Les causes du polythéisme et du théisme
Le polythéisme naît « non de la contemplation des
œuvres de la nature, mais du souci des événements de la vie
et des incessantes espérances et craintes dont l’âme humaine
est agitée » (p. 77), ainsi la recherche des causes, sous le
double aiguillon de l’espoir et de la crainte, conduit à croire
que « chaque événement naturel est gouverné par un agent
intelligent » (p. 77). En d’autres termes, les hommes ne
raisonnent pas spontanément sur le monde comme monde –
quand ils le font, ils en viennent déjà à un raisonnement
théiste. Ils sont plutôt intéressés par les événements
particuliers liés aux nécessités de leur existence. Et l’attente
de l’adversité ou de la prospérité va de pair avec la recherche
de « causes inconnues », auxquelles ils tendent naturellement
à prêter bienveillance ou malveillance (p. 81-83). À aucun
moment il ne leur vient à l’idée, selon Hume, d’ « assigner à
ces êtres imparfaits l’origine de la constitution de l’univers »
(p. 99). D’ailleurs, les religions polythéistes de l’Antiquité
admettaient que ces divinités avaient été engendrées ellesmêmes par d’autres causes ou principes. C’est bien là la
divergence fondamentale entre le théisme et le polythéisme,
et ce qui fait paraître ce dernier, aux yeux d’un lecteur du
XVIIIe siècle, irreligieux.
Lorsque les hommes assignent une seule cause à
plusieurs événements particuliers, ils entrent dans un
raisonnement théiste. C’est le cas de la plupart des hommes
du commun qui, néanmoins, d’après Hume, ont une croyance
plus proche de la superstition que d’un « théisme
authentique », c’est-à-dire expérimental. « Demandez à un
homme du peuple pourquoi il croit en un créateur du monde
tout puissant » ; il ne répondra jamais en mentionnant la
beauté du monde ou les lois que la science y découvre ; « il
vous parlera de la mort soudaine et inattendue d’un tel, de la
chute et des blessures d’un autre, de la sécheresse excessive
d’une saison et de la rigueur et des pluies d’une autre » (p.
240
119). En d’autres termes, le théisme naît du polythéisme
parce que c’est encore l’attention à des événements
irréguliers et singuliers qui pousse à chercher une cause
(cette fois unique, certes). La notion d’un créateur du monde
naît de « la superstition la plus vulgaire » (p. 125).
Pire : la découverte que le monde est ordonné par des
lois naturelles conduit, dans un premier temps, les hommes à
se détourner d’une croyance religieuse. L’explication des
événements n’a plus besoin de recourir à des puissances
invisibles. Mais « après avoir appris par des réflexions plus
profondes que cette régularité et cette uniformité même sont
la plus forte preuve d’un dessein et d’une intelligence
suprêmes, ils reviennent à la croyance qu’ils avaient
abandonnée » (p. 121). L’ordre du monde semble répondre à
une intention divine. C’est pourquoi Hume cite Bacon : « un
peu de philosophie rend les hommes athées, beaucoup de
philosophie les réconcilie avec la religion » (p. 121)1.
Le problème, bien entendu, est que la plupart des
hommes ne s’élèvent jamais à considérer la nature dans sa
totalité pour interroger son origine (p. 135). Et ainsi de
multiples « causes inconnues », puissances intelligentes
invisibles du polythéisme, continuent d’être invoquées en
toute occasion. L’idolâtrie du polythéisme ne disparaît jamais
complètement de la religion populaire théiste.
Les dispositions du polythéisme et du théisme
Le polythéisme est plus enclin à la tolérance, le
théisme à l’intolérance car le polythéisme admet l’existence
de puissances très diverses et non exclusives alors que le
théisme n’admet qu’un seul Dieu, à titre de créateur
intelligent. Hume distingue en outre la religion
« traditionnelle » (orale) de la « religion scripturale » et
1
Cf. F. Bacon, Essais, « De l’athéisme ».
241
remarque que le polythéisme des anciens était de tradition
orale alors que la religion des modernes est scripturale. Or, la
transmission orale des récits mythologiques laisse une grande
liberté à la croyance, sans la soumettre à un canon ou à des
articles de foi déterminés. Ainsi, dans le polythéisme de
l’Antiquité, « chacun ou presque croyait une partie de ces
histoires ; personne ne pouvait tout croire ni tout connaître ;
et tous avaient dû admettre qu’aucune ne reposait sur de
meilleurs fondements que les autres » (p. 179, trad. modifiée
– cf. aussi p. 191 § 26).
Par ailleurs, le théisme dispose à l’humilité, puisqu’il
suppose de croire en une divinité infiniment supérieure aux
hommes – mais il s’accompagne pour cette raison d’une
moralité valorisant les mortifications, pénitences et
souffrances passives (p. 151). Conformément aux thèses du
Traité, Hume montre ainsi que le jugement d’appréciation
morale suit les principes passionnels.
Le polythéisme conduit à des systèmes très divers,
certes contradictoires entre eux, c’est-à-dire mutuellement
exclusifs, mais son raisonnement n’est pas absurde
(autocontradictoire). Le théisme pour sa part, quand il se
borne à appliquer un raisonnement sur l’ordre du monde,
n’est pas davantage absurde ; mais, intégré à une religion
populaire, il est contraint de se concilier avec des
superstitions qui sont en contradiction avec la raison.
L’histoire ecclésiastique, selon Hume, en fournit maints
exemples. Il rapporte de savoureuses anecdotes illustrant la
diversité des coutumes et des rites, et narre les rencontres
teintées d’incompréhension qui ne manquent pas de se faire
au détour d’un voyage ou d’une lecture historique.
L’intéressant dans ces rencontres ou ces dialogues, est que,
malgré l’incompréhension, le comique ou le rire atteste que
l’image renvoyée par l’autre révèle parfois notre propre
absurdité (p. 161-167). L’absurdité et l’erreur, en effet, ne
sont pas le lot d’une seule religion : elles se retrouvent dans
242
des rites très différents. Et plus elle est grande, plus elle est
dogmatiquement défendue (p. 173). À cet égard, l’exemple
d’absurdité favori de Hume, parce qu’il touche aussi
l’Eucharistie, est le fait de manger son dieu.
Ce dogmatisme, toutefois, concerne davantage les
comportements que les croyances intimes. Hume souligne
que « l’empire qu’exerce toute foi religieuse sur
l’entendement est chancelant et incertain, si bien qu’entre le
doute et la conviction, en matière religieuse plus qu’en tout
autre, « la différence n’est que de degré » (p. 181).
Enfin, ces religions ne développent pas de
dispositions particulièrement vertueuses, mais plutôt le désir
de s’attirer les faveurs de la divinité. C’est pourquoi le lien de
subordination de la moralité à la religion, que Hume a déjà
commencé à dénouer dans le Traité et les Enquêtes, est
totalement supprimé.
La question du fondement : importante, évidente et
incertaine
Pour traiter la première question indiquée dans
l’introduction de L’histoire naturelle de la religion (celle du
fondement de la croyance religieuse), Hume a recours à une
nouvelle figure du croisement entre philosophie évidente et
philosophie profonde : un Dialogue sur la religion naturelle.
Un dialogue ne suit pas une ligne argumentative d’où se
tirerait une réponse exclusive et définitive à la question « que
croire ? ». Il est l’œuvre d’une communication attestant à la
fois la visée d’un standard possible et la relativité des points
de vue. Cette forme littéraire a déjà été utilisée dans la
seconde Enquête pour mettre en scène le fait et les limites
d’une compréhension mutuelle sur un sujet d’appréciation
relatif à la culture et la société. Toutefois, la question du
fondement de la croyance théiste est singulière : d’un côté,
elle semble à même d’être traitée par un raisonnement naturel
tenant l’ordre du monde pour effet, et d’un autre côté, elle est
243
perpétuellement discutée parce que nous n’avons aucune
autre expérience de la création d’un monde, nous autorisant à
inférer d’une cause intelligente. Il semble évident qu’il y a
une cause du monde, mais nous n’avons jamais eu affaire à
d’autres mondes, ni à d’autres créations. C’est pourquoi la
nature de cette cause est « incertaine ». Or, selon Hume, c’est
une question qui, pour un lecteur non philosophe, a un plus
grand intérêt que d’autres questions philosophiques, une
question dont l’« évidence » (puisque le raisonnement naturel
s’y applique aisément) aussi bien que l’« importance » (par
les enjeux éthiques) justifient la forme dialoguée : la vivacité
de la conversation qui rend le propos plus frappant sera, en
l’espèce, très utile. En outre, la lecture d’un dialogue, à
défaut de satisfaire pleinement la curiosité suscitée par cette
question, procurera au moins le plaisir d’un traitement
rigoureux mais sociable (DRN, introduction, p. 71-72)1.
Hume écrit donc un Dialogue sur la religion naturelle
dont les premières versions datent des années 1750 et dont la
publication finale sera confiée aux bons soins de son
exécuteur testamentaire, Adam Smith. Celui-ci, sans doute
embarrassé par le contenu sulfureux de l’ouvrage, tardera à la
mener à bien. Mais, précaution utile, Hume avait demandé à
l’un de ses neveux de faire paraître l’ouvrage si Smith ne
l’avait toujours pas fait dans les deux ans après sa mort. Il
paraîtra finalement en 1779.
Le dialogue est introduit par une lettre fictive du
narrateur Pamphile à un certain Hermippe. Pamphile rapporte
une conversation à laquelle il a assisté et où il est
ponctuellement intervenu, entre trois personnages, Philon (le
sceptique), Déméa (l’homme pieux pour qui la foi est le seul
recours face à la faiblesse de la raison) et Cléanthe (le théiste
1
Cf. M. Malherbe, « Hume and the art of dialogue », in Hume and Hume’s
Connexions, dir. M.A. Stewart et J.P. Stewart, Edinburgh University Press, 1994, p. 201223.
244
expérimental). Les noms des personnages indiquent
suffisamment que le contrepoint qui a inspiré Hume est le
dialogue de Cicéron sur La nature des dieux : Philon était
alors le nom d’un ami du sceptique Cotta, et Cléanthe celui
du maître de Balbus, le stoïcien 1 . Une fois encore donc,
Hume rejoue la controverse entre sceptiques et stoïciens,
mais comme on va le voir, la discussion a des enjeux
modernes. Elle porte sur des thèses religieuses qui se tirent de
la philosophie expérimentale (que l’on nomme théisme
expérimental), et elle aura des conséquences radicales quant à
la dissolution du lien entre religion et moralité.
Les analogies à l’appui du théisme
Cléanthe, porte-parole du théisme expérimental,
considère que la science expérimentale met en évidence des
pouvoirs (tels la gravitation) qui nous permettent aussi de
savoir comment la cause première produit les choses du
monde (éventuellement par l’intermédiaire de causes
secondes) 2 . Tout le problème est de savoir quelle valeur
accorder au raisonnement qui, du constat scientifique d’un
monde organisé selon des lois, conclut une cause divine. Le
sceptique Philon s’applique à mettre en évidence les
analogies qui peuvent être appelées à l’appui d’une telle
1
Cicéron, La nature des dieux, Les belles lettres, 2009, p. 18 et p. 27.
2
Deux textes fameux font autorité en la matière. Dans l’Optique, Newton
déclarait que « le grand but qu’on doit se proposer dans l’étude de la nature, c’est de
raisonner sur les phénomènes sans le secours d’aucune hypothèse, de déduire les causes des
effets, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à la Cause première, qui très certainement n’est pas
mécanique ; d’expliquer par ce moyen le mécanisme du monde et de résoudre mille
questions de l’importance de celles qui suivent. (…) Pourquoi la nature ne fait-elle rien
d’inutile ? D’où procède l’ordre que nous voyons établi dans l’univers ? » (Newton,
Optique (trad. de 1787), Question 28, Christian Bourgeois éditeur, 1989, p. 317-318). En
outre, dans une correspondance de 1715 à 1716, Samuel Clarke et Gottfried Wilhem Leibniz
entrèrent en controverse sur la question du rapport entre Dieu et les lois de la nature
(Correspondance Leibniz-Clarke, éd. A. Robinet, PUF, 1991). Leibniz reprochait au Dieu
de Newton de devoir être constamment présent pour animer le monde. Clarke répondit que
croire qu’il est possible d’expliquer tout mouvement par de simples causes ou impulsions
mécaniques, c’était exclure toute âme et introduire une nécessité païenne.
245
inférence, et à souligner néanmoins, qu’à titre d’analogies,
elles ne peuvent être parfaitement concluantes. Précisément
parce que nous n’avons pas eu d’expérience antérieure de la
création d’un monde, il nous manque les experiments
(expériences) qui confèrent à un raisonnement a posteriori
une évidence probable. Qu’est-ce qu’une analogie chez
Hume ? Ce ne peut pas être, comme chez Aristote, une
identité ou une égalité parfaite entre deux rapports. La
relation au principe de l’analogie est donc la ressemblance.
Dans le Traité le raisonnement par analogie était en effet
décrit de la façon suivante : la conjonction constante de deux
objets et la ressemblance d’un troisième avec l’un deux fait
qu’en présence de ce troisième objet, l’imagination est
« avivée » et passe à un quatrième qui est alors objet de
croyance. « [E]t la ressemblance, de concert avec l’union
constante, transmet cette force et cette vivacité à l’idée reliée
à laquelle, par suite on dit que nous croyons ou donnons notre
assentiment » (I.III.12, p. 214). Mais une croyance par
analogie, comme toute croyance, peut être corrigée à l’aune
d’un autre raisonnement, qui fait valoir une autre
ressemblance ou mène une autre comparaison. C’est ce à
quoi s’emploie Philon1.
La première analogie dénoncée par Philon est celle
qui pense le rapport du monde à son origine sur le modèle de
celui qu’une maison peut avoir avec un architecte (DRN II, p.
97). Toute maison a pour origine la conception d’un
architecte (conjonction constante). En outre, Cléanthe affirme
que l’univers ressemble à la maison par « l’entier ajustement
des moyens aux fins », c’est-à-dire « l’ordre, la proportion,
l’arrangement de chaque partie » qui attestent de
1
Chez Hume, un raisonnement par analogie est donc toujours susceptible d’être
corrigé. Les limites de l’analogie sont un peu différemment conçues par Kant, qui distingue
l’analogie constitutive (mathématique), d’où le quatrième terme peut être construit, et
l’analogie régulatrice (qualitative) qui donne seulement une règle pour chercher le
quatrième terme à partir de ce qu’on tient pour signe (voir Critique de la raison pure, « Les
analogies de l’expériences », trad. par A. Renaut, Garnier Flammarion, p. 218).
246
« l’économie des causes finales » (p. 97). Il conclut donc que
l’univers est le produit d’une conception divine semblable à
celle de l’architecte. Mais Philon fait valoir un argument fort
discuté dans l’Ecosse des Lumières : « a priori, la matière
peut renfermer en elle-même, originellement, la source ou le
ressort de l’ordre, aussi bien que le fait l’esprit » (p. 99). Cet
argument est souvent dit stratonicien parce que Bayle l’avait
attribué à un philosophe nommé Straton, critique des
stoïciens, dans la Continuation des pensées sur la comète1.
Hume est également familier d’une version plus
contemporaine, développée dans un article de Henri Home,
Lord Kames, qu’il a contribué à éditer dans un volume de la
Société philosophique d’Édimbourg en 1754. Kames y
défend l’inhérence de principes actifs à la matière même2.
Dans un premier temps, toutefois, Philon est prêt à
admettre qu’il y a une différence entre l’expérience que nous
faisons de la matière et celle que nous faisons de l’esprit : des
pièces d’acier « ne s’arrangeront jamais [d’elles-mêmes] de
façon à composer une montre », alors que les idées de l’esprit
humain « s’arrangent de manière à former le plan d’une
montre ou d’une maison » (DRN II, p. 100). Il y aurait donc
bien un principe originel d’ordre dans l’esprit et non dans la
matière. Mais, pour autant, faut-il conclure que le monde est
le produit d’un esprit ? Ce serait raisonner par analogie sur
une ressemblance entre la partie et le tout : parce qu’une
1
Pierre Bayle, Continuation des pensées diverses sur la comète, § 106 et 109.
Straton, selon Bayle, identifiait Dieu à la nature et y voyait une puissance sans âme et sans
intelligence.
2
Hume, devenu secrétaire conjointement avec Alexander Monro, lorsque la
Philosophical Society d’Édimbourg est fondée en 1751, assiste ce dernier dans l’édition du
premier volume des Essays and observations physical and literary (Édimbourg, 1754). Un
autre article du Dr John Stewart, dans une perspective newtonienne plus orthodoxe, y défend
l’existence, dans la matière, de principes actifs non mécaniques et non matériels. Les articles
de Kames et Stewart furent d’emblée mis en débat. Kames pense que la matière est
automotrice et donc active, Stewart qu’elle est passive à l’égard des véritables causes actives
immatérielles qui opèrent en elle. Rappelons que Hume commence aussi à travailler à la
rédaction du Dialogue sur la religion naturelle dès 1751.
247
partie de la nature (ici les opérations mentales) suit un
principe d’ordre non matériel, faut-il conclure que le tout de
l’univers résulte du même principe ? Et d’ailleurs, pourquoi
cet univers suivrait-il, à l’état embryonnaire, le même
principe d’ordre qu’à l’état constitué ? L’expérience montre
au contraire que les principes qui expliquent la génération
d’une partie n’expliquent pas ceux du tout. Philon use à son
tour d’analogies pour le montrer. « L’observation de la
croissance d’un cheveu » n’apprend rien « sur la génération
d’un homme », pas davantage que « la façon dont pousse une
feuille, fût-elle parfaitement connue » ne nous « instruirait le
moins du monde sur la végétation d’un arbre » (p. 102-103).
Mais Cléanthe résiste. La science abonde en exemples
où la rationalité des choses naturelles n’est pas seulement
inférée par l’intermédiaire d’une analogie architecturale : leur
compréhension et leur explication en est l’expérience intime.
Ainsi étudier les phénomènes du vivant (tels l’organisation de
l’œil, la reproduction, etc.) c’est interpréter le langage de la
nature et faire l’expérience de son sens. Pour prouver la force
de l’argument du dessein, Cléanthe utilise une nouvelle
analogie, en deux temps. D’abord, supposons une voix
polyglotte parlant à chacun sa propre langue et lui
communiquant la plus haute connaissance. Voix et raison
sont déjà en conjonction constante dans le discours humain ;
mais ici, par hypothèse, la voix polyglotte est source de
connaissance pour tous. Or la science montre que le monde
où chaque phénomène peut être signe d’un autre (à titre de
cause ou d’effet) se lit comme un livre dont le langage serait
universel 1 . Que la génération des êtres naturels soit elle-
1
Galilée disait déjà, dans L’essayeur, que la philosophie (c’est-à-dire la science)
était écrite dans cet « immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux », à savoir
« l’univers », que l’on ne peut comprendre sans connaître la « langue mathématique »
(L’essayeur (1623), trad. C. Chauviré, Les Belles Lettres, 1979, p. 141). Bacon, pour sa part
prétendait, par sa méthode inductive, produire une « interprétation de la nature »
(« Distribution de l’œuvre », in Novum organum (1620), PUF, 1986, p. 77). Mais la thèse
248
même naturelle n’y change rien. C’est ce que Cléanthe
montre en ajoutant une analogie (empruntée à Leibniz) avec
une « bibliothèque végétante »1.
Supposez qu’il y ait un langage naturel, universel, invariable, qui
soit commun à tous les individus de race humaine, et que les
livres soient des productions naturelles qui se perpétuent de la
même façon que les animaux et les végétaux, par descendance et
reproduction (p. 111).
Dans ce cas, la rationalité, une fois encore, serait
indéniable – de même qu’elle l’est, aux yeux de Cléanthe,
dans l’expérience que la science fait de l’intelligibilité du
monde.
La croyance en une intention de la nature s’explique
par l’observation d’un ordre, d’un agencement ou d’une
organisation. Or ceux-ci sont appréciés à la lumière des
études scientifiques, et expliqués par l’expérience passée.
L’adaptation des moyens aux fins se juge par une relation
établie entre des causes et des effets vivants, utiles ou vitaux.
Par exemple la passion sexuelle pour la reproduction paraît
une cause adaptée à la génération et la propagation de
l’espèce. Sur ce point, Hume ne semble pas en désaccord : on
peut apprécier, dans une certaine mesure, l’ordre du monde –
mais gardons à l’esprit que l’appréciation est une opération
affective : sur le constat de régularités, l’on en vient à goûter
l’ordre naturel. Ensuite, la ressemblance avec toute
expérience passée où un ordre a découlé d’une intention doit
être soigneusement réévaluée.
Le finalisme anthropomorphique qui supposerait un
plan du monde dans l’esprit divin, analogue au plan de la
d’un langage naturel (parlé par la nature) d’où le théisme se conclut, fut surtout défendue par
Berkeley, notamment dans le l’Alciphron (1732, Quatrième dialogue).
1
Cf. G.W. Leibniz, Conversation du Marquis de Pianese et du Père Emery
Eremite (…) ou Dialogue de l’application qu’on doit avoir à son salut (1679-1680), AK VI,
4, p. 2265-2268.
249
maison dans celui de l’architecte est facilement écarté (DRN
V). Il reste alors l’analogie avec le vivant – plus crédible que
la double analogie avec la rationalité de la voix polyglotte ou
de la bibliothèque végétante. Dans ce cas toutefois, on ne
peut exclure qu’il y ait dans le monde, comme certains
médecins en font l’hypothèse à propos du vivant, une force
active inhérente expliquant sa génération ni même que cette
force se maintienne au travers le changement de ses parties
(DRN VI et VII)1. Mais alors, le ver est dans le fruit : si l’on
ne peut exclure l’existence de ces principes actifs dans la
matière, on ne peut non plus l’affirmer et l’on ne peut pas
davantage savoir s’ils sont eux-mêmes matériels (comme le
pense Lord Kames) ou non (comme le soutient Stewart). On
ne voit pas pourquoi les qualités attribuées à une divinité à
l’origine de l’univers ne pourraient l’être à la matière – même
les qualités qui nous font concevoir sa non-existence
impossible. L’imagination peut se plaire à maintes analogies
en l’espèce (DRN VIII). C’est aussi l’occasion de rappeler la
critique de l’argument a priori prétendant démontrer
l’existence de Dieu (DRN IX) : le Traité avait tôt établi que
croire en l’existence ne peut se justifier par une qualité de la
chose dont on a une idée, la croyance étant une manière de
concevoir liée à la vivacité de l’idée.
Le problème du mal
Si l’argument a priori est écarté, l’argument a
posteriori est le seul à même de conclure les qualités du
principe d’ordre à l’œuvre de l’univers. Mais alors,
l’appréciation même de l’ordre, à partir de laquelle juger des
qualités morales de cette Cause première, se heurte au
problème du mal. Pour le contourner, Cléanthe a tendance à
minimiser la misère humaine, quand la stratégie temporaire
1
L’hypothèse est celle de John Stewart dans l’article du volume mentionné plus
haut, publié par la Société philosophique d’Édimbourg en 1754.
250
de Philon est de se ranger aux côtés de Déméa afin
d’admettre que l’esprit humain est incapable de comprendre
comment l’existence du mal serait compatible avec un
Créateur bienveillant. Le fidéisme de Déméa veut en effet
voir dans la faiblesse de la raison un motif pour recourir à la
foi, alors que Philon pense que, même s’il n’est pas
inconcevable qu’un créateur bienveillant soit auteur d’un
monde où règne la misère, cela ne prouve néanmoins pas
qu’il soit réellement bienveillant. Car, une fois encore, on ne
peut inférer les attributs moraux d’une divinité créatrice à
partir de notre expérience du monde (DRN XI).
Scepticisme et croyance naturelle en l’ordre du monde
Au début du dialogue, Déméa et Philon semblent
parfois se rejoindre lorsqu’ils admettent, contre Cléanthe, que
la raison est, sur la question de Dieu, fort impuissante. Mais il
ne faut pas s’y tromper : le scepticisme raisonné de Philon
n’est pas du même ordre que la défiance fidéiste de Déméa.
L’écart entre une réflexion sceptique bien conduite et un
fidéisme religieux, que Hume manifestait dans la partie sur
les paradoxes du temps et de l’espace dans son œuvre de
jeunesse (TNH I.II), n’est donc pas supprimé dans son
ouvrage posthume. La dernière partie du dialogue,
magistrale, en donne un ultime exemple.
Philon ne nie pas que l’usage de l’analogie conduise
naturellement au théisme. Il admet volontiers qu’il entre dans
cette forme de raisonnement naturel à la lumière de ce que
montre la science 1 . Mais la difficulté vient du fait que
1
Il rappelle ainsi l’argument des « muscles de Galien », dont Isabel Rivers a
montré qu’il était répandu chez les auteurs britanniques du XVIIe siècle. Selon Galien, en
effet, chaque partie (muscle, os, veine, etc.) avait un tel nombre de fonctions que la somme
de celles qui sont opérées dans le corps humain était faramineuse, c’est pourquoi il
confessait « pouvoir difficilement croire que ces fonctions n’aient pas été créées par auteur
sage et très puissant » (De la formation du fœtus, I.20, Opera, Basel, 1549). Cf. I. Rivers,
« ‘Galen’s Muscles’ : Wilkins, Hume, and the Educational Use of the Argument From
Design », The Hisorical Journal, 36, 3 (1993), p. 577-597.
251
l’expérience même montre les limites de toute analogie.
Celle-ci suppose toujours un degré de ressemblance entre le
monde et un phénomène de ce monde, qu’il est possible de
contester par une simple comparaison. Philon ne renonce pas
à la raison mais assume les contradictions engendrées par
l’examen rationnel lui-même (un raisonnement par analogie
d’un côté, et une comparaison qui sape l’analogie de l’autre).
Il fait notamment valoir que même en reconnaissant
des « énergies » dans les phénomènes du vivant, il n’est pas
possible de savoir s’il y une ou plusieurs causes de l’ordre
dans l’univers (p. 226). Et ainsi, non seulement les
phénomènes de maladie et de malheur s’opposent à une
inférence théiste, mais la science ne peut nous conduire qu’à
une « lointaine analogie » qui nous laisse en peine de
concevoir l’origine du monde.
Un point, que révèle particulièrement le problème du
mal, mine implicitement la conclusion théiste à ses yeux :
celle-ci suppose que le monde est (bien) organisé ou (bien)
ordonné. Or, ainsi que Michel Malherbe y insiste dans le
commentaire qu’il fait de la douzième partie du Dialogue, à
la suite de sa traduction, le jugement qui porte sur l’ordre ou
l’organisation du monde ne dispose d’aucun critère.
Comment savoir si le monde est un peu organisé, très
ordonné ou mal arrangé ? Hume a ajouté, très peu de temps
avant de mourir en 1776, un paragraphe qui rappelle que les
controverses au sujet des « degrés de qualité » sont
indécidables. On peut disputer longtemps « pour savoir si
Hannibal fut un grand, un très grand ou un très très grand
homme, quel degré de beauté possédait Cléopâtre, à quel
épithète élogieux Tite-Livre ou Thucydide ont droit » (p.
212). Selon nous, ce point est capital et a deux conséquences.
La première est que le sorite (cet argument sceptique ancien)
est toujours susceptible de s’appliquer : il est impossible de
discerner l’ordre du chaos. La seconde est que le
raisonnement théiste présuppose toujours une appréciation
252
passionnelle (esthétique et morale). La leçon n’est pas une
profession d’athéisme, mais une éthique sceptique qui, sans
mépriser la croyance théiste, a conscience que ses raisons en
font aussi la fragilité.
Morale et religion
Par là, Hume insiste aussi pour détacher les réflexions
sur les raisons de la croyance religieuse, de toute implication
morale ou politique. Non seulement l’athée peut être
vertueux (ce que la Second enquête montrait clairement),
mais le croyant peut être égoïste. Cléanthe, d’un avis
contraire, argue que la foi en une rétribution post-mortem,
serait-elle superstitieuse, est le plus sûr moyen de fonder la
moralité. À ses yeux la peur d’un châtiment divin et l’espoir
d’une récompense divine garantissent le respect des
obligations morales. Mais Philon souligne combien la terreur
et la superstition peuvent être « funestes » pour la société (p.
216) et combien peut être « égoïste » cet intérêt pour le salut
éternel (p. 220).
L’indépendance des considérations éthiques à l’égard
de la religion était déjà au cœur de l’essai Du suicide, où
Hume montrait que le suicide n’est pas une transgression
d’un devoir envers Dieu (E&T II, p. 229-243). En effet, la
Providence divine consiste uniquement dans les lois
générales (dont une partie transparaît dans les régularités
découvertes par la science expérimentale) ; et ces lois
générales, qui s’appliquent à la vie humaine parce qu’elles
régissent les corps et les mouvements, ne sont pas offensées
ou contrariées par l’acte volontaire d’un homme qui met fin à
sa vie – acte volontaire qui d’ailleurs procède de principes
ayant par hypothèse une origine divine.
Inversement, l’essai De l’immortalité de l’âme
dénonce les arguments moraux en faveur de l’immortalité de
l’âme. « S’il existe quelque dessein manifeste de la nature »,
soulignait alors ironiquement Hume, ce ne peut qu’être
253
d’avoir recommandé aux soins de l’homme sa vie présente
(E&T, II, p. 276). Mais justement, alors, l’intérêt naturel pour
la vie présente serait bien peu providentiel s’il fallait gagner
ici-bas une vie éternelle :
Quelle cruauté, quelle iniquité, quelle injustice de la part de la
nature, de confiner ainsi toutes nos préoccupations aussi bien que
toute notre connaissance à la vie présente, s’il existe une autre
scène qui nous attend encore et qui est d’une importance
infiniment plus grande ! Faut-il attribuer cette duperie barbare à
un Être bienfaisant et sage ? (E&T II, p. 277).
254
CONCLUSION : APPRECIER HUME
255
Le 18 avril 1776, quatre mois avant de mourir, Hume
met le point final à son œuvre, par un petit texte, intitulé
« Ma vie », qui n’a pas un intérêt uniquement historique, car
il est, en un sens, le dernier geste philosophique de notre
auteur. Il suggérera de le placer en tête de l’édition de ses
œuvres intitulée Essais et traités sur plusieurs sujets (E&T I,
p. 55). Malade, il se sait condamné et se livre à une petite
notice autobiographique dont la portée n’échappera pas à un
lecteur qui se souvient des principes d’appréciation exposés
dès le Traité et appliqués tout au long de l’œuvre. Celui qui
revendiquait de « plaider le privilège du sceptique »
concernant l’identité personnelle (App., p. 385), y procède à
une narration de soi, qui consiste à faire l’histoire de ses
écrits et à apprécier le mérite de leur auteur d’après les
principes de la nature humaine. Il y établit en effet les
circonstances factuelles de ses publications, et s’efforce
d’estimer ses talents à l’aune d’une juste fierté. Le dernier
sujet de cet art du jugement que Hume n’a eu de cesse de
travailler et raffiner est donc lui-même, et plus exactement,
ses actions et son caractère.
Un tel exercice se dispense d’enquêter, en
l’occurrence, sur la façon dont un moi pourrait être inhérent à
ces actions et ce caractère, s’y exercer ou s’y maintenir à
l’identique. En revanche, les souvenirs représentent vivement
les événements qui composent (ou plutôt, recomposent, par le
jeu des associations causales de l’auteur) un enchaînement
clair, allant des tentatives d’un écrivain méconnu à la position
bien assise de la célébrité. Et les passions d’humilité et de
fierté sont calmement suscitées par les plaisirs et les
déplaisirs (les déceptions d’abord, les satisfactions ensuite)
procurés au long de sa carrière et qui sont ravivés à distance.
256
La figure qui apparaît alors est celle d’une personne à
l’origine de ces actes d’écriture et de publication,
diversement affectée mais de moins en moins ébranlée par
l’adversité ou la prospérité. Ainsi, à propos des réactions
d’hostilité whigs à la publication du volume de l’Histoire
d’Angleterre sur les Tudors, Hume dit être à l’époque moins
affecté par « l’emprise de la stupidité publique » et avoir
« l’esprit paisible et content » (p. 60). Les plaisirs auxquels
son tout premier essai engageait déjà, ceux de l’amitié, de la
sociabilité et des lettres, lui sont devenus essentiels. C’est un
caractère tranquille qui s’affirme progressivement, passant
sous silence les déconvenues parfois plus sévères, en matière
d’amitié ou de relations amoureuses (telles sa brouille avec
Rousseau ou son infortune finale avec la comtesse de
Boufflers). La fiction d’une réécriture de soi est à ce prix. Car
dans toute son œuvre, comme au moment de juger sa vie,
Hume vise une éthique de la tranquillité par l’écriture.
À la question « qui suis-je ? » ou plutôt, « qui étaisje ? », Hume suggère une réponse parfaitement cohérente
avec sa philosophie : celui qu’au seuil de la mort, je conçois
au travers d’une douce fierté et d’une juste humilité – mettant
en application la double association tôt découverte, qui fut
présentée dès le second livre du Traité. Je suis, dit Hume,
l’auteur de mes écrits et mes actions (relation causale), celui
dont ils me rendent fier (relation passionnelle). Et il ne sera
pas surprenant, alors, à celui ou celle qui aura pris la peine de
nous suivre jusqu’à ce terme, de découvrir que le caractère
qui apparaît alors comme le sujet d’une juste fierté est celui
de la modération.
Pour conclure sur les faits, un mot sur mon caractère (To
conclude historically with my own character). Je suis, ou plutôt
j’étais (car c’est de cette façon que je dois maintenant parler de
moi, ce qui me conforte d’autant plus dans l’exposition de mon
sentiment), j’étais, dis-je, un homme d’une disposition douce,
d’un tempérament mesuré, d’une humeur ouverte, sociable et
gaie, capable d’attachement, mais peu sensible à l’hostilité, et
257
d’une grande modération dans toutes ses passions. Même mon
amour de la gloire littéraire, ma passion dominante, ne gâta
jamais mon humeur, malgré mes fréquentes déceptions. Ma
compagnie n’était insupportable ni aux esprits jeunes et légers ni
aux gens d’étude et de lettres ; et comme je prenais un plaisir
particulier à la compagnie des honnêtes femmes, je n’eus pas
lieu de souffrir de la façon dont elles me reçurent. En un mot,
quoique la plupart des hommes jouissant de quelque importance
aient eu motif de se plaindre de la calomnie, je ne fus jamais
atteint ni même soumis à sa morsure funeste. Et bien que je me
fusse exposé librement à la rage des factions civiles et
religieuses, elles semblèrent privées contre moi de leur fureur
habituelle. En aucune circonstance, mes amis n’eurent à défendre
mon caractère et ma conduite. Ce n’est pas que les zélotes, on
s’en doute, n’eussent été heureux d’inventer ou de propager
quelque histoire à mon désavantage, mais ils ne purent jamais en
trouver auxquelles donner une apparence de probabilité (E&T I,
p. 61-62, trad. modifiée).
Hume ne nous laisse donc, qu’à l’apprécier – c’est-àdire, croyons-nous, à l’aimer pour l’agrément ou l’utilité de
ses écrits, ou bien à l’estimer par sympathie pour sa juste
fierté envers sa tranquillité, cette tranquillité qu’à l’origine il
avait poursuivie en vain par une discipline stoïcienne, et dont
le fine writing (l’art) philosophique lui a progressivement
donné l’expérience vive.
258
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
ŒUVRES DE HUME
1. Editions anglaises de référence
A Treatise of Human Nature (1739-1740), in The
Clarendon Edition of the Works of David Hume, vol. 1 (texts)
et vol. 2 (editorial material), éd. Selby-Bigge revue par
David F. Norton et Mary Norton, Oxford, Clarendon Press,
2000.
Essays, Moral, Political and Literary (1742/1752),
éd. Eugene Miller, Indianapolis, Liberty Fund, 1985.
A Enquiry concerning Human Understanding (1748),
éd. Tom L. Beauchamp, Oxford, Clarendon Press, 1999.
A Enquiry concerning the Principles of Morals
(1751), éd. Tom L. Beauchamp, Oxford, Clarendon Press,
2000.
A Dissertation on the Passions (1757). The Natural
History of Religion (1757), éd. Tom L. Beauchamp, Oxford,
Clarendon Press, 2007.
The History of England from the Invasion of Julius
Caesarto the Abdication of James the Second, 1688,
Indianapolis, Liberty Classics, 1983, 6 vols.
Dialogues concerning Natural Religion (1779), éd.
Richard H. Popkin, Hackett publishing, 1998.
The Letters of David Hume, Oxford University Press,
1932.
New Letters of David Hume, Oxford University Press,
1954.
259
2. Traductions en français
Traité de la nature humaine, Livre I et Appendice, tr.
fr. sous le titre L’entendement par P. Baranger et P. Saltel,
Paris, Garnier Flammarion, 1995.
Traité de la nature humaine, Livre II, tr. fr. sous le
titre Les passions par J-P Cléro, Paris, Garnier Flammarion,
1991.
Traité de la nature humaine, Livre III, tr. fr. sous le
titre La morale par P. Saltel, Paris, Garnier Flammarion,
1993.
Abrégé du Traité de la nature humaine, Allia, 2016.
Essais et traités sur plusieurs sujets, trad. Michel
Malherbe, Vrin, 4 vols., 1999-2009
Essais moraux, politiques et littéraires et autres
essais, trad. G. Robel, PUF, 2001.
Enquête sur l’entendement humain, trad. A. Leroy
revue par M. Beyssade, Garnier Flammarion, 1983.
Enquête sur l’entendement humain, trad. D. Deleule,
Livre de Poche, 1999.
Enquête sur les principes de la morale, trad. Ph.
Baranger et Ph. Saltel, Garnier Flammarion, 1991.
Dialogues sur la religion naturelle, tr. fr. par M.
Malherbe, Paris, Vrin, 1997.
ETUDES SUR L’ŒUVRE DE HUME
1. Biographies
HARRIS, James A., Hume. An Intellectual Biography,
Cambridge University Press, 2015.
260
MOSSNER, E. C., The Life of David Hume, Oxford,
Clarendon Press, 1970.
2. Introductions
BRAHAMI, Frédéric, Introduction au Traité de la
nature humaine de David Hume, Paris, Presses Universitaires
de France, 2003.
The Cambridge Companion to Hume, éd. D. F.
NORTON, Cambridge University Press, 1993.
The Blackwell Guide to Hume’s Treatise, éd. S.
TRAIGER, Oxford, Blackwell Publishing, 2006.
3. Quelques monographies
CLERO, Jean-Pierre, Hume, Vrin, 1998.
DELEULE, Didier, Hume et la naissance
libéralisme économique, Aubier Montaigne, 1979.
du
GARRETT, Don, Cognition and Commitment in
Hume’s Philosophy, Oxford University Press, 2002.
GASKIN, J. C.A., Hume's Philosophy of Religion,
Macmillan, 1988.
GAUTIER, Claude, Hume et les savoirs de l’histoire,
Vrin / EHESS, 2005.
GROULEZ, Marianne, Le scepticisme de Hume : les
Dialogues sur la religion naturelle, PUF, 2005.
KAIL, Peter J. E., Projection and Realism in Hume’s
Philosophy, Oxford University Press, 2007.
KEMP SMITH, Norman, The Philosophy of David
Hume (1941), Palgrave Macmillan, 2005.
LANDEMORE, Hélène, Hume. Probabilité et choix
raisonnable, PUF, 2004.
261
LE JALLE, Éléonore, Hume et la régulation morale,
PUF, 1999.
LE JALLE, Éléonore, Hume et la philosophie
contemporaine, Vrin, 2014.
MALHERBE, Michel, La philosophie empiriste de
David Hume, Vrin, 1992.
MICHAUD, Yves, Hume et la fin de la philosophie,
PUF, 1983.
The New Hume Debate, sous la dir. de READ, R., et
RICHMAN, K.A., Routledge, 2000.
Naturalisme(s). Héritages contemporains de Hume,
numéro de la Revue de métaphysique et de morale, sous la
dir. de S. LAUGIER, Juin 2003 n°2.
Lectures de Hume, sous la dir. de CLERO, Jean-Pierre,
et SALTEL, Philippe, Ellipses, 2009.
L’invention philosophique humienne, sous la dir. de
SALTEL, Ph., Grenoble, Recherches sur la aphilosophie et le
langage, 2009.
262
TABLE DES MATIERES
ABREVIATIONS UTILISEES POUR CITER LES ŒUVRES DE
DANS CET OUVRAGE
HUME
1
I. ETAT DES LIEUX
1.
3
AMBITION ET INSPIRATION
5
L’ambition d’un projet novateur
5
Les lectures philosophiques, sources d’inspiration
8
2. L’IMPOSSIBLE
PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
REPONSE
AU
DEFI
SCEPTIQUE
EN
12
Descartes, ou la reactivation des arguments sceptiques en
régime hyperbolique
12
Hobbes : du problème ancien au problème moderne de
l’impression
18
L’idéalisme attribué au cartésianisme
21
Le fidéisme de Pascal
24
Le rationalisme de Leibniz
25
Les évidences de la raison selon Locke
27
L’immatérialisme de Berkeley
29
3. LES IMPASSES DE LA PHILOSOPHIE MODERNE EN MORALE
35
La controverse sur la liberté et la nécessité
38
L’impossible gouvernement des passions par la raison
41
La théorie rationaliste du jugement moral
44
La théorie égoïste de la motivation et de l’appréciation
47
La théorie du sens moral
54
4. L’INSATISFACTION A L’EGARD DES APPLICATIONS DE LA
METHODE EXPERIMENTALE A L’ESPRIT
62
Bacon et les pionniers de l’anatomie de l’esprit
62
Une nouvelle science de la nature humaine
64
Une science expérimentale et sceptique
65
263
L’inspiration newtonienne
68
II. LA SCIENCE SCEPTIQUE DE L’ESPRIT (1739-1740)
5. L’EXPERIENCE DE L’EVIDENCE
71
71
Une science sceptique de l’entendement
71
Naturalisme et scepticisme : la question d’interprétation
73
Genèse et critique des idées
75
La portée limitée de la suggestion acataleptique au début du
Traité
79
Contre le fidéisme sceptique : examen des idées d’espace et de
temps
80
Contre la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps
82
L’origine de l’idée de l’espace et de l’idée du temps
84
Critique de la géométrie et de l’idée d’égalité
85
Une logique sceptique de l’entendement
88
Sens, mémoire et imagination
89
Les deux espèces de raisonnement : la “fourche de Hume”
89
Le raisonnement sur les questions de fait
94
L’association causale précède l’idée de cause
95
L’association au principe des raisonnements probables
98
L’association : une notion sceptique ou naturaliste ?
99
L’association : un concept de science sceptique
101
La croyance : vivacité et sentiment
102
La probabilité
106
Les probabilités non philosophiques
109
L’idée de connexion causale
110
La critique causale et la question d’interprétation
112
La réflexion sceptique sur la fiabilité du raisonnement
115
Le leçon de l’argument sceptique
118
La perception sensible inexplicable
119
264
Scepticisme et identité personnelle
122
Le nouveau défi sceptique
124
Que faire du scepticisme ?
126
6. L’EXPERIENCE DES PASSIONS
129
Une science sceptique des passions
129
Les passions : des impressions de réflexion
133
Passion violente et passion calme
135
La double association
136
La volonté n’est qu’une impression de réflexion
138
Redéfinir la “nécessité” des actions volontaires
139
Le problème de la force des passions
142
Comment un désir en vient à être déterminant
144
7. L’EXPERIENCE DE L’APPRECIATION MORALE
148
L’évaluation morale, nouvel objet d’examen
148
Une science sceptique de la morale
150
L’obligation naturelle d’être juste. Intérêt et convention.
153
L’obligation morale d’être juste. Le rôle de la sympathie.
157
L’évaluation non égoïste de la vertu
161
La correction de la sympathie
162
III. LA POLITE PHILOSOPHIE (1741-1751)
8. LES EXERCICES MORALISTES (1741-1742) OU LA
DECOUVERTE DE L’ECRITURE PAR ESSAIS
167
169
Autre matière, autre manière
169
La polite littérature
171
L’essai selon Hume
174
L’essai : exercice de polite appréciation
176
La correction de la sympathie à l’œuvre
178
À la recherche d’une éthique de la juste mesure – la délicatesse
du goût
179
265
Les quatre philosophes
181
Comment interpréter « Les quatre philosophes »
184
À la recherche de la juste mesure dans l’appréciation moraliste,
dans la critique et en politique
186
À la recherche de la juste mesure en politique
187
Monarchie et république
188
Whigs et Tories
190
9. LES ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT (1748)
193
La réécriture
193
Philosophie facile et philosophie abstruse
194
L’intelligibilité contre la philosophie chimérique
196
La polite philosophy de l’entendement
198
L’unité de l’Enquête sur l’entendement humain
200
Miracles et providence
201
Pyrrhonisme et scepticisme académique
203
Pyrrhonisme et scepticisme mitigé
204
Une refondation pérenne
206
10. L’ENQUETE SUR LES PRINCIPES DE LA MORALE (1751)
207
La composition de la Seconde enquête
207
La polite philosophy de la morale
210
Un dialogue pour dépasser le relativisme
212
IV. LA CONQUETE PHILOSOPHIQUE (1752-1779)
11. ÉCONOMIE ET HISTOIRE
216
217
Pourquoi de nouveaux essais politiques
217
Juger du pouvoir et de la croissance politiques
220
Le lien « indissoluble » entre l’industrie, la connaissance et
l’humanité
222
La rupture avec les projets mercantilistes
223
L’historicité du discours sur le pouvoir : un exemple
224
266
Hume historien
225
L’histoire : croyances et passions en situation
228
12. LA CRITIQUE DU GOUT
230
Les principes du goût
230
La règle du goût
231
Une philosophie sceptique de la critique
235
13. LA CRITIQUE DE LA RELIGION
237
La critique de la religion : une préoccupation récurrente
237
La religion, objet d’une histoire naturelle
238
Les causes du polythéisme et du théisme
240
Les dispositions du polythéisme et du théisme
241
La question du fondement : importante, évidente et incertaine
243
Les analogies à l’appui du théisme
245
Le problème du mal
250
Scepticisme et croyance naturelle en l’ordre du monde
251
Morale et religion
253
CONCLUSION : APPRECIER HUME
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
255
259
ŒUVRES DE HUME
259
1.
Editions anglaises de référence
259
2.
Traductions en français
260
ETUDES SUR L’ŒUVRE DE HUME
260
1.
Biographies
260
2.
Introductions
261
3.
Quelques monographies
261
TABLE DES MATIERES
263
267
268