Dix ans d'histoire culturelle
Évelyne Cohen, Pascale Goetschel, Laurent Martin et Pascal Ory (dir.)
DOI : 10.4000/books.pressesenssib.983
Éditeur : Presses de l’enssib
Année d'édition : 2011
Date de mise en ligne : 20 juillet 2017
Collection : Papiers
ISBN électronique : 9782375460467
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782910227944
Nombre de pages : 314
Référence électronique
COHEN, Évelyne (dir.) ; et al. Dix ans d'histoire culturelle. Nouvelle édition [en ligne]. Villeurbanne :
Presses de l’enssib, 2011 (généré le 01 février 2021). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pressesenssib/983>. ISBN : 9782375460467. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.pressesenssib.983.
© Presses de l’enssib, 2011
Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
DIX ANS D'HISTOIRE
CULTURELLE
D
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sous la direction d’Évelyne Cohen
PRESSES DE L’enssib
PAPIERS
essai
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état de l’art
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DIX ANS D’HISTOIRE
CULTURELLE
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LA DIRECTION DE
PAPIERS SOUS
THIERRY ERMAKOFF
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La collection Papiers a pour ambition
d’explorer de nouveaux champs de recherche autour des sciences de l’information et des bibliothèques. Elle donne
aux auteurs l’occasion de produire une
réflexion nouvelle, originale, et propose
de nouvelles lectures des domaines
d’expertise de l’enssib.
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PRESSES DE L’enssib
École nationale supérieure des sciences
de l’information et des bibliothèques
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PRESSES DE L’enssib
PAPIERS
état de l’art
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DIX ANS D’HISTOIRE
CULTURELLE
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Anne-Claude Ambroise Rendu
Chloé Maurel
Paul Aron
Jean-Yves Mollier
Christophe Charle
Svetla Moussakova
Christian Chevandier
Erik Neveu
Évelyne Cohen
Pascal Ory
Alain Corbin
Michel Pastoureau
Régis Debray
Michelle Perrot
Olivier Donnat
André Rauch
Arlette Farge
Denis Saint-Jacques
Étienne François
Emmanuelle Sibeud
Pascale Goetschel
Jean-François Sirinelli
Mario Isnenghi
Isabelle Surun
Laurent Jeanpierre
Ludovic Tournès
Michael Kelly
Loïc Vadelorge
Éric Maigret
Sylvain Venayre
Laurent Martin
Georges Vigarello
Manuela Martini
Ont coordonné ce volume :
Évelyne Cohen
Pascale Goetschel
Laurent Martin
Pascal Ory
Nous souhaitons remercier Rosine Feferman pour son précieux travail sur cet
ouvrage.
Dix ans d’histoire culturelle [Texte imprimé] / sous la direction d’Évelyne Cohen, Pascale
Goetschel, Laurent Martin et Pascal Ory. - Villeurbanne : Presses de l’enssib, cop. 2011. 1 vol. (314 p.) ; 23 cm. - (Collections Papiers).
ISBN 978-2-910227-94-4
Rameau :
Culture - Histoire - 21e siècle
Vie intellectuelle - Histoire - 21e siècle
Dewey : 306.4
© enssib, 2011.
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SOMMAIRE
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Introduction générale.
Du bon usage d’une association
par Pascal Ory ...................................................................
9
Chapitre I. Définitions et frontières
Introduction
par Loïc Vadelorge ............................................................
12
Quelle identité pour l’histoire culturelle ?
par Jean-François Sirinelli .............................................
16
Qu’est-ce que la médiologie ?
Questions à Régis Debray
................................................................................................
24
Histoire littéraire / Histoire culturelle.
Matériaux pour un dialogue
par Paul Aron .....................................................................
30
Du culturel dans le social
par Christian Chevandier ................................................
41
Les frontières (et leurs perméabilités) entre
l’histoire culturelle et l’histoire des médias
par Anne-Claude Ambroise Rendu ................................
50
Chapitre II. Objets
Introduction
par Sylvain Venayre ..........................................................
60
6
|
Dix ans d’histoire culturelle
Les sens internes et leurs repères anciens
par Georges Vigarello .......................................................
62
Vers une histoire des couleurs :
possibilités et limites
par Michel Pastoureau .....................................................
72
Pour une histoire de la sensibilité au temps
qu’il fait
par Alain Corbin ................................................................
82
De la lecture des archives de police
du xviiie siècle à la construction d’objets
pour l’histoire
par Arlette Farge ............................................................... 101
Histoire : l’hypothèse du masculin
par André Rauch ............................................................... 110
Une maison romantique :
le Nohant de George Sand
par Michelle Perrot ........................................................... 129
Chapitre III. Regards et transferts
Introduction
par Laurent Martin ........................................................... 150
La contrebande disciplinaire
par Denis Saint-Jacques ................................................. 153
La ligne Paris-Londres des Cultural Studies :
une voie à sens unique ?
par Erik Neveu ................................................................... 159
Regards britanniques sur l’histoire culturelle
française
par Michael Kelly .............................................................. 174
|
Peut-on écrire une histoire de la culture
européenne à l’époque contemporaine ?
par Christophe Charle ...................................................... 181
Sous la culture coloniale, l’histoire ?
par Emmanuelle Sibeud ................................................... 199
L’histoire coloniale aujourd’hui :
une histoire culturelle ?
par Isabelle Surun ............................................................. 205
Quinze ans après
par Mario Isnenghi ........................................................... 210
Conflits historiographiques et patrimoines
mémoriels.
Autour des Luoghi della memoria et de L’Italie par
elle-même, dirigés par Mario Isnenghi
par Manuela Martini ........................................................ 218
Lieux de mémoire, Erinnerungsorte
par Étienne François ........................................................ 226
Bilan et pistes pour une histoire culturelle
mondiale
par Chloé Maurel .............................................................. 236
Observations sur l’enseignement de l’histoire
culturelle dans le paysage universitaire
de l’Europe de l’Est
par Svetla Moussakova .................................................... 243
L’histoire culturelle
face au « tournant transnational »
par Ludovic Tournès ......................................................... 249
7
8
|
Dix ans d’histoire culturelle
Chapitre IV. Débats
Introduction
par Pascale Goetschel ...................................................... 254
Autour de la sociologie de la culture.
Table ronde avec Olivier Donnat,
Laurent Jeanpierre, Éric Maigret,
animée par Laurent Martin
................................................................................................ 258
« Culture populaire », « culture de masse » :
une définition ou un préalable ?
par Pascal Ory ................................................................... 282
Télévision et culture de masse
par Évelyne Cohen ............................................................ 294
Conclusion générale
par Jean-Yves Mollier ...................................................... 302
Annexe. Présentation de l’ADHC
par Laurent Martin ........................................................... 309
Liste des auteurs
................................................................................................ 311
|
par Pascal Ory
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
INTRODUCTION GÉNÉRALE.
DU BON USAGE D’UNE ASSOCIATION
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
I
l n’y a pas d’association ; il n’y en a que des preuves. L’archive nous
le dit : les statuts de l’Association pour le développement de l’histoire
culturelle (ADHC) ont été publiés au Journal Officiel le 1er janvier 2000 1 :
départ remarqué, on en conviendra. Une décennie a passé, et l’anthologie
qu’on va lire ici porte témoignage de la qualité des propositions dont elle a
été le lieu, à l’occasion de ses congrès annuels, tenus métronomiquement
depuis cette date chaque dernier samedi de septembre. L’objectif était
simple : prouver l’histoire culturelle en l’exposant, à travers la solennité
d’une conférence confiée à un invité d’honneur, le matin, et en en débattant, à l’occasion d’une table ronde autour d’un thème, l’après-midi. Là
aussi, la formule a été respectée depuis dix ans, et ce d’autant plus que
ces deux moments forts de nos congrès ont été unis entre eux par un
moment de convivialité dont aucun culturaliste ne peut, sans se déjuger,
nier l’importance : le repas des associés.
À considérer sans parti pris les textes qui suivent – où l’on retrouvera
la totalité des conférences et la plupart des tables rondes –, la vertu épistémologique de ces réunions rituelles devrait sauter aux yeux. L’histoire
culturelle, discipline présentement en plein essor et, par là même, discutée
voire dénoncée, s’y définit d’abord comme histoire – et quelle meilleure
manière de le prouver qu’en invitant la sociologie (Laurent Jeanpierre)
ou les Cultural studies (Erik Neveu), l’histoire des médias (Anne-Claude
Ambroise Rendu) ou l’histoire sociale (Christian Chevandier), sans oublier
la médiologie de et avec Régis Debray, à y exposer leurs objets et leurs
méthodes ? Elle s’y définit aussi comme histoire du contemporain – et
quelle meilleure manière d’en délimiter l’espace qu’en conviant Michel
Pastoureau ou Arlette Farge à y prendre la parole ? Elle s’y définit, enfin,
en interne, dans l’apparentement des hypothèses qu’elle met à l’épreuve
de terrains allant des lieux de mémoire (2007) à la télévision (2004), avec
1. Numéro d’annonce : 1666, Journal officiel de la République française, 1er janvier 2000.
9
10
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Dix ans d’histoire culturelle
une particulière dilection pour l’approche de l’imaginaire social – l’objet
ultime de l’histoire culturelle – par cette histoire du sensible que Lucien
Febvre appelait déjà de ses vœux il y a près de cent ans (conférences
d’Alain Corbin, Michelle Perrot, André Rauch, Georges Vigarello…).
Le tout est assumé comme un questionnement mondial – ce dont témoignent les interventions de collègues étrangers (Paul Aron, Mario Isnenghi, Michael Kelly, Manuela Martini, Denis Saint-Jacques…) –, à l’heure
du « post-colonial » (table ronde de 2006), du « global » (table ronde de
2008) et, pour commencer, du comparatif international (conférence de
Christophe Charle). Mais, précisément parce que nous sommes bien placés pour savoir que la culture d’une époque est autant dans la médiation
que dans la création, le travail de l’ADHC ne se limite pas à un dialogue,
même ouvert, entre chercheurs. Il intègre une réflexion sur la présence
des interrogations culturalistes au cœur de l’enseignement secondaire, à
la fois dans les programmes généraux et dans les programmes spécifiques
de l’option « histoire des arts » 2. Dans le même ordre d’idées – qui est,
d’abord, un ordre de pratiques –, le lien permanent, au long de l’année,
d’un congrès de l’association à l’autre, est assuré par une passionnante
Lettre de l’ADHC, œuvre de Philippe Poirrier, récapitulation de l’essentiel
de l’actualité scientifique de la discipline, outil exceptionnel d’information
et d’auto-formation.
Ce n’est sans doute pas un hasard si ces années 2000 auront vu la
naissance – et l’ADHC y a contribué – d’une association internationale
vouée à l’histoire culturelle 3. Le xxie siècle commençant aura été, après
les étapes du projet puis de la fondation, le temps de l’édification. L’ADHC
aura été l’un de ces bâtisseurs-là. On en jugera.
2. Grâce à l’énergie de Véronique de Montchalin, notre association, qui avait organisé en 2002
une table ronde sur cette option, très dynamique, est désormais présente, chaque année, aux
« Rendez-vous de l’histoire » de Blois sous la forme d’une intervention spécifique destinée aux
enseignants de l’option.
3. International Society for Cultural History (ISCH). Deux membres de l’ADHC représentent la
France au sein du Committee de l’ISCH, Didier Francfort et Pascal Ory.
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CHAPITRE I
DéfInITIons ET
fRonTIèREs
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
IntroductIon
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Quelle IdentIté pour l’hIstoIre
culturelle ?
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Qu’est-ce Que la médIologIe ?
QuestIons à régIs debray
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hIstoIre lIttéraIre / hIstoIre
culturelle.
matérIaux pour un dIalogue
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
du culturel dans le socIal
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
les frontIères (et leurs
perméabIlItés) entre l’hIstoIre
culturelle et l’hIstoIre des médIas
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
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Dix ans d’histoire culturelle
par Loïc Vadelorge
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
InTRoDUCTIon
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
f
ondée au tournant des années 1990-2000, dans l’intention d’assurer
la promotion de l’histoire culturelle, l’ADHC s’est rapidement trouvée confrontée à la gestion intellectuelle d’une forme d’hégémonie
historiographique que résument ici l’agacement d’un Christian Chevandier devant « l’invocation à tout bout de champ » des « représentations »
et le constat d’Anne-Claude Ambroise Rendu pour qui « toute histoire est,
au final, une histoire culturelle ». La publication en 1997 de Pour une histoire culturelle posait les fondements d’une nouvelle approche de l’histoire
contemporaine et assurait la légitimité d’un champ encore jugé pionnier
au seuil des années 1990. Vingt ans plus tard, la parution d’un Dictionnaire
d’histoire culturelle de la France contemporaine témoigne de la « centralité » de cette historiographie, dont nul ne peut plus sérieusement contester les apports et la visibilité. C’est l’un des mérites de l’ADHC que d’avoir,
au moment de chacun de ses congrès annuels, questionné les limites d’un
espace en expansion rapide, balisant ainsi le sens d’une conquête qui fut
aussi celle d’un déplacement du questionnement.
Au seuil de l’an 2000, la problématique tournait encore autour de
la définition de l’histoire culturelle en général. L’expression classique
« d’histoire sociale des représentations », naguère proposée par Roger
Chartier et Pascal ory et reprise ici aussi bien par Jean-françois sirinelli
que par Christian Chevandier, fait office de consensus tout en constituant
un costume sans doute trop large pour l’histoire culturelle. L’enjeu de
cette définition était d’ailleurs moins de délimiter un champ que de se
garder du spectre des Cultural Studies, de l’histoire des arts ou de l’histoire
intellectuelle. En enracinant l’histoire culturelle du contemporain dans
l’histoire sociale, on en autorisait la possibilité académique. nous n’en
sommes heureusement plus là et les textes de Paul Aron ou de Régis Debray rappellent que l’avènement de l’histoire culturelle fut aussi le temps
d’une ouverture des historiens à de nouveaux sujets, de nouvelles méthodes et de nouvelles questions d’histoire, le temps aussi d’une dilatation
de l’espace historiographique, qui passa et passe encore par un retour de
la pluridisciplinarité, via l’histoire littéraire ou la médiologie par exemple.
Définitions et frontières
|
Reste qu’on perçut rapidement que l’enjeu était moins de définir l’histoire culturelle que de comprendre comment l’histoire contemporaine s’y
était convertie, vingt ans après l’histoire médiévale. Cette question-là, aussi
posée par le colloque de Cerisy en août 2004, constitue peut-être le principal intérêt d’une relecture des actes des premiers congrès de l’ADHC. si
la liste des objets de l’histoire culturelle court le risque de l’inventaire à
la Prévert – au demeurant aucun historien médiéviste ou moderniste n’a
jamais été sommé de dresser une telle liste –, la question de la spécificité
d’une histoire culturelle du contemporain apparaît très tôt comme une
préoccupation majeure, ce dont témoignent ici aussi bien Jean-françois
sirinelli qu’Anne-Claude Ambroise Rendu. En postulant l’un et l’autre que
le lien qui unit l’histoire culturelle – ou l’histoire des médias – et l’histoire
politique est plus fort et plus déterminant que celui qui l’unit à l’histoire
sociale, ces deux historiens soulignent la nécessité d’une approche généalogique. Le propos, naturellement arrimé aux champs propres d’investigation des chercheurs – l’histoire des intellectuels, l’histoire des faits-divers
et de la presse – est parfaitement extensible. L’histoire des politiques et
des institutions culturelles s’y prête parfaitement comme l’histoire « des
technologies du faire croire » à laquelle Régis Debray fait référence. De
nombreux maîtres à penser de l’histoire culturelle du temps présent sont
aussi et peut-être avant tout de grands historiens politiques.
Une autre piste de réflexion nous est fournie par l’étude des temporalités de l’histoire culturelle du contemporain. Alors que de nombreux
historiens hostiles à l’histoire culturelle n’y voyaient voici quinze ans
qu’un effet de mode, Anne-Claude Ambroise Rendu parle ici de « renouveau », indiquant que pour certains sous-champs de l’histoire culturelle
comme l’histoire des médias, l’on a moins affaire à un défrichement qu’à
un nouveau labour. Paul Aron ne dit pas autre chose quand il explique
que la vitalité actuelle de l’histoire littéraire et son compagnonnage fécond avec l’histoire de l’édition peuvent à la fois se lire par l’évolution
récente du marché académique ou l’essoufflement des approches structuralistes dominantes dans les années 1950-1970 et par le ressourcement
de pratiques fondées au xixe siècle. Même suggestion au fond que celle
des médiologues qui proposent de « réinscrire la technique au centre de
l’analyse » culturelle et de fonder une histoire culturelle des techniques,
tournant le dos aux « représentations et aux imaginaires sociaux » pour
retrouver « les systèmes et dispositifs techniques qui les organisent ». Là
encore, le propos est susceptible d’extension, à l’histoire de l’art en particulier, lieu de conflits académiques similaires au champ littéraire. Peut-on
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|
Dix ans d’histoire culturelle
aller jusqu’à penser que l’histoire culturelle du contemporain s’apparente
à la redécouverte de traditions historiographiques établies au xixe siècle
comme le suggère Paul Aron avec Lanson ?
Aucun des auteurs ici présents n’accepterait cette interprétation cyclique de l’historiographie. L’histoire culturelle ne constitue pas le retour
d’un refoulé historiographique. s’il peut s’agir de retrouver des objets voire
des appellations un temps délégitimés par le structuralisme ou l’histoire
économique et sociale, il ne s’agit en aucun cas de retrouver des questions
et des méthodes liées à une autre époque et définitivement datées. C’est
à ce niveau sans doute que l’analyse de Paul Aron s’avère la plus stimulante. Rejetant la simple mise en contexte de l’œuvre littéraire, il plaide
pour une analyse « multitemporelle » dans laquelle nombre de culturalistes – à commencer par ceux qui pratiquent l’épistémologie de l’histoire
– peuvent se retrouver. Pratiquer l’histoire culturelle, ce n’est donc pas
simplement donner une dimension culturelle à un objet de recherche –
les cheminots ou les infirmières pour reprendre le propos de Christian
Chevandier – mais aussi accepter qu’un fait historique puisse relever de
plusieurs contextes d’élucidation. L’histoire culturelle constitue donc une
méthode d’interprétation qui renouvelle en profondeur la manière de faire
de l’histoire. on comprend, dès lors, l’attirance qu’elle suscite auprès des
chercheurs et son appétit sans cesse renouvelé pour de nouveaux sujets.
on comprend aussi que l’enjeu majeur d’une histoire culturelle désormais institutionnalisée est de penser non plus les conditions mais les
limites de sa propre expansion. À cet égard, c’est tout le mérite de l’ADHC
que d’avoir ouvert le dialogue avec l’histoire sociale du contemporain, de
loin la plus réservée à l’endroit de l’histoire culturelle. Il est sans doute
temps aujourd’hui d’en finir avec le jeu du chat et de la souris qui oppose
depuis vingt ans les tenants de l’une et l’autre de ces historiographies
du temps présent. si les généalogies sont différentes – l’histoire économique d’un côté, l’histoire politique de l’autre –, les points de convergence
sont pourtant nombreux : attention aux imaginaires, aux représentations
sociales, aux constructions médiatiques. Reste que, si l’histoire sociale
a trop longtemps tenu l’histoire culturelle pour quantité négligeable de
la production historique, l’histoire culturelle a trop longtemps négligé
certains des avertissements de l’histoire sociale, en les prenant pour de
simples prises de positions académiques. Comme le souligne ici Christian
Chevandier après Antoine Prost, le risque majeur d’une histoire culturelle
« impérialiste » est de se couper de l’histoire économique, c’est-à-dire
de renoncer à toute tentative de quantification. Tous les sujets d’histoire
Définitions et frontières
|
culturelle ne sont pas en effet a priori socialement pertinents et un historien qui ne compte pas prend le risque de l’anachronisme. La frontière
de l’histoire se situe sans doute encore là, faute de quoi elle renoncerait
dangereusement à son statut de science.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Jean-François Sirinelli
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QUELLE IDEnTITé PoUR
L’HIsToIRE CULTURELLE ? 1
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À
la différence des autres branches historiographiques, l’histoire
culturelle n’est pas encore une discipline totalement constituée.
fille cadette de l’école historique française, elle n’a pas pris encore tous ses contours et cette difficulté, jointe à d’autres qui seront signalées dans une première partie, ne permet pas réellement de dresser un
bilan et de détailler des lignes de force ou de faiblesse 2. Cela étant, cette
jeune discipline en voie de constitution connaît actuellement en france
une réelle et très rapide montée en puissance et j’évoquerai dans un deuxième temps les facteurs et les secteurs d’une telle montée en puissance.
Bien plus, les gains, que l’on peut légitimement escompter de cette bonne
santé de l’histoire culturelle, dépassent son propre champ d’application :
une approche de nature culturelle d’autres phénomènes historiques peut
contribuer à en enrichir la connaissance. on tentera ici de le montrer
brièvement, dans une troisième partie, en évoquant l’exemple de l’étude
des cultures politiques.
une récente montée en puIssance
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Le développement de l’histoire culturelle, en histoire du xxe siècle, est récent. Alors qu’en histoire médiévale, par exemple, cette histoire culturelle
se pratiquait depuis des décennies – mais insérée dans d’autres perspectives, notamment celle de l’histoire religieuse, et donc sans prétendre à
1. Ce texte a été publié en 2001 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
2. C’est la raison pour laquelle on ne trouvera ni dans le texte qui suit ni dans les notes un aperçu
exhaustif de l’historiographie du sujet. Je me permets d’indiquer, dans certaines des notes qui
suivent, d’autres contributions que j’ai consacrées à l’histoire culturelle ou à des sujets proches
et dans lesquelles on trouvera aisément des compléments de bibliographies.
Définitions et frontières
|
l’autonomie et à une identité propre 3 –, la multiplication, pour le XXe siècle,
d’objets relevant peu ou prou du culturel ne s’est réellement opérée qu’au
fil de la dernière décennie écoulée, avec des signes annonciateurs durant
la décennie précédente. Les causes du caractère tardif d’une telle montée
en puissance sont complexes car relevant de plusieurs processus cumulatifs, dont certains sont propres à l’histoire du XXe siècle et d’autres pas 4.
Le contexte historiographique est, à cet égard, assurément spécifique.
Ailleurs qu’en histoire du XXe siècle, l’histoire du culturel, même non revendiquée comme telle, était déjà présente de longue date dans deux domaines dûment estampillés : l’histoire religieuse et celle dite des mentalités. or, indépendamment du caractère brillant et fécond de cette histoire
religieuse du temps proche, force est de constater que celle-ci ne pouvait
avoir les mêmes vertus globalisantes que pour des sociétés chronologiquement plus reculées, au sein desquelles le religieux occupait une place
centrale. Pour d’autres raisons, l’histoire dite des mentalités n’a guère
abordé aux rivages du XXe siècle. L’analyse des perceptions communes et
des sensibilités partagées, régie par une sorte de protocole scientifique
touchant à la démarche anthropologique, a longtemps passé pour n’être
applicable qu’à des sociétés géographiquement ou chronologiquement
éloignées de la nôtre. Certes, grâce aux travaux, notamment, de Maurice
Agulhon et d’Alain Corbin – sur des registres, au demeurant, très différents 5 –, la france du XIXe siècle s’est trouvée progressivement intégrée
de plain-pied dans l’aire chronologique d’application de l’anthropologie
historique. Pour autant, l’histoire du XXe siècle paraissait trop proche pour
obéir au même protocole et s’en trouvait exclue de facto.
si la configuration historiographique ne favorisait donc pas un développement de l’histoire culturelle contemporaine, le contexte idéologique
n’était pas non plus favorable. La prégnance, longtemps, du marxisme
n’incitait guère à prêter une attention soutenue au culturel, considéré,
à l’instar du politique, comme une superstructure, simple produit dérivé
des structures économiques et sociales. Assurément, à la différence de
3. Cf. les remarques de Michel sot, Anita Guerreau-Jalabert et Jean-Patrice Boudet, « L’étrangeté
médiévale », in Jean-Pierre Rioux et Jean-françois sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle,
Paris, éditions du seuil, 1997, ainsi que leur introduction au tome I de Histoire culturelle de la
France, Paris, éditions du seuil, 1997.
4. J’avais déjà eu l’occasion de les évoquer dans françois Bédarida (dir.), L’Histoire et le métier
d’historien en France, 1945-1995, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995.
Plus largement, certains des points analysés dans la présente contribution avaient déjà été
abordés dans ce texte en 1995.
5. Cf., par exemple, leurs contributions à Pour une histoire culturelle, op. cit.
17
18
|
Dix ans d’histoire culturelle
la configuration historiographique, ce second facteur n’a pas été spécifique de l’étude du XXe siècle et jouait aussi pour les autres périodes de
l’histoire, mais, alors que pour celles-ci il n’était qu’un facteur d’inertie,
il constituait, par cumul, un facteur aggravant pour l’histoire culturelle
contemporaine.
Bien plus, ce double blocage s’est maintenu au moins jusqu’aux années
1970, moment où une lente évolution s’est amorcée. C’est tout d’abord le
contexte idéologique qui a alors changé. L’érosion du marxisme a favorisé
une sorte de mutation épistémologique : la légitimité de l’intérêt pour le
sujet agissant et pensant. Assurément, l’évolution fut bien plus complexe,
tout comme, du reste, la configuration qui l’avait précédée : on forcerait,
en effet, le trait en considérant que jusqu’à ces années 1970, le marxisme
avait étouffé tout développement de l’intérêt pour le culturel – l’envolée de l’histoire des mentalités est, du reste, antérieure à cette date –,
mais il se passa bien alors, en une dizaine d’années, un changement de
paradigme au sein de la discipline historique. Alors que le culturel et le
politique avaient été tenus par nombre d’historiens pour des sous-objets
d’histoire 6, car étant supposés n’être que des sécrétions – et donc des
produits seconds ou dérivés – des structures économiques et sociales, il
leur était reconnu désormais, par la plus grande partie des historiens, un
statut d’objet historique ayant son autonomie et donc sa densité et son
identité propres.
À cette mutation s’ajouta une modification historiographique propre
à la sphère de l’histoire contemporaine. Dans la mesure où les travaux,
entre autres, de Maurice Agulhon et d’Alain Corbin ont fait remonter, on
l’a vu, la barre chronologique des périodes relevant de l’anthropologie
historique et que, désormais, le XIXe siècle s’y trouvait donc intégré de
plain-pied, dès lors la question du même statut pour le XXe siècle – ou
pour le moins, pour le premier XXe siècle – se trouvera peu à peu posée,
introduisant ainsi un élément de débat scientifique fécond et un aiguillon
pour de nouvelles recherches concernant ce XXe siècle.
Toujours est-il que, progressivement, les conditions ont été réunies,
y compris en ce qui concerne l’étude du XXe siècle, pour le développement d’une histoire culturelle conçue à la fois comme l’histoire des représentations du monde et comme celle des productions de l’esprit les plus
élaborées. En même temps, il est vrai, une telle définition pourrait être
6. Je me permets, là encore sur ce point, de renvoyer à mes remarques dans L’Historien et le
métier d’historien en France, 1945-1995, sous la direction de françois Bédarida, op. cit.
Définitions et frontières
|
interprétée comme un facteur supplémentaire de difficulté à présenter
la carte d’identité de l’histoire culturelle à la française. Une telle définition, en effet, paraît osciller entre une acception large, relevant – même
si, on l’a vu, la tâche est malaisée pour le xxe siècle – de l’anthropologie
historique et proche par certains aspects de l’histoire dite des mentalités
– terme remplacé désormais, le plus souvent en france, par celui de représentations –, et une acception étroite, qui pose par ailleurs la question
des rapports entre cette histoire culturelle et l’histoire de l’art ou l’histoire
littéraire. Mais, à bien y regarder, cette oscillation n’est qu’en apparence
un obstacle ou une faiblesse. Car ces deux acceptions ont en commun de
délimiter un champ d’étude prenant pour objet tout ce qui est chargé de
sens dans un groupe humain à une date donnée 7.
un vaste champ d’InvestIgatIon
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Et les gains que l’on peut escompter d’un tel champ d’étude sont, à bien y
regarder, considérables. D’une part, les secteurs qu’il recouvre sont nombreux et importants. D’autre part, les mises en perspective qu’il permet
constituent un réel enrichissement pour la démarche historique.
Pour les secteurs ainsi embrassés, leur brève énumération suffit à en
suggérer l’importance. Avant même l’apparition de l’histoire culturelle
comme discipline constituée, s’était, par exemple, peu à peu développée
une certaine forme d’histoire intellectuelle – parfois classée sous l’étiquette « histoire des idées politiques » – précocement dégagée de la seule
approche généalogique des grands courants de pensée et s’intéressant tout
autant aux phénomènes de circulation, d’imprégnation et d’enracinement.
Une histoire intellectuelle ainsi entendue est non seulement essentielle
en elle-même, pour l’étude des pensées construites, mais elle permet, de
surcroît, de réfléchir à l’articulation, dans une société, entre celles-ci et
des perceptions individuelles ou collectives relevant de registres moins
élaborés.
En outre, cet intérêt pour l’histoire intellectuelle a également fait
souche d’une autre façon. Avant même le développement de l’histoire
culturelle, en effet, les historiens français du contemporain se sont lancés
dans l’étude des intellectuels. Et ce, dans une double perspective : autant
que des « producteurs » d’idées, ces intellectuels étaient avant tout, par
7. Cf. Jean-François Sirinelli, « Éloge de la complexité », in Pour une histoire culturelle, op. cit.,
pp. 433-444.
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Dix ans d’histoire culturelle
essence, des acteurs du culturel. Les étudier consistait donc, d’emblée, à
se placer à la charnière de l’histoire culturelle et de l’histoire politique. Il
y a là, du reste, l’une des clés d’un aspect généalogique de l’histoire des
intellectuels : souvent, cette histoire, par-delà même son intérêt intrinsèque, a été une sorte de plaque tournante pour quelques historiens venus
de l’histoire politique et souhaitant travailler à la croisée du politique et
du culturel ; s’attachant à étudier les clercs en politique, ils pouvaient
ainsi prêter également attention aux phénomènes de circulation des idées
émises et des idéologies forgées.
Et il était dès lors indispensable, on l’a dit, de s’interroger aussi sur
l’articulation de ces idées et de ces idéologies avec des représentations
moins élaborées. Et, de là, bien sûr, il apparut souhaitable d’étudier de
telles représentations en elles-mêmes, d’autant qu’entre-temps, on l’a vu,
le verrou historiographique avait sauté. Et, dès lors, la synthèse entre les
deux pôles possibles d’une histoire culturelle n’était plus l’alliage improbable de deux champs historiographiques distincts mais la délimitation
logique d’un domaine ayant son existence et son identité propres et présentant l’intérêt de reconstituer le métabolisme de circulation des phénomènes de représentations dans une société donnée, depuis les systèmes
de pensée les plus élaborés jusqu’aux sensibilités les plus frustes. C’est
dans une telle perspective que la définition proposée pour l’histoire culturelle prend tout son sens : comment les hommes représentent et se représentent le monde qui les entoure.
Ainsi formulée, l’identité de l’histoire culturelle présente plusieurs
risques : ne risque-t-elle pas d’apparaître comme une rubrique un peu
fourre-tout, défaut structurel déjà, par le passé, de l’histoire dite des
mentalités ? Au reste, ne risquerait-elle pas aussi de paraître seulement
comme l’habit neuf d’une anthropologie historique parvenue jusqu’aux
rivages de l’histoire contemporaine ?
Ce qui a été dit plus haut montre qu’il n’en est rien. Les « mentalités » ou la dimension anthropologique ne représentent, en effet, on l’a vu,
qu’un versant d’un domaine beaucoup plus large. Cette richesse même, il
est vrai, peut induire un autre inconvénient potentiel : le caractère apparemment parcellaire de cette histoire culturelle. En fait, là encore, ce qui
a été dit précédemment prouve au contraire l’unité du domaine de cette
histoire, une fois rappelé aussi qu’elle seule permet de penser dans leur
intégralité les processus de circulation dans une société donnée. Ce qui,
du reste, nous ramène à l’inventaire des secteurs de l’histoire culturelle
commencé plus haut. Autant que l’histoire intellectuelle et que celle des
Définitions et frontières
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intellectuels, autant aussi que l’approche des représentations collectives,
cette histoire culturelle s’intéresse également aux supports de diffusion
et de transmission. En d’autres termes, autant qu’aux formes de culture,
l’historien s’intéresse aussi à leurs vecteurs. Ce qui, d’ailleurs, pour l’histoire du second xxe siècle, prend un relief particulier, en raison de la
montée en puissance d’une culture de masse qui s’amplifie alors 8. Au rôle
massif du livre et de la presse écrite, déjà prégnant à la fin du xixe siècle 9,
à celui, vite massif lui aussi, de la radio et du cinéma dès l’entre-deuxguerres s’ajoutera bientôt – même s’il y eut, en ce domaine, un retard à
l’allumage de la france – la télévision.
Et, par là même, nous touchons à un autre secteur, également essentiel, celui des pratiques culturelles. Car, bien évidemment l’analyse de la
circulation culturelle ne s’opère pas seulement à travers l’étude de ses
vecteurs. L’attention qui doit être portée aux mécanismes de réception
conduit directement aux pratiques culturelles. Et il y a là assurément
un immense champ d’investigation, d’autant qu’on ne peut se contenter
d’étudier ces pratiques culturelles en elles-mêmes. Ce sont, en effet, aussi
leurs éventuelles corrélations avec les lieux et les milieux qu’il convient
d’analyser, tant il est vrai que l’histoire culturelle est indissociable de son
soubassement social et qu’elle reste bien, par certains aspects, une histoire des écarts, notamment sociaux et géographiques.
Cela étant, les processus de circulation et de transmission ne peuvent
pas seulement s’apprécier à travers l’inventaire et l’étude des supports
de la culture de masse. Parmi les autres vecteurs constituant autant de
rouages de ces processus, il faut ici mentionner les structures d’éducation.
L’histoire de l’éducation existe en tant que discipline autonome et féconde,
mais relève aussi, de ce point de vue, de l’histoire culturelle. Et l’observation vaut aussi pour l’étude de la mémoire collective, stimulée depuis une
quinzaine d’années par l’écho rencontré par l’impressionnante entreprise
éditoriale et scientifique des Lieux de mémoire.
8. C’est notamment pour cette raison que nous avons publié, Jean-Pierre Rioux et moi-même, un
ouvrage consacré à la culture de masse, La culture de masse en France de la Belle Époque à nos
jours, Paris, éditions fayard, 2002. Réédition en 2006 dans la collection Pluriel. Des mêmes,
cf. également, Le temps des masses, tome IV de Histoire culturelle de la France, Paris, éditions
du seuil, 1998.
9. sur le livre, on se reportera notamment aux travaux de Jean-Yves Mollier sur la Presse, cf., par
exemple, Christian Delporte, « Presse et culture de masse en france (1880-1914) », Revue historique, n° 605, janvier-mars 1998, pp. 93 sqq.
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Dix ans d’histoire culturelle
une posItIon de centralIté ?
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Le champ d’investigation de l’histoire culturelle se situe bien, on le voit,
à la charnière des représentations et des pratiques et son spectre d’intervention, de ce fait, porte sur les comportements collectifs aussi bien que
sur les modes de pensée, embrassant ainsi le sujet agissant aussi bien que
pensant. on comprend mieux que l’histoire culturelle ainsi entendue – qui
est à géométrie variable dans ses thèmes mais aussi dans son rayon d’application – occupe, malgré sa jeunesse historiographique, une position de
centralité dans l’analyse historique.
Elle a contribué, du reste, à enrichir d’autres champs de la discipline
historique. Ainsi l’histoire économique a-t-elle prêté récemment attention aux « cultures d’entreprise » ou, à la charnière de plusieurs champs,
l’étude des politiques et institutions culturelles apparaît-elle bien actuellement comme l’un des secteurs en pointe de la recherche en histoire
culturelle : en effet, parallèlement au constat de la montée en puissance
d’une culture de masse, le rôle culturel croissant de l’état est, pour les
historiens vingtiémistes, un réel et fécond objet d’histoire 10. Et l’apport
est encore plus réel dans le domaine, actuellement en plein essor, des
cultures politiques.
Une telle notion a, de longue date, été utilisée – et discutée – par la
science politique. En revanche, la discipline historique en a fait jusqu’ici
un usage plus diffus. Pour cette discipline, la culture politique peut s’entendre à la fois comme une sorte de code et un ensemble de référents
(notamment croyances, valeurs, mémoire spécifique, vocabulaire propre,
sociabilité particulière, ritualisée ou pas…), formalisés au sein d’un parti
ou plus largement diffus au sein d’une famille ou d’une tradition politiques, et qui leur confèrent une identité propre 11. Ce qui signifie, concrètement, qu’une culture politique est un ensemble de représentations qui
soude un groupe humain sur le plan politique, c’est-à-dire une vision du
monde partagée, une commune lecture du passé, une projection dans
l’avenir vécue ensemble. Et ce qui débouche, dans le combat politique
10. Cf., sur le sujet, la synthèse de Philippe Poirrier, L’État et la culture en France au xxe siècle,
Paris, Le Livre de poche, 2000, collection Références.
11. Là encore, je me permets de renvoyer à mes remarques en introduction du tome II de Histoire
des droites en France intitulé Cultures, Paris, éditions Gallimard, 1992. La mise au point la plus
complète sur le sujet est celle de serge Berstein (dir.). Les cultures politiques en France. Paris,
éditions du seuil, 1999.
Définitions et frontières
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au quotidien, sur l’aspiration à telle ou telle forme de régime politique et
d’organisation socio-économique, en même temps que sur des normes,
des croyances et des valeurs partagées.
on observera que l’approche par des cultures politiques confère à
l’histoire politique, restée trop souvent cantonnée dans le court terme de
l’événement, un statut de plein exercice dans l’épaisseur chronologique
de la moyenne durée historique 12. Les cultures politiques, en effet, sont
des phénomènes à plus forte rétention que l’action politique elle-même
et elles s’intègrent, de ce fait, dans une perspective multidécennale. En
histoire politique, donc, le regard sur le temps court de l’événement peut
être croisé avec une analyse davantage structurelle.
Une culture politique irrigue un groupe humain avec des canaux d’expression qui peuvent varier à la fois avec les époques et avec les groupes
concernés. Car, et le point est essentiel, les cultures politiques ne sont
jamais déconnectées des sociétés humaines qui les portent. L’étude des
phénomènes d’irrigation est donc déterminante. observation qui conduit
à examiner la question des rapports entre l’histoire politique et les autres
branches de l’historiographie. D’une part, bien sûr, l’histoire culturelle : il
apparaît bien, au bout du compte, que la vigueur actuelle de l’histoire politique se nourrit aussi de la montée en puissance de l’histoire culturelle,
dans l’acception qui en a été donnée plus haut. D’autre part, assurément,
l’histoire socio-économique : le regain de l’histoire politique est passé par
la prise en considération de l’autonomie, au moins relative, du politique,
mais l’autonomie ne signifie pas l’indépendance, et une histoire politique
qui se développerait en autarcie, dissociée de l’histoire socio-économique,
se condamnerait assurément à des analyses mutilées. À partir de là, il est
vrai, l’articulation entre le politique et le socio-économique et leur degré
de corrélation doivent être l’objet de débats. Tout comme, du reste, l’analyse des rapports et des éventuelles corrélations entre l’histoire culturelle
et ce substrat socio-économique, tant il est vrai, on l’a déjà signalé plus
haut, que cette histoire est indissociable de ce substrat.
12. Cf. mon analyse plus approfondie « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du
politique », in serge Berstein et Pierre Milza (dir.), Axes et méthodes de l’histoire politique, Paris,
Presses universitaires de france, 1998, pp. 381-398 et Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 57,
janvier-mars 1998, pp. 121-131.
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Dix ans d’histoire culturelle
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QU’EsT-CE QUE LA MéDIoLoGIE ? 13
QUEsTIons À RéGIs DEBRAY
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V
otre assemblée me fait un honneur qui me dépasse moralement
et épistémologiquement, car il touche au point aveugle de tout un
chacun : de quoi avons-nous l’air, vu de dos ? Une médiologie des
médiologues, ou comment se transmet l’étude des faits de transmission ?
où en est-on « vingt ans après » ? D’autant plus perverse, ou sagace, cette
question, que le geste « médio » est né précisément de ce constat de carence… : pas d’histoire marxiste de la diffusion du marxisme. Verum index
sui, la vérité est toute puissante parce qu’elle est vraie. Pas d’histoire chrétienne de la propagation du christianisme, qui est un miracle (la parole
de Dieu ne peut pas ne pas diffuser). Et les comtistes ne se demandent
pas pourquoi la religion de l’humanité, finalement, cela n’a pas marché…
Un bilan ? Ce serait entre un carnet de bal et un CV collectif. Car la
médiologie est un sport d’équipe (mais pas un sport de combat : elle n’a
pas de message à délivrer, elle étudie comment se délivrent les messages,
au sens balistique de l’anglais : to deliver une charge explosive, la transporter à bon port).
Carnet de bal : avec qui nous avons dansé… Avec des loups, des fées,
des Princes… = comment on a pu faire groupe, comment se constitue un
groupe convictionnel, comment une conviction se fait organisation : quand
elle n’a aucune base institutionnelle, ni tutelle disciplinaire ? Ce type d’opération, dit-on, commande qu’on se fasse des amis ici et là, et aussi beaucoup d’ennemis. Reconstituer cette trajectoire, c’est un travail d’archiviste, qui m’échappe un peu. Essayons quand même.
actIfs
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
on versera dans la colonne des actifs :
• une revue, organe de médiation très classique (Les
Cahiers de médiologie, 14 numéros en sept ans) ;
13. Cet entretien s’est déroulé en sorbonne salle Louis Liard, le 28 septembre 2002, dans le cadre
du congrès de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle.
Définitions et frontières
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• des colloques (Assemblée nationale, ministère des
Transports, etc.) ;
• le club médiologique, où chaque mois une personnalité est invitée (dernier en date, Daniel Buren) ;
• des invitations à l’étranger, Brésil, Corée, Portugal,
Espagne, dont la géographie n’est pas indifférente.
on invite les médiologues au Japon mais pas en Allemagne ni aux états-Unis ;
• des émissions de radio, avec Pierre-Marc de Biasi ;
• des mots passés dans le langage journalistique :
« médiocratie », « vidéosphère »… ;
• quelques cas avérés de transposition pure et simple
sans indication de source : par exemple, le numéro
de la revue Sciences Humaines consacré à « Transmettre », ce dont il faut se réjouir. Ainsi va la vie des
idées ;
• etc. Le mot de sociologie est apparu en 1837. où en
était la discipline vingt ans après ? Même en 1897, le
bilan eût été encore mitigé…
la médIologIe contre l’hIstoIre culturelle ?
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Qu’avons-nous fait, nous demandera-t-on, en dix ans d’agitation modérée
mais constante, qui soit foncièrement différent de l’histoire culturelle ?
était-ce bien la peine d’inventer un mot, de fonder une revue, d’agiter
le Landerneau, pour faire, au fond, ce que font bien et depuis longtemps
d’excellents chercheurs : l’histoire des productions culturelles et de leur
institution ?
Par quoi la médiologie pourrait-elle donc se distinguer de l’histoire
culturelle, avec laquelle, ne le nions pas, elle a beaucoup à voir, plus, à
laquelle elle doit beaucoup ? Par la visée typologique, en premier lieu. La
médiologie sous cet angle est à l’histoire culturelle ce que la sociologie
est à l’histoire tout court, et l’approche théorique ou transversale à l’approche génétique ou monographique. Elle recherche, à travers les phénomènes singuliers, les mécanismes généraux de la transmission culturelle.
Tocqueville n’invalide pas Michelet, ni seignobos. simplement, le propos
qui est le sien – dégager les constantes de la modernité démocratique –
l’oblige au comparatisme, à d’incessantes navettes entre les états-Unis, la
france et la Grande-Bretagne. De même, pour dégager les logiques qui
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Dix ans d’histoire culturelle
sous-tendent et traversent le devenir des cultures humaines, il nous faut
multiplier les variations empiriques, confronter par exemple l’imprimerie
en Corée et en france, ou encore l’oralité médiévale en Europe et l’oralité
haïtienne aujourd’hui.
Mais au-delà de cette banalité épistémologique, il y a plus sérieux :
notre définition de la culture. Vous la caractérisez comme « l’ensemble
des représentations collectives propres à une société ». L’histoire sociale
de la culture a d’immenses mérites, mais elle se trouve à nos yeux handicapée par le terme idéaliste, mentaliste, subjectif de « représentation »,
reçu en héritage mais sans droit d’inventaire d’une tradition philosophique du xixe siècle, notamment marxiste, qu’on pourrait caricaturer
ainsi : « la culture, c’est ce qui se passe dans la tête des gens, ou dans
les hauteurs des sociétés ». À nos yeux, les représentations et les imaginaires sociaux sont inséparables des systèmes et dispositifs techniques
qui les organisent, les suscitent ou les font disparaître. Le médiologue
retourne les cartes pour comprendre le jeu. Et la deuxième différence,
découlant de la première, serait celle-ci : la vision en dynamique, qui
s’intéresse moins aux configurations qu’aux transfigurations, à la photographie qu’au cinéma des cultures, et moins aux cartes telles qu’elles
sont distribuées dans tel ou tel groupe à un moment donné qu’aux parties
en cours. nous lorgnons le dessous des cartes, ou les supports objectifs
des cultures vécues (d’ordre à la fois technique et institutionnel), disons
pour faire image : sous le féminisme, la bicyclette. sous la République, le
chemin de fer. Et nous voulons remonter vers l’amont, aux grands opérateurs de distribution des valeurs et des idées que sont les systèmes de
domestication de l’espace et du temps qui sous-tendent les civilisations.
Dit ainsi, c’est une ambition un peu folle, mais cela peut se monnayer en
enquêtes et découvertes ponctuelles. Parce que la technique est impie.
Elle ne s’arrête jamais et ne respecte rien.
À quoi s’intéresse donc précisément le médiologue ? Pas aux médias
en tout cas. Médiologie, néologisme catastrophique, a, en ce domaine, suscité un malentendu fatal. Pour chacun, en effet, il est devenu synonyme
de « sociologie des médias ». or, sur les quatorze numéros parus de la
revue, aucun n’est consacré aux médias. Le médiologue ne s’intéresse pas
fondamentalement aux médias. ou à peine. Ce qui l’intéresse, ce sont les
médiations techniques et organisationnelles de la culture.
son objet, ce sont les médiations techniques et organisationnelles de
la culture, ainsi que les médiations culturelles de la technique. Ce sont les
interactions entre deux niveaux curieusement cloisonnés : le phénomène
Définitions et frontières
|
« technique » et le phénomène « culturel ». Pour les étudier, nous nous
accordons sur un nombre restreint de propositions.
Proposition numéro un : le médium n’est pas donné : il est à construire.
Ce n’est pas un vecteur neutre mais il n’est pas non plus le tout de la
communication : l’imprimerie ne diffuse pas une idée nationale qui lui
préexisterait.
Proposition numéro deux : il existe une opposition centrale entre
transmission et communication, objets de prédilection, respectivement,
des historiens de la culture et des anthropologues.
Proposition numéro trois : lorsque l’on parle de technique, il faut aller
au-delà d’une approche mécaniste. L’écriture, ce ne sont pas seulement
les caractères en plomb.
Proposition numéro quatre : le médium a toujours deux faces – une
technique et une institutionnelle. Le monde américain privilégie la première, les Européens, la seconde.
passIf
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Un bilan, c’est aussi un passif.
Au passif, il faut mettre d’abord l’obstacle représenté par le principal
médiateur de ce projet, dont l’image sociale et politique obère le développement. Le journalisme, même dans la rubrique « Culture », s’intéresse
d’abord aux hommes. La personnalisation d’un champ est un accident
constant dans la vulgarisation scientifique. nous n’y avons pas échappé.
Au passif aussi, figure la somme de malentendus engendrés par un mot
en quête de ses médiations. nous ne nous intéressons pas aux institutions
et à leurs mots (c’est votre problème), mais aux mots et à leur devenirinstitution (c’est le nôtre).
Au passif, enfin l’institutionnalisation, si modeste qu’elle soit, de la
médiologie. Un mot qui ne crée pas son institution est appelé à disparaître.
Mais l’institution, sitôt en branle, à la fois accrédite et déforme le sens.
pourQuoI ?
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Pourquoi s’être lancé dans cette aventure ? En premier lieu parce que le
devenir-force d’une production symbolique est une question centrale. Karl
Marx se posait la question : comment les idées, s’emparant des masses,
peuvent-elles devenir force matérielle ? Il ne répondait pas… L’idéologie
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Dix ans d’histoire culturelle
est un concept du xviiie siècle, le reflet inversé du réel dans la glace. C’est
une conception spéculative avec laquelle il s’agit de rompre dès lors qu’on
veut comprendre l’efficacité symbolique. Face à l’affirmation « gouverner
c’est faire croire » nous nous demanderons quelles sont les technologies
du faire croire. Sommés de donner une définition essentialiste de l’intellectuel, nous rappellerons en termes purement opératoires que l’homme
d’influence dépend d’abord des moyens et vecteurs qui portent sa parole,
ou ses écrits.
contre la déprécIatIon de la technIQue
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Le monde intellectuel qui nous entoure déprécie depuis longtemps la technique. Comment la réinscrire au centre de l’analyse ? Prenons l’exemple
du numéro 1 des Cahiers de médiologie, La querelle du spectacle. Pour Guy
Debord, le spectacle était une métaphore de l’aliénation, empruntée d’ailleurs à Feuerbach. Pour nous, le spectacle est un dispositif matérialisé par
la rampe, traduction concrète de la coupure sémiotique : la scène n’est pas
la salle. Par ailleurs, le situationniste, qui est un moraliste, n’a pas besoin
de périodiser. Cela l’amène à parler de la société du spectacle lorsque,
justement, elle touche à sa fin et que l’inclusion remplace la mise à distance. Résumons la question de la technique. Ce qui est important c’est
de prendre congé du sol grec et de l’opposition dualiste entre la matière
et l’esprit. Et que l’on ne nous accuse pas de déterminisme technologique.
L’outil ne détermine pas. Il autorise.
bIlan Intellectuel
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On nous demandera : avez-vous créé une méthode ? Meta-odos : c’est le
chemin après qu’on l’a parcouru. Sur ce terrain, nous sommes méfiants.
Barthes disait que la stérilité menace tout travail qui ne cesse de proclamer sa volonté de méthode. La méthode médiologique est ce que ses
usagers en font. Néanmoins, nous aimerions qu’ils respectent cette précaution consternante : faire moins attention aux contenus de croyance
qu’aux formes d’administration de la croyance.
On nous demandera aussi : quels objets ont été étudiés ? Les titres des
Cahiers répondent. Ils offrent un assemblage apparemment hétéroclite
d’objets triviaux et de grandes idées. On y trouve des objets durs (les
monuments, la route, la bicyclette, l’automobile) et des objets mous (la
Définitions et frontières
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nation, le visage), des milieux de transmission (le spectacle, la lumière, le
terrorisme) et des formes d’action (communiquer / transmettre). Chaque
titre, de toute façon, n’est qu’une porte d’entrée dans une réalité composite, à la fois matière organisée et organisation matérialisée.
Personnellement, mes recherches en médiologie ont porté sur l’image
et son évolution en occident ; puis sur l’état et la périodisation du temps
politique en fonction des dispositifs de communication, et enfin sur la
technogenèse de Dieu. Pourquoi Dieu apparaît-il si tard dans l’histoire des
hommes ? C’est en date la dernière question impertinente. D’autres vont
suivre.
Vous avez compris que la médiologie ne postule pas au statut de
science, et encore moins nouvelle (Platon en est le parrain, et on en a
beaucoup d’autres). Elle se définit plutôt comme un style d’analyse, une
façon de changer les termes des questions pour mieux y répondre. si
vous voulez en savoir plus, et passer de la boutade aux analyses de fond,
permettez-moi de vous recommander, publicité non payante, la lecture
d’Introduction à la médiologie 14.
14. Paris, Presses universitaires de france, 2000, collection Premier cycle.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Paul Aron
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HIsToIRE LITTéRAIRE / HIsToIRE
CULTURELLE.
MATéRIAUX PoUR Un DIALoGUE 15
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
L
e récent Que sais-je ? de Pascal ory sur l’histoire culturelle fait un
incessant appel au dialogue entre les disciplines historiques. Mon
intervention dans ce dialogue est celle d’un historien de la littérature, représentant (non autorisé) d’une discipline qui se veut à la fois
pleinement historique et pleinement littéraire, donc pleinement culturelle.
Avec ce paradoxe qui doit être dit d’emblée : à savoir que je ne suis pas
historien patenté, et que nombre de collègues peuvent légitimement prétendre parler pertinemment du littéraire en se référant à d’autres disciplines, comme la psychologie, la sémiotique, la sociologie, la rhétorique
voire l’anthropologie.
L’histoire littéraire occupe en effet, de nos jours, une position inconfortable. Dévaluée depuis une vingtaine d’années par les interventions
formalistes ou textualistes, elle semble ne détenir aucun territoire en
propre, et même l’analyse historique ou contextualisante des œuvres, son
domaine de prédilection, lui est parfois contestée par la poétique – qui
s’est même parfois targuée de faire de la « poétique historique » – ou
par la sociologie de la littérature – qui est aussi souvent une sociologie
historique. Cette configuration peut être expliquée historiquement, et je
donnerai quelques précisons à ce sujet. Mais je voudrais d’abord proposer
deux autres réflexions d’ensemble.
Nous savons tous, bien entendu, ce que signifient les luttes de frontières entre les disciplines académiques. Les divisions qu’elles instaurent
ne découlent pas directement de la réalité qu’il s’agit de comprendre.
J’aime assez la formule d’Edgar Morin selon laquelle « l’espace entre
les disciplines n’est pas vide mais plein ». Toutes les disciplines tentent
de déployer un savoir sur des objets eux-mêmes hétérogènes et dont
les contours sont flous. Ce qui revient, dans le langage de la sociologie
15. Ce texte a été publié en 2005 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
Définitions et frontières
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bourdieusienne, à dire que ce sont ces contours qui sont au cœur des luttes
auxquelles se livrent les agents concernés. Les disciplines correspondent
à des enjeux de pouvoir, à des rapports de force institutionnels, et elles ne
s’explicitent, au moins partiellement, qu’en devenant elles-mêmes objets
de la recherche historique. De ce point de vue, une distinction importante
apparaît d’emblée. Car si, dans la recherche, les distinctions disciplinaires
s’effacent souvent au profit de la dynamique du savoir, les institutions et
les pratiques qu’elles régentent conservent des frontières étanches. Les
postes académiques en histoire littéraire sont ainsi souvent définis par un
découpage en siècles (« un dix-neuviémiste ») et en auteurs (« un balzacien ») qui impose des cadres très contraignants. Par ailleurs, l’institution
de la « littérature comparée » délimite pour sa part le monopole d’une
autre commission.
Ma seconde remarque tient à l’objet même qu’étudie l’histoire littéraire. L’historien, par définition, brasse tout le passé. Il ne connaît que
deux limites : la préhistoire et l’avenir (qui commence avec le présent).
L’historien du littéraire, lui, est confronté au fait que sa matière est historiquement variable. Qu’il n’a pas toujours existé, pour dire vite, une réalité
comparable à celle que nous désignons par le mot « littérature ». Que la
poétique de l’Antiquité ou que l’existence sociale de la Poésie ou de la
Tragédie des Grecs et des Latins ne se situait vraisemblablement pas dans
l’espace de représentation où nous plaçons de nos jours l’activité littéraire
ainsi que l’a montré florence Dupont. Les nécessités de l’enseignement
et la dynamique même des disciplines littéraires ont ainsi homogénéisé
des réalités très diverses. La série continue qui relie Homère à Pascal
et Montaigne à Harry Potter repose sur un coup de force intellectuel. Il
conviendrait dès lors de raconter l’histoire de l’histoire littéraire en relation constante avec l’évolution des pratiques qui font son objet 16 .
L’histoire de l’histoire des lettres françaises plonge ses racines dans
une époque où les mots « littérature » et « histoire » n’avaient donc pas le
sens qu’on leur donne aujourd’hui 17. Les premiers grands répertoires bio16. Voir les Que sais-je ? coécrits avec Alain Viala sur l’Enseignement littéraire, 2005, et Sociologie
de la littérature, 2006.
17. Voir notamment : Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, Paris, éditions du
seuil, 1983 ; Claude Cristin, Aux origines de l’histoire littéraire, Grenoble, Presses universitaires
de Grenoble, 1973 ; Luc fraisse, Les fondements de l’histoire littéraire. De Saint-René Taillandier
à Lanson, Paris, Champion, 2002 ; Clément Moisan (éd.), L’histoire littéraire : théories, méthodes,
pratiques, Québec, Presses de l’université Laval, 1989 ; Marie-Emmanuelle Mortgat, Les origines
de l’histoire littéraire nationale, Thèse Paris III, 1995 ; Alain Viala, « état historique d’une discipline paradoxale », Le français aujourd’hui, n° 72, décembre 1985, pp. 41-49.
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Dix ans d’histoire culturelle
bibliographiques apparaissent à la fin du XVIe siècle (La Croix du Maine et
Du Verdier) à l’usage d’un public érudit. Ces inventaires seront complétés
au siècle suivant par des auteurs qui tenteront de sélectionner des faits
pertinents en liaison avec le jugement (moral ou artistique) qu’ils portent
sur leur matière. La Bibliothèque française de sorel (1664) structure son
organisation par sujet et non plus alphabétiquement ; elle tente de proportionner ses notices à l’importance historique et artistique de chacun
et cherche ainsi à ne retenir que les grands noms pour les immortaliser.
Cet usage critique s’impose au XVIIIe siècle dans nombre d’ouvrages destinés à l’orientation du public, mais également dans les journaux consacrés à l’actualité éditoriale. C’est précisément dans un de ces périodiques
qu’apparaît l’expression « histoire littéraire » (Bibliothèque française ou
Histoire littéraire de la France, 1723-1742). Les Bénédictins de saint-Maur
l’adoptent pour en faire l’enseigne de leur monumentale et toujours inachevée entreprise de recension des auteurs qui ont écrit en france depuis
l’Antiquité.
La fin du XVIIIe siècle voyant le terme de « littérature » prendre son
sens moderne, Jean-françois La Harpe introduit son Cours de littérature
ancienne et moderne (1799-1805) en précisant que celui-ci ne concerne
pas les sciences exactes et physiques. Exclusivement consacré aux siècles
de « génie et de goût », cet ouvrage est le produit d’un enseignement public dispensé au Lycée. Il inaugure la longue série d’Histoires littéraires
forgées par des professeurs tels qu’Abel-françois Villemain (Cours de littérature française, 1828-1829) ou Désiré nisard, qui dispensa son Histoire
de la littérature française à l’école normale supérieure avant de la publier
en 1844. nisard ne s’intéresse qu’à « ce qu’il y a de constant, d’essentiel, d’immuable dans l’esprit français » et borne son corpus aux « chefsd’œuvre » et à leurs alentours.
Lui-même auteur d’une Histoire littéraire parue en 1894, alors qu’il
sortait d’un temps d’enseignement dans le secondaire, Gustave Lanson
poursuit l’œuvre de ces prédécesseurs en ce qu’il défend le principe d’une
histoire littéraire nationale. À ses yeux, l’histoire était un facteur d’unité
nationale, alors que la critique avait des effets de division. Mais il contestait l’enseignement de l’histoire littéraire sous forme de cours magistraux.
Ceux-ci avaient pour effet néfaste que les élèves ne lisaient pas les textes
par eux-mêmes, mais pouvaient se présenter à l’examen en s’appuyant
sur les contenus de leurs cours. Dès lors, l’adhésion aux valeurs nationales n’était que de surface, puisque l’émotion suscitée par la relation
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personnelle intime avec les grands auteurs qui incarnaient le génie de la
france n’avait pas la possibilité d’advenir.
Lanson estimait que l’histoire littéraire en tant que méthode d’étude
était affaire d’enseignement supérieur. Dans une université dominée par
l’esprit positiviste, et marquée par la prééminence des facultés d’histoire,
les Lettres pouvaient trouver dans une étude historique une légitimité fondée sur le caractère scientifique affiché. L’histoire littéraire envisagée par
Lanson consiste donc en une histoire qui hiérarchise, dégage ce que sont
les grands écrivains et les chefs-d’œuvre, et qui les contextualise. Pour
cela, elle fait intervenir deux dimensions. D’une part, se fondant sur l’idée
que l’œuvre est le fruit d’une visée de l’auteur, elle fait large place au biographique comme moyen de discerner les intentions de l’auteur dans son
texte. D’autre part, elle fait intervenir les facteurs socioculturels comme
éléments de « contexte », qui éclairent les conditions de signification des
textes.
Lanson promeut l’explication de texte dans une perspective historique
comme pilier de l’enseignement littéraire. Une explication qui ne se veut
pas formaliste : elle vise à dégager les idées – l’intentio auctoris – en
faisant apparaître comment l’auteur a su trouver la forme la plus appropriée pour que ces idées soient à la fois aussi complètes, précises, claires
et frappantes qu’il se pouvait. Les idées constituent ainsi les manifestations de l’esprit national ; les qualités de complétude, clarté et naturel, les
manifestations du génie proprement français.
La conférence donnée par Lanson à Bruxelles et intitulée « L’esprit
scientifique et la méthode de l’histoire littéraire » 18 indique très précisément les choix disciplinaires du professeur de la sorbonne. s’il commence
par expliquer que, comme toute science nouvelle, l’histoire littéraire doit
« construire sa connaissance » en tenant compte de l’objet spécial qui est
le sien, il ne dit par contre rien sur cet objet même. Tout au plus en donnet-il une définition négative, en expliquant qu’il ne relève ni de l’histoire
ni de la philologie, car il fait intervenir des différences individuelles que
ces sciences du général ne peuvent approcher. « Pouvons-nous, demandet-il, ne prendre dans Racine que ce qu’il a de commun avec Pradon et
Quinault ? » (p. 27). La méthode de l’histoire littéraire est donc celle de
l’histoire, mais les réalités que tente de cerner l’histoire littéraire sont des
réalités qui agissent encore sur le présent, car « les chefs-d’œuvre sont
devant nous, non point comme les documents d’archives, à l’état fossile,
18. Repris dans Gustave Lanson, Méthodes de l’histoire littéraire, Paris-Genève, slatkine, 1979 [1925].
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Dix ans d’histoire culturelle
morts et froids, sans rapport avec la vie d’aujourd’hui ; mais comme les
tableaux de Rubens ou de Rembrandt toujours actifs et vivants » (p. 28).
Comme l’historien de l’art, l’historien littéraire a affaire à des chefsd’œuvre qui doivent leur succès à l’originalité d’une forme, c’est-à-dire à
leur « style » (p. 29). Voici dès lors le passage essentiel :
• « Distinguer “savoir” de “sentir”, ce que l’on peut
savoir de ce que l’on doit sentir, ne pas sentir où
l’on peut savoir, et ne pas croire qu’on sait quand
on sent : je crois bien qu’à cela se réduit la méthode
scientifique de l’histoire littéraire. » (p. 30).
Lanson dresse ensuite le catalogue des travaux ultérieurs : ce sera à
peu de chose près la liste des thèmes et des sujets de thèses que la sorbonne traitera dans ses chaires d’histoire littéraire :
• « étude des manuscrits, collation des éditions, discussion d’authenticité et d’attribution, chronologie, biographie, recherches de sources, dessins d’influence,
histoire des réputations et des livres, dépouillements
de catalogues et de dossiers, statistiques de versification, listes méthodiques d’observations de grammaire, de goût et de style, que sais-je encore ? »
(p. 34-35).
Malgré son ouverture théorique initiale, la réalisation pratique de ce
programme de recherche va conduire l’histoire littéraire à privilégier
ce que Lanson appelait le « savoir » au détriment du « sentir ». Les travaux érudits délaissent à la fois l’explication de texte, qui bascule du côté
de l’enseignement secondaire, et la dimension esthétique, qui apparaît
comme trop évidente ou trop subjective.
Cette dérive suscite dès le début du siècle de nombreuses réactions,
comme celle de Charles Péguy par exemple, mais qui sont rarement le fait
d’acteurs importants de l’institution académique. Une manière de coupure
s’installe dès lors entre la littérature vivante, qui s’exprime à travers la
critique, fût-elle érudite comme celle d’un Thibaudet, et un milieu académique que se partagent les grands titulaires de chaires. Un premier coin
est cependant enfoncé dans ce consensus par la création pour Paul Valéry
d’une chaire de poétique au collège de France, le 10 décembre 1937.
Valéry a rédigé de nombreux souvenirs du symbolisme et des textes sur
Stéphane Mallarmé, qui sont souvent de remarquables études quasiment
sociologiques sur le mouvement auquel il a participé. Mais en 1937, c’est
l’économie même des études littéraires lansoniennes qu’il met en cause.
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Il récuse l’idée que l’on puisse englober dans le même mouvement analytique la production et la réception d’une œuvre, parce que les points de
vue que l’une et l’autre développent sont incompatibles. L’objet de la poétique qu’il propose se situe sur le versant créateur. Celle-ci met l’accent
sur la dimension aléatoire de la réussite artistique, sur ce qui y échappe
à l’organisation volontaire et consciente. Le matériau textuel, « sous les
espèces du son et de leurs effets psychiques instantanés », est par ailleurs
défini comme le lieu central du travail de l’écrivain. En réduisant ainsi
la portée du savoir, et en interrogeant de manière presque exclusive la
forme, Valéry dénie toute pertinence à la complémentarité entre commentaire et histoire littéraire. son intervention ne change rien aux pratiques
et aux rapports de force dans le monde académique. Mais elle donnera de
la légitimité à la contestation du lansonisme qui éclate lorsque changent
les cadres sociaux et historiques de l’enseignement supérieur.
faisons à présent un saut qui nous permettra d’aborder le dernier tiers
du xxe siècle. Il faut insister alors sur les grands changements qui modifient le paysage académique et qui expliquent en partie la « crise » de
l’enseignement des lettres. La « massification » des études universitaires
ne pouvait manquer de soulever des problèmes, en termes de « démocratisation », et donc d’ajustement des contenus ou des démarches – ou les
deux – à la situation nouvelle. Dès le début des années 1960, la hausse
brutale de la demande constitue un véritable séisme, et face à cela, les
moyens se restreignent. Conséquence logique, il s’opère un repli sur l’indispensable, c’est-à-dire sur ce dont l’utilité est manifeste. Les Lettres,
symboles de distinction, se sont trouvées bousculées par l’attention requise par les sciences et techniques. Les filières d’excellence leur étaient
déjà favorables de longue date, désormais cet avantage éclate en pleine
lumière. Il en résulte une crise du littéraire. Elle s’alimentera, comme de
juste, de facteurs internes ; elle sera masquée longuement, comme de bien
entendu, par des illusions. Mais la crise est le thème qui s’impose pour
cette partie récente de l’historique des enseignements littéraires.
La période est également marquée par une configuration démographique très particulière. Résultant de deux générations de hausse rapide
de la population et de l’accès des classes moyennes aux études supérieures, la population scolaire a crû de manière vertigineuse. À son échelon, l’enseignement des Lettres s’est trouvé riche d’auditoires. En dépit
de la concurrence accrue des filières scientifiques, il a vu augmenter ses
effectifs d’élèves et d’étudiants, donc également le nombre de postes à
pourvoir. Il y avait donc de la place pour toutes les propositions. Il y avait
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Dix ans d’histoire culturelle
même de la place pour que s’opèrent des divisions internes : sont apparues à l’université de nouvelles filières, de nouvelles disciplines, qui
se sont constituées en départements nouveaux, comme les études théâtrales ou la communication, qui auparavant faisaient partie du terrain des
Lettres. Les stratégies distinctives des uns, en termes de nouveaux terrains
de recherche, correspondaient à un éclatement des lieux de pouvoir dans
la discipline ; on était passé d’une logique de succession mandarinale, ou
féodale si l’on préfère, à une logique de marché où les effets d’annonce
pouvaient se révéler payants.
Convergent alors les deux grandes contestations de l’histoire littéraire,
l’une qui rejette son monopole au nom du matériau et des formes littéraires, et l’autre qui refuse l’empirisme érudit qui caractérise nombre de
ses productions.
Les années 1970 ont été un temps de diffusion universitaire d’abord,
puis scolaire, des apports du structuralisme, alors que dès le milieu des
années 1960, les lieux de recherche et de théorie avaient repéré les limites
de celui-ci. De plus, dans sa version de vulgate, il a été ramené à un formalisme. Par exemple, les travaux de Propp dans le domaine de la narratologie n’ont été diffusés que pour le premier volume de son étude sur les
contes populaires : le second volume, où il s’interroge sur les implications
idéologiques de ces structures narratives, n’a pas été diffusé. De même,
ce n’est que la partie la plus formelle de l’œuvre de Bakhtine (les chronotopes) qui est diffusée, l’articulation de son œuvre avec les recherches
linguistiques marxistes du début, et avec la sémiotique à tendance historique de l’école de Tartu (Iouri Lotman) étant délaissée. L’observation
vaut aussi pour la linguistique structurale de saussure : utile pour décrire
la langue comme système, elle laisse en dehors de son champ les usages
effectifs, le « discours » ; du coup, elle ne peut être efficace pour des
élèves et étudiants dont les objets sont bien des énoncés, propos ou textes
qui sont autant de faits de discours. Recourir à saussure pour regarder la
grammaire comme un code et non comme un en-soi est fondé ; ne pas voir
que ce code est dans ses usages tributaires des situations sociales est une
limitation intenable. La même remarque vaut pour les genres : ils sont des
codes et font, plus ou moins, système : mais ils varient dans leur distribution au fil du temps. Bien d’autres exemples pourraient être invoqués.
Cette diffusion d’une vulgate formaliste a été d’autant plus large que,
dans la situation de changement d’ensemble de la scolarisation, l’efficacité
étant du côté des mathématiques, les Lettres ont cherché les arguments
qui pouvaient maintenir ou soutenir leur situation. Et elles ont cru trouver
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des garanties de scientificité qui les rendraient aptes à bien affronter
cette concurrence. Au fond, le processus n’est pas si différent de celui
qui a présidé à l’instauration du modèle fondé sur l’histoire littéraire : les
vues positivistes qui dominaient alors avaient présenté l’histoire littéraire
comme une discipline « scientifique », et Lanson aspirait à y discerner
des « lois » (« loi d’apparition du chef-d’œuvre » par exemple). La vulgate
formaliste a cru pouvoir elle aussi proposer des espaces « scientifiques » :
la linguistique, la poétique…
À ces contestations « internes » correspondent également des suspicions sur les performances de l’histoire littéraire du côté de l’étude « externe » des textes. Délaissant l’interrogation générale sur les liens entre
littérature et société au profit d’analyses de cas très spécialisées, l’histoire
littéraire a laissé le terrain libre à d’autres courants, d’inspiration philosophique ou sociologique.
Bien entendu, pas question ici de résumer ou même de caractériser
ces deux courants, qui sont bien connus. Mais simplement de marquer la
place qu’ils ont prise.
Le courant marxiste a su valoriser dans le monde académique les propositions de recherche qu’il a tirées de l’œuvre de ses fondateurs et d’un
grand nombre de théoriciens français et étrangers. Le dépassement du
réalisme socialiste et de la théorie du reflet, perçue à juste titre comme
souvent prescriptive, lui a permis de mobiliser un incontestable savoirfaire théorique et historique. Partant du principe que l’individu n’est pas
le sujet de l’histoire, il a pu éviter les écueils du biographisme. La réflexion sur l’idéologie a permis de définir des enjeux, donc de problématiser l’analyse critique des œuvres. Le marxisme a posé ainsi la nécessité
d’expliquer là où Lanson cherchait seulement à connaître.
Dans la pratique, les propositions marxistes ont souvent été perçues
comme une « sociologie de la littérature » (ou parfois d’une « science de
la littérature » à la mode allemande), parce que rares étaient les sociologues de profession qui s’intéressaient à ces questions.
De fait, la sociologie française durkheimienne s’est intéressée à des
phénomènes sociaux peu culturels. Elle a délaissé les premiers travaux
menés à la fin du XIXe siècle en vue de constituer une esthétique sociologique (comme Jean-Marie Guyau ou Georges Renard). Très marginal est
le travail du sociologue de l’esthétique (surtout musicale) Charles Lalo,
pourtant professeur à la Sorbonne, qui a donné une théorie des genres
dévalués dont Bourdieu se souviendra un temps. Il faut, on le sait, attendre
les travaux de Bourdieu pour voir apparaître non seulement une théorie
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sociologique des biens symboliques, mais également de nombreux travaux
de grande qualité sur l’histoire du champ littéraire. Les concepts proposés
par Bourdieu ont eu ainsi le même effet que ceux du marxisme : leur précision conceptuelle permet de nommer des pratiques et de les qualifier en
objets de recherche.
Largement en perte de vitesse dans les vingt dernières années du
siècle passé, l’histoire littéraire ne s’est pourtant pas effondrée. L’appareil
institutionnel s’est élargi, mais il n’a pas disparu, et de nombreux postes
continuent d’être qualifiés pour cette discipline. Par ailleurs, la réflexion
sur les études de Lettres, qui se traduit dans les programmes scolaires,
tend à insister à nouveau sur la dimension historique de ces études. La
volonté affichée de sauver les Lettres en leur donnant une assise intellectuelle plus large, les apories manifestes des spécialistes du domaine qui
se replient sur une mystique du texte ou sur le commentaire indéfini d’un
corpus étroit d’auteurs canoniques sont autant d’arguments qui plaident
en faveur du retour de l’histoire littéraire. Oserais-je ajouter que le déploiement de recherches historiques dans les domaines de l’édition, de la
culture et des représentations encouragent d’ailleurs ceux qui continuent
de s’en réclamer ?
Reste donc à définir ce que seraient les contours d’une nouvelle histoire littéraire, qui tiendrait compte des leçons du passé.
Revenons d’abord au littéraire même. Le fait artistique impose l’agencement d’un matériau (en l’occurrence le langage écrit) en une forme
déterminée. Ce qui en résulte, par exemple un texte, renvoie pour une part
à un univers précis (par exemple une réalité matérielle, une mimésis), et
par ailleurs peut se charger d’une signification symbolique prévue ou non
par le geste créateur initial. Tous ces paramètres varient historiquement,
ainsi que le goût et les conventions qui les régissent, mais ils évoluent
dans un temps et selon des rythmes qui leur sont propres. Les coordonnées temporelles d’un texte sont donc toujours complexes. Elles intègrent
autant les intentions d’un créateur présent que les lectures successives
qui en seront faites.
Faute de mieux, et en souvenir de mes vieilles lectures althussériennes,
je désigne comme des « temps » spécifiques les différentes dimensions
historiques du littéraire ; on pourrait donc définir sa relation à l’histoire
comme « multitemporelle ». Ils se situent au carrefour de plusieurs séries
de faits, qui ont chacune leur chronologie propre. Tel est le cas de l’histoire des formes, et de celle de la langue, de la réception différée qui caractérise toutes les productions artistiques, et du contexte réel (politique,
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économique etc.) de leur production. En ce sens, la « multitemporalité »
est l’objet même de la discipline à vocation scientifique que l’on nomme
l’histoire littéraire. Celle-ci cherche à décrire et à comprendre les faits littéraires en envisageant la variation dans le temps des pratiques d’écriture
individuelles ou collectives, saisies sous le triple angle de la production,
de la codification et de la réception des textes.
La « multitemporalité » implique donc une périodisation fondée sur
l’évolution des pratiques et non sur des catégories externes ou construites
a posteriori. Elle pose donc à l’historien le problème de la contemporanéité des ordres divers de faits. Une œuvre de Hugo est contemporaine
d’une œuvre de Ponsard, et l’une et l’autre peuvent être contemporaines
d’un événement historique survenu, par exemple, en 1830 ; toutefois, les
logiques formelles et les luttes de position auxquelles elles se réfèrent se
comprennent également par des logiques spécifiques de longue durée. Et,
en ce sens, le théâtre de Hugo est contemporain, si l’on veut, de celui de
Maeterlinck…
La « multitemporalité » rompt ainsi avec la vision d’une histoire littéraire comme empilement empirique de sources, d’influences ou de biographies d’auteurs. C’est ce qui lui donne une place à part entière parmi
les disciplines historiques, puisqu’elle ouvre sur un savoir et des connaissances spécifiques. Elle n’est donc pas une discipline auxiliaire comme,
par exemple, la codicologie ou la génétique des textes mais bien un mode
irremplaçable de connaissance du passé. Elle fait, bien entendu plus que
d’autres, la part du subjectif et du singulier mais elle n’est pas moins soucieuse de les objectiver par la mise en série ou en relation que ne le fait
l’historien qui s’appuie sur un fait divers ou un document partial.
L’histoire littéraire, en ce sens, englobe tous les aspects de la vie littéraire sans les réduire à l’une ou l’autre dimension factuelle. Elle n’est
pas incompatible avec d’autres approches, linguistiques ou esthétiques
par exemple, mais elle peut les inclure dans sa perspective totalisante. Si,
dans la pratique de l’enseignement, cette perspective totalisante est inévitablement déclinée en travaux ponctuels qui revendiquent à bon droit
leurs spécificités, elle permet néanmoins de faire la part du général et
donc de communiquer le sens d’une recherche ou d’un enseignement. Le
trait commun de toutes ces approches est d’ordre comparatiste : la saisie
historique du littéraire ne peut isoler les faits qu’elle prétend analyser.
Ainsi, l’histoire littéraire rompt non seulement avec le couple canonique homme/œuvre et les catégories mentales qu’il véhicule, mais elle
suspend toutes les axiologies, la périodisation et les hiérarchies de valeurs
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Dix ans d’histoire culturelle
préalables. Elle s’ouvre dès lors à l’analyse institutionnelle de la littérature, à la mise en évidence de rapports de force et d’enjeux spécifiques,
mais également à une forme de lecture symptomale, puisque l’absence
d’auteurs ou de mouvements significatifs peut être prise en considération.
C’est ainsi par exemple que la rareté d’œuvres relevant clairement de
la résistance ou de la collaboration en Belgique francophone entre 1940
et 1945 peut être traitée par l’historien de la littérature au sens où je
l’entends, tandis que l’histoire littéraire lansonienne se bornera à constater un vide. Il en résulte, on le voit, une manière de raconter qui réoriente
complètement nos habitudes. Au lieu de suivre les phares et les grandes
routes balisées, c’est une histoire ouverte aux lucioles et aux chemins de
campagne qui s’ouvre devant nous, ce qui n’implique pas que l’on délaisse
les auteurs ou les mouvements de première grandeur, mais, précisément,
que leur grandeur fasse l’objet d’une interrogation critique. Une histoire
de la vie littéraire plus qu’une histoire littéraire.
Définir une nouvelle histoire littéraire, qui problématise les faits plutôt
que de les canoniser dans une finalité nationaliste, est un objectif accessible. Mais il ne peut être atteint par la seule volonté des enseignants et
des chercheurs. Des contraintes sociales exercent ici une pression déterminante. L’essentiel, selon moi, serait de dépasser une certaine forme de
circularité entre la demande sociale, les hiérarchies universitaires et les
objets de recherche. Il reste en effet souvent plus valorisant pour un jeune
chercheur de faire une thèse et de construire une carrière sur les grands
auteurs du programme, dont la notoriété rejaillit en quelque sorte sur le
chercheur, que de se consacrer à des auteurs de second rang ou issus de
la périphérie. Le gain symbolique (et donc matériel) est supérieur. En ce
sens, ouvrir davantage le corpus des auteurs et des pratiques enseignées
accrédite la valeur de recherches plus marginales, et amène le développement de nouveaux chantiers pour la recherche. À l’ouverture théorique
devrait correspondre une ouverture institutionnelle.
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|
par Christian Chevandier
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DU CULTUREL DAns LE soCIAL 19
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«
L’histoire culturelle est présentement en vogue. on parle de mode,
certains la jugent “envahissante”, d’autres s’inquiètent d’un véritable
impérialisme 20 ». Chercheur dans un centre d’histoire sociale où se pratique amplement l’histoire culturelle, je ne commenterai pas ces phrases
d’un autre chercheur du même centre, ni n’évoquerai mon accablement
chaque année, lorsque je compare les cohortes d’étudiants s’adressant
à mes collègues d’histoire culturelle pour une maîtrise ou, maintenant,
un master, et la troupe étique qui se tourne vers l’histoire sociale. « À
considérer – de manière, on le verra, très culturaliste – le lexique de ce
début du XXIe siècle, il n’est pas niable que cette qualification (histoire
culturelle, Cultural history, Culture history) est de plus en plus souvent mise
en avant, par les chercheurs comme par leurs éditeurs 21 ». suis-je alors
de ces chercheurs ? L’histoire culturelle étant, comme histoire sociale des
représentations, une histoire sociale, mon histoire sociale n’est-elle pas
quelque peu une histoire culturelle ? A priori, cela ne semble pas être le
cas. J’écris une histoire des métiers, une histoire des groupes professionnels, une « histoire des hommes et des femmes qui travaillent en france
à l’ère industrielle », pour reprendre le titre du rapport produit pour mon
dossier d’habilitation à diriger des recherches 22. Certes, le social peut être
fort politique lorsque j’étudie les syndicats, quoique ce soit plutôt les syndicalistes, les syndiqués ou les non-syndiqués sur lesquels je me penche,
ou les grèves, même si j’ai surtout tendance à m’intéresser aux grévistes
et aux non grévistes. L’histoire politique semble bien présente lorsque je
dirige avec Gilles Morin un colloque dont l’ambition affichée n’est rien de
19. Ce texte a été publié en 2005 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
20. Pascal ory, L’histoire culturelle, Paris, Presses universitaires de france, collection Que sais-je ?,
2004, p. 3.
21. Ibid.
22. Écrire l’histoire des hommes et des femmes qui travaillent en France à l’ère industrielle, rapport
de synthèse de l’activité scientifique présenté dans le dossier d’habilitation à diriger des recherches, université de Paris I, décembre 2004, 144 p.
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Dix ans d’histoire culturelle
moins que de Redécouvrir André Philip. Mais nous mettons tous deux la
main à la pâte et je me penche moi aussi sur un aspect de sa vie en tentant
de cerner et de mettre en perspective la perception qu’a eu André Philip de l’activité laborieuse, la conception qu’il en a construite, l’influence
que tout cela a pu avoir sur son action, voire sur l’ensemble de la société
(notamment par un passage du préambule aux constitutions des IVe et Ve
Républiques, souvent cité de manière fallacieuse) 23. C’est pourtant bien
à la culture, même dans son acception la plus restreinte, que je me suis
intéressé là. La réponse à ma question initiale (« Mon histoire sociale
n’est-elle pas quelque peu une histoire culturelle ? ») n’est peut-être pas
forcément négative.
Je vais risquer cette approche par une mise en perspective de mes
travaux relevant peu ou prou de l’autobiographie. L’universitaire s’y livre
au moins une fois dans sa carrière, lorsqu’il devient habilité à diriger des
recherches et rédige à cette fin un rapport, « écriture sous contrainte »
que l’on peut comparer 24 aux Autobiographies de criminels 25 suscitées par
le docteur Alexandre Lacassagne à la fin du xixe siècle. La terminologie,
par le néologisme « egohistoire », permet aujourd’hui cette expression de
narcissisme quelque peu incommode mais cette gêne qui étreint lorsque
l’on se livre à un tel exercice d’épistémologie empirique en escamote deux
très forts biais. Le premier est celui d’un risque de téléologie : la maîtrise
d’un étudiant en histoire qui en détermine le sujet en fonction de ses
centres d’intérêt, de son cursus antérieur, des pratiques du laboratoire où
il l’effectue, de velléités directives de l’historien qui le dirige, n’était pas
celle d’un futur chercheur. C’est bien pour ce que je croyais être la seule
recherche de ma vie que je me suis lancé avec enthousiasme dans ce que
je voulais être une étude de la Résistance dans le monde ouvrier. Le deuxième biais, tout aussi grave, est la propension à tisser un fil directeur à un
itinéraire scientifique où la contingence des offres et le hasard des rencontres sont déterminants. J’ai fait ma thèse sur les ouvriers des ateliers
23. « André Philip et le travail », in Christian Chevandier et Gilles Morin (dir.), André Philip, socialiste, patriote, chrétien, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la france,
2005, pp. 67-94.
24. « néanmoins, contrairement aux prisonniers lyonnais qui avaient pour la plupart déjà été jugés
et condamnés lorsque Lacassagne leur demandait d’écrire, les candidats à l’habilitation sont
censés parler avant sanction », Daniel Becquemont, Jean-Philippe Bouilloud, Jacqueline Carroy,
« L’autobiographie académique des soutenances de HDR : un nouveau genre historique et littéraire ? », Bulletin de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme, n° 24, automnehiver 2002, pp. 2-3.
25. Philippe Artières, Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-1909), Paris,
Albin Michel, 2000.
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Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) d’oullins. J’ai mené une recherche sur
les inspecteurs du travail après avoir lu dans Le Mouvement social, à la
rubrique « Informations et initiatives », qu’« à l’occasion du centenaire de
l’Inspection du Travail se tiendra[it] à Paris en décembre 1992 un colloque
sur Inspecteurs et inspection du travail XIXe-XXe siècles », et qu’il fallait
pour plus de renseignement contacter Jean-Louis Robert, du GRECo « Travail et travailleurs en france XIXe-XXe siècles » du CnRs. Même si d’autres
éléments ont peut-être joué 26, je me suis ensuite intéressé longuement au
personnel hospitalier parce qu’existait un axe « santé » au Centre Pierre
Léon et que s’y préparait une journée d’études franco-suisse d’histoire de
la médecine sur les femmes soignantes du XVIIIe au XXe siècle. C’est parce
que le Maitron est rédigé dans mon actuel centre de recherches et que j’y
ai été sensibilisé à ce qui se joue autour de la biographie, que j’ai développé en un manuscrit la notice biographique d’un postier, syndicaliste
et romancier. C’est pour un colloque dont la problématique me plaisait
que j’ai cherché sur les policiers parisiens des sources du même type
que celles que j’avais utilisées pour d’autres groupes sociaux et que, ravi
d’avoir débusqué un véritable trésor, j’ai le vague projet d’un livre d’histoire sociale sur les policiers parisiens de l’entre-deux-guerres.
une thèse labroussIenne
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Dirigée par Yves Lequin, ma thèse consacrée aux ouvriers des Ateliers de
réparations ferroviaires d’oullins du tournant du siècle à la nationalisation de 1947, par laquelle je voulais démontrer qu’il est possible d’écrire
l’histoire du personnel d’un site industriel sans disposer des archives de
l’entreprise, était on ne peut plus sociale. La dimension quantitative y
était primordiale et j’ai ainsi établi huit fichiers informatisés (pour près
de 150 000 données saisies) ainsi que deux non informatisés, passant
le plus clair de mon temps à recueillir, recouper et traiter ces données.
Mais la principale problématique de ma thèse, celle de l’identité de ce
groupe social tiraillé entre un statut de cheminot et la réalité d’un travail
d’ouvrier d’usine, accordant une place essentielle aux représentations,
relevait somme toute quelque peu de l’histoire culturelle. Trois des sept
chapitres peuvent être considérés comme pouvant s’y rattacher : il y est
26. « L’ethnologie, les sources et les outils de l’histoire de l’hôpital et de son personnel », Travail
et organisation : recherches croisant ethnologie et histoire, colloque d’Aix-en-Provence, 30 et
31 mai 2006.
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Dix ans d’histoire culturelle
ainsi question des associations 27, des activités sportives, des lectures, des
pratiques de loisir. Une certaine histoire de la consommation est ébauchée, avec l’étude de la coopérative, perçue y compris comme un rapport
à la consommation, l’alcoolisme et la fréquentation des cafés 28. La place
des femmes, les épouses des ouvriers mais également celles, rares, qui
travaillaient dans l’usine, y est abordée, constitutive de la construction
d’une identité professionnelle virile. Le rapport à l’argent n’est pas laissé
de côté, particulièrement dans le cadre de l’activité syndicale. Je ne vais
pas multiplier les exemples, mais c’est bien une histoire culturelle, ou du
moins une histoire également culturelle, que j’ai faite pour ma thèse.
une bIographIe d’écrIvaIn
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L’écriture d’une biographie d’écrivain, dont la dactylographie d’un million
de signes cherche en vain un éditeur qui ne croirait pas que le succès
d’un tel ouvrage est proportionnel à la notoriété du biographié, se révèle
un exercice inhabituel de la part d’un praticien d’une histoire sociale qui
juge essentielle l’approche quantitative. Commencée pour une notice de
la cinquième période du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
français, la biographie de Georges Valero (1937-1990), syndicaliste au
centre de tri postal de Lyon-gare et auteur de quatre romans dont trois
furent publiés, se révèle comme la tentative d’étudier et de mettre en
perspective à l’échelle d’un individu les différents aspects de la construction d’une identité, notamment, mais pas seulement, les éléments en rapport avec l’activité professionnelle. Je me suis lancé dans la rédaction de
cet ouvrage parce qu’il m’a semblé que la vie de cet homme renvoyait
à ce qu’a pu vivre toute une génération, en un aller-retour du collectif
à l’individuel, de l’individuel au collectif, caractéristique de ce qu’est la
pratique de l’historien de la société. Enfant d’un milieu ouvrier et immigré
de Villeurbanne, dans la banlieue de Lyon, éphémère lycéen au milieu
27. L’histoire sociale dépend largement de commodités que nous ménage le traitement de certains
sujets, quand bien même ils sont loin d’être essentiels pour nos problématiques. Ainsi, dans
le domaine des chemins de fer, les diverses associations de cheminots boulistes ou joueurs de
pétanque sont bien connues alors que les gestes de tel ou tel métier, pourtant accessibles grâce
notamment à l’important corpus de films tournés par la snCf, sont très rarement évoqués.
28. Tentant une cartographie des itinéraires dans la ville et connaissant fort bien les différents estaminets de la commune, j’avais demandé à mes interlocuteurs quels cafés ils fréquentaient,
m’attirant le plus souvent des réponses réfutant de telles pratiques. C’est qu’un milieu professionnel qui se croit, comme tous les milieux professionnels, soupçonné d’un fort penchant pour
ces pratiques addictives se mobilise pour s’en défendre et n’a que faire de mes velléités cartographiques.
Définitions et frontières
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des années 1950, militant communiste, il a alors découvert avec passion
la culture des milieux qu’il a pu fréquenter dans ce cadre : littérature,
théâtre, cinéma. Puis, soldat dans la Kabylie insurgée, il s’est lancé dans
l’écriture d’un roman. À son retour, il a repris son travail au centre de
tri postal de Lyon-Perrache, milité à la Confédération générale du travail (CGT), tout en continuant à écrire. C’est cette triple identité, celle du
travailleur, du militant, de l’écrivain, qui m’a semblé intéressante. Cette
approche biographique tend ainsi paradoxalement vers une histoire totale
puisqu’elle ne peut se concevoir sans être celle d’un groupe social (les travailleurs des grandes concentrations des PTT, centres de chèques postaux
et centres de tri postal), d’une génération (précisément celle des appelés
en Algérie), d’espaces urbains (un quartier d’une grande ville de banlieue
et l’ensemble de l’agglomération lyonnaise), d’un itinéraire politique (qui
va des Jeunesses communistes à la Confédération nationale du travail
[CnT]) et d’une pratique militante (que l’on pourrait estimer proche du
syndicalisme révolutionnaire), d’un rapport à la culture (notamment théâtrale et cinématographique, par une pratique cinéphile et l’animation au
milieu des années 1960 du ciné-club de la fédération postale de la CGT)
et surtout l’écriture.
Lorsque j’ai commencé cette recherche, en janvier 2000, je n’avais pas
la moindre archive, à l’exception de ses livres. Il en a publié quatre, trois
romans et une autobiographie politique. Une quête obstinée des sources
m’a permis d’en recueillir de nombreuses. D’abord, grâce à sa famille,
des papiers personnels, parmi lesquels quelques textes inédits dont un
quatrième roman. Celle qui fut sa première compagne me confia la volumineuse correspondance qu’ils ont échangée pendant la Guerre d’Algérie.
J’ai ensuite eu recours à des fonds plus connus : les archives de police
(notamment son dossier des Renseignements généraux, versé à ma demande par le ministère de l’Intérieur aux Archives nationales début 2003),
les archives syndicales, celles de l’Armée (notamment les cahiers de route
de son unité pendant les années d’Algérie), mais également toutes sortes
de documents comme ses dossiers dans les établissements scolaires et
les registres du recensement qui permettent de percevoir la réalité du
quartier où il a vécu son enfance. J’ai également mené une campagne
d’entretiens avec des personnes qu’il a connues toutes ces années, des
hommes avec lesquels il a milité (et qui ne gardent pas tous un bon souvenir de lui), parmi lesquels Louis Viannet, qui lui a fait prendre sa carte à la
CGT dont il deviendra secrétaire général ; mais son vieux copain du militantisme communiste, André Glucksmann, dont j’ai déniché les poèmes
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Dix ans d’histoire culturelle
d’adolescence, m’a expliqué qu’il n’avait pas le temps de me rencontrer.
J’ai également retrouvé un garçon avec lequel il avait, adolescent, monté
un groupe de chanteurs qui se produisait dans des radio-crochets et un
ancien de son unité en Algérie. Dès lors, cette biographie impossible a
pu être écrite, sans que Georges Valero ne devienne un nouveau Louisfrançois Pinagot : le personnage n’a pas été choisi au hasard, il nous est
contemporain et c’est précisément parce qu’il a laissé des traces, sous
forme d’écrits, que je me suis intéressé à lui. Dans cet ouvrage, je fais
pénétrer le lecteur dans l’atelier de l’historien, lui expliquant quelles sont
mes sources, quel usage j’en fais, quelles critiques j’y apporte, en quoi je
ne me laisse pas berner par ce qui peut apparaître comme des évidences.
Je laisse également ouvertes certaines questions. Mais il s’agit bien d’une
biographie comme peut en écrire un historien de la société, qui met sans
cesse en rapport le destin de cet homme et son temps, les hommes et les
femmes qu’il fréquente, d’où la place accordée à d’autres biographies,
celles de ses parents, de ses amis, des personnes qu’il a pu croiser.
Ce livre se présente en trois parties. La première, « Initiations », décrit
la jeunesse et les moments essentiels de formation de cet homme, revient
sur les itinéraires sociaux et géographiques de ses parents. La deuxième,
« Militances », retrace son parcours politique en insistant sur les pratiques et les sociabilités. Communiste dans sa jeunesse, il s’en éloigne
au milieu des années 1960 ; syndicaliste exclu de la CGT en 1969, de la
Confédération française démocratique du travail (CfDT) en 1978, il crée
un petit syndicat avant de rejoindre la petite confédération CnT qui tente
de renaître. Gauchiste, il milite aux côtés des trotskistes, puis des maoïstes
avant de devenir anarchiste. La troisième partie, « écritures », s’intéresse
plus particulièrement à ses ouvrages, ceux d’un homme qui a travaillé
toute sa vie. Je tente de percevoir ce que peut signifier pour lui être écrivain, comment il construit ses personnages, rédige ses romans. Je pose
également la question du rapport de l’écriture à la réalité, et en étaye les
réponses, notamment par le croisement des sources pour son roman sur
la Guerre d’Algérie.
l’hIstoIre culturelle dans d’autres travaux
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Mes autres travaux peuvent renvoyer à une histoire culturelle, ou pour le
moins à la dimension culturelle de nos approches. Mes quelques publications épistémologiques et méthodologiques ne laissent pas cet aspect de
Définitions et frontières
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côté. sur l’usage des sources orales 29, c’est bien sûr le rapport à l’expression, à la connaissance, à la maîtrise de l’échange symbolique qui est en
jeu, et si – y compris dans leurs aspects pratiques – les méthodes d’entretiens des historiens qui travaillent sur les bourgeois et les gouvernants et
celles de leurs collègues qui s’intéressent aux milieux populaires diffèrent,
c’est bien parce qu’en ces cas les rapports de domination ne s’exercent
pas dans le même sens. Il convient également d’inciter à une saine circonspection à propos de ce qui fut un temps appelé histoire orale : il
ne s’agit nullement d’une panacée et son usage doit s’inscrire dans le
cadre du traitement d’une problématique. En préconiser systématiquement l’usage pour des recherches d’histoire, sociale ou culturelle, de la
deuxième moitié du XXe siècle, relèverait au mieux d’une certaine naïveté.
Mes recherches sur les métiers, sur d’éventuelles identités professionnelles ou sur la part professionnelle d’identités, font que je mets au
premier rang les représentations. étudiant les cheminots grévistes 30, je
m’intéresse bien sûr au cinéma mais également à la diffusion au sein
d’autres groupes sociaux de symboles de leur activité professionnelle
devenus emblématiques de la lutte sociale, telles ces fusées rouges de
la snCf désormais utilisées dans les manifestations syndicales de policiers depuis l’abandon du sifflet à roulette. Le séminaire « Les cheminots : images et représentations croisées » (2002-2005) puis le colloque
« Images de cheminots. Entre représentations et identités » (mars 2006)
organisés par l’Association pour l’histoire des chemins de fer (AHICF) et
le centre d’histoire sociale (CHS) du XXe siècle peuvent bien être perçus
comme relevant autant de l’histoire culturelle que de l’histoire sociale. Là
aussi, il ne saurait s’agir de sacrifier à une mode en invoquant à tout bout
de champ une histoire des représentations, mais de se demander avec
intelligence en quoi une telle approche est pertinente dans le cadre d’une
recherche spécifique.
Je ne vais pas multiplier les exemples, mais cette dimension est pour
moi essentielle. Dans le milieu hospitalier que j’ai étudié, la grande mutation est intervenue dans les années 1960. En quelques années, la part des
élèves infirmières ayant suivi une classe de terminale est passée de 4 % à
près de 70 %, à tel point que Pierre Bourdieu estimait dans La Distinction,
29. Christian Chevandier et Henry Zuber (dir.), De la série à l’individu. Archives du personnel et
archives orales, Actes des journées scientifiques des 15 et 16 mai 2003, La Gazette des Archives,
n° 198, 2005 / 2.
30. Cheminots en grève, ou la construction d’une identité (1848-2001), Paris, Maisonneuve et Larose,
2002, 399 p.
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Dix ans d’histoire culturelle
en 1979, que les personnels des services médico-sociaux avaient un fort
capital culturel 31. Pour une histoire sociale du personnel hospitalier, cette
évolution qui relève largement de l’histoire culturelle, y compris en son
sens le plus étroit, doit être appréhendée et a bien sûr des conséquences
démographiques, notamment pour une étude des mobilités sociales. Aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait il y a un demi-siècle, le clivage
en fonction des pratiques culturelles ne passe plus entre le médecin et
l’infirmière, mais entre l’infirmière et l’aide-soignante. Dès lors, la nuptialité entre ces deux niveaux de travailleurs hospitaliers qualifiés, presque
inexistante pour des périodes antérieures aux années 1970, pourrait aujourd’hui se révéler moins improbable malgré l’évolution des ratios par
sexe de ces groupes professionnels.
Je vais, avant de conclure, me contenter d’insister sur deux points où,
entre le social et le culturel, l’histoire que je pratique semble balancer.
D’abord, la volonté revendiquée d’aller sur le terrain dans le cadre de mes
recherches, des manufactures en ruine au Chemin des Dames 32, relève
bien de la conscience d’une nécessité d’appréhension globale dans laquelle s’intègre la dimension culturelle. Par ailleurs, un des cinq chapitres
du rapport de synthèse de mon activité scientifique cité supra est consacré aux méthodes de l’historien et, parmi ces méthodes, je pointe celle que
je considère comme « la principale méthode : l’écriture ». La manière dont
l’historien écrit, les choix qu’il effectue à propos de l’accessibilité de ses
recherches relèvent bien, outre d’indéniables dimensions idéologiques,
d’un exercice pratique d’histoire culturelle par lequel il appréhende les
caractéristiques des lecteurs auxquels il désire s’adresser.
Cette tentative d’ego-histoire est trop égocentrée pour donner la mesure des proximités entre l’histoire sociale et l’histoire culturelle, proximité en rien neuve comme en témoignent les travaux de Marc Bloch qui
associaient les deux aspects d’une même discipline. Ce n’est pas là le
signe d’une particulière ouverture des praticiens de l’histoire sociale, de
l’histoire de la société : alors que Bloch venait de publier Rois et serfs : un
31. Voir pp. 372-374 et 410-413. À ce moment, un dixième des bacheliers se destinait à des carrières
paramédicales ; au début du xxie siècle, ce n’est même plus le cas d’un vingtième des nouveaux
titulaires de ce diplôme.
32. « Construction identitaire et reconstruction : sancy et les cheminots » in nicolas offenstadt
(dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, stock, 2004, pp. 382-392.
Définitions et frontières
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chapitre d’histoire capétienne, la thèse sur Hallâj de Louis Massignon 33,
que l’on aurait pu croire fort éloignée de ce type d’approche, ne laissait
en rien de côté ces éléments de compréhension de la société. Il retraçait,
par exemple, parmi tous les éléments du contexte, la situation des corps
de métier à Bagdad en 922.
Le biais d’un exercice comme celui auquel je viens de me livrer fait
qu’il n’est pas étonnant que je me retrouve, volens nolens, praticien de
l’histoire culturelle. Me posant la question de mon rapport à l’histoire
politique, sans doute me serais-je rendu compte que je la pratique également. Je n’en pense pas moins que, pour une histoire sociale du travail,
c’est-à-dire une histoire des hommes et des femmes qui travaillent, c’est
du côté de l’histoire économique, de l’histoire des techniques, avec des
historiens tels françois Caron et Denis Woronoff, que les contacts seraient
plus féconds. Mais ce sont précisément ces porosités, tout comme l’intérêt
que nous portons aux autres sciences sociales, qui expliquent l’étendue de
la vision des historiens et, en toute modestie, sa richesse. Au moment de
la conception du musée d’orsay, à la grande surprise de ses interlocuteurs,
Madeleine Rebérioux avait plaidé pour qu’une locomotive à vapeur fût
placée dans le hall d’entrée et que les visiteurs de ce musée du XIXe siècle
soient ainsi accueillis par un des éléments forts des mutations de ce
temps de l’industrialisation. Elle n’a pu avoir gain de cause, mais a su
convaincre les architectes de bâtir un sol assez résistant pour accueillir,
dans quelques décennies (?), le poids d’une de ces grosses machines.
33. Louis Massignon, La passion de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, Paris, Gallimard, 1975. Voir
notamment, dans le tome 1, la typologie du « public populaire bagdadien » (pp. 311-316) et sa
comparaison entre les groupes professionnels à Bagdad en 922, au Caire en 1798 et 1927 et à
Paris en 1901 (p. 285).
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Dix ans d’histoire culturelle
par Anne-Claude Ambroise Rendu
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LEs fRonTIèREs (ET LEURs
PERMéABILITés) EnTRE
L’HIsToIRE CULTURELLE ET
L’HIsToIRE DEs MéDIAs 34
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L
e renouveau de l’histoire culturelle et de l’histoire des médias, dont
témoigne la récente naissance de deux associations, doit être interrogé de manière concomitante. Car si l’histoire culturelle est « fille
de son temps » 35, comme le notait Jean-Pierre Rioux – faisant allusion à
une conjoncture récente qui valorise individualités et sujet pensant – si
elle est « l’histoire de demain, celle qui convient » ajoutait Antoine Prost
« à un temps plus désenchanté et plus narcissique » 36, que dire alors
d’une histoire des médias à la notoriété encore plus récente et qui s’inscrit dans un contexte de mondialisation et d’instantanéité des échanges,
de médiatisation constante de tout et de tous ?
La question des frontières et de leur perméabilité fait partie de ces
questions passionnantes que tout le monde se pose en se gardant bien
d’y répondre parce qu’on pressent, avec quelque raison, que la réponse
sera longue, difficile, forcément inachevée et insatisfaisante. Mais il faut
essayer…
Je voudrais partir de la notion de frontière, notion à la fois étrange et
rassurante pour des historiens. étrange parce qu’une sorte d’idéal de la
raison historienne vise à faire une histoire totale ; rassurante, parce que –
comme toute pratique intellectuelle – la pratique historienne a besoin
de cadres et de limites et que, pour cette raison, elle définit des champs
et circonscrit des territoires. Parmi ces territoires, l’histoire culturelle et
34. Ce texte a été publié en 2006 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
35. Jean-Pierre Rioux et Jean-françois sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, éditions du
seuil, 1997, p. 11.
36. Antoine Prost, « sociale et culturelle indissociablement », in Jean-Pierre Rioux et Jean-françois
sirinelli, op. cit., p. 131.
Définitions et frontières
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l’histoire des médias, dont le rapport doit être interrogé – comme tout
rapport. Et il doit être interrogé d’abord en fonction de l’acception que
l’on donne à l’expression « histoire culturelle ». Car il y a un monde entre
la vision classique et restrictive de la culture qui la ramène à un acquis,
à un processus au cours duquel le sujet pensant excite les facultés de
son esprit – vision qui réduit souvent la culture aux seules productions
littéraires et artistiques (et qu’elles soient académiques ou avant-gardistes
importe finalement peu) – et la vision plus socioanthropologique qui la
définit comme un ensemble d’habitudes et de représentations mentales
propres à un groupe donné (coutumes, croyances, lois, techniques, langage, arts, pensée et médiations).
si la première définition – qui faisait d’ailleurs d’elle une discipline
très marginale – est apparue depuis longtemps comme excessivement
limitative (les travaux de Maurice Crubellier, ceux de Maurice Agulhon,
de Philippe Vigier et d’André-Jean Tudesq ont fait très tôt exploser ces
limites), la seconde est peut-être excessivement large. Elle conduit à
considérer que tout ce qui est production humaine est culture et donc que
toute histoire est, au final, une histoire culturelle. Dans cette perspective,
l’histoire des médias ne serait qu’une subdivision de l’histoire culturelle,
jusques et y compris dans ses considérations techniques et économiques,
puisque cette acception prend en charge la dimension matérielle de l’activité humaine… Mais alors, on fait de la société un tout culturel, on évacue
les configurations sociales qui ne sont pas nécessairement le résultat de
processus culturels mais relèvent aussi de processus économiques et politiques.
Dans la pratique, la recherche en histoire culturelle ne répond pas
exactement à cette définition, et pour cause. Reste qu’on a bien du mal
à la définir positivement et à échapper à l’énumération, comme le rappelait récemment Michel Rapoport, soulignant que l’histoire culturelle a
eu quelques difficultés à s’autonomiser et que ses perspectives sont parfois éclatées et même conflictuelles 37. Historiquement, elle est apparue
comme n’étant pas de l’histoire politique, économique ou sociale, ou du
moins n’étant pas que cela. À la fois histoire des politiques culturelles,
des médiations, des pratiques et des signes, elle se distingue des histoires
qualitatives (histoire des arts, des sciences, des idées) et s’attache à la
37. Michel Rapoport (dir.), Culture et religion Europe - xixe siècle, Paris, Éditions Atlande, 2002,
p. 23.
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Dix ans d’histoire culturelle
dimension collective des phénomènes, faisant des représentations collectives son objet central ainsi que le montre Pascal ory.
La notion d’histoire des médias semble, en première analyse, moins
problématique. Les médias ont beau être un mot d’un usage récent 38, ils
offrent des frontières plus nettes, puisqu’ils circonscrivent des sources
plus homogènes et donc plus identifiables. Pourtant, l’évidence première
cache des chausse-trappes : en réalité il y a (mais c’est heureux et signe
de vitalité) discussion constante au sein même de la communauté des historiens des médias sur ce qu’est un média. Les uns réduisent les médias à
un certain type de production (collective), de diffusion, de contenu (information et divertissement) et de public (nombreux), c’est-à-dire aux seuls
journaux, radio, télévision et Internet. À l’autre extrémité du champ, les
médiologues, inspirés par MacLuhan, incluent dans les médias tout ce qui
communique. on peut, comme le suggère la sagesse, adopter une position
moyenne en définissant les médias comme suit : ils conjuguent un instrument technique – et il faudra revenir un instant sur cette notion d’instrument –, l’intention de communiquer, une émission disséminée et aveugle,
une réception collective et largement anonyme. Mais cette définition ne
règle pas tous les problèmes, notamment celui qui réside dans la frontière
qui sépare œuvre et média. Un film, une photographie peuvent appartenir
à égalité au domaine artistique et au domaine médiatique. Du même coup,
on voit bien que cette définition, qui renonce à considérer la question du
contenu, reste problématique. Quels sont les critères qui permettent de
considérer qu’un film ou une photographie appartiennent en propre au
territoire des médias et non pas seulement (et parfois même pas du tout)
à celui de l’art ? on répondra volontiers que c’est affaire de contenu et que
dès lors qu’un film manifeste le désir de communiquer de l’information et
le fait, il entre dans la catégorie médias. Par ailleurs, l’insistance mise sur
le support technique ne revient-elle pas à réifier exagérément la notion
de média, puisqu’elle conduit à en exclure la chanson au profit des seuls
sémiophores : partition, disque ou cassette ?
D’une manière ou d’une autre, il semble donc qu’il faille toujours en
revenir à une définition fonctionnelle et considérer comme média tout ce
qui assure une médiation entre un système d’information (dans le sens
le plus vaste de ce terme) et un public. En examinant les médias sous
cet angle, on met en valeur leur fonction sociale et les représentations
38. Le mot aurait été utilisé pour la première fois en français en 1953. Maurice Tournier, « Préfixes
branchés de la communication », Mots, n° 68, mars 2002, p. 133.
Définitions et frontières
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collectives qu’ils construisent, on s’autorise à saisir toute l’importance de
l’ensemble du processus dans le temps et l’espace.
Et dans la mesure où la production culturelle humaine est, dans les
sociétés occidentales démocratiques, relayée depuis la fin du xviiie siècle
et plus nettement encore depuis le dernier tiers du xixe siècle par les
médias, on peut affirmer que ceux-ci sont devenus le principal vecteur
de la culture, les principaux passeurs de concepts, d’idéaux, de mythes
et de représentations qui, de ce fait, sont érigées en représentations collectives. Mais les médias ne sont pas seulement des vecteurs, des diffuseurs de culture, des relais de la culture savante par exemple, autrement
dit, ils ne sont pas seulement des médias, ils créent aussi quelque chose
de plus. Ils créent l’espace où, pour reprendre la terminologie de Dominique Wolton 39, cohabitent et s’interpénètrent culture savante, culture
populaire, cultures particulières (jadis incluses dans la culture populaire,
aujourd’hui différenciées, elles creusent les différences : femmes, régions,
groupes) pour produire ce qu’on peut appeler de la culture commune. où
l’on voit que l’histoire des médiations, qui est toujours aussi une histoire
des productions de significations, des appropriations, des détournements
et au total des créations, relève de l’histoire culturelle… Et que la culture
est souvent, pour ne pas dire toujours, le résultat d’un empilement de
médiations.
Précisons en rappelant brièvement que l’histoire des médias a, depuis
sa naissance au milieu du XIXe siècle, été largement dominée par des préoccupations et des interrogations d’ordre politique 40. La dimension culturelle de l’entreprise médiatique était prise en compte, mais il est certain
que la préoccupation majeure des auteurs restait politique : il s’agissait
pour eux d’analyser les modalités de développement et d’assomption de la
presse dans les sociétés démocratiques nouvelles et le rôle qu’elle y jouait.
En 1934, le livre de George Weill 41 fut le premier à offrir une véritable histoire globale qui inscrivait l’évolution du journal dans le vaste ensemble
de transformations que subissait l’Europe. Mais cet ouvrage pionnier resta
longtemps le seul spécimen de son espèce.
L’histoire scientifique des journaux, mise en chantier au lendemain
de la seconde Guerre mondiale, se diversifie tant du point de vue des
39. Dominique Wolton, Penser la communication, Paris, flammarion, 1997, p. 378.
40. Dominique Kalifa, Alain Vaillant, « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle », Le temps des médias, n° 2, printemps 2004.
41. George Weill, Le journal, origines, évolution et rôle de la presse périodique, Paris, La Renaissance
du livre, 1934.
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Dix ans d’histoire culturelle
contenus que des méthodes mises en œuvre. Aux nombreuses monographies sur la vie des journaux, les substrats techniques, économiques qui
fleurissent alors 42 s’ajoute la grande synthèse qu’est l’Histoire générale
de la presse française 43. Ces travaux constituent toujours l’outil de travail
fondamental de tout historien des médias…
Cette deuxième période fut elle aussi dominée par des questionnements politiques (et même, pour certains, relevant d’un militantisme républicain) : on cherchait toujours, à la sombre lumière de l’expérience
de la guerre et de l’occupation et des déploiements de la propagande,
à mesurer le rôle et l’influence des journaux dans la production et le
contrôle de l’opinion publique. Sur le plan institutionnel, il faut noter la
place dominante occupée ici par l’Institut d’Études politiques, l’université
de Paris X et l’Institut français de presse.
En parallèle, et sur le modèle de l’ouvrage de Violette Morin, L’écriture
de presse publié en 1959 et maintes fois réédité depuis, se développèrent
des études de contenus faisant appel à de nouvelles techniques : narratologie, linguistique, sémiologie. Puis, l’écho rencontré par le Linguistic Turn
au début des années 1980, c’est-à-dire, pour simplifier l’attention nouvelle accordée à la question du langage, même s’il a été de courte durée
en France, a permis de relancer les études de ce type. Dès cette période
on distingue donc nettement deux modalités d’approche historique des
médias : celle qui privilégie les hommes et s’intéresse à l’entreprise de
presse et à ses activités, aux réseaux et aux relations existant entre le
monde politique et le monde des patrons de presse ; celle qui privilégie
les textes et se concentre sur l’analyse des contenus.
Si cette histoire porte encore nettement les couleurs de l’histoire politique, il est indéniable qu’elle ressortit tout de même en partie à une
histoire culturelle, fut-elle celle de la culture politique dont la presse se
fait l’écho, qu’elle orchestre et même fabrique. Pierre Albert insistait, par
exemple, sur le rôle joué par les quotidiens populaires à la fin du xixe siècle
qui ont, à leur manière, fait entrer la parole publique, c’est-à-dire, au fond,
le débat politique, dans tous les foyers… Plus récemment, une maîtrise
soutenue à Nanterre sur la peur atomique pendant la guerre froide a été
réalisée à partir de films, de romans mais aussi de l’analyse d’un corpus
42. C’est le temps des grandes thèses, celles d’Henri Lerner, de Pierre Sorlin, de Pierre Albert, qui
prennent en compte toutes les dimensions du processus médiatique.
43. Claude Bellanger (dir.), Histoire générale de la presse française, 5 volumes, Paris, Presses universitaires de France, 1969-1976.
Définitions et frontières
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assez complet d’articles publiés par Le Monde entre 1945 et 1991 44. Cette
histoire des peurs ne pouvait se faire qu’en utilisant les médias. on touche
là, évidemment, à la question de l’opinion publique ou plutôt à la manière
dont elle trouve à s’exprimer et dont elle est invoquée et instrumentalisée
par les médias, en un mot aux représentations culturelles.
Que cette histoire n’ait pas été, jusqu’aux années 1980, perçue comme
une histoire culturelle est affaire de circonstances et tient davantage à
la position étroite qu’occupait l’histoire culturelle à cette époque qu’à un
véritable partage scientifique.
Depuis une quinzaine d’années, on assiste à la véritable naissance de
l’histoire des médias. L’ouverture de l’histoire de la presse à l’audiovisuel,
sous l’impulsion de Jean-noël Jeanneney, a permis la mise en œuvre de
travaux sur la télévision et sur ses contenus, comme ceux d’Isabelle Veyrat-Masson portant sur l’histoire à la télévision 45.
Dans le même temps, l’histoire de la presse s’est ouverte avec Marc
Martin 46, Christian Delporte 47, Patrick Eveno 48 à des problématiques plus
sociales et/ou économiques, rompant avec l’exclusivisme du politique. on
est ainsi passé d’une histoire des journaux à une histoire du journalisme
et des journalistes. Ce qui n’empêche pas cette histoire-là d’être aussi et
déjà une histoire culturelle puisqu’elle s’intéresse aux intermédiaires et
aux médiateurs que sont les journalistes, à leurs milieux et aux différentes
institutions de médiation.
Enfin, il faut signaler le chantier ouvert par Alain Vaillant et Dominique
Kalifa sous l’appellation d’histoire culturelle de la presse qui, d’une part,
considère la presse comme un objet culturel et, d’autre part, s’interroge
sur la cohérence et la mobilité du système médiatique et des pratiques,
l’écriture du journal, la lecture 49. Croisant le concept central d’identité
(collective) avec celui de sociabilité, les auteurs analysent la manière dont
44. Isabelle Miclot, La peur atomique pendant la guerre froide, Mémoire de maîtrise sous la direction d’Annette Becker, Université de Paris X-nanterre.
45. Isabelle Veyrat-Masson, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, 1953-2000.
Paris, éditions fayard, 2000.
46. Marc Martin, Histoire et médias. Journalistes et journalisme français, 1950-1990, Paris, Albin Michel, 1991 et Médias et journalistes de la République, Paris, odile Jacob, 1997.
47. Christian Delporte, Les journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, éditions du seuil, 1999.
48. Patrick Eveno, Le Monde, 1944-1995. Histoire d’une entreprise de presse, Paris, Le Monde éditions, 1996.
49. Dominique Kalifa, Alain Vaillant, « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle », op. cit.
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Dix ans d’histoire culturelle
l’émergence de la culture de masse croise l’essor d’une culture de presse
(sur le mode de l’enquête, de la publicité, de la vulgarisation scientifique),
contribuant à une recomposition peut-être radicale des identités sociales
et culturelles. La culture médiatique ainsi mise en œuvre participe au
processus de standardisation culturelle et sociale tout en incitant au phénomène inverse : atomisation et personnalisation.
on le voit, le croisement histoire culturelle/histoire des médias ramène souvent insensiblement à la notion d’histoire globale, embrassant le
politique, le juridique, l’économique et le social. Il oblige toujours peu ou
prou à s’attacher aux phénomènes de diffusion, de médiation, de flux de
circulation, de consécration des phénomènes et des acteurs, mais aussi à
tout ce qui sépare la ou les cultures officielles des expressions de contestations et des avant-gardes. Ainsi, au sein du sous-ensemble commun à
l’histoire culturelle et à l’histoire des médias, on s’aperçoit que les avantgardes artistiques posent elles aussi, et en des termes qui méritent d’être
interrogés par les historiens des médias, le problème de leur médiation
et de leur médiatisation. Il n’est pas indifférent, par exemple, que ce soit
Le Figaro qui ait publié, en 1909, le « manifeste du Futurisme ». À l’autre
extrémité du champ culturel, et pour rester en France, l’entrée en lecture
grâce au développement des périodiques d’une part, à l’école d’autre part
(celle de Guizot, puis celle de Ferry), change assez radicalement le cadre
culturel.
Un des points de rencontre entre l’histoire culturelle et l’histoire des
médias le plus clairement identifiable semble donc bien résider dans ces
deux mots – écriture, lecture – auxquels s’ajoutent au fil du temps image
fixe puis mobile, son, regard, écoute. Ces termes servent d’architecture à
toutes les études de contenu des médias, à toutes les interrogations sur les
pratiques de consommation culturelle et les mutations que ces pratiques
induisent dans la vie quotidienne des individus. C’est que le croisement
histoire culturelle/histoire des médias est à la fois affaire d’interrogations, d’objectifs et de méthode. Pascal Ory parlait de « culturalisation »
de nos raisonnements et l’histoire des médias est une histoire culturelle
dans la mesure où elle procède en interrogeant des systèmes de signification discursifs et iconographiques, en mettant au jour les codes, les
stéréotypes, les influences réciproques qu’ils abritent et en tâchant de les
interpréter. En ce sens, on peut faire une histoire culturelle du contenu
politique ou économique des journaux (et on la fait, du reste, on l’a vu plus
haut), mais il est sûr aussi qu’un certain nombre d’aspects de l’histoire
Définitions et frontières
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des médias, ses déterminations techniques, économiques, politiques et
sociales, échappe partiellement ou en totalité à l’histoire culturelle.
Et puis, il y a la question de la réception et de l’appropriation : plus
qu’aucune autre institution, plus qu’aucun autre objet ou vecteur culturel, les médias sont l’objet d’une réception large, polymorphe, toujours
interrogée et encore largement insaisissable au plan qualitatif. si l’audiométrie permet de mesurer l’audience d’une émission de télévision, elle
ne nous dit rien de la manière dont ses contenus sont assimilés, compris
et interprétés par le public, rien non plus des procédures actives et créatrices par lesquelles les publics fabriquent de la culture. En revanche, en
tâchant de s’adapter continûment à sa clientèle, l’entreprise médiatique
(qu’elle soit journal ou télévision, maison de disque ou production de cinéma) nous renseigne sur la sphère du public, sur l’horizon d’attente qui
est le sien et sur lequel s’appuient les producteurs des médias. L’histoire
des médias fournit ainsi des instruments de connaissance et de réflexion
à l’histoire culturelle… De ce point de vue, l’émergence et la structuration de rubriques (les rubriques sportives ont un siècle, le courrier des
lecteurs, deux), de thèmes, de sujets (insécurité, situation des femmes,
maltraitance des enfants, dangers de la mondialisation, sexualité, environnement, criminalité, violence, circulation automobile, urbanisme, etc.),
et les variations de leurs traitements témoignent de la naissance de préoccupations et de sensibilités qu’elles soient déjà existantes ou qu’elles
le deviennent par le truchement des médias. Ce faisant, les médias nous
disent bien des choses sur un certain nombre de pratiques quotidiennes :
usages sociaux du corps, pratiques sociales de l’espace domestique, activités ludiques, etc.
Au confluent de l’histoire culturelle et de l’histoire des médias, il y a
donc ce que nous, historiens, pouvons saisir des intérêts, des aspirations,
des préoccupations, des soucis, des fantasmes, des craintes des hommes
du passé, via les traces que les médias nous en ont laissé. Ce qui est une
autre manière de dire que le plus pertinent de cette perméabilité réside
peut-être dans l’histoire des représentations collectives que produisent
conjointement les médias et la culture (et les médias en tant qu’ils sont
de la culture) qui, en permettant de bâtir une histoire des discours, du
dicible, du possible narratif et discursif et de sa réception par un public,
nous donnent à décrypter l’imaginaire social et les systèmes (mythologies
et idéologies) d’une époque et d’un lieu.
Les représentations culturelles que les médias orchestrent et distribuent nous font peut-être accéder à une certaine manière de voir le
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Dix ans d’histoire culturelle
monde, mais plus sûrement encore à une certaine manière de le « parler », de le dire, de l’écrire, de le traduire, manière qui est la culture dans
le sens le plus profond du terme. on assiste à la fin du xixe siècle, avec
l’essor de la médiatisation du monde, à un usage nouveau et massif de la
langue encore insuffisamment interrogé et qui n’est pas sans rapport avec
ce que dit Mallarmé : « L’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout, entre les genres
d’écrits contemporains » 50. L’histoire, non pas tout à fait du langage, mais
de ses usages, que les médias nous permettent de faire reste encore un
territoire plein de surprises.
on rejoindra donc, pour finir, Michel Rapoport affirmant que « faire de
l’histoire culturelle c’est aussi et peut-être d’abord et avant tout, s’attacher
à l’histoire de l’acculturation »51. or, n’est-ce pas la fonction des médias
que de produire de l’acculturation ? Les médias ne sont-ils pas ces instruments culturels qui, par le truchement du trio écriture-image-son et
de sa lectio (c’est-à-dire de l’appropriation des signes à laquelle se livre
le récepteur), structurent la société et sont structurés par elle ? Au point
qu’on pouvait lire dans l’éditorial du 23 août du magazine Elle (qu’on ne
lit que chez son dentiste ou son médecin, comme chacun sait, mais enfin
qu’on lit…) : « Comme on fait son lit on se couche, comme on regarde la
télévision, on vit ».
on voit bien que les interrogations récurrentes depuis la naissance du
genre sur la nature, la fonction et le rôle des médias (les médias mentent,
les médias ne sont que l’expression de l’opinion de quelques-uns au détriment du grand nombre ou, à l’inverse, les médias sont les garants de la
démocratie) excèdent toujours le champ culturel pour investir le champ
politique.
Achevons néanmoins en insistant sur la faible pertinence pratique,
pour ne pas dire l’impertinence, des frontières qui n’ont de valeur que formelle, voire institutionnelle, et sont faites pour être incessamment franchies et traversées…
50. stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, Paris, éditions Gallimard, collection
Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 368.
51. Op. cit., supra, note 37.
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CHAPITRE II
oBJETs
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IntroductIon
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les sens Internes et
leurs repères ancIens
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vers une hIstoIre des couleurs :
possIbIlItés et lImItes
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pour une hIstoIre de la sensIbIlIté
au temps Qu’Il faIt
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de la lecture des archIves de polIce
du XVIIIe sIècle à la constructIon
d’objets pour l’hIstoIre
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hIstoIre : l’hypothèse du masculIn
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une maIson romantIQue :
le nohant de george sand
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Dix ans d’histoire culturelle
par Sylvain Venayre
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InTRoDUCTIon
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C
omme le dit Arlette farge, les historiens sont les pires témoins de
leur cheminement. Rien ne les prédispose à expliquer mieux que
d’autres les raisons qui les ont poussés vers cette profession ni
celles qui ont présidé au choix de leurs démarches méthodologiques ou
de leurs objets de recherche. Pour autant, ils savent mieux que personne
quels sont ces objets. À écouter Michel Pastoureau, Arlette farge, Georges
Vigarello, Alain Corbin et André Rauch – un médiéviste, deux modernistes,
deux contemporanéistes –, nous en sommes convaincus. Et nous comprenons mieux en quoi la construction de certains objets de recherche a
pleinement participé de celle, plus générale, des problématiques réunies
ici sous l’appellation englobante d’« histoire culturelle ».
Les couleurs, le corps, les sensations, le temps qu’il fait, le genre :
autant d’objets que ces chercheurs se sont efforcés d’ajouter, depuis une
trentaine d’années, au questionnaire des historiens. Ils ont eu conscience
d’arriver après d’autres : philosophes, anthropologues, sociologues (Michel foucault, françoise Héritier, Pierre Bourdieu…) auxquels tous paient
ici leur dette. Ils se sont inspirés de réflexions parallèles aux leurs : celles
venues des cultural et des gender studies. Ils se sont également tenus à
distance de certaines impasses : celles que leur indiquaient, par exemple,
la neurobiologie et toutes les disciplines qui se donnent pour objet la fixité
plutôt que le changement. D’autres disciplines ne sont pas représentées.
Les absences, note Michel Pastoureau, sont toujours de riches documents
d’histoire. On remarquera ici celle de la psychanalyse ainsi que celle, plus
étonnante peut-être, de la linguistique.
Plus étonnante ? Oui, car tous ces historiens insistent sur l’importance,
pour leurs recherches, de l’analyse du lexique et des faits de nomination.
Il est même frappant de constater à quel point le repérage des évolutions
du sens des mots est systématiquement au cœur de leur démarche. Parler
de « paralysie du sentiment », plutôt que de « paralysie du mouvement », à
la fin du XVIIIe siècle : voilà de ce « gibier d’historien » (Lucien Febvre) que
traque Georges Vigarello afin de comprendre, par-delà les variations du
vocabulaire, les mutations de sensibilités. De la même façon, l’apparition
Objets
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du thème médical de la « courbature » au début du XIXe siècle permet
d’esquisser la riche histoire, encore à faire, du sentiment de fatigue. Mais
les historiens réunis ici empruntent peu aux techniques de l’analyse du
discours venues de la linguistique. Ils se refusent d’ailleurs à appliquer
une seule méthode et revendiquent volontiers ce droit au tâtonnement
que Michel de Certeau appelait naguère du « bricolage ».
Les couleurs, le corps, les sensations, le climat et l’identité masculine
ne les intéressent qu’en tant que ces objets sont susceptibles d’offrir le
moyen d’une connaissance de l’ensemble de la société. Et si les artistes,
les écrivains, les policiers, les médecins et les sportifs comptent parmi
leurs plus grands pourvoyeurs de sources, il faut comprendre qu’aucune
histoire de l’art, aucune histoire de la littérature, aucune histoire de la
médecine, aucune histoire du sport – encore moins aucune histoire de la
police – ne saurait résumer les ambitions de cette histoire qui, à partir
d’objets ponctuels, se propose d’être une histoire totale. En cela, on peut
parler avec André Rauch d’histoire culturelle, avec Michel Pastoureau
d’histoire sociale, avec Alain Corbin et Georges Vigarello d’histoire des
sensibilités, avec Arlette farge d’histoire tout court. À chaque fois, il s’agit
bien de se fonder sur des sources documentaires particulières, lesquelles
imposent leurs difficultés propres, afin de faire l’histoire de toute une
société.
Cette société, enfin, ne saurait être réduite à la somme des groupes
qui la composent. La construction de tels objets d’étude implique en effet
une méthode pour laquelle les distinctions de classe importent moins que
le repérage du lieu ou du moment. Cela ne signifie aucunement que ces
historiens soient insensibles ou, pire, inattentifs à la force et à la variété
des phénomènes de domination. Au contraire, la saisie des souffrances
des pauvres, dans le Paris du XVIIIe siècle, ou celle spécifique aux hommes
du XXe siècle constituent un de leurs premiers objectifs. Mais la restitution
de telles émotions implique d’abord de réussir à s’immerger dans une
époque donnée – au point de pouvoir parfois parier, avec Michel Pastoureau, sur l’existence d’un « homme médiéval ». Aussi le principal danger
que pointent tous ces historiens est-il celui de l’anachronisme. « Un lent
travail d’arrachement aux stéréotypes et aux idées reçues que nous véhiculons constamment », écrit Arlette farge, « s’avère une des manières les plus
enrichissantes de faire de l’histoire ». C’est certainement cette conviction
qui, par-delà les objets et les méthodes, unit le plus étroitement les textes
rassemblés ici. Elle est au cœur d’une des définitions les plus fécondes de
l’histoire culturelle.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Georges Vigarello
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LEs sEns InTERnEs ET
LEURs REPèREs AnCIEns 1
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L
es sensations « internes » du corps, celles issues des organes, celles
évoquant les messages « profonds », les signes dissimulés sous les
enveloppes et les peaux, relèveraient de la physiologie plus que de
l’histoire, de la fixité plus que du changement. fatigues, douleurs, repères
perceptifs de muscles ou de tendons, indications d’attitudes et de mouvements : autant de sensations « éternelles » appartenant aux racines
mêmes de l’existence. Elles fabriquent l’organique et son efficacité. Elles
font la conscience et la vie.
Rien de plus historique pourtant que cet univers sensible où se mêlent
l’intime, l’obscur, mais aussi le sentiment de soi, comme le travail sur soi.
Rien de plus historique que l’affinement, la précision croissante dont il
peut être l’objet : « perfectionnement » accompagnant la lente construction de la conscience moderne. Histoire d’autant plus notable d’ailleurs
que l’existence de cet univers a longtemps été négligée par les témoins du
temps, les acteurs, les savants : trop inaccessible sans doute, trop fermé,
trop différent aussi de ce qui semblait identifier spontanément l’« intérieur » à l’« esprit ». Un silence l’a durablement entouré, abandonnant
au monde des cinq sens la seule existence spécifiquement sensible : la
vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher n’ayant pour finalité que l’espace
« externe », le cosmos, les objets. non que la douleur, témoignage évident
de l’interne, ait été ignorée. sa présence est même insistante dans les
textes classiques. Mais outre qu’elle demeure le seul indice d’une résonance physique, elle est en même temps accident, faiblesse, infirmité :
perturbation cruelle à laquelle aucun sens défini n’est rattaché. Comme
si l’enjeu du sensible se limitait à la seule confrontation aux autres, aux
choses, aux entours, alors que l’« intérieur » suggérerait moins le corps
que l’âme, les pensées, le dialogue entre soi et soi.
1. Ce texte a été publié en 2006 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
Objets
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Le dévoilement des sensations « internes », l’évocation d’une « coenesthésie » (perception intérieure du corps) par exemple, appartiennent
à un moment récent de la culture européenne : celui du début du xixe
siècle. Découverte marquante, à coup sûr, l’individu s’y attribue un nouvel
espace, une certitude physique, une profondeur de fibres et de chairs qu’il
s’autorise davantage à vivre comme à prospecter. Ce que montrent la littérature, les mémoires, les récits individuels, nombre de journaux intimes
devenus autant d’aventures du corps, curieux des enveloppes physiques,
jouant avec les sensations comme avec leurs déformations, jouissant de
leurs errances, de leurs surprises dans les rêves ou les dérives de l’imagination. Affirmation totalement décisive aussi parce qu’elle ouvre sur
d’innombrables investigations qui, en changeant la vision de l’organique,
ont changé la vision du soi.
C’est à la longue et relative « négligence » des sens internes qu’est
consacré ce texte : un silence situé bien loin des attentions de la fin du
XVIIIe siècle par exemple à l’égard de l’« intériorité », un silence laissant
entendre aussi combien la perception de soi qu’il sous-tend est différente
de celle d’aujourd’hui.
le symbole des sens « externes »
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Les mots montrent à eux seuls combien les sensations internes demeurent
minorées ou ambiguës dans les textes classiques. Ce qu’illustre la distinction régulièrement reprise dans l’occident moderne entre les « sens
externes », censés percevoir les « choses matérielles », et les « sens internes » censés percevoir les « choses incorporelles et séparées de toute
matière » 2. Aux uns la familiarité de l’univers, aux autres la familiarité de
l’âme, aux uns la consistance des objets, aux autres, l’idéalité de l’esprit.
L’interne corporel a peu de place dans ce partage : le « dedans » n’étant
que résidence de l’âme, approfondissement de pensée, non-conscience
organique ou perception de chairs. Il n’y aurait d’« interne » que l’« esprit », le corps lui-même demeurant « externe ». D’où la malicieuse ironie
de la question posée par le Micromégas de Voltaire aux habitants de la
terre : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute
vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c’est que
2. Pierre Pigray, Épitome des préceptes de médecine, Paris, 1658, p. 54.
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Dix ans d’histoire culturelle
votre âme, et comment vous formez vos idées »3. Le corps ne serait jamais
un « dedans ».
La douleur, du coup, seul témoignage des indications venues des organes, relèverait alors des « sens externes ». Mais il faut dire davantage.
Il faut souligner combien c’est l’intériorité elle-même, celle appartenant
à l’espace des chairs, celle directement éprouvée qui, pour longtemps,
est peu interrogée sinon peu explorée. Il faut souligner combien, hors
la seule évocation de malaises situés ou de souffrances confuses, c’est
toute trace sensible venue du dedans, son rôle et son sens possible qui,
pour longtemps, ne sont ni relevés, ni prospectés. Comme si cet espace,
outre sa confusion, ne devait pouvoir informer sur le monde et sur soi. Ce
que confirme d’ailleurs la culture classique, partageant fortement l’âme et
ses « informateurs » : « nos sens ne sont que les fenêtres par lesquelles
elle regarde ce qui se passe au dehors » 4. Ils témoignent de l’univers des
« choses » 5, ils sont aux frontières et non au « dedans » : les sens vivent
au contact de l’espace et des objets. Ils sont les messagers de l’extérieur,
jusqu’au risque de nous en rendre tributaires sinon captifs. Comme le
moraliste classique peut le relever, fustigeant les victimes des sens : ceux
qui sont « esclaves d’un chien, d’un chat ou d’une bagatelle » 6.
Un symptôme traditionnellement étudié par les médecins et les magistrats instructeurs révèle la durable et relative « inattention » aux sensations internes : les illusions classiques des mélancoliques ou des sorciers,
par exemple, la certitude, pour certains d’entre eux, d’être transformés
en êtres physiquement différents, animaux divers, matériaux curieux,
organismes sauvages, chairs de fer ou de papier. La médecine ancienne,
la littérature de sorcellerie aussi, s’attardent à cet univers où le corps
semblerait intérieurement transformé jusqu’à se vivre bouleversé. Un
symptôme domine l’ensemble : la lycanthropie, cette croyance pour la
personne d’être commuée en loup. Le lycanthrope, spectre des sorcelleries anciennes, court la campagne, hanté de carnage et de dévoration. Il
s’acharne, engloutit, s’accroupit, aboie : devenu, de part en part, étranger
à lui-même. Aucune image de « corps interne » pourtant n’est ici évoquée par les commentateurs, aucune image de quelque perception intime
3. Voltaire, Micromégas (1752), Romans et contes, Paris, 1931, T. II, p. 190.
4. françois Lamy, De la connaissance de soi-même, Paris, 1701 (1re éd. 1694), T. II, p. 175.
5. Ibid., T. IV, « L’usage des choses sensibles », p. 57.
6. Ibid., T. IV, p. 45.
Objets
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bouleversée ou troublée. sprenger, en 1495 7, attribue le symptôme à la
présence d’un diable occupant le corps : non pas les sensations, mais la
commande des mouvements, l’emprise sur le faire, celle, toute erratique
et imposée, venue du dehors.
Le diable n’a pas la même présence pour les décennies suivantes
lorsqu’est discutée la lycanthropie. Il est objet de doutes aussi. Au moins
peut-il « émouvoir les humeurs et troubler les sens » 8, provoquer une action comparable à celle des « vapeurs grossières montant au cerveau » 9.
Le diable agirait sur l’« imagination » et non sur une « transfiguration ».
Aucune évocation de la sensibilité interne pourtant, ici encore, mais plutôt
une atteinte directe de la vue, de l’ouïe, du toucher. Une vision des actes
surtout, un récit de « choses » : la haine du lycanthrope « contre le bétail
et les personnes avec le désir de les démembrer et dévorer » 10. Ce qui
limite la scène au seul espace visuel, celui du défilement interminable
des objets du dehors, celui dont Jean de nynauld cite la cohorte bariolée
dans son livre sur la lycanthropie au tout début du xviie siècle : « théâtres,
jardins, bosquets, ornements, vêtements, roys, magistrats, musique et
danses… » 11, toutes références installant le décor des transformations
du corps, toutes retenant l’exclusive attention du commentateur. Devenir
« loup » serait imaginer des gestes, projeter un spectacle : muter serait
agir autrement, non ressentir autrement. Et lorsque Lancre suggère, au
même moment, des « causes » plus directement physiques à la lycanthropie, il vise lui aussi les seuls sens externes : le cerveau « encombré » de
liquides provoquant les identités saccagées, jouant avec ce qu’elles perçoivent du monde, brouillant le sens des objets. Les humeurs en déroute
agiraient sur la vue, l’ouïe, le toucher : « le déguisement en l’extérieur
sans changement de substance ou nature » 12. L’« être loup » demeure un
corps vu et exhibé plus qu’un corps éprouvé. Une chair de menace et de
mort sans doute, mais une chair où les sens externes l’ont emporté : une
puissance emballée plus qu’écoutée.
7. Henry Institoris, Jacques sprenger, Le marteau des sorcières, malleus Maleficarum (1486), Grenoble, éditions Jérôme Millon, 1990, p. 214.
8. Jean De nynauld, De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, Paris, 1615, p. 17.
9. Ibid, p. 18.
10. Martin Del Rio, Les controverses et recherches magiques, Paris, 1611, p. 209.
11. Ibid., p. 26.
12. Pierre Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons (1607), Paris, Aubier, 1982,
p. 219.
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Dix ans d’histoire culturelle
La fiction prolonge ces références : le jeune francion de Charles sorel,
en 1623, soumis aux breuvages douteux d’une vieille matrone se rêve
transformé en « monstre » repoussant et hideux. Aucun indice de mutation « intérieure » pourtant. Aucun indice de sensibilité. C’est le miroir
d’une fontaine qui lui apprend ses propres transfigurations physiques :
« me mirant dans l’eau, je vy que j’avois la plus laide forme que l’on puisse
figurer » 13. C’est le son de sa voix qui lui apprend sa révolution organique : « Il ne sortit de ma bouche qu’un hurlement » 14. francion demeure
muet sur ce qu’il éprouve, disert sur ce qu’il entend ou ce qu’il voit. Très
peu d’indications encore dans un autre registre, en 1656, lorsque le héros
de Cyrano est brusquement aspiré vers la lune. L’ascensionniste traverse
le ciel comme un spectacle, non comme une expérience de corps : « Je
m’étais attaché tout autour de moi quantité de fioles pleines de rosée sur
lesquelles le soleil dardait ses rayons si violemment que la chaleur qui les
attirait, comme elle le fait avec les plus grosses nuées, m’éleva si haut » 15.
Il faut mesurer toute la spécificité de cet univers où l’intériorité physique, son volume, ses messages singuliers ne sont pas interrogés, même
si la douleur peut être évoquée, voire étudiée. Partage premier où l’individu existerait d’abord pour les choses, alors que les états d’âme auraient
peu de place et, moins encore, tout questionnement sur ce qui est physiquement « ressenti ».
la « statUe » et le dehors
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Partage durable, il faut le redire, longtemps convaincant, même lorsque,
avec la culture des Lumières, le sensible gagne en certitude et en vérité. Ce que montre la statue très spéciale, toute minérale, figée autant
que vivante, « organisée intérieurement comme nous » 16, imaginée par
Condillac en 1754 : fiction toute « intellectuelle » faite pour illustrer les
modes d’apprentissage du monde et les modes d’apprentissage du soi.
Le montage proposé possède valeur de symbole : tout y vient du dehors.
L’abbé, philosophe et académicien, l’installe au cœur de son Traité des
13. Charles sorel, Histoire comique de Francion (1623), Paris, éditions Gallimard, 1958, collection La
Pléiade, p. 145.
14. Ibid.
15. savinien Cyrano de Bergerac, Histoire comique des états et empires de la lune (1656), Paris, Robert Laffont, 1990, collection Bouquins, p. 288.
16. étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations (1754), œuvres philosophiques, Paris, Presses
universitaires de france, 1947, T. I, p. 222.
Objets
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sensations, suggérant la figure d’un être de marbre que le sensible transformerait en être de vie : statue douée de facultés humaines, elle serait
bouleversée par la présence des choses, métamorphosée par l’ouverture
des sens, n’existant que progressivement ébranlée par ces fenêtres traversant la « peau ». sensibilité et mouvement naîtraient de contacts. savoir et
jugement naîtraient d’informations. L’interne serait révolutionné par l’externe : l’immobilité du marbre transformé en mobilité du vivant, le froid
de la pierre en chaleur de la chair. fiction bien sûr que cette animation
lente et besogneuse, mais l’enjeu est limpide : montrer « comment toutes
nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens » 17. Condillac
s’attache davantage au corps que ne le font les cartésiens du siècle précédent ; les idées, pour lui, viennent bien des « impressions » physiques,
mais l’interne corporel demeure ignoré.
seule certitude : l’« ouverture » comme dispositif central, le contact
comme effet déclencheur. La statue ignore tout mystère, toute obscurité
organique. frontières et enveloppes l’informent seules. Choses et objets
lui permettent, seuls, de s’éprouver ou de se discerner. D’où l’acte majeur
de cet être hybride utilisant sa main pour découvrir ses membres : « Elle
sentira pour ainsi dire sous sa main, une continuité du moi » 18. La statue
n’accède à l’intériorité que par l’odorat, la vue, l’ouïe, le goût, le toucher.
Rien de plus traditionnel, à vrai dire, que cette vision du sensible, celle
attribuant aux nerfs un seul usage : comprendre le monde, s’en approcher,
l’utiliser ou s’en défier. Ce que disent, longtemps encore, les définitions
de la « sensibilité » : cette « aptitude à recevoir les impressions des objets » 19. Les sensations internes, du coup, ne sauraient peser : brouillage
venu des chairs, grincements, flottements, perturbation plus qu’information. Richerand le dit encore dans sa physiologie au début du xixe siècle :
ces sensations « ne nous apprennent rien » 20, impuissantes à révéler
l’univers, et moins encore l’« intérieur » et son secret.
17. Ibid, p. 323.
18. Ibid., p. 256.
19. Le Camus Antoine, Médecine de l’esprit, Paris, 1769 (1re éd. 1754), T. I, p. 19.
20. Anthelme-Balthasar Richerand, Nouveaux éléments de physiologie (1802), Paris, 10e éd., 1833,
T. II, p. 223.
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Dix ans d’histoire culturelle
enveloppe prIvIlégIée, IntérIeur déprécIé
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La perte ou l’effacement de ces sensations profondes le confirmeraient
à leur manière, lorsque nombre de symptômes précis suggèrent au regard d’aujourd’hui qu’elles pourraient être notées sinon interrogées : ce
que montre l’exemple du soldat évoqué dans les Mémoires de l’Académie
Royale des sciences en 1743. L’homme, âgé de 32 ans, militaire au régiment
suisse de seerdof, entre à l’hôpital de Douai en 1730, victime d’intenses
douleurs au bras suivies d’une éruption de pustules. Le phénomène disparaît au bout de quelques jours, réduit par les régimes et les saignées,
mais remplacé par une « perte de sentiment de tout le bras droit » 21 :
le malade n’éprouve plus aucune « indication » venant de ce bras, alors
même qu’il peut le mobiliser ou le bouger. D’où le nom du symptôme
« paralysie du sentiment » 22 et non paralysie du mouvement. Mal « troublant » à coup sûr qu’évoque Helvétius dans une longue lettre à Winslow
et qu’explore attentivement Brisseau, piquant sous tous les angles ce bras
pourtant mobile.
Le regard d’Helvétius et de Brisseau est ici décisif. Les médecins explorent le tact, la sensibilité des surfaces et non celle des profondeurs.
Ils n’interrogent pas, surtout, le rôle possible des sensations internes ici
disparues, leur effet possible sur l’orientation et le sentiment de soi. Ils
ignorent la maladresse du malade, par exemple, pourtant inévitable :
celle provoquée par la perception abolie des positions et des mobilités.
Ils ignorent ses incertitudes, ses confusions, liées précisément à cette
absence nouvelle : le fait, entre autres, que le soldat pourrait éprouver
son bras comme étranger. Ils retiennent sa seule insensibilité : non sa
désorientation possible, non le manque de contrôle des gestes, celui très
particulier venu de quelque perte de repère ou d’aplomb, mais le manque
d’alerte ou de réactivité à la piqûre ou au toucher, celui venu de l’état de
la peau. Le bras insensible ne serait pas gêné dans ses mouvements, il le
serait dans son toucher. L’absence de sentiment de ce membre concernerait ses enveloppes plus que son état : son « extériorité » plus que son
« intériorité ». Ce qui confirme l’insistance mise sur l’accident dont est
victime le même soldat suisse en 1739 : une grave brûlure suivie de gangrène après que sa main eut saisi un objet dont l’intense chaleur ne le
21. « Paralysie sans sentiment, quoique le mouvement de la partie insensible ne soit pas détruit »,
Mémoires de l’Académie Royale des sciences, Paris, 1743.
22. Ibid.
Objets
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troublait pas. Les messages notables viennent bien du dehors. William
Cullen le confirme jusqu’à la caricature en refusant de faire place à la
« paralysie du sentiment », jugé symptôme « non essentiel » 23, dans ses
Éléments de médecine pratique en 1778.
la douleur et le dedans
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Reste la douleur bien sûr, mais longtemps tenue à distance. son évocation
est inévitablement présente dans les textes classiques : le désordre des
organes, le malheur, la souffrance et son sentiment. Ce qu’évoque Monluc,
au début de notre modernité, consignant les accidents de son périple italien : « Je me déplanay la hanche. Je cuide que tous les maux du monde
ne sont point pareils à celui-là 24. Ce qu’évoque Montaigne en 1581 luttant
contre la gravelle : « Je souffris cette nuit pendant deux heures de la
colique et je crus sentir la descente d’une pierre » 25. Rien pourtant qui
n’ouvre d’emblée sur un travail d’intériorité. La douleur est envahissement, fêlure : violence qu’il faut éloigner. Elle est désappropriation de soi,
travail d’étrangeté. D’où la nécessité de la repousser comme un élément
« autre », celui susceptible d’être « de bien meilleure composition à qui
lui tient tête » 26. objet à ignorer ou à subir plus qu’à questionner. À moins
qu’il ne soit épreuve dont le mystique tire sa légitimité.
Le thème pourtant gagne en importance avec le temps. Et le gain peut
même s’avérer majeur, correspondant tout simplement à une exigence
d’intériorité. Le témoignage s’approfondit, de même qu’il s’oriente imperceptiblement vers le dedans. Il se précise, s’affine de la Renaissance aux
Lumières. Il se diversifie. L’avivement est central, interrogeant, comme
malgré lui, symptômes et seuils : accompagnant, avec le processus de civilisation, un registre inédit d’attention. Toutes nuances qui, de proche en
proche, peuvent déplacer les sens de l’intériorité : les « vapeurs » par
exemple, dont la référence s’étend au xviie siècle et dont les effets sont
plus nuancés et subtils que ceux des vieilles invasions d’humeurs. Les airs
et les souffles du corps gagnent une existence plus diffuse, plus variée. Les
23. William Cullen, Éléments de médecine pratique, Paris, 1785 (1re éd. anglaise, 1778), T. II, p. 229.
24. Blaise de Monluc, Commentaires (1521-1576) (mss. xvie siècle), Paris, Gallimard, collection La
Pléiade, 1964, p. 197
25. Michel de Montaigne, Journal de voyage en Italie (xvie siècle), Paris, Le Livre de poche, 1964,
p. 493.
26. Michel de Montaigne, Les essais (xvie siècle), Paris, Éditions Gallimard, collection La Pléiade,
1950, I, 14, p. 75.
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Dix ans d’histoire culturelle
vapeurs désignent aussi « les fumées qui s’élèvent de l’estomac ou du bas
ventre vers le cerveau » 27. Elles proviennent de digestions incomplètes,
de nourritures excessives, d’embarras de poitrine. Elles provoquent suffocations, étouffements, vertiges. Les vapeurs de Louis XIV, la longue chronique des indigestions qui les déclenchent, occupent une notable partie
du Journal de santé du roi. Elles l’« affaissent », l’obligeant à « se prendre
et s’appuyer un moment pour laisser dissiper cette fumée qui se portait à
sa vue et affaiblissait les jarrets » 28.
D’autres intensités sont, du coup, possibles : les brumes venues de
fermentations internes ont aussi leurs versions plus anodines. Le mot luimême désigne l’impalpable. Il accroît le nombre d’états intermédiaires
entre santé et maladie jusqu’aux symptômes demeurant quasiment secrets : « selon le docteur je suis fort bien et selon moi je suis fort mal » 29,
avoue Madame de Maintenon en évoquant ces épisodes de faiblesse et
d’abattement. Rien n’est changé dans le mécanisme : les vapeurs sont
des brumes issues de fermentations et de pourrissements. Tout change,
par contre, dans les dimensions prises en compte : les corpuscules sont
insaisissables. Mais, du coup, changent aussi les manières d’évoquer le
mal, celles de s’en préserver, comme celles, sans doute, de le ressentir et
de l’écouter.
Le sentiment de fatigue en est un autre exemple. son origine se fait
plus précoce avec les décennies des xviie et xviiie siècles, ses indices plus
fins, plus ténus. Ce que montre le thème de la « courbature », phénomène inconnu de la médecine classique 30, alors qu’il devient objet incontournable pour William Buchan et sa Médecine domestique de 1770 ;
« douleurs sourdes dans tous les membres, dans le dos, dans les reins,
dans le ventre », doublées de « chaleur de tête, d’accablement, d’insomnie » 31. Malaises banals bien sûr, mais traduits pour la première fois, en
autant d’indices notables, troubles discrets et pourtant dignes d’exigence
et d’attention : « nul n’en avait parlé » 32 insiste Buchan, un « silence les a
27. Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694, T. II, p. 613.
28. Antoine Vallot, Antoine d’Aquin, Guy-Crescent fagon, Journal de santé de Louis XIV (mss. xviie
siècle), Grenoble, éditions Jérôme Millon, 2004, p. 95.
29. Madame de Maintenon, Lettres (mss. xviie – xviiie siècles), Paris, 1752, T. I, p. 200.
30. Le thème est inconnu de Bernardino Ramazzini, et de ses maladies des artisans. De Morbis artificum diatriba, Capponi, 1700.
31. William Buchan, Médecine domestique, Paris, 1792 (1re éd. anglaise 1772), T. IV, p. 489.
32. Ibid., p. 488.
Objets
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entourés » 33 ajoute Lieutaud au même moment, l’un et l’autre s’attardant
aux contours du « mal », aux impressions vagues, à leurs effets souterrains, tous « annonciateurs » possibles d’autres maladies, tous révélant un
interne jusque-là négligé. Rien d’autre, faut-il le dire, qu’une investigation
accrue sur l’univers sensible en multipliant ses replis imaginaires et leurs
effets d’intensité. Ce qui peut transformer la vigilance sur soi : faire de la
douleur non plus un état mais une alerte, non plus un simple envahissement mais un signe caché, un indice quêté dès ses prémisses, interrogé
dans ses développements et ses effets.
Cet affinement se poursuit jusqu’au paradoxe : c’est sans doute en atteignant le seuil jugé le plus ténu des douleurs, en interrogeant davantage
leur naissance, en surveillant leur accentuation, que la conscience transforme insensiblement le corps interne en lieu d’« information » sinon de
prospection. L’interne ne naît pas d’un coup : il émerge très lentement,
insensiblement présent avant même d’être explicité.
Tout change en 1802 lorsque Cabanis propose de définir autrement
les « sensations internes », soulignant une nécessaire révision de mots :
un territoire émerge, ignoré par la statue de Condillac, fait de messages
et d’impressions de chairs, alors que la statue demeurait fixée aux seuls
espaces extérieurs. D’où le sens révisé donné à la notion de « sensations
internes » : non plus les opérations de l’âme, ces replis incorporels de la
mémoire, de l’imagination ou du jugement, ces phénomènes de « pensée »,
perçus longtemps en seuls témoignages de l’intime, mais les impressions
venues des organes, non plus la référence aux objets « absents » mais la
référence aux objets « présents », ceux très spéciaux aiguisant le relief du
dedans. La sensibilité y a gagné en profondeur. Un programme se dessine
prospectant cet « espace » où les « déterminations morales et les idées »
pourraient naître des « impressions internes », jusqu’aux « délires et aux
folies » 34, aux désordres, aux échappées. Un programme où « physique »
et « moral » sont définitivement confrontés. Un programme où le moi est
l’objet de prospections jusque-là ignorées.
33. Joseph Lieutaud, Précis de la médecine pratique. Paris, 1761, p. 67.
34. Pierre Jean Georges Cabanis, Rapport du physique et du moral chez l’homme, (1802), Paris,
Presses universitaires de france, 1956, œuvres philosophiques, T. I., pp. 174-175.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Michel Pastoureau
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VERs UnE HIsToIRE
DEs CoULEURs :
PossIBILITés ET LIMITEs 35
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L
a couleur n’est pas seulement un phénomène physique et perceptif ; c’est aussi une construction culturelle complexe, rebelle à toute
généralisation, sinon à toute analyse. Elle met en jeu des problèmes
nombreux et difficiles. C’est sans doute pourquoi, au sein des sciences
humaines, rares sont les ouvrages sérieux qui lui sont consacrés, et plus
rares encore ceux qui envisagent avec prudence et pertinence son étude
dans une perspective historique. Bien des auteurs préfèrent au contraire
jongler avec l’espace et le temps et rechercher de prétendues vérités universelles ou archétypales de la couleur. Pour l’historien, celles-ci n’existent
pas. La couleur est d’abord un fait de société. Il n’y a pas de vérité transculturelle de la couleur, comme voudraient le faire croire certains livres
appuyés sur un savoir neurobiologique mal digéré ou – pire – versant
dans une psychologie ésotérisante de pacotille. De tels livres malheureusement encombrent de manière néfaste la bibliographie sur le sujet.
Les historiens, les archéologues et les historiens de l’art sont plus ou
moins responsables de cette situation parce qu’ils ont rarement parlé des
couleurs du passé. À leur silence, toutefois, il existe différentes raisons
qui sont en elles-mêmes des documents d’histoire. Elles ont trait pour
l’essentiel aux difficultés qu’il y a à envisager la couleur comme un objet
historique à part entière. Ces difficultés sont de trois types.
dIffIcultés documentaIres
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Les premières tiennent à la multiplicité des supports de la couleur et à la
façon différente dont chacun nous a été conservé. Toutefois, avant toute
enquête documentaire sur ces supports, l’historien doit impérativement
35. Ce texte a été publié en 2007 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
Objets
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se souvenir du fait qu’il voit les objets et les images en couleur que les
siècles passés nous ont transmis, non pas dans leur état d’origine mais
tels que le temps les a faits. Ce travail du temps est lui-même un fait historique, qu’il soit dû à l’évolution des composants chimiques des matières
colorantes, ou bien au travail des hommes qui, au fil des siècles, ont peint
et repeint, modifié, nettoyé, verni ou supprimé telle ou telle couche de
couleur posée par les générations précédentes. C’est pourquoi je suis toujours quelque peu troublé par les entreprises de laboratoire qui, à propos
des monuments ou des œuvres d’art, se proposent, avec des moyens techniques désormais très élaborés, de « restaurer leurs couleurs » ou – pire
– de les remettre dans leur état chromatique premier. Il y a là un positivisme scientifique qui me paraît à la fois vain, dangereux et contraire
aux missions de l’historien. Le travail du temps fait partie intégrante de
la recherche historique, archéologique et artistique. Pourquoi le renier,
l’effacer, le détruire ? La réalité historique n’est pas seulement ce qu’elle
a été dans son état premier, c’est aussi (et surtout ?) ce que le temps en
a fait. ne l’oublions jamais à propos des couleurs, et ne méprisons aucunement les opérations de décoloration ou de recoloration effectuées par
chaque génération ou chaque époque.
n’oublions pas non plus que nous voyons aujourd’hui les images, les
objets et les couleurs du passé dans des conditions d’éclairage totalement
différentes de celles qu’ont connues les sociétés de l’Antiquité, du Moyen
Âge et de l’époque moderne. La torche, la lampe à huile, la chandelle, le
cierge, la bougie produisent une lumière qui n’est pas celle que procure
le courant électrique. Les lumières anciennes bougent beaucoup plus que
les nôtres. En outre, avant la fin du xixe siècle, on ne sait pas éclairer de
manière uniforme une grande surface : certaines parties sont bien éclairées et d’autres sont plus ou moins dans l’ombre. Les jeux de clair-obscur
jouent donc un rôle essentiel. Cela est certes connu, mais quel historien
des images ou des œuvres d’art en tient compte ? Quel visiteur d’un musée
ou d’une exposition s’en souvient lors de sa visite ? Lorsqu’il regarde un
tableau du xviie ou du xviiie siècle, ce visiteur sait-il qu’il le contemple dans
des conditions de lumière sans aucun rapport avec celles qu’ont connues
l’artiste et ses premiers publics ?
oublier ces différences de lumières conduit parfois à des absurdités.
Pensons par exemple au travail récent de restauration des voûtes de la
chapelle sixtine et aux efforts considérables, tant techniques que médiatiques, pour « retrouver la fraîcheur et la pureté originelle des couleurs
posées par Michel-Ange ». Un tel exercice excite certes la curiosité, même
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Dix ans d’histoire culturelle
s’il agace un peu, mais il devient parfaitement vain et totalement anachronique si l’on éclaire, regarde et étudie à la lumière électrique les couches
de couleurs ainsi dégagées. Que voit-on réellement des couleurs de Michel-Ange avec nos éclairages de l’an 2007 ? La trahison n’est-elle pas
plus grande que celle opérée lentement par le temps et par les hommes
entre le XVIe et le XXe siècle ? Plus criminelle aussi, quand on songe à
l’exemple de Lascaux ou à celui d’autres sites préhistoriques, détruits ou
endommagés par la rencontre des témoignages du passé et des curiosités
d’aujourd’hui. Une trop grande recherche de la « vérité » historique ou
archéologique débouche parfois sur de véritables catastrophes.
Enfin, pour en terminer avec les difficultés documentaires, il faut souligner que depuis le XVIe siècle, historiens et archéologues sont habitués
à travailler à partir d’images en noir et blanc : gravures d’abord, photographies par la suite. Pendant près de quatre siècles, la documentation
« en noir et blanc » a été la seule documentation disponible, ou presque,
pour étudier les témoignages figurés du passé, y compris la peinture. Par
là même, les modes de pensée et de sensibilité des historiens et des historiens de l’art sont eux aussi quelque peu devenus « en noir et blanc ».
Habitués à travailler à partir de documents, de livres, de périodiques et
d’iconothèques où dominaient très largement les images en noir et blanc,
les historiens (et les historiens de l’art encore plus que les autres) ont,
jusqu’à une date récente, pensé et étudié le passé soit comme un monde
fait de gris, de noirs et de blancs, soit comme un univers d’où la couleur
était totalement absente.
Le recours récent à la photographie « en couleurs » n’a pas changé
grand-chose à cette situation. Du moins pas encore. D’une part, les habitudes de pensée étaient trop fortement ancrées pour être transformées en
quelques décennies ; d’autre part, l’accès au document photographique
en couleurs a été et reste aujourd’hui encore un luxe. Les livres d’art
coûtent cher ; les ektachromes valent une fortune ; les images numérisées sont techniquement imparfaites (notamment pour ce qui concerne
les volumes) et juridiquement très protégées. Pour un chercheur, pour
un étudiant, faire trois photographies dans un musée, dans une bibliothèque, dans une exposition ou un centre de documentation, demeure
aujourd’hui encore un exercice difficile et en général infructueux. Des
obstacles se dressent de tous côtés. Tout est fait pour le décourager ou
pour le rançonner. Tout est fait non seulement pour l’éloigner de l’œuvre
ou du document original mais aussi de sa reproduction en couleurs. En
outre, pour des raisons financières parfois compréhensibles, les éditeurs
Objets
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et les responsables de revues savantes ont tendance à limiter ou éliminer les planches en couleurs des publications dont ils ont la charge. Au
sein des sciences humaines, travailler sur la couleur demeure un véritable
luxe, inaccessible à la plupart des chercheurs. L’écart me semble même
chaque jour de plus en plus grand entre ce que permettent les techniques
de pointe dans le domaine des images scientifiques, numérisées, transmises à distance, analysées ou recomposées par l’ordinateur, et le travail
artisanal et quotidien de l’étudiant ou de l’historien de l’art qui rencontre
des entraves de toutes natures pour étudier les documents figurés que le
passé nous a transmis. D’un côté, on se trouve déjà pleinement dans le
monde scientifique du XXIe siècle. De l’autre, les barrières – financières,
institutionnelles, juridiques – restent souvent insurmontables.
Ces remarques ne sont en rien anecdotiques. Elles ont au contraire
une forte valeur historiographique et expliquent la situation présente,
notamment dans le domaine de l’histoire de l’art. Les obstacles matériels,
juridiques et financiers étant trop lourds, on préfère souvent se détourner de la couleur et se consacrer à autre chose. Plusieurs de mes étudiants à l’école pratique des hautes études et à l’école des hautes études
en sciences sociales ont ainsi renoncé à poursuivre les enquêtes qu’ils
avaient entreprises sur l’enluminure, sur le vitrail ou sur la peinture :
difficultés d’accès aux documents originaux en couleurs, méfiance des
institutions les conservant, véritable « racket » des organismes vendant
des photographies, et impossibilité de reproduire en couleurs le résultat de leurs travaux dans des publications savantes. Mieux vaut donc se
consacrer encore et toujours à la biographie des artistes ou au discours
théorique sur l’art plutôt qu’aux œuvres d’art elles-mêmes…
dIffIcultés méthodologIQues
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Les deuxièmes difficultés sont d’ordre méthodologique. L’historien est
presque toujours désemparé lorsqu’il tente de comprendre le statut et le
fonctionnement de la couleur dans une image, sur un objet, sur une œuvre
d’art. Avec la couleur, en effet, tous les problèmes – matériels, techniques,
chimiques, iconographiques, artistiques, symboliques – se posent en
même temps. Comment conduire une enquête ? Quelles questions poser
et dans quel ordre ? Aucun chercheur, aucune équipe n’a encore à ce jour
proposé une ou des grilles d’analyse pertinentes qui aideraient l’ensemble
de la communauté savante. C’est pourquoi devant le foisonnement des
interrogations et la multitude des paramètres, tout chercheur – moi le
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Dix ans d’histoire culturelle
premier, sans doute – a toujours tendance à ne retenir que ce qui l’arrange par rapport à la démonstration qu’il est en train de conduire et,
inversement, à laisser de côté tout ce qui le dérange. C’est évidemment là
une mauvaise façon de travailler, même si c’est la plus fréquente.
En outre, les documents produits par une société, qu’ils soient écrits
ou figurés, ne sont jamais ni neutres ni univoques. Chaque document possède sa spécificité et donne du réel une interprétation qui lui est propre.
Comme tout autre historien, celui des couleurs doit en tenir compte et
conserver à chaque catégorie documentaire ses règles d’encodage et de
fonctionnement. Textes et images, surtout, n’ont absolument pas le même
discours et doivent être interrogés et exploités avec des méthodes différentes. Cela – qui est aussi une évidence – est souvent oublié, particulièrement par les iconographes et par les historiens de l’art qui, au lieu
de tirer du sens des images elles-mêmes, plaquent dessus ce qu’ils ont
pu apprendre par ailleurs, du côté des textes notamment. J’avoue que
j’envie parfois les préhistoriens qui rencontrent des images (les peintures
pariétales) mais qui ne disposent d’aucun texte : ils sont donc obligés de
chercher dans l’analyse interne des images elles-mêmes des hypothèses,
des pistes, du sens et de l’information, sans projeter sur ces images ce que
des textes leur ont appris. Les historiens feraient bien de les imiter, au
moins dans un premier stade de l’analyse.
La priorité au document étudié (tableau, vitrail, tapisserie, vêtement,
miniature, etc.) est, en effet, un impératif. Avant de chercher des hypothèses ou bien des explications d’ordre général ou transdocumentaire (la
symbolique des couleurs, les habitudes iconographiques, la représentation conventionnelle de la réalité), il faut d’abord retirer du document
lui-même tout ce qu’il peut nous apprendre du pourquoi et du comment
de la couleur : liens avec le support matériel, surface occupée, couleurs
présentes et couleurs absentes (les absences sont toujours de riches documents d’histoire), distributions et stratégies rythmiques, jeux de construction. Avant tout codage extra-pictural, venant de l’extérieur, la couleur
est d’abord codée de l’intérieur, par et pour un document donné. Ce n’est
qu’une fois menées ces analyses internes, d’ordre matériel, rythmique
ou syntaxique, que le chercheur peut étudier d’autres pistes et fournir
d’autres analyses. Toutes les explications justifiant la présence de telles ou
telles couleurs par fidélité à un texte, une tradition iconographique, une
signification sociale ou idéologique, une allusion emblématique ou symbolique ne doivent être sollicitées qu’en dernier, une fois achevée l’analyse structurale interne des couleurs à l’intérieur de l’objet ou de l’image
Objets
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étudiée. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient moins pertinentes mais il
faut y avoir recours dans une seconde étape.
Enfin, ce à quoi il faut absolument renoncer, c’est chercher une
quelconque signification « réaliste » des couleurs dans les images et les
œuvres d’art. L’image antique, médiévale ou moderne ne « photographie »
jamais la réalité. Elle n’est absolument pas faite pour cela, ni dans le domaine des formes ou des structures, ni dans celui des couleurs. Croire, par
exemple, qu’une porte rouge prenant place dans un vitrail du xiiie siècle,
une miniature du XVe ou un tableau du XVIIe représente une porte véritable
qui a réellement été rouge, est à la fois naïf, anachronique et faux. C’est,
en outre, une erreur de méthode grave. Dans toute image, une porte rouge
est d’abord rouge parce qu’elle est posée sur un fond bleu (ou blanc, ou
noir), ou bien parce qu’elle s’oppose à une autre porte bleue, verte ou d’un
autre rouge ; cette seconde porte pouvant se trouver dans cette même
image, mais aussi dans toute autre image faisant écho ou opposition à la
première. Une couleur, ici comme ailleurs, ne vient jamais seule ; elle ne
prend son sens, elle ne fonctionne pleinement que pour autant qu’elle est
associée ou opposée à une ou plusieurs autres couleurs.
Aucune image ne reproduit le réel avec une scrupuleuse exactitude
colorée. Cela est vrai aussi bien pour la miniature médiévale que pour
la photographie contemporaine. Pensons ici à l’historien des couleurs
qui, dans deux ou trois siècles, cherchera à étudier notre environnement
chromatique de l’an 2007 à partir des témoignages de la photographie,
des magazines ou du cinéma : il observera une débauche de couleurs
vives sans rapport avec la réalité de la couleur telle que nous la vivons
aujourd’hui, du moins en occident. En outre, les phénomènes de luminosité, de brillance et de saturation seront accentués, tandis que les jeux de
gris et de camaïeux qui organisent en ville notre espace le plus quotidien
seront fortement atténués, sinon occultés.
Et ce qui est vrai des images l’est aussi des textes. Tout document écrit
donne de la réalité un témoignage spécifique et infidèle. Ce n’est pas parce
qu’un chroniqueur du Moyen Âge nous dit que le manteau de tel ou tel roi
était bleu que ce manteau était réellement bleu. Cela ne veut pas dire non
plus que ce manteau n’était pas bleu. Mais les problèmes ne se posent pas
ainsi. Toute description, toute notation de couleur est étroitement culturelle et pleinement idéologique, même lorsqu’il s’agit du plus anodin des
inventaires ou du plus stéréotypé des documents notariés. Le fait même
de mentionner ou de ne pas mentionner la couleur d’un objet est un choix
fortement signifiant, reflétant des enjeux économiques, politiques, sociaux
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Dix ans d’histoire culturelle
ou symboliques s’inscrivant dans un contexte précis. Comme est également signifiant le choix du mot qui, plutôt que tel autre, sert à énoncer la
nature, la qualité et la fonction de cette couleur.
dIffIcultés épIstémologIQues
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Les troisièmes difficultés sont d’ordre épistémologique : il est impossible
de projeter tels quels sur les images, les monuments, les œuvres et les
objets produits par les siècles passés nos définitions, nos conceptions et
nos classements actuels de la couleur. Ce n’étaient pas ceux des sociétés
d’autrefois (et ce ne seront peut-être pas ceux des sociétés de demain…).
Le danger de l’anachronisme guette toujours l’historien – et l’historien
de l’art peut-être plus que tout autre – à chaque coin de document. Mais
lorsqu’il s’agit de la couleur, de ses définitions et de ses classements, ce
danger semble plus grand encore. Rappelons par exemple que pendant
des siècles et des siècles le noir et le blanc ont été considérés comme des
couleurs à part entière (et même comme des pôles forts de tous les systèmes de la couleur) ; que le spectre et l’ordre spectral des couleurs sont
pratiquement inconnus avant le XVIIe siècle ; que l’articulation entre couleurs primaires et couleurs complémentaires émerge lentement au cours
de ce même siècle et ne s’impose vraiment qu’au XIXe ; que l’opposition
entre couleurs chaudes et couleurs froides est purement conventionnelle
et fonctionne différemment selon les époques et les sociétés. Au Moyen
Âge et à la Renaissance, par exemple, le bleu est considéré en occident
comme une couleur chaude, parfois même comme la plus chaude de toutes
les couleurs. C’est pourquoi l’historien de la peinture qui chercherait à
étudier dans un tableau de Raphaël ou du Titien la proportion entre les
couleurs chaudes et les couleurs froides et qui croirait naïvement qu’au
XVIe siècle le bleu est, comme aujourd’hui, une couleur froide, se tromperait complètement et aboutirait à des absurdités.
Les notions de couleurs chaudes ou froides, de couleurs primaires ou
complémentaires, les classements du spectre ou du cercle chromatique,
les lois de la perception ou du contraste simultané ne sont pas des vérités
éternelles mais seulement des étapes dans l’histoire mouvante des savoirs.
ne les manions pas inconsidérément, ne les appliquons pas, sans précaution aucune, aux sociétés du passé.
Prenons un exemple simple et attardons-nous sur le cas du spectre.
Pour nous, depuis les expériences de newton dans les années 1665-1666,
la mise en valeur du spectre et la classification spectrale des couleurs, il
Objets
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est incontestable que le vert se situe quelque part entre le jaune et le bleu.
De multiples habitudes sociales, des calculs scientifiques, des preuves
« naturelles » (ainsi l’arc-en-ciel) et des pratiques quotidiennes de toutes
sortes sont constamment là pour nous le rappeler ou pour nous le prouver.
or, pour l’homme de l’Antiquité, du Moyen Âge et encore de la Renaissance cela n’a guère de sens. Dans aucun système antique ou médiéval de
la couleur, le vert ne se situe entre le jaune et le bleu. Ces deux dernières
couleurs ne prennent pas place sur les mêmes échelles ni sur les mêmes
axes ; elles ne peuvent donc avoir un palier intermédiaire, un « milieu »
qui serait le vert. Le vert entretient des rapports étroits avec le bleu mais
il n’en a aucun avec le jaune. Au reste, que ce soit en peinture ou en teinture, aucune recette ne nous apprend avant le XVIIe siècle que pour faire
du vert il faille mélanger du jaune et du bleu. Peintres et teinturiers savent
très bien fabriquer la couleur verte, mais pour ce faire ils ne mélangent
jamais ces deux couleurs. Pas plus qu’ils ne mélangent du bleu et du rouge
pour obtenir du violet. Pour obtenir du violet, ils mélangent du bleu et du
noir : le violet est un demi-noir, un sous-noir ; il l’est du reste encore dans
la liturgie catholique et dans les pratiques vestimentaires du deuil.
L’historien doit donc se méfier de tout raisonnement anachronique. non
seulement il ne doit pas projeter dans le passé ses propres connaissances
de la physique ou de la chimie des couleurs, mais il ne doit pas prendre
comme vérité absolue, immuable, l’organisation spectrale des couleurs et
toutes les théories qui en découlent. Pour lui comme pour l’ethnologue, le
spectre ne doit être envisagé que comme un système parmi d’autres pour
classer les couleurs. Un système aujourd’hui connu et reconnu de tous,
« prouvé » par l’expérience, démonté et démontré scientifiquement, mais
un système qui peut-être, dans deux, quatre ou dix siècles, fera sourire ou
sera définitivement dépassé. La notion de preuve scientifique est elle aussi
étroitement culturelle ; elle a son histoire, ses raisons, ses enjeux idéologiques et sociaux. Aristote, qui ne classe pas du tout les couleurs dans
l’ordre du spectre, démontre néanmoins scientifiquement, par rapport aux
connaissances de son temps, et preuves à l’appui, la justesse physique et
optique, pour ne pas dire ontologique, de sa classification. nous sommes
alors au IVe siècle avant notre ère.
Et sans même solliciter la notion de preuve, que penser de l’homme
médiéval – dont l’appareil de vision n’est aucunement différent du nôtre –
qui ne perçoit pas les contrastes de couleurs comme l’homme d’aujourd’hui.
Au Moyen Âge, en effet, deux couleurs juxtaposées qui, pour nous, constituent un contraste fort peuvent très bien former un contraste relativement
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Dix ans d’histoire culturelle
faible ; et inversement, deux couleurs qui, pour notre œil, voisinent sans
aucune violence peuvent hurler pour l’œil médiéval. Gardons l’exemple
du vert. Au Moyen Âge, juxtaposer du rouge et du vert (la combinaison
de couleurs la plus fréquente dans le vêtement entre l’époque de Charlemagne et celle de saint Louis) représente un contraste faible, presque
un camaïeu. or, pour nous, il s’agit d’un contraste violent, opposant une
couleur primaire et sa couleur complémentaire. Inversement, associer du
jaune et du vert, deux couleurs voisines dans le spectre, est pour nous un
contraste relativement peu marqué. or, c’est au Moyen Âge le contraste le
plus dur que l’on puisse mettre en scène : on s’en sert pour vêtir les fous et
pour souligner tout comportement dangereux, transgressif ou diabolique !
vers une hIstoIre socIale des couleurs
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Ces difficultés documentaires, méthodologiques et épistémologiques
mettent en valeur le relativisme culturel de toutes les questions qui
touchent à la couleur. Elles ne peuvent pas s’étudier hors contexte culturel, hors du temps et de l’espace. Par là même, toute histoire des couleurs
doit d’abord être une histoire sociale. Pour l’historien – comme du reste
pour le sociologue et pour l’anthropologue – la couleur se définit d’abord
comme un fait de société. C’est la société qui « fait » la couleur, qui lui
donne ses définitions et son sens, qui construit ses codes et ses valeurs,
qui organise ses pratiques et détermine ses enjeux. Ce n’est pas l’artiste ou
le savant ; ce n’est pas non plus seulement l’appareil biologique ou le spectacle de la nature. Les problèmes de la couleur sont d’abord et toujours
des problèmes sociaux, parce que l’homme ne vit pas seul mais en société.
faute de l’admettre, on verserait dans un neurobiologisme réducteur ou
dans un scientisme dangereux, et tout effort pour tenter de construire une
histoire des couleurs serait vain.
Pour entreprendre celle-ci, le travail de l’historien est double. D’une
part, il lui faut essayer de cerner ce qu’a pu être l’univers des couleurs
pour les différentes sociétés qui nous ont précédés, en prenant en compte
toutes les composantes de cet univers : le lexique et les faits de nomination, la chimie des pigments et les techniques de teinture, les systèmes
vestimentaires et les codes qui les sous-tendent, la place de la couleur
dans la vie quotidienne et dans la culture matérielle, les règlements émanant des autorités, les moralisations des hommes d’église, les spéculations des hommes de science, les créations des hommes de l’art. Les terrains d’enquête et de réflexion ne manquent pas et posent des questions
Objets
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multiformes. D’autre part, dans la diachronie, en se limitant à une culture
donnée, l’historien doit étudier les pratiques, les codes et les systèmes
ainsi que les mutations, les disparitions, les innovations ou les fusions qui
affectent tous les aspects de la couleur historiquement observables. Ce
qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est peut-être une tâche
encore plus difficile que la première.
Dans cette double démarche, tous les documents doivent être interrogés : la couleur est par essence un terrain transdocumentaire et transdisciplinaire. Mais certains terrains se révèlent à l’usage plus fructueux que
d’autres. Ainsi celui du lexique : ici comme ailleurs, l’histoire des mots
apporte à notre connaissance du passé des informations nombreuses et
pertinentes ; dans le domaine de la couleur, elle souligne combien, dans
toute société, la fonction première de celle-ci est de classer, de marquer,
de proclamer, d’associer ou d’opposer. Ainsi encore, et surtout, le domaine
des teintures, de l’étoffe et du vêtement. C’est probablement là que se
mêlent le plus étroitement les problèmes chimiques, techniques, matériels
et professionnels, et les problèmes sociaux, idéologiques, emblématiques
et symboliques. En outre, ce sont les teintures, l’étoffe et le vêtement qui
apportent à l’historien le matériel documentaire le plus solide, le plus
vaste et le plus universel.
Toutefois, dans de telles perspectives historiques, jongler avec l’espace, c’est-à-dire avec des sociétés ou des cultures très éloignées, ou
n’ayant entre elles pendant des siècles aucun contact, est un exercice qui
à mes yeux n’a pas grand sens. Même si le comparatisme permet de dégager quelques ressemblances, quelques universaux ou archétypes supposés
(pour ma part, je n’y crois guère), l’océan des différences est tel que ces
quelques gouttes de ressemblances s’y trouvent noyées. Prétendre retracer une histoire universelle ou pratiquer une approche transculturelle de
la couleur qui, des origines au XXe siècle, engloberaient aussi bien les couleurs occidentales que les couleurs amérindiennes, africaines, asiatiques
ou océaniennes, me semble donc matériellement irréalisable et, surtout,
scientifiquement vain. En revanche, il paraît légitime de se concentrer sur
une civilisation donnée et d’y étudier les problèmes de la couleur dans
une durée relativement longue. Mais pas « des origines à nos jours », ce
qui représenterait le type même d’enquête futile, évacuant toute véritable
problématique historique.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Alain Corbin
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PoUR UnE HIsToIRE DE LA
sEnsIBILITé AU TEMPs QU’IL fAIT 36
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
L
e temps qu’il fait et, plus encore, le temps qu’il va faire entrent
parmi les principaux centres d’intérêt de nos contemporains. Le
bulletin météorologique est, on le sait, la plus suivie de toutes les
émissions et ses présentatrices, devenues familières, jouissent d’une
grande popularité. La nouvelle téléphonique, comme naguère la nouvelle
épistolaire, concerne, le plus fréquemment, l’état du ciel. En bref, il s’agit
de la nouvelle par excellence, de celle qui permet d’engager la conversation, de briser la glace, au besoin d’éviter les sujets qui fâchent, de celle
qui peut aisément jouer le rôle d’indicateur social et géographique des interlocuteurs. L’objet que j’ai choisi se réfère donc intensément à l’histoire
de l’attention accordée au présent, à celle des antennes et des inquiétudes
qui ordonnent les conduites et les activités.
or, cette attention portée aux conditions météorologiques et les préoccupations qu’elle révèle ont une histoire qu’il convient de distinguer – bien
qu’elle lui soit étroitement liée – de celle de la science météorologique et
de ses pratiques d’enregistrement. Depuis 2001, une Commission internationale d’histoire de la météorologie (ICHM) organise un congrès annuel.
Cette discipline possède déjà ses spécialistes ; le plus récent d’entre eux
étant fabien Locher 37. Il a montré que, durant la période qui s’étend de
1830 à 1880, l’histoire naturelle du temps participe d’un essor global des
sciences de l’environnement physique. Alors s’opèrent un changement
d’échelle de l’observation puis l’élaboration d’une météorologie synoptique
et prévisionnelle, fondée sur une intense accumulation de données et sur
leur traitement numérique. En outre, le domaine que j’évoque a déjà été
défriché par des chercheurs venus, le plus souvent, de l’anthropologie ou
36. Ce texte est la version publiée dans : Alain Corbin, Le Ciel et la mer, Paris, Bayard éditions,
2005, de la conférence donnée par Alain Corbin lors du congrès 2001 de l’ADHC.
L’éditeur a autorisé la reproduction de ce texte ; qu’il soit ici remercié.
37. fabien Locher, Le nombre et le temps. La météorologie en France (1830-1880), Thèse sous la
direction de Dominique Pestre, EHEss, 2004.
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de l’histoire littéraire : Martin de La sourdière, Pierre Pachet, Anouchka
Vasak, Daniel Parrochia et, plus récemment, Christophe Granger 38. De ce
fait, mon propos revêtira aussi la forme d’une synthèse.
Il est, enfin, une préhistoire de la sensibilité au temps qu’il fait, laquelle, comme presque toujours en matière de culture sensible, nous vient
d’Angleterre : je veux parler de celle qui concerne l’enregistrement privé
des aléas météorologiques, intégré au balbutiement de l’écriture de soi,
au désir de constituer une histoire de la localité et de tenir une sorte de
journal, proche des livres de raison rédigés en france et en Italie. Dans
l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles, il est, ainsi, usuel de noter le temps
qu’il fait et de le relier aux événements d’ordre économique, sanitaire ou
social qui ont affecté le lieu de vie du scripteur. on doit à Wladimir Jankovic un beau livre, paru en 2000, aux Presses universitaires de Chicago,
dont l’énoncé du titre est, à lui seul, révélateur : Reading the Skies: a
Cultural History of English Weather, 1650-1820. Bien que ce qui relève de
la sensibilité ne se situe pas, ici, au premier plan, il nous faudra revenir
sur cette modernité des pratiques, que l’on remarque aussi – mais il s’agit,
en france, d’une exception – dans les lettres de la marquise de sévigné.
En outre – sans doute y avez-vous déjà songé – il existe, depuis un
bon demi-siècle, une histoire du climat, illustrée notamment par le beau
livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, paru
en 1961 et dont l’auteur a donné une nouvelle édition augmentée et refondue en 2004 39. Il s’agit d’une histoire des aléas climatiques menée
dans une perspective économique et sociale et, plus largement, écologique. Elle visait initialement à établir une chronologie des climats de la
Terre, à détecter des pulsations, à discerner des cycles, ou tout au moins
une rythmique. L’historien garde l’œil fixé sur les malheurs des temps,
sur les crises de subsistance, les famines ou les disettes et les troubles
frumentaires qu’elles suscitent. Plus largement, il entend percevoir les
38. Martin de La soudière, Au bonheur des saisons. Voyage au pays de la météo, Paris, Grasset, 1999,
et L’hiver. À la recherche d’une morte saison, Lyon, La Manufacture, 1987, collection L’homme et
la nature.
Pierre Pachet, Les baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hatier, 1990.
Anouchka Vasak, Discours sur le ciel et le climat des Lumières au Romantisme, Thèse, université
Paris 7 (Denis Diderot), 2000.
Parrochia Daniel, Météores. Essai sur le ciel et la cité, seyssel, Champ Vallon, 1997, collection
Milieux.
Christophe Granger, « (Im)pressions atmosphériques. Histoire du beau temps en vacances »,
Ethnologie française, n° 1, 2004, pp. 123-129.
39. Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, I. Canicules et glaciers
(xiiie – xviiie siècle), Paris, éditions fayard, 2004.
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Dix ans d’histoire culturelle
conséquences des événements climatiques sur le rythme de la croissance
économique, autant de visées proches de celles qui avaient jadis incité
les observateurs locaux à enregistrer les aléas de la météorologie. Cette
démarche s’inscrivait dans la perspective, dominante à la fin des années
1950 et au début des années 1960, d’une inscription du cours de l’histoire
dans une chronologie rythmée par le mouvement cyclique.
Tout récemment, Lucian Boia s’est employé à repérer l’évolution des
« psychoses climatiques » ; qu’il s’agisse de la peur inspirée par le déluge,
par la fin du monde ou par le réchauffement de la planète. Il a suivi ainsi
la manière dont l’imaginaire de l’avenir climatique a permis aux hommes
d’exprimer leur angoisse et leurs espérances, depuis l’Antiquité 40.
Tel n’est pas, je le répète, l’objet de mon propos, qu’il importait de
situer. Celui-ci peut se décomposer en quatre éléments :
1. L’histoire des modalités de l’attention au temps qu’il fait et
des façons de l’enregistrer ; sans oublier celle de l’effectif
des scripteurs. Wladimir Jankovic montre, à ce propos, que,
dans l’Angleterre moderne, ce sont les membres du clergé,
des gentlemen, épris de polymathisme et appartenant au
milieu des tories, solidement ancrés dans la localité, qui se
sont livrés, avec le plus de soin, à ce type d’enregistrement.
fabien Locher souligne l’importance de la création de réseaux d’observation dans la france des années 1850 et 1860,
notamment au sein des écoles normales d’instituteurs. Alors
se constitue, en province, une nouvelle catégorie de météorologues amateurs dont se gausse le romancier Champfleury.
Face à ces observateurs, en prise directe avec la science
académique, se posent des « prophètes du temps », désireux
de promouvoir une autre météorologie, plus populaire.
2. L’histoire des manières d’éprouver le temps qu’il fait, de
l’apprécier – que cette appréciation se traduise par la délectation, l’indifférence ou la détestation –, en bref, l’histoire
de ce qui relève de la culture sensorielle proprement dite,
laquelle se définit, partiellement, par le niveau des seuils de
tolérance à l’intensité des messages.
À cette histoire qui concerne directement la sensibilité,
se lie étroitement celle des façons de décrire, de prédire
40. Lucian Boia, L’homme face au climat. L’imaginaire de la pluie et du beau temps, Paris, Les Belles
Lettres, 2004.
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le temps et de le mémoriser. Aujourd’hui, la météorologie
nationale, qui ne cesse d’affiner l’attention et donc l’analyse,
distingue une centaine de types de temps. À titre d’exemple,
le numéro 49 est défini de la manière suivante : « brouillard
déposant du givre, ciel invisible ». Le souci de la prévision,
la demande qu’elle suscite possèdent eux-mêmes leur histoire. Ainsi, fabien Locher date de la décennie 1860-1870
l’essor de ce besoin et l’emprise nouvelle de la notion de
probabilité, initialement appliquée à la direction et à l’intensité des vents.
3. L’histoire des conduites et des pratiques induites par ce qui
précède, c’est-à-dire par le système – ou simplement l’ensemble – des représentations et des modalités de l’appréciation.
4. Cette histoire peut, enfin, englober celle des politiques déterminées par l’attention accordée au temps qu’il fait.
En bref, mon objet constitue un élément de l’histoire culturelle, c’està-dire de celle des formes sociales de la représentation de l’appréciation.
Plus précisément, cet objet relève de la culture somatique, et s’accorde à
l’attention désormais portée à tout ce qui concerne le corps, perçu comme
une centrale des sensations.
Arrivons-en donc à la météo-sensibilité. À ce propos, le long siècle qui
s’étend, approximativement, de 1770 à 1880 se caractérise par une grande
attention au temps qu’il fait et à ses effets sur le physique et le moral de
l’homme ; mais une attention – c’est bien ce qui constitue cela en objet
d’histoire – qui diffère de celle accordée précédemment, focalisée qu’elle
était sur l’exceptionnel dans le cadre de la localité, et de celle qui lui
sera prêtée ultérieurement. Je songe, par exemple, à l’intégration de ce
qui se produit dans la haute atmosphère à l’univers de la préoccupation ;
ce qu’atteste, par exemple, au milieu du xxe siècle, dans le grand public
comme dans le cadre de l’enseignement universitaire de la climatologie,
la notion de jet stream. Je choisis donc un moment essentiel de cette histoire ; laquelle, je le répète, reste à faire.
Certes, nombre de ces éléments figurent déjà, épars, dans les travaux
des historiens. Mon propos ne prétend donc pas à la novation ; chacun y
retrouvera du connu, et pourra y ajouter beaucoup ; mais je vise la constitution d’un objet en soi, qu’une attention accrue des historiens devrait
permettre de cristalliser. Pour l’essentiel, je vais énumérer – il s’agit, tout
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au plus, de pistes – les déterminants de cette histoire, en choisissant d’illustrer chacun d’eux de quelques exemples précis.
Météorologie, ici, désignera les météores proprement dits, lesquels,
par conséquent, concernent l’air et l’espace céleste : l’orage, la tempête,
l’ouragan, la pluie, la neige, la grêle, le grésil, le vent, le blizzard, les phénomènes thermiques et ce qui les organise dans la notion de « temps qu’il
fait », ainsi que ce qui les rythme ; c’est-à-dire, essentiellement, l’alternance du jour et de la nuit et celle des saisons.
L’attention portée aux phénomènes météorologiques, leur lecture, leur
appréciation sont alors étroitement liées aux systèmes de croyances. Les
Lumières, la science du xviiie siècle, nous le verrons, ont voulu priver les
météores des effets de l’intervention des puissances divine et satanique,
afin de les soumettre à la simple observation, à la mesure et à l’expérimentation ; entreprise alors relayée par la lutte que mènent les membres
du clergé contre les superstitions ; ce dont témoignent, à titre d’exemple,
le célèbre traité de l’abbé Jean-Baptiste Thiers et le refus de l’interprétation populaire des orages. Il convient, néanmoins, de ne pas se hâter de
conclure à l’expulsion des météores de la sphère du religieux.
Alphonse Dupront a souligné, à propos de cette même période, le retour offensif des anges, dans le cadre de la Réforme catholique 41. Le décor
des églises et leur ciel, empli de ces créatures médiatrices de la prière,
en lutte contre les cohortes diaboliques, le montrent clairement. Hubert
Damisch, dans sa Théorie du nuage 42, analyse ces coupoles baroques qui
représentent l’espace céleste ou, plutôt, la frontière qui se dessine entre le
ciel et les cieux. En fait, elles imposent au spectateur l’omniprésence des
cieux dans un ciel peuplé de créatures de paradis, entourant les personnes
de La Trinité installées dans les nuages. on peut raisonnablement penser
que ce spectacle, ressassé, contemplé lors de chaque cérémonie, ne fut
pas sans influence sur la manière de regarder et de lire le ciel.
Nombreux sont les exemples qui témoignent, jusqu’au cœur du xixe
siècle, de cette résistance des représentations ordonnées par la croyance.
Il en va ainsi du débat sur les causes, les risques des orages et sur la manière de s’en protéger. Longtemps subsiste la foi en la vertu préservatrice
41. Alphonse Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages, images et langages, Paris, Gallimard, 1987,
collection Bibliothèque des histoires.
42. Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Éditions du Seuil,
1972.
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des cloches, capables de frayer un chemin aux bons anges et de faire
fuir les légions sataniques, responsables des ouragans et de la grêle. La
célébration des rogations sur l’ensemble du territoire, les ostensions de
reliques dans certaines régions, en Limousin par exemple, la récitation
des prières en vue de faire venir la pluie, de se protéger des météores
ou d’écarter la grêle, notamment quand l’orage menace, le prouvent à
l’envi ; sans compter un ensemble de rites de préservations, de modes de
conjuration qui persistent, dans les campagnes surtout, jusque dans les
années 1950.
Partout, au XIXe siècle, comme le donnent à penser les « canards »,
persiste l’habitude de guetter dans le ciel des formes animales sinon
monstrueuses, souvent interprétées comme des signes, voire comme des
présages. La quasi-totalité des folkloristes qui ont, alors, enregistré les
croyances ont assuré que les populations étudiées étaient persuadées que
le ciel était habité d’êtres, maléfiques pour la plupart, telle la mère Harpine qui hantait celui des campagnes du Perche. La construction du légendaire au XIXe siècle – je songe ici aux écrits de Paul sébillot consacrés à la
Bretagne – se nourrit de croyances de ce type.
Tout cela s’est trouvé, tout à la fois, conforté, réactualisé et réaménagé
par la multitude des apparitions célestes. sous la Restauration, une croix
lumineuse s’inscrit dans le ciel de Migné, en Poitou, devant des milliers de
spectateurs. La mariophanie, incessante au milieu du XIXe siècle – plus de
trois cents apparitions de la Vierge sont alors revendiquées mais l’église,
on le sait, n’en reconnaît que trois : à La salette (1848), à Lourdes (1858) et
à Pontmain (1871) – banalise la perception d’un ciel désormais en attente
de la survenue de Marie, nimbée d’une aveuglante lumière. La croyance
en l’intervention divine et satanique se retrouve, sous une forme dégradée,
dans les dictons qui présentent l’espace céleste comme le théâtre d’une
joute entre Dieu et satan. ne dit-on pas : c’est « le diable qui bat sa femme
et qui marie sa fille » pour commenter la survenue d’une averse sous le
soleil ?
En accord avec la psychologie historique qui ne cesse de marquer les
ouvrages de ceux-là mêmes qui se réclamaient du positivisme, les historiens de la fin du XIXe siècle ont prêté attention à de telles croyances,
dans leur analyse du passé. En des pages magnifiques de son Histoire des
origines du christianisme, Ernest Renan fait de la sensibilité météorologique des apôtres et, plus largement, de celle des Juifs qui les entourent,
l’élément majeur d’explication des manifestations de la Résurrection
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du Christ, de son Ascension, de l’épisode de la Pentecôte comme de la
conversion de Paul sur le chemin de Damas.
Cela dit, les connaissances et les convictions scientifiques pèsent, dans le
même temps, de plus en plus lourd sur l’appréciation des météores. Cela
n’a pas vidé le ciel des puissances supposées l’habiter, mais cela a profondément modifié le regard porté sur lui, comme le montre, et ce n’est qu’un
exemple, la lecture de Cosmos d’Alexandre de Humbolt 43. J’ai dit, précédemment, que les météores sont désormais soumis à l’observation objective, à la mesure, à l’expérimentation. Déjà, l’importance de la décennie
1660-1670, temps de la définition du baromètre, de la stabilisation du thermomètre et de l’invention de l’hygromètre à cadran, doit être soulignée.
Essentielles me semblent, à ce point de vue, à la fin du xviiie siècle, deux
pratiques d’ascension, fort différentes l’une de l’autre, qui accompagnent
la représentation proliférante de la conduite ascensionnelle imaginaire,
dans le champ de l’esthétique.
Les plus hauts sommets des montagnes de l’Europe sont alors visités
par des montagnards au service de savants. nombreux sont les historiens
– Marjorie nicholson, Philippe Joutard, serge Briffaud, nicolas Giudici,
Claude Reichler, françois Walter – qui ont retracé cette épopée ou analysé
ses conséquences.
L’important, dans notre perspective, est, répétons-le, que la pratique
des ascensions ait été justifiée par la volonté de soumettre la montagne,
naguère considérée comme le domaine de satan, à l’instrument de mesure ; ce dont témoigne l’encombrant bagage des premiers ascensionnistes. Bien des objectifs scientifiques se trouvaient ici impliqués : analyse
de l’air, en ce temps de la « chimie pneumatique », compréhension des
phénomènes électriques et magnétiques, mesure de la pression. saussure,
ne l’oublions pas, était d’abord un savant, contemporain du pasteur Priestley, de Lavoisier et de Benjamin franklin.
Dans le même temps, l’émergence de l’aérostation contribue fortement au renouvellement des représentations. Les historiens de la culture
sensible n’ont pas encore suffisamment accordé d’attention à la manière
dont la conquête de l’air, à partir des exploits de Pilâtre de Rozier et de
son exploitation par les savants, tel Gay-Lussac, ont profondément renouvelé l’expérience sensible de l’espace aérien et permis une gamme
43. Alexandre de Humbolt, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, Paris, Utz, 2002,
deux tomes.
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inédite d’émotions. Je songe, ici, tout particulièrement, à quelques récits
d’impressions suscitées par l’aérostation nocturne.
Cette science des Lumières tendait à réduire le météore au statut de
signe. Elle en faisait la simple manifestation d’un processus qui ne renseigne sur rien d’autre que sur la marche du temps. À ce propos, deux
données paraissent essentielles dans l’ordre des représentations : tout
d’abord une modification, ou, plus exactement, une extension de l’espace
météorologique, s’accompagnant de la conviction de l’« éloignement des
causes » ; ce qu’explicite fort bien Alexandre de Humbolt, au cours de ses
conférences, dès les années 1820. Le phénomène météorologique local se
trouve désormais perçu comme dépendant d’événements lointains, qui
renvoient aux dimensions de la planète ; extension des représentations
qui s’est rapidement diffusée et qu’un Victor Hugo prend à son compte
quand il évoque les forces qui déterminent les tempêtes.
Du même coup, s’impose le sentiment de l’existence d’un « océan
aérien », pour la première fois exploré, et dont nous « habitons les basfonds » (Alexandre de Humbolt) ; océan devenu objet d’études physicochimiques, distinctes de la recherche astronomique, distinctes de la recherche astronomique. C’est dans cette perspective que françois Arago
étudie les diverses formes d’éclairs, en un temps – le premier xixe siècle
– où les recherches, dans le domaine qui nous occupe, concernent essentiellement l’électricité atmosphérique et les météores qui en relèvent,
notamment les nuages orageux.
Cette conquête de l’altitude et de l’espace aérien était, par ailleurs,
exactement contemporaine de l’emprise grandissante du néo-hippocratisme. Celle-ci étant rendue manifeste, en france, par l’action de la
société royale de médecine et par la rédaction de « constitutions médicales » jamais plus nombreuses – comme l’ont prouvé les historiens
Jacques Léonard et Jean-Pierre Goubert – que durant la première moitié
du XIXe siècle.
Les linéaments de cette théorie sont bien connus : l’un des traités de
la collection hippocratique, alors objet d’un véritable engouement chez
les savants, soulignait l’influence de l’exposition, des vents dominants, des
météores, de la qualité de l’air, des eaux et de la terre sur toute l’économie de l’être humain, sur sa santé comme sur la nature de ses passions.
À l’aube du xviie siècle, Burton avait déjà suggéré l’effet thérapeutique
de certaines expositions – notamment de celle du bord de mer – sur
la mélancolie. Le journal de santé du malheureux Louis XIV témoigne,
page après page, de ce que les soins incessants auxquels les médecins
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soumettaient le corps du roi étaient étroitement déterminés par les phénomènes météorologiques. Au milieu du XVIIIe siècle, le bon docteur Russell, dont Michelet fera « l’inventeur de la mer », dressait un tableau de la
plage idéale, déduit du néo-hippocratisme. Le romancier Tobias smollet,
au cours de son séjour à nice, enregistrait, tout comme plus tard, en 1789,
le baronnet Townley venu se soigner sur les rivages de l’île de Man, les
aléas de sa santé rapportés aux données météorologiques. Ce type de journal de cure, différent de l’ancien livre de raison comme du journal de spiritualité, se pose ainsi en proche ancêtre du journal intime du XIXe siècle 44.
Marie-noëlle Bourguet, pour sa part, a montré que cette doctrine avait
surdéterminé les résultats de l’enquête préfectorale, dite Chaptal, menée
sous le Premier Empire, en ordonnant le regard des observateurs et en
guidant la plume des scripteurs 45.
C’est ainsi que les populations soumises à l’influence de certains vents
y sont décrites comme rabougries, à l’image des arbres dont la croissance
est retardée par l’exposition aux intempéries, que les habitants des régions chaudes – notamment les femmes – paraissent plus sensuelles que
ceux des pays septentrionaux, que les individus subissant les émanations
et les brouillards des marais sont considérés, tout à la fois, comme faibles
et libidineux, et que les peuples des littoraux, consommateurs de poissons,
se révèlent particulièrement féconds.
L’hygiène renaissante – car, sur elle, pèsent les modèles antiques réaménagés au Moyen Âge – ordonne, elle aussi, l’évolution de l’appréciation
et de la représentation des effets du froid, du tiède et du chaud, qu’il
s’agisse de l’air ou de l’eau. André Rauch, Georges Vigarello, historiens
du bain, notent une évolution de l’appréciation initiale du froid, vers le
tiède, puis vers le chaud ; évolution qui s’est poursuivie jusqu’au cœur du
xxe siècle ; système d’appréciation modulé selon le sexe, l’âge, l’état de
santé, la position sociale des individus et selon l’avis personnel de chaque
hygiéniste. Les invalids anglais, guidés par les strictes prescriptions auxquelles les praticiens les soumettent, vivent, à ce propos, des expériences
inédites et se livrent à des modes d’introspection qui inaugurent une nouvelle ère des sensibilités ; nous y reviendrons.
44. Pour toutes ces références, voir : Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du
rivage, Paris, Aubier, 1988, et Flammarion, 1990, collection Champs.
45. Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions Archives contemporaines, 1989.
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C’est alors que les idéologues, notamment Cabanis, explorent les rapports du physique et du moral de l’homme. Ils décrètent la concurrence
établie entre la main et le cerveau, tandis que la pratique médicale mise
plus que jamais sur le réchauffement comme technique de réanimation.
L’ouvrage du célèbre docteur Tissot sur la santé des gens de lettres décrits
comme particulièrement sensibles aux écarts de température et soucieux
de protection vestimentaire, les préceptes du médecin suisse Tronchin
sur les effets bénéfiques de la cure d’air, les conseils qu’il dispense afin
d’inciter ses patientes à pratiquer la marche en montagne et tout ce qui
relève d’une médecine naturelle, les expériences de Londres sur les effets
du bain, socialement distribués, contribuent à façonner une sensibilité et
à renouveler l’écoute et l’appréciation du chaud, du froid, de l’humide et
du sec ; autant de données cénesthésiques qui exercent leur influence sur
l’histoire de la réception sensorielle du temps qu’il fait.
Considérons, à présent, le rôle des codes esthétiques car, en cette histoire, l’important est bien la simultanéité et l’entrelacs des déterminants.
On ne saurait sous-estimer le rôle joué par l’imposition du code du sublime sur l’attention accordée aux météores ainsi que sur la manière de
les percevoir et de les apprécier. Je passe vite, tant le fait est connu :
l’expérience de l’orage, de l’ouragan, de la tempête comme, d’une manière
générale, le regard porté sur les espaces illimités, la montagne, la mer,
la forêt, le désert, les grandes plaines, jusqu’alors objets de détestation,
s’en trouvent profondément renouvelés. L’effroi qu’ils suscitaient, accentué par les croyances que j’ai évoquées, fait place à la « délicieuse horreur », au frémissement provoqué par la sensation et le sentiment que la
nature s’impose à l’individu, petit et impuissant, en des manifestations
fortes, dont la temporalité même n’est pas ou n’est plus celle de l’histoire
humaine. Dans le même temps, cette expérience de l’irruption brutale des
météores, qui impose cette autre temporalité, inspire au spectateur de ces
déchaînements dans l’immensité de l’espace, une délicieuse impression
de grandeur ; le moment de la confrontation à l’incommensurable lui permet d’éprouver avec une force et une profondeur immédiates le sentiment
de sa propre existence.
Le sublime – qu’il soit défini par Burke ou par Kant – induit donc une
relecture fondamentale des météores, une nouvelle économie de l’émotion face à l’orage, à la tempête, à l’ouragan, à la trombe, au maelström,
à l’avalanche, aux glaces, une nouvelle posture spectatoriale aussi, dont
témoigne la peinture de naufrage comme la poétique de la calamité.
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Dix ans d’histoire culturelle
La découpe des saisons constitue, on le sait, l’un des grands thèmes
littéraires du second XVIIIe siècle, mis à la mode par le poème de Thompson ; l’abondance des représentations picturales du printemps, de l’été,
de l’automne et de l’hiver, comme le succès de l’oratorio de Haydn en
témoignent. or, le sublime contribue à renouveler l’appréciation des saisons ; il inaugure une évolution qui ne cessera plus jusqu’à l’époque toute
contemporaine. naguère, le printemps, évocateur du paradis terrestre,
était valorisé ainsi que, secondairement, l’automne, temps de la récolte
et de la chasse ; alors que la froideur de l’hiver et surtout la radiation
solaire excessive de l’été nourrissaient la détestation de ces deux saisons.
Désormais, ce tableau commence de s’inverser et les prestiges de l’hiver
et de l’été de se dessiner. Ajoutons que l’attention accrue au rythme saisonnier s’accorde à la sensibilité neuve à l’égard des saisons de la vie et à
la nouvelle taxinomie des passions qui accompagnent et caractérisent les
orages de l’existence.
L’imagerie, notamment celle d’épinal, diffuse largement une représentation figurée des étapes qui scandent l’existence humaine. L’attention
accrue portée au vieillard à la fin du XVIIIe siècle accompagne l’accentuation de l’intérêt porté à l’enfance, naguère soulignée par Philippe Ariès.
Parallèlement, grandit l’attention accordée, dans l’ordre de l’esthétique tout au moins, aux différentes parties du jour, désormais plus finement délimitées, plus subtilement analysées en leurs frontières et en
leurs marges. De nouvelles lectures de la nuit, inaugurées par le poème
de Young et associées à des pratiques mondaines, conduiront à redessiner
le noctambulisme et aboutiront à la construction d’un nouveau moi nocturne, au cours de la première moitié du XIXe siècle. Alors commenceront
de régresser les terreurs inspirées par la nuit et de s’installer une familiarité nouvelle, facilitée par la multiplication des parcours. Mais il s’agit là
d’une autre histoire de la saisie sensorielle de l’espace, de celle entamée
ultérieurement par les révolutions de l’éclairage et des transports.
L’influence de ce qui relève du sublime, réaménagée par les écrivains
romantiques, s’enrichit d’une volonté de délectation poly-sensorielle,
c’est-à-dire du désir de vibrer avec les forces de la nature, par tous les
sens ; d’où, répétons-le, de nouvelles postures face aux phénomènes météorologiques et à leur déchaînement. Cette volonté de cosmisation constitue un poncif aux yeux des historiens de la littérature, qu’ils étudient la
sensibilité de Shelley ou le paysage de Chateaubriand. À mon sens, le
plaisir désormais procuré par le sable de la plage, éprouvé par les pieds
Objets
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nus, les cheveux au vent, participe, certes modestement, de cet enrichissement de l’appréciation.
Cette période qui nous retient, notamment, les années qui s’étendent
entre 1770 et 1850, est celle, écrit Anouchka Vasak, d’une « contemporanéité fugitive du météorologique et du subjectif » 46 ou, si l’on préfère, de
la simultanéité de l’approfondissement du sujet – on dit alors du moi – et
de l’affinement de la météo-sensibilité. sans doute serait-il excessif de
parler, comme la même auteure, de « naissance du sujet dans les intempéries » ; tout au moins, peut-on évoquer un travail d’intériorisation, étroitement lié aux aléas de la météorologie ; processus, notons-le, contemporain
de l’invasion de celle-ci dans la représentation picturale du monde ; que
l’on songe à l’œuvre de Karl-Gaspard friedrich.
Ce modèle est fondé sur la conscience de l’instabilité du moi, de sa
dysharmonie et, aussi, sur le désir de fixer l’insaisissable. La construction
de l’identité météorologique ou, si l’on préfère, du moi météorologique
accompagne l’émergence du paysage comme forme moderne de la sensibilité, comme lieu du sujet dans sa relation à l’espace, ainsi que le suggère
le succès de la perspective atmosphérique. Le météorologique s’accorde
à cette modernité en ce qu’il manifeste l’indéfini de la limite, qu’il exhibe sans cesse les frontières du probable et de l’improbable. Le météore
impose une logique de la mobilité, faite de vitesse, de dissolutions et de
recompositions incessantes. Le scruter suggère une nouvelle rythmique
qui produit, tout à la fois, ses effets sur le sujet et sur la connaissance du
réel ; plus précisément sur la représentation de la forme de l’événement.
Ce météorologique, qui ne relève plus exactement de la connaissance,
souligne Anouchka Vasak, situe davantage le monde du côté de la vitesse
que du côté de la violence ; il entretient un lien inédit avec le fantastique.
Tout comme le temps qu’il fait, notre existence est successive. « Être
moi, écrit encore Anouchka Vasak, c’est intégrer la variation, dont le temps
météorologique est l’expression. » Une équivalence dès lors s’établit entre
le chronologique et le météorologique. Le nuage dit, en même temps, l’état
du ciel et celui de l’âme, ou l’inverse… Jean-Jacques Rousseau proposait
explicitement un programme d’observations parallèles des états de l’âme
et du temps qu’il fait.
46. Cette citation et celles qui suivent sont extraites de la thèse citée d’Anouchka Vasak, pp. 399,
403, 406, 408 et 411.
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Dix ans d’histoire culturelle
Bien entendu, la pratique du journal intime illustre ce qui précède.
sa forme même, déterminée par le passage des jours et des saisons, impose l’enregistrement météorologique. Celui-ci se complique et s’enrichit
– comparaison faite avec celui qui était effectué par les membres de la
gentry du XVIIIe siècle – de la saisie de l’entrelacs de l’état du ciel et de
celui de l’âme. Ici, décrire le temps qu’il fait est, en même temps, assure
Anouchka Vasak, dire, plus ou moins explicitement, « le temps qu’il ne
fait pas, celui qu’il devrait faire, celui qu’il a fait, celui qu’il ne fait plus ».
surtout : s’arrêter à l’événement météorologique et à ses effets sur le moi,
c’est délimiter un territoire privé, à l’écart ou, tout au moins, en bordure
de la scène historique ; c’est se construire un monde à usage interne ; c’est
laïciser le temps. Ce n’est pas un hasard si, au cœur de la période que
j’évoque, se situent la Révolution française et l’instauration du calendrier
révolutionnaire, c’est-à-dire la tentative d’inscrire le météorologique dans
l’histoire.
nous n’en finirions pas de faire référence aux textes qui confortent
mon propos et celui d’Anouchka Vasak ; citons l’analyse extrêmement fine
des effets de la pluie sur le moi effectuée par Joubert en 1796 ; lequel
écrit par ailleurs « notre vie est du vent tissé » et nourrit le fantasmatique
projet d’écrire dans l’air. Aux yeux de Joubert, « la pensée se forme dans
l’âme comme les nuages se forment dans l’air » ; et la nuit est « réconciliations de la terre et du ciel ». Maine de Biran 47 parsème son journal de
notations météorologiques et de leur effet sur son humeur ; parallélisme
qui, dès lors, se fait leitmotiv. Tel jour, il écrit : « Très frais, le changement
de température influe heureusement sur ma manière d’être et me donne
plus de confiance et de force. » Cette pratique d’enregistrement culmine,
peu après, dans l’œuvre de Maurice de Guérin ; mais de telles notations
émaillent désormais tous les écrits intimes. Elles fourmillent dans les
journaux de Stendhal et de Michelet. Chez ce dernier, la météorologie
conditionne la sensualité et la relation charnelle parce qu’elle influe, tout
à la fois sur le désir de l’auteur et sur l’humeur et la disponibilité – car elle
est frigide – de sa jeune épouse.
Le temps qu’il fait influe fortement sur Athénaïs, plus encore que ce
qu’elle mange. Le 8 octobre 1862, Michelet observe 48 : « Aujourd’hui le vent
d’est la rendit active et légère. » Le ciel orageux avive le désir, mais il gêne
le plaisir. 17 avril 1863 : « Orages prochains, temps voluptueux, d’extrême
47. Passage cité du Journal de Maine de Biran dans la thèse citée d’Anouchka Vasak, p. 403.
48. Jules Michelet, Journal (1861-1867), Paris, Gallimard, t. II : 1962 et t. III : 1976.
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mollesse », mais Michelet avait écrit le 8 novembre 1861 : « Ce temps électrique, orageux, amoureux est justement ce qui empêche l’amour. » « Le
vent doux » (6 juillet 1858), « le bon soleil », ou « le joli soleil » sont plus
favorables au rapprochement. Trois mois plus tard : « Bon soleil d’octobre », Athénaïs en jouit et son époux reconnaissant ajoute : « Elle voulut
m’en faire jouir. Elle s’assit tendrement sur moi, derrière un rocher de la
Noveillard, devant la mer, sous le soleil. » Malheureusement, le manque de
solitude, la route qui surplombe, firent que le bonheur fut très court, un
simple « jet de tendresse ». Le 20 novembre 1863, Michelet écrit : « Un
joli soleil dans mon cabinet pour “officier” selon le rite des Aryas », suit la
mention d’un coït rétro, « tous deux fort détendus ».
À propos de flaubert, Pierre-Marc de Biasi 49 parle de « météorologie passionnelle », laquelle sera projetée sur ses personnages. Dans son
Voyage en Égypte, la description des paysages le cède à l’évocation des
« images météorologiques d’atmosphère » d’une « incroyable densité
visuelle », qui s’apparente à celle qui fait la grandeur d’un Été dans le
Sahara de fromentin. « Les couleurs de l’air semblent en dire beaucoup
plus long sur les situations que la plus attentive analyse psychologique. »
« L’humeur [de flaubert], son énergie peuvent varier du tout au tout avec
l’obscurcissement de l’horizon, le rouge d’un crépuscule, l’arrivée d’un
orage, la profondeur de l’azur. »
Mais par rapport à la sensibilité météorologique des romantiques que
j’évoquais, un basculement s’est opéré : le ciel de flaubert – comme celui
de fromentin – n’est plus « projection extérieure », cosmisation d’un état
d’âme ni simple accord entre les variations du moi et celle du temps qu’il
fait ; c’est un ciel vécu et (implacablement) subi ; « c’est, à l’état brut, le
milieu qui enveloppe, pénètre et transforme le corps et la subjectivité ».
Les anthropologues d’aujourd’hui, et je songe particulièrement à Martin de La soudière, assurent que la sensibilité au temps qu’il fait, et plus
largement à la saison, varie considérablement d’un individu à l’autre,
même s’il est vrai – nous y reviendrons – qu’elle est, aussi, socialement
construite et prédéterminée. Ce que le XIXe siècle nomme idiosyncrasie,
la structure affective, l’histoire de l’individu, sa situation, son humeur
du moment pèsent sur l’appréciation. Cela dit, Martin de La soudière, à
l’issue de longues années d’enquête – et nous quittons ici le XIXe siècle –
livre des conclusions stimulantes pour l’historien. Il discerne quelques
49. Pierre-Marc de Biasi (éd.), Gustave flaubert, Voyage en Égypte, Paris, Grasset, 1991. Citations
extraites des pages 64, 65 et 66.
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constantes : le peu de fidélité et la partialité de la mémoire en ce domaine,
la tendance à radicaliser le souvenir du temps qu’il a fait, la surévaluation ou la sous-estimation de la durée et de l’intensité des types de temps
les plus prononcés que nous avons vécus et qui nous ont marqués, la
nécessité de les constituer en repères. Ainsi, deux jours de pluie peuvent
devenir une semaine, ou disparaître de la mémoire. Un jour de neige se
transforme aisément en une semaine. Il en va de même d’une période de
« beau temps ».
Ce travail spontané sur le souvenir explique la fortune du thème des
saisons détraquées. on peut suivre le fil ininterrompu des plaintes concernant ce dérèglement depuis le XVIIe siècle, pour le moins. La conviction
demeure bien établie que les saisons passées étaient plus marquées et
plus réussies. Les « saisons de légende, écrit Martin de La soudière 50, nous
viennent de l’enfance. Le monde (alors) était intact, neuves nos impressions […], les saisons n’étaient pas encore usées » ; cette nostalgie conduit
notre appréciation du temps qu’il fait. La « croyance en un âge d’or des
saisons » rend plus difficile à vivre et à goûter le moment présent ; d’autant
qu’elle résulte parfois de l’effondrement de formes de sociabilité regrettées : soirées familiales, veillées d’autrefois, ou du souvenir d’expériences
sensuelles, tel celui de délicieuses amours dans la douceur de septembre.
évoquer cette forme de nostalgie, c’est déjà dire la force du système de
normes qui possède, lui aussi, son histoire. Je me contenterai, ici, de
quelques exemples : l’appréciation de la froidure de l’hiver a longtemps
été subordonnée, comme tout ce qui relève de l’apprentissage et de l’usage
des sens, à des injonctions morales. Le froid, donc l’hiver, conclut encore
Martin de La soudière, est occasion de victoire sur soi-même. Il constitue une épreuve formatrice pour les enfants et entre dans la gamme de
ce que Michel foucault qualifie de « technologie des endurcissements ».
L’endurance des adultes prouve l’absence de pusillanimité. Dans la culture
occidentale, l’hiver est une épreuve qu’il convient de traverser, un révélateur de caractère qui distingue le fort du faible. Il en va de même de la
résistance aux intempéries et à la chaleur excessive. En bref, longtemps a
régné une étroite association entre les qualités humaines et les rigueurs
du temps qu’il fait.
La définition, par les hygiénistes, des risques encourus contribue, nous
l’avons vu, à déterminer l’appréciation individuelle. J’ai plusieurs fois fait
50. Martin de La soudière, L’hiver…, op. cit., pp. 224 et 225.
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remarquer, à ce propos, la disparition de la crainte des courants d’air –
et donc de leur perception – au sein des jeunes générations. naguère,
considérés comme dangereux par les risques sanitaires qu’ils faisaient,
pensait-on, encourir, ils sont désormais perçus comme anodins, ce qui
affaiblit l’attention qu’on leur porte.
La sensibilité personnelle aux couleurs du temps et le seuil du tolérable
sont, en outre, modulés selon l’appartenance sociale : l’hiver des marins
n’est pas celui des agriculteurs, il n’est pas celui des soldats. L’appréciation de la hauteur de la neige, assure Martin de La sourdière, est différente selon les régions. Il remarque qu’elle varie, ainsi que les pratiques
induites, selon les familles d’une même commune.
L’histoire du vêtement, et celle de toutes les formes de protection, reflète, en faisceau, l’ensemble des normes et des injonctions que je viens
d’évoquer ainsi que, plus largement, l’appréciation sociale du froid et du
chaud, du sec et de l’humide ; que l’on songe au destin du chapeau de
soleil, du canotier, de la voilette, des gants, de l’ombrelle, des fourrures
des premiers automobilistes ou du casque colonial. Il en va de même de
l’histoire sociale des pratiques de couchage, de celle du lit clos, de l’édredon ou du bonnet de nuit ; pour ne pas parler de celle du chauffage et de
la réfrigération.
Je ne puis ici qu’énumérer des pratiques et quelques processus qui ont
aussi pesé sur l’appréciation du temps qu’il fait, durant la période qui nous
occupe. Celle-ci a été marquée, en vrac :
Tout d’abord, par un enregistrement accru, soumis au modèle de la
collecte, des données relevant du savoir météorologique. Comme Fabien
Locher le souligne, le premier XIXe siècle est, à ce sujet, un moment de
grande attention collective, et nous comprenons mieux pourquoi. Il est
aussi le temps de l’élaboration d’une description textuelle précise de
l’état du ciel, qui prélude à ce que Katharine Anderson considère comme
l’émergence, au Royaume-Uni, durant la période victorienne, d’une culture
visuelle de la météorologie, imprégnée de valeurs morales, religieuses et
d’un souci d’utilité sociale 51. Les navigateurs, en mission d’exploration,
51. Katharine Anderson, Practical science: meteorology and the forecasting controversy in mid-Victorian Britain, Ph. D. Dissertation, Northwestern U., 1994 ; “The weather prophets: science, reputation and forecasting in Victorian Britain”, History of Science, 37, 1999, pp. 179-216 ; “Looking at
the sky: the visual context of Victorian meteorology”, British Journal for the History of Science,
36, 2003, pp. 301-332.
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Dix ans d’histoire culturelle
sont alors tenus de rédiger un journal du temps qu’il fait ; et les archives
de l’observatoire de Paris regorgent d’informations journalières. C’est ce
qui permet à éric fournier de mener une étude météorologique précise de
la « semaine sanglante », au cours de laquelle s’effondre, entre le 21 et le
28 mai 1871, la Commune de Paris 52. Longtemps, le gouvernement français
demeure hanté par la prévision météorologique, effectuée dans un cadre
régional. Jusqu’à ce que la révolution des transports ne calme les inquiétudes, c’est-à-dire jusque vers le milieu du second Empire, les préfets
et les sous-préfets se doivent de rédiger périodiquement des « états des
récoltes ». Il s’agit de rapports axés sur le volume et la qualité des précipitations ; c’est qu’il faut prévoir le manque, la disette et, plus encore, le
trouble frumentaire.
La conduite à l’égard des aléas de la météorologie a parfois été l’objet
d’une instrumentalisation politique. Les classes laborieuses étant perçues
par les élites comme des classes soumises aux intempéries, donc endurcies et devenues moins sensibles, le roi Louis-Philippe, lors de ses voyages
en province, refuse délibérément toute protection contre la pluie, afin de,
symboliquement, se mouiller avec le peuple 53 ; et nicolas Mariot relève
que cette attitude a été, par la suite, adoptée par tous les présidents de la
République 54.
Le premier XIXe siècle, celui de la conquête de l’air entamée à la fin du
xviiie siècle, est aussi celui de la découverte du froid extrême des régions
polaires, notamment du froid de l’Antarctique. La chaleur du désert était,
quant à elle, bien connue mais elle est alors réinterprétée, analysée dans
la perspective subjective que j’ai dite, comme le prouve le livre magnifique d’Eugène fromentin déjà évoqué et intitulé Un été dans le Sahara.
L’expérience de la défaillance des sens et des mirages, dans ces situations
extrêmes, se banalise. Je songe ici, je le répète, à certains épisodes du
journal de Voyage en Égypte laissé par Gustave flaubert.
La familiarité accrue et dite avec le ciel, la mer, la montagne, le désert,
révolutionne l’imaginaire du froid et du chaud, de l’humide et du sec chez
52. éric fournier, Paris en ruines (1851-1852). Entre flâneries et apocalypse, Thèse, université
Paris 1, juin 2005.
53. Voir : Alain Corbin et nathalie Veiga, « Le monarque sous la pluie », in La terre et la cité. Mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris, Créaphis, 1994, collection Pierres de mémoire.
54. nicolas Mariot, Conquérir unanimement les cœurs. Usages politiques et scientifiques des rites : le
cas du voyage présidentiel en province, 1888-1998. Thèse, EHEss, 1999.
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ceux-là même qui n’en eurent jamais l’expérience ; ce que relève subtilement Alexandre de Humbolt dans son Cosmos. Les récits de voyage, les
magazines illustrés, les expositions banalisent et ancrent dans les esprits
les situations extrêmes.
Tout cela provoque aussi une prise de conscience de la gravité des
phénomènes atmosphériques sur l’ensemble de la planète. Le XIXe siècle,
que l’on dit être d’abord celui du progrès des sciences, est aussi le temps
de la diffusion d’un effroi d’une intensité nouvelle, suscité par le sentiment de l’impuissance de l’homme confronté à la violence des déchaînements de la nature, notamment à celle des météores, dûment constatés et
mesurés par les savants. Il n’est pas certain que Humbolt ait, cette fois,
raison d’écrire : « On dirait que la discorde des éléments, ce long épouvantail de l’esprit humain dans ses premières intuitions, s’apaise à mesure que
les sciences étendent leur empire » 55. Tremblements de terre, ouragans,
tempêtes, banquise fracturée, icebergs, maelström, éruptions volcaniques
scandent les Voyages extraordinaires de Jules Verne ; et Joëlle Dusseau 56
a sans doute raison de conclure que, malgré ou à cause de la présence
permanente de savants parmi les personnages des romans, obligés qu’ils
sont d’avouer leur impuissance et tout juste capables de constater et de
mesurer l’ampleur des faits avec une précision scientifique, cette dramaturgie de la catastrophe constitue l’essentiel de l’œuvre.
La compréhension des êtres du passé suppose une connaissance de leur
culture somatique, qui n’est pas seulement celle de l’exercice et du sport,
privilégiée par les historiens. Elle implique aussi la saisie, l’évolution de
la sensibilité, des conduites de plaisir, des manières d’accueillir la douleur
et donc d’apprécier le froid, le chaud, le sec, l’humide et tous les phénomènes météorologiques, sans oublier l’estimation des risques encourus et
le niveau des seuils de tolérance.
Ainsi, il s’est enfui le temps de la croyance au réchauffement, capable,
à lui seul, de porter remède à l’évanoui, au mourant, au voyageur égaré,
surpris par la tempête de neige. Il s’est évanoui le souvenir de Barry, le
saint-bernard porteur de grog, tout comme le verre de brandy de la littérature anglo-saxonne. Elle s’est affaissée, au milieu du XXe siècle, la lecture thérapeutique du temps qu’il fait qui avait suscité une nouvelle discipline : la météorologie biologique. Il est en train de s’évanouir, nous dit
55. Alexandre de Humbolt, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, op. cit., t. II, p. 54.
56. Joëlle Dusseau, Jules Verne, Paris, Perrin, 2005.
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Christophe Granger, ce « beau temps », ce « temps de saison » uniforme
que, durant les années 1960-1970, chacun se devait d’avoir rencontré et de
décrire dans le récit de ses vacances.
Le territoire se recompose des rapports épidermiques au temps qu’il
fait. En quelques décennies, la chaleur, jadis perçue comme étouffante,
était devenue agréable ; avant que la canicule de 2003 n’incite à reconsidérer l’appréciation nouvelle et n’oblige les présentatrices du bulletin
météorologique à revoir leur vocabulaire ; l’essentiel étant, ici, le recul
d’un certain idéal météorologique et, surtout, la mise en cause de la standardisation de l’appréciation. En bref, la sensibilité au temps qu’il fait a
bien une histoire qui constitue un élément majeur de la culture sensible.
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par Arlette Farge
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DE LA LECTURE DEs ARCHIVEs DE
PoLICE DU XVIIIe sIèCLE
À LA ConsTRUCTIon D’oBJETs
PoUR L’HIsToIRE 57
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U
n parcours, des questionnements successifs, la publication d’articles ou d’ouvrages, la transmission par l’enseignement ou par de
multiples interventions dans la société civile n’arrivent parfois à
trouver leur logique qu’après coup. L’historienne (ou l’historien) est sans
doute le plus piètre appréciateur de ce parcours, le pire témoin de son
cheminement, et ce sont plutôt les autres (entourage, collègues, amis) qui
lui font sentir comment se déploie (ou non) son activité intellectuelle. Par
ailleurs, si l’historien(ne) a élargi son horizon au-delà de la discipline, il
a pu capter, s’approprier des influences venues d’ailleurs et se nourrir de
multiples questionnements issus de mondes divers comme la philosophie,
l’art, le théâtre, le cinéma ou la littérature. De même, en traversant son
temps, pour peu qu’il soit soucieux du présent et désireux d’y mettre une
forme, le voici tiré vers les sollicitations d’un présent emballé, sans linéarité, presque chaotique, qui ne semble pas avoir la perfection des récits
historiques.
Ainsi, les cheminements ne sont-ils jamais rectilignes ni même policés, et sans doute faut-il appliquer à soi-même le peu de méthode que
nous appliquons envers les sources et l’historiographie. Quand nietzsche,
plus tard relayé par foucault, écrit que les origines et les commencements ne sont pas nécessairement des événements lumineux, mais qu’ils
sont souvent bas, grossiers, opaques, dérisoires ou hasardeux, je souscris
entièrement à cette pensée philosophique. La ligne des parcours est une
ligne brisée faite de rêves détruits ou, au contraire, de désirs accomplis,
d’échecs, d’impasses et de vitalité. Tout cela relève d’un « au jour le jour »
qui ressemble à une allure de bataille ; bataille pour savoir davantage,
57. Ce texte a été publié en 2008 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
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pour convaincre, bataille pour extraire du sens à partir de documents
silencieux. En fait, il y a dans tout cheminement à la fois de fortes perceptions du présent et du passé, mais aussi des lignes de fragilité, des discontinuités et des échappées. Pour faire de l’histoire, il faut déjà « oser »
la faire, avoir une conscience sociale et politique, civique et critique, qui
s’autorise à dire ou à écrire de l’histoire, c’est-à-dire un morceau de véridicité sur le passé qui puisse être légitime, et non falsifié ou erroné.
le « noyaU dUr » de la recherche
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Il est important de s’expliquer d’abord sur le « noyau dur » de ma recherche qui, pour certains, peut sembler obsessionnelle. Ce noyau dur est
formé de trois volets contigus.
Une source documentaire
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Le premier volet est de n’utiliser à peu près qu’une seule source documentaire pour étudier le XVIIIe siècle, et de n’avoir d’intérêt majeur que pour
les dominés et les classes sociales pauvres : « les archives de police » dans
leur ensemble multiforme. Il faut préciser que ces archives sont un véritable monde, variées à l’infini (le xviiie siècle fut une époque de transcriptions constantes et de mises en archives spectaculaires) : procès-verbaux,
traités de police, arrêts du Parlement, notes de police, correspondance,
registres d’inspecteurs, ordonnances royales, archives des commissaires
et des lieutenants généraux de police, témoignages, mémoires, fonds personnels de grands responsables de l’ordre, comme le procureur Joly de
fleury et l’inspecteur Poussot, ou encore mémoires de chroniqueurs : le
libraire Hardy, l’écrivain Louis-sébastien Mercier.
Pour cette insistance obstinée à travailler uniquement sur ces sources,
il est bien évidemment des circonstances à rappeler, la rencontre avec un
professeur, Robert Mandrou, et la nécessité dans les années 1980 (après
la grande césure de 1968) de travailler sur les marges. Mais cela ne suffit
pas : il me parut immédiatement nécessaire de fuir la description stéréotypée des populations peu aisées, évoquées uniquement par le langage des
élites, des chroniqueurs, ou même des graveurs et des peintres. Par ailleurs, ce choix se fondait sur la conviction qu’il n’y a pas d’autorité monarchique, ecclésiale ou policière sans appui sur (ou confrontation avec) une
population (un peuple) que, de fait, ces autorités ne savent pas déchiffrer,
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connaître ni entendre. C’était ainsi entrer au moyen d’archives manuscrites (celles que l’on dit être « de peu ») au lieu même où se confrontent,
pour le meilleur ou pour le pire, le pouvoir et ses sujets. Puis c’était l’idée,
au départ naïve, de « toucher le réel ». Cette naïveté tombe rapidement
dès que l’on s’immerge dans ces massifs à la fois arides et séduisants
que sont les archives de police. ne cessant de raconter les menus faits
du quotidien, ces documents offrent à l’historien un regard magique et
narcissique qui lui fait abusivement croire qu’il a « trouvé ». Piège tendu
sobrement, qu’il faut patiemment et savamment déjouer tout au long de
sa recherche, même s’il faut être simultanément convaincu que ce qui se
dit là, dans les archives judiciaires, est dicible, donc possible ; donc possédant une sorte de présence vraisemblable à la fois dans le siècle étudié
et même, peut-être, en amont de cette période. C’est une trace quoi qu’il
en soit.
Tout le jeu de la vérité, le véridique, le vraisemblable, le représentatif
ou l’exceptionnel se joue là, et c’est un jeu nécessaire à maîtriser, contrôler, sans toutefois renier deux éléments très importants qui font partie
intégrante d’une recherche : le plaisir de penser découvrir des instants de
vie et l’esthétique de paroles exhumées ; même s’il faut en même temps
provoquer une distance faite d’éloignement, d’intelligence et de proximité.
méthode
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Cela dit, il faut en venir à la méthode employée qui fut mienne et qui n’a
aucune prétention bien évidemment à être la seule possible. L’immersion
dans les kilomètres d’archives est un principe qui demande beaucoup de
temps, surtout s’il est accompagné par de longs moments où, à la main
(oui, je préfère), se recopient les documents. À cette immersion correspond le type de notes prises à partir d’eux : ne jamais résumer un fait,
un témoignage ou une réponse, mais en tenir compte in extenso dans
la richesse de sa langue, dans la verdeur de son oralité, dans la prise
d’écriture des greffiers qui, eux, déjà font acte sans doute de résumer.
si l’on choisit un objet de recherche à partir d’un ou de plusieurs corpus
d’archives (les lettres de cachet au XVIIIe siècle, les registres du greffe
dressant procès-verbaux des levées de cadavres, etc.) et des hypothèses
sur ce qu’on y cherche, il m’est apparu nécessaire de laisser place, bien
évidemment, à ce que « disent » les archives, mais surtout à ce qu’elles ne
disent pas, déforment ou cachent : travailler sur le silence des archives de
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Dix ans d’histoire culturelle
même que sur les échappées et interstices de sens que permet ce genre
de documents.
Par ailleurs, il est important de s’étayer sur la lecture de nombreux ouvrages autour de la question choisie, de se nourrir de science historique,
mais aussi de littérature et d’art pour organiser des interactions possibles
avec le sujet. Toute hypothèse ou tout objet de recherche est un questionnement fragile qui ne se décide pas d’avance et qui doit permettre
d’y faire entrer ouvertement nombre de contradictions, de paradoxes et
d’impossibilités de réponse. Tout objet d’histoire doit laisser de l’espace
à ce qui survient à la lecture des textes et qui peut éventuellement faire
changer le chercheur de perspectives. on peut être dépaysé par les documents, surpris par eux, et il serait bon d’accepter qu’ils échappent quotidiennement à nos certitudes. Un lent travail d’arrachement aux stéréotypes et aux idées reçues que nous véhiculons constamment s’avère une
des manières les plus enrichissantes de faire de l’histoire.
écriture
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L’écriture de l’histoire : grand sujet que celui-ci. Je l’aborderai ainsi : une
fois la quête des sources terminée et l’esquisse de plan achevée, il faut
établir un récit, mettre des mots, conduire un raisonnement, produire de
la conviction et du sens, se rendre compréhensible, laisser ouvert le récit.
« L’histoire, ce n’est pas une durée, c’est une multiplicité de durées qui s’enchevêtrent et s’enveloppent les unes les autres, ou se
brisent. Il y a des durées multiples, et chacune est porteuse d’un
certain type d’événements qui les morcellent encore »
(Michel foucault, Dits et Écrits, 1972, p. 272).
Comment « écrire » ce morcellement et ces discontinuités ? D’une part,
garder la possibilité de s’étonner aide à trouver un vocabulaire qui ne soit
ni péremptoire, ni fermé ; ensuite, organiser par son écriture une scansion
qui « imite » les secousses événementielles et le morcellement des situations. Puis essayer de trouver une écriture qui, de façon mélodique, puisse
plus ou moins (c’est une gageure) se rapporter au contexte de l’époque.
L’archive est non seulement lisible mais visuelle ; de cette visualisation
peuvent naître des mots qui lui correspondent. Enfin, la clarté et la volonté de transmission sont des outils incomparables : citoyen, l’historien
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a la responsabilité de ne rien opacifier, ce qui ne doit jamais l’empêcher
de complexifier.
les objets de recherche
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Construire des objets pour l’histoire, c’est penser tout à la fois la discontinuité des événements et la transformation des sociétés. C’est aussi réagir,
répondre, s’appuyer sur ou contredire et rénover les orientations historiographiques traditionnelles. Il m’apparut que les archives ne pouvaient
pas seulement s’étudier pour travailler sur la délinquance et les marges,
mais qu’elles étaient à même de répondre à de nombreuses questions
historiques, à l’étude de certains mouvements de l’histoire, et même à des
attentes sociales contemporaines. Ainsi, j’ai pu travailler sur cette émeute
qui était oubliée, celle de 1750, au moment d’enlèvements d’enfants à
Paris 58, puis sur l’opinion publique et les mauvais propos tenus par le
peuple 59, sur la guerre, cela au moyen de gravures de Watteau, d’archives
et de mémoires anonymes 60, ou encore sur les relations particulières
entretenues par le peuple avec l’écriture 61. D’une autre façon, j’ai pu travailler sur l’histoire des femmes 62 ainsi qu’écrire avec Michel foucault un
livre sur les lettres de cachet et les demandes d’enfermement de famille 63.
Ce ne fut pas de la micro-histoire au sens où, à l’époque, l’entendaient
et l’école des Annales et des historiens italiens prestigieux tels Carlo Ginzburg, Giovanni Levi ou Carlo Pavie, même si l’on pouvait apercevoir des
proximités. Plus proche de Michel foucault dans l’Histoire des vies infâmes
et de Pierre Michon écrivant Les vies minuscules, mon vagabondage dans
les archives se prêtait mal à une certaine « rigidification » des théories
venues de la microstoria.
Chemin faisant, survint une étape décisive qui fut celle de l’écriture du
Goût de l’archive en 1989, où, sous forme d’essai, il me semblait important
de partir de mon expérience dans les archives judiciaires pour écrire un
58. Arlette farge, Jacques Revel, Les logiques de la foule. L’Affaire des enlèvements d’enfants. 1750,
Paris, Hachette, 1988.
59. Arlette farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, éditions du seuil, 1992.
60. Arlette farge, Les fatigues de la guerre, Paris, Gallimard, 1996.
61. Arlette farge, Le bracelet de parchemin, Paris, Bayard, 2003.
62. Arlette farge, nathalie Zemon Davis. Histoire des femmes. xvie - xviiie, vol. III, Paris, Plon, 1991.
63. Arlette farge, Michel foucault, Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la
Bastille, Paris, Gallimard, 1982.
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récit à la fois de la méthode employée et de la relation entre le chercheur
et ses sources, entre lui et les fragments de vie ramenés au jour par le travail historien. Plus tard, dans Des lieux pour l’histoire, en 1997, je me posai
une question éthique : le souci des liens du discours historien avec la
société dans laquelle il s’inscrit. Michel de Certeau avait écrit cette phrase
si juste qu’il me fallait la poursuivre : « Alors qu’ils partent de l’histoire,
ils sont toujours dans l’histoire. » Être dans l’histoire oblige l’historien à
se préoccuper de la pertinence de ses questions, de la façon dont il peut
tenter d’infléchir la communauté scientifique vers des objets scientifiques
jusqu’ici peu présents.
des chemIns de traverse
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Ils passèrent par l’image au sens large du terme : la photographie, le cinéma, la peinture. Ce furent trois ateliers vagabonds qui jamais ne quittèrent la discipline historique mais l’interrogèrent par d’autres biais. La
photographie fut sans doute le thème le plus surprenant d’entre tous :
j’entretenais une sorte de conviction, dans cette quête incessante des
liens entre le passé et le présent, que, dans les photographies des XXe et
XXIe siècles, palpitent des mouvements d’autrefois. Le battement persistant
du temps se trouve là. Un peu comme je pense être chargée d’une histoire
dont je n’ai pas le souvenir, je me suis tenue à chercher dans certaines
photos les marques aussi nettes qu’évanescentes d’un obstiné passé qui
marque encore la crue modernité de nos jours. Dans la photo, on trouve
l’écho du lointain revenant telle une écharpe de brume, par furtifs et réguliers instants. Le passé sait beaucoup de nous.
L’écho entre passé et présent a beau être une évidence, il faut pouvoir
le mettre en forme, réfléchir ses manières d’être pensé sans jamais tomber
dans la simplification ou quelques anachronismes dérisoires. La nécessité
de travailler en tension semble primordiale. Rien n’est jamais semblable à
rien, et l’histoire non seulement ne se répète jamais, mais contient en ellemême la jeunesse et la violence de l’imprévisibilité. Les événements, les
grandes orientations, le monde des sentiments ne sont pas des invariants.
En fait, l’important est d’apercevoir et de comprendre comment les sociétés ont abordé les problèmes qui survenaient, les héritages qu’ils portaient
et intériorisaient, la monotonie de certaines continuités, le jaillissement
de nouveautés effractives.
La philosophie, l’anthropologie et la sociologie sont en cette matière
de riches disciplines qui permettent d’entrevoir l’objet de recherche à
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l’intérieur de prismes différenciés, de formes d’intelligence autres que
l’intelligence historienne. L’histoire, qui s’est souvent déclarée discipline
reine et qui a beaucoup vécu grâce à un certain « bricolage » (cf. Michel
de Certeau), a tout intérêt à prendre en charge l’ensemble des sciences
humaines et sociales pour mieux appréhender le passé.
le corps étudIé comme acteur socIal et polItIQue
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Travailler sur le corps s’est vite imposé à moi sans pouvoir parvenir à
en construire l’élaboration. La lecture des livres de Bourdieu a fini par
me convaincre de l’urgence de mettre le corps au centre d’une réflexion
historique. Sorte d’éventuelle continuité avec ce que j’avais déjà pu écrire
il y a longtemps sur la parole, affirmant (à contre-courant) que la parole
est événement. Le chapitre IV de Pierre Bourdieu dans les Méditations
pascaliennes m’a réellement invitée à poursuivre mon projet. C’est le chapitre sur La connaissance par le corps. « En tant que corps et individu
biologique, je suis situé en un lieu, et j’occupe une place dans l’espace
physique et l’espace social. » Plus loin, il parlait des « conduites engageant une connaissance par corps », et il disait encore : « Le corps est lié
au dehors par un rapport direct, de contact, qui est une manière parmi
d’autres d’entrer en relation avec le monde. » Être exposé au monde, à la
sensation, au sentiment, à la souffrance, c’est être engagé dans le monde.
L’idée même du « corps lié au dehors » était justement la réalité des personnes du peuple, vivant dehors.
Partie de là, j’ai cherché à réfléchir sur l’engagement du corps dans
le monde et, en relisant S. Hardy, Louis-Sébastien Mercier, les notes de
police, les mémoires de lieutenants généraux, les correspondances, je me
suis aperçue que de la parole au corps, il n’y avait qu’un pas, surtout parce
que, pour mieux comprendre les sociétés d’Ancien Régime, il me fallait
plonger intérieurement dans l’univers corporel et mental de ceux qui n’ont
pas (ou très peu) écrit pour communiquer. Ainsi, la vision qu’ils ont du
monde politique, monarchique est-elle construite « par corps », par leur
sens, leur parole, leur façon de se rassembler, etc. De plus, les pauvres me
semblaient être ceux qui engageaient leur corps dans la bataille du monde
avec le moins de choix, le plus de risque, d’effort et souvent de souffrance.
Toutes ces réflexions, de nombreuses lectures et le regard sur notre
monde d’aujourd’hui m’ont permis de construire un livre sur « le récit
des corps », prenant comme hypothèse, ou plutôt comme fil conducteur,
l’idée que les corps démunis sont acteurs sociaux et politiques face à une
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Dix ans d’histoire culturelle
société hiérarchisée qui voit monter de façon extraordinaire l’attrait pour
l’écrit et son utilisation.
Des possibilités de dérapage étaient alors présentes dès le début du
projet : parler du corps comme acteur social peut être interprété comme
ayant des relents des théories du XIXe siècle sur le pauvre, l’hygiène, la
foule, et faire croire qu’affirmer le corps pauvre comme sujet, c’est ne
reconnaître chez lui que cette part d’animalité tant dénoncée par les chroniqueurs du XVIIIe puis théorisée par Gustave Le Bon ou Gabriel Tarde.
Il fallait évacuer ce piège et entrer de plain-pied dans l’idée qu’il faut
tenter l’approche historique et politique de « cette partie matérielle des
êtres animés » pour en relever les capacités rationnelles et passionnelles
à créer (avec ce corps) avec l’histoire et malgré elle. Le corps est affectivement et intellectuellement au monde. Celui des plus pauvres est frontalement exposé au monde du dehors, son oralité, ses gestes fabriquent
l’histoire. Il y a donc une expression politique des corps, et ce dans tous
les domaines. De plus, ce corps est infiniment sollicité et se meut dans
un espace du dehors avec des temporalités différentes, rencontres éphémères, côtoiement entre les sexes, importance du toucher, du geste, de la
parole haute ou basse, des modalités de la voix. Le XVIIIe siècle est le siècle
de l’éloquence des corps, du frémissement des émotions, d’une corporéité
qui est langage et mode de vie. De plus, le corps est un moyen de vivre, de
lutter, de se protéger, mais aussi d’être ensemble, et le corps du pauvre est
un formidable agent politique de l’histoire. Le XIXe l’aura bien compris, qui
cherchera à le dresser, à le dociliser. En effet, les philosophes de la fin du
xixe siècle pensent toujours avoir senti l’haleine des pauvres ou de la foule
sur leur nuque. Pour eux, ce fut l’entité qu’on peut meurtrir, bourrer de
coups, comprimer, sur qui on peut envoyer la troupe, que l’on peut dompter pour lui faire contempler la beauté de son dressage. Restituer donc la
part sensible des corps ne suffisait pas : il fallait, pour ce livre, tenir le fil
complexe de corps sollicités par le politique, lui répondant et, à d’autres
moments, le sollicitant ou ne craignant pas de l’affronter.
C’était revenir sur le corps comme agissant, le démontrer et traverser
des parcours de son évidente vitalité confrontée à son évidente mortalité.
C’était encore retrouver chez les mémorialistes et chroniqueurs la façon
dont, implicitement, eux-mêmes, dans leurs écrits, parlaient sans cesse de
ces corps et savaient très bien les interpréter, puis contredire les stéréotypes des contemporains du XVIIIe siècle et d’aujourd’hui sur l’éventuelle
cacophonie des corps du peuple en milieu urbain.
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Un parcours n’est jamais terminé. Il ne se réfléchit qu’après coup. Qui
peut dire qu’il sait et ce qu’il a fait et ce qu’il fera ? Mais chaque chercheur peut s’interroger sur les convictions et les doutes qui l’assaillent et
la manière dont l’Autre, en somme, l’habite.
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Dix ans d’histoire culturelle
par André Rauch
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HIsToIRE :
L’HYPoTHèsE DU MAsCULIn 64
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L
e masculin ne va pas de soi. En france, l’histoire du genre s’est engagée avec celle des femmes. Portée par l’histoire culturelle, celle-ci
participe aussi aux luttes contre les inégalités homme-femme ou
aux critiques à l’égard de l’histoire « classique », fondée sur la neutralité
de genre, c’est-à-dire le masculin neutre. Bref, un travail scientifiquement
construit et philosophiquement ou politiquement engagé 65. Pourtant, en
1998, lorsque paraît aux Ens éditions Écrire l’histoire des femmes, un
moment de la recherche actuelle est peut-être entré dans l’histoire. Tout
simplement ? Rien n’est moins sûr. Historiquement, on retiendra en effet
qu’en france l’histoire de la virilité – et des masculinités – s’articule sur
ces travaux pionniers de l’histoire des femmes : ces recherches ont initié
celle du genre, et l’ont fondée. Leurs repères sont aujourd’hui indispensables pour ne pas engager une épistèmê de l’histoire du genre qui s’écrirait pour ainsi dire en parallèle, au – ou sur le – masculin. Pire encore :
une entreprise qui servirait de réplique masculine ou de revanche virile.
si l’on s’en tient aux collectifs de recherche, la réflexion en langue
française sur la question des masculinités est marquée par la publication en 2001 de « Sexualités et dominations » dans les Cahiers d’histoire,
revue d’histoire critique (n° 84) qu’a dirigé Sylvie Chaperon. Puis, en 2002,
64. Ce texte a été publié en 2009 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
65. Pour s’en tenir ici à quelques collectifs, on rappellera donc la publication en 2002, par la Revue
Vingtième Siècle. Revue d’histoire (juillet-septembre, n° 75) sous la direction de Raphaëlle
Branche et de Danièle Voldman, du dossier : « Histoire des femmes, histoire des genres »,
avec sa formule introductive : « L’histoire des femmes s’est peu à peu imposée dans le champ
historiographique depuis que des pionnières ont pointé, voici plus de trois décennies, la part
d’ombre contenue dans la plupart des travaux de notre discipline ». Pointant les trois décennies
en question, le dossier évoquait la sexualité, le travail, la violence, le politique, les représentations. En 1973 en effet, à l’initiative de Michelle Perrot, Fabienne Bock et Pauline Schmidt, un
débat fut lancé sur le thème : « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Il devint en 1983 : « Une
histoire des femmes est-elle possible ? », problématique développée au congrès de Saint-Maximin. Le thème rebondit en 1998 à Rouen, avec la subversion de la question : « Une histoire sans
les femmes est-elle possible ? ».
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le dossier : « féminin et Masculin », paru dans Le Mouvement social et
dirigé par Anne-Marie sohn. Dans son introduction, l’historienne porte le
fer « sur la percée de l’histoire de la masculinité et sur les subtils chevauchements entre féminin et masculin. […] Les hommes, toujours et encore,
se prouvent qu’ils sont hommes en cherchant à se démarquer des représentations, lieux et activités féminines et même mixtes » 66. Alors que les
investigations sont déjà orientées vers d’autres horizons, un schéma qui
ferait du masculin ce qui se démarque du féminin peut devenir réducteur, et en 2009, l’affirmation se conteste. Elle n’en reste pas moins un
trait d’histoire, un fait historique, la représentation d’un moment de la
recherche dans « l’histoire du genre » 67. Plus récemment, les journées
d’études, animées par Régis Revenin, parues aux éditions Autrement en
2007 sous le titre : Hommes et masculinités en France de 1789 à nos jours :
contributions à l’histoire du genre et de la sexualité en France (préfacé par
Alain Corbin), ont en effet pointé des orientations inédites 68.
Voilà signalés des débats où se sont déployées synthèses et confrontations sur la question des masculinités. Mais chacun ou chacune a cheminé
à sa façon dans un espace de recherche qui restait inconnu ou inexploré,
animé par ses problématiques, conduisant ses choix quant aux sources et
aux objets, adoptant son style et ses démarches propres. Ce qui suit présente donc l’une de ces démarches, approche singulière et problématique
en vue de restituer au sein de l’ADHC une expérience personnelle. Celle-ci
ne s’est pas amorcée avec l’histoire du genre, mais elle allait inévitablement y conduire.
son questionnement est tiré d’une observation simple. À une sociabilité féminine organisée autour de l’eau (les lavoirs), du fil (la couture) ou
du four (la cuisine) 69, répond celle des hommes autour du feu (la forge, la
66. Le Mouvement social, janvier-mars, n° 198, pp. 7-8.
67. Les « classiques » étaient en effet réunis. Pour exemple : « Métiers d’hommes dockers » (Michel
Pigenet), « Du collégien à l’homme. Rugby et masculinité en Grande-Bretagne et en france »
(Philippe Dine), « Les enjeux du genre dans l’Espagne de la seconde République au franquisme », (Yannick Ripa), « Recomposition du masculin dans les classes populaires » (Dominique Memmi).
68. Au programme : « L’histoire des femmes et du genre, l’histoire des sexualités, et plus particulièrement les études lesbiennes et gayes, ont permis l’émergence d’une réflexion historique sur
les hommes, en tant qu’êtres sexués ». Au menu : constructions, discours, pratiques et représentations des masculinités et leur articulation avec les autres dimensions identitaires ; relations
femmes / hommes et rapport aux normes ; outils d’analyse et d’interprétation (âge, appartenance ethnique ou nationale, classe sociale, genre, orientation sexuelle).
69. Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.
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fabrique ou l’usine), de l’alcool (l’estaminet, l’auberge ou le bar), des défis
(le duel, la joute ou la compétition). Au village, « Tuer le ver », « boire un
canon », « se rincer le gosier » est devenu un rite ; impossible d’y déroger
pour qui tient à figurer au club des hommes. La boutique du forgeron,
« c’est le forum du pays où seuls les mâles sont admis. C’est le contrepoids
moral du lavoir, tribunal de la justice féminine » 70. À la ville, « se battre
ou ne pas se laisser faire », « provoquer ou répliquer à un blanc-bec »,
« jeter ou relever un défi », « lancer ou accepter un pari » « préparer ou
gagner un match » sont des enjeux auxquels s’initient nécessairement les
garçons.
sur cette base, la mise en scène d’une forme de violence comme la boxe
allait dans un premier temps réunir un certain nombre de « lieux communs ». Ils occupent discours et imaginaires que partagent les hommes 71 :
ces pratiques, leur éthique, leur organisation, les sociabilités qui leur sont
associées et les discours qui les commentent ont un intérêt, ou prennent
du sens, parce que les hommes s’y retrouvent et s’y reconnaissent.
Voilà des lieux, des circonstances, des cérémonies où se fabrique du
masculin, où des hommes se fabriquent entre eux 72. Pour entrer dans
cette histoire, un chercheur ne peut éviter l’« immersion », le plongeon
dans une pratique significative du rôle de la violence dans les rapports
entre hommes. Avec cette histoire de la violence parue en 1992 commença
l’étude qui, quelques années plus tard, s’est intitulée Histoire du premier
sexe 73.
le cérémonIal de la vIolence
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un pour tous
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Parler de boxe comme d’expérience de vie suppose qu’on s’interroge sur
ce qui heurte aujourd’hui notre morale du soin de soi. Comment, dans un
siècle de médicalisation et de prévention de la maladie et de la mutilation
corporelle, des violences comme la boxe restent-elles intelligibles ? on
70. Pierre-Louis Menon, Roger Lecotté, Au village de France, la vie traditionnelle des paysans, Paris,
Bourrelier, 1945, p. 152 [nouvelle éd., Paris, Bartillat, 1998].
71. André Rauch, Boxe. Violence du xxe siècle, Paris, Aubier-flammarion, 1992.
72. Maurice Godelier, La production des grands hommes, Paris, éditions fayard, 1982.
73. André Rauch, Histoire du Premier sexe. De la Révolution à nos jours, Paris, Hachette Pluriel,
2006.
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postulera que le spectacle d’un individu faisant rage sur un autre livre
une image des passions des hommes, plonge dans leurs réalités propres.
La domination d’un homme sur un autre résulte d’un affrontement : configuration qu’une morale de la domination rend intelligible. L’acharnement,
l’éclat des coups portés aux points vitaux du corps, le jeu démesuré des
forces ; bien agencés, ces détails activent leur imagination.
Le perfectionnement technique, que seuls des hommes sont habilités
à commenter, sublime cette exhibition de brutalité. nouveau gestuaire de
la force virile dans un monde du sang-froid, le Ko, victoire réduite à une
épure, se présente sous le volume d’un atome de geste. Un grain dans
le déplacement géométrique des poings. Voilà ce qu’est précisément le
style en boxe : un moment tragique qui parvient à confondre le geste et
l’acte sous le plus mince des volumes. C’est ce qu’illustre le match Joe
Beckett contre Georges Carpentier le 4 décembre 1919 au Holborn stadium. Ce soir-là, à la 47e seconde, le direct du droit de Carpentier a frappé
comme un argument décisif dans la logique du combat. Un défi lancé
officiellement et relayé par le journal L’Auto a opposé deux prétendants au
prestige d’un titre. Cette présence d’ordre ne rend scandaleux ni l’épanchement du sang ni la projection au sol d’un corps. Triomphe sans bavure
et sans retouche, les applaudissements ont récompensé tout autant la victoire que sa beauté. Ce direct du poing n’a pas uniquement une valeur
passionnelle ; il signe un savoir subtil qui traduit un univers essentiel :
celui des gestes bien huilés et du coup juste et précis. Autant d’éléments
culturels qui font que cette scène sanguinaire et mutilante ne crée ni le
scandale, ni la révolte. Voilà arrêtées les représentations collectives de cet
affrontement, l’intensité des affects, les expressions d’identité. Cette pratique, exclusivement masculine en son temps, ouvre la voie à quatre axes
de réflexion sur la question de la virilité.
Elle implique que le boxeur poursuive la vengeance d’un affront : il a
été porté à sa personne dans l’énoncé du « défi » qui précède la signature
de tout contrat. Une communauté s’exprime dans la rencontre de « son »
boxeur avec le champion d’un autre groupe social. Élément passionnel
sans lequel il n’existe pas d’enjeu pour un combat, aussi prestigieux ou
médiocre soit-il. Car il s’agit bien de réparer un tort fondamental : à travers la violence du combat, l’identité de toute une communauté s’exprime.
Il doit y avoir, dans cette liturgie de la justice, une affirmation emphatique
du champion et de sa supériorité. Des déclarations provocantes l’assortissent obligatoirement. Beaucoup plus qu’une action dont l’issue permet
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Dix ans d’histoire culturelle
de déclarer un vainqueur, le combat devient la réplique d’une communauté indignée.
Cette supériorité ne se réduit pas à la technique des coups. Le vainqueur a valorisé le droit du plus fort ; qu’il ait lancé le défi ou qu’il l’ait
relevé, peu importe, du moment que la défaite porte un nom et que le
vaincu ait été puni, comme disent les boxeurs pour faire de la défaite une
pénitence et du vaincu un coupable. si la société globale ne connaît en fait
que la justice formelle des lois, lui, par contre, a rétabli le droit de la force
physique, en un mot il a fait valoir le droit de la virilité. Il y aura donc
toujours dans la victoire au moins une part qui revient à la communauté
d’origine du boxeur et seuls des hommes peuvent prétendre représenter
celle-ci.
Cette enquête appréhende le corps du boxeur comme un lieu de tensions. La boxe exerce sa violence sur les besoins et les appétits ; elle
joue sur les pulsions et les désirs. Un comportement normal sur le ring
serait profondément honteux, insupportable à regarder ; un boxeur doit
apprendre à inhiber son propre instinct de survie : en cela il illustre fièrement les vertus et les valeurs masculines. Il doit maîtriser des pulsions
qui poussent naturellement à échapper aux souffrances et fuir l’inconnu.
C’est dire que le désir de combattre ne s’applique pas purement et simplement comme un impératif sur un boxeur qui n’a aucun pouvoir ; elle le
traverse physiquement, affectivement aussi, symboliquement sans aucun
doute. Entretiens organisés, visites à la presse, déclarations télévisées
l’attestent : tout boxeur annonce solennellement qu’il est déterminé à se
battre, il jure qu’il n’a rien d’autre à cœur que de broyer son adversaire,
que son désir de vaincre l’emporte sur celui de se mettre à l’abri des souffrances qu’il va endurer. Voilà sa déclaration d’appartenance à la caste
des hommes forts.
Le combat trace sur le corps même du boxeur les signes qui décident
de sa valeur et déclarent sa supériorité ou son infériorité. Chaque coup
doit marquer physiquement sa victime : la cicatrice qu’il laisse sur le
corps ou l’éclat qui l’accompagne signalent l’infériorité de celui qui les
subit. D’où l’empressement de l’entourage pour attester qu’aucune trace
ne reste visible sur son champion au lendemain du combat. Une manière
comme une autre d’affirmer que le vrai vainqueur, au fond, n’est pas toujours celui qui a été déclaré tel par les juges. Les traces laissées par le
combat sur le corps du boxeur ont aussi valeur d’arbitrage. La mémoire
des journaux et des reportages conservera le souvenir de cette liturgie des
saignements, des chutes, de la souffrance réelle dûment évaluée. souffrir
Objets
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n’est pas viril, seul celui qui surmonte ou subit l’épreuve sans être atteint
ni affecté dans son identité est un champion.
propédeutique
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Un combat n’est pas une rixe, il s’accompagne de rituels et cérémonies.
Le 10 mars 1920, au Cirque de Paris, un gala a été offert au bénéfice des
boxeurs mutilés de la Grande Guerre. La participation de boxeurs anglais,
américains, belges et français est annoncée. Les 1er et 2e rangs de ring,
ainsi que les loges, sont réservés aux personnalités offrant une souscription volontaire. Entraîneurs et managers ayant demandé à payer leur entrée, on annonce qu’aucune place de faveur ne sera délivrée. Autre geste :
les gants ont été gracieusement offerts par la maison france-sports, sise
au 29-31 rue Bonaparte, à Paris. Présences symboliques aussi : « Monsieur
Maginot, ministre des pensions, présidera la réunion. C’est un glorieux
mutilé de la guerre et un sportsman des plus convaincus » 74. Recueillement enfin : la musique du 89e régiment d’infanterie apportera son
concours à cette solennité sportive.
Bref, le public n’est pas venu frivolement assister à des jeux. La patrie
est prise en tutelle. Ingrédients de cette soirée : piété, générosité, solennité, et liesse. Au cours de ce mémorable événement, le ring devient l’autel
d’un culte public, et les leçons qu’on tire en ce lieu du sacrifice des morts
et des blessés de la Grande Guerre concernent l’ensemble des français.
Bien boxer et bien applaudir n’est point fête, mais débauche. Pour que
cette fête existe, il faut qu’elle soit portée par une communauté qui s’y
recueille. Quand, après des années de guerre, plus d’un millier de personnes organisent une fête collective qui comprend des combats violents,
le cérémonial doit combler ce qui oppose le deuil collectif et les plaisirs
festifs de la violence : en un mot, mettre en branle le Léviathan pour ce
divertissement 75. C’est dire que la boxe n’est ni une rixe ni un règlement
de compte, ni un défouloir ni un divertissement, mais une cérémonie que
célèbrent des hommes. Elle ouvre le regard sur des lieux, des enjeux, des
corps, des symboles, de l’émotion et de la passion.
74. L’Auto, 6 mars 1920.
75. sur la commémoration, voir : Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française,
1914-1939, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1977, vol. 3, collection mentalités et idéologies, pp. 52-75.
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Dix ans d’histoire culturelle
De ce premier Essai, ethnologique et historique, on retiendra que ce
« terrain » d’exploration a révélé plusieurs articulations symboliques. Le
boxeur n’est pas une brute affamée de violence ni la proie de managers
ou match-makers véreux. son itinéraire de vie est traversé par ce qu’il
lui revient de faire pour être reconnu « homme ». L’idée que la virilité se
construit est première et que cette construction passe d’un enjeu à l’autre,
aussi. Car, à tout moment, un boxeur court le risque de défaillir en tant
qu’homme.
seconde articulation, il ne se bagarre pas pour rien. Cela ne signifie pas qu’il s’enrichit en boxant, mais que ses combats ne sont pas des
improvisations ou des défis personnels. Un boxeur, a fortiori un champion,
représente une communauté et le poids que celle-ci fait peser sur lui,
éventuellement sur sa carrière, est déterminant dans le choix de chacun de ses gestes sur le ring, mais aussi hors des rings. Toutefois, s’il en
applique le code, c’est lui qui en inventera les formules, une fois lâché
seul sur le ring.
À la lumière de ces premières clefs interprétatives ont pu s’esquisser
les prémisses d’une histoire de la virilité et des masculinités publiée de
2000 à 2004 76.
l’homme en gloIre
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mémoire d’hommes
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Mémoires et Journaux de guerre, de campagnes ou de services militaires traitent d’une partie essentielle de l’identité masculine, de cette
force sacrée sur laquelle les hommes se sont appuyés durant deux siècles
pour résister à leur vulnérabilité, lorsqu’ils se sont trouvés confrontés à la
conscription obligatoire : voilà l’épreuve genrée que ce nouveau monde, la
société nationale, a fait peser sur eux. Une nation, qui démocratise l’activité militaire avec la conscription, la généralise à tous les citoyens mâles,
mobilise ceux qui sont en âge et en état de combattre, exige une société
virile. Aucune constitution physique n’empêche une femme de tirer au
fusil, mais la fonction de ces récits les exclut de cette condition sociale. La
76. André Rauch, Le premier sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Hachette Littératures, 2000 (2001-2006). L’identité masculine à l’ombre des femmes. De la Grande guerre à la Gay
pride, Paris, Hachette Littératures, 2004.
Objets
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conscription a consacré dans la société post-révolutionnaire la séparation
géographique, affective et symbolique du fils et de sa mère ; elle isole les
hommes du monde féminin et ne les rend à la société civile qu’après avoir
tué d’autres hommes. Les moyens de détruire et de tuer, bref le recours
à la violence armée, ne sont pas des privilèges féminins : leurs rôles de
mère, d’épouse, de fille, de sœur tiennent les femmes à l’écart de la guerre,
et donc du cercle des hommes. Elles sont aussi subordonnées à eux dans
l’usage du récit guerrier où la violence est au cœur de l’identité, et où
exposer son corps à l’ennemi et sa vie à la mort garantit par ailleurs la
paix dans l’univers des femmes et des enfants. C’est dire que la compétence guerrière n’explique pas la domination des hommes dans la société
contemporaine, elle la présuppose, et le mythe du grognard, du poilu ou
du « para » l’a établie sur des fondements nouveaux.
Lorsqu’au xixe siècle parurent de nombreux mémoires de guerre, par
exemple, Dominique Larrey, Relation historique et chirurgicale de l’expédition de l’armée d’Orient, en Égypte et en Syrie, (1803) ; Philippe ségur,
Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812 (1824) ;
Mémoires du Maréchal Marmont, Duc de Raguse, de 1792 à 1841 (1857),
aucun de ces tableaux des grandes épopées patriotiques ne brillait par son
réalisme. Ces récits ne brossent pas des portraits réels de soldats et leurs
aventures ne composent pas des histoires de vie. Chacun de ces portraitstypes permet en revanche d’entrer dans un fantasme épique, sans lequel
aucun soldat, aucun citoyen, aucun homme, ne se sentirait viril77.
L’épopée militaire sert de mythe, où la conscience de défendre la patrie se subordonne à celle de défendre le courage, c’est-à-dire l’identité
virile. Histoire réelle ou récit épique réservent les valeurs de la patrie à cet
acteur et ce locuteur qu’est le soldat, qu’il soit « poilu » ou « troufion ». Le
destin de la nation, la victoire par les armes dépendent de sa souffrance et
sont liés au charme qu’exerce sur lui la perspective de défier la mort que
peut lui lancer un adversaire, ici désigné comme l’ennemi de l’Empire ou
de la nation. Plus que tout autre, cet espace de récits devient un ciment
qui lie les hommes sur le plan de la virilité. Peu importe, finalement, que
les uns aient été des officiers et d’autres pas, certains désignés par le
tirage au sort et d’autres attirés par la carrière. À des degrés divers, ils
77. sur le sujet, voir : odile Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la
fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000 ; stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18 retrouver
la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; Annette Becker, Les monuments aux morts, éditions Errance,
1988 ; françoise Thébaud, « La grande guerre. Le triomphe de la division sexuelle », in Georges
Duby, Michelle Perrot, Histoire des femmes, Paris, Plon, 1990-1991 (5 vol.).
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Dix ans d’histoire culturelle
illustrent ces rites d’initiation qui glorifient traits ou codes de la virilité. Ils
fondent un lien auquel ne peut échapper quiconque veut rester honorable
parmi d’autres hommes.
Le champ de bataille ou « champ d’honneur » devient ici l’autel d’un
culte qui scelle plus d’un siècle d’affrontements entre les nations. Le récit
consacre le sacrifice en l’honneur des hommes. Le cercle fermé déclenche
une misogynie, seule capable de préserver son unité et sa cohésion. Le but
principal des initiations est le contrôle de la vie et de la force. La peur, la
désertion, bref tout ce qui évoque le contraire de la bravoure, deviennent
les puissances maléfiques – un imaginaire du féminin : gonzesse, femmelette, etc. – qui menacent le combattant. À tout moment, les « forces
féminines » le guettent. Devient redoutable le moment où un appelé se
« laisse aller comme une femme ».
lieu et milieux
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Les lieux qualifient aussi l’appartenance au club des hommes. À l’auberge
(lieu de passage et de boisson), à la buvette (qui sert aussi d’épicerie), à
la boutique du marchand de vin (attenante parfois à la forge), au cabaret (où l’on sert du vin et de la bière) ou au café (où il prend « sa p’tite
goutte »), un homme de la campagne montre son indépendance. Là, le
paysan comme le métayer aiment afficher un brin d’aisance, trinquer en
compagnie, traiter gravement affaires et récoltes. on s’y chauffe, à l’abri
du vent et de la pluie, et l’on s’y échauffe dans les criailleries et l’alcool.
Dans certains cas, à la taverne ou au cabaret, il consulte le journal, fenêtre
ouverte sur le monde. Un maître d’école, un ancien soldat ou un migrant
de retour au pays, qui tiennent leur culture « d’ailleurs », y mènent les
débats.
Incapables de parler sans crier, les hommes s’attablent. Tout ce qui
peut évoquer les silences contraints des offices religieux ou l’ordre des
cérémonies est systématiquement réprouvé ou persiflé. Le tumulte et le
vacarme créent une ambiance où se donnent libre cours transgressions
verbales et infractions gestuelles. Ils fument aussi et crachent parfois
dans la vapeur rousse des lampes qui enfument l’atmosphère, au grand
dam des hygiénistes et des officiers de santé occupés à normaliser mœurs
et usages dans les campagnes profondes.
Mais l’essentiel n’est pas là. Payer son écot, commander éventuellement un vin bouché, cogner ses pièces sur la table, les faire cliqueter
avant « de boire les autres », montrer que « quand il n’y en a plus, il y en
Objets
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a encore », voilà autant de gestes qui posent un homme. Les langues vont
bon train : on daube les passants, on s’arrange entre compères, on lance
des allusions salaces qui soulèvent des tempêtes de rires. Les puissants
du coffre et les forts en gueule dominent les autres de leur voix ; les plus
viriles d’entre elles ont un timbre de cuivre assourdissant qui s’impose
par le ton et l’intensité : gare aux voix flûtées, qui déchaînent l’hilarité et
évoquent la confusion des sexes. Clefs de la sociabilité, les débordements
de buveurs initiés portent la marque des réactions d’une virilité, agressive
ou revancharde, touchée ou menacée 78. La montée de l’alcoolisme masculin va de pair avec cette sociabilité et produit des effets contrastés selon
les ménages.
Les abus d’un mari peuvent conduire sa femme à prendre en main le
ménage, et à contrôler ses excès : elle peut même lui faire perdre la face en
l’extirpant de l’estaminet ou en lui interdisant publiquement d’y retourner.
Le voilà privé de son entrée au club des hommes. Mais, le plus souvent,
elle court le risque d’être battue comme plâtre par un mari aux aguets de
tout ce qui menace sa réputation et qu’un tribunal d’assises acquittera,
même en cas de meurtre ou de plainte grave. Une femme maltraitée, pourtant couverte d’ecchymoses accusatrices, ne peut sans risque retourner
les coups. Derrière la brutalité d’un mari surgit toujours la culpabilité de
celle qui se conduit mal, car elle trahit ses obligations et nuit à la fonction
d’époux ou de père.
Un principe essentiel était ainsi acquis grâce à une démarche d’observation ethnologique et d’interprétation historique. Écrire l’histoire au
masculin commence par une analyse des lieux et de leurs usages, une
interprétation des codes et des leurs transgressions, une déconstruction
des pratiques et des représentations de la virilité.
événements et rItuels
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Les cérémonies composent des événements grâce auxquels se compose
une mémoire commune. Ce sont aussi les constituants d’une sociabilité
actuelle. Parmi ces rituels, les hommages aux morts ou les funérailles
nationales peuvent mettre à jour les rapports sociaux de sexe et de genre.
78. Pour une autre interprétation, voir : Alain Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier-Flammarion, 1990, p. 77.
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Dix ans d’histoire culturelle
honorer le martyre
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Après la Grande Guerre, l’érection de monuments ou l’apposition de
plaques gravées sur les édifices publics, sortes de panthéons disséminés
sur le territoire national, ont institué le deuil jusque dans les moindres
communes de la République. Monuments et mémoriaux, cimetières militaires, flammes du souvenir, champs de bataille aménagés en lieux de
pèlerinage vont honorer le sacrifice de la génération 14-18 (dite aussi
« génération du feu »). Commémorer la guerre, honorer le soldat – que la
guerre de masse rendit le plus souvent « inconnu » 79 – conduit à mettre
les hommes devant la mort. Hommage aux morts et célébration de la
patrie par les anciens combattants s’accordent : le masculin détient les
symboles. Alors que la mort civile, indifféremment masculine ou féminine, reste une affaire privée, survenue dans des circonstances définies,
l’hommage aux victimes des combats armés annonce la résurrection (et la
régénération) de la nation.
La compagnie des sapeurs-pompiers qui officie en uniforme et la Ligue
des combattants qui dépose les dons s’élèvent au rang de représentants
de la nation. Les paroles rituelles prononcées à l’appel des noms par les
autorités officielles ne saluent plus des hommes, mais des martyrs. Elles
les isolent de leur famille civile et de la société réelle. Elles les séparent
aussi de leurs parents et de leurs proches. Elles tiennent, entre autres, à
distance les femmes – mères, veuves, fiancées, sœurs – dont le « genre »
n’est, de toute évidence, pas officiellement « représenté » ici. Veuves et
mères en deuil, pourtant proches des victimes et présentes à la cérémonie, ne montent pas en scène. Elles demeurent de simples spectatrices,
discrètes et muettes. Ici, l’honneur national, que rendent aux morts les
combattants raidis du premier rang et les représentants de ligues en uniforme, escamote les regrets et l’émotion des familles : mères, sœurs et
épouses, parentes directes des disparus sont cantonnées au rôle de pleureuses vouées aux lamentations d’usage. Si la guerre est affaire d’hommes,
les funérailles civiques doivent le rester. La mise à l’écart des femmes s’y
concrétise par la séparation des rôles : d’un côté, spectateurs et spectatrices assistent muets et immobiles à la cérémonie, de l’autre les acteurs,
tous masculins, composent un cortège qualifié, une haie d’officiants, avec
la pompe des uniformes.
79. Jérôme Hélie, « Les armes », in Nora Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, III. Les France, 2. Traditions, Paris, Gallimard, 1992, pp. 254 sqq.
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Cinquante années plus tard, le rituel semble le même.
le corps du général 80
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Le 11 novembre 1970, le décès du général De Gaulle est présenté comme
doublement symbolique : l’anniversaire de l’armistice qui clôt la Première
Guerre mondiale et le souvenir de la Libération de Paris après la seconde
Guerre s’entremêlent à l’émotion du deuil.
Le 12 novembre, jour de « deuil national » 81, trois cérémonies distinctes
se déroulent. Elles représentent trois temps forts. Le président Pompidou et le gouvernement ont organisé un office en l’église notre-Dame de
Paris à laquelle vont prendre part les chefs d’état venus du monde entier
sous les yeux des caméras de télévision. Le journal Le Monde parle d’une
« Mondiovision » à laquelle participent « 300 millions de témoins » 82.
L’après-midi, les obsèques proprement dites à Colombey. En soirée, la
cérémonie d’« hommage de Paris, compagnon de la Libération, à Charles
De Gaulle » Un jour, trois événements, un seul deuil.
Au village de Colombey, le religieux et le national sont censés se resserrer autour de la « famille ». C’est-à-dire ? La petite : celle du sang, la
parenté de Charles De Gaulle ; la grande : celle des proches du Général,
politiquement parlant (les compagnons de la Libération, André Malraux,
le général Massu). Alors que la cérémonie religieuse et l’inhumation sont
au cœur de l’après-midi de deuil, l’arrivée de l’engin blindé de reconnaissance (EBR) transporte le cercueil, emblème militaire et guerrier :
réalité presque métaphysique qui transperce l’écran. De longues minutes
s’écoulent à dénouer le drapeau tricolore qui le recouvre, puis à descendre
le cercueil du tablier du véhicule blindé. Porté à bras d’hommes, il est
introduit ensuite dans l’église où l’on entend des chants. Les caméras
s’attardent sur André Malraux, le général Massu, Philippe De Gaulle, mais
se font discrètes à l’égard d’Yvonne De Gaulle que les téléspectateurs ne
verront de près qu’une seule fois et ne reverront que bien plus tard, au
cimetière.
80. Voir : évelyne Cohen et André Rauch, « Le corps souverain sous la cinquième République. Les
funérailles télévisées du général de Gaulle et de françois Mitterrand », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, n° 88, octobre-décembre 2005, pp. 77-93.
81. Décret paru au Journal officiel.
82. Jacques siclier, Le Monde, 14 novembre 1970, p. 3.
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Dix ans d’histoire culturelle
L’hommage aux martyrs de la Grande guerre avait défini un rituel qui
sert de référence au corps du souverain cinquante années plus tard.
deux corps et des vies
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Dans le Nouvel Observateur daté du 18-24 janvier 1996 83 françoise Giroud
évoque les moments qui ont frappé les téléspectateurs confrontés à « des
milliers d’images » : « D’abord celle, furtive mais saisissante, de Danielle
Mitterrand suivie de Mazarine et de la mère de la jeune fille, scrutées par
des millions de regards curieux. Ensuite, à notre-Dame, les larmes du
chancelier Kohl ». Ces remarques n’ont rien d’anodin, car elles signalent
ce qui « détonne » dans une société républicaine où le contrat du mariage
demeure un contrat d’exclusivité, où le protocole fait l’objet d’une attention scrupuleuse et où, enfin, les larmes surprennent l’observatrice car
elles sont contraires aux manifestations usuelles de l’émotion masculine
en public 84.
Mais ces observations donnent de la chair à l’événement, car elles font
« parler » les images. Les aperçus précisent les sentiments devant le corps
du souverain, les manières dont se dénouent autour de sa mort les intrigues de la vie, dont enfin le souverain en personne a choisi de les rendre
publiques, de leur donner, dans le fil des institutions qu’il a lui-même tissées, une couleur personnelle, en un mot un sens historique. Car sous les
relations institutionnelles, conjugales, filiales, nationales, s’ouvre l’intimité des individus. L’amour pour deux femmes, une fille, un ami percent
ici l’écran. Le souverain a bien deux corps 85, l’un public (la nation le célèbre à notre-Dame, où les larmes d’un chancelier détonnent) l’autre privé
(qu’honorent la famille et les intimes qui le conduisent au cimetière de
Jarnac). Pourquoi le corps du souverain n’aurait-il pas traversé plusieurs
vies, qui composent l’ensemble d’une existence 86 ? En cela, au moins, les
funérailles de Mitterrand diffèrent radicalement des précédentes.
83. françoise Giroud, « Le corps du roi », Le Nouvel Observateur, 18-24 janvier 1996, p. 37.
84. Voir : « Tu seras un homme, mon fils », L’Histoire, n° 297, avril 2005, p. 38.
85. on pense aussi à l’œuvre de Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie
politique au Moyen-Âge, Paris, Gallimard, 1989 (éd. originale, 1957).
86. Mazarine Pingeot, « on enterrait en grande pompe le président de la République, on enterrait
dans un cimetière de petite ville de province le garçon de Charente et, plus encore, on enterrait
mon père. Cette fois la fin rassemblait ses différents visages. nous nous devions d’être tous là,
tous ceux qui en avaient connu les facettes différentes, soudain réunis autour d’un cercueil ».
Bouche cousue. Paris, Julliard, p. 145.
Objets
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Une scène extraordinaire a en effet crevé l’écran : la présence des
« deux femmes » du chef, ainsi que celle de leurs enfants. À sa mort, le
souverain montre ainsi aux français qu’il n’y a aucun déshonneur à nourrir plus d’un seul amour. Exclusif, celui-ci nuirait à la liberté d’aimer. En
ce sens, il ne s’agit pas ici du privé, mais bien de l’intime, cette nouvelle
valeur du monde contemporain qui accorde leur place à la passion, à
l’émotion et aux sentiments. Un homme de cœur ne les relègue pas piteusement dans l’hypocrisie du silence et de l’ombre.
Rituels et cérémonies ne sont pas figés dans la tradition et le silence,
ils portent avec eux une histoire, ici celles des représentations du masculin avec la lente montée dans l’espace public de l’intime.
champs conflIctuels
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Virilité et masculinités sont constitutives des identités sociales et politiques. Leur référence est présente lors des grands événements historiques : la Révolution, la Grande Guerre, la Libération. En ce sens, elle
sert d’analyseur aux enjeux sociaux. Le débat autour du droit de vote des
femmes et la visibilité de l’homosexualité prennent de ce fait une autre
valeur historique.
la menace des femmes
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fin 1943, l’Assemblée consultative provisoire réunie à Alger appelle la
Commission de la Réforme de l’état et de la Législation à préparer la
refonte des institutions publiques. Une concentration d’hommes ouvre le
débat sur l’extension de l’électorat. son rapporteur n’invoque ni l’argument de droit, ni l’héroïsme des résistantes 87, il observe simplement que
le suffrage des femmes permettrait de pallier l’absence des prisonniers de
guerre et des déportés. Contre les objections de l’Assemblée à la représentativité des femmes, fernand Grenier, élu député communiste en 1937, invoque le patriotisme : « n’est-il pas juste au contraire, dit-il, de permettre
aux femmes de remplacer aux urnes les hommes absents, comme elles les
87. Voir : françois Rouquet et Danièle Voldman, « Identités féminines et violences politiques (19361946) », Les Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, Cahier n° 31, octobre 1995, p. 21.
Voir aussi : Claude Bourdet, L’Aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris,
stock, 1975, p. 399.
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Dix ans d’histoire culturelle
ont remplacés aux champs et à l’usine ? » 88. Dans son plaidoyer, l’orateur
redessine les assises de la citoyenneté 89. Aptes aux travaux et aux sacrifices qu’elles partagent avec les hommes, les femmes devraient participer
aux destinées du pays. Les débats se tendent car la supériorité numérique
des femmes fait craindre pour les résultats du scrutin. Le président de la
commission le signale : « Il est établi qu’en temps normal les femmes sont
déjà plus nombreuses que les hommes. Que sera-ce à un moment où prisonniers et déportés ne seront pas encore rentrés ? » 90. L’éventualité d’un
conflit qui dépasserait les partis pour prendre la forme d’un affrontement
entre les genres masculins et féminins tracasse les esprits.
Mais pour l’heure la question porte aussi sur les symboles : le vote
d’une femme « quel que soit son mérite » peut-il remplacer celui d’un
homme, lorsqu’il s’agit d’un prisonnier de guerre, exilé, déporté, interné
politique ou travailleur forcé en Allemagne ? Resurgit alors la question
de la valeur du sacrifice, de « l’épreuve » initiatique du citoyen lorsque la
survie de la patrie est en jeu. L’argument porte à conséquence car il vise
à montrer que les voix des hommes et celles des femmes n’étant pas du
même ordre, leur addition serait source de confusion et de désordre. Sous
l’appréhension d’un affrontement entre deux clans, masculin d’une part,
féminin de l’autre, perce cependant une autre défiance, notamment chez
les radicaux. Un des leurs, Paul Giacobbi, avocat à Bastia et président de
la commission de l’Intérieur, la traduit avec éloquence : « Pensez-vous
qu’il soit très sage dans une période aussi troublée que celle que nous
allons traverser, de nous lancer ex abrupto dans l’aventure que constitue
le suffrage des femmes ? » 91. Le raisonnement, cette fois, ne porte plus sur
le nombre ni sur la qualité des suffrages, mais sur le caractère historique
des circonstances.
La question de l’instruction se pose enfin. Au cours des débats sur
les élections municipales, Albert Bosman van Wolput, délégué par la
88. Supplément au Journal Officiel de la République Française, 25 mars 1944, p. 26. Débats de l’Assemblée consultative provisoire. Compte rendu analytique, séance du 23 mars 1944.
89. Joan W. Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris,
Albin Michel (trad. fr.), 1998, pp. 127-170.
90. Supplément au Journal Officiel de la République Française, 30 mars 1944, p. 2. Débats de l’Assemblée consultative provisoire. Compte rendu analytique, séance du 24 mars 1944.
91. Albert et Nicole du Roy. Citoyennes ! Il y a 50 ans, le vote des femmes, Paris, Flammarion, 1994,
p. 251.
Henri Leridon rappelle l’article de Jean Bourgeois-Pichat « La situation démographique en
France », paru dans la revue Populations (janvier-mars 1946) et qui signale qu’au début 1945,
on comptait près d’un million de prisonniers de guerre en Allemagne et 600 000 travailleurs et
déportés, in Les enfants du désir, Paris, Julliard, 1995, p. 58.
Objets
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Résistance métropolitaine, « redoute de donner immédiatement aux
femmes le droit de vote, sans éducation politique préalable, alors que
les maris, éducateurs naturels, sont absents ». Voilà qui rappelle que la
femme est considérée comme une mineure, et qui confirme l’équivalence
de la maturité politique et de l’identité masculine. si les hommes sont
« naturellement » (entendre, tout à fait conventionnellement) majeurs en
politique, les femmes doivent être instruites avant de devenir électrices.
Le droit du défenseur armé de la patrie, le crédit du gardien vigilant de la
cité et la clairvoyance du citoyen zélé composent le socle rhétorique de
cette identité masculine.
Décisives, les séances du 22 au 24 mars 1944 sont révélatrices. Robert
Prigent, qui siège au titre de l’organisation civile et militaire, exprime la
voix du Groupe des résistants indépendants. Il se fonde sur le statut du
défenseur de la patrie : « Quand il s’agit de jeter les femmes dans le creuset de la guerre […] est-ce que nous attendons ? Sera-t-il dit toujours que
l’on exigera de nos compagnes l’égalité devant l’effort et la peine, devant le
sacrifice, devant le courage, jusque dans la mort sur le champ de bataille,
et que nous mettrons des réticences […] au moment d’affirmer cette égalité que posent des responsabilités civiques ? » 92. faire la guerre n’est pas
du même ordre que d’accomplir un devoir civil. ordonnée par les hommes,
la guerre relève du sacré : dans l’acte de verser le sang ou de donner la
mort se joue le destin d’une société. Puisque la politique décide de la
guerre, toutes deux sont considérées comme étant du même ordre : n’estce pas la raison pour laquelle elles sont des prérogatives réservées aux
hommes ? La participation des femmes brise cette frontière essentielle
entre les sexes, mais, renversante nouveauté, elle révèle aujourd’hui ce
qui rendait la République partiale et donc partielle.
Comme l’observait plus récemment Pierre Rosanvallon, des hommes
se sont prononcés pour l’avènement du citoyen sans qualité, individu abstrait, sans âge ni sexe 93. Afin de mettre les femmes à égalité avec eux
dans les suffrages, viennent-ils de neutraliser la féminité, qui garantissait
dépendance et subordination des femmes ? on retiendra que dans l’immédiat cette extension du corps électoral n’a pas modifié les pourcentages
des voix.
92. Journal Officiel, Compte rendu analytique, op. cit., séance du 24 mars 1944.
93. Rosanvallon Pierre, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, pp. 37-38 et 412.
Voir aussi : fraisse Geneviève, Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France,
Paris, Gallimard, 1995, pp. 339-341.
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Dix ans d’histoire culturelle
De ce débat sur la citoyenneté, on retiendra que la frontière des
genres s’est rompue. Mais on notera aussi que la question des différences
sexuelles n’est pas présente. Elle apparaît cependant en toute lumière
dans un débat plus récent et qui demeure ouvert.
anxiété, sexe et genre
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Dans une interview en novembre 1998 pour le journal La Croix, une déclaration de françoise Héritier est révélatrice des oppositions radicales au
sujet du caractère essentiel du sexe dans la définition du genre : « La
différence anatomique, physiologique et fonctionnelle des sexes – par
fonctionnelle, j’entends le fait que c’est la femme qui porte les enfants –
est à la base de la création de l’opposition fondamentale qui nous permet
de penser. Car penser, c’est d’abord classer, classer c’est d’abord discriminer et la discrimination fondamentale est basée sur la différence des
sexes » 94. L’idée demeure forte que le sexe fournirait une sorte de substrat
physique où se grefferait l’identité du genre. Celui-ci serait ainsi nécessairement lié au sexe, contribuant à l’adaptabilité sociale. Plus encore : cette
capacité de discriminer serait essentielle à l’acte même de penser. Voilà
qui laisse imaginer combien la revendication avancée par la communauté
gay ressemble davantage à une vraie révolution qu’à une simple évolution.
Durant les trente dernières années, en effet, la Gay Pride 95, sa visibilité festive, son inventivité improvisée ont interpellé le masculin sur son
identité et suggéré l’urgence d’une érotisation du corps, expression de
liberté, source de rapports humains. La sexualité est apparue comme une
construction du sujet, ni déterminée par la biologie, ni définie a priori
par les autorités sociales, ni non plus indéfinie puisqu’elle tient à l’existence individuelle de chacun. Des plaisirs s’y découvrent qui développent
la connaissance de soi au fur et à mesure que se créeront de nouveaux
modes de vie, autrement dit un art de vivre, selon l’expression chère à
Michel foucault 96.
La question : « quel est le genre de mon objet de plaisir ? » en fait surgir
une autre : « de quel genre suis-je, moi ? ». Cette seconde question est la
94. françoise Héritier, « La différence des sexes, butoir ultime de la pensée », Masculin/Féminin. La
pensée de la différence, Paris, odile Jacob, 1996, p. 19.
95. sur une analyse de la Gay Pride, voir : L’identité masculine à l’ombre des femmes, op. cit., 2004,
pp. 255-273.
96. Michel foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1554-1565.
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plus cruciale, car qui d’autre que le sujet lui-même peut bien le dire, ou
plutôt peut mieux le décider ? Question que pose plus intensément encore
la transsexualité ou le mouvement transgenre, car leurs militants prétendent briser les barrières de sexe. Jamais le genre masculin n’avait été
interpellé à ce niveau de profondeur de la personnalité. Jamais non plus
le « problème » de l’identité sexuelle n’a atteint un tel degré d’intensité
psychologique, jamais enfin le sujet ne s’est interrogé aussi radicalement
sur lui-même et sur son pouvoir de se choisir et de se construire, ou plus
exactement sur sa part de décision dans cette identification 97. Aléas et imprévus traversent une vie, au cours de laquelle se construit la personnalité
et se forment préférences et attirances. Le genre n’est pas un complément
prédéterminé du sexe, il trouve sa place dans le cours des préoccupations
vitales et sentimentales de chacun.
Deux voies s’ouvrent à la réflexion : l’une oriente sur la question du rapport entre sexe et genre, l’autre sur la valeur de l’intime comme objet
de l’histoire culturelle. L’idée s’impose que nul ne peut assumer quelque
identité que ce soit sans l’avoir construite, bref sans s’être lui-même accepté comme homme, selon le devenir d’un genre, le masculin, dont il
devient un acteur et non un simple membre. Il reviendrait à chacun de
forger son désir par rapport aux normes du féminin et du masculin, sans
se contenter d’être déterminé par celles-ci. Tant que l’identité masculine
demeure un principe de conformité à respecter, on passe à côté de la
construction de sa personnalité. En un mot, un garçon n’est pas viril, naturellement parlant, il devient l’homme que construit sa propre existence.
De cette situation inédite, il résulte sans doute moins d’angoisse et un sentiment de plus grande liberté par rapport aux institutions 98. Mais l’anxiété
de toujours devoir être à la hauteur du modèle viril, d’y répondre et d’y
obéir, bref la recherche de l’estime de soi s’est déplacée. Assumer sereinement de faire l’amour avec quelqu’un du même sexe entraîne une remise
en question des valeurs. Au fur et à mesure que s’effacent les contraintes
collectives de l’injonction (« sois un homme, mon fils »), se diffuse plus
97. Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003, pp. 83 sqq. et Pat Califia, Le mouvement transgenre. Changer de
sexe, Paris, Epel, 2003, p. 21.
Pour l’association Caritig, le terme « transgenre » désigne d’une façon générale les personnes
dont l’identité de genre et/ou l’expression du genre diffère du sexe qui leur a été assigné à la
naissance. Ce terme inclut : les transsexuel(le)s, les transgendéristes, les travestis, les androgynes ainsi que d’autres variances.
98. Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1127-1134.
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d’anxiété en chacun (non pas : que suis-je ? – homme ou femme –, mais :
comment devenir vraiment libre d’être celui ou celle que je veux ?).
Appliquée à l’identité masculine, cette déconstruction des relations
sexuelles traditionnelles signale la transformation des représentations. Le
sentiment d’appartenance à un sexe conditionnait jusqu’ici un équilibre
psychologique : la division des tâches selon ce clivage et la priorité des
hommes dans certaines d’entre elles structuraient dès le plus jeune âge la
personnalité chez les garçons. Ils sont en passe de faire voler en éclats l’un
des piliers de la vie sociale : la séparation des genres, sans laquelle on ne
saurait plus qui est qui, ni quelle construction de la personne serait propre
aux garçons 99. Comme le rappelle Margaret Maruani, bien au-delà de ce
qu’on avait récemment désigné par « domination masculine », une telle
reconfiguration des rapports sociaux est en passe d’ébranler consciences
et identifications 100. La notion de virilité, floue bien qu’encore usuelle,
semble définitivement obsolète. L’historien s’interroge désormais sur les
masculinités.
99. Élisabeth Badinter, « Ces hommes qui veulent enfanter », Le Nouvel Observateur, n° 1121, 2 mai
1986, p. 78.
Voir aussi de la même auteure : XY ; De l’identité masculine, Paris, Odile Jacob, 1992, Conclusion.
100. Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, Éditions La Découverte, 2000, p. 4.
Voir aussi : Nicole Aubert, Eugène Enriquez, Vincent de Gaulejac, Le sexe au Pouvoir. Femmes,
hommes et pouvoirs dans les organisations, Paris, Desclée de Brouwer, 1986, p. 44.
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par Michelle Perrot
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UnE MAIson RoMAnTIQUE :
LE noHAnT DE GEoRGE sAnD 101
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M
erci de cette invitation à sortir des « chambres », où mon dernier
livre 102 risque de m’enfermer. Il m’a accaparée durant les trois
dernières années et je me trouve indécise quant au prochain.
Donnerai-je suite à diverses propositions qui me sont faites ? sur les
femmes et le pouvoir (un éditeur italien) ? sur l’analyse d’un fait-divers
criminel, l’affaire Troppmann que j’avais étudiée naguère pour L’Histoire ?
sur une série de portraits de femmes pour la Tunisie ? ferai-je la biographie d’une « héroïne » inconnue ? Raconterai-je sinon ma vie (de peu
d’intérêt), du moins mon itinéraire, reprenant, plus de vingt ans après, les
chemins des Essais d’Ego-histoire ? M’attacherai-je, comme cela me tente
parfois, à saint-Lazare, prison de femmes qui a hanté mon enfance (elle
jouxtait le pensionnat où je faisais mes études, rue de Chabrol à Paris) et
qui s’est avérée être en effet un haut lieu de la pénalité féminine et de la
solidarité féministe ? Les Protestantes, en particulier, se préoccupaient de
la réinsertion de « nos sœurs », les prostituées, et déployaient des efforts
notables à cet égard. Louise Michel y fut la détenue la plus célèbre. Me
laisserai-je séduire par une enquête sur le milieu des libraires de livres
anciens, métier en voie de disparition, du moins de régression, que j’ai
beaucoup fréquenté et où j’ai rencontré tant de gens remarquables, cultivés et joueurs, amateurs de « bons coups », porteurs d’une mémoire du
livre et de l’édition en grande partie évanouie ?
Un autre projet me tente et c’est de celui-là que je voudrais vous parler. Il concerne nohant, village de l’Indre, où George sand fit de la maison
qu’elle tenait de sa grand-mère un centre de sociabilité et de création romantique d’une qualité exceptionnelle, d’observation quasi ethnologique
du monde rural décrit (ou évoqué) dans ses romans, un môle d’opposition
101. Ce texte a été publié en 2009 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement
de l’histoire culturelle.
102. Histoire de chambres, Paris, éditions du seuil, 2009, collection La librairie du xxie siècle. Ce
livre a obtenu le Prix femina Essai (2009).
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politique aussi, surtout sous la Monarchie de Juillet et, à un moindre
degré, sous le second Empire ; un lieu de vie amical, familial et personnel d’une exceptionnelle densité. Je voudrais prendre le lieu dans toutes
ses dimensions, décrivant en somme des cercles concentriques autour de
cette demeure et de cette femme qui l’a faite. Ce serait une manière de
« voyage au centre de la france », et dans la france du Centre, méprisée,
ignorée, surtout dans ses limites incertaines et cette identité indécise dont
parle Michelet.
Mais pourquoi ce choix, pourquoi George sand, femme toujours
mémorable, quoique dépréciée, écrivain minoré et finalement rangée au
magasin des accessoires du pittoresque muséal, sujet de séries télévisées
pour amateurs de feuilletons sentimentaux ?
Cette femme, ce lieu, comment les ai-je rencontrés ?
George sand ne fut pas un modèle de ma jeunesse. Pour « la bonne
dame de nohant », (expression consacrée), je n’éprouvais pas d’attirance.
ses romans champêtres – la Petite Fadette, la Mare au diable et autres
François le Champi, que la grand-mère de Marcel Proust tenait en si
haute estime – me paraissaient insipides, volumes tout justes bons pour
distribution des prix, de ceux qu’on ne lit jamais 103. sand me paraissait
fade, décolorée, d’un âge qui n’avait plus grand’ chose à dire aux filles
de simone de Beauvoir, dont je me revendiquais. Celle-ci d’ailleurs ne
l’appréciait guère et l’égratigne dans Le Deuxième Sexe. Bref, en quête de
nourritures plus fortes, je l’ignorais.
à la rencontre de george sand et de nohant
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Ma découverte fut progressive et en partie fortuite. J’avais épousé un berrichon dont la mère habitait Châteauroux et l’été, nous nous baladions
dans la campagne. Au-delà de la plaine du Berry, de la forêt d’Ardente,
le Boischault doucement vallonné, bocager et frais, forme une aimable
transition vers la vallée de la Creuse et le Massif central, bloc hercynien
qui dessine au loin la ligne bleue d’un horizon plus accidenté. Les villages
y ont des murs ocre, des toits de tuiles d’un vieux rose doré, des moulins
au bord de rivières paresseuses, des mares rêveuses, des églises romanes
103. sur cette dépréciation collective, à laquelle la troisième République, ingrate, a contribué,
cf. nadine Vivier, « En guise de conclusion. D’une mission sociale au conte pour enfant : le
devenir des romans champêtres de George sand », in noëlle Dauphin (dir.), George Sand. Terroir et histoire. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
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dotées de linteaux sculptés et de fresques passées. nohant est un des
plus pittoresques, minuscule et circulaire, autour d’une place herbue et
ombragée de vieux chênes aujourd’hui disparus. sa modeste église aligne,
au-delà d’un porche croulant, dans une nef humide, quelques bancs pour
une poignée de paroissiens. Un grand portail ouvre sur la demeure d’Aurore Dupin (alias George sand), qui y est morte en 1876. Plutôt qu’un
« château », dépourvue des indispensables tourelles, c’est une sobre et
harmonieuse maison de maître de la fin du XVIIIe siècle, avec de vastes
communs attestant de l’importance de l’exploitation rurale, entourée d’un
parc aujourd’hui à l’anglaise ; un cimetière privé jouxte le petit cimetière
du bourg. Il y a une magie de ce lieu préservé.
Dans les années 1960, le domaine était fort délabré, un peu à l’abandon. Aurore Lauth-sand, petite-fille de George, y venait encore l’été et
on pouvait voir sa mince et élégante silhouette de très vieille dame (elle
était née à la fin du second Empire) déambuler dans le jardin parfois
ouvert aux visiteurs, qu’elle saluait avec une courtoisie timide. Avec ses
bandeaux de cheveux argentés, elle ressemblait à Virginia Woolf. seule
survivante de la famille, sans descendants, la fille de Maurice sand avait
le culte de sa grand-mère ; elle a préservé ses papiers et ses meubles ; elle
est à l’origine de la renaissance de la maison qu’elle a léguée au Conseil
général de l’Indre.
L’ensemble dégageait le charme nostalgique d’une demeure récemment quittée, dont on venait tout juste de congédier les vieux serviteurs et
de fermer les portes. Un genre de Cerisaie berrichonne. C’était intrigant,
obsédant et donnait envie d’en savoir plus sur ceux qui y avaient vécu.
Ma seconde rencontre fut la lecture de Histoire de ma vie, dans l’édition qu’en donna Georges Lubin pour la Pléiade en 1970, une des plus
belles autobiographies du xixe siècle, une des premières écrites par une
femme 104. Dans ce texte, publié entre 1847 et 1855, George sand parle
moins d’elle-même que de sa famille, estimant que pour se comprendre
elle-même il lui faut parcourir trois générations. Texte fascinant, fourmillant d’intuitions, de souvenirs, admirable témoignage sur la france de
1770 à 1850, de l’Ancien Régime à la République. Il fut pour moi une révélation. Comment, historienne du XIXe siècle, avais-je pu l’ignorer 105 ?
104. George sand, Œuvres autobiographiques. Texte établi, présenté et annoté par Georges Lubin,
Paris, Gallimard, 1970 et 1971, Bibliothèque de la Pléiade, 2 tomes.
105. Histoire de ma vie a été rééditée par Martine Reid à l’occasion du bicentenaire, Paris, Gallimard, 2004, avec un grand succès.
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Je découvris alors la Correspondance de George sand, 26 volumes (18121876) publiés par l’infatigable Georges Lubin de 1964 à 1995, soit quelque
20 000 lettres, complétées par un volume de 457 Lettres retrouvées, dû à
Thierry Bodin 106. Plus de deux mille correspondants s’y croisent, célèbres
– sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Delacroix, Leroux, flaubert… – ou peu
connus, passants ou familiers. Assurément une des grandes correspondances d’un siècle épistolier ; un corpus inestimable pour la connaissance
de la vie littéraire, artistique, quotidienne du temps.
Je l’utilisai beaucoup pour l’histoire de la vie privée. Philippe Ariès et
Georges Duby, maîtres d’œuvre de cette entreprise, m’avaient confié la
responsabilité du XIXe siècle. Les travaux, alors, n’abondaient pas. Il fallait
plonger dans les matériaux de « première main ». Ce fut, dans les années
1980, ma première occasion d’exploration systématique de la Correspondance.
Il y en eut une seconde, d’un autre ordre. Georges Duby, avec lequel
j’avais co-dirigé l’Histoire des femmes en Occident, avait créé, à l’Imprimerie nationale, une collection de textes produits par des « acteurs de
l’histoire ». Il déplorait qu’il n’y eût pas une seule femme. Il me suggéra
de regarder du côté de George sand, dont il avait naguère apprécié les
« lettres au Peuple ». Vérification faite à la Bibliothèque nationale (Bn),
ce mince opuscule ne pouvait suffire à fonder une publication. Mais je
découvris dans le catalogue de la Bn, le grand nombre de textes politiques
produits par George sand. Je proposai de les réunir. Le volume, publié en
1996 sous le titre Politique et Polémiques, regroupe les écrits politiques de
sand parus entre 1843 et 1850 107. Il y aurait eu largement de quoi faire un
second tome (1851-1876), où l’on verrait à quel point sand s’est intéressée
à la politique extérieure, au mouvement des nationalités ; mais l’Imprimerie nationale était réticente ; c’était déjà beaucoup accorder à sand ; et
on en resta là ; je le regrette un peu. Pour beaucoup, ce fut l’occasion de
redécouvrir (ou de découvrir) le rôle et la pensée politiques de sand, ignorés ou minorés par les historiens, qui tenaient pour quantité négligeable
« l’égérie » de 1848, en dépit de ce qu’en dit Tocqueville : « une manière
106. George sand, Lettres retrouvées. édition établie par Thierry Bodin, Paris, Gallimard, 2006.
107. George sand, Politique et polémiques. édité par Michelle Perrot, Paris, Imprimerie nationale,
1996 ; réédition Paris, Belin, 2004.
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d’homme politique ». Tant les femmes ont du mal à être prises au sérieux
en politique, comme le montre aussi le cas de Madame de staël 108.
J’eus par la suite plusieurs opportunités de revenir sur ces aspects :
en publiant, à l’occasion d’un colloque à Carcassonne, patrie d’Armand
Barbès, la correspondance croisée échangée entre lui et sand, qui l’admirait comme la figure du saint républicain ; puis le Journal d’un voyageur
pendant la guerre, vivant reportage sur le désarroi de la province (le Berry
en l’occurrence) durant la guerre de 1870. Avec d’autres, et notamment
avec Bernard Hamon, j’ai ainsi contribué à la réévaluation de la dimension
politique de l’œuvre sandienne.
Chemin faisant, je découvrais à la fois l’étendue de cette œuvre, son
influence considérable, les préjugés qui l’entouraient encore, et la renaissance des études sandiennes depuis une trentaine d’années, du moins
chez les littéraires. Aux traditionnelles sociétés d’« amis », qui entretenaient une ferveur un peu désuète, mais fort efficace, s’étaient ajoutés
des groupes de chercheurs patentés, aux États-Unis (Noami Schor, Irène
Naginski, Martine Reid...) au Japon, aux Pays-Bas (Françoise Von Rossum)
en France. C’était en partie lié au féminisme, mais l’excédait largement.
Nicole Mozet, Béatrice Didier, puis Christine Planté, Éric Bordas, Damien
Zanone, Brigitte et José-Luis Diaz, etc. pour ne citer que quelques noms
dans une pléiade de chercheurs, ont complètement renouvelé l’approche
de l’œuvre sandienne. Séminaires, colloques, publications se sont multipliés. Le bicentenaire fut une apothéose. Et aujourd’hui, sous la direction
érudite de Béatrice Didier, les œuvres complètes sont en cours de publication chez Honoré Champion ; il y faudra vingt ans et une centaine de
volumes. De ce changement, je suis le témoin et d’une certaine manière
le produit.
Dans ce champ, l’historien(ne) est rare. Sans concurrence, il est bien
accueilli, voire souhaité et sollicité, pour son écoute et son regard décalé.
Il y a là une stimulation particulière. J’ai trouvé beaucoup de plaisir dans
la fréquentation des littéraires, dans ces échanges autour d’un terrain partagé, dans ces explorations interminables qui n’en finissent pas d’interroger le langage, de sonder les profondeurs toujours fuyantes et de faire
surgir de nouveaux objets. Dans ma jeunesse éprise de conjonctures et de
structures, de séries et de dénombrements exhaustifs, j’aurais jugé étroite
108. Michel Winock, Madame de Staël, Paris, Éditions Fayard, 2010. L’auteur explique que, professeur à Sciences Po, il avait négligé les écrits politiques de Germaine, pourtant aussi importants que ceux de Benjamin Constant. Surpris lui-même de cette méconnaissance, dans cette
biographie, il lui rend justice.
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cette concentration sur une œuvre et futile cet intérêt pour une personne.
J’avais tort. J’ai changé en même temps que les manières d’appréhender
le monde et de faire de l’histoire.
J’ai eu envie de poursuivre cette quête, à ma façon. D’interroger par
exemple les rapports de George sand avec le temps. Le temps de la vie,
son sens aigu du vieillissement. Le temps de la journée, dans l’impatience
du travail qui recule ses frontières, dans l’instant fugace de la météorologie qui promet toujours des lendemains meilleurs – « Demain, il fera
beau » –. Le temps de l’Histoire, surtout, intensément vécu dans la densité
du quotidien, à travers les vicissitudes familiales et matière de l’œuvre
romanesque. sensible aux bouleversements introduits par les évènements,
George sand avait la passion de l’actualité ; elle a cependant composé
peu de romans historiques, mais entendait écrire des « romans dans l’histoire », pétris, pénétrés par elle et en rendant compte dans l’épaisseur
de l’intrigue ou l’identité des personnages. « George sand et l’Histoire »,
donc, fut un titre que je proposai à Maurice olender qui me relançait pour
la « librairie du XXIe siècle », la collection qu’il dirigeait au seuil. Mais il
préférait « les chambres » dont je lui avais parlé longtemps auparavant.
Il me suggéra de leur donner priorité. Ce que je fis. Avec bonheur. Il m’y
fallut trois ans (2006-2009). sand s’éloignait. Je ne la quittais pourtant
pas complètement. sur les chambres, cette adepte de l’écriture nocturne
et camérale porte un regard raffiné, attentive aux papiers peints, aux
meubles et aux objets, aux chambres de l’enfance comme à celles des
amis, capable de bouleverser nohant pour accueillir Chopin, si exigeant,
ou Plauchut, si complaisant ; elle avait beaucoup à me dire. Je la suivis
jusque dans sa chambre mortuaire, scène ultime et exemplaire des dernières paroles, des affrontements cliniques, familiaux et religieux, où un
de ses médecins rédigea un mémoire de ses derniers instants, comme on
le faisait pour les rois.
Adieu à l’Histoire ? non. Mais retrouvée par les lieux. Par un lieu, nohant. Un village, une maison, et ses occupants. Les travaux et les jours. La
sociabilité. La femme qui lui donne vie et sens. Voilà le projet qu’actuellement j’entrevois et qui me séduit, non sans m’effrayer par une complexité
qui augmente au fur et à mesure que je l’approche.
Avantages ? Une certaine familiarité acquise dans la fréquentation
des amateurs, des spécialistes, des textes et des lieux. L’abondance des
sources, dont j’ai déjà parlé et dont j’ai constitué une petite bibliothèque,
mettant le travail à portée de la main. Aux écrits autobiographiques, aux
26 volumes de la Correspondance, on peut ajouter les Agendas, publiés par
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Anne Chevereau ; de 1852 à 1876, ils donnent un compte rendu succinct et
précis des fréquentations, lectures, spectacles, occupations, sans oublier
la météorologie. Vie quotidienne à nohant, en somme, où sand passe alors
l’essentiel de son temps. C’était une initiative de l’ami Manceau, qui avait
d’abord trouvé sand sceptique (elle ne tint qu’exceptionnellement un journal), mais qu’elle avait par la suite ratifiée, et poursuivie après la mort de
son compagnon. Plus difficile d’emploi, mais aussi plus labourée, l’œuvre
littéraire est immense et diverse ; une partie au moins concerne les paysages et les paysans du Berry. Ethnologue empirique, très attentive aux us
et coutumes, aux formes du langage, aux manières d’être et de sentir des
humbles, George sand, tout en refusant le réalisme descriptif, a participé
à la découverte de la france rurale qu’a analysée Anne-Marie Thiesse.
Ce n’est peut-être pas une direction à prendre, du moins une dimension
à ne pas oublier 109.
Inconvénients ? Le grand nombre d’études et d’écrits de toute nature
relatifs à George sand, et dans une moindre mesure au Berry, qui se sont
développés depuis quelques années et dont il faudra nécessairement
prendre connaissance. L’immensité des lectures préalables est parfois
accablante. Elle s’accompagne du sentiment d’être toujours devancé ou
dépassé ; de ne pas pouvoir, sans doute, apporter grand-chose de neuf
(sentiment que je n’éprouvais pas avec les chambres), de fouler des sentiers battus. À quoi bon, au fond, ajouter un volume à cette montagne de
livres sur ce village perdu et retrouvé, voire assailli. Un peu trop ?
nohant, vIllage InvestI ?
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nohant est aujourd’hui un village investi. La maison, le parc, le village ont
été rénovés 110. À la belle saison, les visiteurs venus du monde entier (les
Japonais adorent cet endroit) s’y pressent. De vastes parkings canalisent
la circulation automobile interdite dans les ruelles et les sentes préservées. Les festivités s’y multiplient, notamment les concerts donnés dans la
grange restaurée avec un souci exemplaire de l’acoustique. Les anniversaires de toutes sortes (en 2010, on célèbre le bicentenaire de la naissance
109. Cf. Daniel Bernard, « Le regard ethnographique de George sand », in noëlle Dauphin (dir.),
George Sand. Terroir et histoire. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, pp. 81-103.
110. notamment grâce à un directeur particulièrement actif, Georges Buisson. Quelques décennies
auparavant, Jean-françois Cazala avait été l’initiateur des « soirées romantiques et musicales ». Mais il faudrait mentionner beaucoup d’autres personnes.
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Dix ans d’histoire culturelle
de Chopin qui vécut ici sept étés très denses) sont l’occasion d’expositions,
de conférences, de représentations. Mesure de l’affluence : la librairie,
installée dans les communs, vendrait jusqu’à 18 000 volumes par an. L’été
surtout, le pays vit à l’heure de George Sand, dont l’aura, dans une région
un peu dépourvue de notoriétés, fait office d’attraction touristique.
Quand, comment, pourquoi Sand et Nohant sont-ils devenus des « lieux
de mémoire », pour reprendre l’expression désormais classique ? Ce n’est
peut-être pas la première question à poser, mais il faudra la poser. Ce
ne fut pas immédiat. Il y eut des périodes d’oubli, voire de refoulement.
Occasion de saisir, à travers cet exemple, comment se construit un objet
culturel ? Quels facteurs – familiaux, politiques, économiques, esthétiques
– expliquent la vogue des maisons d’écrivains et l’engouement qu’elles
suscitent aujourd’hui ? Nohant est un cas parmi d’autres, avec l’originalité
d’avoir été la création volontaire d’une femme qui rêvait non d’avoir un
salon, mais une maison, avec chambres d’amis, hébergés pour longtemps.
Dans quelle tradition, selon quels modèles ?
Derrière l’avalanche de la mémoire, quelle est l’authenticité des
traces ? Comment se conservent-elles ? Femme d’un temps bouleversé et
mémoriel 111, Sand avait le sens des lieux, des objets, des archives ; elle
avait été sensible aux récits de Deschartres, qui avait protégé sa grandmère sous la Terreur ; elle avait trouvé à Nohant la correspondance de
son père Maurice Dupin avec Marie-Aurore de Saxe, la mère de celui-ci ;
elle conservait et classait ses revues et ses papiers, de même qu’elle gardait les meubles d’autrefois. Nohant est un conservatoire. Certaines pièces
portent le décor d’origine. Les papiers peints forment un palimpseste ; les
uns sont intacts ; d’autres s’accumulent en couches qu’on a pu sonder,
retrouvant la géologie des modes successives. L’enterrement de Sand fut
une cérémonie villageoise qui marquait son enracinement. Les écrivains
(dont Flaubert, Dumas, Gautier…), le prince Napoléon-Jérôme firent le
voyage de Nohant. Hugo envoya un message. Elle fut inhumée dans son
jardin, d’où le Panthéon a été impuissant à l’arracher. Nohant est un lieu
consistant et résistant à l’attraction parisienne.
Après sa mort, la mémoire de Sand fut servie par des admirateurs. Le
comte Spoerberg de Lovenjoul réunit la première collection de sa Correspondance et la déposa à l’Institut de France. Sa petite-fille Aurore fit de
même à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris : ce sont les deux
grands fonds sandiens, où Georges Lubin a puisé l’essentiel des lettres et
111. À ce sujet, cf. les travaux de Damien Zanone.
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manuscrits. La première biographe de sand est une Russe (George avait
beaucoup de prestige en Russie), féministe et sociale (sinon socialiste) ;
elle vint à nohant, y séjourna, y consulta les archives familiales, s’entretint
avec Lina, la belle-fille de George, et ses petites-filles, Gabrielle et Aurore,
avec le fidèle Plauchut qui y vivait encore (il fut le seul « étranger » à être
enterré dans le jardin). sous le pseudonyme masculin de Wladimir Karénine, elle publia quatre volumes entre 1895 et 1920, bourrés de références
et de citations puisées dans la correspondance et les conversations ; la
transmission orale d’une histoire encore présente s’y mêle à l’étude des
textes. on retrouve l’ultime vibration de nohant.
Puis, il y eut une longue période d’oubli, voire de refoulement, où les
facteurs politiques et culturels ne sont pas indifférents. Au temps du réalisme, puis du symbolisme, sa littérature paraissait dépassée, trop idéaliste
et morale. sand a souffert de sa critique de la Commune qui lui a aliéné
une partie du mouvement ouvrier et socialiste. son refus du droit de vote
pour les femmes en 1848 (elle donnait priorité aux droits civils) lui a
valu l’hostilité des suffragistes. Vichy, défenseur du folklore, a tenté de la
récupérer au nom de la terre et des métiers. Les Mémoires d’un compagnon, d’Agricol Perdiguier, son grand ami, héros du Compagnon du Tour de
France (1840), furent réédités en 1943, avec une préface de Daniel Halévy
célébrant « travail, famille, patrie ». Vichy gommait le côté subversif et
scandaleux de sand au profit de l’image respectable de la « bonne dame »
qui m’avait détournée d’elle.
sand avait toujours eu des fervents : André Maurois, Jean Chalon,
Joseph Bary lui consacrèrent, après Karénine, d’intéressantes et empathiques biographies. Mais le grand artisan de sa renaissance historiographique, c’est Georges Lubin, l’éditeur de sa Correspondance, de ses écrits
autobiographiques, et de tant d’autres textes, le meilleur connaisseur de
sa vie et de son œuvre. Il avait d’abord envisagé une biographie, mais
celle de Maurois l’en dissuada. Il décida de s’attaquer à la correspondance, dispersée, incomplète. Il hanta les salles des ventes en quête d’autographes, acheta beaucoup, constitua une bibliothèque et d’impressionnants fichiers. Il multiplia les articles, les interventions dans les sociétés
savantes. Il ne manqua pas une occasion de commémorer par le savoir.
Lors du centenaire de la mort de sand, en 1976, il créa les éditions de
l’Aurore qui republièrent en vingt volumes ses principaux romans, devenus introuvables. Vouée à la mémoire de George sand, la vie de Georges
Lubin se confond avec elle. Il fut un précurseur dont l’intérêt personnel
vient de l’enfance, de la proximité. Georges Lubin, voisin de nohant, fut au
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Dix ans d’histoire culturelle
fond un des derniers « camarades » berrichons de George. Un fondateur
incontournable, irremplaçable.
Dans les années 1970, le féminisme irrigue à son tour les études sandiennes, américaines, françaises, voire internationales. Il faudra voir comment et selon quels axes. Ainsi, en 2004, un colloque eut lieu à new York
sur la notion de communauté chez sand. Au milieu des années 1980, sous
l’ère Mitterrand, il y eut, autour de Madeleine Rebérioux, dont le mari,
berrichon, avait une maison de campagne non loin de La Châtre, où elle
est enterrée, un projet grandiose : il s’agissait de créer au château d’Ars,
proche demeure de Papet, le médecin de George, un « centre international du romantisme », avec bibliothèque axée sur l’œuvre sandienne et les
correspondances du XIXe siècle, éventuelle résidence pour chercheurs, et
relayée par les lieux sandiens revisités (Angibault, saint- Chartier, Lyssaint-Georges, Montgivray, Briantes, et autres sites de romans). Il y eut
nombre de réunions et de colloques préparatoires à nohant : le premier
sur la Correspondance, le second sur l’éducation des filles. Trop dispendieux, miné par des rivalités politiques locales, le projet échoua, mais
Ars y gagna une heureuse rénovation et nohant, où Jean-françois Cazala
avait créé un festival de musique romantique très couru, une visibilité
plus grande.
Le bicentenaire de la naissance de George sand en 2004 donna lieu à
de très nombreuses manifestations, artistiques et universitaires. L’épisode
le plus marquant fut la tentative de panthéonisation manquée. sous l’impulsion de diverses personnalités, un comité pour le transfert de George
sand au Panthéon fut constitué ; présidé par Claudia Cardinale, il comprenait des écrivains, comme nancy Huston, des artistes, des historiens,
des féministes. Il n’y a que deux femmes au Panthéon : Marie Curie et
Mme Berthelot, qu’on n’avait pas voulu séparer de son mari qu’elle avait
suivi de peu dans la mort. Le bicentenaire était une occasion inespérée
de faire entrer la « Grande femme », que chantait Victor Hugo, au temple
des « Grands Hommes ». Elle avait toutes les qualités requises : une œuvre
reconnue jusque dans les écoles, des convictions et une action pour la
République, qu’elle avait contribué à faire advenir. Elle était incontestable.
Mais nohant s’y opposa : pour les habitants de la commune et de l’Indre,
sand devait rester dans le jardin où elle avait été enterrée. Elle faisait
partie de la terre et des morts. Elle appartenait aux siens. n’y avait-il
pas sacrilège à transporter (certains disaient « déporter ») dans l’univers
glacial du Panthéon, celle qui avait tant aimé son village et sa maison, au
rebours de Paris qu’elle appréciait médiocrement, et dont les derniers
Objets
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mots, la parole ultime avaient été : « Laissez verdure » ? 112. Le local triomphait du national. nohant, village gaulois, l’emportait sur Paris, siège du
pouvoir. L’alliance de sand et de nohant, voire de sand et de La Châtre,
qui l’avait naguère tellement critiquée, était définitivement scellée. non
sans ambiguïté.
Que signifie ce surprenant succès de sand ? Ce retour à nohant ? Que
raconte sur nous-mêmes cette historiographie de la mémoire d’un lieu
dont il faudrait déceler les épisodes et les tournants et détecter le sens ?
proposItIons de recherches
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Mais il y a bien d’autres chemins à parcourir et je voudrais en indiquer
quelques-uns, dresser à tout le moins un agenda des questions à aborder.
D’abord, l’histoire des lieux dans leur matérialité : la terre, la maison, le
jardin qui font le charme de nohant. L’histoire du domaine.
La propriété, qui date des années 1770, avait été achetée par Marie-Aurore de saxe, veuve de Dupin de franceuil, au sieur Piaron de serennes,
qui lui-même l’avait acquise au moment de la vente des biens nationaux (à
voir). Elle s’y installa en 1795, avec Maurice, son fils, et Deschartres, clerc
défroqué, dont elle fit le précepteur de Maurice et son majordome. Celui
que la jeune Aurore, qui fut son élève, appelait « le Grand homme », se
piquait d’agronomie, par l’écriture, mais surtout par la pratique. Il voulait
faire de nohant, terre de plus de 200 hectares, ce qui est considérable
dans cette région de minuscules tenures, une exploitation modèle, pionnière dans l’utilisation des engrais et des méthodes de culture. Il eut à ce
sujet contact avec les gentlemen farmers de la Brenne. Devenu ultérieurement exploitant à son compte, il s’y ruina et finit dans la misère. Ces
aspects économiques ont été partiellement étudiés. Il faudrait incorporer
cette dimension du domaine agricole. Comment a-t-il été exploité après
Deschartres ? Par Hippolyte Chatiron, demi-frère de sand ? Par Maurice ?
Et par George elle-même, dont on sait qu’elle s’en préoccupait ? Mais
comment et jusqu’à quel point ? Quels revenus tirait-elle de cette terre,
elle qui se plaignait si souvent de son faible rendement et de l’absolue nécessité où elle était d’écrire pour faire vivre ses gens ? Quelle propriétaire
112. Propos énigmatiques au demeurant sur lesquels on a beaucoup épilogué : cf. Diane de
Margerie, Aurore et George, Paris, Albin Michel, 2004.
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Dix ans d’histoire culturelle
terrienne fut-elle, y compris dans ses rapports avec ses fermiers successifs ? 113
Comment a évolué la maison ? Elle était toujours en travaux, (nombreux échos dans la Correspondance), ce dont se plaignait beaucoup Chopin, qui redoutait la poussière et le bruit. Quels ont été ses aménagements
successifs, notamment en ce qui concerne les chambres, mais aussi le
théâtre de marionnettes, qui a remodelé l’espace ? Que révèlent les plans
à cet égard ? Comment un (relatif) confort s’est-il insinué dans cet intérieur ? « Le froid est mon ennemi personnel », disait sand, toujours déçue
par les poêles dont elle attendait grand bien. Quels étaient les usages de
l’eau et les pratiques d’éclairage ? Comment a évolué le décor, le choix des
papiers peints, celui du mobilier, du temps de sand qui faisait appel aux
artisans locaux (tel le menuisier Pierre Bonnin) et après elle ? Quel est le
degré d’authenticité du décor d’aujourd’hui ? se faire l’antiquaire de cette
maison, c’est retrouver les imbrications du temps.
Autour de la maison, le jardin. George sand était amoureuse de la
nature, des plantes, fréquentait les botanistes avec lesquels elle correspondait. son amitié avec néraud, dit « le Malgache », était fondée sur
sa connaissance végétale et notamment des plantes exotiques. Elle appréciait les sciences naturelles, botanique, géologie, minéralogie et, plus
tard, sous l’influence de Maurice, entomologie. Elle pratiquait cueillettes
et collectes, constituait des collections, opérait des classements. La maison était envahie par les boîtes, les planches et les casiers, dont beaucoup
subsistent avec leurs étiquettes. Le naturalisme était pour elle un rapport
au monde et une manière de philosophie, dont elle cultivait les traités et
les théoriciens.
Le jardin était un lieu de vie, théâtre des amours (le banc où elle rencontrait Jules Sandeau sous les fenêtres du baron, son mari), des naissances (les arbres plantés en l’honneur de Maurice et de Solange sont
toujours là), des enfouissements (les bêtes bien aimées) et des inhumations (le petit frère mort), des bains dont elle était friande, des jeux des
enfants, des fêtes (on y tirait des feux d’artifices à chaque anniversaire de
Sand, début juillet), des soirées d’été, des observations météorologiques
de Manceau, des divagations du fou qui voulait trouver la vérité dans
le puits. Jardinière appliquée, Sand appréciait les produits du jardin, les
113. Voir l’étude fondamentale de Pierre Remérand, « George Sand, propriétaire terrienne », in
Noëlle Dauphin, op. cit., pp. 29-47 ; il fournit les pièces essentielles et conclut aussi que Sand
tirait l’essentiel de ses revenus de ses livres.
Objets
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fruits dont elle faisait des confitures, les fleurs dont elle fabriquait des
bouquets. Ce jardin, objet de tant de soins, comment a-t-il changé ?
Au-delà du jardin, il y a la nature, le Boischault et ses paysages 114, le
Berry et ses paysans. Le cadre de la vie ; les sources de l’œuvre, ou de
certaines d’entre elles. Beaucoup a été dit à cet égard. Nohant, pour Sand,
c’était les racines, celles de sa famille, mais aussi celles de la France celtique, dont elle se revendiquait (cf. son roman, Jeanne) et dont l’archéologie la passionnait 115.
Nohant, c’est une île, « le paradis », la retraite, « une oasis dans le désert », la condition du travail, les plaisirs de la sociabilité et de l’intimité.
« Tout ce qui m’en écarte est pur vagabondage », disait-elle. Pourtant, du
Berry, elle disait aussi : « le pays du sommeil et de la mort » et ne pouvait
se passer de Paris. Ses rapports avec Paris ont changé au cours du temps.
D’abord synonyme de liberté, de lumière politique, toujours instrument de
sa réussite artistique et professionnelle (éditeurs, théâtre, soirées Magny),
la capitale a cessé d’exercer sur elle son attrait, pour des raisons privées
(rupture avec Chopin, mariage de Solange) et publiques (quelles répercussions eut à cet égard le coup d’État ?). Les rapports de Sand avec Paris
sont en eux-mêmes un chapitre essentiel de son histoire qui n’est pas en
l’occurrence mon propos. Mais me situant « du côté » de Nohant, il me
faudrait apprécier la matérialité de la distance Paris/Nohant, et son appréhension par l’écrivain. Le rapport espace/temps est sans doute ce qui
a le plus changé en raison de l’amélioration des transports et notamment
de la révolution ferroviaire, très appréciée par Sand, femme de progrès.
Pour aller de Paris à Nohant, il fallait près de trois jours au début du xixe
siècle, moins de dix heures (encore !) vers 1870. On quitte Paris vers 9 h et
on dîne à Nohant, disait Sand pour convaincre ses amis de venir en Berry.
Comment ces étapes ont-elles été franchies et vécues ? Comment cette
accélération de la vitesse 116 a-t-elle modifié les relations province/Paris ?
La circulation des nouvelles (courrier, journaux) et des personnes ? Quels
effets a-t-elle eus sur la fréquentation de Nohant, par exemple sur le
rythme des visites et la durée des séjours ? À travers cet exemple précis,
on pourrait appréhender l’effectivité du lien province/Paris.
114. Marielle Caors, George Sand et le Berry, paysages champêtres et romanesques, Royer, 1999.
115. À ce sujet, cf. Claire Le Guillou, présentation de Callirhoé, ci-dessous.
116. Cf. Christophe Studeny.
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Dix ans d’histoire culturelle
une maIsonnée
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nohant, c’est une maisonnée ; un ensemble de personnes (et d’animaux
domestiques, et ils comptaient beaucoup) qu’unissent des liens de nature
diverse. À la fois nid et nœud. Un train de vie dont le coût a été (elle le
dit) un des moteurs de l’écriture sandienne. Les revenus de la terre ne
suffisaient pas à faire vivre tout ce monde, surtout à la grande époque de
la sociabilité romantique, où une douzaine de personnes pouvaient être
hébergées durant plusieurs jours. Boucler les comptes domestiques était
un souci constant.
Le noyau, c’est d’abord la famille, étalée sur trois générations qui ont
vécu à nohant des épisodes majeurs de leur existence, y ont résidé, tissé
des relations et laissé leur marque. Tous y sont enterrés. Il ne s’agit pas de
faire ici l’histoire de cette famille, mais de la saisir dans ses rapports au
lieu. Rapports ambivalents : la maison, objet d’un investissement inégal,
foyer d’une intimité souvent chaleureuse, à laquelle sand attache avec
les années de plus en plus de prix, est aussi théâtre de conflits, souvent
violents (jusqu’à l’échange de coups), portant sur sa possession, sa gestion
ou simplement les manières d’habiter et de vivre dans un espace commun.
Sand rêvait parfois de phalanstère ; mais les autres ? Il y eut des tensions
quotidiennes, des mots, des scènes mélodramatiques, comme celle qui opposa l’aïeule, Marie-Aurore, à sa belle-fille Sophie qui s’obstinait à dormir
avec la petite Aurore, dans le « grand lit jaune » qu’aimait tant l’enfant,
qui en fut expulsée ; ou celle qui confronta George à son mari le baron
Casimir Dudevant, dont elle ne supportait plus les beuveries et les amours
ancillaires ; il la gifla dans la salle à manger en présence d’un tiers, ce qui
conduisit George à demander le divorce (la séparation de corps). Garder
Nohant fut pour elle un enjeu majeur. Dans « la maison déserte », d’où les
serviteurs sont partis, elle se retrouva quelque temps solitaire, ce qu’elle
n’aimait pas. Elle souhaitait une maison vivante, pleine d’amis et d’enfants. Il y eut beaucoup d’enfants à Nohant : ses camarades, ceux de ses
enfants et ceux de ses petites-filles, enfants du voisinage, compagnons de
jeux, auxquels Sand faisait la classe. Elle se souciait de l’alphabétisation
et de ses méthodes.
Les propres enfants de Sand, son fils et sa fille, n’étaient pas toujours
faciles à vivre et étaient inégalement attachés à Nohant. Maurice jalousait
Chopin que Solange flattait : occasion de la rupture entre le pianiste et
son amie. Avec Solange, « la princesse », les conflits étaient quotidiens, et
devinrent violents après son mariage précipité avec le sculpteur Clésinger.
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En 1848, pour des questions d’argent, celui-ci menace sand à nohant, lui
jetant son marteau à la figure ; Maurice dut intervenir pour la protéger et
expulser l’assaillant. fixé à nohant après son mariage avec la douce Lina,
Maurice, qui entendait être le maître, se prit de querelle avec Manceau,
devenu le compagnon de sa mère ; au point que celle-ci décida de lui laisser le champ libre et de s’installer à Paris avec Manceau ; ils choisirent
Palaiseau, alors campagnard, et y restèrent jusqu’à la mort de Manceau.
George avait fui nohant deux fois : à cause de son mari, puis de son fils, et
par amour. Le conflit personnel dissout alors le charme du lieu.
Les dix dernières années (1866-1876) furent plus paisibles et dominées
par l’existence des petites-filles, Aurore et Gabrielle. La grand-maternité,
phase essentielle de la vie de Sand, est étroitement associée à Nohant,
rendu aux jeux, aux leçons et aux contes de l’enfance. Le grand âge, ainsi
vécu, lui paraissait très acceptable.
Les Sand formaient-ils un « clan », comme on le dit souvent ? Chacune
des personnes du « clan » mériterait une réévaluation, en elle-même et
sous l’angle de cette appartenance. C’est en cours pour Maurice 117, et vaudrait d’être fait pour Lina, ardente défenseur de la mémoire de sa bellemère ; et plus encore pour Solange, femme originale et indépendante,
d’une grande modernité, qu’on ne saurait voir uniquement par les yeux
de sa mère 118.
En tant que demeure familiale, Nohant ne survécut pas à la mort de
Sand. Après ce décès, Maurice fut pris d’une folie destructrice, notamment contre les arbres ; les ormes furent abattus, le gros tilleul déraciné. « Mon père semblait obéir au désir de sacrifier ce qu’il y avait de
plus beau dans ces frondaisons qu’elle avait tissées autour de la maison
pour cacher mystérieusement sa calme retraite. Il y avait quelque chose
d’antique et de grandiose dans cette destruction », écrit sa fille Aurore 119.
Il partit, emmenant avec lui le théâtre de marionnettes. Solange, installée
à Montgivray, semble s’en désintéresser. Lina, puis Gabrielle, disparurent.
Aurore vivait surtout à Paris. Il fut souvent question de vente. Les dernières années furent chaotiques. La maison ne fut sauvée que par le don
117. Christiane Sand, Sylvie Delaigue-Moins, Maurice Sand, Vendœuvres, Éditions Lancosme multimédia, 2010. On a réédité quelques-uns de ses textes : Dix mille lieux à toute vapeur, récit de
son voyage aux États-Unis avec le Prince Napoléon-Jérôme, préfacé par Sand, et son roman,
Callirhoé, présenté par Claire Le Guillou, Limoges, Les Ardents éditeurs, 2010.
118. Cf. Michelle Tricot, Solange, fille de George Sand, Paris, Éditions L’Harmattan, 2004.
119. D’après Maurice Tosca, cité par Claire Le Guillou, Callirhoé, Limoges, Les Ardents Éditeurs,
2009, p. 19.
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Dix ans d’histoire culturelle
qu’en fit Aurore, la plus attachée au lieu et à George, au département, et
par l’action de sa fille adoptive, Christiane sand.
Comment garder ? Comment s’en débarrasser ? Comment « vider la
maison de ses parents » ? C’est l’inévitable problème des héritiers auquel
les sand n’ont pas échappé.
la domesticité
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Une grande maison, conviviale et affluente, suppose une domesticité, dont
il est souvent question dans la correspondance, quoique de manière souvent allusive. On nomme les domestiques, plus qu’on ne parle vraiment
d’eux, ou alors pour s’en plaindre. Je voudrais pourtant tenter de saisir
ce monde auquel George a accordé plus d’importance que bien d’autres.
Combien étaient-ils ? Qui étaient-ils ? Comment étaient-ils recrutés ? Quel
était leur degré de stabilité ? Chopin, attaché à son vieux domestique polonais, se plaint de leur volatilité. Quelle était la nature de leurs liens avec la
maison et ses maîtres, et avec la campagne alentour ?
Quelles furent les figures dominantes de cette constellation ? Deschartres, le « grand homme », joua un rôle majeur dans la gestion du
domaine et dans l’éducation et la vie d’Aurore. Le mariage de Françoise
Meillant, la cuisinière, fut l’occasion d’une fête villageoise pour laquelle
Chopin composa une mazurka. Marie Caillaud, dite « Marie des poules »,
était une jeune paysanne illettrée, que George a alphabétisée et acculturée
par le théâtre, où sa grâce faisait merveille ; Maurice en fut amoureux et
lui fit sans doute un enfant, demeuré secret. La correspondance de Sand
est très elliptique à cet égard. Marie disparut presque définitivement de
Nohant, sans s’en éloigner tout à fait ; elle revint en visiteuse occasionnelle, servit Solange et le jour des funérailles de Sand, c’est elle qui distribue le buis aux participants. Ses descendants, toujours présents dans le
village, se souviennent de cette histoire aussi dramatique que banale 120.
La bâtardise est du reste un grand thème de la vie et de l’œuvre sandiennes. Cas paroxystique sans doute que celui de Marie Caillaud. Mais il
y eut beaucoup d’autres personnes, qui tissaient des liens entre la maison,
le village, les alentours.
120. Solange Dalot, Marie des Poules. Marie Caillaud chez George Sand. Préface de Georges Buisson,
Saint-Cyr-sur-Loire, Alain Sutton, 2007 ; cf. le compte rendu critique d’Aline Alquier, in Les
Amis de George Sand, 2008, n° 30, pp. 134-140.
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Les relations avec les domestiques étaient pour sand un problème
pratique et théorique. Jusqu’où pouvait et devait aller l’intimité ? Jusqu’à
quel point pouvait-on partager et se fier ? Elle fut très choquée d’avoir
été, après le coup d’état, espionnée par un jardinier (qu’elle renvoya). Elle
aima beaucoup Marie, mais refusa sa grossesse et l’écarta définitivement
de nohant. La domesticité était-elle légitime ? n’était-elle pas la poursuite
de liens personnels de type féodal ? Y avait-il une manière d’être juste ? Et
quel fut le comportement de sand comme maîtresse de maison, de cette «
datcha » qu’était au fond nohant ?
Dans cette perception des zones obscures, les sources feront probablement défaut. Jusqu’où sera-t-il possible d’aller, aux confins du domestique
et de l’intime ?
amItIés à nohant
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nohant fut à la fois un lieu ouvert et fermé. « Il n’y a pas de province,
(c’est) une oasis dans le désert », écrivait sand à Gryzmala en 1838 pour le
convaincre de venir. « nul ne sait ce qui se passe chez moi. Je ne vois que
des amis intimes (sic) ». Qui étaient-ils ? Quel fut le degré d’ouverture et
de fermeture ? Le type de sociabilité instaurée ? Comment a-t-elle évolué
au cours du temps ?
Il y avait plusieurs cercles concentriques. D’abord celui des amis berrichons, les « camarades » d’Aurore (elle laisse George à Paris et redevient
Aurore en Berry), les jeunes hommes (plus ou moins amoureux d’elle)
avec lesquels elle aimait boire, fumer, discuter, jurer, chevaucher, habillée
en homme comme Deschartres le lui avait conseillé. C’est un type de camaraderie alors très rare à cette époque entre hommes et femmes 121. Ces
amis de jeunesse, elle les a gardés toute sa vie. Médecins, avocats, journalistes, gens de profession libérale, petits notables, modestes châtelains, ils
furent le noyau de la démocratie locale, les auxiliaires de ses entreprises
de presse, ou de ses campagnes d’opinion, ses correspondants quand elle
séjournait à Paris, où elle avait suivi Jules sandeau (un berrichon) et où
beaucoup faisaient leurs études. Papet à Ars, Charles Duvernet au Coudray
(il a laissé des mémoires actuellement sous presse), Jules néraud, fleury,
Duteil, Planet, Périgois. formaient une bande soudée. son préféré, celui
qu’elle appelait son Pylade, son alter ego, fut françois Rollinat, qui venait
121. Cf. Anne Vincent-Buffault, Histoire de l’amitié, Paris, Bayard, 2010 : elle insiste sur le caractère
viril de l’amitié au xixe siècle.
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Dix ans d’histoire culturelle
souvent de Châteauroux et dont la mort prématurée fut un des drames de
sa vie. Il faudrait retrouver les uns et les autres, identifier leur parcours,
repérer leurs demeures, analyser leur position et leurs liens. Républicains,
ils s’engagèrent dans les révolutions de 1830 et surtout de 1848, furent
opposants au coup d’état, ce que plusieurs payèrent de l’exil, voire de la
déportation. George multiplia pour eux les interventions auprès du pouvoir bonapartiste, sans grand succès. Plusieurs d’entre eux fréquentèrent
nohant jusqu’à la mort de sand. Charles Duvernet, notamment, qui partageait son goût du théâtre et fut un des animateurs des soirées de nohant.
Cette génération fut, plus tard, relayée par les artistes, amis de Maurice,
Lambert, Manceau, quelques autres, animateurs notamment du théâtre de
marionnettes, grand œuvre de Maurice. Ceux-là venaient de l’extérieur,
ils constituèrent un second cercle, plus jeune et plus parisien, résidents
quasi permanents et identifiés au lieu. Il y eut aussi émile Aucante, le
chargé d’affaires de sand, Edmond Plauchut (1824-1909), journaliste et
explorateur, « le tartarin de nohant », abondamment caricaturé par Maurice, le seul étranger à la famille à être enterré dans le cimetière familial,
avec l’épitaphe « on me croit mort, je vis ici ». Edmond Plauchut illustre
la seconde époque de nohant, si différente de la première 122. En 1904, il
participe au premier centenaire de George sand, qui marque l’entrée de
nohant dans l’âge des commémorations.
Au-delà des autochtones, il y avait les invités, qui firent le voyage de
nohant, une ou plusieurs fois, et résidaient plus ou moins longtemps. La
Correspondance et les Agendas permettent d’en dresser la liste, de repérer la durée de leur séjour, d’identifier les grandes périodes de réception
qui firent de nohant un lieu culturel, voire de création, de premier plan.
La liste est en effet impressionnante : Balzac, Delacroix, Listz et Marie
d’Agoult, Mérimée, sainte-Beuve, Pauline et Louis Viardot, Pierre Leroux,
étienne Arago, Louis Blanc et après 1850, le prince napoléon-Jérôme,
flaubert, Alexandre Dumas fils, bien d’autres. Entre 1837 et 1847, Chopin
y passa sept étés, y composa ses « Préludes » et y convia ses compatriotes en exil. Gryzmala, Michkiewic, Czatoriski firent le voyage. Malade,
ombrageux, il ne s’y sentait pas toujours bien. « Chopin voulait toujours
nohant et ne supportait jamais nohant », disait sand, fort consciente de la
situation. Ce fut sans doute l’apogée du nohant artistique dont l’équivalent
122. Michelle Tricot et Christiane sand, L’ami de George Sand en Berry. Edmond Plauchut, le tartarin de Nohant, La Crèche, Geste éditions, 2009.
Objets
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politique serait le Coppet de Germaine de staël. Dans les deux cas des
maisons de femme.
socIabIlItés
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sand était une hôtesse très généreuse, veillant au confort des chambres
(elle fit capitonner celle de Chopin pour lui épargner le bruit) et à la
qualité d’une table réputée. « Avant que je sois levée, il y a souvent douze
personnes installées à la maison » (1859). Cela supposait un train de vie
qu’elle finançait par ses romans. Les repas tenaient une grande place,
surtout le dîner du soir. Les conversations se prolongeaient fort tard, dans
la salle à manger, « autour de la table » 123, au salon ou dans le jardin.
Conviant Alexandre Dumas fils, sand insistait sur la qualité de l’échange :
« À nohant, c’est-à-dire à la campagne, où l’on se parle mieux en un jour
qu’à Paris en un an » (14 août 1851). on faisait des lectures à haute voix
d’œuvres très diverses. Du temps de Listz et surtout de Chopin et de la
cantatrice Pauline Viardot, la musique dominait. Le théâtre, loisir romantique par excellence (Duvernet avait aussi organisé une petite troupe), y
tint une place croissante : théâtre vivant, où sand, de plus en plus auteur
dramatique après 1850 124, testait telle ou telle de ses pièces et auquel
participaient famille et amis ; théâtre de marionnettes, grande affaire de
Maurice qui imaginait les intrigues, les personnages, dessinait les décors
et les costumes ; sand participait à leur fabrication, dans une inversion
des rôles relativement rare entre la mère et le fils. Après quoi, l’hôtesse
se retirait dans sa chambre pour écrire ; c’était une nocturne. Pour elle
comme pour Kafka, « la nuit n’était jamais assez la nuit ». Quelles étaient
les nuits à nohant ? Insomniaques ? Laborieuses ? Amoureuses ? Quels
étaient les bruits nocturnes de nohant ? sur les amours de nohant, nous
savons très peu de choses, sand étant sur ce point d’une pudeur absolue.
De cette sociabilité, familiale, amicale, sensible, sentimentale, il faudrait saisir l’évolution : celle des relations personnelles, celle des contenus
intellectuels, artistiques, voire politiques. Car les aspects politiques, le rôle
de nohant dans l’histoire politique locale (création de journaux, élections,
campagnes d’opinion) seraient à envisager, notamment en 1848. Appuyée
par ses amis, sand s’efforçait d’implanter la République au village, faisant
123. Titre d’un recueil emblématique de sand.
124. Au grand dam de Delacroix qui n’aimait pas le théâtre de son amie.
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Dix ans d’histoire culturelle
de Blaise Bonnin (ce patronyme berrichon était celui de son menuisier)
son interlocuteur et de Maurice le maire de nohant.
Lieu d’échanges intenses, nohant connut-il l’ennui ? fut-il un lieu
de création ? En quoi Balzac, Delacroix, Chopin ou flaubert ont-ils été
influencés par Nohant ? La question est sans doute assez vaine. Inspirées
de Sand, Beatrix ou La Muse du département sont des comparses de La
Comédie humaine, qui doit plus à la Touraine qu’au Berry. Les paysages du
Berry sont marginaux dans l’œuvre de Delacroix même s’il s’inspira d’une
paysanne pour le visage d’Élisabeth, mère de la Vierge. Chopin composa
ses Préludes à Nohant, mais les aurait sans doute créés ailleurs. Quant à
Flaubert, son dialogue singulier avec George, son cher Maître et troubadour, ne doit rien à Nohant qui lui pesait plutôt : il n’aimait pas les voyages
et médiocrement les enfants.
Nohant, dans le temps ou hors du temps ?
Qu’est-ce que Nohant en dehors de son image ? Est-il plus que ces
composants ?
Qu’est-ce qu’un lieu culturel ?
Nohant vaut-il le détour ?
Cette exploration n’avait pas pour objectif de trancher, mais de poser
la question.
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CHAPITRE III
REGARDs ET TRAnsfERTs
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IntroductIon
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la contrebande dIscIplInaIre
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la lIgne parIs-londres des CULTURAL STUDIES :
une voIe à sens unIQue ?
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regards brItannIQues sur l’hIstoIre
culturelle françaIse
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peut-on écrIre une hIstoIre de la culture
européenne à l’époQue contemporaIne ?
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sous la culture colonIale, l’hIstoIre ?
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L’hIstoIre coLonIaLe aujourd’huI :
une hIstoIre cuLtureLLe ?
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quInze ans après
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confLIts hIstorIographIques et patrImoInes
mémorIeLs
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LIeux de mémoIre, ERINNERUNGSORTE
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bILan et pIstes pour une hIstoIre cuLtureLLe
mondIaLe
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observatIons sur L’enseIgnement de L’hIstoIre
cuLtureLLe dans Le paysage unIversItaIre
de L’europe de L’est
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L’hIstoIre cuLtureLLe face au
« tournant transnatIonaL »
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Dix ans d’histoire culturelle
par Laurent Martin
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InTRoDUCTIon
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E
n 2009, la table ronde de l’après-midi avait porté sur le thème suivant : « Histoire culturelle/histoire mondiale » ; titre maladroit et
qui trahissait bien l’embarras terminologique que les historiens
éprouvent lorsqu’ils tentent de définir une histoire s’intéressant à des
phénomènes dépassant les cadres nationaux. La floraison de formules à
vocation de rassemblement (mais à effet de division) traduit à la fois cet
embarras et la vitalité de la réflexion menée dans ce secteur : histoire
comparée, connectée, croisée ; histoire impériale, internationale, supranationale, transnationale, globale, mondiale… si nous avons retenu ce dernier terme, c’est parce qu’il nous semblait le plus large, le plus englobant,
le moins susceptible d’exclure certaines des réalités que nous voulions
aborder au cours de la discussion.
Comme l’ont souligné Chloé Maurel et Ludovic Tournès dans leurs
communications respectives, l’histoire culturelle française a accusé un
certain retard sur d’autres traditions historiographiques dans la prise en
compte des phénomènes supranationaux. Elle a partagé avec les autres
spécialités de la discipline historique ce qu’il faut bien appeler un tropisme national. La faute aux barrières linguistiques, aux difficultés d’accéder aux sources étrangères, aux logiques institutionnelles. La prégnance
du paradigme de la micro-histoire depuis les années 1980 ne prédisposait
pas à l’élargissement des horizons. s’y ajoutait le caractère particulier de
l’étude des phénomènes culturels, là où l’histoire économique, pionnière
en ce domaine, pouvait plus aisément comparer des courbes de prix ou
des flux de matières premières. Il n’est pas certain que ce temps soit
révolu ; du moins l’histoire culturelle est-elle désormais mise en demeure
de réformer son outillage conceptuel si elle veut rendre compte de toute
une classe de réalités qui ne se laissent pas enfermer dans ses cadres
traditionnels de réflexion.
Cette réforme peut prendre bien des visages. Schématiquement, on
en distinguera trois. Le premier est celui, déjà classique, de l’histoire
des relations culturelles internationales. La formule renvoie d’abord aux
cadres nationaux et à la diplomatie culturelle, aux rapports de force ou
Regards et transferts
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de coopération qui s’établissent entre les états, éventuellement au sein
d’organisations ou de forums internationaux. Au-delà, ce type d’histoire a
imprégné toute une littérature pensant les relations culturelles en termes
de diffusion, de réception, d’acculturation, de rapports bilatéraux, d’hégémonie et de résistance, d’identité et de culture nationales, toutes notions
récusées par Ludovic Tournès qui leur substitue un modèle circulatoire,
transnational et multilatéral, les aires nationales n’étant plus envisagées
que comme des points de passage ouverts aux flux transnationaux. Un
troisième modèle pourrait être celui d’une histoire mondiale, s’attachant
à décrire les liens qui fabriquent une humanité unifiée quoique divisible
en multiples sociétés ayant chacune leur identité propre. La tension entre
une approche visant à faire apparaître la multiplicité des identités culturelles et une autre cherchant à mettre au jour le destin commun de l’humanité travaille en profondeur l’histoire culturelle.
Histoire internationale, transnationale ou mondiale ? Les objets se
laissent malaisément enfermer dans telle ou telle catégorie. On a pu le
vérifier avec les différentes interventions relevant d’une « histoire plus
que nationale » au fil des congrès de l’ADHC. Brian Kelly, en 2003, proposait plusieurs « regards britanniques » sur la culture française, sur l’histoire culturelle française, enfin sur l’historiographie française en général.
Les représentations nationales semblaient dans ce cas particulièrement
prégnantes, les enjeux nationaux gouvernant pour l’essentiel l’accueil ou
le non-accueil des œuvres et auteurs français ; mais l’importance des passeurs et intermédiaires, l’objet « France » comme lieu de rencontres interdisciplinaires renvoient à des problématiques transnationales tandis que
la réticence à traduire et, plus encore, à lire dans les langues d’origine fait
écho à la situation mondiale de l’anglais comme langue dominante des
échanges entre les cultures. Dans leurs communications croisées sur les
Cultural Studies, (CS) en 2002, Denis Saint-Jacques et Erik Neveu soulignaient d’autres particularités de l’échange franco-britannique, notamment ce paradoxe : alors que les CS se sont nourries de théories en provenance de France (de Certeau, Baudrillard, Barthes, Althusser), elles n’ont
été que très tardivement et très partiellement reçues en France. Les deux
auteurs insistaient également sur les vertus de la « contrebande disciplinaire » entre l’histoire, les études littéraires, la sociologie, les sciences
politiques, pointant les proximités (l’intérêt pour la culture populaire, les
objets « illégitimes », les rapports entre culture et pouvoir, notamment)
et les divergences (en particulier, la fusion entre engagement politique
et visée scientifique) avec l’histoire culturelle telle qu’elle se pratique en
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Dix ans d’histoire culturelle
france. En dépit de certaines « dérives », l’apport des Cs en matière d’analyse de réception des médias, de Gender Studies et de réflexion sur les
identités collectives ne peut être nié.
Le thème des identités est également au cœur d’autres interventions
qui ont marqué l’histoire récente de l’association. Pensons en particulier à la table ronde sur l’histoire coloniale, en 2006, et à celle sur les
« lieux de mémoire » italiens et allemands, l’année suivante. Là encore,
approches internationale et transnationale se mêlent étroitement, sans
parler même de l’histoire mondiale. Partant de la question des sciences
coloniales, Emmanuelle Sibeud et Isabelle Surun ont décrit une histoire à
« deux versants » inégalement explorés : si l’impact culturel des colonies
sur les sociétés métropolitaines a fait l’objet de recherches récentes et
nombreuses, d’ailleurs controversées, les sociétés colonisées ont suscité
moins de travaux, en tout cas dans le domaine culturel, exception faite,
précisément, de la construction des identités dans la relation coloniale.
De leur côté, Mario Isnenghi – pour l’Italie – et Étienne François – pour
l’Allemagne – sont venus présenter leurs tentatives respectives d’adapter
la notion des lieux de mémoire forgée par Pierre Nora et son équipe à des
réalités autres que françaises. Ce qui paraissait le plus « national » dans
l’entreprise de Pierre Nora (d’ailleurs critiquée à ce sujet) devenait le
plus « international » ou « transnational » chez ses homologues étrangers,
une mémoire souvent partagée entre plusieurs pays et cultures, notamment dans le cas allemand. La problématique identitaire est également
présente dans la présentation que fit Svetla Moussakova, en 2009, des
enseignements d’histoire culturelle dans les universités d’Europe centrale
et orientale, Russie européenne comprise. Outre la fortune d’une discipline hybride telle que la « culturologie », il apparaissait avec clarté que
l’histoire culturelle, dans les facultés d’histoire, restait liée à une forme
d’histoire nationale à vocation identitaire.
Somme toute, les questions et perspectives supranationales n’ont pas
manqué au cours des dix premières années de l’ADHC, ce qui nuance
quelque peu la vision d’une discipline historique française toujours en
« retard » d’un tournant ou d’une révolution. Reste qu’elles doivent, des
marges du questionnaire historique, notamment dans sa dimension culturelle, être dorénavant placées au centre. Rendez-vous dans dix ans pour
le prochain bilan d’étape.
Regards et transferts
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par Denis Saint-Jacques
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LA ConTREBAnDE DIsCIPLInAIRE 1
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C
e n’est pas sans une certaine inquiétude que j’interviens ici, appréhendant les malentendus qu’implique inévitablement la distance
culturelle. J’apparais pour la plupart d’entre vous doublement
étranger. Québécois, et donc Américain, alors que vous êtes surtout français et donc Européens, mais plus encore littéraire et par là relevant du
domaine des arts et lettres, alors que vous êtes surtout historiens et donc
rattachés aux sciences sociales. Dans une rencontre scientifique comme
celle-ci, cette seconde distance compte lourdement ; historiens et littéraires restent, en france comme au Québec, séparés par des frontières
disciplinaires assez intimidantes, même si quelques contrebandiers se
risquent occasionnellement à les franchir. Ma présence ici comme intervenant résulte justement des liens que j’entretiens avec certains passeurs
français que je retrouve parfois de mon côté de cette double frontière.
on me permettra de les remercier de cette invitation sans les nommer
publiquement de crainte d’attirer sur eux un discrédit que ce qui va suivre
pourrait même renforcer. Mais j’insisterai plus sérieusement pour dire
que je suis honoré de cette occasion qui m’est offerte de vous adresser la
parole en compagnie d’un fort respectable contrebandier politologue, Erik
neveu, dans une assemblée qui réunit des chercheurs dont je lis et admire
les travaux depuis déjà longtemps.
Car si j’ai franchi mes propres frontières disciplinaires vers les terres
de l’histoire culturelle, vers son domaine officiel, celui de l’ADHC, c’est
que j’y trouve le plus grand intérêt, entendez-le au sens de profit, comme
en toute bonne contrebande. L’histoire culturelle française, telle qu’on la
pratique actuellement, s’impose comme un domaine en pointe : je suis
heureux de connaître ce qu’il en advient, je suis flatté de pouvoir y contribuer. À vrai dire, comme littéraire, j’en suis jaloux : les études littéraires,
celles en particulier qui prétendent au titre d’« histoire littéraire », au Québec comme en France, se posent peu des questions qui ont renouvelé vos
1. Ce texte a été publié en 2002 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
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Dix ans d’histoire culturelle
pratiques et restent encore beaucoup trop consacrées à la béate exaltation
des chefs-d’œuvre et des génies. Le progrès y a principalement consisté
récemment à admirer davantage les textes que leurs auteurs, catégorie
dont on peut en effet, si on veut, tout à fait se dispenser, un historien,
foucault, nous y autorisant. Toutefois, tant les pages des manuels d’histoire littéraire, français, québécois ou autres, que celles des travaux qui
les alimentent en références, restent imprégnées d’un tenace brouillard
d’encens qui tend à y étouffer toute réflexion scientifique un peu rigoureuse. Pour le dire simplement, l’histoire littéraire se voue, et en France
peut-être même plus qu’ailleurs, à la propagande. Ne s’agit-il pas de faire
aimer, de célébrer une pratique, la lecture des grands œuvres, sans le
moindre contre-examen ? Quand, dans Pour une histoire culturelle, Antoine Prost met en garde : « L’histoire culturelle ne doit pas être confondue
avec celle des objets culturels [littérature, peinture, sculpture, musique,
théâtre, affiches, caricatures] », comme il est facile de le comprendre ; les
secondes relèvent en principe du panégyrique quand ce n’est de l’apologie. Leur parti pris de croyance a priori les dévalue scientifiquement. On
peut penser qu’un nouveau Lucien Febvre devrait se lever pour indiquer
aux historiens de ces domaines le travail à faire pour sortir de cet aveuglement. L’appel est plutôt venu d’un sociologue, Pierre Bourdieu, mais
l’histoire doit avoir à jouer son rôle puisque les programmes qui forment
à la littérature sont largement organisés sur une base historique. Les historiens de la culture peuvent-ils laisser aller ce qui se concocte sous le
nom d’histoire littéraire sans au moins s’en désolidariser clairement dans
un pays que Priscilla Parkhurst Ferguson ou Pascale Casanova décrivent
de façons différentes et également convaincantes comme la « nation littéraire » par excellence ? Vous comprenez ainsi que je ne prétendrai pas
qu’en tant qu’historiens vous ayez beaucoup à apprendre de nos errements littéraires, plutôt beaucoup à redouter. Car le rapport au patrimoine
qu’implique la formation littéraire traditionnelle en Occident, sous forme
de visite commentée des monuments textuels nationaux – assortie d’occasionnelles vues cavalières sur des domaines « autres » (littératures étrangères, paralittérature, voire pratiques de création) –, contribue à former
l’habitus historique de citoyens dont on se consterne parfois ensuite des
réflexes identitaires d’exclusion. Les historiens se trouvent ainsi impliqués, quoi qu’ils veuillent, avec les littéraires sur le traitement à accorder
au patrimoine et sur sa définition. En conséquence, il y a un peu plus d’un
siècle, les historiens français avaient obligé l’enseignement littéraire à se
réformer, suscitant et appuyant l’action de Lanson contre les résistances
Regards et transferts
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de ferdinand Brunetière ou de Pierre Lasserre. Aujourd’hui, nous n’en
sommes plus là : à chacun sa discipline, à chacun sa vérité. Mais n’est-ce
pas contraire aux ambitions totalisantes de l’histoire culturelle ?
hIstoIre des CULTURAL STUDIES
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Voilà le genre de questionnement qui motive la révolution impétueuse
et brouillonne des Cultural Studies : contre la culture légitime imposée
par la tradition nationale, comment des intellectuels engagés peuvent-ils
résister à l’exclusion des pratiques des classes et groupes sociaux dominés et assurer leur revalorisation constructive ? Tel était le souci initial
des fondateurs britanniques des Cultural Studies, tel il survit encore chez
plusieurs de leurs successeurs. Pour eux, il n’existe pas d’objets culturels
qui ne soient socialement interreliés et qui n’entretiennent des rapports
déterminants avec le champ politique.
Voici d’abord un bref historique du mouvement qui nous permettra de
dégager quelques lignes de forces utiles. Je m’en tiendrai ici surtout à la
contribution britannique, dont Erik neveu vous entretiendra également,
d’une part parce que là se réalise la fondation effective de cette nouvelle
discipline sur des bases encore largement valides aujourd’hui et d’autre
part parce qu’il serait trop difficile de cartographier en peu de temps la
dispersion internationale actuelle d’un champ qui reste à ce jour très faiblement hiérarchisé et donc extrêmement fluide et hétérogène.
Un large consensus désigne comme textes fondateurs des Cultural Studies trois ouvrages : le premier, The Uses of Literacy de Richard Hoggart
publié en 1957, traduit en français dès 1960 sous le titre La culture du
pauvre, le deuxième, Culture and Society. 1780-1950 de Raymond Williams
publié en 1958, non traduit en français à ma connaissance, le troisième,
The Making of the English Working Class de Edward Palmer Thompson
publié en 1963, traduit en français 25 ans plus tard sous le titre La formation de la classe ouvrière anglaise. Ils sont tous trois déterminés par une
question historique et en un sens large valent comme travaux d’histoire,
même si leurs auteurs sont tous trois alors professeurs de littérature dans
l’enseignement aux adultes. D’un point de vue marxiste, ils cherchent à
comprendre dans le nouveau contexte de l’après-guerre la situation de la
classe ouvrière en Grande-Bretagne et particulièrement ses pratiques de
résistance à la culture dominante capitaliste. Si les explications viennent
du passé, les objectifs sont contemporains : l’histoire fournit un éclairage
nécessaire mais sur un objet présent. Cet objet, les pratiques culturelles
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Dix ans d’histoire culturelle
de la classe ouvrière et plus tard celles, hégémoniques, de la culture médiatique, un Centre for Contemporary Cultural studies, créé en 1963 à Birmingham et dirigé par Hoggart puis par stuart Hall, les prend en charge.
on constate que le Centre revendique dès sa fondation cette appellation
de Cultural Studies qui le distingue parmi les disciplines déjà instituées.
Dès lors sa visée s’affiche sociologique : rendre compte de la vie culturelle
dans ses déterminismes sociaux. or, les sociologues qui dominent alors en
Angleterre, essentiellement des fonctionnalistes parsonniens, interdisent
le financement qui permettrait des recherches de terrain. L’analyse littéraire de textes continue ainsi de dominer, bouleversée et relancée par les
aléas de la théorie étrangère, surtout française, néo-marxisme gramscien
et althusserien, structuralisme discursif de Barthes et de foucault, entre
autres, qui suscitent débats et repositionnements. Cette problématique
historique traitée d’un point de vue sociologique avec des moyens littéraires donne une bonne idée du bricolage transdisciplinaire qui enrichit
et perturbe tout à la fois l’évolution des Cultural Studies. Il faut ajouter que
les pratiques culturelles en jeu, celles des classes populaires, impliquent
une attention prioritaire aux médias de masse et obligent donc la convocation des Medias Studies et avec elles de la théorie de la communication.
Cette complexité d’approche est du reste revendiquée comme stratégie de
défense contre le pouvoir conservateur des disciplines instituées.
or, les facteurs de bouleversements ne viennent pas seulement de
la méthodologie, mais de la transformation des questions elles-mêmes.
D’abord focalisées sur la détermination de classe, les Cultural Studies subissent le choc des revendications identitaires de gender, d’orientation
sexuelle, de race, d’âge, de nationalité, en particulier post-colonialiste,
qui peuvent toutes prétendre à des cultures spécifiques qui résisteraient
à la culture de masse internationale. Le marxisme originaire des Cultural
Studies se trouve bientôt débordé par ces nouvelles interpellations. Le
relativisme culturel menace et se trouve soutenu par la réflexion sur la
postmodernité lancée par Lyotard et Baudrillard. Aux États-Unis en particulier, où la déconstruction inspirée par Derrida paraît aller dans le même
sens, les Cultural Studies tendent bientôt à une désintégration centrifuge
vers diverses polarités identitaires : Afro-american studies, Hispanic studies, Women’s studies, Queer’s studies, et tutti quanti. Les Cultural Studies y
deviennent un mode d’analyse des questions identitaires où la revendication subjective relativiste postmoderne tend à dissoudre progressivement
toute possibilité de contradiction fondée sur des principes de véridiction
ou de hiérarchisation des points de vue.
Regards et transferts
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Il serait toutefois imprudent de s’en tenir à un constat scandalisé devant des excès qui permettraient d’invalider la discipline en bloc. La tradition britannique de gauche se maintient par exemple chez stuart Hall
dans l’imaginaire construit par le xixe siècle : un abandon du roman. Le
cinéma de fiction, c’est-à-dire tout le cinéma à très peu de chose près,
acquiert ensuite la position dominante dans les industries culturelles dès
la fin de la Première Guerre mondiale. Il ne sera évincé plus tard que
par la télévision qui, en plus de poursuivre et de développer le modèle
du roman-feuilleton dans ses séries, recycle des films produits par les
entreprises cinématographiques tant dans la programmation des chaînes
que par le circuit de la vidéo. Toute tentative de comprendre le roman
aujourd’hui comme un genre étroitement littéraire, ou même simplement
du domaine de l’imprimé, se coupe des pratiques effectives de consommation de fiction dans nos sociétés contemporaines. Au-delà de la révolution
cinématographique et télévisuelle du siècle dernier, le roman à venir de
notre siècle se cherche sans doute dans les jeux de rôles vidéo où des
joueurs peuvent collectivement s’investir en personnages de fictions dont
ils peuvent de plus en plus spécifier l’ensemble des paramètres. Peut-être
votre fille qui lit sagement des livres comme on lui dit de le faire à l’école
est-elle en retard de cette évolution sur votre fils qui, croyez-vous, perd
son temps devant l’écran ?
concLusIon
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Je m’arrête là-dessus et je conclus. Les Cultural Studies peuvent facilement provoquer le scandale par le côté très désordre d’une transdisciplinarité qui peut servir d’alibi à l’à-peu-près. or, à proprement parler, elles
prétendent peu faire de l’histoire, on peut facilement comprendre de ce
point de vue la très grande réserve des historiens culturels français à son
endroit. Mais comme Erik neveu nous entraîne à le voir, un autre facteur
semble jouer un rôle plus déterminant : celui par où j’ai commencé et sur
lequel lui-même fonde le titre de son intervention, la distance culturelle.
Les Cultural Studies nous enseignent bien autre chose qu’à tenir
compte des pratiques culturelles de grande consommation. En définitive,
ce terrain avait déjà été pris en compte par la théorie critique de l’école de
francfort, quoique différemment. Ce qui caractérise le mieux les Cultural
Studies à mon avis, c’est bien cette attention au caractère conflictuel de
la culture, ce souci d’y mettre en évidence les contradictions qui renvoient aux identités distinctes s’affrontant pour une légitimité toujours
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Dix ans d’histoire culturelle
problématique même quand on affecte, comme c’est le cas habituel pour
la culture restreinte, de la fonder sur une supériorité d’évidence.
Il me reste, je suppose, à vous faire quelques suggestions de recherches,
telles que la distance culturelle me permet de les concevoir. Vous me
permettrez de partir du terrain que je connais le mieux, la littérature.
supposons que, comme le propose Priscilla Parkhurst ferguson, la france
soit « une nation littéraire » et Paris, comme l’on peut en croire Pascale
Casanova, la capitale de la littérature mondiale, comment entendre alors
la lamentation réitérée chez sainte-Beuve, Maurras ou finkielkraut que
cette culture est débordée par celle du plus grand nombre ? Pour un historien, il s’agirait d’étudier par exemple si les classes populaires françaises
se livrent à des pratiques plus ou moins littéraires qu’ailleurs. Peut-être
découvrirait-on que la littérature telle qu’on l’a enseignée durant ces deux
derniers siècles a contribué à la division et à la domination de classes
en france comme ailleurs, et que flaubert ou Proust y ont servi d’instruments d’oppression, comme ailleurs shakespeare, Goethe ou Dante ?
Comment aurait-il pu en être autrement ? Peut-être cependant ces armes
se sont-elles aujourd’hui émoussées ?
Je vous propose enfin un dernier chantier, ou plutôt je laisse Eric
Hobsbawm, historien certes plus autorisé que moi, vous en proposer un :
« On ne peut nier que les véritables révolutions artistiques au XXe siècle
sont le fait non des avant-gardes de la modernité, mais se sont produites
hors des domaines normalement reconnus comme relevant de l’art. C’est
la logique combinée de la technologie et du marché de masse, donc de la
démocratisation de la consommation esthétique, qui les a réalisées. Avant
tout par le cinéma, enfant de la photographie et art central du XXe s. » 2
Une telle proposition a un ton joyeusement polémique propre à allumer le feu chez les historiens de l’art au XXe siècle, car elle prend la
culture pour un ensemble conflictuel où on peut se risquer à penser que
le domaine dit restreint concerne en effet de moins en moins d’acteurs.
L’histoire culturelle, si elle se fait sérieusement, ne peut s’appliquer uniquement à démontrer le contraire, sinon elle affiche un parti prix peu
scientifique. Ma situation de contrebandier m’autorise-t-elle à m’en inquiéter ?
2. Eric J. Hobsbawm, Behind the Times. The Decline and Fall of the Twentieth-Century AvantGardes, New York, Thames and Hudson, 1999, (“Walter Neurath Memorial Lecture 1998”), p. 30.
Regards et transferts
|
par Erik Neveu
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LA LIGnE PARIs-LonDREs
DEs CULTURAL STUDIES :
UnE VoIE À sEns UnIQUE ? 3
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C
omme Denis saint-Jacques, je souhaite d’abord exprimer mon plaisir sincère d’être parmi vous tant pour les possibilités d’échange
avec des « voisins » scientifiques qu’ouvre cette rencontre que du
fait de la naturalisation dont vous m’honorez en m’attribuant sur le programme le titre de « professeur d’histoire contemporaine », moi qui ne
suis que politiste. Mais peut-être cette métamorphose statutaire vientelle confirmer que l’on n’est jamais prophète en son pays, puisque ceux
de mes travaux qui sont à l’origine de votre invitation – une thèse sur le
roman d’espionnage, un texte de présentation des Cultural Studies (Cs)
commis avec Armand Mattelart 4 – se sont heurtés au sein de ma discipline officielle à une réception où seule la suspicion de rechercher une
originalité un peu louche brouillait d’un léger murmure le silence absolu
des mécanismes d’écho (comptes rendus, citations) que guette toujours
le narcissisme d’auteur. Pour reprendre le titre proposé par Denis saintJacques, c’est plutôt en tant que frontalier ou contrebandier des disciplines que comme politiste que je puis revendiquer ces travaux.
La contribution que je vous propose voudrait se centrer sur une réflexion relative aux processus d’importation et d’exportation des théories
et des travaux, aux effets de barrières douanières tant entre pays qu’entre
disciplines. À cet effet, je procéderai en quatre temps. Cet exposé partira
de quelques remarques liminaires sur les caractéristiques des CS britanniques. Dans un second temps, il se fixera sur les processus Cultural Studies d’importation théorique par les Cultural Studies britanniques, avant
de chercher à comprendre dans un troisième temps une asymétrie : la
3. Ce texte a été publié en 2002 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
4. L’idéologie dans le roman d’espionnage, Presses de Science Po, 1986, et avec Armand Mattelart, « “Cultural Studies stories” : la domestication d’une pensée sauvage », Réseaux, 1996, n° 80,
pp. 11-58.
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Dix ans d’histoire culturelle
non-réception des travaux des Cs en france, de façon générale, et spécialement par les historiens. Enfin, l’évocation d’une recherche en cours
me permettra d’expliciter ce que pourraient être des stratégies d’importexport transdisciplinaires et transnationales.
deux ou troIs choses qu’IL faut savoIr d’eLLes
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En matière de cadrage des Cultural Studies, l’exposé de Denis saint-Jacques
me permet d’être bref. Il a situé l’essentiel dans des termes auxquels je
souscris sans réserves. Il fallait souligner l’importance de l’engagement
politique dans la genèse du courant. L’émergence des Cs serait incompréhensible sans prendre en compte l’engagement politique à la gauche du
parti travailliste des pères fondateurs. Les Cs offrent un exemple rare d’un
travail intellectuel qui produit une intelligence inédite du monde social
non pas malgré l’engagement de ses auteurs, mais grâce à cet engagement,
parce qu’il les pousse à explorer des objets dévalués par l’élitisme universitaire, à poser des questions impensables à la doxa académique comme
celle de considérer que les comportements populaires peuvent être aussi
riches de sens, aussi subtils que ceux des élites. Avec Denis saint-Jacques,
j’insisterai sur le primat donné à l’étude des pratiques, sur le mouvement en tache d’huile qui, partant d’une analyse des cultures populaires,
mène vers la prise en compte des effets des variables d’âge, d’ethnicité, de
genre, de sexualité, vers une extension des objets en direction des médias,
de la mode, de la publicité, de la consommation. Je soulignerai aussi les
dérives de ce courant qui accompagnent son institutionnalisation et son
essaimage international : montée du théoricisme boursouflé, d’une inflation de glose déconnectée de tout travail empirique sérieux, relativisme
mou, habillé de radicalisme de campus dans le cas des États-Unis… Toutes
choses dont il est possible d’esquisser une sociologie 5.
5. Dont les repères essentiels sont développés par Loïc Wacquant, in « Les dessous de l’affaire
Sokal : un parodie post-moderne en actes » et « Petit précis d’alchimie post-moderne », Liber,
mars et juin 1997, n° 30 et 31. On ajoutera qu’une autre raison de cette évolution vient de l’insertion massive dans le réseau des Cultural Studies d’universitaires relevant, dans divers pays, des
départements d’anglais ou de civilisation britannique et américaine. Ceux-ci trouvent dans la
connexion aux Cultural Studies des perspectives intellectuelles qui les libèrent des exercices
canoniques de commentaire des grandes œuvres littéraires ou d’une réduction au statut de spécialistes d’une langue. Le coût, non négligeable, de ce processus est aussi de donner un ticket d’entrée dans un champ lié aux sciences sociales à des chercheurs souvent dépourvus de
toute formation sociologique qui y transposent les dispositions d’un habitus littéraire, enclin à
la glose, à la célébration/dissection de textes plus qu’aux pratiques de l’enquête.
Regards et transferts
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Denis saint-Jacques m’a obligeamment laissé le privilège de rendre
compte des concepts fondateurs des Cs. Je le ferai par une boutade. Les
Cs réussissent aujourd’hui à cultiver le théoricisme, sans avoir forcément
une théorie propre et des concepts spécifiques. La formule est excessive,
si les Cs n’avaient pas d’intérêt théorique, il ne vaudrait pas la peine
d’en parler. Précisons donc. Il faut d’abord définir les Cs par des postures
et des questionnements, la théorie vient après. Ces postures consistent à
prendre au sérieux des objets que le légitimisme académique avait refusé
de prendre en compte : les styles de vie des classes populaires, les médias
« de masse », les productions culturelles sans quartiers de noblesse. Elles
supposent une approche qui regarde la société et l’histoire from below,
depuis le bas, le sol des vies ordinaires. Elles explorent ce que Passeron 6
désigne comme une « culturologie interne », soit l’approche des formes
et de la cohérence de la culture – au sens anthropologie – d’un groupe.
Mais elles l’articulent systématiquement à une « culturologie externe »,
soit un questionnement sur la contribution de ce système culturel à une
capacité de subversion et/ou d’acquiescement à l’ordre social. Elles commandent par là des méthodes : ethnographie, histoire orale, observation
participante… je pense à un très beau texte de Paul Corigan sobrement
intitulé Doing’nothing, qui rend compte tant d’une phénoménologie que
des significations de désœuvrement ordinaire des adolescents dans un
quartier populaire 7. Les concepts vont dès lors être forgés à partir de ces
interrogations et de ces approches. si on devait les réduire à un lexique,
on y trouverait les notions de résistance, d’hégémonie, d’identité, de
codes culturels, plus largement tout ce qui peut permettre d’interroger
les processus d’objectivation et de désobjectivation d’identités collectives. Lexique dont on discerne immédiatement une ambiguïté fondatrice
puisqu’il se situe à la fois dans une modernité, voire une post-modernité
du questionnement des sciences sociales, tout en ayant une fragrance de
marxisme « sociologisé ».
6. Jean-Claude Passeron, Claude Grignon, Le savant et le populaire, Paris, éditions du seuil-Gallimard, 1989.
7. In stuart Hall, Tony Jefferson (ed.), Resistance through Rituals: Youth Subcultures in Post-War
Britain, London, Routledge, 1993, 1re éd. 1975.
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Enfin, il peut être utile, devant un public d’historiens, de suggérer une
forme de dualité des Cs observable dans la relative autonomie de sa composante historienne symbolisée par le couple Thompson. n’inventons pas
une opposition cachée depuis les origines. Les orientations et les questionnements sont chez tous les fondateurs ceux que nous avons cadrés ici.
L’admirable Whigs and Hunters 8 en témoigne qui, à travers une exploration du “Black Act” de 1723, interprète le braconnage comme une pratique de résistance à la remise en cause de l’économie morale pré-capitaliste caractéristique des campagnes anglaises.
Deux singularités peuvent tout de même être suggérées. Les travaux
d’historiens relevant des Cs semblent circuler moins sous forme de citations et de références au sein du réseau Cs. Leur contribution ne s’est
jamais dissoute dans une nébuleuse transdisciplinaire, elle n’a jamais
connu ni les dérives, ni le décrochage de l’empirie, si visibles dans une
large part des Cs orientées vers le présent. Une explication possible et
insuffisante de cette singularité peut venir de la force plus grande des
contrôles croisés, d’une police scientifique dans le sous-champ académique de l’histoire.
Une dernière remarque peut s’imposer tant nos deux exposés ont mis
l’accent sur une thématique des dérives. s’il est important de souligner
d’entrée les pathologies contemporaines des Cs globalisées, ce constat
critique ne doit pas laisser penser qu’elles aient perdu toute capacité d’invention, toute fécondité. Pour ne donner que des repères partiels, il ne
serait pas difficile d’argumenter sur la richesse et les réelles percées de
connaissance apportées dans une période très récente sur le terrain des
analyses de réception des médias, des Gender Studies, de la réflexion sur
les identités collectives.
La LIgne parIs-londres
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J’emprunte cette métaphore à Raymond Williams qui exprimait par là
un agacement devant ce qu’il tenait pour une forme de coquetterie intellectuelle dans l’importation incontrôlée de références françaises par les
chercheurs du Centre de Birmingham.
Récusant la fixation sur les objets canoniques, les frontières disciplinaires, les constructeurs des CS ont aussi été de grands bricoleurs et
8. Whigs and hunters. The origins of the Black Act, Londres, Penguin, 1975.
Regards et transferts
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importateurs d’outillage théorique. Emprunts d’abord à la tradition des
analyses littéraires, dont l’outillage se trouvait déployé sur des objets illégitimes : publicités, romans populaires, produits de la culture des médias.
La politique d’emprunt-importation est aussi passée, d’une façon globalement assez superficielle, par le recours aux travaux de la sociologie de
Chicago, des théories du labeling et de la déviance de Becker. Elle a pu
faire quelques emplettes en Italie, chez Gramsci massivement, subsidiairement chez Eco, des recours à la première école de francfort pour l’Allemagne.
Mais les dealers théoriques des Cs étaient avant tout français. Emprunts d’abord aux variantes les plus théorisées, les plus académiques du
marxisme avec Althusser. Emprunts à la sémiologie barthésienne des années 1960 et 1970. Emprunts à ceux qui en france s’employaient à problématiser la culture au quotidien : de Certeau, le premier Baudrillard. Cette
politique d’importation, sélective, puisque de façon surprenante Bourdieu
est initialement peu mobilisé, suggère un paradoxe. Alors même qu’elles
sont largement ignorées en france, les Cs se sont nourries d’un ensemble
de contributions françaises. Et ce mouvement n’est pas lié à une bulle
temporelle soixante-huitarde. En matière d’importation aussi, la logique
de la tache d’huile a fonctionné. L’extension des objets commandant celle
des références théoriques, on a pu observer une ouverture aux travaux des
théoriciennes féministes, puis à foucault, aux post-modernes. Le stade
final – faut-il dire terminal ? – de ce processus étant l’invention de ce
monstre céphalopode qu’est la French Theory et dont le postulat implicite
est celui d’une complémentarité épistémologique, uniquement perceptible
pour certains anglophones, entre les auteurs français les plus disparates.
on verra donc invoquer dans un même texte de Cs, Bourdieu, Derrida,
foucault, Ricœur, Baudrillard, Delphy, même Maffesoli, sans interrogations excessives sur la possibilité même de mobiliser de front ces auteurs.
L’invention de la French Theory, qui est largement le fait des Cs, justifierait à elle seule un colloque et pose un ensemble de questions essentielles
sur les effets de mode, les conditions de circulation, de réception et d’incompréhension des œuvres savantes dans un champ académique distinct
de celui qui a vu leur production initiale 9. Retenons-en ici la puissance
d’un tropisme français dans les Cultural Studies.
9. Loïc Wacquant développe à partir du cas de Bourdieu une réflexion largement transposable
sur les périls et quiproquos des pratiques d’importation théorique ; C. Calhoun, E. Lipuma,
M. Postone (ed.), « Bourdieu in America », in Bourdieu: critical Perspectives, London, Polity
Press, 1993.
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Dix ans d’histoire culturelle
Au-delà du constat, comment expliquer tant le privilège donné aux
travaux académiques français que la sélection des importations ? Dans
la mesure où les sciences sociales américaines des années 1950 et 1960
étaient marquées par le positivisme, un fonctionnalisme et un systémisme
souvent scientifiquement naïfs et politiquement conservateurs 10, par plus
d’intérêt pour les élites que pour le common, on peut penser qu’aller chercher des références en france était un moyen de trouver une alternative
théorique. L’image d’avant-gardisme politique des intellectuels français,
l’effervescence créatrice du moment structuraliste et des années 1968 ont
pu aussi jouer un rôle attractif. on mentionnera aussi le fait que pour
une fraction d’intellectuels triplement dominés – du fait général de la
moindre place de ce que M. Thatcher appellera les chattering classes dans
le monde britannique, mais aussi de leur situation de « boursiers » et de
relégués dans les périphéries de l’Academia – le prestige, plus ou moins
enchanté, de l’intellectuel français constituait un modèle de référence.
La francophilie théorique s’éclaire donc tant pour des raisons négatives
(contournement de l’influence américaine, absence de Grand Theory disponible alors en Allemagne 11) que positives.
La sélection des auteurs français peut aussi s’éclairer. Pour Althusser –
comme pour Gramsci côté italien – la quête d’un marxisme démomifié,
utilisable pour penser au présent les problèmes de la domination sociale
peut être invoquée. En d’autres cas (Barthes, Baudrillard) une forme d’homologie des objets et des questionnements rend intelligibles les emprunts.
Au-delà, et à mesure que les CS vont s’institutionnaliser et se voir reconnues académiquement, il faut faire appel à la Loi de Morley. Je propose en
effet de labelliser ainsi une réflexion formulée par un des contributeurs
majeurs des CS à propos du succès international de ses propres travaux.
David Morley observe en effet que ses publications sur les contenus et
la réception d’un magazine d’information 12 sont lues et utilisées par un
lectorat international qui n’a aucune idée de la nature précise de cette
émission et se trouve, par là, porté à en retenir les énoncés les plus abstraits et les plus théoriques, souvent déconnectés du matériau empirique
10. Voir la critique décapante qu’en fit à chaud Wright Mills C. dans L’imagination sociologique, première édition française par François Maspero en 1967.
11. Habermas, Luhmann, Beck intègrent tardivement le panthéon des CS. Une consultation des
sommaires de la revue Theory, Culture and Society, née au début des années 1990 est un bon
outil de repérage des derniers chics théoriques.
12. Il s’agit de Nationwide, voir Charlotte Brunsdon, David Morley, Everyday television: Nationwide,
London, British film institute, 1978.
Regards et transferts
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qui leur donne sens. « Pour le dire brutalement, des niveaux plus élevés
d’abstraction (la “théorie”) peuvent être vendus de façon plus extensive,
et non uniquement dans un cadre national spécifique, et dès lors tendent
simultanément à des niveaux plus élevés de profitabilité pour l’éditeur et à
une réputation élargie pour le théoricien. Bref, c’est la “théorie” qui voyage
le mieux » 13. si l’on transpose l’analyse aux processus d’importation par
les Cs, on comprend aussi pourquoi le Barthes de S/Z ou du Système de la
mode a plus de chances de franchir la Manche que celui des Mythologies
de l’abbé Pierre ou de la margarine Astra, pourquoi la fascination pour
Althusser, Derrida ou Ricœur se trouve dans une mouvance académique
de plus en plus portée à la prétention théorique (dans tous les sens de ce
terme). Inversement la loi de Morley peut éclairer ce que filtre le processus d’importation. La réception tardive et partielle de Bourdieu, le peu
d’impact des précurseurs français de l’histoire culturelle (Agulhon, Le Roy
Ladurie, Vovelle) doit aussi à ce que leurs théorisations sont profondément
enracinées dans des enquêtes et des terrains français, se prêtent malaisément à cette variante académique du raffinage qui filtre des essences
conceptuelles à partir de travaux nés de l’enquête et de l’archive.
La non-réceptIon françaIse des cs
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En inversant vers la france le point d’observation des processus d’importation-exportation théoriques, on est amené à un constat sans équivoque.
Les Cs ont été et demeurent profondément méconnues du monde académique français. Grâce à Passeron et Bourdieu, Richard Hoggart a deux
livres traduits 14. Un seul livre de Thompson 15 a été traduit. Aucun des
livres de Williams, Hall, Hebbige, Morley, Brunsdon, Willis, Ang, Radway
n’est accessible en français. Quant aux articles, on doit pouvoir accéder à une dizaine de traductions entre Actes de la recherche, Réseaux,
Annales, Politix. Il suffit trivialement d’observer les expressions faciales
de perplexité des collègues à l’audition du terme Cultural Studies pour
13. David Morley, Television, audiences and Cultural Studies, London, Routledge, 1993, p. 3.
14. Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 et 33 Newport Street, Paris, éditions
du seuil-Gallimard, 1991.
15. Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière britannique, Paris, éditions du seuilGallimard, 1988.
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Dix ans d’histoire culturelle
disposer d’un indicateur sommaire mais pertinent d’une méconnaissance
qui connaît peu d’exceptions 16.
Pourquoi cette étanchéité 17 ? Quatre registres explicatifs au moins peuvent
être invoqués.
Le premier renvoie à toute une série de raisons pratiques concernant
la réception de travaux à la fois britanniques et marginaux. Raison pratique indicible mais fondamentale : tous ces auteurs parlent et écrivent
anglais, ce qui est déjà une barrière puissante dans l’université française
d’il y a trente ans. Ces travaux hérétiques se développent – au moins
jusqu’aux années 1980 – aux marges de l’Université anglaise, pas à oxbridge, mais dans les Polytechnics (initialement proches de nos IUT) à
l’open University, dans les institutions de formation pour adultes…, ce qui
constitue un énorme handicap en termes de réseaux internationaux. Des
textes importants sortent sous forme de working papers, support étranger à la culture académique française et aux processus de traduction.
Il faut enfin re-solliciter la Loi de Morley. Tous ces travaux sont bâtis
sur un travail de terrain, sur une prise en compte souvent très fine de
la chair et de la singularité du monde social britannique. Pour qui n’a
pas vu le magazine télévisé Nationwide, pour qui n’a pas joué dans une
Penny Arcade, assisté à un derby Everton-Liverpool, pour qui ne sait que
vaguement ce que fut le phénomène des mods, les analyses qui tentent
de les théoriser mettent dans la position de recevoir une théorie dans la
méconnaissance des substrats qu’elle analyse… sans même bénéficier de
l’attrait de l’exotisme puisque les ethnologues d’alors – qui ont encore des
crédits – peuvent offrir Bali ou les Indiens Guayakils.
seconde raison, le terrain est occupé. Des chercheurs français développent des chantiers homologues, avec leur propre outillage. sans pouvoir proposer un panorama complet, on en donnera quelques illustrations.
16. Mentionnons cependant le contre-exemple des africanistes qu’illustrerait la Revue française de
science politique, vol. 35(3), 1985, « Passage au politique », coordonnée par J.-f. Bayard. Cette
ouverture aux Cs doit à la forte internationalisation des communautés de spécialistes d’Area
Studies. Elle naît aussi d’une homologie des situations de recherches : parce que le monde
« sous-développé » du sud est le « populaire » du nord, parce que l’inadéquation des outils issus
des démocraties développées pour penser la participation politique en Afrique noire invite à
chercher dans le micro, la mosaïque des résistances minuscules ou de l’utilisation des traditions
d’autres rapports au politique.
17. L’étanchéité dont il est question ici tient à la réception des travaux anglophones en france.
Elle n’exclut en rien l’existence de revues, d’associations de French Cultural Studies, souvent
appuyées sur des départements de français ou de civilisation française. Leurs objectifs sont
davantage l’étude de la culture française par les Anglo-saxons ou la diffusion des acquis de la
recherche française sur les objets culturels.
Regards et transferts
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Barthes et la mouvance de la revue Communications explorent les productions de la culture dite de masse, les mythologies. étant en posture
de mentors, ils n’ont guère de raisons d’importer des travaux qui sont
parfois des sous-produits dégriffés de la sémiologie continentale. Par ailleurs, Barthes est peu au fait des travaux anglophones et va chercher vers
d’autres pays et d’autres communautés savantes (linguistes) les éléments
qui fécondent son œuvre.
Bourdieu, puis sa revue Actes (1975) explorent depuis le milieu des
années 1960 des pratiques et des objets proches de ceux des Cs : photographie, romans populaires, consommation, corps, livres pour enfants,
rapport des classes populaires à l’école. Actes traduira d’ailleurs tôt
Thompson, Williams, Willis 18. Jean-Claude Passeron sera le passeur français des travaux de Richard Hoggart 19. Le pôle sociologique symbolisé
par Bourdieu constitue l’une des rares interfaces entre sciences sociales
françaises et Cs. simultanément, cette coopération reste limitée. outre
de simples logiques de concurrence entre des entreprises scientifiques,
deux raisons peuvent expliquer les bornes de ce commerce intellectuel.
La première tient à la modestie du bagage sociologique de la plupart des
contributeurs aux premières générations des Cs 20. La prise de distance
à l’égard d’une sociologie britannique dominée par le fonctionnalisme se
traduit souvent part la sociologisation superficielle du corpus marxiste,
des emprunts mal maîtrisés à l’école de Chicago, par un lien lâche aux
problématiques sociologiques. Malgré leurs apports, une partie des classiques des Cs peut aussi se lire comme marqués par le rapport « populiste » ou « légitimiste » aux classes populaires 21 que s’emploient à mettre
en cause Bourdieu puis, avec et contre lui, Passeron et Grignon. on peut
ajouter que la visée de certains des pères fondateurs (Hoggart, Williams),
consistant à mobiliser sur des produits culturels illégitimes les outils forgés pour analyser la littérature et les productions légitimes, diverge des
18. Respectivement dans les numéros 2-3 de 1976, 17-18 de 1977, 24 de 1978. Hoggart et Thompson
seront invités à Paris sur l’initiative de Bourdieu.
19. Voir : Jean-Claude Passeron (dir.), Richard Hoggart en France, Paris, éditions du Centre Pompidou et Bpi, 1999.
20. Il est significatif que les traductions par Actes et Le sens commun privilégient quelques-uns des
chercheurs britanniques ayant le plus investi dans des formes diverses d’investigation sociologique de terrain (ethnographie pour Willis, travail sur archives et histoire orale pour Thompson,
ethnographie et auto socio-analyse pour Hoggart).
21. Le stimulant livre de Dick Hebdige, subcultures. The Meaning of Style, London, Routledge, 1987,
1re éd. 1979, sur les styles de vie des jeunes de milieux populaires contient ainsi des développements qui relèvent de la célébration populiste des mods.
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Dix ans d’histoire culturelle
choix méthodologiques de Bourdieu, d’une défiance fréquente à l’égard
de tout « sémiologisme » dans les rangs des chercheurs de son équipe 22.
La troisième raison d’une non-réception peut être cherchée dans l’articulation singulière de l’engagement politique et intellectuel à la naissance
des Cs. Pour la génération fondatrice, engagement politique et accomplissements scientifiques se fécondent mutuellement. La désertion du Parti
communiste de Grande-Bretagne (PCGB) en 1956 par le gros des promoteurs des Cs qui en étaient membres les libère aussi d’une institution
de police intellectuelle. C’est parce qu’ils passent des années dans les
institutions d’éducation permanente pour ouvriers du Yorkshire que les
Thompson peuvent se pénétrer de la vie ouvrière, collecter des masses
de documents et de récits, constituer avec leurs homologues le History
Workshop, développer une histoire orale 23. C’est parce qu’il exerce de
vraies responsabilités éditoriales à la New Left Review, puis à Marxism
Today que stuart Hall peut produire le recueil collectif New Times 24. si
l’engagement à la gauche de la gauche des universitaires français ne fut
pas moindre des années 1950 à 1980, il repose davantage sur une déconnexion entre travail scientifique et action politique. La tendance comporte
des exceptions qu’illustrent foucault et la prison ou le témoignage d’Alain
Croix dans Pour une histoire culturelle 25. Mais le principe reste celui d’une
forme de schizophrénie. L’intellectuel communiste défend la ligne et non
la science sociale, le parti contrôle son expression publique. si des universitaires « gauchistes » ont pu produire des travaux débiteurs de leur engagement, c’est en général après leur moment militant, dans sa distanciation
ou dans le réinvestissement de compétences acquises en militant 26, dans
tous les cas dans une logique de la succession des investissements, bien
distincte de la synchronie propre aux figures majeures des Cs. sauf à être
la plante verte des tribunes de congrès, laissant sa capacité critique au
22. Plus nous semble-t-il que chez Bourdieu lui-même dont on rappellera la corrosive sociologie de
la rhétorique althussérienne in « Marx, lecteur de Balibar », in Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 5-6, 1975, pp. 65-79.
23. Ce point est bien mis en lumière par Tom steele, The emergence of Cultural Studies, 1945-1965.
London, Lawrence and Wishart, 1997.
24. stuart Hall et Jacques Martin (ed.), New Times: the changing face of politics in the 1990’s, London, Lawrence and Wishart, 1989.
25. Alain Croix, « Marx, la chaisière et le petit vélo », in Jean-Pierre Rioux et Jean-françois sirinelli
(dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, éditions du seuil, 1997, pp. 51-72.
26. Voir Gérard Mauger et Claude fossé-Polliak sur l’apport du militantisme maoïste à un savoirfaire de l’enquête en milieu populaire, (« “Choix” politiques et “choix” de recherches : essai
d’auto socio-analyse », Cahiers du réseau Jeunesse et société, n° 3-5, 1985, pp. 27-121).
Regards et transferts
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vestiaire, le savant-militant n’est pas une figure française de l’engagement
des années 1960 et 1970.
Les différences nationales en matière de cloisonnement des spécialités académiques sont aussi à prendre en compte. Les Cs ont construit
une discipline depuis la périphérie de l’institution universitaire, dans une
fécondation croisée entre marxisme, analyse littéraire, sociologie molle,
étude des médias. L’intégration des Polytechnics comme universités de
plein droit allait donner au milieu des années 1980 une forte surface institutionnelle aux Cs, tantôt sous ce label, tantôt dans les départements
de Gender Studies ou de Media Studies. sans pouvoir en rendre compte
de façon convaincante, il faut constater que la structuration interne de
l’Université française n’a pas abouti à l’autonomisation d’une discipline
nouvelle et comparable. La sociologie française s’est démarquée des influences américaines en reprenant appui sur son héritage durkheimien et
a pris en charge une large part des objets investis par les CS. Les sciences
de l’information et de la communication se sont autonomisées en France
plus tardivement qu’outre-Manche, à la fin des années 1970. Elles ont
juxtaposé, plus que fait fusionner, spécialistes de l’information et de la
documentation, chercheurs venus de disciplines variées, payant l’expansion fulgurante de leurs effectifs académiques d’une absence de « canon »
partagé, voire d’une légitimité scientifique brouillée. Leurs objets de prédilection (nouvelles technologies de l’information et de la communication, communication interpersonnelle et organisationnelle, sémiologie des
messages médiatiques) sont décalés à l’égard de ceux des CS. L’apport
intellectuel de quelques grandes signatures peine à y compenser les « découverts » produits par la modestie du ticket d’entrée dans ce secteur.
Le noyau précurseur réuni autour de la revue Communications aurait pu
constituer le point de départ d’un développement de CS à la française. Il
est resté prisonnier des institutions marginales – mais élitistes cette fois –
du monde académique (EPHE, EHESS, Collège de France), n’a trouvé de
relais que dans des départements de littérature qui ont digéré son apport
plus qu’il ne les a durablement subvertis.
La conclusion de ces repérages ne conduit-elle pas à faire des historiens du culturel, sinon les importateurs, du moins les homologues les plus
plausibles des CS britanniques ? Un lecteur britannique ne trouverait-il
pas chez Agulhon, Audouin-Rouzeau, Chartier, Corbin, Le Roy Ladurie,
Muchembled, Ory, Sirinelli, Thiesse – et tant d’autres – les contributeurs
d’une bibliothèque de French Cultural Studies ?
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Dix ans d’histoire culturelle
La réponse ne peut être que nuancée. Elle doit prendre acte de convergences. Il peut s’agir de l’intégration d’objets longtemps illégitimes dont
attestait dès 1974 le tome « nouveaux objets » de Faire de l’histoire 27 et
qu’actualisent les contributions comme l’Histoire de la vie privée 28, puis le
travail de Dominique Kalifa sur les faits divers, de Georges Vigarello sur
le viol ou la propreté. Convergence encore dans la sensibilité croissante
à une histoire et une culture vues d’en bas illustrée par le travail d’Alain
Corbin.
Mais ni la richesse de l’histoire culturelle française, ni ses points de
convergence avec les Cs ne peuvent occulter combien les divergences
restent plus fortes.
La première tient tout simplement à ce qui me semble une assez large
méconnaissance de ce corpus. Dans les limites de mes lectures insuffisantes, je ne puis que constater la rareté des citations, plus encore des
appuis théoriques sur le legs des Cs, qu’il soit historien ou non. Lorsque
les travaux des Cs sont cités – c’est le cas par exemple dans Le carnaval
de Romans 29 – ces références sont plus des marqueurs d’érudition que
d’inspiration.
La seconde tient à ce que je désignerai comme présence en histoire
culturelle du tropisme légitimiste de l’université française. faut-il invoquer un habitus de normalien, prêt à se confronter à l’original plus qu’à
l’illégitime. Pour être plus précis, ce légitimisme revêt deux manifestations, qui sont aussi deux divergences de fond avec les Cs.
L’histoire culturelle française privilégie l’étude de l’institué, de l’institutionnalisé sur celles des pratiques. Elle étudiera les noms de rues
plus que ce qui se passe dans la rue, les manuels scolaires plus que les
comportements des écoliers. En caricaturant, on peut opposer des Cs qui
observent des pratiques quand l’histoire culturelle française se fixe plus
volontiers d’une part sur les représentations, d’autre part sur le déjà institué, sur les résultats stabilisés et objectivés de ces pratiques.
L’histoire culturelle française garde aussi une tendresse que je crois
coupable pour ce que j’appellerai le légitime de l’illégitime. Dominique
Kalifa le note fort bien dans une contribution intitulée « Les embarras
27. Jacques Le Goff et Pierre nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974.
28. Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, éditions du seuil, 1987.
5 tomes.
29. Emmanuel Le Roy Ladurie, Le carnaval de Romans, Paris, Gallimard, 1986 (folio, p. 320).
Regards et transferts
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de l’historien » 30 où il souligne l’existence d’une hiérarchie implicite des
objets qu’il associe à une variable temporelle. Un historien peut étudier
sans déchoir Eugène sue, pas Jean Bruce ou Guy des Cars. Il faut ajouter
à cette variable de temps une variable de légitimité culturelle pure. Plus
les objets sont éloignés des pratiques lettrées, de la culture légitime et
scolaire, plus il est risqué en terme de carrière de s’y confronter.
Pour tenter d’illustrer mon propos je voudrais citer cette stimulante
somme que sont Les lieux de mémoire. sept excellents articles sont
consacrés aux « Mots ». De quoi s’agit-il ? De l’Académie française, du
Collège de france, de la Khâgne, du barreau… mais rien sur les patois,
rien sur les français populaires. Vingt articles sont dédiés aux « Conflits
et partages », mais hormis les contributions de Gérard Noiriel et – dans
un autre volume – de Michelle Perrot aucune n’explore les clivages de
classe, les sous-univers populaires. Hormis une contribution sur « Le Tour
de France », on ne trouve pas d’articles sur les mondes du sport, de la
manifestation, des pratiques festives populaires, aucune contribution sur
la télévision ou les médias comme supports mémoriels. Et si le folklore
est évoqué, c’est, entre autres, à travers une analyse du manuel de Van
Gennep. S’intéressant à des objets comme les tags, le Stade de France, la
télévision, la fête de la musique, le dernier tome de L’histoire culturelle de
la France 31 suggère, dix ans plus tard, la réalité d’évolutions de l’histoire
culturelle, sans disqualifier les interrogations esquissées ici.
Une autre différence sensible me semble porter sur l’articulation du
culturel et du politique. Étudier le culturel pour les CS, au moins dans leur
première génération, c’est l’étudier – j’y insiste – pour comprendre en
quoi des cultures et des sous-cultures affectent les rapports de pouvoir et
de domination, ont une portée politique, d’où la centralité donnée à des
notions comme résistance ou hégémonie. Si ce souci d’articulation n’est
pas absent de l’histoire culturelle française, comme en attestent des classiques comme Le carnaval de Romans, La politique au village ou Le village
des cannibales, il est nettement moins central que dans les CS. Sur ce
point précis la démarche des politistes et historiens qui se revendiquent
d’une « socio-histoire » semble valoriser davantage une logique de « culturologie externe ».
30. Belphégor (Revue électronique), n° 1.
31. Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France, Tome IV,
Le temps des masses, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
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Dix ans d’histoire culturelle
conjuguer Les apports
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En évoquant un projet de recherche en cours d’avancement, que je poursuis avec Annie Collovald, il peut être possible d’expliciter les forces et les
lacunes des approches en présence. notre projet vise à traiter du « néo
polar », né à la fin des années 1970 dans le sillage de Manchette, genre
littéraire qu’illustrent des auteurs comme Vilar, Pouy, Jonquet, Daeninckx,
oppel… auteurs qui sont souvent d’anciens militants gauchistes. notre
objet est triple.
étudier les auteurs, leurs trajectoires, leur positionnement dans le
champ littéraire, les logiques éditoriales auxquelles ils se confrontent, la
façon dont cet investissement a pu fonctionner comme une reconversion
du militantisme. Analyser tant les thématiques que les structures formelles et déclinaisons de cette littérature. Comprendre sa réception et son
succès social, ses significations politiques.
si ce projet peut relever d’une sociologie politique, il est clair qu’il
cible la culture, et plus encore qu’il a besoin d’une vision historique qui
aide à comprendre un ensemble de changements sociaux qui s’étalent
sur le quart de siècle d’existence du genre. notre triptyque trouve d’ailleurs un répondant dans une grille qui semble assez consensuelle chez
les historiens du culturel : faire une histoire-sociologie matérielle de la
production, une « histoire sociale de la culture » explorant élaboration,
production, consommation, passer par l’analyse des contenus.
La question qu’il est possible de poser maintenant sera Où faire notre
marché théorique ? nous nous appuierons bien entendu sur un patrimoine,
celui de politistes d’orientation plutôt sociologique, à la fois domiciliés
près de la sociologie de Bourdieu et contrebandiers. nous emprunterons
sans hésiter à l’histoire culturelle française, sur des questions comme les
évolutions de l’édition, des mondes littéraires, l’analyse des changements
de l’environnement intellectuel et idéologique, les travaux sur les intellectuels, l’engagement…
Mais au-delà du fait qu’aucun chantier ne peut être encyclopédique,
puis-je me risquer à dire qu’un tête-à-tête avec la seule histoire culturelle
française nous semblerait insuffisant, peut-être périlleux.
Elle ne semble pas, en son état actuel, suffire à l’analyse des contenus
de notre corpus. Il nous faut aller vers les linguistes et sémiologues, vers
une sociologie de la production littéraire qui s’intéresse aux œuvres et pas
seulement aux producteurs (école de Constance), aussi vers les Cultural
Studies (J. Radway). L’un des rares cas de travail historien qui puisse nous
Regards et transferts
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aider nous vient d’Anne-Marie Thiesse. Mais le bonus de sa contribution
ne vient-il pas de sa place aux marges de l’histoire et de la sociologie ?
Les Cultural Studies, certains travaux sociologiques ont une avance
sur l’histoire culturelle (et la sociologie politique) dans le domaine d’une
exploration des usages et surtout des réceptions. Avec des travaux comme
ceux de Morley, Ang, Katz et Liebes, Radway, Philo 32, une véritable percée
s’est opérée dans la décennie écoulée en matière de techniques d’enquête,
de typologie des réceptions et des usages. sans résoudre tous les problèmes, les Anglo-saxons, souvent liés aux Cs, ont ici une réelle avance.
Mon dernier argument est à entendre comme un questionnement plus
que comme une objection. Les historiens français du culturel ont su expliquer par une analyse des dynamiques propres à leur communauté ce
qui avait retardé le mouvement de la « cave » des structures socio-économiques au « grenier » de la culture pour reprendre la belle métaphore de
Michel Vovelle. De ces greniers culturels, ils ont rapporté une moisson
d’œuvres et de trouvailles passionnantes. Mais mon inquiétude – qui me
semble faire l’objet de débats parmi vous – porte sur le risque d’oublier de
redescendre régulièrement à la cave tant le grenier est séduisant. Quelle
que soit notre appartenance – et le débat concerne et traverse les historiens, les politistes, les sociologues, les chercheurs de Cultural Studies
– l’immense difficulté à laquelle nous sommes confrontés en analysant
des objets culturels est d’articuler leur analyse à une énorme gamme de
relations. Pour n’en donner qu’une liste partielle j’évoquerai la prise en
compte des faits de morphologie sociale (scolarisation, stratification), des
processus de recomposition des identités et des référents territoriaux, des
phénomènes d’internalisation, des impacts de l’économie.
Le défi d’une socio-histoire de la culture est là, dans la quête d’outils
et de problématiques qui permettent d’articuler, de fédérer des questionnements et des explications inséparables. La réponse n’est ni dans une
guerre ou une hiérarchie des sous-disciplines, ni dans l’illusion babélienne qu’on puisse être à la fois spécialiste de cinq disciplines. Elle est
davantage à chercher dans la production d’interfaces, dans une consécration du droit et du devoir de braconner, de circuler, d’emprunter pour
produire des savoirs cumulables et emboîtables.
32. outre les références déjà citées, Ien Ang, Watching Dallas, London, Methen, 1985; Elihu Katz,
Tamar Liebes, The export of meaning. Cross-cultural readings of “Dallas”, oxford, oxford University Press, 1991 et Janice Radway, Reading the romance, London, Verso, 1987; Greg Philo, Seeing
and Believing: the Influence of Television, London, Routledge, 1990.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Michael Kelly
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REGARDs BRITAnnIQUEs
sUR L’HIsToIRE CULTURELLE
fRAnçAIsE 33
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L’
invitation qui m’a été faite d’intervenir devant vous me permet
de lancer des interrogations sur ma propre pratique, en espérant
que les questions que je me pose trouveront des échos parmi les
historiens français. C’est ainsi qu’un dialogue pourra peut-être s’ouvrir,
qui nous permettra de faire avancer nos recherches et d’aiguiser le regard
que nous portons sur l’histoire culturelle. Je propose donc trois questions.
Première question : quelle est l’histoire du regard britannique sur la
culture française ? C’est un vaste champ, mais des éléments de réponse
peuvent être tirés des recherches en cours sur les « passeurs » britanniques des intellectuels français de l’après-guerre. Un passeur est celui
qui fait franchir un obstacle, et notamment un cours d’eau. Pour traverser
la Manche, les idées françaises doivent surmonter l’obstacle linguistique,
surtout par un travail de traduction, et l’obstacle culturel, surtout par l’action des intermédiaires. or, pendant les années 1945-1960, on compte une
quarantaine de traductions d’œuvres d’intellectuels français. C’est un secteur assez actif dans l’édition britannique, où les traductions du français
sont très nombreuses. Les intellectuels arrivent dans un « débarquement
culturel » au sens large, qui va des chroniques de Clochemerle aux explorations de Jacques Cousteau.
Il y aurait beaucoup à dire des intermédiaires : éditeurs, tels Hamish
Hamilton et secker & Warburg ; traducteurs et traductrices, tels stuart
Gilbert ou Dorothy Bussy ; critiques et commentateurs, tels Cyril Connolly
ou George orwell, biographes, tels Justin o’Brien ou Margaret Crosland.
on évoquerait également les revues littéraires et scientifiques, comme le
Times Literary Supplement, Horizon, Encounter et Scrutiny.
33. Ce texte a été publié en 2002 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
Regards et transferts
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on se demandera ce qui « passe » en Angleterre. on trouvera bien
sûr les existentialistes : Jean-Paul sartre, simone de Beauvoir, Albert
Camus, Jean Genet et Raymond Queneau. Mais on rencontre seulement
les plus grands noms, et, en général, il s’agit de leur production littéraire.
on trouve le personnalisme, incarné par Emmanuel Mounier, mais plus
encore la pensée catholique, exprimée par Jacques Maritain, Jean Daniélou, Henri de Lubac, Georges Bernanos et simone Weil (qui connaît une
grande célébrité posthume). Cela rappelle que la tradition intellectuelle
catholique reste un « créneau » non négligeable en Angleterre. Par contre,
les intellectuels marxistes ne passent pratiquement pas, sauf quelques
romans de Louis Aragon et Elsa Triolet. En dehors des trois mouvements
intellectuels reconnus dans les manuels français de l’époque, l’Angleterre
réserve un accueil chaleureux à la pensée conservatrice traditionnelle. Le
grand intellectuel français aux yeux des Britanniques est toujours André
Gide, dont la réputation est en veilleuse en france, mais qui se voit accorder le prix nobel en 1947 et le doctorat honoris causa d’oxford l’année
suivante. sa présence est assurée par de très nombreuses traductions. on
accueille aussi Jean Cocteau, Colette, André Malraux (dont on n’oublie
quand même pas les romans d’avant-guerre) et Raymond Aron.
somme toute, les Britanniques gardent le goût des valeurs sûres et
n’ont guère la perception d’une rupture dans la vie intellectuelle française
à la sortie de la guerre. Le contexte politique des idées est quasiment
évacué, alors qu’en france les séquelles de l’occupation et la question
du communisme préoccupent beaucoup les écrivains. Il ne manque pas
d’études sur la politique ou l’économie françaises, écrites par de bons
spécialistes comme Denis Brogan ou Alexander Werth. Pourtant, elles ne
reconnaissent pratiquement pas le rôle des intellectuels et de la culture
dans la vie politique. La culture française est surtout accueillie pour sa
contribution aux débats moraux et même aux questions sexuelles. Rappelons que la Grande-Bretagne est à dominante très conservatrice dans ces
domaines pendant les années d’après-guerre. on conclura que les passeurs font entrer les idées et les écrivains qui répondent aux questions qui
préoccupent les Britanniques.
Il est donc possible d’apporter trois éléments de réponse à la question de l’histoire du regard britannique. En premier lieu, ce regard sur la
culture française est en partie une tentative de comprendre l’Angleterre
et d’intervenir dans la culture britannique. on se demandera même dans
quelle mesure les écrivains et artistes français deviennent des acteurs
dans la culture britannique. notons que le doctorat de Gide est sollicité
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Dix ans d’histoire culturelle
par le grand universitaire oxfordien Maurice Bowra, dont les préférences
homosexuelles ne sont un secret pour personne. Le doctorat accordé plus
tard (1992) à Jacques Derrida par l’université de Cambridge donnera lieu
à des controverses plus philosophiques.
En deuxième lieu, pour nous Britanniques, la culture française est un
moyen plutôt qu’une fin. Elle n’est pas une évidence, comme elle pourrait
l’être en france. Dans l’enseignement et dans la recherche surtout, il faut
toujours justifier ce que l’on choisit d’étudier. Cela est visible, par exemple,
dans la publicité qui accompagne les traductions. on citera la collection
des nouvelles de sartre, Le Mur, édité sous le titre d’Intimacy, où le texte
d’accompagnement annonce qu’elle « dépasse largement L’Amant de Lady
Chatterley » (“leaves Lady Chatterley standing at the post”). ou encore, on
citera le projet de la New Left Review dans les années 1960 et 1970, qui
s’attaque à une culture de gauche en Angleterre, jugée somnolente, en
important des idées de la france (sartre, Lefebvre, Althusser et d’autres).
En troisième lieu, le regard britannique est essentiellement anglophone, et dépend de la disponibilité des textes traduits en anglais. Le
visuel et l’audiovisuel passent mieux. Les commentateurs sachant lire le
français ne manquent pas, et s’ils peuvent être en avance sur leur public,
leurs interventions se font le plus souvent dans la perspective de traductions prévues. notons dans ce contexte l’importance des états-Unis, où
la population anglophone cinq fois plus grande permet une industrie de
traduction et d’édition de grande envergure. Les accords de co-édition des
deux côtés de l’Atlantique sont fréquents, et les traductions américaines
sont largement disséminées en Angleterre.
Ayant considéré le regard sur la culture française, la deuxième question à poser sera de savoir quel est le regard britannique sur l’histoire
culturelle française. Il s’agit là d’un champ plus érudit et même universitaire, concernant à la fois l’histoire de la culture et le rôle de la culture
dans l’histoire française. on y trouvera deux démarches qui se rencontrent, et qui portent d’une part sur les pratiques et d’autre part sur les
représentations.
L’histoire politique et sociale de la france est un grand domaine d’étude
historique en Angleterre, s’étendant du Moyen Âge au temps présent. De
nombreux historiens britanniques y travaillent, et on constatera qu’il
existe des revues spécialisées, telle French History, une association active,
the society for french History, et de multiples collections d’ouvrages dans
les grandes maisons d’édition commerciales et les presses universitaires.
Pour le seul XXe siècle, citons à titre d’exemple Martin Alexander, Maurice
Regards et transferts
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Larkin, James MacMillan, Roger Price et Theodore Zeldin. Dans leurs
travaux sur l’histoire politique et sociale ils reconnaissent l’importance
des acteurs culturels. D’autres historiens ont pris un « tournant culturel »
plus radical. Pour Douglas Johnson, Colin Jones, Roderick Kedward et
siân Reynolds, la culture n’est plus une simple illustration des événements, et on trouvera chez eux une réflexion plus poussée sur la façon
dont la culture contribue au mouvement de l’histoire. Dans le domaine
de l’histoire contemporaine, on est très proche des sciences politiques.
On y remarquera également des revues spécialisées, comme Modern and
Contemporary France, une association active, the Association for the Study
of Modern and Contemporary France, et une activité d’édition abondante.
Citons les ouvrages de Marie Cross, Christopher Flood, John Gaffney, Nicholas Hewlett, Sudhir Hazareesingh, Jeremy Jennings et Susan Milner
entre autres. Chez eux le cultural turn est très répandu, et s’exprime à
travers l’analyse des discours et l’étude des médias. Ils se préoccupent de
comprendre comment la culture contribue à la vie politique.
Du côté des représentations, on trouvera un très grand nombre d’études
littéraires et culturelles qui considèrent les textes et les images dans leur
contexte historique, et on comprendra que le rapport entre la culture et
la société y est un grand enjeu. Parmi les revues spécialisées, je ferai surtout mention de French Cultural Studies, dont j’ai été l’un des fondateurs.
Les bons spécialistes sont très nombreux, et je me contenterai de citer
des collègues comme Margaret Atack, Charles Forsdick, Nicholas Hewitt,
Diana Holmes, William Kidd, David Looseley, Keith Reader, Brian Rigby et
la regrettée Jill Forbes. Leurs perspectives théoriques doivent beaucoup
au courant de pensée Cultural Studies, lancé dans les années 1950 et 1960
en Angleterre par Raymond Williams, Richard Hoggart et Stuart Hall. Mais
les historiens ont aussi lu les travaux d’ethnologues comme Clifford Geerz
et Henry Giroux, et se nourrissent chez les critiques français comme Roland Barthes, Michel Foucault et Pierre Bourdieu, pour ne citer que les
plus influents.
Il y aurait donc trois éléments de réponse à notre question qui cherche
à éclairer le regard britannique sur l’histoire culturelle française. En
premier lieu, il s’agit d’un regard privilégié, au sens où l’histoire culturelle française est un objet privilégié pour nous autres Britanniques. Nul
autre pays étranger n’attire autant notre attention, comme le démontre
l’importance de l’histoire et de la culture française dans nos universités.
On en connaît trop les raisons pour s’y attarder : citons pour mémoire
la proximité géographique, la dominance de la langue française (depuis
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Dix ans d’histoire culturelle
mille ans) dans l’enseignement, et des relations politiques et économiques
centenaires.
En deuxième lieu, il s’agit d’un regard collectif, dans la mesure où
l’histoire culturelle française est un lieu de rencontres interdisciplinaires,
où les historiens côtoient les historiens de l’art, les politologues et les
sociologues. on y trouve également les littéraires et les civilisationnistes,
pour qui la culture française peut être l’objet principal ou non : ainsi les
comparatistes, par exemple.
Troisièmement, il s’agit d’un regard alliant deux démarches complémentaires, allant de l’histoire à l’œuvre, et inversement de l’œuvre à l’histoire. Cela produit un effet de décloisonnement qui entraîne la parution
d’ouvrages interdisciplinaires, souvent le fruit de coopérations pratiques.
on ne sera pas surpris d’y constater des passages intellectuels et des itinéraires personnels, souvent accélérés par les turbulences sociales ou
institutionnelles, comme la crise récente dans le recrutement pour les
diplômes universitaires en langues. on y trouvera aussi l’influence des
médias, où la domination de l’image, l’importance de la narration et une
certaine façon de mener les investigations infléchissent de plus en plus
les travaux scientifiques.
En dernier lieu, c’est un regard multiple qu’on pose sur l’histoire culturelle française. Des préoccupations différentes y ont leur place. Depuis
une dizaine d’années, les identités sont à la une chez nous. On s’intéresse
surtout à la construction des identités nationales et de la communauté
imaginée, comme le suggère Benedict Anderson. Mais on se préoccupe
aussi des identités féminines, masculines, sexuelles de façon plus large,
et bien sûr des identités ethniques. Dans chaque cas, la France fournit un
riche trésor d’exemples à étudier.
La troisième interrogation, avec laquelle je terminerai, porte sur le regard britannique à l’égard des travaux des historiens français de la culture
française, champ encore plus érudit que celui que nous venons d’évoquer. Il faudrait d’abord mesurer le contact des chercheurs britanniques
avec les travaux de leurs homologues français. Les textes publiés en français sont surtout accessibles aux spécialistes possédant les compétences
linguistiques nécessaires. On constate la présence des Français dans les
revues britanniques et américaines, même si ces dernières se montrent
plus réticentes devant la langue française. Il en est de même des ouvrages
collectifs. Les revues historiques françaises sont d’ailleurs facilement accessibles en Angleterre, où de nombreuses bibliothèques universitaires
sont abonnées à une liste considérable de revues françaises. Évidemment,
Regards et transferts
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les livres y ont toujours la place d’honneur, complétée de plus en plus par
l’accès aux sources électroniques. Et n’oublions pas les achats personnels
des universitaires anglais, qui profitent même de réductions d’impôts pour
nourrir leur bibliophagie.
Par contre, les traductions des ouvrages d’historiens français portant
sur l’histoire culturelle sont assez peu nombreuses, même si nos presses
universitaires publient quelques ouvrages fondamentaux, comme la Nouvelle histoire de la France contemporaine (chez Cambridge University
Press). C’est pourquoi les comptes rendus restent importants, et certaines
revues leur donnent une grande place, sachant que ce vecteur est très
apprécié par ceux qui redoutent des lectures trop ardues. Il ne faut pas
sous-estimer l’importance des rencontres internationales dans les colloques et les journées d’étude, qui commencent heureusement à se multiplier des deux côtés de la Manche. La parole y passe peut-être mieux que
par la voie imprimée. Et rappelons que les vacances universitaires et les
congés sabbatiques favorisent une forte présence des Britanniques dans
les bibliothèques et archives de france. Il leur arrive même d’y rencontrer
des collègues français travaillant dans le même domaine.
Les Britanniques tournent donc un regard averti et fasciné vers les travaux des historiens français de la culture, dont ils reconnaissent la fécondité intellectuelle et le niveau impressionnant d’activité. C’est un regard
extérieur, certes, car nous sommes conscients d’assister à des débats pour
la plupart franco-français, où les interlocuteurs cherchent à comprendre
et à intervenir dans la vie culturelle française. nous nous apercevons que
les travaux français se situent dans des contextes disciplinaires dont nous
connaissons les grandes lignes, mais dont nous savons qu’ils ne correspondent pas tout à fait aux structures disciplinaires dans lesquelles nous
nous situons. Les contextes institutionnels nous sont encore plus étrangers, tant par la règle du « je » pour l’homo academicus que par les enjeux
de réputation et de carrière. Chacun de nos pays a sa propre façon de
faire, à tel point que l’on pourrait parler d’un regard de passe-muraille :
le Britannique trouve parfois plus facile de participer à une diversité de
communautés intellectuelles en france, là où son homologue français verrait des cloisons plus solides.
Est-ce que le regard britannique est un regard à sens unique ? on
trouve évidemment le regard réciproque chez les anglicistes, surtout chez
les civilisationnistes. Mais il semble qu’il y ait moins d’historiens français pour s’intéresser à l’histoire culturelle britannique, surtout à l’histoire du temps présent, que l’inverse. Ajoutons la difficulté et la rareté
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Dix ans d’histoire culturelle
du comparatisme, qui fait que les historiens des deux pays ont rarement
un intérêt tout à fait symétrique. on constate pourtant une nette volonté
de décloisonnement de part et d’autre. Les dialogues se nouent et les
contacts se font plus fréquents. nous n’avons pas attendu le centenaire de
l’Entente cordiale pour nous entendre cordialement entre chercheurs et
historiens et nous allons, je l’espère, vers une coopération accrue.
Regards et transferts
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par Christophe Charle
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PEUT-on éCRIRE UnE HIsToIRE
DE LA CULTURE EURoPéEnnE À
L’éPoQUE ConTEMPoRAInE ? 34
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D
epuis quelques années, nombre d’historiens tentent d’écrire une
histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine. souvent collectives, rarement individuelles, ces entreprises laissent
presque toutes un sentiment d’inachèvement, de questions en suspens
non résolues, voire insolubles, ou, plus grave, de développements déjà lus
qui peinent à intégrer les foisonnantes recherches en cours dans les divers
espaces linguistiques concernés. Récemment, en 2006, Donald sassoon,
un historien britannique a publié The culture of the Europeans, ouvrage
qui tranche sur les synthèses contraintes, type manuel universitaire, et se
donne la longue durée et l’espace d’écriture pour ne rien oublier : plus de
1 600 pages, 1 400 pages de texte, 77 pages de notes, 84 pages de bibliographie (soit environ 2 400 références) 35. En france, depuis l’ancienne
synthèse de Paul Gerbod dans la collection nouvelle Clio, forcément datée
et par ailleurs assez partielle dans sa couverture géographique 36 ou, plus
récemment, le Dictionnaire du XIXe siècle européen dirigé par Madeleine
Ambrière réédité dans la collection Quadrige 37, la bibliographie ne propose rien d’équivalent hors des synthèses sectorielles ou thématiques ou
des travaux collectifs comme les deux volumes récents dirigés respectivement par Gisèle sapiro, L’espace intellectuel en Europe. De la formation
des États-nations à la mondialisation XIXe-XXIe siècle, et Anna Boschetti,
34. Ce texte a déjà été publié dans les Annales, Histoire, Sciences Sociales (HSS), n° 5, septembreoctobre 2010, pp. 1207-1221. Il a fait l’objet d’une conférence de Christophe Charle au congrès de
l’ADHC en septembre 2010.
L’éditeur a autorisé la reproduction de ce texte ; qu’il soit ici remercié.
35. Donald sassoon, The culture of the Europeans from 1800 to the present, new York, HarperCollins, 2006.
36. L’Europe culturelle et religieuse de 1815 à nos jours, Paris, Presses universitaires de france, nouvelle Clio, 1977, 2e éd. 1989.
37. Madeleine Ambrière (dir.), Dictionnaire du xixe siècle européen, Paris, Presses universitaires de
france, 1997 ; n. éd. Quadrige, 2007.
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Dix ans d’histoire culturelle
L’espace culturel transnational 38. L’examen critique des différentes synthèses antérieures, et notamment la plus ambitieuse, celle de sassoon,
sera mon point de départ pour tenter de préciser la question posée dans
le titre de cette conférence. Dans un second temps, j’essaierai de proposer
quelques pistes pour combler certaines lacunes ou répondre à certaines
interrogations qui ont été laissées de côté par ces tentatives antérieures.
Cet exposé tentera donc d’aborder trois interrogations très vastes :
I. Que faut-il entendre par histoire culturelle de l’Europe ?
II. Quelle méthode employer ?
III. Quelle problématique envisager ?
I. que faut-Il entendre par hIstoIre culturelle
de l’europe ?
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quel espace-temps ?
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La première supériorité de sassoon par rapport à ses prédécesseurs est
d’embrasser les deux derniers siècles (XIXe et XXe siècles) et de remonter
même, pour certains aspects, à la fin du XVIIIe siècle, voire en deçà, tandis
que la conclusion, The world wide web, aborde les questions les plus cruciales du XXIe siècle. De même, son horizon géographique étend le regard
sur toute l’Europe, de l’Irlande à la Russie, de la scandinavie à la sicile,
de la Grèce aux Balkans ou à la péninsule Ibérique et même, à de nombreuses reprises (en particulier pour la période la plus récente), il inclut
l’Amérique du nord et, partiellement, du sud. Une Europe élargie donc,
expansionniste, mais aussi une Europe, dans les dernières parties, peu à
peu dominée par la culture venue d’ailleurs (mais surtout d’Amérique).
Cette perspective ample me semble une bonne définition préalable de ce
que doit être une histoire culturelle de l’Europe, espace de circulation des
38. frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir, Histoire des médias, de Diderot à Internet, Paris,
A. Colin, 1996, nombreuses éditions mises à jour ; Hans-Erik Bödeker, Patrice Veit & Michael
Werner (dir.), Le concert et son public. Mutations de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914
(France, Allemagne, Angleterre), Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002 ;
Guglielmo Cavallo & Roger Chartier (dir.) Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris,
éditions du seuil, 1997 ; Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au xixe siècle, essai d’histoire comparée, Paris, éditions du seuil (1re éd.) 1996 (n. éd. avec postface inédite, « Points »,
2001) ; références bibliographiques des ouvrages de Gisèle sapiro et Anna Boschetti, respectivement : Paris, La Découverte, 2009 et Paris, nouveau monde éditions, 2010.
Regards et transferts
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idées, des œuvres, des formes symboliques où des structures culturelles
et symboliques anciennes (l’héritage gréco-latin, les diverses formes de
christianisme, la diffusion d’innovations culturelles de longue durée audelà des cadres locaux comme les Lumières), et les multiples conflits et
échanges au fil des siècles produisent, au terme de réactions en chaîne
complexes, des réalités culturelles dont l’identité originelle, locale, régionale, nationale n’est plus tout à fait assignable.
Dans son livre par exemple, Donald Sassoon a montré très concrètement ces circulations transnationales propres à l’Europe à travers
quelques exemples singuliers, comme le chapitre 9 consacré à Walter Scott
in unclouded splendour, véritable auteur européen et multimédia (roman,
théâtre, poésie, opéra, peinture) des années 1820-1830. Cette approche
d’histoire culturelle par les circulations, les transferts et les réappropriations connaît, on le sait, une grande vogue, en France comme ailleurs
depuis un certain nombre d’années. À l’échelle des monographies, elle
souligne l’absence d’un tempo chronologique commun entre les espaces
(puisque les circulations demandent du temps et passent par des voies
détournées dans un espace politique et culturel non unifié).
À l’échelle de la synthèse, elle risque d’induire cependant, comme
l’avait déjà fait en histoire économique naguère, une analyse en termes
d’avance et de retard, de tradition et de modernité, toujours trompeurs
et schématisants. Les histoires traditionnelles s’en tirent par le recours à
de grands découpages inspirés du politique (« l’âge des révolutions »), de
l’idéologique (« l’ère libérale »), ou de catégories esthétiques suffisamment
lâches et floues (« l’époque romantique ») pour autoriser chevauchements
et géométries variables. Sassoon, après d’autres, se heurte au problème
sans le résoudre vraiment : il a découpé son propos en cinq parties définies chronologiquement par des dates rondes assez arbitraires, dont il
s’évade quand il est forcé d’admettre que l’ensemble de l’Europe ne suit
pas le même rythme d’évolution culturelle, même lorsqu’on se rapproche
du XXe siècle : « 1800-1830 : les préconditions » ; « 1830-1880 : le triomphe
de la culture bourgeoise » ; « 1880-1920 : la révolution » ; « 1920-1960 : l’État
interventionniste » ; « après 1960 : l’ère des mass media ». Sa chronologie
est essentiellement construite à partir de la partie occidentale de l’Europe,
et tout particulièrement de la France et de l’Angleterre auxquelles il attribue en effet un « condominium culturel », un rôle central et moteur, avant
que le « rejeton » états-unien du vieux continent ne devienne, à son tour,
le moteur extérieur des grandes transformations du XXe siècle, profitant
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Dix ans d’histoire culturelle
de son avance technique, de son multiculturalisme et de son immense
marché exportateur.
quelle dynamique culturelle ?
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Ce schéma, discutable, rappelle les anciennes synthèses d’histoire économique sur la révolution industrielle et cette parenté s’explique par le
fait que sassoon privilégie d’emblée et tout au long du livre une approche
par le marché : « les marchés culturels et la division du travail qui les
soutient sont le sujet principal de ce livre » (p. XXI). Il n’entend donc pas
écrire, comme la plupart des histoires culturelles, une histoire des différentes branches de la culture (littérature, cinéma, musique), ou des mouvements culturels, voire une « histoire sociale des représentations », pour
reprendre la définition ambitieuse de l’histoire culturelle proposée par
Pascal ory, mais offrir une « vue large des marchés de production culturelle » 39. Il emploie certes les distinctions symboliques entre high et low,
plus tard middle brow, d’usage courant dans l’histoire culturelle anglophone 40, mais il les considère avant tout « comme une question de publics
et de marchés » (p. XX). Dès l’introduction, comme partout dans le livre,
Donald sassoon affiche en effet un scepticisme narquois à l’égard des
notions de « populaire » ou « d’avant-garde » et estime purement académiques les distinctions inventées par les intellectuels et les critiques autorisés pour diviser les genres, les œuvres et le statut des formes culturelles.
Il écrit ainsi une histoire de la culture sans « romantisme », « réalisme » ou
« modernisme », pour reprendre les catégories canoniques utilisées par la
plupart des histoires culturelles disponibles. Dans cette histoire appréhendée du point de vue du marché, la demande solvable et sa rentabilité
pour l’expansion ultérieure de la diffusion sont systématiquement privilégiées. Donald sassoon met ainsi en évidence la similitude entre les processus d’élargissement des publics touchés avec l’abaissement des prix de
la presse, du livre, des images, de la musique enregistrée, du cinéma, etc.
L’homogénéisation n’est jamais cependant totale : l’inégale urbanisation,
39. Pascal ory, L’histoire culturelle, Paris, Presses universitaires de france, 2004, p. 13 ; Donald sassoon, The Culture of the Europeans…, op. cit., p. xxi.
40. sur la généalogie de ces notions importées d’Amérique en Angleterre dans les années 1920, voir
notamment stefan Collini, Absent minds. Intellectuals in Britain, oxford / new York, oxford University Press, 2006, chap. 5 et l’ouvrage récemment traduit de Lawrence W. Levine, Culture d’en
haut, culture d’en bas, l’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2010 (édition originale, Harvard, 1988) qui en retrace la genèse aux états-Unis.
Regards et transferts
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la domination ou non d’une langue unique selon les espaces nationaux,
la prééminence ou non de la forme culturelle concernée dans la tradition
locale favorisant inégalement l’extension des modalités nouvelles de la
consommation culturelle de masse de ces divers domaines.
Cet économisme culturel consumériste semble comme un reflet de l’atmosphère intellectuelle des années 1980-1990 dans les pays anglophones,
période pendant laquelle « rentabilité » et « industrie culturelle de masse »
sont devenues les notions clés pour l’appréhension de la culture dans
les médias et le discours politique et économique dominant. Actuelles,
ces thématiques ne sont pas complètement anachroniques si l’on remonte
jusqu’aux années 1880 (moment d’affirmation de ce qu’il est convenu
d’appeler maintenant la « culture de masse » 41). Et le terme « révolution » qu’utilise l’auteur pour qualifier la troisième partie consacrée à ce
moment renvoie à l’apparition des nouveaux médias et technologies (son
enregistré, cinéma, radio) qui modifient les conditions de la consommation culturelle par rapport à l’époque de domination de l’imprimé ou des
arts du spectacle.
En revanche, ce point de vue exclusif à partir du marché paraît de plus
en plus forcé ou schématisant si l’on se place en amont de cette période
charnière. En particulier, il aboutit à n’accorder qu’une part très réduite
à la religion et à la politique dans la vie culturelle européenne entre 1800
et 1880, alors qu’elles sont, à l’évidence, intimement liées aux transformations des pratiques culturelles dans cette période couverte par les deux
premières parties. Ce choix de principe pousse aussi l’auteur à négliger
ou à traiter très cavalièrement tous les secteurs de la culture qui, après
1880, s’inventent des modes alternatifs de production et de consommation, alors que ce sont souvent ces secteurs (marginaux, mixtes, avantgardistes, décalés, militants, etc.) qui, à moyen et long termes, diffusent
au sein des « marchés culturels » dominants les innovations nécessaires
pour leur relance en période de crise ou d’obsolescence des produits de
grande consommation 42.
41. Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli et François Vallotton (dir.), Culture de masse et culture
médiatique en Europe et dans les Amériques, Paris, Presses universitaires de France, 2006.
D’autres auteurs font remonter la culture de masse aux années 1830 : Marie-ève Thérenty et
Alain Vaillant, 1836, l’an 1 de l’ère médiatique, Paris, Nouveau monde éditions, 2001 ; Marie-ève
Thérenty, La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Éditions du
Seuil, « Poétique », 2007.
42. Je me suis efforcé de le montrer dans le cas du théâtre dans quatre capitales européennes :
Christophe Charle, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin,
Londres et Vienne (1860-1914), Paris, Albin Michel, 2008.
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Dix ans d’histoire culturelle
Alors que Donald sassoon cite abondamment et utilise intelligemment
nombre de travaux français inspirés des approches de la sociologie des
champs culturels et de la différenciation des pratiques selon les groupes
et les lieux, même dans la période d’entrée dans les marchés culturels de
masse, on s’étonne qu’il congédie toutes les analyses qui insistent sur les
spécificités des différents pôles de « l’économie des biens symboliques ».
Elles lui auraient évité certains simplismes ou anachronismes inhérents
à un certain économisme primaire affiché peut-être plus par provocation
d’ailleurs que par conviction, tant de nombreux développements plus subtils sur des exemples précis, ici et là, en montrent les limites intrinsèques.
Cette approche large pose aussi trois questions de méthode que l’auteur
ne pose jamais franchement, ni dans l’introduction, ni dans l’approche
thématique ou dans la bibliographie pourtant fort riche et qu’il faut aborder maintenant : celle de l’inégalité d’accès aux sources, celle des circulations, celle de l’usage du quantitatif et de son interprétation sociale.
II. queLLe méthode ?
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L’obstacle linguistique
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Comment un chercheur solitaire peut-il s’approprier une historiographie
immense sur la période la plus productive et la plus étudiée de la culture
européenne ? Le préalable linguistique implique des choix et Donald sassoon, très à l’aise visiblement pour évoquer les cultures anglaise, française
et italienne (y compris pour des analyses originales de première main),
doit s’en remettre, pour les langues qu’il ne maîtrise pas, aux travaux traduits ou aux bibliographies écrites dans les langues qu’il lit. Cela induit
inévitablement des biais que l’analyse quantitative des entrées d’index
révèle, même si l’égalité complète de traitement n’est évidemment qu’un
rêve puisque l’Europe est fortement hiérarchisée entre pays dominants
linguistiquement et pays dominés et aux langues à vocation locale. sans
surprise, les entrées de l’index géographique par pays démontrent la prééminence de l’ouest sur l’Est de l’Europe et, à l’intérieur de l’Europe occidentale, celle de la france sur l’Angleterre, ce qui est plus inattendu pour
un travail écrit par un anglophone. Ce trait contraste heureusement avec
l’ignorance croissante et assumée dans de nombreux ouvrages anglais ou
américains des travaux qui ne sont pas disponibles en anglais (de plus
Regards et transferts
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en plus nombreux étant donné le faible taux de traduction des travaux
historiques vers l’anglais). En revanche, l’Allemagne, l’Europe centrale,
l’Espagne ou l’Europe du nord sont malheureusement un peu sous-représentées. Tout futur historien de la culture européenne devra résoudre ce
problème d’accès différentiel aux sources écrites dans des langues multiples, sous peine de biaiser le regard en fonction de ses propres lacunes
culturelles.
La question des circulations
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Ce qui justifie toutefois ce traitement privilégié de certains pays européens, c’est leur plus grande capacité d’exportation culturelle vers
d’autres régions d’Europe ou du monde. Mais cette internationalisation de
certaines productions culturelles est aussi un facteur de standardisation
selon Donald sassoon. Les « guerres culturelles » livrées « transnationalement » créent de profondes asymétries : ainsi les Italiens cultivés du
XIXe
siècle connaissent l’Angleterre à travers les romans anglais traduits,
tandis que leurs équivalents anglais ne perçoivent l’Italie qu’à travers
leurs propres projections romanesques ou les récits de voyage anglais
eux-mêmes mais presque pas grâce aux œuvres venues d’Italie, pratiquement pas traduites (p. 175). Heureusement pour la culture italienne,
son hégémonie ancienne dans l’opéra lui offre un domaine où ce sont les
autres cultures qui la suivent : en un peu plus d’un siècle, l’opéra italien a
conquis l’ensemble de l’Europe et est devenu un genre transnational dès
le
XVIIIe
siècle, puisque même les compositeurs allemands composent des
œuvres sur le modèle italien et que l’opéra italien est joué à Londres et
à Paris en langue originale et, de plus en plus, en traduction 43. Toutefois,
Donald sassoon ne s’interroge guère ensuite sur les raisons qui poussent
la plupart des compositeurs d’Europe à se réapproprier ce genre, né dans
un contexte si particulier, pour y affirmer leur identité historique et nationale, bien loin des fonctions initiales de l’opéra. Il sous-estime aussi l’importance du « grand opéra français » qui connaît une vogue internationale
43. Jennifer Hall-Witt, Fashionable Acts: Opera and Elite Culture in London 1780-1880, Lebanon
n. H., University of new Hampshire Press, 2007; Patrick Barbier, La vie quotidienne à l’Opéra au
temps de Rossini et de Balzac, Paris 1800-1850, Paris, Hachette, 1987.
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Dix ans d’histoire culturelle
au XIXe siècle comparable qualitativement et quantitativement à la circulation des opéras italiens 44.
Pour Donald sassoon, la circulation d’une œuvre ou d’un genre s’explique avant tout par un processus d’apprentissage/adaptation réciproque
des auteurs et des lecteurs aboutissant à des règles stables avant qu’une
innovation transforme le genre en un autre type dérivé (p. 425 sq.). Ainsi
le « roman gothique », d’origine anglaise, si en vogue au tournant du xviiiexixe siècle, serait transposé en france à la fois dans des imitations locales,
des adaptations théâtrales (mélodrames), puis serait réinvesti dans une
tout autre fonction avec le roman social des Mystères de Paris à l’origine, à
son tour, d’une vogue européenne et d’imitations ou transpositions locales
(p. 140 et 376-380). Les Mystères de Paris (1842-1843) résulteraient ainsi,
au fond, d’un transfert dans un cadre contemporain des Mystères d’Udolpho d’Ann Radcliffe (1794) où le thème des bas-fonds remplacerait les
lieux inquiétants et à l’écart du roman gothique.
Ce schéma darwinien est en partie inspiré des travaux de franco Moretti sur le roman européen et est élargi tout au long du livre à d’autres
formes culturelles 45. La culture du XIXe siècle – tout comme celle du
XXe siècle –, avec sa diversification et son expansion dans de multiples
directions, pratique en effet beaucoup le réemploi, la contamination des
formes, leur combinatoire et les transgressions des canons ou des hiérarchies antérieures en fonction des contraintes institutionnelles ou de nouveaux espaces d’expression émergents. En privilégiant la culture de masse
et la consommation culturelle ou les auteurs consacrés qui y participent,
Donald sassoon réserve une place considérable à tous ces mélanges d’ingrédients hétérogènes « demandés » par des publics, eux-mêmes de plus
en plus hétérogènes et mêlés.
44. faute d’accès direct à l’allemand, Donald sassoon n’a pu ainsi prendre en compte l’étude de
Philippe Ther, In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815-1914, Vienne,
oldenbourg, 2006, sur les fonctions sociales et nationales de l’opéra en Pologne et en Bohême
au xixe siècle. Ces remarques sur l’opéra français sont inspirées d’un travail en cours sur les
circulations de l’opéra français dans l’espace germanique, fondé sur des analyses quantitatives
à partir notamment des ouvrages de Michael Jahn, Die Wiener Hofoper von 1810 bis 1836, das
Kärnthnerthortheater als Hofoper, Vienne, Verlag der Apfel, 2007 ; Die Wiener Hofoper von 1836
bis 1848, die Ära Balochino/Merelli, Vienne, Verlag der Apfel, 2004 ; Die Wiener Hofoper von
1848 bis 1870, Personal, Aufführungen, Spielplan, Tutzing, schneider, 2002.
45. franco Moretti, Atlas du roman européen 1800-1900, Paris, éditions du seuil, [1998] 2000, et Id.,
Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les
Prairies ordinaires, [2005] 2008, p. 48 sq. Il est curieux de retrouver ce schéma « moderniste »
un peu plus de cent ans après son invention (oubliée) par ferdinand Brunetière (cf. ferdinand
Brunetière, L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Leçons professées à l’École
normale supérieure (1889), rééd., Paris, Agora, 2000 et Alain Vaillant, L’histoire littéraire, Paris,
Armand Colin, 2010, p. 73-75).
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Mais, comme toute histoire fondée sur les success stories, Donald sassoon ne s’interroge pas, sur les conditions de possibilité de cette diffusion
et circulation d’une œuvre ou d’un genre reconnu, ici ou là, dans des
conditions bien particulières et dont la réussite dans une autre nation,
société ou conjoncture ne va jamais de soi. Invoquer le prestige inhérent
à un lancement sur un marché dominant comme le marché français ou
anglais (ou plus tard américain), le souci d’imitation, la soif de nouveauté,
voire les grands invariants de l’anthropologie culturelle (dans le cas du
« roman gothique », la terreur et la pitié), c’est mobiliser des raisons trop
générales, qui changent elles-mêmes de sens au cours de la période écoulée selon les conjonctures et les milieux consommateurs. Privilégier les
circulations globales, c’est également fausser la perspective car seule une
toute petite fraction de la culture produite dans les diverses parties de
l’Europe a véritablement une destinée européenne et ces dernières, selon
les moments ou les lieux, sont très inégalement réceptives ou imitatrices
des « nouveautés à succès » venues d’ailleurs.
Pour reprendre l’exemple précédent des Mystères de Paris, nous savons maintenant, grâce aux études d’Anne-Marie Thiesse et de Judith
Lyon-Caen 46, combien divers furent les lectures et les effets produits par
ce livre à succès dans le seul cadre français. Il y a fort à parier, la distance et la conjoncture variant, qu’il en est de même a fortiori pour les
lectures, traductions ou transpositions qui en sont faites en Angleterre, en
Allemagne, en Italie, en Espagne, ou en Russie, sans oublier la dimension
politique et religieuse. Le mot « Paris », dans le titre, n’a-t-il pas autant
d’importance comme effet d’appel sur des publics étrangers, avec ses résonances historiques (la Révolution, l’émeute, images du Paris d’alors en
Europe après 1792 et 1830), intellectuelles (la capitale des Lumières), ou
sociales (un monstre urbain à l’échelle de l’époque des petites capitales
européennes, Londres mise à part) que le mot « mystères » ? La discussion
sociale que ce roman suscite en france ou ailleurs ne tient pas seulement
à l’ambiguïté des positions réelles ou affichées d’Eugène sue, mais aussi
au fait que l’auteur lui-même a introduit délibérément dans le roman des
éléments empruntés directement aux questions de l’heure, intensément
débattues alors dans la presse et les écrits des observateurs sociaux ou
des « utopistes », ce qui élargit considérablement les fonctions discursives
46. Anne-Marie Thiesse, « L’éducation sociale d’un romancier. Le cas d’Eugène sue », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 32-33, 1980, p. 51-63 ; Judith Lyon-Caen, L’écriture et la vie,
les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
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Dix ans d’histoire culturelle
de ce roman « populaire » (très lu aussi par l’élite et publié, au départ,
dans un journal d’élite, le Journal des débats) par rapport aux romans de
terreur d’autrefois. selon norbert Bachleitner qui a étudié le succès des
Mystères de Paris dans l’espace germanophone, le roman de sue touche
aussi bien les élites que des lecteurs de base (son lectorat est évalué à
400 000 personnes, soit autant qu’en france mutatis mutandis) et pour
des raisons autant politiques que distractives, la france étant conçue par
nombre d’Allemands lettrés comme l’avenir (positif ou négatif, selon les
sensibilités) de l’Allemagne du Vormärz 47. Une lettre d’Arlès-Dufour du
3 octobre 1843 atteste cette influence multiforme en Allemagne :
« Partout dans les salons, dans les diligences, dans les tavernes,
aux tables d’hôte les plus humbles et les plus fashionables, les
Mystères font les frais de la conversation et partout la conclusion
est que l’auteur semble appelé à exercer une immense influence
sur la littérature européenne, et à lui imprimer une tendance
d’utilité morale jusqu’ici inconnue ou négligé. Partout les personnes qui attaquent le livre sont celles qui pratiquent les vices
que vous châtiez, ou des niais qui jugent d’après elles, souvent
même sans avoir lu 48. »
D’autres circulations que celle des genres les plus populaires seraient
à explorer, ainsi la présence de certains opéras ou pièces à succès sur
les diverses scènes européennes 49. Mais constater les différences d’écho
est plus facile que de les expliquer en approfondissant les conditions de
réception, les dispositifs d’accueil différents, les particularités des institutions culturelles, de leur régime de gestion, de financement, de contrôle,
des statuts variés des producteurs, critiques, ou entrepreneurs culturels,
dont l’intervention variable dans la chaîne de transmission expliquerait
sans doute pourquoi, au bout du compte, certains opéras italiens, certaines pièces de boulevard parisiens sont repris ou non, rapidement ou
tardivement, dans telle ville ou dans telle autre 50.
47. Voir : Norbert Bachleitner, Der englische und französische Sozialroman des 19. Jahrhunderts und
seine Rezeption in Deutschland, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1993, p. 92-129.
48. Correspondance d’Eugène Sue, folio 443-444, ibid., p. 129.
49. Point abordé par Sassoon, p. 560-561, 565, 764-765 et 768.
50. Pour une tentative de comparaison de ce type, voir Christophe Charle, “Opera in France 18701914, between nationalism and foreign imports”, in Victoria Johnson, Craig Calhoun et Jane F.
Fulcher (dir.), Opera in France and in Italy from Monteverdi to Bourdieu, Cambridge, Cambridge
University Press, 2007, p. 243-266 et le chapitre 8 de Théâtres en capitales, op. cit.
Regards et transferts
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L’ouvrage que William Weber vient de consacrer à la modification des
modes de programmation et de circulation des répertoires de la musique
« classique » ou « contemporaine » au cours du XIXe siècle, à Paris, Londres,
Leipzig, Vienne ou dans d’autres villes d’Europe moins importantes, fait
entrevoir la complexité des facteurs intervenant dans l’évolution des circulations et des hiérarchies mouvantes de la faveur accordée par les publics, pourtant sélectionnés pour ce type de bien culturel, plutôt élitiste
et qui ne dépend pas, comme la littérature, les périodiques ou le théâtre,
des langues nationales et des traductions 51. Il y a là un immense travail de
comparaison européenne à développer.
du bon usage du quantitatif et des classements
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Privilégiant la consommation culturelle, Donald sassoon est obligé de
recourir à des classifications sociales et génériques minimales pour caractériser les publics, les produits culturels et leurs évolutions. Les transformations des modes d’accès à la culture, la diversité croissante de ses
formes et de son accessibilité n’effacent jamais complètement, en dépit de
la massification des marchés culturels, les écarts, les hiérarchies sociales
et symboliques, les différents modes d’appropriation ou leurs effets différenciés sur les visions du monde des « consommateurs ». on sait combien cette articulation du social et du symbolique est au cœur des débats
récents de l’historiographie et la multiplicité des méthodes et notions proposées pour l’affronter.
Donald sassoon parsème son texte de données quantifiées présentées
de manière disjointe dans le texte ou, plus systématiquement, sous forme
de tableaux, mais elles ont plus une valeur illustrative qu’explicative et
sont rarement comparées entre elles pour aboutir à des conclusions ou
interprétations plus générales. Au total pourtant, le lecteur attentif peut
recenser une centaine de tableaux inégalement répartis entre les cinq
périodes. Les données ainsi présentées sont cependant très inégalement
illustratives de phénomènes européens, la plupart des tableaux, repris
d’autres recherches, souvent monographiques, ne tentent ni de comparer
plusieurs pays ni de croiser plusieurs types de phénomènes culturels. on
est étonné par exemple de trouver disjoints, à six cents pages de distance,
sans des parallèles qui auraient pu être éclairants, la statistique brute des
51. William Weber, The Great Transformation of Musical Taste: Concert Programming from Haydn to
Brahms, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
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Dix ans d’histoire culturelle
titres publiés en Angleterre entre 1801 et 1870 (p. 50) et celle de l’Empire
russe (p. 661), tandis que les autres grands pays producteurs de livres en
Europe (france, Allemagne, Italie) ne sont présentés que fragmentairement pour les XIXe et XXe siècles. Pourtant, de riches données sérielles
qui portent aussi sur l’équilibre des types d’ouvrages par thème existent
désormais grâce à l’histoire du livre même si leur utilisation comparative
reste complexe du fait du biais des sources initiales et de la divergence
des catégorisations selon les espaces géographiques européens. Affronter
ce problème est pourtant indispensable pour toute histoire culturelle de
l’Europe qui veut s’affranchir du vague et du flou antérieur. En choisissant de manière plus systématique et surtout en construisant les données
rassemblées, l’ouvrage aurait pu aboutir à une synthèse beaucoup plus
éclairante que ces coups de projecteur partiels sur des pays, des œuvres,
des auteurs ou des genres dont on ne comprend pas toujours pourquoi
certains sont privilégiés et d’autres laissés de côté.
Donald Sassoon émet à juste titre des réserves sur certains indicateurs
(comme celui des titres ou des tirages ou des variations des définitions de
ce qu’est un « livre », un « périodique », un « spectacle », etc.). Toutefois, sa
vigilance varie fortement d’une période à l’autre et selon la disponibilité
des données. Or, cette critique préalable conditionne les interprétations
sociales, culturelles, politiques ou économiques qu’on pourra tirer de ces
données quantifiées. Alors qu’il rappelle, d’après les travaux de Simon
Eliot, les biais dont souffre le Nineteenth-century Short-Title Catalogue,
qui sous-estime la part publiée de la littérature populaire ou militante
puisqu’il est fondé essentiellement sur les collections de bibliothèques anglophones réservées aux élites, il reprend ensuite pourtant les données de
Nicolas Barker fondées sur cette même source (p. 50) 52. Or, compte tenu
de ces biais, est-il licite d’avaliser aussi les pourcentages de traductions en
anglais très bas (3,78 % en 1800 et 2,88 % en 1870) donnés par Simon Eliot
et cités p. 39 53 ? On peut en effet légitimement supposer que les fictions
populaires, sous-représentées dans la source, comportent beaucoup plus
de traductions et d’adaptations et qu’une fraction des traductions vers
l’anglais est effectuée via les éditeurs américains (qui refusent longtemps
52. Nicolas Barker, “The rise of the provinciale book trade in England and the growth of a national
transport system”, in Frédéric Barbier, Sabine Juratic et Dominique Varry (dir.), L’Europe et le
livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie xvie-xixe siècles, Paris, Klincksieck, 1995, p. 141.
53. Simon Eliot, “Patterns and trends and the NSTC: Some initial observations. Part I”, Publishing
History, XLII, 1997, p. 79-104 ; Id., “Patterns and trends and the NSTC: Some initial observations.
Part II”, Publishing History, XLIII, 1998, p. 71-112.
Regards et transferts
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la réglementation internationale en cette matière) puis réimportée en Angleterre et dans ses colonies et échappe ainsi à la statistique officielle 54.
Cette donnée de base discutable, apparemment secondaire, induit en fait
de grandes conséquences. Elle contribue à renforcer l’image classique,
et reprise par beaucoup, d’une culture anglophone (au XIXe siècle et très
largement aussi au XXe siècle) exportant sans importer et beaucoup moins
à l’écoute de l’Europe et du reste du monde que la plupart des autres pays,
sauf dans ses secteurs les plus avant-gardistes ou les moins soumis à
l’emprise des institutions établies.
En réalité, ce qu’on commence à connaître de manière plus détaillée
pour les circulations théâtrales, musicales et esthétiques, qui échappent
en partie au médium imprimé, entre l’Angleterre et l’Europe continentale
contredit ce stéréotype isolationniste, construit à partir de sources biaisées, et peu compatible avec l’extraordinaire mobilité internationale des
anglophones de tous les milieux dans le monde du XIXe et du XXe siècles 55.
Pour une histoire globale, comparative ou transnationale de la culture, la
difficulté que révèle cet exemple à établir des données fiables ou comparables se retrouve en bien d’autres domaines, bien que l’histoire du livre
travaille dans cette perspective déjà depuis de longues années. À cette
échelle cependant, un renouveau des approches quantifiées, fermement
ancré dans une critique fine des sources et des catégories utilisées, est un
préalable indispensable à toute généralisation fiable.
III. queLLe probLématIque : Les défIs À reLever
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si vivante en termes de monographies ou de débats historiographiques et
parfois pionnière sur certains domaines, l’histoire culturelle en france n’a
pas réussi, pour l’instant, à produire de synthèse non nationale équivalente à The Culture of the Europeans. Elle dispose pourtant de tous les éléments pour relever le défi proposé par Donald sassoon, pour peu qu’elle
s’affranchisse de son narcissisme national : des spécialistes de la plupart
des espaces linguistiques, une meilleure pratique de l’interdisciplinarité
54. Voir, à ce sujet : David Mc Kitterick (dir.), The Cambridge History of the Book in Britain, vol. 6,
1830-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, chap. 17.
55. Christophe Charle, Théâtres en capitales…, op. cit. ; Tracy C. Davis, The Economics of the British stage 1800-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; William Weber, The Great
Transformation of Musical Taste, op. cit. ; francis Haskell, Le musée éphémère. Les maîtres anciens et l’essor des expositions, traduction française, Paris, Gallimard, 2002.
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Dix ans d’histoire culturelle
que beaucoup de pays voisins, des modèles théoriques d’interprétation
du changement culturel à diffusion internationale. Que faut-il donc pour
nouer toutes ces énergies dormantes ?
Tout d’abord, elle devra explorer les terres inconnues que cet imposant
pavé a laissées en blanc, volontairement ou involontairement. Donald sassoon a refusé en particulier de traiter la culture visuelle dans toutes ses
dimensions, au prétexte que c’est un marché spéculatif, défini par une
élite restreinte et un domaine couvert largement par l’histoire de l’art
(p. xxvi). Pourtant, bien des passages démontrent combien diverses et
nombreuses furent, dans cette période, les interactions entre peinture,
sculpture, architecture, littérature, photographie, reproductions de masse
(affiches, presse illustrée, etc.) et culture visuelle muséifiée. Le livre oublie
aussi d’évoquer les rapports de la culture européenne avec les cultures
non européennes autres que celle de l’Amérique du nord (bien peu de
lignes sont consacrées à l’« orient », à l’Afrique, aux mondes coloniaux,
objets majeurs de fantasmes ou d’influences culturelles sur l’Europe). Il
ne prend en compte de manière rigoureuse le facteur politique que pour
les seuls régimes de dictature (le fascisme et le communisme ont droit à
des chapitres à part). Pourtant le catholicisme, les protestantismes ou les
socialismes ne le cèdent en rien, en termes de durée et d’emprise culturelles dans certaines parties de l’Europe, à ces régimes disparus. Il fait
enfin l’impasse sur les conflits religieux dans la mise en place des structures d’éducation, préconditions comme l’ont montré de nombreux travaux à l’émergence d’une demande culturelle durable et spécifique selon
les diverses régions de l’Europe.
Toutes ces questions tracent partiellement en creux le programme de
ce que devrait être une histoire culturelle de l’Europe compréhensive qui
ne privilégierait ni une zone particulière, ni un mode d’appréhension de la
culture (production vs diffusion ; consommation vs transmission ou héritage), ni une forme (écrite vs orale, visuelle vs imprimée, etc.), ni une strate
de destinataires supposés (relevant de l’élite, de la « culture moyenne » ou
« populaire » au double sens du mot). Une histoire culturelle de l’Europe
tâcherait également de tenir la balance entre approche internaliste et
externaliste, tendances à long terme et périodisations spécifiques selon
les sous-ensembles (locaux, régionaux, nationaux, transnationaux) et les
formes culturelles multiples. Bref, une telle histoire culturelle s’efforcerait
de réconcilier les définitions restreintes de la culture (à partir des œuvres
et des traces durables) et les définitions anthropologiques (à partir des
pratiques et des représentations collectives). Pour une histoire culturelle
Regards et transferts
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de l’Europe, c’est l’espace de circulation et de diffusion des œuvres et des
représentations qui fixerait les limites, mouvantes dans le temps et selon
les objets étudiés, de l’Europe et non une définition a priori par l’arbitraire
géographique des frontières officielles ou des choix politiques conscients
ou inconscients des historiens.
Un tel programme peut paraître proprement inaccessible, sauf pour un
ouvrage collectif, tant est immense la matière à maîtriser, les méthodes à
combiner, les mises en correspondance difficiles à établir à cette échelle
peu fréquentée par les travaux historiques, vu la domination de l’histoire
culturelle, qu’elle soit nationale ou transnationale, par l’approche monographique et la multiplication des barrières entre sous-spécialités qui
s’ignorent. on a vu s’autonomiser ainsi une histoire des médias, une histoire des images, des sons, des représentations, des goûts et des manières
d’être, tandis que des formes plus canoniques anciennes de l’histoire de la
culture européenne, comme l’histoire de l’art et l’histoire de la musique,
persistent, sauf exception, à repousser les intrusions des historiens patentés 56.
surtout, l’horizon épistémologique d’une histoire culturelle de l’Europe
reste obscurci par la question même de la notion d’Europe dont le sens a
varié dans le débat culturel et politique au cours des deux derniers siècles.
s’agit-il de reconstituer la généalogie de notre culture contemporaine ou,
pour simplifier, de la « modernité » en tant que mouvement vers l’ouverture des frontières nationales, la transgression des hiérarchies culturelles,
le brouillage des pratiques sociales, le changement des représentations de
l’espace et du temps ? C’est ce que semble suggérer l’entrée en matière
où l’auteur se livre à une brève ethnographie des pratiques culturelles des
usagers d’une rame de métro londonien. s’agit-il, plus classiquement, de
reconstituer les composantes successives d’une culture en partie perdue,
en partie héritée, produite par l’accumulation des apports et des transferts
des diverses parties de l’Europe, ou des espaces extérieurs à l’Europe ?
s’agit-il ainsi d’ériger des « lieux de mémoire » ou un « musée imaginaire »
européens, à la fois mausolée, écomusée, musée d’histoire et trésor du
« vieux continent » ? s’agit-il au contraire de tracer les allées du jardin des
malentendus et des rejets entre les nations, quitte à conclure à l’absence
56. Pour un bilan d’ensemble récent des diverses formes d’historiographies de la culture à l’échelle
internationale, voir Philippe Poirrier (dir.), L’histoire culturelle. Un tournant « mondial » dans
l’historiographie ?, Dijon, éditions universitaires de Dijon, 2008. Pour un bilan plus original sur
la france, voir les contributions dans Laurent Martin et sylvain Venayre (dir.), L’histoire culturelle du contemporain, Paris, nouveau Monde éditions, 2005.
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Dix ans d’histoire culturelle
de culture européenne, en dehors d’une mince pellicule de la culture
d’élite qui circule à l’échelle du continent, indice de distinction rémanent
face à une masse de pratiques culturelles courantes qui n’ont qu’une validité locale ou régionale ou, au mieux, nationale ?
Toutes ces options sont également possibles ou justifiables, même si
leurs implications ne sont pas les mêmes pour l’opération de synthèse
et de comparaison. Une histoire culturelle de l’Europe a, devant elle, des
tâches historiographiques que des branches plus anciennes de l’histoire
(histoire économique, histoire sociale, histoire politique) ont déjà tenté de
remplir, sans toujours parvenir à un consensus, mais qui, du moins, lui
indiquent la marche préalable à suivre et les outils à élaborer : construire
des indicateurs transnationaux qualitatifs, quantitatifs, cartographiques
et si possible dynamiques, varier les échelles d’analyse et de synthèse, articuler les questions propres à l’histoire culturelle, aux problématiques des
autres approches, sans s’y subordonner ni pour autant afficher une indépendance illusoire à l’égard des autres processus historiques, définir des
lieux d’observation stratégiques (on pense ici aux capitales culturelles 57)
permettant d’échapper à l’enfermement local ou national, sans se noyer
dans une globalisation insipide où la spécificité du moment historique, de
l’œuvre, du genre ou du public concerné disparaît dans les lieux communs
anthropologiques.
Parmi les questions à soumettre à cette approche véritablement européenne de l’histoire culturelle on peut envisager notamment deux interrogations complémentaires.
En premier lieu, quel est le degré de circulation européenne des biens
culturels selon les champs, les parties de l’Europe, les périodes et quelles
sont les conséquences de cette dynamique sur les représentations sociales
des lecteurs, spectateurs ou « consommateurs » de ces biens symboliques ?
Les courants actuels de l’histoire des transferts et de l’histoire croisée, la
multiplication des travaux sur les traductions ou les flux artistiques ont
privilégié cette thématique, en s’attachant souvent plus à l’un des bouts
de la chaîne qu’à l’autre. Surtout, ils entreprennent rarement de la traiter
de manière globale, se limitant souvent à deux ou trois espaces régionaux ou nationaux privilégiés ou à des œuvres et des auteurs singuliers,
57. Christophe Charle et Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les
expériences européennes, xviiie-xxe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; Christophe
Charle (dir.), Le temps des capitales culturelles, xviiie-xxe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
Regards et transferts
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particulièrement bien documentés. Avant la synthèse souhaitable ou esquissée ici et là, un programme coordonné de recherche s’imposerait sur
ce thème.
En second lieu et en sens inverse, quels sont les freins, les obstacles
ou, au contraire, les facteurs favorables à cette émergence d’un espace
culturel européen ? Les divisions linguistiques, les coupures religieuses et
politiques, les décalages entre les modèles éducatifs, les clivages sociaux
sont toujours pointés de manière privilégiée dans les synthèses existantes
qui opposent local, national et transnational. Mais d’autres interprétations soulignent le caractère réversible de ces facteurs supposés jouer
contre l’existence d’un espace culturel européen. De même que les diverses affirmations du national, principalement à partir du xviiie siècle,
ont été le produit des conflits culturels et politiques internes à l’Europe
selon Anne-Marie Thiesse, de même pour ce qui concerne la littérature,
selon Pascale Casanova : « Il faudrait alors postuler, à l’envers des représentations politiques ordinairement admises, que, selon la même logique, la
seule histoire littéraire de l’Europe serait celle des rivalités, des luttes, des
rapports de force entre les littératures nationales 58. » L’objet d’une histoire
de la littérature européenne n’est donc pas « celle d’une unité que les historiens seraient censés retrouver derrière, dessous, malgré l’histoire séculaire
des antagonismes et des divisions qui ont fait l’Europe » mais, au contraire,
« la prise en compte des rapports de forces littéraires » au travers desquels
« la paradoxale unification de l’Europe littéraire […] s’est produite […]. » 59
Il est tentant de proposer un élargissement de cette problématique,
construite à propos du champ littéraire européen, aux autres types de
productions culturelles. Si les luttes et les rapports de forces sont plus
affirmés dans les sphères littéraire et, plus largement, écrite ou académique, en raison de leurs liens assez étroits avec des enjeux économiques,
politiques et éducatifs qui finissent par concerner l’ensemble de la société (via l’alphabétisation et la scolarisation ou ce que George L. Mosse
a appelé la « nationalisation des masses »), les autres arts ou les autres
pratiques culturelles n’y échappent pas non plus, de l’opéra à la danse,
de la peinture aux arts décoratifs ou aux avant-gardes, apparemment les
58. Pascale Casanova, « La littérature européenne : juste un degré supérieur d’universalité ? », in
Gisèle Sapiro (dir.), L’espace intellectuel en Europe. De la formation des États-nations à la mondialisation xixe-xxie siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 234.
59. Ibid., p. 246.
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Dix ans d’histoire culturelle
plus « dénationalisées » 60 , de l’architecture à la chanson et aux musiques
« populaires », quand celles-ci circulent au-delà de leur espace originel.
Il ne s’agit pas pour autant de rabattre toutes ces productions ou
consommations culturelles sur un modèle unificateur dérivé d’une des
branches de l’histoire culturelle qui a, l’une des premières, essayé de penser l’Europe et le transnational grâce à son ancienneté relative et aux
dialogues féconds entretenus, pour une fois, entre l’histoire, l’histoire
de la littérature et la sociologie de la culture. La comparaison des fonctions variables des capitales culturelles de l’Europe selon les activités,
les périodes et la position de l’espace concerné au sein de l’espace plus
large de l’Europe invite en effet à nous méfier de notre ethnocentrisme
franco-parisien inconscient 61. Tout comme l’histoire économique a dû
renoncer aux paradigmes unificateurs, extrapolés à partir du cas anglais,
pour comprendre les voies l’industrialisation et s’attache de plus en plus
à comprendre les grandes et les petites divergences entre espaces économiques 62, de même une histoire culturelle de l’Europe doit mettre au
jour, selon les domaines, les effets variables et décalés des rapports de
forces qui président aux dynamiques de chaque espace de production,
consommation, circulation, compétition des divers biens symboliques,
sans renoncer pour autant à des généralisations de moyenne portée, seule
justification de l’abandon du découpage sectoriel ou national traditionnel
de l’histoire culturelle pour cette approche plus englobante.
60. sur ce point, voir l’ouvrage de Béatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, Musée d’orsay /
nicolas Chaudun, 2009.
61. Michel Espagne, Le creuset allemand. Histoire interculturelle de la Saxe, xviiie-xixe siècles, Paris,
Presses universitaires de france, 2000 et ses autres travaux sur les transferts culturels ; Charlotte Guichard et Bénédicte savoy, « Le pouvoir des musées ? Patrimoine artistique et naissance
des capitales européennes (1720-1850) », in Christophe Charle (dir.), Le temps des capitales
culturelles, op. cit., pp. 101-131.
62. Voir : Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Europe, China and the Making of Modern World,
Princeton, Princeton University Press, 2000, traduction française, Paris, Albin Michel, 2010 ; Patrick Verley, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997 ;
Jack Goody, L’orient en occident, Paris, éditions du seuil, [1996] 1999. Pour l’histoire sociale, les
seuls travaux qui ont tenté ce type d’approche européenne concernent plutôt les groupes dominants (élites, bourgeoisies, intellectuels, professions libérales) : voir, par exemple, Maria Malatesta, Le aristocrazie terriere nell’Europa contemporanea, Bari, Laterza, 1999 et Id., Professionisti
e gentiluomini, storia delle professioni nell’Europa contemporanea, Turin, Einaudi, 2006.
Regards et transferts
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par Emmanuelle Sibeud
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soUs LA CULTURE CoLonIALE,
L’HIsToIRE ? 63
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I
l est tentant de renverser la question d’origine de ce dossier en se demandant si l’histoire des colonisations arrivera à dépasser les fausses
évidences de la culture, successivement coloniale, impériale puis postcoloniale ? La situation est paradoxale à plus d’un égard. Comment comprendre que des recherches reposant sur des concepts tels que le « bain
colonial » 64 suscitent si peu de critiques en france, alors que l’histoire
culturelle est devenue un domaine à part entière ? Pour les historiens
des colonisations, la question est plus délicate encore. Le renouveau a
été réel et profond depuis quinze ans et il s’est en partie appuyé sur un
croisement recherché avec l’histoire culturelle, qui emprunte cependant
de tout autres chemins. on voudrait retracer ici cette évolution et suggérer
quelques éléments d’explication pour éclairer une situation conflictuelle
et pourtant riche de belles perspectives de recherche et de débat.
Le « toUrnant cUltUrel » de l’histoire des colonisations
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En 1991, la parution de L’histoire de la France coloniale semblait indiquer
qu’une recherche apaisée succédait aux réquisitoires anticolonialistes et
au débat d’inspiration marxiste sur l’impérialisme 65. Au même moment,
Daniel Rivet se demandait si l’émiettement en recherches disjointes ne
condamnait pas l’objet colonisation à la dissolution 66. Dans ce contexte,
63. Ce texte a été publié en 2007 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement de
l’histoire culturelle.
64. Pascal Blanchard, sandrine Lemaire (éd.), « Avant-propos. La constitution d’une culture coloniale en france », Culture coloniale. La France conquise par son empire, 1871-1931, Paris, éditions
Autrement, 2003, p. 13.
65. Jacques Thobie et alii, Histoire de la France coloniale, volume 1 : Des origines à 1914, Paris,
Armand Colin, 1991.
66. Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, janvier-mars 1992, n° 33, pp. 127-138.
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Dix ans d’histoire culturelle
rejoindre le « grand chantier » de l’histoire culturelle 67 était un recours
bienvenu pour relancer les recherches. Et sans doute avons-nous bien
naïvement insisté sur un contraste qui était en réalité une continuité, la
plupart des dynamiques et logiques qui sont devenus les objets d’élection
des approches culturelles de la colonisation ayant été mises à jour par les
recherches antérieures en histoire politique et économique, en particulier
par l’étude des mouvements de résistance anticoloniale.
Le tournant est venu d’ailleurs et il a profondément renouvelé les perspectives sur les colonisations, la colonisation française n’ayant jamais eu
l’exclusivité. Pour échapper à la pluridisciplinarité devenue routinière
des aires culturelles dans lesquelles s’inscrivaient bon gré mal gré les
recherches sur les colonisations, nous avons privilégié les échanges avec
des historiens non spécialistes des colonisations en dehors de « nos » aires
culturelles. notre tropisme d’histoire culturelle a donc aussi été un conformisme disciplinaire. Il nous a incités à étudier plus particulièrement les
échanges entre espaces métropolitains et espaces coloniaux, ce qui a
relancé la réflexion sur la notion d’empire et sur la dimension impériale
des sociétés et des phénomènes. Il nous a également donné les moyens
de contester les usages de l’histoire des colonisations comme anti-histoire
des sociétés colonisées qui alimentent la confusion entre anticolonialisme
et recherches sur les colonisations. Notre recentrement disciplinaire a
donc été l’occasion d’une réappropriation de l’objet colonisation qui invite
aujourd’hui à une pluridisciplinarité dynamique avec les autres sciences
sociales qui ont également réinvesti cet objet, entre autres la science politique.
Chemin faisant, nous avons rencontré le questionnement postcolonial.
Nous avons beaucoup appris de l’ouvrage édité en 1997 par Frederick Cooper et Ann Stoler, Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois
World qui propose un stimulant programme de recherches et réunit un
bel ensemble de travaux coloniaux et postcoloniaux. La présence régulière en France de collègues américains et l’hospitalité de leurs universités ont également nourri ces échanges dont témoignent les dossiers sur
la « question postcoloniale » récemment publiés par la plupart des revues
intellectuelles et scientifiques françaises 68. Il faut cependant rappeler
67. Philippe Urfalino, « L’histoire culturelle : programme de recherche ou grand chantier », Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 1998, n° 57, pp. 115-120.
68. En particulier : « Faut-il être postcolonial ? », Labyrinthe. Atelier interdisciplinaire, n° 24, 2006, et
« Pour comprendre la pensée postcoloniale », Esprit, n° 12, décembre 2006.
Regards et transferts
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la divergence entre les études coloniales et postcoloniales anglophones et
une histoire culturelle française qui n’a pas adhéré aux hypothèses culturalistes très influentes dans les réseaux anglophones 69. Elle implique que
nous ne comprenons pas de la même manière l’hypothèse postcoloniale
selon laquelle le colonialisme serait avant tout une affaire de culture et
par là l’un des soubassements des cultures contemporaines 70. Mais aussi
que notre réflexion sur la notion même de culture reste en retrait par
rapport aux importants débats suscités par les Cultural Studies du côté
anglophone, d’où les confusions manifestes des polémiques actuelles que
les historiens des colonisations et les historiens culturels doivent dissiper
ensemble.
Les expérIences coLonIaLes au seuIL d’une hIstoIre
cuLtureLLe gLobaLe ?
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La question des sciences dites coloniales a cristallisé les recherches au
cours des années 1990 et invité à explorer les dimensions du domaine
auquel elles donnent accès. Elle n’était certes pas nouvelle. Au contraire,
la nécessité de se démarquer des importants travaux des années 1970 et
le dialogue avec les chercheurs qui y avaient participé ont contribué à la
construction de problématiques rigoureuses ouvrant de nouvelles perspectives. L’essor parallèle de l’histoire sociale et culturelle des sciences
dures 71 et de l’histoire des sciences de l’homme a fourni de précieux
points d’appui. Cette triple intersection entre histoire des colonisations,
histoire des sciences et histoire culturelle a tout d’abord réduit l’analyse
aux pratiques scientifiques, exportées, inventées ou réinventées en situation coloniale. Mais autour de ces pratiques sont vite apparus des réseaux
d’acteurs, dont certains recoupaient la frontière colonisateurs / colonisés,
et des espaces animés par des circulations, d’hommes, de pratiques et
69. Sur les contresens possibles voir le numéro spécial : « France / États-Unis. Influences croisées en
sciences humaines », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 11, 2004 et Emmanuelle Sibeud,
« Post-colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 51, n° 4 bis, pp. 87-95.
70. Traduction littérale d’une affirmation de Nicholas Dirk : “Culture was what Colonialism was
about”, in Nicholas Dirks (ed.), Colonialism and Culture, Ann Arbor, Michigan University Press,
1992, “introduction”, p. 3.
71. Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions,
nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales Histoire Sciences sociales (HSS), 1995, pp. 287322.
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Dix ans d’histoire culturelle
d’idées, inscrites dans des échelles différentes (à l’intérieur d’une colonie,
d’un groupe de colonies, entre la métropole et ses colonies, entre empires).
L’histoire des pratiques scientifiques en situation coloniale conduit
ainsi à une histoire de la colonisation qui part des acteurs et de leurs
perceptions pour reconstituer le fonctionnement contextuel de la domination et qui est en conséquence indissociablement culturelle, sociale et
politique. Elle est également traversée par des questions transversales
sur la diffusion des pratiques et des savoirs de la science occidentale, sur
les appropriations et les adaptations qui lui répondent ou la rendent possible, enfin sur les spécificités des expériences culturelles coloniales. Elle
a donc été un laboratoire important pour repenser l’histoire des colonisations comme histoire habitée par des acteurs doués d’initiative, mais aussi
pour envisager les articulations entre cette histoire et celle de cultures
globales constituées, entre autres, par des expériences coloniales à la fois
coïncidentes et profondément divergentes. Elle s’inscrit à ce titre dans la
dynamique actuelle de connections d’historicités et de trajectoires historiques qui ne se confondent pas pour autant.
on ne peut que s’alarmer du contraste entre les perspectives ouvertes
à partir de cet objet et la guerre de tranchée recherchée par les promoteurs des travaux sur la culture successivement coloniale, impériale et
postcoloniale. La médiocrité de ces travaux est soulignée par nos collègues anglophones 72, ils bénéficient en revanche en france d’une étonnante tolérance. Plaquer la culture coloniale, impériale ou post-coloniale
sur la propagande coloniale est pourtant une simplification abusive qui
dispense d’étudier la réception de cette propagande 73. L’invention de la
notion, floue à souhait, de « fracture coloniale » est révélatrice de cette
fuite en avant : plutôt que de se donner les moyens d’étudier les publics
de ces cultures, on insinue qu’elles seraient toujours actives dans nos imaginaires et que toute critique à leur encontre traduirait un colonialisme
impénitent.
Cette histoire fait obstacle parce qu’elle repose sur des inventaires
fallacieusement érigés en objets et qu’elle cherche une légitimité de substitution dans la mise en cause idéologique, pour colonialisme inconscient,
72. Eric T. Jennings, “Visions and Representations of French Empire”, Journal of Modern History,
n° 77, 2005, pp. 701-721.
73. Claude Blanckaert, « Note critique. Spectacles ethniques et culture de masse au temps des colonies », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 7, 2002, pp. 223-232.
Regards et transferts
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ce qui autorise tous les amalgames, de tout questionnement prospectif 74. Elle conduit à une patrimonialisation tronquée des perceptions et
représentations coloniales, restreinte au cadre national pour la seule et
mauvaise raison qu’elle se nourrit exclusivement d’une propagande nationaliste. En d’autres termes elle confond mémoire et histoire pour monopoliser un discours savant justifiant la remise en circulation et l’exploitation commerciale des images matérielles de la propagande coloniale 75. Au
moment où les évocations de la colonisation font de nouveau sens dans la
société française, pour des raisons qui ne sont pas toutes historiques, cette
captation fonctionne comme une censure de la recherche et, de façon plus
préoccupante, de tous les discours qui prennent appui sur des lectures
singulières de la colonisation pour se faire entendre 76. Il est donc temps
de limiter les effets de ce parasitage du renouveau culturel de l’histoire
des colonisations en défendant une approche réflexive et ouverte de cette
histoire.
pour une hIstoIre réfLexIve
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La prénotion de culture, coloniale, impériale ou post-coloniale, nous
captive malgré ses faiblesses évidentes parce qu’elle agite des questions
d’histoire culturelle immédiate qu’il importe de formuler rigoureusement
pour ouvrir le débat en dépassant les polémiques les plus stériles. On se
contentera ici d’en signaler deux, qui nous sont plus familières.
La première concerne l’histoire des intellectuels dans leur rapport
avec la colonisation. Elle est classique, mais elle est aussi assujettie à
des simplifications téléologiques qui doivent être identifiées comme telles.
Elle est en effet implicitement pensée à partir d’un moment central, la
refondation de la gauche française autour des engagements anticolonialistes contre la guerre d’Algérie. Ce qui donne à l’anticolonialisme un
74. Nicolas Bancel incrimine ainsi un « éventuel consensus implicite de l’institution historienne,
fondamentalement conservateur », in « L’histoire difficile : esquisse d’une historiographie du fait
colonial et postcolonial » in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éd.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005,
p. 84.
75. Isabelle Merle et Emmanuelle Sibeud, « Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation », in Claire Andrieu et alii (éd.), Politiques du passé.
Usages politiques du passé dans la France contemporaine. Second volume : La concurrence des
passés, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2006, pp. 245-255.
76. Si les promoteurs de ces travaux ont cru devoir désavouer publiquement le discours, partisan
mais inscrit dans le registre politique, des Indigènes de la République, ils s’attaquent en priorité
aux historiens, adversaires plus qualifiants.
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Dix ans d’histoire culturelle
statut d’évidence pour les intellectuels et condamne à instruire à rebours
le procès de ceux qui n’ont pas été anticolonialistes ou qui l’ont été trop
tard. Ce qui impose aussi une confusion entre histoire et généalogie politique. Elle a été un ciment solide tant que l’anticolonialisme est apparu
comme une évidence largement partagée. Mais elle déclenche et alimente
des querelles de succession interminables dès lors que l’anticolonialisme
est de nouveau monopolisé pour qualifier à bon compte des soi-disant
avant-gardes produisant un pseudo-discours critique à grand renfort
d’histoire manichéenne. À cette logique régressive, qui étouffe les débats
actuels sous les couleurs anachroniques des luttes passées, il faut opposer une réflexion collective sur les métamorphoses de l’anticolonialisme
en France depuis la décolonisation, enracinée dans une histoire contextuelle des rapports entre intellectuels et colonisations qui ne se contente
plus de ponctuer quelques textes canoniques de vertueuses indignations.
Cette réflexion peut prendre appui sur les débats anglophones ouverts par
le questionnement postcolonial, qu’elle doit cependant rejoindre par des
transferts critiques et non importer comme solution d’emprunt 77.
La seconde interrogation part des fortes tensions historiographiques
suscitées par le renouveau de l’histoire des colonisations pour réfléchir
aux perspectives dans lesquelles l’inscrire. S’il fallait délivrer l’histoire
des colonisations de la fonction de « cadavre dans le placard » qu’on lui
assignait trop souvent dans le cadre des aires culturelles, on doit à présent
s’inquiéter du détournement possible d’une ouverture encore trop timide
de l’histoire française à la diversité des champs historiques contemporains les uns des autres, par une histoire coloniale qu’on continue à penser comme contre-histoire ou comme part maudite et qui n’admet en fait
qu’une seule histoire : celle des colonisateurs, les colonisés devenant des
ombres, au mieux des représentations. Contre cette substitution autistique, l’histoire des colonisations doit être pensée comme un carrefour
entre disciplines et entre domaines à l’intérieur d’une même discipline et,
plus spécifiquement du point de vue de l’histoire, comme l’un des lieux où
saisir des connections importantes pour la construction et la déconstruction des cultures contemporaines. À cet égard, elle traverse et elle est
traversée par l’histoire culturelle.
77. Emmanuelle Sibeud, « Du postcolonialisme au questionnement postcolonial : pour un transfert
critique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 2007, 54-4, pp. 142-155.
Regards et transferts
|
par Isabelle Surun
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L’HIsToIRE CoLonIALE
AUJoURD’HUI :
UnE HIsToIRE CULTURELLE ?
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L
es questions liées à l’histoire et à la mémoire coloniales, d’ailleurs
quelque peu enchevêtrées, ont acquis ces dernières années une visibilité médiatique – mais aussi, dans une moindre mesure, scientifique – indéniable.
Pour autant, il y a une réelle difficulté à brosser un panorama de l’histoire coloniale en france aujourd’hui, tant elle se montre hétérogène dans
ses ancrages institutionnels ou ses réseaux, dans les croisements disciplinaires qu’elle sollicite ou provoque, dans les présupposés épistémologiques qui la sous-tendent plus ou moins explicitement, dans les postures, enfin, que ses acteurs adoptent devant le débat public portant sur
les « mémoires coloniales » – expression générique et un peu vague qu’il
conviendrait de ne pas laisser ériger en boîte noire.
Il s’agit d’un champ dynamique de la production historiographique
actuelle, quoiqu’en disent les tenants d’un discours volontiers alarmiste
et parfois incantatoire qui déplorent un déficit de prise en charge, par la
société française, de sa mémoire coloniale, et y voient un déni. Il s’agit
aussi d’un champ en plein renouvellement, dont les mutations ne sont pas
encore pleinement apparues au grand jour.
Preuve de son dynamisme, un colloque, organisé par la Cité nationale
de l’histoire de l’immigration (CnHI) à la Bibliothèque nationale de france
(Bnf) du 28 au 30 septembre 2006, a rassemblé plus de 50 contributeurs,
dont une majorité de doctorants ou de jeunes docteurs autour d’un intitulé, « Histoire et immigration : la question coloniale » 78, qui montre que
la question coloniale peut être mobilisée comme levier heuristique pour
traiter d’une autre question, ce qui traduit une forte reconnaissance de
sa légitimité historiographique et de sa transversalité. L’histoire du fait
78. Présentation disponible en ligne sur le site de la CnHI : < http://www.histoire-immigration.fr/
magazine/2006/9/histoire-et-immigration-la-question-coloniale/ >.
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Dix ans d’histoire culturelle
colonial a récemment fait l’objet de nombreuses journées d’étude et tables
rondes qui ont manifesté la diversité des approches du sujet. Elle a aussi
donné lieu à la publication de dossiers spéciaux dans différentes revues
qui témoignent d’une urgence nouvelle, pour les historiens professionnels
qui travaillent dans ce domaine, à se situer publiquement dans les débats
dont il est l’objet 79.
Je ne me risquerai donc pas à tracer un portrait, nécessairement incomplet, de ce champ en recomposition, mais je voudrais proposer une
série de remarques destinées à en baliser les principaux questionnements,
au sein desquels pourront s’inscrire les différentes interventions que nous
entendrons ensuite, et à alimenter le débat qui nous intéresse aujourd’hui,
sur les points de rencontre possibles, les affinités, voire les éventuels liens
consubstantiels entre histoire coloniale et histoire culturelle.
Je commencerai par une remarque assez générale, voire banale, mais
provisoire dans son expression : l’histoire coloniale est une histoire à deux
versants. Comme histoire et comme historiographie, elle met en relation deux types d’espaces que l’on peut appeler métropoles et colonies, à
condition de prendre garde au fait qu’il s’agit là de désignations produites
par le colonisateur. Cela pose à l’historien des questions qu’on aurait tort
de sous-estimer. La question du point de vue adopté, d’abord (point de
vue du colonisateur ou du colonisé) et des sources qui en permettent l’approche. Celle de l’espace de référence dans lequel on situe l’histoire que
l’on fait, ensuite (une histoire coloniale de la france, ou du Portugal, par
exemple, ou une histoire des sociétés coloniales, que ce soit en Indochine,
à Madagascar ou en Angola, pour n’en citer que quelques-unes).
Les relations entre ces deux types d’espaces, qu’on appelle aussi « la
relation coloniale », font l’objet d’évaluations diverses par les historiens
des questions coloniales, diversité qui recouvre des choix épistémologiques. Elles peuvent être envisagées comme des relations de domination
et d’aliénation par une historiographie qui met l’accent sur la violence –
concrète ou symbolique – exercée ou subie – au risque d’un durcissement
des altérités – ou au contraire réduites à des formes d’interactions plus
proches de la rencontre, qui laissent aux acteurs la latitude de recomposer
79. on peut mentionner le dossier coordonné par sophie Dulucq, « L’écriture de l’histoire et la colonisation en france depuis 1960 », avec les contributions de Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean
fremigaci, Emmanuelle sibeud et Jean-Louis Triaud, in Afrique & Histoire, 2006, n° 6, pp. 237276 ; ou encore les comptes rendus de l’ouvrage de frederick Cooper, Colonialism in Question.
Theory, Knowledge, History. Berkeley, University of California Press, 2005, suivis d’une réponse
de l’auteur, réunis par la revue Politique Africaine, mars 2007, n° 105, pp. 241-257.
Regards et transferts
|
leurs identités – au risque d’un certain angélisme. Chacune de ces approches peut être mobilisée dans le cadre d’une histoire qui considère le
fait colonial comme vecteur de transformations culturelles, aussi bien au
sein des sociétés métropolitaines que coloniales.
s’il reste toujours possible de faire une histoire politique, économique
ou sociale de la colonisation sur un mode traditionnel, l’historien qui souhaite mettre en œuvre une approche culturelle des questions coloniales
peut difficilement faire l’économie d’une rencontre avec les propositions
du courant postcolonial issu des universités anglo-saxonnes.
Participant au Cultural Turn avec les Cultural Studies dont elles sont
un corollaire ou une déclinaison au même titre que les Gender studies,
les Post-colonial studies se proposent en effet de revisiter les productions culturelles des sociétés occidentales pour y débusquer une idéologie coloniale sous-jacente et analyser la formation d’un discours qui
légitime par avance et accompagne la construction des empires tout en
en constituant un ressort causal déterminant. Dans la lignée des travaux
d’Edward said 80, les études coloniales se sont ainsi données comme objet
d’étude les relations entre culture et politique, entre discours et pouvoir.
L’attention portée à la domination symbolique dont pouvait être porteur
le langage a permis de mettre en évidence la construction coloniale de
certaines catégories comme celle d’ethnie 81.
Par ailleurs, la formation d’une « culture coloniale » dans les sociétés
métropolitaines a pu être analysée comme un « effet retour » ou comme
l’ombre portée de la colonisation sur les cultures européennes 82. Envisagée d’emblée comme l’histoire d’une culture de masse, cette forme
d’histoire culturelle a délaissé les chantiers plus traditionnels ouverts par
Raoul Girardet dans le champ de l’histoire des idées politiques 83, pour
s’attacher à des objets comme la chanson, l’image publicitaire ou le film
étudiés avec plus ou moins de profondeur et de réussite, se contentant
80. Edward W. said, Orientalism: Western Conceptions of the Orient, London, Penguin Books, 2003
(1re édition 1978), traduction française L’orientalisme. L’orient créé par l’occident, Paris, éditions
du seuil, 2005 (1re édition 1980) ; Culture et impérialisme, Paris, Librairie Arthème fayard / Le
Monde diplomatique, 2000.
81. Voir par exemple Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier (dir.), Les ethnies ont une histoire,
Paris, Karthala, 1989, et Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie, Paris,
La Découverte, 1985 et 1999.
82. Pascal Blanchard, sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son empire,
1871-1931, Paris, éditions Autrement, 2003 ; Culture impériale. Les colonies au cœur de la République, 1931-1961, Paris, éditions Autrement, 2004.
83. Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Paris, La Table Ronde, 1972 et Hachette, 2005.
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Dix ans d’histoire culturelle
parfois d’une énumération d’objets dont les contextes de production ne
sont pas analysés. Invoquant l’existence d’un « bain colonial » qui aurait
imprégné les français de 1871 à 1961 par le biais de ces différentes productions, les auteurs font cependant l’économie d’une véritable analyse de
leur circulation et de leur réception.
La question des formes que peut prendre aujourd’hui une histoire
renouvelée de l’attitude des intellectuels face au fait colonial, éventuellement associée à une histoire des savoirs, ou encore une histoire des
littératures coloniales, reste ouverte. Je laisserai à Emmanuelle sibeud 84,
pour les intellectuels, et à Michel Leymarie 85, pour la littérature, le soin
de la démêler.
Remarquons que tous les travaux mentionnés plus haut effectuent le
lien entre des productions culturelles métropolitaines et une histoire coloniale envisagée exclusivement sur le versant métropolitain. Ce faisant, ils
effectuent un emprunt très partiel aux propositions du courant postcolonial dont nombre de représentants s’attachent aussi à l’étude des effets
culturels de la domination coloniale sur l’autre versant.
Paradoxalement, l’étude de l’autre versant de l’histoire coloniale est
devenue l’apanage d’une histoire sociale ou politique, largement revivifiée
par la sociologie politique ou le droit, qu’il s’agisse de l’étude des pratiques administratives dans les colonies, de l’analyse de l’évolution des
catégories juridiques entourant l’attribution de la citoyenneté – travaux
sur les demandes de naturalisation, sur le statut des métis 86 – ou le statut
des administrés à l’égard de la justice – droit coutumier, droit « musulman », code civil. À la question de la construction des catégories peuvent
aussi se rattacher les travaux sur la construction des identités de genre,
peu représentés en france : Christelle Taraud, auteur d’une thèse sur la
prostitution coloniale au Maghreb 87, et qui travaille maintenant plus largement sur la question du genre en situation coloniale, nous en parlera.
À travers tous ces travaux, c’est la définition de la « situation coloniale »
et l’appréhension de sa diversité qui est en jeu. À la croisée d’une histoire
84. Emmanuelle sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, éditions de l’EHEss, 2002.
85. Michel Leymarie, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire des intellectuels, travaille sur les
frères Tharaud.
86. Emmanuelle saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et
citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
87. Christelle Taraud, La prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot,
2003.
Regards et transferts
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sociale, politique, juridique comportant aussi une dimension culturelle,
la notion de situation coloniale permet de prendre en compte tous les
acteurs et de dépasser le partage entre les deux versants.
Quant aux effets plus étroitement culturels de la situation coloniale, ils
ont été en grande partie délaissés par les historiens français, peu enclins
à ouvrir leur discipline aux études littéraires et linguistiques comme le
font les Anglo-saxons qui ont largement investi ce champ d’étude, dans
une perspective, il est vrai, peu historique. L’histoire des pratiques linguistiques, des formes d’acculturation, d’innovation, comme la formation
des pidgins, par exemple, ou de détournement des outils ou des objets
culturels laissés ou imposés par le colonisateur, des formes d’hybridation culturelle 88 et de reconfiguration des identités, reste complètement à
faire pour ce qui est de la période contemporaine.
Mais il semble que, dans ce domaine, les contemporanéistes aient
beaucoup à apprendre des modernistes qui, depuis les travaux de nathan
Wachtel 89, ont largement prospecté ces questions à propos de l’Amérique
espagnole et portugaise.
C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité convier à cette table, Charlotte de Castelnau, spécialiste des missions et des missionnaires au Brésil
aux XVIe et XVIIe siècles 90, qui fera pour nous le point sur l’apport des
modernistes.
88. Expression mise à l’honneur par Homi Bhabha. Voir par exemple, Les lieux de la culture. Une
théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007, traduction française de The Location of Culture, 1994.
89. nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971, 1992. Voir aussi, plus récemment
serge Grunzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.
90. Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Les ouvriers d’une vigne stérile. Les Jésuites et la conversion
des Indiens au Brésil. 1580-1620, Paris, fondation Calouste Gulbenkian, 2000.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Mario Isnenghi
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QUInZE Ans APRès 91
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sauver La mémoIre
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Ce que j’ai pensé et voulu faire pendant la première moitié des années
1990, lorsque cet ouvrage prenait forme 92, c’était avant tout conter : arrêter l’oubli qui, à ce moment-là, n’était pas seulement oubli naturel, conséquence du temps qui passe, mais un choix politique et une politique de
la mémoire. Le moment paraissait venu de fixer le cours du récit et de le
transférer sur la page blanche ; de raconter l’Italie, les Italies ; d’évoquer
le moment où ce pays s’est reconnu comme tel entre la fin du XIXe et
le début du XXe siècle, demi-siècle pendant lequel le pays des ruines se
réveille et resurgit. « Mort », « transfiguration », « résurrection » : le Risorgimento, phénomène essentiellement laïc, raconte un miracle : le miracle
de la résurrection du pays des morts.
Bien sûr tous les Italiens n’ont pas voulu et fait le Risorgimento. Les
opposants ont constitué l’Antirisorgimento, qui, lui aussi, fait partie de
l’histoire et qui a construit sa propre mémoire. Un double héritage s’est
créé, où tout s’oppose, les faits, les vécus collectifs, les mémoires, les récits sociaux, et qui divise l’historiographie elle-même. Les trois volumes
des Luoghi della memoria 93 ont pour objet ces mémoires séparées. Ils
décrivent, comme le dit le titre de l’introduction à l’édition française, Unité
et absence d’unité, les deux aspects de la question.
on peut soutenir que le progrès, l’Histoire, « voulaient » l’unification.
C’est le point de vue auquel j’adhère. Bien loin d’être un révisionniste,
nostalgique des Bourbons, des Autrichiens ou du Pape-Roi, je m’efforce
même d’opposer l’invention de l’Italie, décrite dans ces pages, à l’invention
91. Ce texte, traduit de l’italien par Catherine Bertho Lavenir, a été publié en 2008 dans le bulletin
annuel de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle.
92. Je fais explicitement référence aux différents volumes des Lieux de mémoire publiés par Gallimard sous la direction de Pierre nora à partir de 1984. Je veux aussi exprimer les dettes importantes que j’ai envers d’autres éminents historiens français, en particulier Maurice Agulhon et
Lucien febvre, auteur du texte Le Rhin.
93. I luoghi della memoria nell’Italia unita, Bari-Roma, Laterza, 3 vol., 1996-97. Les trois volumes
portent les titres suivants : Simboli e miti ; Strutture ed eventi ; Date e personaggi.
Regards et transferts
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plus récente de ce que certains trouvent bon d’appeler Padania. Je ne suis
pas, on l’aura compris, partisan des régions-nations. Au contraire, la réalisation de cet ouvrage doit quelque chose au désir de contrer les revendications de Monsieur Bossi et sa dévolution. Mais l’opposition catholique au
Risorgimento tout comme les diverses positions de ceux qui se sentaient
alors étrangers à ce mouvement national – Mazzini, Garibaldi, Cavour
ou le roi Victor-Emmanuel – sont aussi des réalités. on ne peut pas, si
l’on désire retracer une histoire des mémoires, les passer sous silence. Et
même s’il faut se garder d’entrer dans la guérilla des mémoires en qualité
de partisan, il ne s’agit pas, ici, d’un texte aseptisé. Celui qui a les clefs de
la narration ne peut pas prétendre se situer tout à fait en dehors du récit.
Cependant, si l’auteur du récit historique est acteur social lui aussi – et
en a conscience – il ne peut pas se confondre avec les autres acteurs. Les
mémoires contre – hostiles au Risorgimento – faisaient et font partie de
la constitution morale, de l’intériorité de l’Italie unifiée : elles sont tout
à la fois frein, mauvaise conscience, rancune, espoir pour le lendemain.
Et ce que je dis là pourrait être répété à propos de la « naissance de
la nation », ou du rapport entre l’état et l’église. Une histoire de l’Italie
par elle-même, tracée à partir de la mémoire, doit être une histoire des
conflits de mémoires. Ainsi, la mémoire de la Première Guerre mondiale, à
laquelle on donnera selon ses choix le nom de « Guerre de Quinze », « Notre
Guerre » ou « Grande Guerre » 94, fait l’objet, au sein des mémoires, aussi
bien au moment des événements que dans la période d’après-guerre, d’un
conflit qui oppose les interventionnistes et les neutralistes, ceux qui ont
voulu et ont fait la guerre et ceux qui l’ont subie, ou encore ceux qui s’y
sont résignés et ont voulu, dans le registre de l’imaginaire, en exorciser la
mémoire en la racontant.
D’autres éléments caractérisent l’histoire italienne. D’abord, le fascisme et la culture national-fasciste, « anomalie » italienne, capable toutefois de « parler » au dehors de l’Italie. Autre « anomalie » permanente,
constitutive de l’Italie, la place occupée par l’Église catholique, dont le
centre est Rome. Cette situation, qu’aucun autre pays ne connaît, est une
source de délégitimation immanente du politique et produit une sorte de
double nationalité. On peut déplorer cette situation équivoque. Il n’en reste
pas moins qu’elle produit de la mémoire et caractérise notre histoire. Elle
94. Toutes ces expressions sont utilisées dans l’Italie d’alors pour identifier la guerre italienne à
l’intérieur de la guerre européenne et effectuer un investissement affectif plus fort sur cette
guerre.
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Dix ans d’histoire culturelle
nourrit des mémoires opposées qu’il faut savoir identifier, comprendre,
préserver, décrire dans leurs différences et leurs antagonismes.
Travailler sur les lieux de mémoire italiens, c’est non seulement décrire
les grands conflits, mais aussi identifier les dynamiques et comprendre les
processus. La mémoire, privée et publique, subjective et collective, est
difficile à rendre de façon absolue car elle évolue. Il faut tenir compte
de ces modifications et montrer les transformations des représentations
amenées, au cours du temps, par les changements opérés dans les façons
de vivre des hommes et des femmes.
C’est ainsi que se sont constitués les trois volumes qui composent l’édition italienne : Mythes et symboles, Structures et événements, Personnages
et dates. L’espace et le temps sont ceux de l’Italie unifiée, successivement
Royaume et République. Les textes s’inscrivent dans un espace public :
l’Italie même, pays des « cent villes », pays des campagnes aussi ; le récit
ne concerne pas seulement la vie publique comprise dans son acception
traditionnelle, qui privilégie faits de guerre et politique, mais s’ouvre au
social et veut ne pas ignorer la vie privée : les jeux de l’enfance et l’éducation, les personnages qui peuplent l’imaginaire, les sports, etc.
C’était à tout cela que je pensais dans les années 2005-2006, au moment de préparer et de présenter au public français la traduction des
Luoghi della memoria 95, une décennie après la sortie de l’édition italienne.
Des problèmes non négligeables se posaient alors, à la fois de choix et de
caractère éditorial.
2007 : chemIn faIsant
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Nous faisons à nouveau le point aujourd’hui, en septembre 2007, dans
un cadre de comparaison plus ample, qui se nourrit d’expériences et de
rencontres différentes. Aujourd’hui, si le regard rétrospectif continue à
apparaître approprié à condition de s’inscrire dans des thématiques qui
mobilisent la mémoire de façon active, nous ne pouvons pas nous dispenser de continuer à faire la navette entre les époques et d’adopter un
point de vue critique renouvelé par rapport à l’objet. À l’heure actuelle,
ma mémoire personnelle des processus qui ont conduit à l’écriture des
95. Mario Isnenghi (dir.), L’Italie par elle-même. Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours. Préface de Gilles Pécout, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2006. Voir l’introduction intitulée « Unité et
absence d’unité de l’Italie : un profil », pp. 29-66.
Regards et transferts
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Luoghi della memoria est, en effet, celle d’une phase historique nettement
différente de celle qui prévaut actuellement.
Lorsque j’ai commencé, il me semblait qu’il était nécessaire de préserver la mémoire. Aujourd’hui – à l’ère du « témoin » – j’ai envie de dire
qu’il faut se préserver de la mémoire. naturellement les deux phases sont
liées entre elles. Au cours des années 1990, il a été proclamé qu’il fallait
faire table rase du passé, prendre radicalement ses distances, affirmer
une rupture avec les époques antérieures. Cela a libéré un espace pour
des mémoires qui auparavant étaient mises sous le boisseau : l’Antirisorgimento, par exemple, ou l’antifascisme. Il s’en est suivi une cacophonie
de voix et de récits (je pense à cet égard aux études d’Alain Brossat sur
les pays de l’Est), marqués par la multiplicité, le relativisme, la subjectivité. Chacun s’est construit ou a improvisé sa propre mémoire – comme
dans ces programmes télévisés centrés sur l’apparition soudaine et théâtrale de Monsieur Tout-le-monde, devenu acteur principal, est propulsé
sur scène pour se raconter sans honte. Et sans lui, l’Histoire, cette vieille
barbe, ne bénéficie plus, me semble-t-il, d’une autorité supérieure face à
la souveraineté du sujet qui « se rappelle » ; ce dernier raconte, voit, ou
simplement s’imagine l’histoire, dans un système d’auto-référence individuelle qui ne se discute pas. Le thème largement diffusé de la « mort »
de l’idéologie, comme on a l’habitude de le dire – et cela désigne bien
entendu le « communisme » –, enlève en outre points d’ancrages et digues
de retenue à ces effusions.
Il m’a donc fallu prendre en compte les dégâts, non pas du « trop peu »,
mais du « trop » de mémoire. Peu après avoir publié la première édition
des Luoghi nous avons commencé à travailler à l’Histoire de Venise pour
l’Institut de l’Encyclopédie Italienne, la Treccani. Cette histoire existait
déjà depuis des années en plusieurs volumes mais elle était arrêtée à
l’année 1797, à la chute de la République sérénissime. Après cette date
que voyait-on ? Le vide, l’absence d’histoire, le remplissage et la complainte funèbre. Jusqu’à ce que Gaetano Cozzi, Vittore Branca et les autres
membres du comité scientifique décident de faire un pas décisif et de
parier sur l’existence et la persistance de Venise dans une forme nouvelle,
au XIXe et même au XXe siècle.
C’est ainsi que deux professeurs d’histoire contemporaine de l’Université de Venise Ca’foscari ont été priés de concevoir et de diriger trois
autres volumes : stuart Woolf a traité du XIXe siècle, et moi du XXe siècle 96.
96. Publiés en 2002, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana.
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Dix ans d’histoire culturelle
Ce travail nous a mis en contact quotidien avec le thème central de la Mort
à Venise, déjà accrédité par des légions d’artistes et d’admirateurs, ainsi
qu’avec le thème de la Mort de Venise. Cela m’a conduit à donner plus que
jamais raison à Arno Mayer, lorsque, à propos de la shoah, il ose affirmer que la mémoire peut devenir trop active, envahissante et finalement
invalidante.
La nécessité de nous soustraire aux chantages de la mémoire –
lorsqu’elle travestit les faits – a été déterminante lors de mes années de
recherche sur la Venise du XIXe siècle, comme s’il s’agissait d’une étude
de cas d’une évidence lumineuse. Et comme, pendant ce temps, le paysage mental changeait tout autour de moi, comme je le disais au début,
une conclusion s’imposait : la nécessité de retrouver un meilleur équilibre
entre sujet et objet, c’est-à-dire entre mémoire et histoire. Retrouver les
faits ! Au risque, peut-être, de revenir à un nouveau positivisme ?
sauver L’hIstoIre
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L’occasion qui nous est donnée de discuter en vue d’un bilan international
lors cette rencontre intitulée Lieux, luoghi, orte…, reste un moment particulièrement opportun pour exprimer les doutes possibles et les réflexions
critiques. On pourrait se demander – à défaut de trancher – si la mémoire
collective d’un peuple est « exportable » et peut être traduite à l’intention
d’un autre peuple. Est-ce possible ? Est-ce légitime ? Il semble que la
réponse soit oui. En premier lieu, c’est un bel objet d’étude si l’on considère le nombre des thèmes, des événements, des personnages. Mais pour
ce qui concerne le reste ? Il y a là, peut-être, l’essence même de ce que
nous appelons « mémoire » collective : l’expérience ou, pour mieux dire,
l’expérience faite par génération interposée, dans cet espace public, de la
somme d’innombrables événements privés, alternativement identifiés à la
souffrance et au bonheur.
Nous pourrions faire taire les doutes, en répondant que la mise en
évidence de toutes ces données suscite un échange entre les peuples qui
se révèle précieux. Il est même parfaitement propice et bienvenu en ce
moment historique où il s’agit de venir à la rencontre les uns des autres et
de se connaître. Et certains, à cet égard, retiennent qu’il convient de doter
l’Europe d’une âme, et non seulement d’une économie. « Âme », « mémoire », « racines », surtout lorsqu’ils désignent des faits collectifs, sont
des concepts ambigus, nous le savons, mais ils permettent de comprendre.
Or, nous pouvons mieux comprendre ces investissements affectifs, ces
Regards et transferts
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autoportraits et ces mouvements émotionnels, qui d’habitude sont projetés de l’extérieur vers l’intérieur si, pour une fois, nous nous forçons à
les projeter vers l’extérieur, en les exprimant et les rendant compréhensibles. Partout, la notion « d’histoire » se nourrit aujourd’hui d’un surplus
de micro et de macro subjectivité ainsi que d’émotions, ce qui renvoie à
des époques et des concepts différents.
Le programme qui semble le plus urgent est donc d’historiciser les
flux de la mémoire, par un double déplacement. Le premier se rapporte
à chaque pays et aux liens particuliers qu’il noue – dans sa stratification et ses cartes mentales – entre le passé et le présent. Ces rapports
peuvent être tout sauf fluides. Ainsi dans le cas italien, le récit sera plein
d’aspérités et de divisions toujours promptes à ré-émerger. L’auteur du
portrait collectif, parce qu’il appartient au même peuple que ceux qui le
lisent – qui se re-lisent – y introduira un degré de participation immédiate et peut-être de complicité pleine d’affection, interrogative ou même
exigeante. Il n’y a pas de raison et on ne peut pas imaginer qu’il en soit
de même pour ceux qui liront le même livre en traduction, en ne faisant
pas partie de l’histoire et en ne s’en sentant pas partie prenante. Ceux-là
feront une lecture plus distanciée et externe.
La réciproque aussi est vraie, naturellement, quand des ouvrages équivalents existent, comme c’est le cas désormais ou comme c’est sur le point
de l’être, jetant un pont entre la France et l’Allemagne ou les États-Unis
et la Russie. Il ne s’agit donc pas de décourager la traduction mais au
contraire de prévenir les interprétations divergentes, ce qui est beaucoup
plus important que dans le cas d’autres livres plus neutres qui ne mettent
pas en cause la biographie même des peuples. Peut-être ces opérations
éditoriales – que nous dirons inter-culturelles – auront-elles comme rôle,
en faisant l’histoire des imaginaires, de dessiner le profil des peuples et
de faire aussi l’histoire des stéréotypes que les peuples élaborent sur euxmêmes et qui les caractérisent aux yeux des autres.
Nous historiciserons l’opéra, la pizza, la mandoline. À chacun – à
chaque peuple – sa pizza et sa mandoline, forme de communication sommaire, en pilule, que nous pouvons certainement clarifier et améliorer.
Cela ne se fait pas seul, évidemment. En réalité, lorsque l’on creuse dans
la mémoire d’un pays de notre vieille Europe on finit toujours par croiser
les autres peuples et les autres mémoires collectives. Cela est dû d’abord
aux guerres qui nous ont opposés de façon sanglante, aux alliances et
aux inimitiés dans le domaine diplomatique, à l’expérience directe des
hommes et des femmes du commun, à la propagande ; mais les liens
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Dix ans d’histoire culturelle
se sont aussi noués sur le terrain du travail, de l’émigration, dans l’exil
politique, et enfin à travers la circulation internationale des capitaux, des
films, de la chanson, du sport, qui ne date pas d’aujourd’hui.
J’ai fait référence aux massacres intra-européens, en particulier ceux
des deux conflits mondiaux. Personnellement, je ne pense pas que cela
soit une bonne recette pour l’Europe que d’exorciser les massacres, c’està-dire le fait que nous nous sommes, de façon répétée et alternativement,
haïs, fusillés les uns les autres et mis dans des camps de concentration.
Cela généralise le statut de victime, laissant on ne sait pas bien à qui le
rôle de bourreau, l’attribuant tout au plus, si l’on se réfère aux idéologies
politiques des années 1990, aux acteurs déshumanisés des totalitarismes
de gauche et de droite.
Objectiver les mémoires collectives respectives implique au contraire
de se retrouver tantôt dans le rôle de victime, tantôt dans le rôle de bourreau ; et, peut-être, de rétablir des trajectoires individuelles et collectives
dans lesquelles, dans l’espace d’une vie, un individu peut et veut être l’un
et l’autre. Prenons quelques exemples italiens dans une mémoire encore
en gestation, qui n’est en rien refroidie. Depuis un certain nombre d’années – après des décennies de réticences – l’historiographie commence
à soumettre à une vérification critique le mythe du « bon Italien » qui,
naturellement bon et humaniste, ne se serait jamais rendu coupable, dans
les guerres coloniales et sur les autres fronts (comme la Yougoslavie),
des violences et brutalités dont sont tranquillement inculpés les autres,
surtout les Allemands. C’est là un cas évident dans lequel la mémoire de
soi est seulement un objet d’étude, fonctionne comme un empêchement à
l’histoire et n’est en rien le support d’une autobiographie fiable. Il existe
un autre exemple particulièrement dramatique et plein de difficultés,
que la superposition des nécessités politiques et le renchérissement dans
l’atroce des mémoires opposées, m’avait en son temps dissuadé d’inclure
dans les thématiques des trois volumes de 1996-1997. Ce sont les foibe : ces
gouffres du Karst, sur les confins Nord Est de l’Italie et de la Yougoslavie,
dans lesquels, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a jeté, comme
cela se faisait traditionnellement pour les ordures, des hommes, morts ou
à demi-morts.
Cela demeure aujourd’hui un thème tabou, mais dans la nouvelle
édition en préparation pour l’éditeur Laterza, j’ai l’intention d’ajouter
un essai particulièrement consacré aux foibe, en apportant du matériau
documentaire supplémentaire et en cherchant à équilibrer le récit, parce
que la représentation fréquente et impérieuse du thème au cours de cette
Regards et transferts
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dernière décennie a montré la forte présence de cette mémoire alors que,
dans le même temps, l’historiographie des foibe n’arrivait pas à surmonter
une approche viscérale.
Quelque chose d’équivalent est advenu, aussi bien en Italie qu’en
france me semble-t-il, pour ce qui regarde la nécessité et la possibilité
de thématiser des questions comme la République sociale 97 et Vichy 98,
ou bien les règlements de comptes entre collaborateurs et à l’intérieur
des bandes de partisans. naturellement, des auteurs ont écrit des essais
rigoureux 99 sur les circonstances des exécutions dans les foibe, sur les
meurtres entre partisans communistes et anticommunistes, ou encore sur
les assassinats de fascistes ou supposés tels qui ont eu lieu même après la
fin de la guerre 100. Cependant cela ne garantit pas l’exactitude des représentations qui, dans les journaux, sont usuellement pleines de préjugés,
cherchant à remobiliser la mémoire à des fins politiques pour des enjeux
actuels et à opérer une instrumentalisation de la mémoire.
Peut-être que les mémoires ne sont pas mortes et enterrées. Peut-être
disent-elles encore quelque chose ; peut-être leur réactivation et leur réutilisation politique sont-elles toujours possibles parce qu’elles, elles font
partie des nœuds vitaux qui relient le présent au passé ; et il serait déplacé d’imaginer une régulation historiographique des flux de la mémoire
exécutée de façon détachée et concluant une fois pour toutes.
97. Claudio Pavone, Una guerra civile, Torino, Bollati Boringhieri, 1991 ; Luigi Ganapini, La repubblica delle camicie nere. I combattenti, i politici, gli amministratori, i socializzatori, Milano, Garzanti, 1999 ; Dianella Gagliani, Brigate nere, Torino, Bollati Boringhieri, 1999.
98. Claudio Silingardi, Una provincia partigiana. Guerra e resistenza a Modena 1940-1945, Milano,
Angeli, 1998 ; Mirco Dondi, La lunga liberazione. Giustizia e violenza nel dopoguerra in Italia,
Roma, Editori Riuniti, 1999 ; Santo Peli, La Resistenza in Italia, Torino, Einaudi, 2004.
99. Giampaolo Valdevit (dir.), Foibe. Il peso del passato, Venezia, Marsilio, 1997 ; Raoul Pupo, Roberto Spazzali, Foibe, Milano, Bruno Mondadori, 2003 ; Marta Verginella, Il confine degli altri. La
questione giuliana e la memoria slovena, Roma, Donzelli, 2008.
100. Claudio Silingardi, Una provincia partigiana. Guerra e resistenza a Modena 1940-1945, Milano,
Angeli, 1998 ; Mirco Dondi, La lunga liberazione. Giustizia e violenza nel dopoguerra in Italia,
Roma, Editori Riuniti, 1999 ; Santo Peli, La Resistenza in Italia, Torino, Einaudi, 2004.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Manuela Martini
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ConfLITs HIsToRIoGRAPHIQUEs
ET PATRIMoInEs MéMoRIELs.
AUToUR DEs LUOGHI DELLA MEMORIA
ET DE L’ITALIE PAR ELLE-MÊME,
DIRIGés PAR MARIo IsnEnGHI 101
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L’
Italie par elle-même ne s’adresse pas au même public que les Luoghi della memoria. Ce constat anodin pourtant nous interpelle, car
il attire notre attention, d’un côté, sur l’emboîtement de représentations dont la sélection française est le fruit et, de l’autre, sur le jeu
de renvois historiographiques qui préside au choix des articles extraits
des trois volumes des Luoghi della memoria. Aussi, L’Italie par elle-même
représente une occasion pour revenir avec un recul d’une bonne dizaine
d’années sur le moteur historiographique de cette entreprise et ce qui en
reste dans la transposition du contexte italien de la fin des années 1990
à celui de la france de 2007. Pour comprendre la cohérence des contenus et de leur agencement, la critique textuelle de L’Italie par elle-même
ne suffit pas. Il est nécessaire d’appréhender la dimension subjective et
collective qui constitue la marque des Luoghi della memoria dans le cadre
de la question historiographique majeure de l’histoire contemporaine italienne : la construction tardive de l’état italien et les conséquences de la
nationalisation inachevée des Italiens.
Du point de vue méthodologique, le premier aspect qui frappe le lecteur de ces travaux est leur subjectivité ; palpable d’un côté dans les choix
des lieux de mémoire de la part du coordinateur et, de l’autre côté, dans la
réception de la constellation mémorielle ainsi dressée, et au jeu de laquelle
aucun lecteur ne saurait se soustraire. Pierre nora en discute avec lucidité
lorsqu’il lance cette aventure historiographique. étienne françois y fait
allusion dans son introduction à Mémoires allemandes. Mario Isnenghi
101. Ce texte a été publié en 2008 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement
de l’histoire culturelle.
Regards et transferts
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s’en excuse dans les préfaces communes aux trois volumes des Luoghi et
dans l’introduction à l’édition française 102. L’absence revendiquée de neutralité impose une excusatio rituelle qui n’empêche pas, par ailleurs, des
prises de positions polémiques assumées. Ces opinions subjectivement et
collectivement élaborées constituent l’objet de cette lecture.
Les implications possibles de la subjectivité et ses retombées sur la
structure de la construction mémorielle consacrée par Mario Isnenghi à
l’Italie sont multiples : l’enchaînement des lieux, l’exclusion ou l’absence
non souhaitée de contributions dont l’absence se fait remarquer. L’idée
affirmée par le coordinateur dans la préface au troisième volume italien
(Symboles et mythes) selon laquelle tous les lieux sont des symboles 103
offre une grille de lecture explicite qui permet d’interpréter une particularité de ce répertoire de lieux symboliques de l’Italie contemporaine :
la présence récurrente dans les trois volumes italiens de certains lieux
balisant des moments forts de l’histoire italienne polarisés autour de sa
phase génétique, le Risorgimento, et autour de cet événement fondateur
de la république italienne que fut la seconde Guerre mondiale.
L’édition française permet de faire ressortir cette dimension autrement et d’en monter les développements possibles aussi bien que les rebondissements inattendus. Le jeu de miroir de la subjectivité ressort non
seulement de la table des matières, sur laquelle on reviendra, mais également, de manière inattendue, dans la couverture de L’Italie par elle-même.
Au premier plan se trouve l’incontournable Garibaldi, l’un des pères de la
patrie italienne les plus connus en france qui apparaît également, comme
il se doit, dans la couverture du volume italien consacré aux Personnages.
Mais dans l’édition de la rue d’Ulm apparaît à l’arrière-plan la place navona à Rome et non pas, par exemple, le Vittoriano, le monument à Victor
Emmanuel II ou le Quirinale, résidence du président de la République ou
encore, si on voulait chercher une place gravée dans l’esprit des millions
de personnes qui ont participé à des manifestations ou ont assisté à des
meetings politiques dans la capitale italienne, la Piazza del Popolo (Place
102. Pierre nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 3 tomes, 1984-1992 ; Mario Isnenghi (dir.), L’Italie par elle-même, Paris, éditions Rue d’Ulm, 2006, p. 54 ; étienne françois et
schulze Hagen (dir.), Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2007.
103. Les couvertures des trois volumes des Luoghi sont significatives. Voir en particulier la photo
d’une petite voiture populaire, la « Topolino » fIAT (vol. 3, op. cit., Simboli e miti dell’Italia
unita).
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Dix ans d’histoire culturelle
du peuple) 104. Pourquoi ? Pour trouver la réponse, il faut penser à un
plus petit univers, celui des intellectuels français formés en Italie. Au fait,
ne s’agit-il pas d’un clin d’œil subliminal à tous les anciens membres de
l’école française de Rome dont le siège se trouve sur cette magnifique
place baroque ?
Ces opérations intellectuelles nous interpellent directement, nous entraînent dans leur engrenage. Pierre nora en a eu l’intuition en premier
et a eu l’intelligence d’en faire une construction d’envergure, un monument qui ne laisse pas froid, qui suscite des réactions, sur les oublis, les
surprises, les souvenirs subjectivement vécus d’une histoire qui se veut
partagée. on peut regretter l’absence d’articles consacrés au liscio (bal
musette), à la mezzadria (métayage) ou à la pizza, mais cela reviendrait
à donner trop d’importance à une dimension sociale qui est revendiquée
mais qui n’est pas si centrale qu’il y paraît lorsqu’on passe de L’Italie
par elle-même aux Luoghi, dans lesquelles l’histoire culturelle et politique
l’emporte largement sur l’histoire sociale.
Ainsi, des lieux politiques, événements ou « non-événements », occupent une place parfois inattendue dans la version italienne (comme
le 10 juin, jour oublié d’une entrée dans la seconde Guerre de l’Italie qui
marque le déclin du régime fasciste), au contraire de ce qui se passe dans
L’Italie par elle-même, où la répartition entre Milieux, événements et symboles est parfaitement intelligible et où les dimensions sociale, politique et
culturelle des lieux sont davantage équilibrées. 16 articles retenus et traduits sur 74, la sélection a été rude. L’intervention de l’éditeur français révèle à quel point ces ouvrages conçus en tant que vecteurs d’une mémoire
collective sont concrètement des constructions bâties à plusieurs mains.
Le fait de partager avec les auteurs la responsabilité du choix des lieux est
revendiquée par les directeurs. Ceci rend certainement l’opération moins
suspecte que si elle était menée par un artisan solitaire. si travail collectif est le deuxième mot-clé de ces ouvrages, les contextes dans lesquels
ils prennent forme sont de première importance pour comprendre leur
genèse et leur développement. Pierre nora a à juste titre attiré notre regard sur les conditions génétiques particulières qui justifient ces recueils
104. Pour les deux autres couvertures des Luoghi (vol. 1 Strutture e eventi dell’Italie unita, RomaBari, Laterza, 1996) et une photo d’une petite voiture populaire, la « Topolino » fIAT (vol. 3,
op. cit., Simboli e miti dell’Italia unita).
Regards et transferts
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pluriels mais homogènes dans la conception 105. Pour cette raison, leur
finalité peut être radicalement différente.
Les Lieux de mémoire à l’origine sont nés du sentiment de perte imminente d’un patrimoine mémoriel qui commençait à devenir palpable en
france dans les années 1970 106. Le rapport au passé des lieux de mémoire
est par essence historiquement daté. En Italie, ce besoin s’est fait ressentir vingt ans plus tard dans un contexte de crise politique inédit, venant
bouleverser les rapports de force entre gauche et droite de l’échiquier
politique qui s’était mis en place à la suite de la seconde Guerre mondiale. Ceci explique la réussite de l’opération qui avait été jugée pourtant
impossible par Girolamo Arnaldi dans Le Débat 107 en 1994. Le rapport
avec le passé récent était et reste dans le cas de l’Italie certes problématique, mais cela n’a pas conduit l’initiative de Mario Isnenghi vers l’échec
car l’écroulement de l’édifice républicain des années 1990 a modifié les
conditions de la production et de la réception d’une construction mémorielle de l’histoire de l’Italie unifiée. Les conclusions pessimistes tirées
par Arnaldi de la longue histoire des « divisions » italiennes ne résistent
pas face à l’évidence. L’entreprise a abouti et une traduction française
en est issue 108. on pourrait d’une certaine manière affirmer que le défi
représenté par cette difficulté, indéniable, en a été la motivation capitale.
C’est précisément la volonté de surmonter les limites (y compris rhétoriques) de cette mémoire nationale contradictoire et fragmentée qui a
été le moteur de l’initiative menée par Isnenghi et son maître d’ouvrage,
l’éditeur Laterza 109. De ce point de vue, l’opération est indéniablement le
fruit d’un effort volontariste de construction d’un patrimoine mémoriel
politiquement connoté, et beaucoup moins un recensement de lieux de
mémoire en voie de disparition.
Le contexte exceptionnel de cette décennie de transition que furent
les années 1990 en Italie constitue le point de départ d’une nouvelle
105. Pierre nora (dir.), Les lieux de mémoire, op. cit., Introduction.
106. Pierre nora, « La notion de “lieu de mémoire” est-elle exportable ? », in Pim Den Boer, Willem frijhoff (dir), Lieux de mémoire et identités nationales, Amsterdam, Amsterdam University
Press, 1993, pp. 3-10.
107. Girolamo Arnaldi, « Unité et divisions italiennes », Le Débat, 78, janv.-fév. 1994, p. 31.
108. Gilles Pécout est revenu sur la question des conditions de possibilité du transfert de la notion
de « lieu de mémoire » de Pierre nora dans la préface à L’Italie par elle-même, dont le titre
prend la forme interrogative : « D’impossibles lieux de mémoire italiens ? ».
109. selon les mots d’Isnenghi, il s’agissait de « confirmer toute la force heuristique de l’historiographie d’origine antifasciste, toute son aptitude à penser l’histoire globale du pays », L’Italie,
op. cit., p. 53.
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Dix ans d’histoire culturelle
phase du débat historiographique. La fin d’une époque, la crise profonde
et irréversible de ce qu’on appelle le « système des partis politiques »,
l’émergence des subcultures politiques antagonistes, la dissolution de la
Démocratie chrétienne, la transformation du Parti communiste italien en
Parti démocratique de la gauche, le délitement du Parti socialiste, ce qu’on
a appelé la fin de la première République à l’issue des enquêtes de la
magistrature italienne sur la corruption politique, créent une sorte de vide
intellectuel et historique. Une vision positive des valeurs patriotiques, des
personnages, des événements de la construction de la nation italienne,
auparavant pollués par l’appropriation fasciste du Risorgimento, pouvait
peut-être prendre forme sans être recouverte du discrédit habituel qui
entourait les inventions historiographiques suspectes d’hagiographie nationaliste. Mais quelle forme ?
Pour répondre à cette question, centrale dans la construction mémorielle italienne, il est nécessaire de passer rapidement en revue les historiens qui l’ont bâtie. Gilles Pécout, dans son introduction à L’Italie par
elle-même, a justement souligné le lien étroit qui existe dans l’initiative
dirigée par Mario Isnenghi, entre l’image du passé, la mémoire du quotidien et la politique. À cause de cette motivation première – la réconciliation de l’histoire nationale avec un Risorgimento appréhendé de façon
critique – il était sans doute indispensable de circonscrire les lieux de
mémoire italiens à l’époque contemporaine. Du point de vue historiographique, la liaison renouvelée entre nation et Risorgimento se traduit dans
la rencontre de l’histoire sociale et politique avec l’histoire culturelle. Mais
ce qui est plus intéressant encore est la composition du groupe, on pourrait le nommer « collectif d’historiens » que Mario Isnenghi a rassemblé.
or ces historiens, car il s’agit d’historiens (les littéraires et les ethnologues sont une infime minorité), ont relevé le défi d’exprimer collectivement une position historiographique militante. Très précisément et sans
exception, les représentants d’une historiographie extrêmement critique
vis-à-vis d’une histoire nationale centrée sur la dimension patriotique se
sont attelés à la composition des Luoghi della memoria. Ce qui renforce
sans doute cette prise de position est le fait qu’ils ne sont pas, pour une
bonne partie, beaucoup moins en tout cas que pour Mémoires allemandes,
des historiens de la culture, et encore moins de la mémoire, mais ils ont
accepté cependant la proposition de leur collègue, spécialiste reconnu
dans le domaine. Pourtant les Lieux de mémoire de nora avaient eu une
Regards et transferts
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bien faible réception en Italie à peine quelques années auparavant 110.
Entre-temps des faits nouveaux étaient intervenus. Le bouleversement
de la scène politique a légitimé l’émergence de discours, y compris des
plus hautes autorités institutionnelles, qui non seulement ne s’inspiraient
plus des valeurs antifascistes, fait inédit dans l’histoire de la République
italienne, mais qui les contestaient ouvertement au nom de la réconciliation nationale. Plusieurs historiens de l’époque contemporaine ont été
mobilisés dans cette relecture très médiatisée du passé récent de l’Italie,
aussi bien de manière indirecte, à travers une utilisation simplifiée et
instrumentalisée de leurs recherches, qu’en participant directement et à
plusieurs reprises au débat médiatique.
Les Luoghi sont avant tout une réponse directe et alternative à un filon
historiographique représenté, pour rester dans le même champ thématique 111, par certains des auteurs des volumes de la collection L’Identità
italiana, créée par Ernesto Galli della Loggia auprès de la maison d’édition Il Mulino en 1998 (un an après la sortie du dernier volume de la
trilogie des Luoghi) 112. Ex-intellectuel de pointe du parti socialiste italien
dirigé par Bettino Craxi dans les années 1980, Galli della Loggia fonde
le périodique Libéral en 1995 et publie en 1996 un livre dont l’intitulé
provocateur est Mort de la Patrie 113. Mort qui aurait eu lieu en 1943, lors
de la destitution de Mussolini par le Roi et de la signature de l’armistice
du 8 septembre avec les Alliés. L’engagement antifasciste dans la lutte
armée de « libération nationale » devient, dans cette optique, le fruit de
cette fin brutale de la patrie, au même titre que l’enrôlement de jeunes
volontaires dans les milices de la République de salò mises en place sous
la houlette de l’armée allemande. La guerre civile qui a déchiré l’Italie
entre 1943 et 1945 aurait ainsi enterré à jamais tout sentiment patriotique
partagé par la communauté nationale. or, le 8 septembre figure comme
lieu de mémoire, de manière significative, non seulement dans le volume
Personnages et dates de la version italienne mais également parmi les
cinq articles de la section Événements de L’Italie par elle-même. De plus,
110. Gilles Pécout, « D’impossibles lieux de mémoire… », op. cit.
111. L’historiographie politique et culturelle du fascisme a été au centre des débats, cf. Enzo Traverso, « Interpréter le fascisme. À propos de George L. Mosse, Zeev sternhell et Emilio Gentile », Revue internationale de livres et des idées, n° 3, janvier-février 2008, pp. 12-13.
112. Le premier volume programmatique est signé par Ernesto Galli della Loggia, L’identità italiana,
Bologna, Il Mulino, 1998.
113. Ernesto Galli della Loggia, La morte della patria. La crisi dell’idea di nazione tra Resistenza,
antifascismo e Repubblica, Roma-Bari, Laterza, 1996.
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Dix ans d’histoire culturelle
deux autres lieux l’évoquent directement dans cette section : nuto Revelli
dans ses mémoires sur la Retraite de Russie dit avec des mots poignants sa
déception de jeune fasciste exalté à l’épreuve de la guerre :
« Et la Patrie ? L’unique patrie en laquelle je crois est celle des
pauvres diables qui ont payé de leur vie les fautes des “autres”,
qui se sont sacrifiés pour nous durant ces longues journées et
ces longues nuits de retraite. Le 8 septembre me réveille et ma
décision est instinctive, immédiate. À peine les Allemands sont-ils
rentrés dans Cuneo, que je me précipite à la maison. Je démonte
mes trois armes automatiques – deux Parabellum russes et la
Pistolmachine allemande – et je les mets dans un sac. Puis je
rejoins mon premier maquis de partisans » 114.
Dans L’arrivée des alliés, nicola Gallerano, qui a longtemps dirigé à Rome
l’Istituto storico della Resistenza, l’un des instituts créés dans chaque cheflieu de province pour la conservation de la mémoire de la Libération dans
l’après-guerre, parle du 8 septembre comme d’une « opportunité » dont
une minorité profita pour affirmer une identité italienne renouvelée 115.
Isnenghi même revient, enfin, sur ce choix dans sa conclusion des Luoghi : « un pays vit aussi de ses lacérations ». La résistance et la libération
retrouvent ainsi leur place, une place exempte des faiblesses hagiographiques d’autrefois, de même que les grèves (y compris celles qui ont
échoué) d’un mouvement ouvrier qui a été récemment considéré comme
l’un des facteurs clé de la faible nationalisation des Italiens 116. Parallèlement, un exercice semblable de dépoussiérage est effectué sur des événements et des personnages du Risorgimento menacés par un usage politique abusif de l’histoire : 1848, avec une entrée traduite en français sur
les cinq journées révolutionnaires de Milan et, not least, Garibaldi, lourdement attaqué par la Ligue du nord fédéraliste qui le qualifie d’ennemi
du nord à cause de l’annexion du sud de l’Italie au Royaume. La fortune
mémorielle du « héros des deux mondes », tiraillée entre la réappropriation fasciste cherchant une improbable continuité entre chemises rouges
et chemises noires, et celle internationaliste des volontaires des brigades
114. L’Italie, op. cit., p. 344.
115. L’Italie, op. cit., p. 388.
116. Aldo Monti, I braccianti, Bologna, Il Mulino, 1998.
Le volume a paru dans la collection « Identità italiana » dirigée par Ernesto Galli della
Loggia.
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garibaldiennes dans la guerre d’Espagne puis dans la Résistance, permet
à Isnenghi, qui s’y est personnellement attelé, de fermer la boucle qui part
du Risorgimento et arrive à la résistance antifasciste 117.
Pour cette raison, intellectuelle et politique, qui demeure dans la
sélection opérée pour la version française, les Luoghi ne sont pas un
sous-produit, un simple transfert des Lieux de mémoire, mais une réinvention, certes opportuniste mais sans doute originale, de lieux dont les
racines plongent dans un contexte politique et historiographique troublé
et conflictuel.
117. L’étude a débouché ensuite sur la publication d’un livre : Mario Isnenghi, Garibaldi fu ferito.
Storia e mito di un rivoluzionario disciplinato. Roma, Donzelli, 2007.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Étienne François
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LIEUX DE MéMoIRE,
ERINNERUNGSORTE 118
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
D
epuis un bon quart de siècle, nos sociétés connaissent une véritable explosion mémorielle. Elles sont, pour reprendre une formule
de Pierre nora, entrées dans l’ère de la commémoration. Pour la
discipline historique et plus généralement pour les sciences de l’homme
et de la société, cette réalité nouvelle a représenté un défi. Parmi les réponses imaginées pour le relever, la plus convaincante, la plus connue
aussi, a été celle des « lieux de mémoire » expérimentée d’abord en france
à l’initiative de Pierre nora au début des années 1980, avec les sept gros
volumes parus entre 1984 et 1992 qui en ont été l’expression. Par « lieu
de mémoire », Pierre nora et tous ceux qu’il a associés à son entreprise
entendent « toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la
volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique
du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté » 119. Quant à
l’approche mise en œuvre pour les étudier, elle consiste à en retracer la
genèse et l’histoire, c’est-à-dire à les historiser dans une double perspective de déconstruction et de contextualisation.
Avant même que la publication issue de l’enquête collective initiée
par Pierre nora ait été achevée, une question s’est tout de suite posée.
Cette approche, d’abord expérimentée à propos du cas français n’est-elle
rien d’autre que la réponse au rapport spécifique que la société française
entretient à son passé – auquel cas elle serait intransposable – ou peutelle être au contraire étendue à d’autres pays et à d’autres modalités de
rapport au passé ? La multiplication rapide de publications appliquant
l’approche des « lieux de mémoire » à d’autres pays et à d’autres cultures
118. Ce texte a été publié en 2008 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement
de l’histoire culturelle.
119. Pierre nora (dir.), Les lieux de mémoire, T. I, La République, Paris, Gallimard, 1984 ; T. II, La
Nation, Paris, Gallimard, 1986 ; T. III, Les France, Paris, Gallimard, 1992.
Regards et transferts
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mémorielles – l’Italie 120, les Pays-Bas 121, le Luxembourg 122, l’Autriche 123,
le Danemark 124, la Russie 125 – a rapidement tranché la question. Et c’est
précisément dans ce contexte que s’inscrit l’entreprise que j’ai pilotée
avec un ami et collègue allemand, Hagen schulze, professeur d’histoire
à l’Université Libre de Berlin, d’une enquête sur les « lieux de mémoire »
allemands. Lancée en 1995, cette entreprise, elle aussi collective, a d’abord
débouché en 2001 sur la parution en allemand, chez l’éditeur Beck (Munich) de trois volumes publiés sous le titre Deutsche Erinnerungsorte qui
présentent en 2 300 pages environ 120 « lieux de mémoire » 126. Au début
de l’année 2007, Gallimard a à son tour publié en traduction française
dans la « Bibliothèque illustrée des histoires » une sélection d’une bonne
trentaine de ces « lieux de mémoire » qui fait 800 pages. Cette publication
dont j’ai assuré la réalisation et la direction a paru sous le titre Mémoires
allemandes 127.
Avant de retracer la manière dont nous nous y sommes pris et les
résultats auxquels nous sommes parvenus, un bref rappel des raisons qui
nous ont incités à entreprendre ce projet n’est pas inutile. À l’origine de ce
projet, je vois pour simplifier les choses les raisons suivantes. La première
– en forme de défi – a été la réaction des amis allemands à qui, dès la parution des premiers tomes de l’enquête de Pierre nora, j’avais dit combien
il me paraîtrait intéressant de tenter de transposer l’approche des lieux
de mémoire à l’Allemagne ; quasi unanime, en effet, cette réaction avait
été aussi catégorique que négative : une telle approche, m’avait-on dit, ne
pouvait s’appliquer qu’à la france, en raison de la prégnance du modèle
national et des continuités de l’histoire française ; mais dans le cas d’une
Allemagne incertaine sur son identité nationale et dont l’histoire comme
120. Mario Isnenghi (dir.), I luoghi della memoria, 3 vol., Rome-Bari 1997-1998 (traduction française
partielle : L’Italie par elle-même. Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours, Paris, éditions
Rue d’Ulm, 2006).
121. H. L. Wesseling (dir.). Plaatsen van Herinnering. Een historisch succesverhaal, T. IV ; Win Van
Der Doel (dir.). Nederland in de twintigstee euw, Amsterdam 2005 ; T. III, Nederland in de negentiende eeuw, Amsterdam, 2006.
122. sonja Kmec, Benoît Majerus, Michel Margue, Pit Peporte (dir.), Lieux de mémoire au Luxembourg. Usages du passé et construction nationale, Luxembourg, saint-Paul, 2007.
123. Moritz Csaky (dir.), Orte des Gedächtnisses, Vienne, Böhlau, 2000 ; Emil Brix, Ernst
Bruckmüller, Hannes stekl (dir.), Memoria Austriae, Vienne, oldenbourg Verlag, 2004-2005.
124. ole feldbaek (dir.), Dansk identitetshistorie, Copenhague 1991-1992.
125. Georges nivat (dir.), Les sites de la mémoire russe, T. I. Géographie de la mémoire russe, Paris,
fayard, 2007.
126. étienne françois, Hagen schulze (dir.). Deutsche Erinnerungsorte. 3 vol., Munich, Beck, 2001.
127. étienne françois, Hagen schulze (dir.). Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2007.
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Dix ans d’histoire culturelle
le rapport au passé sont marqués par les ruptures (à commencer par la
« rupture de civilisation » des années 1933-1945), une telle approche serait
condamnée à l’échec. Pour catégorique qu’elle ait été, cette réaction ne
m’avait cependant pas convaincu, tant s’en faut. Car d’un autre côté, grâce
aux longs séjours que j’avais effectués sur place (d’abord de 1979 à 1986
à Göttingen, où j’avais dirigé la Mission historique française, puis surtout
à partir de 1991 à Berlin où j’avais été chargé de créer le Centre Marc
Bloch), j’étais frappé par le fait que l’Allemagne est, par excellence, en
raison du « poids du passé », un pays hanté par la mémoire, dans lequel les
enjeux de mémoire sont au moins aussi importants qu’en france, avec une
surdétermination politique, éthique, émotionnelle et conflictuelle dont on
ne prend vraiment conscience que lorsqu’on est immergé sur place 128.
Je constatais, ensuite, que la réunification avait donné aux débats sur la
présence du passé une actualité nouvelle : l’Allemagne d’après 1989/1990
était en effet confrontée à un double défi : comment, d’une part, assumer
deux mémoires foncièrement différentes voire antagonistes, sans pour autant relativiser la mémoire du nazisme ? Comment, d’autre part, assumer
le fait que l’Allemagne, redevenue presque malgré elle un État national, se
trouvait obligée de faire un inventaire critique des dimensions nationales
de son héritage mémoriel 129? J’avais enfin l’impression qu’une enquête
historienne sur les mémoires allemandes, en dépit des objections précédemment évoquées, pouvait profiter de deux conditions favorables : d’un
côté le très important travail de mémoire effectué en profondeur depuis
des décennies déjà par de larges secteurs de la société allemande (ce
qu’en allemand on appelle la Vergangenheitsbewältigung 130), et de l’autre,
la confirmation de la profondeur de la mue démocratique de l’Allemagne
et de la solidité de sa culture politique apportée par les modalités mêmes
de la réunification, avec le regard plus apaisé qu’elle permettait de porter
sur la « présence du passé » 131.
128. Étienne François, « L’Allemagne fédérale se penche sur son passé », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, n° 7, 1985, pp. 151-163.
129. Étienne François, « La question allemande, hier et aujourd’hui », in Robert Frank (dir.). Écrire
l‘histoire du temps présent. Hommage à François Bédarida, Paris, CNRS Éditions, 1993, pp. 211218.
130. Peter Reichel, Vergangenheitsbewältigung in Deutschland, Munich, C. H. Beck Verlag, 2001.
131. Étienne François, « L’histoire en Allemagne après la chute du mur », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 106-107, 1995, pp. 96-100 ; Edgar Wolfrum, Die geglückte Demokratie :
Geschichte der Bundesrepublik Deutschland von ihren Anfängen bis zur Gegenwart, Stuttgart,
Pantheon, 2006.
Regards et transferts
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Ma chance fut alors de rencontrer Hagen schulze, professeur à l’Université Libre de Berlin et tout aussi convaincu que moi qu’une transposition à l’Allemagne du modèle des « lieux de mémoire » méritait d’être
tentée 132. nous décidâmes alors d’un commun accord de tenter l’aventure
ensemble et pour éviter les spéculations sans issue, lançâmes un séminaire
commun qui s’étendit sur six semestres. La première étape de notre travail consista à procéder à un bilan critique des enquêtes sur les mémoires
collectives pratiquées à l’échelle internationale. Par-delà la relecture des
sept volumes des Lieux de mémoire de Pierre nora, nous nous sommes
surtout intéressés à leur réception en france et à l’étranger, aux critiques
qui leur ont été adressées (ainsi par les historiens steven Englund 133 et
Perry Anderson 134), aux enquêtes menées dans d’autres pays (ainsi en
Italie à l’initiative de Mario Isnenghi), aux ouvrages théoriques et méthodologiques consacrés à la thématique de la mémoire (avec une mention
particulière pour ceux de Marie-Claire Lavabre 135, Paul Ricoeur 136, Thomas nipperdey 137, Reinhart Koselleck 138, Jan et Aleida Assmann 139). nous
étions en effet convaincus qu’une transposition terme à terme à l’Allemagne des approches pratiquées en france conduirait à une impasse et
qu’avant de nous lancer dans une enquête de plus grandes dimensions,
il nous fallait absolument être au clair sur les notions et les théories, les
méthodes et l’état de la recherche internationale.
132. Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Libre de Berlin et ancien directeur de l’Institut historique allemand de Londres, Hagen schulze a surtout travaillé sur l’histoire du nationalisme allemand au xixe siècle, sur l’histoire de la République de Weimar, sur l’idée de nation
en Europe et sur l’histoire de l’Europe contemporaine. Deux de ses livres ont paru en traduction française : État et nation dans l’histoire de l’Europe, Paris, éditions du seuil, 1996 et Petite
histoire de l’Allemagne des origines à nos jours, Paris, Hachette Littératures, 2001.
133. steven Englund, « De l’usage de la nation par les historiens » et « L’histoire des âges récents :
les france de P. nora », in Politix, n° 26, 1994, pp. 141-168.
134. Perry Anderson, La pensée tiède. Un regard critique sur la pensée française (trad. de l’anglais),
suivi de La pensée réchauffée par Pierre nora, Paris, éditions du seuil, 2005.
135. Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la
fondation nationale des sciences politiques, 1994.
136. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, éditions du seuil, 2001.
137. Thomas nipperdey, « Der Kölner Dom als nationaldenkmal », Historische Zeitschrift, 233, 1981,
pp. 595-613 (traduction française : Réflexions sur l’histoire allemande, Paris, Gallimard, 1992).
138. Reinhart Koeslleck, Michael Jeismann (dir.), Der politische Totenkult. Kriegerdenkmäler in der
Moderne. Munich, fink, 1994.
139. Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen
Hochkulturen, Munich, C. H. Beck Verlag, 1992 ; Aleida Assmann, Erinnerungsräume. Formen
und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, Munich, C. H. Beck Verlag, 2007.
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Dix ans d’histoire culturelle
Parallèlement à cela nous avons testé la faisabilité du projet en examinant ensemble quels pourraient être les thèmes abordés et comment les
traiter. Durant cette phase expérimentale qui s’est déroulée sur plusieurs
années, le concours des étudiants et participants à notre séminaire a été
décisif et je ne saurais assez dire ce que nous devons à leur engagement
et leur créativité. Cette approche pragmatique ne nous a pas seulement
confortés dans nos intuitions de départ. Elle nous a également permis de
commencer d’élaborer une liste des thèmes possibles et surtout aidé à en
opérer une sélection. La mémoire, en effet, ressemble à une boîte de Pandore et à partir du moment où on commence de s’y intéresser de plus près,
rien n’est plus difficile que de ne pas se laisser submerger par la multiplicité des entrées possibles. Très rapidement, nous en avions identifié
plusieurs centaines. Le rétrécissement de cette liste n’a pas été aisé, non
seulement parce que les critères de choix (thématiques, chronologiques,
géographiques etc.) sont nombreux, mais surtout parce qu’en la matière il
n’existe pas de critères absolus – avec les effets de subjectivité et d’aléatoire qui en découlent nécessairement. La liste que nous avons finalement
établie – d’un commun accord avec la maison d’édition Beck – comprend
121 entrées qui vont de l’Antiquité à nos jours et combinent délibérément
des entrées attendues (la porte de Brandebourg) avec des entrées moins
convenues (les « jardins schreber »).
Restait enfin à trouver un mode de présentation et d’agencement des
thèmes retenus qui réponde à la fois à la sensibilité des lecteurs potentiels et à notre souci de présenter une approche des mémoires allemandes
récusant aussi bien la normativité que le fatalisme. Pour ce faire, nous
avons opéré trois choix : celui, en premier, d’une structure en forme de
labyrinthe ouvert qui regroupe de cinq à sept entrées autour d’une notion centrale et généralement intraduisible (ainsi les notions de Bildung,
Heimat, Reich, Schuld ou Volk) – pour mieux montrer qu’il n’existe pas
une mémoire allemande, mais au contraire des mémoires en perpétuelle
recomposition ; en second, l’appel à des auteurs d’origine variée, tant
par leur âge (même si les auteurs ayant entre cinquante et soixante ans
dominent) que par leur spécialité (historiens, mais aussi littéraires, journalistes, etc.) et leur nationalité (plus d’un cinquième de nos auteurs ne
sont pas allemands 140), car les mémoires allemandes ne sont pas affaire
140. Délibérément, nous avons confié à certains d’entre eux des articles essentiels à la compréhension de l’identité allemande. C’est ainsi que les français Gérald Chaix, Claire Gantet, sandrine
Kott et Patrice Veit ont pris en charge respectivement les articles sur la Réforme protestante,
sur la Guerre de Trente Ans, sur l’état social et sur Jean-sébastien Bach.
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de spécialistes et concernent autant les étrangers que les Allemands ; en
troisième lieu, le choix d’articles brefs, en forme d’essais à la fois pédagogiques et analytiques, qui ouvrent des pistes, stimulent la curiosité et
invitent les lecteurs à prolonger eux-mêmes l’interrogation, sans pour
autant prétendre faire le tour de questions par définition ouvertes.
Les principaux acquis de ce projet, qui s’est déroulé sur plus de six ans
et qui a été mené en collaboration avec plus de cent vingt auteurs, sont au
nombre de quatre. Le premier est la centralité de la mémoire du nazisme
dans les mémoires allemandes. Ce constat n’a en soi rien de surprenant,
mais même s’il était attendu, j’avoue que je ne pensais pas au départ qu’il
ressortirait avec une telle force, en particulier dans les articles écrits par
des auteurs allemands. Tout se passe comme si au fur et à mesure que
l’événement s’éloignait dans le temps, ses dimensions d’horreur avaient
été perçues de plus en plus nettement, marquant un avant et un après des
mémoires allemandes 141. Comparable – en négatif – à ce qu’a longtemps
représenté la mémoire de la Révolution française dans les mémoires de
notre pays, la mémoire du nazisme et plus précisément celle de la shoah
est la référence première qui structure l’architecture des mémoires allemandes et par rapport à quoi tout le reste, explicitement ou implicitement,
se trouve confronté. Dans l’index des noms propres des trois volumes allemands, Hitler est de loin le personnage le plus souvent cité, supplantant
de beaucoup Goethe et Bismarck qui arrivent respectivement en seconde
et troisième position, et c’est précisément parce que nous savions qu’il
serait partout que nous avons renoncé à lui consacrer une entrée propre.
Le second acquis de notre entreprise a été de mettre en valeur – pardelà la centralité de la mémoire du nazisme – la richesse des héritages
mémoriels antérieurs. Au départ, nous pensions privilégier les constructions mémorielles liées directement à l’émergence de l’Allemagne comme
nation au sens contemporain du terme et remontant donc au XIXe et à
la première moitié du XXe siècle. or là aussi, l’avancement de l’enquête
nous a fait progressivement élargir notre perspective. Car, outre le fait
que nombre des constructions mémorielles du XIXe siècle se font par
réinterprétation dans un sens national d’héritages antérieurs (l’exemple
de Wagner en est de ce point de vue emblématique), ces héritages euxmêmes – qu’ils remontent à l’Antiquité (la « Germanie » de Tacite),
141. norbert frei, Vergangenheitspolitik : Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, C. H. Beck Verlag, 1997 ; Das Dritte Reich im Bewusstsein der Deutschen, Munich,
C. H. Beck Verlag, 2005.
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Dix ans d’histoire culturelle
l’époque médiévale (la notion de Reich), à l’époque de la Réforme (Luther)
ou à l’époque moderne (la guerre de Trente Ans) – se sont révélés bien
plus riches et complexes que nous ne l’avions imaginé au départ, ce qui
confirme l’existence d’une réalité nationale allemande (au sens culturel
avant tout) antérieure de plusieurs siècles à la réalisation de la première
unité politique de l’Allemagne en 1871.
Le troisième acquis de l’enquête a été de remettre en cause l’objection
qui nous avait été si souvent faite au départ selon laquelle il n’existait pas
une mémoire allemande, mais des mémoires allemandes caractérisées
par leurs divisions et leur irréductibilité. La pluralité des mémoires allemandes – mémoire catholique et mémoire protestante, mémoire « nationale » et mémoires régionales, mémoire occidentale et mémoire orientale – a certes été confirmée par les articles rassemblés dans nos trois
volumes, et c’est pour cette raison que j’ai proposé le titre de Mémoires
allemandes au pluriel pour la sélection publiée par Gallimard. Mais derrière cette pluralité constitutive, elle-même inséparable du fédéralisme
allemand, nous avons été frappés de constater d’un article à l’autre – et
même à propos de thématiques très éloignées les unes des autres – une
multiplicité de connivences tacites, de renvois implicites formant une
sorte de trame invisible reliant entre eux les fragments de mémoire que
nous avions identifiés. Et s’il est vrai qu’il n’existe pas une mémoire allemande unifiée qui en quelque sorte s’imposerait à tous, il n’en reste pas
moins qu’il existe bien un style allemand de rapport au passé qui a sa spécificité, ses règles de fonctionnement, ses références, et qui est de ce fait
le patrimoine commun des différentes familles mémorielles allemandes.
Le fait que les constructions mémorielles soient toujours partagées
est le dernier acquis de notre enquête. Partagées, elles le sont au double
sens du terme : dans la mesure d’abord où elles forment un patrimoine
que peuvent revendiquer plusieurs groupes, qui leur est en quelque sorte
commun et qu’ils se partagent entre eux ; dans la mesure, ensuite, où
ces revendications, liées elles-mêmes à des modes d’appropriation spécifiques, sont différentes et le plus souvent disputées et conflictuelles,
opérant de ce fait un partage entre ces mêmes groupes. Ce qui se vérifie
d’évidence dans le cas français avec la mémoire de la Révolution française ou celle de la Résistance se retrouve de la même manière dans le
cas allemand avec la mémoire de la Réforme ou celle du mur. Or, ces
appropriations disputées, loin de se cantonner à l’intérieur d’un espace
culturel ou national, se retrouvent également entre plusieurs pays et
plusieurs cultures mémorielles. Ces « lieux de mémoire partagés » sont
Regards et transferts
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particulièrement nombreux dans le cas de l’Allemagne, ne serait-ce qu’en
raison de la centralité de l’Allemagne à l’intérieur de l’Europe, mais aussi
des fluctuations des frontières allemandes et des interactions incessantes,
dans un processus de détermination réciproque, entre l’Allemagne et ses
mémoires, et ses voisins et leurs mémoires. Lieu de mémoire allemand
par excellence, Auschwitz est également un lieu de mémoire juif, mais
aussi polonais, européen et universel, et de la même manière Napoléon
appartient aussi bien au patrimoine mémoriel allemand qu’au patrimoine
mémoriel français, anglais, italien, espagnol ou russe – pour ne citer que
les exemples les plus évidents. Et c’est pour cette raison que, aussi bien
dans les trois volumes allemands que dans le volume français, nous avons
choisi de faire une large place à ces « lieux de mémoire partagés » 142.
En Allemagne même, notre entreprise a rencontré un large écho : en
témoignent aussi bien les très nombreuses recensions dont nos livres ont
fait l’objet, que leur tirage (environ 50 000 exemplaires), leur utilisation
dans l’enseignement secondaire et supérieur, ou encore les publications
qui ont suivi l’impulsion ainsi lancée 143. En France aussi, si j’en juge par
les comptes rendus que Gallimard m’a fait suivre, l’écho a été plus qu’encourageant. Quelles conclusions de portée plus générale peut-on tirer de
ce constat ?
La première conclusion a trait à l’apport spécifique de la discipline
historique dans l’étude des questions de mémoire. Par leur savoir-faire
et les règles de leur métier, les historiens sont incontestablement mieux
à même que d’autres pour « déconstruire » les lieux de mémoire et les
cultures mémorielles, c’est-à-dire pour en retracer la genèse et l’évolution, les appropriations et les usages ; leur apport, de ce point de vue, est
rapport d’historisation, de complexification et de contextualisation ; alors
que la mémoire est une mise au présent du passé, la discipline historique
met le présent en histoire ; son approche est avant tout analytique et
pédagogique. Mais si les historiens ont une compétence propre, ils ne sont
en aucun cas les propriétaires des mémoires collectives ; pour analyser et
comprendre les recompositions mémorielles dont nous sommes à la fois
142. Philippe Joutard, Jean-Noël Jeanneney (dir.), Du bon usage des grands hommes en Europe,
Paris, Perrin, 2003.
143. La maison d’édition Beck a ainsi décidé de lancer une collection spécialement consacrée
aux « lieux de mémoire ». Un premier volume, consacré à la Rome antique a paru en 2006 :
Elke Stein-Holkeskamp, Karl-Joachim Holkeskamp (dir.), Erinnerungsorte der Antike, Munich,
C. H. Beck Verlag, 2006 ; un volume consacré à la RDA et un autre consacré au Moyen Âge
sont en cours de réalisation.
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Dix ans d’histoire culturelle
les observateurs et les acteurs, d’autres disciplines, telles la sociologie,
les sciences politiques ou l’anthropologie culturelle et sociale sont mieux
armées que la discipline historique. Plus important encore : si tentés qu’ils
soient souvent de le croire, les historiens ne sont en rien dépositaires d’un
magistère normatif en matière de mémoire, car les enjeux derniers en la
matière sont d’ordre politique et éthique.
Le transfert réussi vers l’Allemagne d’une approche – celle des lieux
de mémoire – d’abord expérimentée en france, puis sa réimportation également réussie de l’Allemagne vers la france, amènent en second lieu à
penser que d’un pays à l’autre, les différences sont moins importantes et
qu’à l’inverse, les convergences des cultures mémorielles sont plus avancées qu’on ne le croit communément. La quasi-concomitance, de ce point
de vue, entre la sortie des Deutsche Erinnerungsorte (en 2001) et la décision prise, deux ans plus tard, en réponse à la demande exprimée par le
parlement des jeunes réuni pour le quarantième anniversaire du Traité de
l’élysée, de lancer un manuel franco-allemand d’histoire pour les classes
du second cycle de l’enseignement secondaire français et allemand, en
est l’expression la plus parlante (d’autant plus, au reste, que parmi les
promoteurs de ce manuel se retrouvent plusieurs historiens associés au
projet précédent) 144.
Cette entreprise binationale montre enfin la voie dans laquelle tout
laisse à penser que vont surgir, dans les années à venir, d’autres projets,
à savoir celle de projets de recherche et de publication transnationaux et
européens. Loin d’être cantonné à l’espace allemand, le cadre dans lequel
s’était inscrite l’enquête des Deutsche Erinnerungsorte et des Mémoires
allemandes était dès le départ un cadre européen. Il en va de même du
manuel franco-allemand d’histoire puisqu’il a pour objet l’histoire de l’Europe et du monde. À Berlin même, une équipe d’historiens polonais et allemands vient de mettre en chantier un projet de publication qui portera, en
allemand et en polonais, sur 90 « lieux de mémoire » germano-polonais.
Le mouvement est lancé et la conjoncture de la mémoire étant une réalité
144. Guillaume Le Quintrec, Peter Geiss (dir.), Histoire / Geschichte : Le monde et l‘Europe depuis 1945, Europa und die Welt seit 1945, Paris / Leipzig, nathan / Klett, 2006 ; Daniel Henri,
Guillaume Le Quintrec, Peter Geiss (dir.), Le monde et l’Europe des traités de Vienne à 1945.
Europa und die Welt vom Wiener Kongress bis 1945, Paris / Leipzig, nathan / Klett, 2008.
Regards et transferts
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transnationale, les réponses que lui apporteront les nouvelles générations
d’historiens seront, elles aussi, nécessairement transnationales 145.
145. étienne françois, « Europäische lieux de mémoire », in Gunilla Budde, sebastian Conrad,
oliver Janz (dir.), Transnationale Geschichte, Themen, Tendenzen und Theorien, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 2006, pp. 290-303.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Chloé Maurel
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BILAn ET PIsTEs PoUR UnE
HIsToIRE CULTURELLE
MonDIALE 146
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E
n france, l’histoire culturelle, « histoire sociale des représentations »,
c’est-à-dire histoire des manières dont les hommes représentent et
se représentent le monde qui les entoure, comme l’a définie Pascal
147
ory , a connu un intense essor depuis quelques décennies. Les travaux
auxquels elle a donné lieu se sont axés sur plusieurs thèmes, comme la
symbolique politique, la mémoire collective, l’histoire du rite politique,
le champ de la médiation, et celui de l’imaginaire et de la sensibilité 148.
Toutefois, ils se sont souvent limités à un cadre national. Un enjeu actuel
important est d’étendre cette histoire culturelle au domaine « mondial » ou
« global ». L’histoire mondiale et l’histoire globale ont été investies prioritairement par des spécialistes d’histoire économique. Ainsi, le Journal of
Global History, créé en 2006 par Cambridge University Press et la London
School of Economics, est dirigé par trois historiens économistes : Kenneth
Pomeranz, Peer Vries et William G. Clarence-smith. L’histoire mondiale
et l’histoire globale semblent donc se caractériser jusqu’à maintenant par
une certaine surreprésentation des historiens économistes au détriment
des spécialistes d’histoire culturelle, restés davantage ancrés dans un
cadre national 149. Quelle peut être la place de l’histoire culturelle dans
146. Ce texte a été publié en 2010 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement
de l’histoire culturelle.
147. Cf. Pascal ory, L’histoire culturelle, Paris, Presses universitaires de france, 2004, collection Que
sais-je ?
Cf. aussi : Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, éditions du seuil, 2004,
collection Points histoire ; Jean-Yves Mollier, notice « Histoire culturelle », Dictionnaire du littéraire, in Paul Aron, Denis saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Paris, Presses universitaires de
france, 2002, pp. 266-267.
148. sudhir Hazareesingh, « L’histoire politique face à l’histoire culturelle : état des lieux et perspectives », Revue historique, Presses universitaires de france, 2007 / 2, n° 642, pp. 359-361.
149. Giorgio Riello, « La globalisation de l’Histoire globale : une question disputée », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 2007 / 5, n° 54-5, pp. 30-31.
Regards et transferts
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une histoire mondiale 150 ? Une histoire culturelle mondiale, si elle est possible, doit-elle se concevoir comme un « Grand récit de la modernisation »
(Big Story), unifié, comme le conçoivent pour leur champ de recherche
certains historiens de l’économie, ou bien comme une histoire fragmentée, émiettée, parcellisée, ainsi que la considèrent les post-modernistes ?
Il convient de présenter les récents développements dans le domaine de
l’histoire culturelle mondiale, puis de faire le point sur les méthodes que
ces développements ont apportées, et enfin d’évoquer quelques nouvelles
pistes possibles pour une histoire culturelle mondiale.
L’histoire globale a porté, du moins à ses débuts, davantage sur les aspects économiques que sur les aspects culturels. En lançant la New Global
History Initiative en 1989, l’Américain Bruce Mazlish la concevait surtout
comme l’étude de la société « globalisée » découlant de la mondialisation
économique. Comme l’a fait remarquer Giorgio Riello, il est d’ailleurs plus
aisé de mener une histoire globale portant sur le domaine économique
que sur le domaine culturel, car il est plus facile de construire de « grands
récits » unifiés dans ce premier domaine que dans le second. Ainsi, l’étude
de Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, sur l’influence de la Chine
sur l’Europe, porte essentiellement sur des aspects économiques : l’auteur
s’attache à faire apparaître le rôle joué par la Chine dans la révolution
industrielle anglaise, ce qui est facilité par le fait que les prix, la production, le revenu national, les salaires, la monnaie sont des notions qui
s’appliquent partout et peuvent être aisément quantifiées et comparées,
contrairement à des notions culturelles, plus subjectives, moins facilement quantifiables et peut-être moins universelles 151.
Du fait de ces difficultés, l’histoire culturelle est longtemps restée, en
France, cantonnée au domaine national, et s’est souvent développée de
manière déconnectée des enjeux politiques, économiques et sociaux, se
fondant souvent sur le postulat que le champ culturel serait autonome
de ces derniers. Cette spécificité de l’histoire culturelle française rend
difficile son articulation avec l’histoire culturelle telle que la pratiquent
150. On ne développera pas ici la question de la distinction entre « histoire mondiale » et « histoire
globale » : rappelons simplement qu’« histoire globale » renvoie davantage au phénomène de
la « mondialisation » (globalization) et à l’idée d’un certain recul du rôle des Etats au profit
d’autres acteurs non étatiques, tandis qu’« histoire mondiale » évoque surtout une volonté totalisante.
151. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: Europe, China, and the Making of the Modern World
Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; cf. Giorgio Riello, op. cit., p. 31.
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Dix ans d’histoire culturelle
des historiens d’autres pays, par exemple les Italiens (microstoria) ou les
Américains (Cultural studies et Cultural history) 152.
C’est sans doute par le biais de l’histoire des relations internationales
que, en france, l’histoire culturelle s’est le plus facilement étendue au-delà
du champ national : à partir des années 1990, progressivement, « l’histoire
des relations culturelles internationales » a connu un certain essor, puis
a acquis une réelle légitimité, comme l’illustre l’organisation à Paris en
2006 du colloque « Les relations culturelles internationales au vingtième
siècle. Entre diplomatie, transferts culturels et acculturation » (Université
de Paris I, Centre d’histoire de sciences-Po, Université Versailles saintQuentin-en-Yvelines) 153. Grâce à cette approche qui mêle histoire diplomatique et histoire culturelle, plusieurs thèmes classiques de l’histoire
des relations internationales ont ainsi été appréhendés sous l’angle de
l’histoire culturelle, ouvrant la voie à des travaux féconds. Par exemple, le
volet culturel de la guerre froide (soft power) apparaît comme une source
quasi-inépuisable pour l’histoire des relations culturelles internationales,
puisque les enjeux culturels ont été des vecteurs très importants de l’affrontement bipolaire (ex. : peinture réaliste/peinture abstraite) 154.
Plus récemment, l’approche transnationale a connu un intense engouement, à tel point que le terme « transnational » tend désormais à
remplacer, parfois presque systématiquement, celui d’« international ».
Au-delà de l’effet de mode, ce changement de vocabulaire a une réelle
signification : l’approche transnationale se fonde sur la remise en cause
de l’importance de la signification des frontières étatiques. Cette remise
en cause peut être liée à l’idée d’un certain recul du rôle des états, et/ou
à la prise de conscience de l’importance d’autres acteurs, non étatiques.
Par rapport au terme d’« international », celui de « transnational » signifie
qu’on ne prend pas forcément pour cadre spatial celui d’un ou plusieurs
états, mas un cadre qui peut être plus mouvant ; il signifie aussi qu’on ne
considère pas forcément comme principaux acteurs les états, mais plutôt
des acteurs non étatiques (par exemple des intellectuels ou experts se
déplaçant dans différents pays, associations ou réseaux agissant au-delà
152. Loïc Vadelorge, « où va l’histoire culturelle ? », Ethnologie française, Paris, Presses universitaires de france, 2006 / 2, p. 359.
153. Anne Dulphy, Robert frank, Marie-Anne Matard-Bonucci et Pascal ory, Les relations culturelles internationales au xxe siècle - De la diplomatie culturelle à l’acculturation, Bruxelles,
P. I. E. Peter Lang, 2010.
154. Cf. frances s. saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003.
Regards et transferts
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des limites étatiques) et que l’on entend suivre leurs trajectoires par-delà
les frontières. Cette approche, qui s’attache à saisir les circulations, réseaux et trajectoires, a donné lieu dans le monde anglo-saxon à de nombreuses études sur différents objets culturels transnationaux, comme la
danse (William Mcneill, 1995), le feu (Johan Goudsblom, 1992), la nourriture (Raymond Grew, 1999), les migrations (Wang Gungwu, 1996 155). L’approche est réellement originale, car ces objets n’avaient jamais été pris
comme véritable centre d’une recherche. Désormais, l’historien change de
perspective : c’est lui qui déplace son regard pour suivre les objets qu’il
étudie.
Cette démarche s’apparente à celle que sanjai subrahmanyam a appelée « histoire connectée » (connected history), l’historien jouant le rôle
d’une sorte d’électricien rétablissant les interconnexions au niveau mondial, c’est-à-dire les connexions continentales et intercontinentales que les
historiographies nationales auraient artificiellement rompues en adoptant
un cadre spatial étatique 156. s’affranchissant des découpages dictés par
ces frontières, l’histoire connectée entend briser les compartimentages
des histoires nationales, pour mettre au jour les relations, passages, influences, transferts, parentés jusque-là occultés 157. Décentrant le regard,
cette histoire s’intéresse prioritairement aux « passeurs » d’une civilisation
à une autre. Si cela peut être fait plus facilement pour le champ économique (c’est ce qu’a fait par exemple Sanjay Subrahmanyam, mettant en
lumière le rôle des réseaux marchands à l’époque moderne 158), cela peut
être envisagé aussi pour le champ culturel, où différents types de « passeurs » (ou médiateurs) peuvent être identifiés et suivis. L’ouvrage collectif
The Palgrave Dictionary of Transnational History, réalisé conjointement
par des Américains et des Européens, s’inscrit dans cette perspective : il
s’attache à saisir les circulations d’acteurs et d’idées, à reconstituer leurs
trajectoires à travers des réseaux, et plusieurs de ses notices abordent
155. William McNeill, Keeping together in time. Dance and Drill in the human history, Cambridge,
Harvard University Press, 1995 ; Johan Goudsblom, Fire and Civilization, London, Penguin,
1992 ; Raymond Grew, Food in Global History, Boulder, Westview Press, 1999 ; Wang Gungwu
(dir.), Global History and Migrations, Boulder, Westview Press, 1996.
156. Sanjay Subrahmanyam, “Connected histories: notes towards a reconfiguration of early modern
Eurasia”, in Victor Lieberman (ed.), Beyond Binary Histories. Re-Imagining Eurasia to c. 1830.
Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1999, pp. 289-316.
157. Cf. Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? Introduction », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
2007 / 5, n° 54-5, pp. 19-20.
158. Sanjay Subrahmanyam, Merchant Networks in the Early Modern World, Aldershot, Variorum,
1996.
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Dix ans d’histoire culturelle
des thèmes d’histoire culturelle 159. Autre ouvrage collectif, Transnational
Intellectual Networks se centre, lui, sur l’histoire culturelle transnationale : étudiant les interactions entre les formes nationales et transnationales des pratiques savantes en Europe entre la fin du xixe siècle et 1939,
il souligne l’antagonisme entre dynamiques intellectuelles nationales et
transnationales 160.
L’histoire culturelle mondiale peut également se nourrir des courants
des Cultural studies (stuart Hall), des Postcolonial studies et des subaltern
studies (Ranajit Guha, Gayatri spivak) qui analysent les rapports de domination dans le domaine culturel, et plus précisément les liens entre les
identités culturelles et les phénomènes de domination résultant de l’héritage de la situation coloniale (cf. Homi Bhabha, Arjun Appadurai et Dipesh
Chakrabarty) 161. Ce courant, dans la lignée des travaux d’Edward saïd,
tend plutôt à faire apparaître une multiplicité d’identités culturelles, à
l’inverse de la tendance de l’histoire globale qui entend, elle, au contraire,
unifier les différentes historiographies en un grand récit unique.
L’histoire culturelle mondiale peut emprunter à ces différents courants
plusieurs méthodes. sur le modèle des Area studies, des Cultural studies, des Postcolonial studies, et de la Global history anglo-saxonne, une
histoire culturelle mondiale pourrait se caractériser par l’interdisciplinarité, associant historiens, géographes, spécialistes de sciences sociales,
civilisationnistes, littéraires, musicologues, etc. Comme le champ est très
vaste, il s’agirait aussi d’organiser les recherches de manière collective,
sur le modèle des chercheurs des sciences dites dures, comme le suggère
Giorgio Riello. Les chercheurs en histoire culturelle mondiale pourraient
ainsi utiliser leurs apports réciproques, ce qui permettrait d’opérer des
« fertilisations croisées » (cross fertilizations), pouvant déboucher sur des
synthèses comparatives, « chacun venant ainsi combler les ignorances de
l’autre, et s’enrichissant en même temps de regards extérieurs » 162.
surtout, l’approche transnationale apparaît comme fondamentale.
C’est pourquoi le terme de « circulations », qui s’est imposé récemment en
159. Akira Iriye, Pierre-Yves saunier (dir.), The Palgrave Dictionary of Transnational History, new
York, Palgrave Macmillan, 2008-2009.
160. Christophe Charle, Jürgen schriewer, Peter Wagner (dir.), Transnational Intellectual Networks.
Forms of Academic Knowledge and the Search for Cultural Identities, francfort, Campus Verlag,
2004.
161. Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007 ; Dipesh
Chakrabarty, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton,
Princeton University Press, 2000.
162. Giorgio Riello, op. cit., pp. 28 et 30.
Regards et transferts
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france dans le champ de l’histoire culturelle transnationale (« circulations
culturelles internationales », « circulations transnationales », « circulations
de savoirs », etc.), est très pertinent, dans la mesure où il souligne les
directions multiples des déplacements d’acteurs, d’idées et de savoirs, pas
seulement du centre vers la périphérie, mais aussi dans le sens inverse, au
moyen notamment de réappropriations.
En outre, lorsqu’on veut travailler à l’échelle mondiale, le jeu sur
les échelles apparaît comme indispensable. La réflexion sur le rôle des
échelles a été creusée par les tenants de l’histoire connectée comme Sanjay Subrahmanyam 163, mais aussi par des Global historians comme John
H. Bodley, David Christian et A. G. Hopkins 164. Il s’agit d’opérer une dialectique entre micro et macro, entre local et global, un va-et-vient entre différents niveaux d’échelles (temporelles comme spatiales), visant à repérer
des analogies, et donc des interprétations générales, que l’on n’aurait pas
pu déceler avec l’histoire traditionnelle, plus cloisonnée et statique.
Une autre méthode utile qu’il s’agirait de généraliser pour faire une
histoire culturelle mondiale serait l’emploi de méthodes quantitatives. Ces
dernières années, l’histoire culturelle française s’est surtout caractérisée par le recours à une approche qualitative. Or récemment, certains
chercheurs, s’efforçant de mesurer la circulation transnationale des livres
et des traductions, comme Franco Moretti 165, Gisèle Sapiro 166 ou Christophe Charle 167, ont introduit des réflexions et des méthodes permettant
de mettre à contribution l’approche quantitative en histoire culturelle,
notamment par l’utilisation de statistiques, de graphiques, ou par l’exploitation de bases de données. La numérisation récente, dans plusieurs pays,
de fonds d’archives gigantesques (de l’ordre de millions de pages), accessibles en ligne grâce à des bases de données, permet d’envisager une exploitation quantitative relativement aisée et rapide grâce à l’informatique.
Une telle approche par les méthodes quantitatives apparaît essentielle car
163. Sanay Subrahmanyam, Explorations in Connected History. From the Tagus to the Ganges, Oxford, Oxford University Press, 2005.
164. John H. Bodley, The Power of Scale: A Global History Approach, M. E. Sharpe, 2003; David
Christian, “Scales”, in Marnie Hughes Warrington (ed.), Palgrave Advances in World Histories,
New York, Palgrave Macmillan, 2005, pp. 64-89; A. G. Hopkins (ed.), Global History: Interactions between the Universal and the Local, New York, Palgrave Macmillan, 2006.
165. Franco Moretti, Graphs, maps, trees: abstract models for a literary history, London, Verso, 2005.
166. Gisèle Sapiro, Translatio, Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation,
Paris, CNRS éditions, 2008.
167. Christophe Charle (dir.), Le temps des capitales culturelles, Paris, Champ Vallon, 2009.
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Dix ans d’histoire culturelle
elle permettrait à l’histoire culturelle transnationale d’acquérir plus de
rigueur et de fiabilité dans ses conclusions.
Enfin, il apparaît important d’effectuer un rapprochement entre enjeux économiques et enjeux culturels : il s’agirait de ne plus concevoir
l’histoire culturelle comme déconnectée des enjeux économiques, mais
de faire apparaître les liens étroits qui unissent phénomènes culturels et
phénomènes économiques. À cet égard, la notion de « circulations », si elle
présente l’avantage de favoriser la mise en évidence d’une multiplicité de
flux orientés dans diverses directions, présente aussi le risque de déformer un peu la réalité concrète : en employant cette notion, l’historien peut
être tenté de se représenter les idées et les savoirs de manière abstraite,
comme se déplaçant librement, tels des vents ou des courants marins,
sur l’ensemble de la planète, en négligeant la diversité des conditions
matérielles dans lesquelles cela se fait en réalité. L’historien peut aussi
être tenté de mettre les différents flux sur le même plan, quels que soient
leur importance quantitative et le degré de leurs répercussions sur les
populations. En cela, la notion de « circulations » peut contribuer à gommer la dimension de domination. Une attention accrue portée aux aspects
économiques (budgets des institutions culturelles, chiffres de ventes,
accords commerciaux, rôle des États, comparaison des niveaux socioéconomiques de différents producteurs, médiateurs ou consommateurs
culturels) permettrait de mieux faire apparaître des centres d’impulsion
et des hiérarchies dans les flux culturels et donc de mieux faire apparaître
au niveau mondial un phénomène de domination en matière culturelle.
Il serait ensuite intéressant de déterminer si ce rapport de domination
culturelle est le reflet exact de celui qui caractérise le système économique mondial ou non.
Regards et transferts
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par Svetla Moussakova
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oBsERVATIons sUR
L’EnsEIGnEMEnT DE L’HIsToIRE
CULTURELLE DAns
LE PAYsAGE UnIVERsITAIRE
DE L’EURoPE DE L’EsT 168
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D
epuis plus de dix ans, l’enseignement en histoire culturelle dans
les universités de l’Europe de l’Est connaît un bel élan. La venue
en masse en france des étudiants de ces universités pour faire des
études qui analysent la relation entre l’histoire et la culture s’intensifie
surtout après les deux derniers élargissements de l’Union européenne.
Ainsi, l’intérêt porté à des séminaires comme « Relations culturelles internationales » ou « Construction culturelle de l’Europe » dans le cadre
des études européennes de la sorbonne nouvelle facilite largement la
constitution d’un vivier de jeunes chercheurs de plusieurs pays, la force
vive d’une large étude en chantier dont nous allons présenter brièvement
quelques éléments.
nous avons procédé d’abord au recensement des pratiques académiques en histoire culturelle dans quelques universités de l’Europe l’Est,
notamment, les universités de sofia, de Plovdiv et de Véliko Tarnovo, en
Bulgarie, les universités Charles à Prague et de České Budějovice en République Tchèque, les universités de Budapest (Eötvös) et de Pécs en Hongrie, les universités de Bucarest, de Cluj, de Iasi en Roumanie, les universités de Varsovie et de Cracovie en Pologne, les universités de Belgrade et
de novi sad en serbie, les universités de Moscou et de saint-Pétersbourg
en Russie.
notre objectif était de montrer comment l’histoire culturelle est étudiée dans ces universités, comment elle est incorporée dans l’organisation
générale des enseignements, à quelles disciplines elle est associée, quelles
168. Ce texte a été publié en 2010 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement
de l’histoire culturelle.
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Dix ans d’histoire culturelle
spécificités observe-t-on par pays et quels sont les éléments communs qui
constituent une typologie caractéristique à l’Est de l’Europe.
Une première remarque est indispensable à l’identification du corpus.
L’appellation même d’« histoire culturelle » affiche un panorama complexe
en relation, de toute évidence, avec les traditions académiques et culturelles de chaque pays : souvent les études en histoire culturelle sont organisées d’abord au sein des facultés de lettres ou de philologie en raison
d’une forte tradition d’enseignement des langues et cultures étrangères
pour migrer dans un deuxième temps vers les facultés d’histoire ou de philosophie. Les appellations des cours et des séminaires portent également
des titres dont les références, au fil des modules intégrés en français ou en
anglais, des masters conjoints, des crédits validés à l’étranger, renvoient
directement ou indirectement aux Cultural Studies, Cross Cultural Studies,
Gender Studies, American Studies, micro-histoire, histoire du quotidien…
Une deuxième remarque concerne l’apparition des chaires de culturologie, nouvelle discipline vite devenue très à la mode qui est en fait une
variante des études traditionnelles en histoire et culture, toujours au sein
des facultés de philosophie, lettres, arts ou sociologie qui peut être considérée comme une forme hybride spécifique dans le cadre académique
étudié.
Une troisième remarque est en rapport avec l’inclusion des études
en histoire culturelle dans le cadre des modules d’études européennes
qui sont en nette progression dans les universités de l’Est d’une part en
répondant à une réelle demande du public, et d’autre part en bénéficiant
des aides multiples proposées par les différents programmes de l’Union
européenne.
observatIons sur Les tradItIons académIques
et InteLLectueLLes
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Une première difficulté dans l’analyse globale du corpus réside dans la
diversité des modèles académiques des différents pays qui proposent les
études en histoire culturelle dans le cadre de disciplines traditionnellement considérées comme classiques et qui bénéficient d’une longue tradition intellectuelle. Le plus souvent les études en histoire culturelle sont
comprises dans le cadre des facultés de philosophie, sociologie, histoire,
lettres, dans des parcours soit autonomes (séminaires labellisés et crédits
spécifiques) ou confondues dans un cursus plus large dans la discipline
dominante. En règle générale, les enseignants et les chercheurs viennent
Regards et transferts
|
d’autres disciplines ce qui accentue le caractère souvent multidisciplinaire des cursus proposés.
Dans les facultés d’histoire, l’histoire culturelle semble à la fois la
« réinvention » d’une histoire nationale centrée souvent autour d’une problématique identitaire suivant les programmes encore en vigueur où l’on
observe facilement des restes d’une histoire sociale de la culture d’inspiration marxisante qui propose en parallèle des lectures de textes dont les
auteurs s’inspirent directement du linguistic turn, par exemple. Le phénomène de changement des générations est accentué davantage par l’arrivée
systématique de jeunes chercheurs et enseignants qui ont soutenu leurs
thèses dans les universités européennes après 1989. Ainsi, l’histoire culturelle se trouve au centre d’un ensemble hybride qui met en rapport des
approches scientifiques venant de diverses disciplines, un phénomène qui
l’éloigne davantage d’une autonomie institutionnelle.
Le cas de l’université Charles en République tchèque illustre bien cette
situation : l’histoire culturelle y est enseignée dans le cadre de la faculté
art et philosophie, au sein de la chaire Humanités, avec deux spécialités :
études des genres et histoire orale. En Roumanie, les facultés d’histoire et
plus particulièrement les départements d’histoire de la littérature offrent
des enseignements de spécialité : histoire des cultures et les identités
européennes, ou histoire des idées et des mentalités. Dans ce pays, la
forte tradition des études littéraires apporte une marque spécifique dans
le périmètre de l’histoire culturelle et des spécialistes de la littérature
roumaine et européenne sont souvent parmi les fondateurs des départements d’études culturelles. Les facultés de lettres accueillent également
des enseignements en histoire culturelle européenne à l’université de novi
sad ou à celle de Belgrade – une spécialisation en culture européenne
et genre. Le rapprochement avec les facultés des arts est illustré par la
présence d’un cursus d’histoire de l’université de Pécs, ou par l’université
de saint-Pétersbourg où l’histoire de l’art figure dans le programme de
la chaire d’Histoire de la culture russe et européenne ; d’un autre côté,
les facultés des humanités proposent, comme c’est le cas de l’université
de Budapest (Eötvös), la spécialité histoire du livre et de l’édition dans le
cadre des études hongroises et des études culturelles, tandis que les étudiants de l’université Charles peuvent se spécialiser en histoire culturelle
au sein de la chaire Humanités de la faculté art et philosophie.
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Dix ans d’histoire culturelle
observatIons sur La cuLturoLogIe,
une nouveLLe dIscIpLIne en vogue
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La culturologie est relativement récente et progresse dans les vingt dernières années comme un ensemble de disciplines qui relèvent des sciences
humaines surtout en Russie mais aussi en Bulgarie, serbie, Roumanie. La
panoplie des cours proposés est suffisamment large pour inclure à la fois
la philosophie, l’histoire et la théorie de la culture, la littérature et les arts,
l’esthétique, la sémiotique, la linguistique, la culture de masse et la culture
du quotidien, communication et mass média. Ce programme est accompagné d’une solide étude de langues vivantes et anciennes et de ce fait les
étudiants sont habituellement quadrilingues.
La culturologie en Russie est représentée pratiquement dans tous les
cursus universitaires, en première année et par la suite, de nombreuses
spécialisations sont possibles selon les cursus choisis par l’étudiant
comme introduction à l’histoire, à la philosophie, à la sociologie, à l’anthropologie. souvent critiquée comme discipline héritière des chaires du
matérialisme dialectique dont l’ambition serait de fonctionner comme une
science humaine fondamentale, la culturologie présente au moins deux
mérites : elle maintient le niveau de culture générale en proposant l’étude
des textes fondamentaux des humanités tout en alimentant l’éternel débat
intellectuel sur le national et l’étranger dans la culture. Cela dit, s’il y a
une constante à noter dans sa matrice thématique, c’est l’intérêt central
accordé à la question nationale et l’importance accordée à l’identité et
aux mentalités nationales. En réalité, l’intérêt constant pour une histoire
culturelle du politique, qui caractérise non pas seulement le contexte
russe mais l’ensemble des universités slaves, est indéniablement le résultat d’une interrogation permanente sur la problématique des identités collectives dans le contexte de la globalisation.
selon le schéma déjà évoqué, des traditions intellectuelles et académiques dans les différents pays de l’Est sont à l’origine des principales
orientations au sein des études en culturologie, ce qui détermine notamment les spécificités observées. Ainsi, à l’université de Moscou Lomonossov, un département culturologie existe depuis 1990 au sein de la faculté
de philosophie dont les diverses spécialisations proposées peuvent aller de
la théorie et l’histoire de la littérature, l’histoire de la religion et l’anthropologie culturelle au tourisme culturel et à la communication culturelle.
Les universités en Bulgarie développent des programmes de culturologie
depuis plus de vingt ans et c’est le cas notamment de l’université de sofia
Regards et transferts
|
où la chaire de culturologie est créée au sein de la faculté de philosophie en 1990 suite à l’existence (très critiquée à l’époque) d’une première
chaire en Histoire et théorie de la culture crée en 1981 au sein de la faculté
d’histoire. L’objectif premier, affiché dans le programme de cet organisme
est de moderniser l’enseignement en méthodologie dans l’ensemble des
humanités de l’université en mettant en pratique des cursus interdisciplinaires qui « échapperont aux tendances positivistes et traditionalistes »
des enseignements dispensées jusqu’à présent. Les spécialisations des
étudiants en master et en doctorat concernent l’anthropologie culturelle
en Europe du sud-Est, média et communication interculturelle, histoire
socioculturelle des élites en Bulgarie, art contemporain XXe et XXIe siècles.
À l’université de Véliko Tarnovo, fonctionne également une chaire Politologie, sociologie, Culturologie (au sein de la faculté de philosophie) dont
les axes principaux sont orientés vers l’étude de la culture dans le cadre
des sciences politiques et sociales, tandis qu’à l’université de Plovdiv, la
chaire des langues et des cultures (faculté d’histoire et philosophie) prête
une attention particulière à l’étude des cultures en relation avec les langues en Europe.
observatIons sur Les études européennes –
études cuLtureLLes
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L’essor des études européennes dans les universités de l’Est est indéniablement un des facteurs décisifs de l’intérêt de plus en plus vif à l’égard
des études culturelles. La plupart des grandes universités de l’Est proposent des enseignements en relation avec l’Europe et notamment avec la
construction culturelle européenne bénéficiant des subventions de l’Union
européenne. Il est intéressant de noter que la majorité des cursus initiaux ont été constitués selon le modèle déjà existant dans les universités
occidentales partenaires de longue date d’une coopération bilatérale, et,
en conséquence, on observe des associations disciplinaires privilégiées
avec l’histoire, la science politique, la démographie, etc. Ainsi, de nombreuses formations sont proposées en langues européennes, le plus souvent l’anglais, mais aussi l’espagnol ou l’allemand, tandis que dans les
cursus nationaux l’initiation à la langue du pays d’accueil est vivement
conseillée. D’ailleurs, l’intérêt pour les politiques culturelles, dans une approche nationale ou comparée, est omniprésent dans l’ensemble des cursus observés et constitue souvent le noyau des programmes de recherche
des masters et des doctorats. Dans le périmètre des études européennes,
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Dix ans d’histoire culturelle
les programmes culturels présentent des orientations nouvelles comme
par exemple, gestion de la culture, management culturel, tourisme culturel, communication interculturelle. Ceux-ci s’adressent au public étudiant
mais aussi plus largement à un public de fonctionnaires, administrateurs,
entrepreneurs, enseignants pour leur permettre de se forger une solide
culture européenne. Ce phénomène peut être illustré par l’exemple du
Centre d’études européennes de l’université d’Iasi (faculté de philosophie
et sciences sociopolitiques) ou bien, toujours en Roumanie, le master
conjoint études européennes avec quatre autres universités occidentales
de l’université de Cluj dont la spécialisation est politiques culturelles et
pultilinguisme.
La typologie des spécialisations est variable autour d’axes forts qui
constituent les spécificités même de chaque cas national : en Pologne, le
choix est orienté avant tout vers le modèle des Cultural Studies enseignées
en anglais dans le cadre de la faculté de journalisme et des sciences politiques de l’université de Varsovie ou au sein de la faculté d’histoire à l’université Jagellonne de Cracovie. Les cultures balkaniques sont au centre
des études culturelles en serbie et en Bulgarie et les études de genres sont
bien présentes dans les programmes européens des universités tchèques,
bulgares et serbes. L’histoire de l’édition caractérise la Hongrie, tandis que
l’histoire des identités et des mentalités nationales différencie la Roumanie, et que l’anthropologie culturelle et l’histoire de la religion sont très
en vogue en Russie.
En conclusion, nous avons tenté de présenter les premiers éléments
d’une étude d’histoire culturelle transnationale dont l’objectif final est
d’établir des typologies dans l’enseignement universitaire en matière
d’histoire culturelle dans plusieurs universités de l’Europe de l’Est. Ce
n’est que le début de la recherche vers une histoire intellectuelle de la
réception culturelle, dans laquelle les modèles nationaux restent bien présents, mais des mutations multiples sont également visibles suite à la mise
en place progressive des transferts aussi complexes que riches et féconds.
Regards et transferts
|
par Ludovic Tournès
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L’HIsToIRE CULTURELLE fACE AU
« ToURnAnT TRAnsnATIonAL » 169
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L
a place étant très limitée, on n’ira pas ici par quatre chemins : l’histoire culturelle doit renouveler son appareil conceptuel et lexical
pour aller plus loin dans sa réflexion relative aux phénomènes internationaux, ou mondiaux comme on voudra. Depuis les années 1980 et surtout 1990 s’est développée sur les questions transnationales une production scientifique considérable qui a pris des visages divers : World history,
Global history, Connected history ou encore Subaltern studies, mais aussi,
dans le champ académique européen, l’histoire croisée issue des impasses
problématiques de l’histoire des transferts culturels, sans parler, dans les
autres sciences sociales, des analyses de la sociologie d’obédience bourdieusienne ou encore de l’anthropologie postcoloniale. Toutes ces perspectives, au-delà de leurs spécificités qu’il est impossible de détailler et de
discuter en si peu de place170, ont pour point commun de s’intéresser notamment aux circulations transfrontières et à leur caractère structurant.
face à elles, l’histoire culturelle qui reste largement charpentée épistémologiquement par une logique nationale, doit réviser ses schémas d’analyse
pour prendre en compte ces apports. on ne plaidera pas pour autant ici
pour une énième révolution épistémologique ou un nouveau « tournant »
dont l’accumulation depuis les années 1980 a fini par être lassante, mais
plus modestement pour une « révision des 50 000 km » qui doit permettre
à l’histoire culturelle de prendre en compte le changement de perspective
introduit par l’affirmation du paradigme du transnational dans le champ
académique. on signalera par ailleurs qu’il ne s’agit pas non plus pour
l’auteur de ces lignes de proposer un nouveau glossaire théorique « clés
en main », pour filer la métaphore automobile, l’essentiel n’étant pas tant
d’inventer une nouvelle expression consacrée et d’y apposer un copyright
169. Ce texte a été publié en 2010 dans le bulletin annuel de l’Association pour le développement
de l’histoire culturelle.
170. C’est la raison pour laquelle on a pris le parti de ne donner dans ce texte aucune référence
bibliographique.
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250
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Dix ans d’histoire culturelle
que de susciter une discussion. ouvrons donc le capot et voyons ce qu’il
faut réviser. Entre autres, et sans prétendre à l’exhaustivité :
– La notion de « relations culturelles internationales », calquée un peu
mécaniquement sur celle de « relations internationales » et qui, probablement sans y prendre garde, a importé dans le champ culturel le paradigme
réaliste qui a longtemps sous-tendu la discipline des relations internationales. Concrètement, cela se traduit par une attention sans doute excessive portée à la diplomatie culturelle des états et surtout à une approche
par les institutions qui ne donne qu’une vision partielle et souvent statique des interactions transfrontalières. Alors que les travaux récents en
histoire culturelle ont marqué une diversification importante de ce point
de vue, et alors que les apports théoriques de la science politique, de
l’anthropologie postcoloniale et des historiographies du transnational sont
en train de donner lieu chez les internationalistes à une réflexion sur la
notion même de « relations internationales », il y a un travail d’approfondissement à mener sur ce point auquel l’histoire culturelle peut et doit
participer. Il est en particulier important de forger des outils de réflexion
sur les frontières, de plus en plus d’études mettant en valeur leur porosité
fondamentale à travers l’analyse des circulations qui les traversent en
tous sens, et ce, bien avant le XXe siècle. Le modèle épistémologique des
relations inter-nationales fonctionne, de ce point de vue, de plus en plus
mal.
– Les notions de diffusion, réception, acculturation, résistance, réinterprétation : en bref, tout un appareil conceptuel de type diffusionniste
largement issu de l’anthropologie culturelle, souvent utilisé de manière
schématique par les historiens et qui a depuis longtemps montré ses limites mais reste implicitement au fondement de nombreuses analyses,
comme un héritage dont on n’arrive pas à se débarrasser et qui pèse encore sur les choix intellectuels. L’anthropologie a remis depuis longtemps
sur le métier ces notions, il n’y a pas de raison pour que les historiens
ne le fassent pas non plus. Un des secteurs où cette pesanteur apparaît
manifeste est celui, un peu mieux connu par l’auteur de ces lignes, des
études sur l’américanisation, encore largement informé par la grille de
lecture diffusion-acculturation-modernisation employée par la majeure
partie des historiens américains et européens, qui conduit trop souvent à
essentialiser un « modèle » américain placé en position surplombante face
à des cultures « réceptrices » que la confrontation avec le géant d’outreAtlantique conduit à se moderniser essentiellement par réaction et réinterprétation. Cette grille de lecture, en dépit d’une certaine pertinence, a
Regards et transferts
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deux défauts structurels majeurs. Le premier est d’approcher les phénomènes d’échanges avec une perspective unilatérale, nonobstant les déclarations d’intentions introductives de la plupart des auteurs : tout se passe
comme si les états-Unis étaient intrinsèquement un pays exportateur et
les autres pays étudiés intrinsèquement importateurs. or, la question des
allers-retours, des relations dans les deux sens, mérite non seulement
d’être posée, mais aussi d’être étudiée. Ceci ne vaut d’ailleurs pas que
pour l’américanisation : on peut considérer que l’un des chantiers actuels
de l’histoire culturelle est de penser les relations transfrontières dans leur
dimension circulatoire et non pas diffusionniste. Le deuxième défaut de
la grille de lecture évoquée plus haut est de raisonner le plus souvent en
termes bilatéraux, ce qui a, là encore, sa pertinence, ne serait-ce que pour
des raisons de faisabilité des sujets de recherche, mais aboutit malgré tout
à sous-estimer la dimension multilatérale des phénomènes mondiaux.
Celle-ci doit faire l’objet non seulement d’études précises mais aussi d’une
réflexion méthodologique approfondie : c’est sans doute un autre chantier
de l’histoire culturelle du transnational que de prendre à bras-le-corps la
question du multilatéralisme.
– La notion de réception : le travail sur la notion de modèle et sur la
nécessité de prendre en compte les circulations multilatérales conduit
à s’interroger sur la notion de réception, qui a été depuis longtemps au
cœur des problématiques de l’histoire culturelle. Mais celle-ci a des pesanteurs structurelles évidentes, en particulier parce qu’elle conduit souvent à des analyses statiques qui captent mal l’historicité des mouvements
d’échanges entre deux (ou plus) partenaires. D’autre part, ces analyses
aboutissent souvent de facto à réduire la réception à une réaction face aux
sollicitations d’un émetteur extérieur, sans toujours prendre en compte le
fait que le récepteur est lui aussi, et en même temps, un émetteur. De ce
point de vue, l’un des défauts structurels de la notion de réception, lié à la
perspective diffusionniste, est sans doute d’être incapable de prendre en
charge la dynamique de chacun des acteurs de l’échange, a fortiori s’ils
sont plus de deux, ce qui est, en fait, la plupart du temps le cas. De leur
côté, les travaux menés depuis vingt ans par les historiographies du transnational ont largement mis en lumière les croisements entre dynamiques
respectives et les phénomènes de coproductions transnationales, et sont
arrivés à des résultats intéressants sans pour autant utiliser le concept de
réception. On n’en conclura pas pour autant qu’il faut abandonner celuici, mais il faut à tout le moins questionner sa pertinence et repenser son
périmètre dans le cadre d’une histoire culturelle attentive à la fois aux
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Dix ans d’histoire culturelle
phénomènes de passages transfrontaliers et aux dynamiques proprement
locales.
– Les notions d’identité et de culture nationale : les apports de l’anthropologie postcoloniale, de l’histoire croisée mais aussi de l’histoire coloniale
(notamment anglo-saxonne), ou encore les débats récents des historiens
de l’Antiquité sur la question de la romanisation, montrent clairement que
les cultures nationales se construisent autant à l’extérieur qu’à l’intérieur
des frontières, que les individus et les collectivités se construisent des
identités à la fois multiples et transnationales, y compris lorsqu’elles sont
fortement ancrées dans une réalité nationale donnée, et que, au final, la
notion d’identité nationale est fondamentalement plurielle, mouvante et
largement dépendante de phénomènes qui ont lieu au-delà des frontières
de l’état-nation. De ces constatations il résulte que l’étude du multiculturalisme (un terme auquel on enlèvera ici toute connotation polémique)
comme réalité historique lourde et non pas comme phénomène ultracontemporain, fait sans doute partie des chantiers à venir de l’histoire
culturelle, qui, en portant son attention sur les phénomènes transnationaux, peut approfondir la réflexion sur la pluralité de ces identités, à la
fois dans leur historicité et à leurs différentes échelles géographiques.
Pour cela, il importe de considérer les aires nationales non comme des
réalités fermées ou des points d’arrivée de phénomènes de diffusion, mais
comme des points de passages ouverts aux flux transnationaux. À travers
ce problème, c’est toute la question des rapports entre le national et le
transnational qui est en jeu.
Arrêtons ici une énumération qui pourrait continuer longtemps : on
aura compris qu’au-delà de l’aspect quelque peu lapidaire et schématique
des lignes qui précèdent, l’essentiel est ici de contribuer à un débat sur des
questions complexes et fondamentalement ouvertes, mais dont l’histoire
culturelle doit se saisir pour garder sa légitimité à penser l’international.
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CHAPITRE IV
DéBATs
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IntroductIon
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autour de La socIoLogIe de La
cuLture
tabLe ronde avec oLIvIer donnat,
Laurent jeanpIerre, érIc maIgret,
anImée par Laurent martIn
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« culture populAIre », « culture
de MAsse » : une dÉfInItIon ou un
prÉAlAble ?
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tÉlÉvIsIon et culture de MAsse
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conclusIon gÉnÉrAle
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Dix ans d’histoire culturelle
par Pascale Goetschel
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InTRoDUCTIon
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T
rois sociologues – olivier Donnat qui se présente aussi comme
un économiste, Laurent Jeanpierre, éric Maigret 1 – et deux
historien(ne)s – Pascal ory, évelyne Cohen – pour deux tables
rondes, l’une consacrée à la sociologie de la culture, l’autre à la culture de
masse, figurent au menu de cette dernière partie 2. La mise en parallèle
semble, de prime abord, incongrue. À y regarder de plus près, le rapprochement de ces deux thématiques n’est pas si aberrant.
À leurs corps défendant, sociologues de la culture comme historiens
du culturel se trouvent réunis par les attaques dont ils font l’objet. olivier Donnat signale combien les enquêtes sur les Pratiques culturelles des
Français que ses équipes et lui ont conduites ont souvent été mises en
accusation : soit elles alimenteraient le discours sur la culture légitime,
soit elles entretiendraient la confusion en mélangeant sans discernement
les loisirs et la culture cultivée. Quant aux historiens du culturel, que ne
leur est-il reproché ? Une « créativité conceptuelle », pour reprendre l’expression de Pascal ory, plutôt réservée à la sociologie et à l’anthropologie
et qui leur échapperait ; un travail sur le massif et le majoritaire, bref sur
les objets faiblement légitimés, moins valorisant que le populaire (et bien
sûr le savant). Et que dire de la vague d’avanies déferlant sur la culture
de masse elle-même ? De sainte-Beuve, pourfendeur de la « littérature
industrielle », à l’académicien Marc fumaroli ou au philosophe Alain
finlkielkraut procureurs de la banalisation culturelle, en passant par les
tenants de l’école de francfort dénonciateurs de la dimension aliénante
de la culture, nostalgie, rejet, mépris et pessimisme se conjuguent pour
vilipender une culture de masse aux contours au demeurant bien vagues.
1. Qui se réclame des études culturelles.
2. Cette journée d’études, tenue au Centre d’histoire de sciences Po, le 31 mars 2010, était le fruit
d’une collaboration entre l’Association pour le développement de l’histoire culturelle et l’Association des professeurs d’histoire et de géographie. seules figurent ici la conférence de Pascal
ory et l’intervention d’évelyne Cohen. Cette dernière prenait place dans le cadre d’une table
ronde animée par Jean-françois sirinelli et comportait trois contributions (Catherine Bertho
Lavenir, évelyne Cohen et Ludovic Tournès).
Débats
|
L’empathie est beaucoup plus rare et provoque la suspicion, comme chez
l’Américain Christopher Lasch.
Dans les deux cas aussi, on s’interroge sur les catégories. Rien n’est
donné, tout est construit et relatif, martèle Pascal ory. Construits sont
les mots et les discours. Ainsi de « culture populaire » et de « culture de
masse » : au fond, c’est la « même chose » déclare, un brin cynique, l’historien : elles sont ce qui échappe au contrôle des élites. Le reste n’est
qu’artifice, opinion, prise de position.
Construite, la sociologie française de la culture étroitement liée à
l’état, toute attachée à sonder les processus de démocratisation et à s’interroger, de manière très économique, sur l’articulation entre l’offre et
la demande. Construites, ces pratiques d’enquêtes au sein du ministère
des Affaires culturelles, dont les opérateurs semblent cependant fort peu
préoccupés des catégories utilisées. Cette sociologie-là, très axée sur l’Art
et la Culture, s’édifie à l’écart de la Cultural Sociology américaine mue par
une « attention anthropologique aux choses » (éric Maigret) – en accord
avec les Cultural Studies et avec l’histoire culturelle française –, à l’écart
également de la sociologie américaine des médias et de la culture.
Construite, cette discipline sociologique, sur une trilogie (l’anomie
durkheimienne de la modernité, le désenchantement du monde weberien,
l’aliénation marxiste), héritière de présupposés difficilement contournables, le populaire dévalorisé ou le média de masse abrutissant. L’autre
tradition anglo-saxonne, nourrie de pragmatisme américain et des théories de la réflexivité, articulée autour du décloisonnement des pratiques
et de leur démocratisation, a, en revanche, moins inspiré. Elle aurait pourtant apporté, nous explique-t-on, des réponses à la question des inégalités. Construite enfin, cette sociologie de la culture, fortement lestée de
références à Pierre Bourdieu et à ses analyses de la légitimité et de la
domination culturelles, même si son degré de résistance face au renouvellement des théories est diversement jugé par les trois sociologues. Car
la sociologie contemporaine se modifie : les Fan Studies accordent toute
leur importance à la réception ; les travaux de Bruno Latour inspirent des
travaux sur le vaste monde des médiateurs, les traducteurs par exemple,
comme sur le fonctionnement concret du marché des biens culturels. Certains auteurs ont été ou sont sollicités, tel Joffre Dumazedier et sa vision
optimiste de l’usage des temps libres, d’autres, contre toute attente, l’ont
été ou le sont moins, comme Michel de Certeau et ses théories sur le
« braconnage » ou Bernard Lahire et ses « dissonances ». L’ensemble de ces
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Dix ans d’histoire culturelle
évolutions fait évidemment débat : Laurent Jeanpierre n’oppose pas une
sociologie critique à une sociologie a-critique mais plutôt post-critique,
qui ne serait pas ignorante des classes sociales mais les convoquerait
autrement.
sociologues comme historiens s’accordent donc pour observer les
contextes d’énonciation d’une part, les pôles de production des discours
de l’autre. Qui décrète l’ordre de légitimité culturelle ? Les élites ? Ces
mêmes élites traversées par un pôle traditionnel et un pôle moderne ? La
division n’est-elle que verticale, opposant le sommet des élites à la base
constituée par les masses ou ne doit-elle pas être pensée de manière horizontale, au sein même des classes sociales ? À moins qu’il ne faille tenir
compte d’autres distinctions : le centre et la périphérie si l’on se situe dans
une perspective spatiale, la capacité de cultiver les « mobilités » entre les
pratiques pour reprendre les réflexions du sociologue Philippe Coulangeon, autre moyen de ne pas complètement laisser de côté les classes
sociales. Bref, tout est question de hiérarchie et de hiérarchisation. En
la matière, les questions d’âge, de génération, de genre demandent, plus
encore que cela n’apparaît ici, à être interrogées.
On aurait tort de s’imaginer que les réflexions restent exclusivement
théoriques. Ou, plus exactement, celles-ci font la part belle aux évolutions
pratiques. La montée en puissance de la scolarisation et des médias de
masse au
XIXe
siècle, le mouvement séculaire du cinéma, l’explosion du
marché des images et des sons au
XXe
siècle, constituent autant de scan-
sions décisives pour penser les inflexions de la culture de masse.
Évelyne Cohen dresse une chronologie fine du marché télévisuel depuis la fin des années 1940 : passage d’une télévision de pénurie à une
télévision d’abondance, pluralité des modèles de développement, français, allemand, anglais ou américain, chacun à sa façon accordant une
place particulière au public et au privé. L’idéal démocratique de la télévision « distraire, informer, éduquer » se repère ainsi en Grande-Bretagne,
comme en France, très lié aux préoccupations des militants d’éducation
populaire.
On ne s’arrête pas à la seule télévision, ce support dont Olivier Donnat
suggère, qu’à lui seul, il a fait voler en éclats la théorie de la distinction. La
survenue d’Internet et l’importance des industries culturelles modifient la
Débats
|
donne 3. Pour l’historien comme pour le sociologue, il convient dès lors de
se pencher sur ces évolutions, et particulièrement sur les effets de l’individualisation, de la miniaturisation, de la mobilité et de la connexion. D’où
la nécessité de placer sous observation les écrans qui envahissent nos sociétés. Jeux vidéo dont la création remonte aux années 1950 mais dont les
premiers produits (les fameuses consoles de jeu) ne sont commercialisés
que dans les années 1970, ordinateurs personnels qui se diffusent continûment depuis les années 1980, objets de diffusion portables en plein essor
à la charnière des XXe et XXIe siècles. Avec quelques questions saillantes :
quelles réussites et quels échecs ? Quels transferts d’usages ? Quelles
mutations du rapport au temps ? Aux questions d’équipements s’ajoutent
donc des interrogations sur les modèles et les systèmes. Vaste programme
esquissé ici.
3. La journée d’études consacrée à la culture de masse se clôturait par une série de réflexions
pédagogiques proposées par Pascale Goetschel et Bénédicte Toucheboeuf. On n’en a seulement
retenu ici quelques-unes. Voir : « L’Écran dans tous ses états », in Pascale Goetschel, Histoire
culturelle de la France au xxe siècle, Paris, La Documentation française, 2010, collection La Documentation photographique, pp. 32-33.
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Dix ans d’histoire culturelle
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AUToUR DE LA soCIoLoGIE
DE LA CULTURE
TABLE RonDE AVEC oLIVIER DonnAT,
LAUREnT JEAnPIERRE, éRIC MAIGRET,
AnIMéE PAR LAUREnT MARTIn 4
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
– Laurent martin
Je remercie tous les participants à cette table ronde de nous faire l’amitié
d’être là et de se prêter au jeu des questions-réponses. Les historiens de
la culture et du culturel, notamment du temps proche mais pas seulement, s’intéressent à la sociologie de la culture, lisent vos travaux mais
n’y voient pas toujours très clair dans les différentes approches que vous
proposez. Afin de nous éclairer, il serait bon que vous nous disiez chacun,
à tour de rôle, de quelle conception, de quelle tradition de la sociologie
culturelle vous vous réclamez, quels sont les grands courants théoriques
auxquels vous référez votre pratique de recherche, pour vous y conformer
ou pour vous y opposer.
– olivier donnat
Tout d’abord, je ne me définis pas à proprement parler comme sociologue,
au sens où quand on est un universitaire, on est obligé de se dire plutôt sociologue, ethnologue, philosophe, ou économiste. Pour des raisons
qui renvoient à des questions de tempérament ou de cursus, j’ai plutôt
au départ une formation d’économiste. Mais dans les années 1970, à une
époque où l’économie qui s’enseignait à l’Université était différente de ce
qu’elle est aujourd’hui, on pouvait encore faire à peu près ce qu’on voulait.
J’ai donc fait une thèse qui était à cheval sur la sociologie, l’économie et
l’histoire, puisqu’elle portait sur le XIXe siècle.
4. La table-ronde qui s’est tenue l’après-midi du 27 septembre 2008 a été enregistrée et transcrite
grâce à l’aimable concours du Comité d’histoire du ministère de la Culture, que nous remercions. La réécriture est due à Laurent Martin. Le style oral a été autant que possible préservé.
La deuxième partie de la table-ronde, le dialogue des intervenants avec les participants, n’a pas
été conservée pour des raisons de place.
Débats
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La deuxième raison de mon hésitation disciplinaire, c’est mon rattachement institutionnel, c’est-à-dire qu’étant chargé d’études au service du
ministère de la Culture qui s’appelle Département des études de la prospective et des statistiques (DEPs), j’ai pratiqué autant l’économie que la
sociologie. Le DEPs est le service statistique, c’est-à-dire qui a pour mission de réaliser la production statistique en france dans le domaine culturel pour l’InsEE, et qui, par ailleurs, reçoit des crédits de la Recherche
pour animer le milieu de la recherche et favoriser les travaux dans la
socio-économie de la Culture.
Cette position induit une posture de neutralité des appareils statistiques et une certaine naïveté, c’est-à-dire qu’on n’a pas à problématiser
les choses ; l’appareil statistique est là pour rendre compte de la réalité telle qu’elle est. Cette vision très positiviste, très présente dans toute
l’histoire du DEPs, reste d’actualité. on rend compte de la réalité et on
n’a pas à se poser trop de questions sur les catégories qu’on utilise, les
nomenclatures qu’on construit. À mon sens, c’est une vision réductrice de
la statistique, parce que la véritable statistique comporte bien ces deux
dimensions : à la fois une interrogation permanente sur ses outils et ses
nomenclatures, (mais c’est une partie que l’on a toujours laissée dans
l’ombre au DEPs) et, deuxième aspect, la neutralité. En tant que service
d’étude, notre mission, si on en a une, c’est de favoriser la pluralité des
points de vue et de ne pas prendre exagérément part au débat théorique.
non pas se positionner par rapport à tel courant de pensée, mais plutôt
faire en sorte que ces différents courants puissent s’entrecroiser, se parler
et essayer de créer des espaces de rencontres. Ces espaces peuvent être
l’organisation de colloques, la publication de certains ouvrages. Vous aviez
cité les enquêtes sur les pratiques culturelles. C’est un très bon exemple. À
la suite de la dernière enquête Pratiques culturelles qui a été faite en 1997,
nous avons lancé un appel d’offres ouvert à tout le monde, sélectionné
onze ou douze projets et publié une synthèse des résultats à la Documentation française. si l’on reprend la table des matières, on voit dedans des
bourdieusiens, quelqu’un comme Antoine Hennion, Bernard Lahire, à peu
près tous les courants de la sociologie. Il y a les gens des Cultural studies,
avec Eric Darras. C’est un très bon exemple de la tentative d’essayer de
réunir dans un même ouvrage les principaux courants de la sociologie de
la culture.
Ensuite, la troisième contrainte pour moi est que je suis en même temps
très prisonnier de l’outil, « pratiques culturelles », enquête sur laquelle je
travaille depuis la fin des années 1980. J’ai eu l’occasion de réaliser deux
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Dix ans d’histoire culturelle
fois cette enquête et je suis en train d’exploiter la dernière, menée en
2008. Cet outil dont je suis prisonnier, sans avoir à refaire l’histoire comme
on l’évoquait à l’instant, mais par les bribes que j’ai pu recueillir et par
les quelques éléments que j’ai pu lire, est quand même un outil hybride,
un peu monstrueux d’une certaine manière, dans la mesure où l’ambition plus ou moins avouée d’Augustin Girard était d’essayer de faire tenir
la problématique de Bourdieu et celle de Dumazedier dans une seule et
même enquête. Car si l’on reprend l’enquête sur les pratiques culturelles,
son ambition est de couvrir, derrière le terme « pratiques culturelles » que
je ne m’amuserai pas à essayer de définir, le champ de compétence du ministère des Affaires Culturelles, essentiellement la fréquentation de tous
les équipements culturels, et dans une perspective beaucoup plus large
qui était celle du développement culturel de Dumazedier. Cela explique
que le questionnaire sur les pratiques culturelles, d’une part, est très long,
à la limite du supportable pour une enquête normalement constituée, car
ce questionnaire prend, pour y répondre, une heure, une heure et quart
environ, et il commence par des questions très générales sur le rapport au
temps libre, les activités de loisirs, sportives, comme la pêche, la chasse, le
jeu de cartes, etc., pour passer à l’écoute de disques, à la lecture de livres,
et à la fréquentation des équipements culturels. D’une certaine manière le
cœur de l’activité du ministère n’arrive que très loin dans le questionnaire.
Je disais que c’était un outil un peu monstrueux, parce que du même
coup, il prête le flanc à une double critique parfaitement contradictoire.
D’abord la critique du légitimisme, c’est-à-dire ce que l’on me répète à
chaque fois que je présente les résultats : « Mais bien sûr que les ruraux
ont moins de pratique culturelle dans votre enquête, puisqu’en fait tout
ce qui fait la richesse de la vie culturelle en milieu rural vous ne le prenez pas en compte, tout ce qui se passe dans les foyers ruraux, les gens
qui se reçoivent chez eux, qui éventuellement chantent sans faire partie
d’une chorale, etc., toute cette dimension de la culture populaire, en gros,
n’est pas dans l’enquête, donc c’est un outil de la culture légitime ». Et le
reproche inverse, celui qu’avait fait Fumaroli en 1989, de tout confondre
dans cette approche très large en termes de loisirs et de temps libre, de
confondre le fait de lire le dernier Sollers avec celui de lire un guide pratique sur les restaurants pas chers à Paris. Pire, la pêche-chasse mise au
même niveau que le fait d’aller à l’Opéra…
Donc, c’est presque dans la nature de l’enquête de prêter le flanc à cette
double critique. Comme c’est une enquête du ministère de la Culture, il
est évident qu’au moment d’exploiter l’enquête, une des grandes questions
Débats
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toujours présente et à laquelle on doit apporter des éléments de réponse,
c’est la question des inégalités d’accès à la culture. En conséquence, la
problématique globale de la démocratisation est de mesurer les inégalités
d’accès à la culture, qu’elles soient territoriales ou sociales, au fondement
de l’enquête au départ, cela a perduré et les premières questions que l’on
va probablement me poser, face aux premiers résultats, c’est : « Est-ce que
ça monte, est-ce que ça descend, et est-ce que les cadres-sup ça monte,
et les Parisiens par rapport aux provinciaux ? ». Ces questions existent et
bien entendu la problématique ou le cadre théorique proposé par Pierre
Bourdieu est le plus à même de répondre à ces types de questions, les référents théoriques de Bourdieu sont les plus faciles à utiliser pour essayer
de répondre à cette problématique.
Voilà le cadre global. En même temps, je fais partie de ceux qui, au
moins depuis la fin des années 1980, pensent qu’il faut travailler, pour
diverses raisons que je pourrais développer par la suite, à un renouvellement de cette problématique, encore que les résultats d’enquête n’infirment en rien les principales conclusions de Bourdieu, et notamment la
relation très étroite entre le niveau de diplôme et l’intérêt pour la culture
qui reste confirmé, voire même parfois avec plus de force encore qu’au
début des années 1970 ou 1980. Ma position depuis une dizaine ou une
quinzaine d’années est de voir comment on peut arriver à renouveler
et enrichir l’approche des pratiques culturelles, en intégrant en fait des
cadres théoriques ou des problématiques venus d’ailleurs, sans pour cela
balayer d’un revers de main tout ce que nous a appris et continue à nous
apprendre la sociologie critique.
– Laurent martin
Je pose la même question à Laurent Jeanpierre, qui peut évidemment
réagir aussi à ce qui vient d’être dit par olivier Donnat.
– Laurent jeanpierre
Les propos pourront évidemment se recouper. se demander avec quelle
conception de la sociologie de la culture on travaille, cela vient d’être dit
de manière très claire par olivier Donnat, exige d’abord de rappeler que
cette définition même de la discipline ou plutôt de la sous-discipline est
très différente selon les pays. Elle hérite donc d’une histoire très particulière, très liée en france — on le rappelait tout à l’heure en aparté
avec Pascal ory — à l’histoire des politiques culturelles. C’est-à-dire que
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Dix ans d’histoire culturelle
la sociologie de la culture en france, pour de bonnes et de mauvaises
raisons, s’est structurée autour d’une pratique d’enquête qui a été largement pilotée par le Ministère. Lorsqu’on parle de cette discipline, on
ne peut donc pas en parler de la même manière en france que dans le
monde anglo-américain. si vous regardez par exemple la section Cultural Sociology de l’American sociological Association, elle inclut beaucoup
plus d’objets, de problèmes et de questionnements que la section « sociologie des arts et de la culture » de l’Association française de sociologie.
Ces différences de catégorisation ont aussi des effets dans la pratique
ordinaire des sociologues. La définition de la culture des Cultural Studies
ou de la sociologie anglo-américaine de la culture correspond à la définition anthropologique de la culture. Elle a d’ailleurs beaucoup plus de liens
avec la définition implicite que les historiens culturels français emploient
dans leurs travaux, pour des raisons qui ont d’ailleurs à voir avec l’historiographie française et le poids qu’a pu avoir l’histoire des mentalités à
un moment donné.
Donc, pour l’essentiel, la sociologie de la culture en france s’est longtemps, très longtemps, cantonnée à une famille d’objets assez restreinte
qui renvoie à des questions qui étaient imposées par une politique culturelle, dont celle de la démocratisation qui vient d’être mentionnée et
problématisée, c’est-à-dire au fond à la question des inégalités sociales
d’accès à la culture, qui était la question, on pourrait dire architectonique,
du ministère.
Il faut faire d’abord une histoire institutionnelle autant qu’intellectuelle de la sous-discipline, ce que j’avais commencé, pour comprendre
les débats contemporains : la critique de Bourdieu devenue majoritaire,
l’importation des Cultural Studies, l’ouverture aux problématiques des
Media cultures ou des industries créatives et culturelles, etc. Tout un ensemble de problèmes qui en réalité ont été ignorés longtemps en france.
La sociologie de la culture française a non seulement un lien organique avec l’état très puissant dès son origine, mais elle est aussi liée
dès les années 1930 à un cadrage assez économique de la question des
secteurs culturels puisqu’il y a, au ministère, une étude de la demande
culturelle, ou des pratiques culturelles, comme il vient d’être dit ; il y a
aussi une étude des secteurs de production culturelle, entendus comme
des secteurs d’offre, avec une entrée qui essaie d’allier parfois sociologie
et économie, on y reviendra peut-être plus tard.
Ce cadrage hérité vient du fait que la sociologie de la culture s’est
développée sous l’égide du ministère dans une problématique qui était
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elle-même celle du Plan. C’était finalement un problème de définition des
besoins culturels de la population dans une problématique planiste extrêmement traditionnelle. Il y a des gens beaucoup plus experts que moi pour
parler de ces questions-là dans cette salle, mais je le rappelle.
Pour résumer, le questionnement de la sociologie française de la
culture part d’une définition restreinte de l’objet culturel par rapport à ce
que les historiens culturels, me semble-t-il, font aujourd’hui. Cela détermine considérablement les dialogues que l’on peut avoir dans une séance
comme celle d’aujourd’hui et, plus généralement, le dialogue qui peut
exister entre les disciplines. C’est pourquoi je le rappelle.
Comme Laurent a eu la gentillesse de le rappeler au début de la discussion, c’est vrai que j’ai commencé à travailler dans un cadre historique
avec des collègues historiens, formés par Pascal ory sur la diplomatie
culturelle dans un premier temps, puis, ensuite, sur la circulation internationale des produits culturels, soit à l’occasion de migrations de créateurs ou de savants, soit à l’occasion récente d’études de réseaux culturels transnationaux. Par exemple, j’ai travaillé récemment sur les profils
de traducteurs de la littérature américaine en france au XXe siècle. Ce
qui m’intéressait, c’était quelque chose qui permettait d’articuler une approche micro historique ou micro sociologique avec une sorte de macro
histoire, un peu à la Wallerstein : est-ce qu’il y a des « systèmes-mondes
culturels » comme il y a des « systèmes-mondes économiques », si oui,
comment peut-on les repérer ? Est-ce dans de petites interactions, comme
des interactions de traduction, de circulation d’œuvres ? Comment a-t-on
le droit de passer d’objets micro à des généralisations macro qui disent
qu’il y a des centres et des périphéries, qu’il y a des effets d’hégémonie ?
Donc, j’ai travaillé un peu sur ces questions. Et depuis quelques années, je travaille sur un objet contemporain. Actuellement, je fais pour
un service différent de celui qu’olivier Donnat dirige, une enquête sur
les commissaires d’art contemporain en france et je m’intéresse d’une
manière plus générale, justement, à un échelon très particulier dans le
cycle de vie des produits culturels, (et je vais essayer de faire un lien avec
ce que j’ai dit juste avant), que j’appelle les intermédiaires de production
culturels, c’est-à-dire des gens qui se situent entre, si vous voulez, les
créateurs et les employeurs ou les producteurs : des agents littéraires, des
impresarios, des galeristes. C’est un travail collectif, il y a évidemment
d’autres gens qui travaillent sur ces questions.
Ce qui m’intéressait ici, c’était justement de travailler sur un échelon
qui avait été peu travaillé pour les raisons que j’ai commencé à donner.
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Dix ans d’histoire culturelle
on a beaucoup travaillé sur la demande culturelle, sur l’offre culturelle,
et beaucoup moins, me semble-t-il, sur la question de l’intermédiation. Ce
n’est pas une question nouvelle pour les historiens, mais elle a été oubliée,
me semble-t-il, par la sociologie, pour laquelle finalement la réponse est
en général très a-historique. Pourquoi y a-t-il des agents littéraires dans le
monde anglo-américain ? Pourquoi y en a-t-il moins en france ? Question
très simple en apparence, mais il est très difficile d’avoir une réponse à
cette question, sauf à faire de l’histoire de l’édition, bien sûr, et quand on
lit les réponses classiques, ce sont des réponses d’économistes qui disent :
à partir du moment où il y a beaucoup d’écrivains et peu d’éditeurs, il
faut des intermédiaires qui fassent le travail de filtrage. C’est une réponse
en termes de coût de transaction comme disent les économistes, mais
c’est une réponse universelle, une réponse qui vaut pour tous les marchés, à partir d’un certain seuil de taille. Il me semble que cette réponse
est insuffisante. Donc, ça m’intéresse de travailler dans une perspective
à la fois sociologique et historique sur ces intermédiaires qui ne sont pas
simplement des gens qui sélectionnent des œuvres mais qui, à mon avis,
jouent un rôle de formatage de l’offre, à partir d’une anticipation, disons,
d’une demande imaginaire ou réelle. Il y a donc tout un travail à faire sur
le fonctionnement concret du marché des biens culturels, à partir de cette
entrée des intermédiaires. Et celle-ci n’est pas si éloignée finalement de
la question que j’évoquais tout à l’heure, en parlant vaguement de mes
premiers travaux, c’est-à-dire la question non pas des intermédiaires dans
un marché culturel, mais des intermédiaires interculturels, intéressés par
des gens entre deux traditions, entre deux mondes, entre deux espaces
culturels donnés : par exemple Europe et Amérique.
Il me semble que la question des intermédiaires interculturels, ou des
intermédiaires de production permet de rentrer dans l’objet « culture » ou
de reprendre un agenda de recherche ancien, notamment l’agenda de recherche autour de l’hégémonie culturelle, autour de la domination symbolique. Mais au lieu de le reprendre à partir des questions héritées, il s’agit
de le reprendre par le milieu en quelque sorte, à partir de ce que Latour
appellerait les opérations de traduction ou de passage même. Intermédiation interculturelle, pour voir s’il y a des effets d’hégémonie entre traditions culturelles nationales. Intermédiation de production pour voir s’il y
a des effets de feed back sur le marché qui font que les anticipations de
la demande peuvent avoir un effet de formatage sur l’offre. Et du coup, il
me semble que l’on peut reprendre les questions sociologiques classiques,
celles de Gramsci ou de Bourdieu par exemple, comme les relations entre
Débats
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rapports de sens et rapports sociaux, ou entre échanges symboliques et
rapports de force, à partir de cette entrée par l’opération d’intermédiation
ou par l’opération dite de traduction.
Voilà pour l’agenda de recherches personnelles puisque c’était la question posée par Laurent. Il y avait une deuxième question : quel appui sur
les théories existantes. J’y reviendrai peut-être tout à l’heure dans la discussion quand éric Maigret aura parlé.
– éric maigret
olivier Donnat a dit : « je ne me sens pas pleinement sociologue ou toujours sociologue », et Laurent Jeanpierre dit : « pourquoi, parce qu’il y
avait une surdétermination à un moment donné dans la sociologie de la
culture française d’un regard étatique, d’une certaine sociologie critique,
celle de Bourdieu ». J’ai ressenti la même chose depuis longtemps. ça
a commencé au moment de faire ma thèse, j’étais à l’école des hautes
études en sciences sociales, en sociologie, et je travaillais sur des publics
de médias dits « populaires », je mets des guillemets, parce que ce n’est jamais simple en réalité, et je voyais bien que des grands partages opéraient
en permanence, encore aujourd’hui, des segmentations, des problèmes
d’illégitimité, comme on dit justement en france. Et tout le travail que j’ai
essayé de faire depuis, pour ma thèse, mais c’est aussi ce que j’ai essayé
de faire à travers d’autres ouvrages, Sociologie de la communication et
des médias 5 qui est un vrai-faux manuel, plutôt une espèce de généalogie
des théories depuis le début du XXe siècle, c’est d’essayer de remonter un
petit peu à l’origine de ces grands partages, pour essayer de comprendre.
Alors je ne l’ai pas fait dans différents champs bien sûr, mais j’essaie de
le faire à partir de la réflexion sur les médias. Puisque j’ai commencé
à parler de culture et que j’arrive déjà à médias, il faut rappeler ici le
triple choc intervenu au XIXe siècle : celui de l’industrialisation de masse,
celui de l’invention des médias de masse en tant que tels, celui enfin de
l’invention démocratique, de la démocratie de masse. Ce sont ces trois
chocs simultanés qui, à mon avis, ont produit des choses très récentes
historiquement, une espèce de discrédit généralisé de ce que l’on était
en train de construire comme une communication de masse, des médias
de masse, et une culture de masse. La culture a toujours existé évidemment, mais produite dans son opposition à une culture de masse, et je
5. Éric Maigret, Sociologie de la communication des médias, Paris, Armand Colin, 2007, 2e édition.
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Dix ans d’histoire culturelle
pense que les savoirs universitaires, en sciences sociales et notamment en
sociologie, ont très largement codé cette opposition. Cela remonte à différentes réflexions de droite, d’extrême-droite et de gauche, des critiques
sur la culture de masse, avec l’École de Francfort, bien sûr, une espèce de
conjonction entre le discours marxiste classique et l’anxiété weberienne à
l’égard de la technicisation du monde. Et tout ça était codé jusqu’à Bourdieu en réalité, même si Bourdieu a déplacé beaucoup de choses, il a
apporté aussi sur le terrain théorique et sur le terrain empirique.
Donc ces grands partages au sens anthropologique du terme, moi je
les ai vus à l’œuvre depuis toujours, on ne s’en débarrasse pas comme
ça, je les vois toujours à l’œuvre avec mes étudiants, sur le rapport aux
médias dits populaires. On vient faire des études en communication, on
veut travailler à la télévision, mais on considère que ça abrutit les gens.
Les journalistes c’est pareil, on veut être journaliste, mais c’est une entreprise de décérébration, en réalité, il ne faut pas croire, le papier c’est plus
important, c’est plus riche. Une espèce de schizophrénie culturelle, à mon
sens, qu’il faut essayer aujourd’hui de casser. Le problème c’est que les
concepts et les sociologies, peut-être pas les histoires pour le coup, dont
nous avons hérité, véhiculent toujours très largement ces grands partages.
Il faut donc faire un détour… Je partage ce que vous disiez tout à l’heure
sur les configurations différentes selon les pays, mais aux États-Unis finalement, on a quand même une sociologie des médias et une sociologie
de la culture. Ce n’est pas la même chose. Évidemment, pour moi, sociologie des médias, sociologie de la culture, c’est la même chose. L’espace
des médias doit rejoindre l’espace de la culture qui lui-même intègre des
choses plus larges qu’on appelle généralement les arts. En France, il y a
une hyper spécialisation sur ce que l’on reconnaît comme Art et comme
Culture, avec des majuscules alors que des gens faisaient un travail absolument admirable et important que l’on pouvait souvent transposer dans
le domaine de la communication de masse.
Le travail que j’ai essayé de faire, c’est d’essayer de comprendre généalogiquement comment ça avait opéré dans l’histoire des pensées, en
tout cas dans les sciences sociales. Il me semble qu’il y a une valorisation
au début du XXe siècle d’une certaine sociologie, elle-même conflictuelle,
antagoniste, marxiste d’un côté, weberienne, durkheimienne de l’autre,
donc des pères fondateurs très différents, mais qui ont finalement privilégié un certain regard sur le monde, assez anxieux, comme je le disais tout
à l’heure, c’est l’anomie durkheimienne à l’égard de la modernité, c’est le
désenchantement du monde chez Weber, c’est le problème de l’aliénation
Débats
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chez Marx, ça ne recouvre pas les mêmes choses, mais c’est bien cette
angoisse à l’égard de ce monde nouveau qui surgissait. Et comme par
hasard, aucun des auteurs n’a fondé une sociologie de la culture et de
la culture médiatique. Une sociologie de la culture certes, mais pas de la
culture médiatique. Alors que Marx a été journaliste, et que Weber a écrit
sept pages là-dessus, absolument limpides et brillantes.
Il nous faut donc une autre tradition, même si on conserve cette tradition qui aboutit notamment à Bourdieu, qui est une espèce de synthèse
complexe entre la théorie de la légitimité weberienne, celle de l’imaginaire de Durkheim et la sociologie marxiste bien sûr. Mais il existe en fait
une autre tradition de recherche qui dès le début du xxe nous donnait des
moyens d’opérer et de penser les formes culturellement dominantes du
monde, comme j’essaie de le dire avec d’autres, c’est-à-dire la culture des
médias de masse. s’il y a une schizophrénie culturelle chez les individus
aujourd’hui, c’est bien dans le fait que l’on vilipende les pratiques mêmes
que l’on a généralement. La plupart des gens ne vont pas dans les musées,
ni voir certaines formes de culture relevant des arts consacrés eux-mêmes
en train de se diluer. Les choses ne sont pas simples.
Ces traditions, c’est quoi ? C’est le pragmatisme américain, autour de
Dewey, l’art comme expérience, c’est simmel, les théories de la réflexivité en somme, c’est Tarde, le pragmatisme français qu’on est en train
de redécouvrir aujourd’hui, qui ne converge pas vers quelque chose de
cohérent, mais qui, me semble-t-il, a produit quand même deux ou trois
courants importants, c’est la sociologie de la réflexivité en Grande-Bretagne autour de Giddens, autour de Ulrich Beck en Allemagne, qui sont
des auteurs intégrant pleinement le fait qu’il y a eu au cours du XXe siècle
une démocratisation dans les pratiques. Non pas une égalisation profonde
des conditions, mais la fin de l’extériorité des pratiques sociales et culturelles. Le propre de la télévision est d’avoir décloisonné les mondes, et
même si on ne partage pas les pratiques on est au courant de ce que font
les autres. Elles infiltrent et prolifèrent donc dans tous les milieux sociaux.
C’est pour ça que la sociologie culturelle, la sociologie de la culture ne
peut plus être une sociologie d’un monde totalement fragmenté avec une
hiérarchie, au sens de Bourdieu, même si cette hiérarchie demeure en
partie réelle. Je ne suis pas en train de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Je pense que les deux grandes traditions de recherche que j’ai évoquées
permettent de comprendre le monde. Simplement, je pense qu’il y en a
une qui est passée à la trappe, en quelque sorte, à la fois dans nos codages
théoriques et empiriques.
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Dix ans d’histoire culturelle
C’est pour cela que j’ai proposé le concept de « médiaculture » qui est
un concept un peu intermédiaire, pour dire que ce qui a été séparé historiquement, matriciellement à partir du XIXe siècle, dans la pratique ne
fonctionne pas du tout sous le régime de la séparation. Ce qui s’est produit
au XXe siècle, c’est que justement, alors qu’on séparait les deux, tout une
hybridité est remontée, toute une prolifération de termes, de pratiques,
qui s’appellent sous-culture, contre-culture, pop-culture, culture populaire, tous les machins avec lesquels on devait se débrouiller en permanence pour essayer de comprendre ce qui se passait dans ce monde, où
soi-disant il y avait de la culture noble et des cultures de masse qui n’en
étaient pas. Et le jazz l’illustre parfaitement, parce que c’était en réalité une supposée sous-culture dominée, qui petit à petit est devenue une
culture relativement légitimée dans le vocabulaire bourdieusien et qui a
fertilisé la culture de masse aussi aujourd’hui. C’est une subculture qui en
fait est entrée en interaction avec une culture de masse, c’est-à-dire une
médiaculture.
Le processus que je vois à l’œuvre, c’est donc un processus dans lequel
il y a des dialectiques profondes aujourd’hui entre les cultures partielles
de groupe, les subcultures — je ne les appelle pas des sous-cultures, je
respecte plutôt le vocabulaire anglo-saxon des Cultural Studies pour ne
pas dévaloriser en utilisant l’expression sous-culture, des cultures partiellement de groupe, en dialectique étroite, avec des effets des médias
de masse.
Et je pense que ce que l’on appelle l’art, les différents arts, est largement entré en fait dans ces constellations. Il peut devenir parfois purement subculturel, c’est un peu l’angoisse aujourd’hui de l’opéra en france,
ne plus être non pas sous-culturel, mais subculturel, un art de groupe,
de culture minoritaire, de culture magnifique en tant que telle mais qui
devient effectivement minoritaire.
L’autre choc théorique, ce sont les Cultural Studies qui se situent un
peu à l’intersection des grandes traditions de recherche que j’ai évoquées,
puisque Hoggart, Hall, ce sont des gens qui vont puiser à la fois dans le
registre marxiste, bien sûr, c’est le tournant gramscien chez Hall, une vision du pouvoir dans la société qui n’est plus la vision classique marxiste,
ni adornienne, ni même bourdieusienne, et qui d’autre part vont puiser
dans l’anthropologie des groupes chez Hoggart, qui est celle aussi des
simmeliens en réalité. Hall s’est beaucoup appuyé sur simmel, même si on
ne le sait pas. Donc un regard « généreux » à l’égard des pratiques, ce qui
au fond était quand même le projet initial de l’enquête sur les pratiques
Débats
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culturelles, parce que c’était Bourdieu d’un côté, c’était Dumazedier de
l’autre, et si j’ai bien compris, un peu Certeau aussi quand même, qui avait
aidé dans les années 1970 à pluraliser l’approche de la culture.
si l’on revient sur les grands partages, il faut revenir sur les pratiques
culturelles contemporaines ou en sociologie. Le problème c’est que les
hiérarchies culturelles au sens de Bourdieu existent bien, mais elles sont
valables sur certaines pratiques. on le voit bien dans l’enquête sur les
pratiques culturelles, une fraction faible de français va à l’opéra, et donc
une grande partie de la population française ne le fréquente pas, donc ça
fonctionne comme une distinction culturelle. sauf que pour tout le reste,
ça ne fonctionne pas comme ça, ou très peu. on retrouve des effets très
surprenants statistiquement, comme par exemple le rap, surconsommé
dans les milieux supérieurs par rapport aux milieux populaires.
Alors, comment l’analyse-t-on ? Il y a eu un débat avec Bernard Lahire
sur le sujet. Lui voit un effet de dissonance complexe. Je ne partage pas en
fait le constat de Lahire qui est en train de pluraliser les ordres de légitimité, alors que Bourdieu considérait qu’il n’y en avait qu’un. Il émane d’en
haut, des milieux supérieurs, il est à la limite ratifié par l’école, par l’université, par l’univers de la culture. Lahire, lui, nous dit qu’il y a un éclatement de la légitimité en deux pôles, un pôle traditionnel, la légitimité
bourdieusienne, et puis un pôle médiatique, la légitimité par le nombre.
Plus on est nombreux à regarder un spectacle, et plus il y a de légitimité,
ce qui est l’inverse de la légitimité classique par la rareté.
Je ne crois pas du tout que cela fonctionne comme ça aujourd’hui, ou
très peu. Je pense, pour reprendre les termes d’Hervé Glévarec qui étaient
dans l’ouvrage collectif sur les médiacultures, qu’on assiste à une profonde hétérogénéité aujourd’hui des ordres de légitimité culturelle, c’està-dire non pas une disparition de la hiérarchie bourdieusienne, il y a des
gens en haut, il y a des gens en bas, cela génère des effets très puissants,
mais simplement un affaissement de cette pyramide, un affaissement limité, au profit d’une hiérarchisation horizontale. C’est-à-dire, puisque les
individus se distinguent de moins en moins — même s’il y a toujours des
pauvres et des riches, ça n’est pas le problème en réalité — c’est dans la
perception qu’on en a que se situe la hiérarchie. Puisqu’on se définit de
moins en moins comme appartenant à un milieu social, au sens le plus dur
du terme, avec une correspondance étroite entre le plan culturel et le plan
social, ces homologies bourdieusiennes au sens mathématique du terme,
les affinités bijectives entre des ensembles, puisque ça fonctionne de
moins en moins comme ça, qu’il y a des formes qui sont classées comme
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Dix ans d’histoire culturelle
intermédiaires ou populaires, comme le rap, qui vont finalement être très
utilisées dans les milieux supérieurs en réalité (pour en faire quoi ? je ne
sais pas, il faudrait savoir exactement), il faut trouver d’autres catégories
descriptives et explicatives.
Puisque beaucoup de gens consomment des produits culturellement
très mal classés, regardent pas mal la télévision malgré tout, autrement
dit ont un régime culturel qui est aussi très médiaculturel, il faut bien
comprendre que la coercition est de moins en moins dans la verticalité
et de plus en plus dans l’horizontalité. on redistribue le pouvoir dans
les groupes de pairs notamment, c’est ce qu’on a vu dans les groupes de
jeunes depuis une bonne vingtaine d’années, où le problème n’est plus
tellement de savoir si on a des pratiques très supérieures, moyennes ou
populaires, mais c’est plutôt de savoir comment entre amis, dans les salles
de classe, dans les groupes d’amitié, on va avoir des vêtements, des pratiques musicales qui vont être partagées ou pas, avec des effets de coercition très forts, mais des effets de coercition assez différents des effets
verticaux.
C’est à cette occasion que j’ai fait traduire dans la collection Mediacultures le livre de Katz et Lazarsfeld qui n’avait jamais été traduit en
france, l’Influence personnelle qui peut paraître daté aujourd’hui, puisque
c’est une sociologie des années 1940-1950 6. on peut toujours le ressortir
parce que c’est fondateur de la théorie des effets limités, et aussi d’une
sociologie des petits groupes, qui revient à la mode aujourd’hui puisqu’une
sociologie de la culture doit se pencher de plus en plus sur les effets de
petits groupes, et peut-être un peu moins sur les effets verticaux que je
citais tout à l’heure.
– Laurent martin
La question étant de savoir s’il s’agit plutôt là d’un déplacement de la
curiosité et du regard de la sociologie, ou du constat de l’émergence d’une
réalité nouvelle.
– éric maigret
Moi je pense que c’est une réalité nouvelle aussi, et ce à quoi olivier Donnat - je ne parle pas pour lui - a été confronté justement, c’est en partie
à ça, il me semble, il me répondra, il n’est peut-être pas d’accord. Mais il
6. E. Katz et Paul f. Lazrsfeld, Personal Influence, new York, free Press, 1955.
Débats
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semble que c’est bien ça le phénomène. Le seul petit point sur lequel je
suis en désaccord avec olivier, c’est quand il dit : « le cadre bourdieusien
résiste bien aujourd’hui ». Je pense qu’il résiste faiblement. Il est toujours
là, il n’y a pas de doute, mais il résiste faiblement, parce qu’il ne tient pas
compte d’abord de cette plus grande horizontalité des pratiques, avec toujours la coercition mais selon d’autres logiques. Il ne tient pas compte du
fait que l’opposition forte entre production de culture et consommation de
culture a tendance à s’épuiser, mais olivier le sait très bien, puisqu’il a fait
des choses sur les amateurs justement. Il y a tout le courant de recherches
sur l’amateurisme en france autour d’Antoine Hennion notamment, et
dans les pays anglo-saxons autour de ce que l’on appelle les Fan Studies
généralement, dont moi je suis plutôt issu. Enfin, je n’en suis pas issu,
puisque je me suis fait tout seul, il n’y avait rien de tel en france. Mais
j’aime bien me dire a posteriori que j’en suis issu, ça me fait plaisir de
savoir qu’il y a d’autres personnes… De toute façon, ces généalogies intellectuelles sont toujours inventées…
on parlait tout à l’heure de théorie critique. Il ne faut pas qu’on verse
aujourd’hui dans des courants a-critiques, le rôle du penseur est bien
toujours de porter un diagnostic, de produire des modèles, nier, s’opposer,
proposer, mais plus du tout depuis un point de vue extérieur à ce qui est
supposé être la grande lutte du social, qui était encore le point de vue
de Bourdieu. C’est pour ça que j’ai essayé de valoriser stuart Hall avec
d’autres, parce que pour le coup il va proposer un modèle qu’on peut
critiquer certainement, mais qui est un modèle d’implication complète
du chercheur dans l’objet qu’il étudie. Donc c’est une sociologie qu’on va
baptiser plutôt de post-critique, en ce sens qu’elle demeure critique, mais
qu’elle essaie d’aller au-delà peut-être d’un grand défaut de la sociologie
critique traditionnelle qui était sa hiérarchisation interne de la culture et
du penseur comme étant éminemment au-dessus de la mêlée, et ratifiant
pour le coup par ses effets de légitimisme un certain nombre de grands
partages.
– Laurent martin
Mais est-ce que le sociologue a toujours vocation à avoir un regard critique sur les catégories utilisées par la population qu’il étudie, les groupes
de jeunes ou de fans par exemple ? ou est-ce qu’il doit utiliser ces catégories « indigènes » elles-mêmes et à la limite les respecter en tant que
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Dix ans d’histoire culturelle
telles ? C’est une des difficultés de cette posture-là, de cette observation
participante qu’est la sociologie post-critique.
– éric maigret
Moi je suis Hall, je pense qu’on construit toujours son objet, de toute façon
on produit un modèle, donc l’attention anthropologique aux choses, c’est
ce qui peut aller jusqu’à l’observation participante. Et finalement dans
les Cultural Studies on est allé plus loin que l’observation participante, on
est allé jusqu’à l’appartenance véritable du chercheur revendiquée à ses
objets ou à ses mondes qu’il qualifie en même temps scientifiquement.
Alors, c’est ce que Jenkins appelle des acafans, des academics et fans en
même temps. Je sais bien que pendant longtemps on a dit que c’est absolument intenable comme position et il y a de gros obstacles évidemment.
La fusion ou l’empathie initiale ne vaut pas fusion dans la pratique en
réalité, puisqu’on peut être académique, universitaire, et finalement ne
pas comprendre ce qui se passe là, étant donné qu’on appartient quand
même au monde universitaire. on n’est pas nécessairement la femme de
ménage qui regarde sa série télévisée, même si on partage les mêmes
goûts qu’elle.
Cela dit cette position d’acafan était quand même productrice et simplement symétrique d’une position à la Adorno, où au contraire on ne
voulait surtout pas toucher l’objet. Et on théorisait même le fait qu’être
à distance de l’objet, ne pas même le côtoyer, rendait seul possible un
savoir sur cet objet. C’est la fameuse balade d’Adorno à Hollywood, où il
est invité à rencontrer Chaplin. or il ne veut surtout pas discuter avec ces
gens-là, il a sous la main son matériau, il pourrait découvrir tout un tas
de choses, il ne veut pas le faire. Je pense quand même que l’acafan est
beaucoup plus producteur de savoirs, surtout dans une situation de désert
d’analyses, que la position du penseur critique, ultra-critique. Je ne pense
pas que l’acafan ait nécessairement un monopole de production du savoir
sur les objets, mais il a permis de débloquer des choses.
– Laurent martin
Alors peut-être, olivier Donnat, pourrait-on revenir avec vous sur ce passage « de l’exclusion à l’éclectisme », pour reprendre un de vos titres, sur
le passage d’un modèle de la stratification à un modèle de la segmentation, et sur les échos qu’éveillent les propos d’éric Maigret sur ces thèmes.
Débats
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– olivier donnat
Je ne sais pas répondre à la question, parce qu’il y a plein de sujets abordés en même temps. Je vais en retenir deux qui me paraissent être les
deux absences de la sociologie de la culture traditionnelle, qui pèsent très
lourdement et qui, aujourd’hui d’ailleurs, se doublent d’une autre dont on
n’a absolument pas parlé jusqu’à présent, on n’a pas prononcé le mot, qui
est la question d’Internet – une question qui, à mon sens, pose encore
toute une série de problèmes différents de ceux abordés à l’instant, dans
la problématique de la culture de masse. C’est-à-dire qu’on ne peut pas
rabattre toutes les questions que pose Internet, la redistribution complète
des cartes, des relations entre la culture au sens strict du terme et la
culture de masse, le système d’opposition tel qu’il s’est construit depuis le
XIXe siècle et s’est solidifié dans les années 1960-1970. Internet fait éclater
à mon sens le dispositif selon de nouvelles lignes de force qu’on a encore
tous beaucoup de mal à dessiner, parce que les usages de cet outil ne
sont pas encore totalement stabilisés. Mais je laisse de côté Internet pour
l’instant.
Par rapport à la sociologie critique et à la sociologie de la culture telle
qu’elle s’est construite dans les années 1960 ou au début des années 1970,
je vois deux très gros problèmes. Il y a effectivement celui de la télévision.
on relit La Distinction, on ne trouve pratiquement pas trace de la télévision. Après, quand Bourdieu s’est mis à en parler, et quand on reprend
ses écrits, on voit bien que d’une certaine manière la télé fait exploser
son cadre d’analyse. Je m’étais amusé à reprendre certaines phrases où
il dit que tout le système de la légitimité, que lui-même avait décrit, ne
fonctionne plus. Mais le problème est qu’il ne s’est pas attelé à la tâche de
réintégrer la télévision dans un cadre conceptuel.
Il y a donc, à mon sens, un impensé dans la sociologie de la culture
traditionnelle, c’est la question de la télé, du statut qu’on lui accorde en
tant qu’instance de socialisation ; la question des industries culturelles
globalement. C’est très récent, l’éclatement de l’offre télévisuelle et de
l’offre des radios musicales, la généralisation c’est vraiment la deuxième
partie des années 1980. Cette question-là, on l’a donc face à nous, on en
voit bien les effets quand on interroge les gens et à mon sens, on n’a pas
réussi à l’intégrer dans le cadre d’analyse et à définir un statut à ce média.
Et le deuxième point que Bourdieu n’aborde pas, en disant que « la
jeunesse n’est qu’un mot », ce sont toutes les questions d’âge et de génération, les ruptures générationnelles ; tout ça est complètement mis de
côté, est un point aveugle de sa sociologie. or, quand on regarde tous les
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Dix ans d’histoire culturelle
résultats ou qu’on travaille sur à peu près tous les domaines, et notamment bien sûr sur la musique, les écarts entre tranches d’âges sont au
moins aussi importants, sinon bien souvent plus que les écarts en termes
territoriaux ou en termes sociaux.
Par conséquent, la question : « comment interpréter ces écarts en
termes d’âge ? », est un problème ou plutôt un impensé traditionnel de
la sociologie. Les effets d’âge, de période, de génération, on est dedans
aussi, et on manque aussi de recul, même si on commence à l’avoir. J’ai
fait un travail récemment sur l’approche générationnelle des pratiques
culturelles. on commence, par rapport au jazz, par rapport au rock, par
rapport à la bande dessinée, par se rendre compte que ce qui a été interprété spontanément comme un effet d’âge (en gros ce sont des jeunes,
donc c’est un peu bizarre mais ça va leur passer, et en devenant adulte, en
ayant une vie de famille, une vie professionnelle, ils vont reprendre des
comportements plus proches de leurs parents que de leur comportement
actuel), cette explication ne tient pas. on se rend compte qu’en fait toute
cette culture juvénile, qui s’est développée à partir des années 1960, a des
traces très importantes chez des gens arrivés à l’âge adulte, et contribue à
renouveler assez radicalement les rapports à la culture et le rapport à la
hiérarchie culturelle, à la légitimité culturelle.
Pour moi, ça reste encore un peu un problème en suspens, parce qu’on
manque de recul et ce problème se pose aujourd’hui par rapport à Internet. Parce que la manière dont se développe Internet aujourd’hui, ça se
développe essentiellement autour d’usages juvéniles. En gros, ce sont les
fonctions habituelles de la culture juvénile que l’on retrouve : communication ludique, jeux vidéo, musique et vidéo, c’est-à-dire les quatre piliers
de la culture juvénile qui représentent à peu près 80 % des octets qui
circulent sur les lignes Internet. Et la vraie question, à mon sens, c’est
de savoir : ces jeunes qui ont aujourd’hui ces usages sur Internet, qu’estce que ça transforme dans leur rapport à la culture, et qu’est-ce qu’ils
vont garder de leur pratique actuelle quand ils seront adultes, à l’horizon
de vingt ou trente ans ? Autrement dit, est-ce que les effets d’âge et de
vieillissement vont être plus forts que les effets de génération, qui introduisent, on le voit bien dans à peu près dans toutes les enquêtes, des
ruptures parfois très fortes : dans le rapport à la littérature, on commence
à le voir dans la fréquentation des salles de cinéma, où pour la première
fois on voit des retournements de tendance qu’on n’a pas connus depuis
un siècle. Par exemple, l’augmentation de la durée de télévision, c’est un
mouvement continu depuis que la télévision existe. or, on observe un
Débats
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début de retournement de tendance ; même chose pour la fréquentation
du cinéma, pratique juvénile traditionnelle depuis au moins les années
1970, avec une baisse de la fréquentation des 15-19 ans.
Donc, on sent bien qu’il y a un certain nombre de basculements tout
à fait essentiels qui sont en train de se passer, mais on ne dispose pas du
recul suffisant pour en mesurer l’ampleur et pour livrer une interprétation
vraiment satisfaisante à mes yeux.
– Laurent jeanpierre
Je crois qu’éric Maigret a posé clairement en tout cas les points de fracture avec l’héritage de la sociologie dite critique de la culture qui se situe
à deux niveaux.
Il y a un niveau épistémologique qui a été rappelé, c’est celui du choix
entre une position critique et une position post-critique. Est-ce qu’une
position critique implique une extériorité complète à l’objet culturel ?
Qu’est-ce qu’une position post-critique qui construit quand même son
objet ? Il me semble que ces questions ne sont pas complètement démêlées notamment quand on parle de cette toute petite partie de la sociologie de la culture qui concerne les différences de pratiques culturelles
et l’éventuelle totalisation de ces différences en une hiérarchie des légitimités. Parce que le problème est là : tout le monde (y compris les plus
féroces opposants de Bourdieu) reconnaît qu’il y a des différences dans
les pratiques culturelles effectives de la population. Ce qu’on reproche
souvent à la sociologie critique, ce sont deux choses. Premièrement, de totaliser ces différences, c’est-à-dire qu’on se demande s’il y a un seul ordre,
comme semble le dire Bourdieu de La Distinction ou au contraire plusieurs
ordres de légitimité culturelle. Et deuxièmement, cette totalisation peutelle se faire sous une forme hiérarchisée, c’est-à-dire avec une hypothèse
implicite qui a été rappelée, d’effet à distance et non pas d’effets directs
personnels, d’effet à distance d’un certain nombre de pratiques culturelles
ou symboliques qui imposent une forme de pouvoir et de domination par
le prestige. Cela implique qu’il y a des effets de hiérarchisation, il y a une
homologie ou une correspondance entre des différences culturelles et des
différences sociales.
évidemment, il faudrait reprendre chacun de ces points. Totalisation,
est-ce qu’on a le droit compte tenu des données empiriques ? Hiérarchisation, est-ce qu’on a le droit compte tenu des données empiriques ? si
on regarde le débat qui a été rappelé par éric Maigret tout à l’heure en
disant : en gros, aujourd’hui c’est plus compliqué qu’hier, il y a des gens
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Dix ans d’histoire culturelle
qui ont beaucoup de capital culturel qui sont des fans de rap, et inversement on constate que la bourgeoisie économique, ou même la bourgeoisie
cultivée ne va pas tant que ça à l’opéra. Ces données paraissent contradictoires avec l’appareillage général de La Distinction, il y a une relecture
possible. Il y a pourtant une suite à cette polémique qui n’intéresse pas
les historiens culturels, mais que je veux quand même mentionner ici, et
que connaît bien olivier Donnat. Celui qui, à mon avis, a véritablement
donné le point final à cette polémique implicite à distance entre Bourdieu
et Lahire, en tout cas un point final pour aujourd’hui, c’est un sociologue
et statisticien, Philippe Coulangeon qui est un des meilleurs spécialistes
de la sociologie et de la culture en france et qui a montré que la stratification sociale entre pratiques culturelles se rejouait, mais d’une manière
complètement différente aujourd’hui. Pour la comprendre, il ne faut peutêtre pas passer, comme le propose éric Maigret, à une vision horizontale,
mais il faut passer à une vision où la hiérarchie des pratiques culturelles
se conçoit comme hiérarchie des mobilités entre pratiques.
Pourquoi est-ce que les classes, disons à fort capital culturel, sont des
classes qui peuvent écouter du rap, c’est tout simplement parce que le capital culturel n’est plus utilisé pour les mêmes fins, il n’est peut-être plus
garanti par le système scolaire, ça c’est très juste, et c’est évidemment
une objection forte à l’appareillage de La Distinction, mais il exerce ses
effets à travers le différentiel de mobilités entre genres, ou de mobilités
entre pratiques qui peut exister entre individus et entre groupes sociaux.
Et ça, c’est un débat qui n’a pas qu’une influence en matière de sociologie
de la culture. Je crois qu’il y a là un enjeu très puissant pour la sociologie
générale. Parce qu’en réalité, si on pense la question des classes sociales
d’une manière générale comme question sociologique, disons structurante
pour la discipline, on est obligé aussi aujourd’hui de se poser cette question : est-ce que la différence ou la hiérarchie sociale ne s’effectuent pas
à travers des différences de mobilité ? Ou des différences de régimes de
mobilité ? On pourrait le voir à travers les études de sociologie urbaine sur
les parcours dans les villes, ou encore a fortiori sur les parcours internationaux, les voyages, etc.
Je crois effectivement que la sociologie de la culture est un bon révélateur de la transformation de la question des classes. Mais si on dit : d’accord, cette question n’est plus pertinente, on laisse tomber, que se passe-til ? D’une part, on accompagne tout un mouvement qu’il faut bien appeler
réactionnaire en matière de sciences sociales et qui consiste à considérer
que la question des classes n’est plus une question, et ça c’est un risque,
Débats
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rappelé d’ailleurs par Luc Boltanski dans un ouvrage qui vient de sortir
et que je conseille, qui s’appelle Rendre la Réalité inacceptable 7, qui n’est
pas un ouvrage qu’on peut taxer de bourdieusanisme primaire, parce que
Luc Boltanski n’est pas dans cette ligne-là. C’est un ouvrage qui revient
justement sur cette abolition de la question des classes dans les sciences
sociales depuis trente ans. Je crois qu’on ne peut pas abandonner cette
question à cause de la tradition disciplinaire, et à cause de toute façon de
l’observation empirique quotidienne. simplement, il faut la reformuler.
Par ailleurs, évidemment, je partage tout à fait ce qui a été dit par
olivier Donnat, c’est-à-dire qu’il faut étendre l’agenda de recherches de
la sociologie de la culture : travailler sur les classes d’âges, travailler sur
le genre qui est aussi, en tout cas dans l’appareillage de La Distinction,
relativement impensé, même si ça n’est pas complètement non pensé par
lui – il en parle plus dans La domination masculine. si l’on reste dans un
débat qui consiste à dire : d’un côté sociologie critique, de l’autre sociologie post-critique, d’un côté sociologie avec question des classes comme
question pertinente, de l’autre modèle horizontal de la société, on reste
dans un jeu de ping-pong permanent entre des positions légitimistes et
des positions populistes, c’est-à-dire des positions qui pensent la société
de manière verticale et des positions qui la pensent de manière horizontale, pour le traduire en termes très grossiers. Et cette tension épistémologique, on n’en sort jamais. Il n’y a pas de position ni post-critique, ni pragmatiste, qui permette d’en sortir. on est pris dans ce doublet en quelque
sorte structurant de tout discours sur la culture, et de tout discours sur le
symbolique en général, dont on ne peut pas sortir. Alors on peut contrôler
ça, mais je crois qu’on ne peut pas simplement, par générations successives de scientifiques, passer d’un questionnement sur la hiérarchie à un
questionnement post-critique sur la complexité des rapports sociaux qui
fait que la hiérarchie ne joue pas à chaque instant, à tous moments et en
tous lieux. La discipline est non cumulative si elle suit ce mouvement de
balancier, et je crains qu’elle n’ait alors qu’une évolution cyclique.
– éric maigret
Je voudrais revenir sur l’histoire des classes sociales. Je ne crois pas que
les classes sociales disparaissent du tout, je crois que dans les représentations des individus, ou de ce qu’ils font, la classe sociale a tendance à
7. Luc Boltanski, Rendre la Réalité inacceptable, Paris, Demopolis, 2008.
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Dix ans d’histoire culturelle
perdre de sa prégnance. Ce qui veut dire qu’elle disparaît d’une certaine
façon quand même, et il faut le prendre au sérieux, c’est tout l’objet de ce
que fait Beck en Allemagne, la réflexivité, ça produit des choses dans le
champ politique, comme par exemple Ronald Reagan, Margaret Thatcher ;
Stuart Hall a consacré beaucoup de textes à cette question. Il s’agissait
de comprendre pourquoi, alors que Margaret Thatcher arrive avec une
politique aussi violente à l’égard des milieux populaires, elle est aussi
appréciée dans certains milieux populaires. Il se passe quelque chose, et
ça n’est plus la classe sociale au sens classique du terme qui permet de
comprendre ça. On est donc toujours en train de comprendre ce qui se
passe. On peut être dans une position critique par rapport à ça, mais il
faut bien essayer de le penser. C’est pour ça que j’ai fait ce petit bouquin
sur Sarkozy qui, à mon avis, s’inscrit dans le même ordre de phénomène
en réalité 8.
ça c’est la première chose. Et deuxième chose sur Coulangeon et les
pratiques culturelles 9. Tu dis : point final. Point final en particulier dans
une certaine sociologie, parce que le débat est ouvert, il est massif, à partir
de batailles de statistiques en tous sens. Les Hollandais sont bien placés,
ils font la course en tête plutôt avec les Américains, les Français ne sont
pas loin sur ces statistiques culturelles. La bataille au départ naît de Bourdieu, elle naît plutôt de Peterson sur ce que l’on appelle les omnivores univores, ceux qui consomment beaucoup de choses différentes, et ceux qui
seraient spécialisés dans leurs goûts culturels. Sans revenir sur le détail
de la bataille, on peut en gros reprendre une voie plutôt lahirienne, plutôt
coulangienne, où à l’arrivée, on va retrouver un peu de Bourdieu et de la
hiérarchie sociale à travers une théorie du nec plus ultra, quand on fait de
l’éclectisme culturel dans les milieux supérieurs, on se distingue toujours,
on est obligé de concéder du terrain aux médiacultures, on en consomme.
Mais finalement on les hiérarchise, on sait bien que Fifty Cents, ce n’est
pas Shakespeare. Et dans les milieux très populaires, on est quand même
dans de l’univore, ou de l’omnivore peu légitime, peu complexe.
Statistiquement d’abord, il y a un effet générationnel énorme. Je parle
sous le contrôle d’Olivier Donnat. Je ne sais pas s’il travaille sur cela, mais
sur ce point précis, il y a quand même eu une rupture. On sait bien que
les jeunes générations sont beaucoup plus omnivores, quels que soient
les milieux sociaux en mettant à part un certain nombre de cultures dites
8.. Éric Maigret, L’hyperprésident, Paris, Armand Colin, 2008
9. Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
Débats
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classiques. Là, il y a une sacrée rupture quand même. Donc Coulangeon,
Lahire, ça ne marche pas bien du tout. Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque
chose d’autre qui monte. C’est la thèse des Hollandais et de Glévarec, selon
laquelle il y a un régime qu’on va appeler « multiculturel » des pratiques.
on le voit dans le champ politique en partie, mais on le voit aussi dans
le champ culturel qui est un régime, tout simplement, de « plus grande
tolérance dans les pratiques ». Alors ce n’est pas simple à gérer, parce
qu’il y a des raisons derrière. Tu parlais de mobilité. La mobilité sociale, la
déstructuration des formes classiques de familles joue un grand rôle làdedans ; les statuts de l’emploi, du non-emploi aussi, et ce que l’on appelle
le relâchement de l’auto-contrainte sociale qui fait que certains milieux,
y compris supérieurs ont un peu moins envie que par le passé de devoir
justifier leur légitimité culturelle. on a appelé ça dans le grand public tout
simplement le phénomène « bobo », dont on se moque beaucoup, mais qui
est en réalité un phénomène très profond culturellement, qui a beaucoup
de sens, à mon avis, sociologiquement, qui ne résume pas ce qui se passe
dans la société, bien sûr, mais qui a un vrai sens.
Et puis, troisième point, il ne faut pas croire que Bourdieu, qui nous a
quand même tant apporté, par son modèle, a même compris ce qui se passait dans les années 1960-1970. Parce qu’on a tendance à dire aujourd’hui :
« oui, ça s’est complexifié depuis l’époque de La Distinction ». Mais en réalité, Bourdieu qui produisait des analyses très efficaces, qui pointait des
choses qui fonctionnaient assez bien dans les années 1960-1970, et beaucoup moins bien aujourd’hui, en réalité laissait dans l’ombre bien des
choses qui ne sont quasiment pas analysées. Et d’ailleurs, les fameux axes
statistiques des analyses de données de La Distinction ont des poids statistiques très faibles. Donc il n’y a pas de démonstration statistique convaincante dans La Distinction. ça veut dire quoi ? ça veut dire que l’idée qu’il
y aurait eu une légitimité culturelle simple, avec une très forte hiérarchie
des pratiques, n’est pas si évidente que cela. En fait, il faudrait revenir
historiquement sur tout ça, remonter au XIXe siècle, essayer de suivre ce
qui se passe avec l’irruption des différents médias, les différentes pratiques culturelles, pour essayer de comprendre ce qui se passait dans les
différents milieux. on n’y arrivera jamais. on ne dispose pas justement
des précieuses statistiques du Ministère de la Culture. Il y a des historiens
qui se sont lancés un peu là-dedans…
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Dix ans d’histoire culturelle
– Laurent martin
Par exemple quelqu’un comme Donald sassoon, qui a fait une histoire de
la culture envisagée en termes de marché culturel aux XIXe et XXe siècles 10.
– éric maigret
Mais il n’est pas beaucoup du côté des pratiques, quand même.
Il y a Lawrence Levine, aux états-Unis, qui a essayé de montrer comment justement, d’une culture qui était peut-être un peu plus participative, on a introduit des rituels de séparation, par exemple dans les théâtres
où on jouait parfois du shakespeare dans les milieux populaires 11. Il faut
relire Lucky Luke, il y a un bon album [Le Cavalier blanc], sauf qu’on était
sur un mode participatif, on envoyait des tomates aux acteurs quand ils
ne plaisaient pas, et on a introduit des rituels, il faut savoir s’habiller, se
taire dans la salle, et petit à petit on a commencé à séparer des publics.
Je ne dis pas qu’avant, tous les publics fusionnaient, c’était la fête, et il y
avait une vaste homogénéité sociale, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais
il y avait des rituels de séparation qui opéraient à partir du
XIXe
siècle,
très nettement, bien identifiés par Levine aux états-Unis. En france, il me
semble que le travail n’a pas encore été vraiment fait. Chartier travaille
sur le XVIIIe siècle, la Bibliothèque bleue, où il pouvait montrer qu’il y avait
des effets de circulation des textes dans les milieux sociaux qui ne respectaient pas le haut et le bas justement. Mais sur le terrain, vous allez peutêtre m’apporter plein d’informations pour le coup :
jusqu’au milieu du
XXe
XIXe,
début
XXe
siècle,
siècle, il me semble que l’historien aurait un travail
gigantesque à faire, peut-être en accord avec une certaine sociologie de la
culture, pour ressortir ce dossier secret, d’une certaine façon. Moi, j’avoue
que je ne sais pas au fond ce qu’étaient les pratiques culturelles au début
du
XXe
siècle. Quand le cinéma est arrivé, d’abord dans les fêtes foraines,
et puis dans les salles. Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? Je n’ai pas
les moyens de le savoir. […]
10. Donald sassoon, The Culture of the Europeans, new York, HarperCollins, 2006.
11. Lawrence Levine, Highbrow / lowbrow, the Emergency of Cultural Hierarchy in America, Cambridge, Harvard College, 1988.
Débats
|
– Laurent martin
nous terminerons sur cet appel à collaboration interdisciplinaire qui trouvera sans aucun doute un écho parmi les historiens, en remerciant nos
trois intervenants d’avoir bien voulu débattre devant nous et avec nous
des questions qui se posent aujourd’hui à la sociologie de la culture.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Pascal Ory
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
« CULTURE PoPULAIRE »,
« CULTURE DE MAssE » : UnE
DéfInITIon oU Un PRéALABLE ?
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
P
armi les notions en usage dans le champ historien, celles de
« culture populaire » et de « culture de masse » se caractérisent par
une définition des plus incertaines – incertitude encore aggravée
par la tendance de certains à les confondre l’une avec l’autre. Je voudrais
ici restreindre cette incertitude en proposant, en effet, une telle définition.
Mais comme – je l’annonce d’emblée – je rapprocherai l’une de l’autre
plus que je ne les distinguerai, j’espère ne pas ajouter à la confusion…
Il est vrai que le premier usage qui peut être fait de ce qui suit tiendra
moins dans ce travail final que dans la mise à plat des questions posées
par l’usage même de ces notions et, pour commencer, par la manière dont
lesdites questions se posent, c’est-à-dire ont été posées, en vertu du principe culturaliste essentiel : « la moitié de la réponse est dans la question ».
Commençons par rappeler la topographie conceptuelle commune. Telle
qu’elle nous apparaît aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, comme résultat d’une série de stratifications intellectuelles successives, celle-ci éclaire
déjà quelque peu les deux termes interrogés en les situant au sein d’un
système de composantes (notions internes) et de composés (notions externes). Parmi les premières, notons les arts et traditions populaires d’hier,
les médias de masse d’aujourd’hui – souvent conservés, significativement,
en version anglaise (mass media) mais plus récemment traduits en français par les plus universitaires moyens de communication de masse, sans
oublier les conquérantes industries culturelles. Parmi les secondes prédominent les plus englobantes civilisations du/des loisir/s, société de consommation (qui fut justement lancé en anglais comme société de consommation de masse) ou culture jeune, traduction française de youth culture. À
quoi il faut ajouter une troisième catégorie, celle des notions alternatives,
Débats
|
qui fonctionnent ou ont fonctionné comme des solutions substitutives, ou
de l’antique folklore à la post-moderne culture médiatique 12.
Ces questions de traduction montrent bien que la géopolitique qui
s’y discerne – ainsi la popular culture anglaise est-elle devenue la pop
culture américaine et, de là, a pu se retrouver dans une Pop kultur allemande – renvoie à un historique chargé, et l’on comprendra que c’est
bien le moins que les historiens fassent retour sur les contextes précis
d’apparition des mots et, par-là, des concepts auxquels lesdits mots sont
supposés renvoyer. Une telle démarche est ici d’autant plus nécessaire
qu’on répète parfois des historiques inexacts ; ainsi de l’attribution à Jean
Baudrillard de la paternité exclusive de société de consommation. on ne
prête qu’aux riches, et Baudrillard a, en effet, accroché le vocable en titre
d’un ouvrage publié en 1970 (La société de consommation. Ses mythes, ses
structures) et s’était fait connaître deux ans plus tôt par une première
théorie de la consommation des signes (sous-titre du Système des Objets).
Mais la formule elle-même circule déjà en france antérieurement et, quoi
qu’il en soit, a déjà été testée aux états-Unis au début des années 1960
sous la forme Mass Consumption Society. Comme cela arrive souvent, la
focalisation sur Baudrillard tient au prestige intellectuel de la référence
philosophique, renforcée par le succès sur les campus américains de la
French theory.
Remontons donc plus haut et, pour délimiter l’enjeu qui réside dans la
notion, identifions sa périodisation. À l’échelle du plus grand développement historique, on ne s’étonnera pas outre mesure que le mouvement de
conceptualisation s’origine au XVIIIe siècle et parte du romantisme. Là où
les contemporains de l’Académie celtique ou les frères Grimm usent encore de formules secondes (antiquités populaires, antiquités nationales…),
les érudits britanniques de la génération suivante forgent de toutes pièces
la notion de folk-lore. À ce propos, il n’est peut-être pas sans intérêt de
noter dès maintenant que l’inventeur du mot, William Thoms, siégeait au
cœur de la culture des élites puisqu’il ne fut rien moins que le bibliothécaire de la Chambre des Lords 13.
12. À ce stade, on renverra aux articles récents de Christian Delporte, Jean-Yves Mollier, Jeanfrançois sirinelli (éd.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris,
Presses universitaires de france, 2010.
13. La lettre fondatrice de Thoms fut publiée en 1846 dans l’Athenaeum. En 1877, le terme s’institutionnalise avec la création par le même Thoms de la folklore society.
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Dix ans d’histoire culturelle
Le relais sera pris par le grand mouvement de démocratie culturelle
de l’Entre-deux-guerres qui structure, dans le cadre nouveau de la Coopération intellectuelle 14, modalité culturelle du projet politique de la sDn,
la notion d’arts populaires (congrès international de Prague, 1928), élargie
en arts et traditions populaires. Cette formulation va connaître dans la
france du front populaire la fortune institutionnelle du Musée ainsi dénommé, lui-même générateur de toute une lignée muséale. face à cet axe
européen émerge à la même époque le nouveau système terminologique,
nourri de l’expérience de la société urbaine états-unienne et, bien que
jusqu’à la seconde Guerre mondiale l’usage scientifique en soit, semblet-il, à peu près inexistant, c’est respectivement au début et à la fin de la
période que se situent l’apparition de mass media (1923) et celle de mass
culture (1939), auxquels on peut ajouter celle, appelée à un destin plus
éphémère, de subculture (1936). notons tout de suite que le plus ancien
de ces termes, le premier, sauf erreur, qui introduise la conceptualisation
de la « masse » dans le champ culturel, est apparu dans une publication
périodique destinée au secteur de ce que nos contemporains appellent la
« force de vente » et intitulée Advertising and Selling 15.
La troisième période capitale est alors celle des Trente Glorieuses.
Pendant que, dans un pays comme la france, tout un projet politique, vers
lequel convergent l’essentiel de la gauche et une partie du militantisme
confessionnel, met en avant des objectifs de popularisation culturelle
issus des expériences d’avant-guerre (« éducation populaire », « théâtre
populaire »…), la culture étatsunienne, fécondée par l’exil allemand et, en
particulier, celui des survivants de l’école de francfort, se met à travailler
l’hypothèse de la massification. En 1957 un titre comme celui de l’ouvrage
dirigé par Bernard Rosenberg et David M. White, Mass Culture: the Popular Arts in America 16 témoigne à la fois de la gêne des universitaires et
d’une situation de transition, qu’ignore sept ans plus tard George Katona,
économiste atypique, soucieux d’analyser les ressorts du nouveau pouvoir consuméral (The Powerful consumer, 1960), quand il lance la formule
non seulement de la consommation de masse mais bien de la société de
consommation de masse 17, rapidement traduite, comme on l’a vu, par la
14. L’organisation internationale de coopération intellectuelle (oICI) est fondée en 1921 ; son institution exécutive, l’Institut (IICI), préfiguration de l’Unesco est déjà installée à Paris.
15. Texte de s. M. fechheimer, paru dans l’édition 1923 de cette publication dirigée par n. T. Praigg.
16. Dont l’un des contributeurs est Theodor Adorno.
17. George Katona, The Mass Consumption Society, Toronto, McGraw Hill books, 1964. Traduit en
français dès 1966 (éditions Hommes et Techniques).
Débats
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société intellectuelle française des lendemains de 68. Comme, dans le
même temps, Marshall McLuhan pose les bases de ses thèses permettant
de relire l’histoire des cultures sous l’angle de ce que l’époque ultérieure
appellera la technologie de la communication – The Gutenberg Galaxy
paraît en 1962 –, tout est en place pour que la phase finale des Trente
Glorieuses glose sur la « société de consommation » et la « civilisation des
loisirs ». notons au passage que, bien que désormais le branle soit généralement donné par les états-Unis, un pays comme la france continue
à se révéler conceptuellement assez productif, comme en témoignent,
avec Baudrillard, les contributions d’un Edgar Morin – celui de L’Esprit
du Temps, en particulier, paru en 1962 et justement sous-titré Essai sur la
culture de masse 18.
Dans l’espace disciplinaire, la difficulté des historiens du culturel à faire
entendre leur voix se surajoute à la prédominance des lectures venues
des sciences sociales co-occurrentes, sinon concurrentes, sur le terrain
du contemporain. Pour ce questionnement, la créativité conceptuelle –
signe de dynamisme intellectuel – est, clairement, venue de la sociologie
et de l’anthropologie, auprès desquelles les historiens ont fait emprunt. Le
caractère récent de la réflexion sur la massification culturelle a longtemps
retenu la saisie historienne de l’objet mais aussi, par-là, sa critique. Les
Cultural Studies – dont on oublie souvent qu’elles sont nées dans l’Angleterre du troisième quart du siècle et se sont développées dans les ÉtatsUnis du dernier quart principalement à partir de travaux littéraires ou
linguistiques – ont occupé l’essentiel du terrain, avec une grille d’analyse
initialement déterminée par une idéologie radicale, prompte à diaboliser
le massif pour mieux l’opposer au populaire. L’école dite des Annales,
dominée par les médiévistes et les modernistes, ne pouvait guère se préoccuper que de ce dernier terme. Au total, seuls de grands indépendants,
hors de la capacité de faire pour leur part école – un Mikhaïl Bakhtine ou
un Michel de Certeau – forgeaient dans leur coin des instruments d’analyse dont l’applicabilité aux sociétés les plus récentes n’a été perçue que
progressivement.
À ce stade, on devine les difficultés de toute entreprise de définition. Difficultés théoriques qui sont autant de pièges intellectuels.
18. Son auteur publiera un tome 2 en 1976 et reprendra l’ensemble en 1983, en adornant chaque
tome d’un sous-titre éclairant : Névrose et Nécrose.
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Dix ans d’histoire culturelle
Dès 1839, sainte-Beuve avait inventé une formule aujourd’hui à près inusitée mais annonciatrice d’une longue série de qualifications péjoratives :
« littérature industrielle ». À peu près cent ans plus tard (le texte, qui s’intitule La Dialectique des Lumières, est publié en 1947) Theodor Adorno et
Max Horkheimer lanceront celle, familière à nos contemporains, d’« industries culturelles ». Dans les deux cas – et le constat pourrait sans doute
être fait à toutes les autres étapes – le lien avec la conjoncture culturelle
est facile à établir : sainte-Beuve est le contemporain de la mise en place
d’une presse et d’une édition sinon « populaires » du moins de large diffusion en direction des classes moyennes ; Adorno et Horkheimer, dont il
n’est pas secondaire qu’ils écrivent encore en allemand, au moment même
où la culture germanique dont ils sont issus est symboliquement à son
plus bas, publient, quant à eux, à l’orée du triomphe absolu de la culture
américaine. Et ainsi de suite.
Mais ledit lien ne signifie pas, comme on a un peu trop tendance à le
dire, que les observateurs seraient particulièrement pertinents dans leur
diagnostic sur les forces du mal ; simplement qu’ils font preuve de vigilance dans l’observation des mouvements culturels de leur temps respectif. Car, pour le reste, il serait facile de repérer dans les textes de l’école
de francfort, aujourd’hui si souvent saluée pour la qualité de ses intuitions, un jugement de valeur a priori négatif sur ladite industrialisation.
C’est l’évidence chez Adorno, le pourfendeur de la marchandisation de
la culture et du jazz réunis, mais c’est assez clair aussi chez le Benjamin
du fameux article sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique » 19 et, plus frappant encore, ce n’est pas absent de l’œuvre de
siegfried Kracauer, de tout le groupe sans doute l’esprit le plus ouvert aux
formes de culture faiblement légitimées de son temps mais guère moins
critique envers les entreprises d’« ornement de la masse » 20.
sans remonter plus haut, les deux derniers siècles ont été sur ce sujet
sans trêve le terrain d’affrontement des docteurs Tant-pis et des docteurs
Tant-mieux – les premiers étant, au total, les plus nombreux et les plus
entendus du milieu auquel ils s’adressent, à savoir le milieu intellectuel.
Dans les années 1930 c’était le fond du débat en france entre un Georges
19. Voir l’édition Gallimard de 2007.
20. siegfried Kracauer, Ornament der Masse, (1927), tr. fr. augm, L’Ornement de la Masse, Paris, éditions La Découverte, 2008.
Débats
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Duhamel et un Jean-Richard Bloch 21, cinquante ans plus tard celui du
débat aux états-Unis entre un Christopher Lasch et un Herbert Gans 22.
Les contextes évoluant, les argumentations peuvent changer. Le positionnement politique des protagonistes est loin d’être discriminant : Gans et
Lasch sont des « intellectuels de gauche » américains, Duhamel est certes
plus conservateur que Bloch mais il a été naguère comme lui admirateur
de l’expérience soviétique, le plus marxiste des deux couples est en 1936
le plus positif, à la fin du siècle le plus négatif, etc. Demeure, surtout, le
constat de la divergence d’appréciation. Demeure l’évidence – à qui veut
bien le voir – des pièges auxquels elle conduit.
En tant que lieu d’un débat, le couple notionnel cumule au moins trois
types de difficultés, qui se transforment vite en autant d’équivoques. Le
premier piège réside déjà dans l’ambiguïté des termes eux-mêmes. Le
peuple n’est pas ici une totalité (le peuple français, le peuple américain,
notions générant celles de culture nationale ou de culture tout court) mais
une fraction, certes majoritaire mais qui n’en suppose pas moins l’existence d’une autre entité sociale. La masse est, d’autre part, un terme daté –
disons : du XIXe siècle post-révolutionnaire. Un terme voulu plus neutre,
aussi, implicitement plus scientifique (d’une scientificité qui emprunte
à l’ordre de la physique, science dominante du début du XXe siècle aux
lendemains de la seconde Guerre mondiale inclusivement) que les termes
antérieurs, le plus récent étant celui de « foule », utilisé par l’ancienne
scientificité de la génération Le Bon, prolongée jusqu’au cœur de l’âge
totalitaire par le solitaire Tchakhotine 23. Le XXe siècle débutant préside
au glissement de la masse entité physique à la masse entité sociale, avec
d’autant plus de nécessité que le vocabulaire politique de la démocratie –
qu’elle soit libérale, sociale ou, en effet « populaire » – utilise à son profit
(pro ou contra, peu importe) la notion plurielle de masses.
21. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de france, 1930 et Défense des Lettres,
Paris, Mercure de france, 1937.
Jean-Richard Bloch, Naissance d’une Culture, Paris, Rieder, 1936.
22. Christopher Lasch, Mass Culture Reconsidered (1981), tr. fr. Culture de masse ou culture populaire ?, Paris, éditions Climats, 2001, 80 p.
Herbert J. Gans, Popular Culture and High Culture: an Analysis and Evaluation of Taste, new
York, Basic books, reed. 1999, 248 p.
23. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895, rééd., Presses universitaires de
france, 2002, et tous les ouvrages qui en sont sortis ; serge Tchakhotine, Le viol des foules par
la propagande politique, Paris, Gallimard, 1939. Après-guerre, le même auteur parlera du « viol
psychique des masses ».
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Dix ans d’histoire culturelle
Le second piège tient, précisément, au fonctionnement d’un raisonnement antithétique : « ceci » se distingue et, par-là, s’oppose à « cela ». Le
peuple-fraction s’opposerait ainsi à une classe dominante institutionnalisée en castes, ordres ou corps et pour finir (au XIXe siècle) qualifiée d’élite,
puis aux élites, notion plus récente, déjà fragilisée par son pluriel, éventuellement réversible dans un sens péjoratif. De même de la masse, dont il
n’est pas, intellectuellement parlant, clair de savoir à quoi elle s’oppose :
les « happy few » ? les individualités – ou une fois de plus les élites, ce qui
confirmerait l’assimilation proposée ici entre les deux notions ?
sur le fond, rien ne justifie un paradigme aussi tranché, pour ne pas
dire aussi caricatural : pas de statut intermédiaire ? Pas de passage insensible de l’une à l’autre ? Et surtout – on y reviendra – qui définira la
frontière et la distance, si ce n’est les dominants ? Au reste, le croisement
de l’ambiguïté et de l’antithèse produit une confusion supplémentaire, qui
mériterait d’être travaillée, entre culture d’élite et culture savante, alors
que, d’une part, toute la culture d’élite n’est pas exclusivement savante et
que, de l’autre, il existe un savoir et/ou une science hors de l’élite.
Troisième piège : celui de la nostalgie. L’incertitude du positionnement politique des protagonistes, qui fait qu’une certaine « droite » peut
se retrouver au coude à coude d’une certaine « gauche » dans la dénonciation de la massification culturelle, se nourrit d’une triple idéalisation
qu’un historien normalement constitué ne peut entériner sans d’infinies
nuances : idéalisation du passé, qui serait étranger à l’aliénation, idéalisation du peuple, qui serait étranger à l’insincérité, idéalisation des élites
intellectuelles, qui seraient étrangères à la marchandise et à la hiérarchie.
Maurice Merleau-Ponty a parlé des « aventures de la dialectique ». on
pourrait parler ici, en guise d’exemple de la situation délicate, voire intenable, à laquelle conduit le raisonnement antithétique-élitaire, des avatars
de la dialectique des Lumières, en reprenant le titre du livre d’Adorno –
Horkheimer cité plus haut. C’est de ce texte, resté de diffusion assez limitée, qu’est pourtant sortie la formule d’industries culturelles, appelée au
succès que l’on sait. Et c’est, précisément, ce succès qui pose problème.
Voici en effet une notion élaborée par une fraction des élites (œuvrant,
selon leurs propres termes, à une « critique de la culture ») dans une acception péjorative et pour que ladite critique s’en serve comme arme de
combat – dans l’esprit et, je dirais, sous la plume des auteurs, l’association
« industrie » et « culture » serait un oxymore, doté par lui-même d’une forte
charge destructive. or, il est frappant de constater que la popularisation,
Débats
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largement posthume, de l’école de francfort a été contemporaine du résultat inverse – voire y a abouti. Le premier ouvrage – à ma connaissance
– qui en france ait mis en avant la notion – il date de 1966 – n’est autre
qu’un rapport d’élèves de l’école des hautes études commerciales (HEC)…
À partir des années 1980, la nouvelle critique culturelle n’en est plus à la
diabolisation générale desdites industries mais au souci de leur analyse 24.
« Contre, tout contre » les industries culturelles, la famille, complexe et
ambiguë, des Cultural Studies, dans leur version américaine, aura, au fond,
suivi le même parcours, glissant insensiblement de la dénonciation frontale des cultures dominantes à une fréquentation de plus en plus empathique de celles-ci.
Pour éclairer le point de vue qu’on adoptera ici, pour finir, on partira
d’une acception large du concept de culture – comme ensemble de représentations collectives propres à un groupe social – en d’autres termes
d’une définition dite anthropologique – et, en effet, droit issue de la tradition de l’anthropologie états-unienne, depuis Edward Tylor.
L’hypothèse, évidemment non-conformiste, qu’on en extraira est que
culture populaire et culture de masse, qu’on s’acharne à distinguer, et
souvent pour les opposer – tout est là – sont même chose, mais regardée
différemment, en fonction des conjonctures. Et pour une bonne et simple
raison : ce ne sont que des mots. La notion de culture populaire interroge
un contenu : le Peuple auquel elle renvoie est une entité de société clivée,
un agent politique concret, de connotation sensible. La notion de culture
de masse, elle, interroge une structure : la Masse à laquelle elle renvoie
est une entité de société intégrée, un agent culturel abstrait, de connotation intellectuelle. Mais, au fond, il s’agit du même sujet, artificiellement
– entendons par là, par le moyen d’un artifice – réduit à l’état d’objet :
la culture d’une société en tant qu’elle ne s’identifie pas à ses élites –
l’une des inflexions possibles étant que lesdites élites peuvent être ici,
à l’ancienne, les élites politiques des classes sociales dominantes, là, de
manière plus moderne, les élites culturelles de l’artiste ou de l’intellectuel.
La culture populaire serait alors la forme ancienne, la culture de masse
la forme moderne de la production et de la médiation culturelles en tant
qu’elles échappent au contrôle des élites.
24. Les industries culturelles sont ainsi, dès le début des années 1980, un objet officiel de réflexion
au sein de l’Unesco (Les industries culturelles, un enjeu pour la culture, Paris, Unesco, 1982).
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Dix ans d’histoire culturelle
D’où une définition provisoire, à laquelle on se tiendra : l’ensemble
des représentations propres à une société en tant qu’elles sont mises à
distance des élites. À condition de préciser certains points, pour éviter
tout malentendu : « représentation » est à entendre ici comme incluant
évidemment – mais il s’agit là de ces évidences qu’il importe toujours de
confirmer – les supports de ladite représentation et les pratiques l’exprimant ; la « société » en question peut être considérée à toutes échelles, de
la plus locale à la « globale » (planétaire) ; les « élites » sont, on l’a déjà
pressenti, parcourues de courants variés et partagées en sous-groupes
aux intérêts contradictoires. Il n’est pas jusqu’à la passivité du mécanisme
qui ne soit trompeuse : la mise à distance n’est pas seulement le fait des
condescendants ; elle peut venir de leurs victimes.
La nécessité où l’on se trouve alors de faire entrer en ligne de compte
la dialectique expliquerait deux phénomènes : la condescendance à l’ancienne, la condescendance à la moderne, en quelque sorte. La première
oppose le raffinement à la barbarie, la seconde l’esprit critique à la passivité. Le sens de ce changement de paramètres est, on l’aura déjà compris,
à chercher du côté du changement des valeurs dominantes. Mon hypothèse est qu’on serait passé d’un type de rapport ancien sommet/base
à un type de rapport nouveau centre/périphérie. Il est toujours question
de dominants et de dominés mais les pratiques – et, en particulier, les
ruses – des uns et des autres auront changé.
De ce qui précède il découle qu’il y a plus de continuité que de rupture
entre les deux notions. Dès le stade de la culture populaire on repère
déjà au moins deux caractéristiques qu’on retrouvera au stade suivant : la
recherche de l’adhésion du groupe – au travers du rituel et du festif, qu’il
soit laïque ou religieux – et de la communication maximale, obtenue avec
« les moyens du bord » – dans la culture chrétienne l’homélie dominicale
réalisait par capillarité un type de communication dont a oublié l’efficacité. À partir de quoi l’« ère des masses » – disons-le clairement : la modernité – ajoute à la figure initiale des dimensions nouvelles qui la lestent
respectivement sur les quatre plans technique, économique, politique et
social. évolution, vertigineuse, de la technologie de la communication, intégration décidée de la quantification dans les paramètres d’une nouvelle
économie de la culture, nécessité politique où se trouvent désormais les
acteurs sociaux de jouer sur la souveraineté populaire, enfin reconnaissance du poids des majorités : autant de données dont le XIXe siècle occidental est le lieu de la mise en place systématique et convergente – ainsi
Débats
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les mutations de la presse écrite y sont-elles concomitantes de la culture à
grand spectacle et grande échelle des expositions universelles, de la mise
en place de politiques de scolarisation obligatoire et, tout simplement, de
l’émergence, en terre démocratique (les états-Unis) du concept anthropologique de la culture.
Ces tendances sont elles-mêmes affectées d’un coefficient d’accélération – dans le temps – et de généralisation – dans l’espace – qui permet
de confirmer l’observation empirique ici de l’effacement, de plus en plus
rapide, des configurations anciennes, là de l’omniprésence des médias.
Pour ne prendre que ce dernier exemple, il est à la fois clair que le goût
du sensationnel, la marchandisation de l’émotion ont toujours existé, du
conteur forain au fabricateur de « canards » et que, d’autre part, le poids
social desdites fabrications a considérablement augmenté dans des sociétés tout à la fois urbaines, industrielles et démocratiques.
Tout cela veut-il dire que ce diagnostic n’aurait aucun sens particulier ?
Au contraire. Mais à la condition de ne pas succomber à une première
tentation qui est de voir dans le processus précédemment décrit une tendance à l’uniformisation, par alignement sur un modèle dominant. Toute
l’histoire culturelle, et en particulier celle des phénomènes d’acculturation, s’inscrit en faux contre cet a priori. Placé dans le pire des rapports de
forces, les « vaincus » andins étudiés en son temps par nathan Wachtel 25
ont su faire la part du feu face au dominant espagnol et élaborer une
solution mixte qui n’était pas la simple reproduction de la culture de leurs
maîtres politiques, pourtant redoutablement puissants.
Acceptons le schéma intellectuel selon lequel l’histoire culturelle est
un combat perpétuel entre contrôle et autonomie. sous cet angle, notons
déjà que la forme ancienne de la culture dominée n’est pas moins conformisante que la forme moderne, Bibliothèque bleue de Troyes ou télévision
berlusconienne. À l’inverse, il est possible de repérer dans la culture des
élites autant de processus libérateurs que de mécanismes d’asservissement. on peut même soutenir que toute innovation vient, par fonction,
de la culture des élites, la culture dominée se caractérisant par soit son
alignement conformiste sur les élites anciennes, soit sa méfiance à l’égard
respectivement du changement et du mélange des genres – l’une des caractéristiques de la culture populaire/de masse est d’être une culture de
genres.
25. nathan Wachtel, La vision des vaincus […], Paris, Gallimard, 1971.
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Dix ans d’histoire culturelle
En d’autres termes, et au contraire de ce que pensent aussi bien le
pessimisme culturel nostalgique (romantique) que le pessimisme culturel
moderniste (école de francfort) il n’y a pas superposition de l’axe conservation/mouvement et de l’axe dominant/dominé. Comme, évidemment, on
ne dispose d’aucun critère irréfutable permettant de mesurer la « qualité »
culturelle d’un objet – seulement sa réputation – on se contentera, à ce
stade, de constater que tout discours sur la culture populaire/de masse recèle en son sein une forte part d’idéalisation du passé et de dévalorisation
du présent, qui ne sont jamais que des opinions. si l’on prenait le temps de
s’y arrêter, quantité d’indices porteraient à penser, tout au contraire, que
l’histoire des temps modernes, bien loin d’être la complainte d’un déclin,
serait l’étrange équipée d’une production culturelle foisonnante, caractérisée par au moins trois traits qu’on est autorisé à juger plus positifs que
négatifs : la multiplication de l’offre, l’autonomie croissante des publics,
l’amplification des phénomènes de légitimation culturelle.
La multiplication de l’offre est sensible aussi bien dans la quantité
d’agents en jeu, en nette augmentation sur les deux derniers siècles –
pour mesurer ce qui est mesurable – que dans la diversification des
genres (dans le domaine artistique, jugeons-en au travers du passage des
« Beaux-arts » aux innombrables arts nouveaux, nés depuis, précisément,
deux siècles, de la photographie aux « arts de la piste ») et des formes (au
point que la culture d’aujourd’hui est plus que jamais une juxtaposition de
« tribus »). Elle est à mettre en perspective d’un autre phénomène, qui va
lui aussi à l’encontre de la lecture pessimiste de la massification : l’augmentation évidente de l’autonomie des récepteurs par rapport aux canons,
conventions et consignes des élites. Ce n’est, en soi, un mouvement négatif
que si l’on attribue aux seules élites la critique, aux seuls dominés l’aliénation, double proposition invérifiable. Enfin, une sorte de résultante de
ces deux tendances se trouve dans un phénomène auquel on prête trop
peu attention, à savoir que la valorisation culturelle (l’« artification » pour
le secteur esthétique) produit non du nivellement mais de la sophistication. Ainsi la bande dessinée, d’abord dévalorisée en comics et aujourd’hui
anoblie en neuvième art, s’est-elle retrouvée produisant de la diversité
stylistique, de l’innovation formelle, de l’audace éthique comme jamais.
La massification n’est donc ni – pour soi – absolue ni – en soi – fatalement médiocrisante. on peut même avancer l’hypothèse d’une sorte de
loi de compensation qui associe indissolublement dans l’espace les phénomènes de concentration et l’atomisation en petites structures (c’est, par
exemple, pour se limiter au plus récent – et qui passera, comme le plus
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ancien –, le mouvement actuel de la culture du Web), dans le temps les
phénomènes d’uniformisation et l’accélération des tendances dominantes.
Quant aux risques de contrôle et de manipulation des supposées masses,
on ne voit pas en quoi ils seraient plus grands que dans les générations et
siècles antérieurs, dont on idéalise singulièrement les formes d’autonomie
collective, tout comme on noircit les capacités d’autonomie individuelles
d’aujourd’hui et, par-là, d’hier. Pour ne prendre qu’une phrase du procès
adornien contre les fameuses industries culturelles par lui inventées –
j’emprunte celle-ci à sa conférence de septembre 1963 – je me contenterai
de dire qu’une affirmation comme : « Dans l’industrie culturelle […] la démystification, l’Aufklärung, les Lumières, à savoir la domination technique
progressive, se mue en tromperie des masses, c’est-à-dire en moyen de garrotter la conscience » est un alignement d’affirmations discutables, qu’on
peut retourner comme un gant, en soutenant qu’au contraire le mouvement culturel général de l’occident a plutôt été celui d’une libération de
l’autonomie, et que sa coïncidence avec l’industrialisation (relative), la
massification (partielle) et la mondialisation (tendancielle) devrait, à tout
le moins, conduire à des affirmations négatives moins péremptoires.
Je terminerai par un court apologue ou, si l’on préfère, par une courte
vignette personnelle, visant à rappeler à l’ordre du désordre de toutes ces
notions. J’habite dans une ville de province, illustrée mondialement par
une cathédrale très visitée. Un monument rattachable, a priori, à la culture
des élites mais dont l’usage social fait aussi de lui un objet culturel que se
sont approprié – si l’on joue sur les mots – le « peuple » (par les pèlerinages) aussi bien que la « masse » (par le tourisme). Dès lors, où le situer ?
Dans sa création, mythifiée par les romantiques comme « populaire » et
rectifiée par les historiens comme canoniale ? ou dans son usage, lieu
de cohabitation de telle élite péguyste avec telle foule japonaise ? Et où
situer le second monument historique important de cette ville, dite Maison Picassiette, une petite bâtisse et son jardin, ressortissant à l’art brut
du vingtième siècle, né du cerveau et des mains d’un cantonnier municipal supposé « inculte » ? Culture populaire, assurément, mais aussi objet
d’art magnifié par l’avant-garde (ici surréaliste) et objet inspiré – dans
tous les sens du mot – par la cathédrale en question. Et dans tout cela,
dira-t-on, où la culture de masse va se nicher ? sans doute quelque part
entre la presse quotidienne régionale ou la télévision chez les plus âgés,
l’ordinateur, le téléphone portable ou le MP3 chez les plus jeunes. Bref :
partout et nulle part.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Évelyne Cohen
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TéLéVIsIon ET CULTURE DE MAssE
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D
ès ses débuts, la télévision en france s’est donnée pour objectif
d’être un instrument de connaissance et de culture pour tous. Dans
cette perspective, les questions du choix du modèle de télévision,
des contenus culturels des programmes et de leur valeur, n’ont cessé, tout
au long du siècle, de faire débat aux yeux des pouvoirs publics, des responsables comme des professionnels 26.
Les relations entre la télévision française et la culture de masse peuvent
s’envisager à travers quatre périodes de l’histoire de la télévision : la première, qui s’étale de 1949 27 à 1960, est la période fondatrice, celle de la
mise en place et de l’invention d’une télévision selon un modèle culturel
propre à la france. La deuxième, qui va des années soixante aux années
quatre-vingt est celle où la télévision s’impose comme le média dominant ; dans les années 1980, l’audiovisuel se structure en deux secteurs,
privé et public, ce qui donne lieu à une transformation de l’ensemble du
paysage audiovisuel. Enfin, la dernière période, depuis les années 2000, se
caractérise par l’explosion de l’offre audiovisuelle, l’expansion de l’Internet, la mise en route de la Télévision numérique terrestre (TnT).
Dans une première phase, de sa mise en route (1949) jusqu’aux années
soixante, la télévision en france se construit comme une télévision de
service public aux ambitions démocratiques et citoyennes, qui inscrit dans
ses missions le développement de l’éducation et de la culture pour tous.
ses débuts sont marqués par l’esprit d’innovation qui imprègne l’ensemble
des programmes auxquels coopèrent journalistes, réalisateurs, administration. Tous souhaitent « inventer » une télévision de service public adaptée à la france démocratique issue de la Résistance.
Le média télévision se pense alors par référence à plusieurs « modèles »
de télévisions étrangères. Tous les acteurs (gouvernement, administration
de la RTf puis de l’office de radiodiffusion télévision française, oRTf,
professionnels) refusent aussi bien le modèle américain de télévision que
26. Je remercie Myriam Tsikounas et Pascale Goetschel pour leurs relectures et suggestions.
27. 1949, date de diffusion du premier Journal télévisé.
Débats
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le modèle soviétique. Le modèle américain avec les trois grands réseaux
ABC, nBC, CBs, est un modèle commercial qui repose sur un financement
par la publicité dont les français à cette époque ne veulent pas. Le modèle
soviétique est contrôlé par l’état qui en a fait un outil de propagande.
La Radiodiffusion télévision française (RTf) est alors une administration
publique rattachée aux PTT. Elle entend s’affirmer comme une télévision
de service public, placée sous le contrôle de l’état et financée, jusqu’au
1er octobre 1968, par la redevance payée par les citoyens détenteurs d’un
poste. son budget est voté chaque année au Parlement.
Le seul modèle qui ait la faveur des français, même s’ils s’en éloignent
quelque peu, est celui de la télévision britannique dans laquelle coexistent
une télévision publique (BBC) et une télévision commerciale (ITV 28) :
considérée comme la référence des systèmes audiovisuels publics, la British Broadcasting Corporation (BBC) est investie d’une triple mission fixée
dès l’origine (1927) par son premier directeur général, John Reith : « Informer, éduquer, divertir ».
La france construit une télévision qui repose sur ces trois missions 29
tout en les adaptant au modèle culturel français dans lequel l’éducation et
l’instruction jouent un rôle de premier plan. Dans le contexte de la Libération, le pays va conférer à la télévision un rôle dans l’édification de la
démocratie sociale et culturelle qu’il veut bâtir.
Jean d’Arcy, directeur des programmes (1952-1959), conçoit une télévision qui, comme le livre, et aussi bien que le livre, s’adresse à chaque individu et non à la masse : la télévision représente « une victoire de l’individu
sur la foule car elle s’adresse essentiellement à l’individu » 30. « […] Un des
grands succès de l’imprimerie, du livre auquel on nous oppose toujours en
disant que le livre est un instrument de culture alors que nous sommes un
instrument d’abêtissement, un des grands succès du livre est qu’il s’adresse
à l’individu et non pas à une foule. Il faut que l’homme tout seul lise. Je
crois que l’attitude doit être la même : il faut que notre message s’adresse
à un individu, par le canal de l’écran de télévision qui remplace le livre » 31.
28. Independant Television Authority, créée en 1954 comme service parallèle à la BBC pour développer une radiotélévision privée.
29. Jean d’Arcy, « Distraire, informer, instruire, un seul et même programme », Conseils et comités
des programmes de la Radiodiffusion-télévision française (RTf) réunion du 4 juin 1959, in Jean
d’Arcy parle, propos recueillis par François Cazenave, Paris, La Documentation française, 1984,
p. 62.
30. Jean d’Arcy, « Le spectateur de télévision un individu à part entière » (1957), op. cit., p. 59.
31. Ibid., p. 59.
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Dix ans d’histoire culturelle
Cet objectif idéaliste modèle la conception des programmes 32 et rejoint
celui des militants de l’éducation populaire qui vont faire connaître les
émissions de la télévision par la médiation des instituteurs et à travers le
réseau des téléclubs 33.
À partir des années soixante, la télévision devient un média de masse,
instrument de la communication de masse 34. Les français se sont alors
majoritairement équipés de récepteurs 35. Le territoire est désormais
couvert d’émetteurs et de réémetteurs. La télévision peut satisfaire des
échelles différentes : elle offre à la fois des programmes régionaux (provinciaux depuis 1963), des programmes européens (à travers l’Eurovision
depuis 1953), des programmes mondiaux via la Mondovision (depuis 1969).
Ainsi, le 21 juillet 1969, 600 millions de téléspectateurs dans le monde ont
assisté, grâce à un dispositif exceptionnel de Mondovision aux premiers
pas de l’homme sur la lune. C’est, selon l’expression de l’historien Pierre
nora, un « événement-monstre ». Les téléspectateurs du monde entier
peuvent partager une même émotion. Le 12 novembre 1970, 300 millions
de « témoins » 36 participent, par la télévision, aux funérailles du Général
de Gaulle à notre-Dame de Paris puis à Colombey-les-Deux-églises. La
télévision accompagne le deuil, crée la communion, fédère les publics.
Daniel Dayan et Elihu Katz ont parlé à ce propos de la « télévision cérémonielle » 37. Celle-ci est un vecteur du lien social et national. Elle rassemble
la famille autour de programmes. Chaque jour, le feuilleton (français 38 ou
32. Avec des émissions comme Lectures pour tous, des documentaires, des dramatiques télévisées…
33. Les téléclubs sont comparables aux ciné-clubs. Voir : Joffre Dumazedier, « Télévision et éducation populaire - Les téléclubs en france », Unesco, 1956, 317 p. < http://unesdoc.unesco.org/
images/0013/001353/135347fb.pdf >
34. En 1960, Georges friedmann crée le Centre d’études des communications de masse. En 1961, Il
fonde la revue Communications dont l’éditorial affirme : « L’étude des communications de masse
se cherche encore ; l’expression elle-même n’est pas très satisfaisante ; comme ses voisines
(culture de masse, mass media), elle soulève beaucoup de réticences ; tantôt c’est la nature
« culturelle » de la grande information qui est suspectée ; tantôt c’est la notion de masse qui
paraît péjorative (lorsqu’elle semble opposer une culture vulgaire à une culture d’élite) ou peu
franche (lorsqu’on croit y voir une intention d’escamoter les conflits réels de notre société) ;
tantôt, enfin, c’est l’objet même de l’expression qui paraît incertain et que l’on somme ses usagers de définir avant d’aller plus loin ».
35. Nombre de ménages français équipés d’un poste de radio ou de télévision en France : 1953 la
radio est dans chaque foyer français ; 1957 6,1 % des foyers ont un poste de télévision ; 1960
13,1 % ; 45,6 % en 1965 : la moitié des ménages est équipée ; 70,4 % en 1970 ; 84,2 % en 1975 ;
94 % en 1990.
36. Le Monde, 14 novembre 1970.
37. Daniel Dayan et Elihu Katz, La Télévision cérémonielle, Paris, Presses universitaires de France,
1996.
38. Le Temps des copains, Vidocq, Janick Aimée…
Débats
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étranger 39) réunit avant le dîner les enfants et la famille dans une même
émotion. Le JT devient la « messe du 20 heures ». Ce lien est indispensable
à la création d’une culture de masse même si nous savons que les téléspectateurs s’approprient les programmes différemment en fonction des
contextes de réception, des cultures sociales, collectives ou individuelles.
Parallèlement, la création de plusieurs chaînes de télévision (une deuxième chaîne en 1964, une troisième en 1973), la diffusion de la deuxième
chaîne en couleur après octobre 1967 aboutissent à une diversification des
programmes, et progressivement à une identité des chaînes. Les grilles de
programmes - présentes après 1967 40 découpent la journée, organisent les
loisirs, ciblent les publics dont le goût et la « satisfaction » sont de plus en
plus pris en compte. Les premières mesures d’audience en france datent
de 1967.
Alors que le modèle américain 41 continue à faire l’objet de critiques,
on assiste à des formes d’américanisation directe ou indirecte des programmes. Les chaînes diffusent couramment des images d’agences américaines 42, des feuilletons américains (Zorro après 1965 par exemple). La
crainte de l’américanisation du contenu des programmes reste répandue 43 ; en revanche, on est bien moins critique vis-à-vis de l’américanisation indirecte des pratiques discursives 44 (la formule du présentateur
unique « anchorman », du « correspondant » américain, etc.).
La période qui suit les événements de mai 1968 est une période de
questionnements sur la nature du service public, sur ses modes de financements comme sur les contenus politiques et culturels véhiculés par la
télévision. Les programmes sont bouleversés. Plusieurs émissions emblématiques (Cinq Colonnes à la une, Lectures pour tous) cessent d’être diffusées après mai 1968 non seulement pour des raisons politiques mais
aussi par un besoin de renouvellement. L’autorisation de la publicité sur
39. Zorro.
40. Le terme de grille existe après 1964.
41. Voir : Léon Zitrone, Sans micro aux États-Unis, Paris, Del Duca, 1961, pp. 103-119.
42. Vis-news, United Press.
43. Voir : Myriam Tsikounas, « Programmation des premiers feuilletons 1950-1960 », in Patrick
Eveno, Denis Maréchal (dir.), La culture audiovisuelle des années 1960-1970, Paris, InA / L’Harmattan, 2009, pp. 107-126.
on critique, par exemple, la violence dans les Incorruptibles diffusés sur la deuxième chaîne
le dimanche (1964-1970), une série de 118 films : les exploits de l’inspecteur Eliot ness dans sa
lutte contre les gangsters de Chicago dans les années 20/30.
44. Voir à ce sujet : Jérôme Bourdon, « Genres télévisuels et emprunts culturels. L’américanisation
invisible des télévisions européennes », Réseaux, 2001 / 3, n° 107, pp. 209-236.
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Dix ans d’histoire culturelle
les écrans de télévision à partir de 1968 45 pour des motifs économiques
provoque un débat public : elle annonce une mutation des mentalités ;
elle ouvre une période d’investigations sur l’impact des médias et la réaction des publics face aux contenus diffusés 46. « L’oRTf cesse d’exister »
en 1974. Il éclate en sept sociétés dont trois pour la télévision : Tf1, Antenne 2, fR3. Les missions du service public sont réaffirmées même si la
volonté de « plaire au public » tend à devenir hégémonique.
Les années 1980 sont marquées par le libéralisme. Le mouvement de
privatisation des chaînes se généralise en Europe. Une série de lois ponctue en france une évolution qui de façon concomitante permet la création
d’un secteur commercial de la télévision et la création de chaînes commerciales. En 1986, la « loi Léotard » autorise la privatisation de chaînes
publiques. Pour la première fois dans une démocratie occidentale, en 1987,
une chaîne publique, Tf1, a été privatisée. Les acquéreurs sont Bouygues,
Maxwell, la GMf, Les éditions mondiales, Bernard Tapie. La publicité
devient « un mode essentiel de financement des chaînes publiques et privées » 47. L’audimat, qui mesure les audiences, est alors déterminant. En
visant à satisfaire « les aspirations du public », on tend à privilégier, à
l’inverse de la période précédente, l’audience plus que l’autorité de ceux
qui conçoivent les programmes en amont, en fonction de missions définies
par avance et de leur qualité. L’émission littéraire Apostrophes (1975-1990)
ou le magazine L’Heure de vérité (1982-1995) attestent les changements
de mentalités qui aboutissent à la désacralisation de l’homme politique
comme de l’écrivain et à l’ascension des médiateurs 48. Elles s’apparentent
à des talk-shows.
Cette période débouche sur la domination de Tf1 sur le paysage audiovisuel français. « La Une » affirme clairement son nouveau credo : elle ne
veut faire ni du culturel, ni du politique, ni de l’éducatif. seule l’intéresse
la distraction. Elle privilégie les jeux, les variétés, le sport, la télé-réalité,
45. Georges Pompidou Premier ministre, « Assemblée nationale », 24/04/1968, JT 20 heures.
46. sylvain Parasie, Et maintenant une page de pub - Une historie morale de la publicité à la télévision (1968-2008), Paris, Ina éditions, 2010, 265 p.
47. sylvain Parasie, ibid.
48. Voir la thèse de Dominique Marchetti, Contribution à une sociologie des transformations du
champ journalistique dans les années 80 et 90. À propos d’événements sida et du « scandale du
sang contaminé », sous la direction de Pierre Bourdieu, EHEss, 1997.
Voir aussi la thèse de frédéric Delarue, À la croisée des médiations : les émissions littéraires de
la télévision française de 1968 à 1990, sous la direction de Christian Delporte, Université Versailles saint-Quentin-en-Yvelines, 2010.
Débats
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et la diffusion des séries américaines 49. Le service public, quant à lui,
s’efforce de maintenir dans ce contexte concurrentiel ses objectifs et son
public.
Depuis les années 1990, la politique de l’« exception culturelle » portée par la france au niveau mondial insiste sur la nécessité de protéger
les biens culturels non seulement comme activité économique mais aussi
comme formes d’expression culturelle, porteurs d’identité et d’expression
collective. Elle bénéficie principalement à la production de feuilletons et
de séries françaises diffusées aux heures de grande écoute.
Les années 2000 sont marquées par la mondialisation des échanges
de nouvelles et des programmes. Le marché mondial est dominé par des
grands groupes : Bertelsmann (M6), Vivendi, Tf1 et Lagardère, Rupert
Murdoch (Italie). Les images de télévision numérisées circulent instantanément à l’échelle mondiale sous forme de montages. Les formats
d’émission s’exportent. L’évolution des techniques numériques permet
une accélération des circulations, une homogénéisation des formats, une
utilisation rentable du temps d’antenne. Un marché mondial des séries
s’est développé qui a trouvé sur le Web un outil d’essor et d’expansion à
travers les sites documentés, les blogs de discussion. « Les séries vedettes
de Tf1 (Dr House, Les Experts, Esprits criminels…) ont une audience à la
télévision 50 qui dépasse régulièrement celle des grands films populaires
ou des rencontres de football au point de truster 65 places du top 100
des émissions de télévision les plus regardées en 2009 » 51. La série Lost,
par exemple, a été diffusée depuis 2005 dans 180 pays. Il faut cependant
garder à l’esprit qu’il existe des versions nationales des séries, des émissions de téléréalités 52, et des jeux, ce qui souligne les différences culturelles, la diversité des formes d’appropriations nationales. De plus, les
séries sont entrées dans un processus de légitimation culturelle. Plusieurs
publications, écrits, etc. en font le constat. nous citerons le numéro des
Cahiers du Cinéma 53 consacré aux séries américaines, les blogs du journal
49. Dallas arrive en france en 1981 et est diffusée jusqu’en 1994 sur Tf1.
50. L’année TV 2009 : Dr House et Les Experts ont dépassé les dix millions de téléspectateurs sur
Tf1.
51. olivier Donnat et Dominique Pasquier, « Une sériephilie à la française », in « Les séries télévisées », Réseaux, n° 165, 2011/1.
52. Monique Dagnaud, Les Artisans de l’imaginaire - Comment la télévision fabrique la culture de
masse, Paris, Armand Colin, 2006.
53. « séries - Une passion américaine », Cahiers du Cinéma, juillet-août 2010, n° 658.
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Dix ans d’histoire culturelle
Le Monde 54, le livre de Jean-Pierre Esquenazi Les Séries télévisées - L’avenir du cinéma 55, ou encore la revue Réseaux qui consacre un numéro aux
séries 56.
Les chaînes publiques regroupées depuis 2000 au sein de la holding
france-Télévisions mettent en avant une politique fédératrice de « qualité », de « création » et d’« innovation ». Celle-ci s’appuie sur le développement de la fiction française et de séries documentaires comme Apocalypse
ou Home 57. fR3 s’est illustré, depuis 2005, par la production de la série
Plus Belle la Vie. Comme les séries américaines, la série française utilise
des modes de production de type industriel : écriture en ateliers, tournage de scènes qui ne se suivent pas dans le déroulement du spectacle,
modifications de l’histoire en fonction des réactions du public etc. 58. Elle
trouve les ressorts de sa réussite dans l’image qu’elle donne d’elle-même
à la société française, dans les formes de l’intrigue policière ; elle met en
avant l’idéal d’une « fiction de service public » capable de concurrencer
les chaînes privées.
si la concurrence entre médias s’est développée avec l’arrivée de l’Internet, il faut cependant souligner qu’« aucun média ne chasse l’autre » et
que « le changement technique détermine des possibilités nouvelles qui
sont négociées par les médias existants 59 ». Comme l’a démontré l’enquête
d’olivier Donnat sur les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, « les conditions de diffusion et de réception des programmes de télévision ont profondément évolué au cours de la dernière décennie avec le
développement du câble et du satellite, le lancement en 2005 de la Télévision
numérique terrestre (TNT) et l’émergence par l’intermédiaire de l’Internet de
nouveaux modes d’accès aux programmes en direct ou en différé » 60.
« La télévision apparaît plus qu’en 1997 inscrite dans la vie quotidienne
des Français » 61. Elle s’est « banalisée » affirme olivier Donnat. on assiste
54. < http://seriestv.blog.lemonde.fr/ >.
55. Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées - L’avenir du cinéma, Paris, Armand Colin, 2010.
56. « Les séries télévisées », Réseaux, n° 165, 2011/1.
57. En 2008, les deux meilleures audiences de france 2 ont été réalisées avec des documentaires,
Home (14,3 millions de téléspectateurs) et Apocalypse (13,5 millions de téléspectateurs).
58. Décret n° 2009-796 du 23 juin 2009 fixant le cahier des charges de la société nationale de programme france Télévisions.
59. En suivant les analyses de Catherine Bertho Lavenir.
60. olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique - Enquête 2008, Paris
éditions La Découverte, 2009, p. 71.
61. Ibid., le volume de consommation reste constant : en moyenne 21 heures par semaine.
Débats
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à une explosion du nombre de chaînes (cent en france) ce qui entraîne
une segmentation croissante des publics. La proportion de français qui
regardent la télévision tous les jours a fortement augmenté depuis 1997 62 :
ceci tient non seulement à l’essor des chaînes thématiques, mais aussi à la
possibilité d’écouter la télévision sur ordinateur, en différé 63…
concLusIon
+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Au départ, la télévision en france s’est placée dans une posture d’autorité
que lui conférait l’état et qui mettait le média en position d’être un vecteur
de diffusion de la culture pour tous (la lecture, le théâtre, le cinéma) et
un instrument de connaissance. Comme dans d’autres secteurs du monde
de la culture, les années 1968-1970 ont mis en doute et questionné cette
posture. La privatisation de Tf1, l’avènement du magnétoscope de salon,
de la télécommande qui permet le zapping, d’Internet, la mondialisation
culturelle ont transformé le rôle et la place de la télévision. si les biens
culturels circulent désormais à l’échelle mondiale, si les publics sont désormais diversifiés et internationalisés, il n’est pas pour autant certain
que la télévision soit devenue un vecteur de l’uniformisation culturelle du
monde. La volonté de capter les publics, de séduire des téléspectateurs
nomades qui risquent à tout moment de zapper conduit les médiateurs et
les experts convoqués sur les plateaux de télévision à simplifier à l’excès
leur discours en fonction des normes de la communication et du marketing.
62. 87 % en 2007 contre 77 % en 1997.
63. Catch-up TV.
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Dix ans d’histoire culturelle
par Jean-Yves Mollier
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ConCLUsIon GénéRALE
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E
n refermant ce volume et en songeant à la diversité des points de vue,
des angles d’attaque de cette nouvelle manière de faire de l’histoire,
on se dit qu’elle est presque aussi insaisissable que le mercure lorsqu’il
s’échappe d’un thermomètre malencontreusement brisé. Des Cultural Studies britanniques qui en furent l’une des matrices et tentaient d’approcher
la culture des ouvriers anglais des années 1950 (R. Hoggart 64) ou celle
de leurs ancêtres des années 1820 (E. P. Thompson 65) au rejet brutal du
concept de culture populaire par les jeunes Annalistes français pressés
de prendre la place des anciens au lendemain de mai 1968 66, le lien ne
semble pas évident. De schopenhauer qui inspira le titre d’un article pionnier à Roger Chartier 67 à la négation du caractère scientifique de l’histoire
convoquée par les tenants du linguistic turn 68 ou à la psychanalyse utilisée par les historiens californiens de la revue Representations, notamment
Lynn Hunt 69, on distingue mal ce qui peut encore réunir les partisans
d’une histoire sociale et ceux d’un discours reproduisant les seuls échos
de ses présupposés.
Peut-être est-il plus aisé de commencer par cerner négativement ce
qui rapproche les tenants de ce courant qui ne se veut ni une école ni une
64. Richard Hoggart, The Uses of Literacy, London, Chatto and Windus, 1957, tr. fr. La culture du
pauvre, Paris, éditions de Minuit, 1970.
65. E. P. Thompson, The Making of the british Working Class, London, Merlin, 1963 ; tr. fr. La formation de la classe ouvrière britannique, Paris, Gallimard-Le seuil-Hautes études, 1988.
66. Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, « La beauté du mort. Le concept de culture
‘populaire’ », Politique aujourd’hui, décembre 1970, repris dans Michel de Certeau, La Culture au
pluriel, Paris, UGE, collection 10-18, 1974, p. 55-94.
67. Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, novembre-décembre 1989,
n° 6, p. 1505-1520.
68. Hayden White, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 1973, et Topics of Discourse: Essays in Cultural Criticism, Baltimore, John Hopkins University Press, 1978.
Pour une analyse des répercussions en france de ces déconstructions post-soixante-huitardes,
voir aussi : Antoine de Baecque. « où est passé le ‘tournant critique’ ? ». Le Débat, mars-avril
1999, n° 104, p. 162-170..
69. Lynn Hunt, Politics, Culture and Class in the French Revolution, Berkeley, The California University Press, 1984.
Débats
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branche du savoir puisque l’histoire culturelle n’appartient en propre ni
aux historiens, ni aux littéraires, ni aux sociologues, musicologues, anthropologues ou civilisationnistes qui se rangent derrière son drapeau.
Il serait d’ailleurs malaisé de dessiner les couleurs de ce dernier ou les
quartiers composant son blason, de même que de composer sur du papier
à musique l’hymne censé entraîner d’un même pas tous ceux qui s’en
réclament de près ou de loin. sans patrie quoique plutôt occidentale, utilisant l’anglais couramment, mais sans négliger pour autant ni le français 70,
ni l’espagnol 71, le portugais 72, voire l’italien 73 ou l’allemand 74, l’histoire
culturelle apparaît à ce stade comme un regard détaché du positivisme, du
scientisme et du marxisme rigide qui sévissait en france dans les années
1960. Jouant sur les marges, les zones tampons, les frontières, cherchant
dans la complexité les réponses que d’autres avaient voulu trouver dans
l’application de règles froides qui semblaient accorder à l’économique et
au social le primat absolu, les historiens du culturel s’efforcèrent de travailler sur le mental, l’imaginaire, les représentations. Cela faisait sourire
Michel Vovelle quand il démontait les morceaux de la fusée labroussienne
à trois étages 75 et Antoine Prost devait rappeler, beaucoup plus tard, que
l’histoire culturelle, si elle voulait multiplier les gages de sérieux, ne pouvait qu’être sociale de part en part 76, ce qui tempérait quelque peu les
70. Pour la bibliographie en langue française, voir le volume collectif : Laurent Martin et sylvain
Venayre (dir.), L’Histoire culturelle du contemporain, Paris, nouveau Monde éditions, 2005.
71. Pour la dette envers Carlos serrano et ses homologues espagnols en ce domaine, voir : Benoît
Pellistrandi et Jean-françois sirinelli (dir.), L’Histoire culturelle en France et en Espagne, Madrid, Casa de Velazquez, 2008..
72. Voir les travaux de Marcia Abreu, et notamment sa thèse, “A cultura letrada e os tropicos” : o caminho dos livros, soutenue en 2002 à l’université de Campinas, et son abondante bibliographie.
73. Voir : Carlo Ginzburg, Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del’ 500, Torino, G. Einaudi
Editore, 1976, trad. fr., Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xve siècle, Paris, flammarion, 1980, parce que l’auteur prétend retrouver les traces du chamanisme d’avant la christianisation des populations italiennes dans les représentations du meunier victime de l’Inquisition.
74. on citera ici Wolfgang Iser, Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung, Munchen, Wilhelm fink, 1976, trad. fr., L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1985, mais il va de soi que norbert Elias est la référence majeure dans cette
langue.
75. Michel Vovelle, De la cave au grenier : un itinéraire en Provence, de l’histoire sociale à l’histoire
des mentalités, Québec, Comeditex / Aix-en-Provence, Edisud, 1980.
on se souvient de la grande thèse d’Ernest Labrousse pour qui le social retarde toujours un peu
sur l’économique et le mental sur le social, d’où la métaphore spatiale de la cave et du grenier
qui entourent le logis dans lequel ils sont imbriqués.
76. Antoine Prost, « sociale et culturelle, indissociablement », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-françois sirinelli (dir.,), Pour une histoire culturelle, Paris, éditions du seuil, 1997, pp. 131-146.
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Dix ans d’histoire culturelle
ardeurs des plus entêtés à reprendre le combat de Don Quichotte contre
les moulins à vent.
Pour avoir prononcé, en janvier 1997, à l’Institut d’histoire mondiale
de Pékin, une conférence qui présentait aux chercheurs chinois l’histoire
culturelle telle qu’elle s’était développée depuis cinquante ans en Europe
et en Amérique du nord, je puis attester la puissance des interrogations
qu’elle suscitait dans un pays qui souhaitait alors retrouver la voie du
dialogue avec les scientifiques de tous les continents, combler le vide
effrayant provoqué dans ses bibliothèques par la révolution culturelle, et
s’ouvrir à la modernité dans tous les domaines. Grâce à la complicité amicale de mon traducteur, celui de fernand Braudel devrais-je plutôt dire,
Gu Liang 77, je pus rapidement comprendre pourquoi le concept d’histoire
culturelle était intraduisible en chinois mandarin et pourquoi de longs
commentaires devaient être ajoutés à mon propos pour commencer à
habituer les auditeurs puis les lecteurs autochtones à ce type d’approche.
La présence au premier rang, lors de mon intervention, du directeur des
Editions du peuple, lui-même traducteur de Marx en chinois, acheva de
me convaincre de la complexité des problèmes soulevés par une histoire
qui s’écartait des voies traditionnelles. L’imprimatur généreusement accordé par l’éditeur officiel facilita la publication de cet article dans une
revue universitaire locale et permit ainsi au Centre d’histoire culturelle
des sociétés contemporaines de l’université de Versailles saint-Quentinen-Yvelines d’avoir été l’introducteur, pour ne pas dire l’importateur un
temps exclusif, de l’histoire culturelle dans l’Empire du Milieu.
Pour ne pas réduire cette approche à une variante des études folkloriques qui avaient connu leur heure de gloire dans les pays communistes
après 1945, il avait fallu l’infinie subtilité d’un médiateur qui, pour avoir été
pendant plus de dix ans à la fois le passeur de Deng Xiao Ping en français
et celui de fernand Braudel en mandarin, savait d’expérience combien
les questions soulevées par la traduction d’un texte dans un autre univers
mental que celui où il est éclos sont éminemment politiques, sociales et,
bien évidemment, culturelles. Cela ramène directement aux chemins de
traverse empruntés par les historiens du culturel qui, dans ce volume,
traitent par exemple de la Gender History ou des Post-colonial studies.
si l’on y regarde de très près, on voit bien comment l’une et l’autre ont
été en partie engendrées par le travail de sape accompli dans les années
77. C’est en effet lui qui a traduit tous les livres de fernand Braudel accessibles en chinois dont la
fameuse thèse sur la Méditerranée vendue à 10 000 exemplaires lors de sa publication.
Débats
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1950-1960 par les tenants des Cultural Studies, ces Britanniques qui, regroupés autour de Richard Hoggart, Raymond Williams, stuart Hall, et
E. P. Thompson, refusaient la facilité promise par le concept d’aliénation
des foules pour expliquer à la fois la culture de masse et le totalitarisme.
Cherchant à analyser sans a priori qui le « luddisme » et qui les lectures
des adhérents du Labour qui refusaient la tentation de la révolution, ces
chercheurs ouvraient un immense espace à la réflexion des tenants d’une
troisième voie entre le marxisme et le libéralisme. Cette « libération » explique aussi l’itinéraire d’un Armand Mattelart, formé à l’école belge des
jésuites de Louvain et chargé, à l’université de Santiago du Chili avant le
coup d’État de Pinochet, d’enseigner les sciences sociales sans risquer
d’empoisonner la jeunesse. Cela ne lui épargna ni l’expulsion musclée ni
l’interdiction de revenir dans ce pays avant la fin de la dictature mais cela
ouvre la voie à d’autres explorations du champ de l’histoire culturelle qu’il
faudra bien entreprendre un jour 78.
Si cette passionnante question n’a pas été abordée dans ce volume
représentatif des inquiétudes des historiens du culturel depuis dix ans,
d’autres l’ont été, de l’histoire coloniale aux post ou subaltern studies, elles
aussi redevables aux chercheurs de l’université de Birmingham, mais désormais autonomes et largement plébiscitées par le public. Leur inclusion
dans ce recueil de textes, avec des études plus classiques si l’on veut,
consacrées aux médias, ou à la médiologie, aux archives de la police, à
l’histoire de la symbolique et à celle des couleurs, aux lieux de mémoire
et aux si sensibles questions de la mémoire, ou des mémoires, montre la
diversité des territoires de l’histoire culturelle. À peu près aussi vastes que
ceux de la planète, ils n’ont pas de frontières bien tranchées ni de douaniers chargés d’inspecter les bagages des voyageurs qui les parcourent.
Accueillants aux réflexions sur la culture de masse et sans préjugé hostile
à cette irruption dérangeante d’une forme de culture que l’école et l’université méprisèrent si longtemps avant de s’y intéresser, et parfois de se
laisser emporter par la séduction des romans de la collection « Harlequin »
ou l’enthousiasme suscité par la culture « hip-hop », ils ont également offert l’asile aux tenants de l’histoire mondiale ou transnationale désormais
78. Voir : Armand Mattelart et Erik Neveu, « “Cultural Studies Stories”. La domestication d’une pensée sauvage », Réseaux, n° 80, novembre-décembre 1996, p. 13-58.
Expulsé du Chili en septembre 1973, Armand Mattelart a fait une seconde carrière universitaire
à Paris VIII dans le département des sciences de l’information et de la communication. Il est le
témoin privilégié des enjeux politiques et idéologiques rarement mis en lumière de l’histoire
culturelle et celui non moins rigoureux de l’influence de la Compagnie de Jésus en Amérique du
Sud au début des années 1960.
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Dix ans d’histoire culturelle
à la mode. ouverts à tout ce qui se passe, aussi bien à l’Est qu’à l’ouest,
mais avec du retard pour la partie orientale du continent européen, et au
nord, plus qu’au sud cependant, et là encore, avec une préférence que
l’aiguille aimantée du pôle ne suffit pas à expliquer, ils demeurent une
grande zone d’échanges que ce volume entend illustrer à sa manière.
De ce fait, le travail qui reste à accomplir dans ce chantier de fouilles
pourtant déjà bien balisé apparaît comme une sorte de filigrane ou de
contrepoint aux communications ici rassemblées. Une réflexion sur les
origines ou les soubassements politiques et idéologiques de l’histoire
culturelle, comme sur sa portée, en termes académiques, institutionnels
et sociaux, ne peut être évitée et cela pourrait faire l’objet de débats,
de tables rondes, mais d’abord de recherches minutieuses dans les prochaines années. Il ne suffit en effet pas de dire ou de constater que c’est
par opposition au marxisme, prétendument majoritaire, ce qu’il ne fut
jamais, dans l’Université des années 1960, que l’histoire culturelle se développa, même si cela peut permettre de comprendre certaines trajectoires sociales, autrement dit certains parcours universitaires. D’autres
influences jouèrent un rôle qu’il convient d’examiner de près et, parmi
celles-ci, la création de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales
comme celle de l’université de Nanterre ou de l’Institut d’histoire du temps
présent, certes spécialisé dans l’histoire politique mais très tôt sensibilisé
à la dimension de l’histoire culturelle, comme le prouvent les travaux de
Jean-Pierre Rioux et de Jean-François Sirinelli, les deux pères de la première synthèse sur le sujet 79. D’autres facteurs doivent être dégagés de la
gangue qui les entoure pour mieux cerner la question fondamentale des
origines et des causes du développement de cet objet historique dont on
voit bien qu’il ne sortit pas seulement du cerveau de quelques étudiants
refusant la pesanteur de la thèse et inscrivant leur révolte contre l’institution dans leur projet de renouvellement des sciences sociales.
Si le rôle d’une anthologie consiste plutôt à rassembler les textes qui
ont été rédigés, les communications qui ont été présentées et les débats
passés, rien ne lui interdit de se vouloir aussi une incitation, un aiguillon
pour la recherche future et sa lecture en creux offre une sorte de cartographie du continent encore vierge ou des terres à explorer. Il faudra
donc s’attaquer aux raisons de la subversion du quantitatif par le qualitatif, forcément préférable puisque subjectif et buissonnier, mais aussi
79. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France, Paris, Éditions du Seuil, 1997-1998, 4 vol.
Débats
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aux motivations de ceux qui, formés à la rude discipline du chiffre, de la
série, de l’ascèse du séjour prolongé en archives, sont à leur tour venus
grossir les rangs des fantassins ou des cavaliers de l’histoire culturelle.
Terre de rencontres entre historiens du politique, du social, des intellectuels et de la culture dans ses manifestations les plus diverses – médias,
livres, spectacles, musiques, etc. – elle est parvenue à séduire presque
autant d’iconoclastes que d’orthodoxes et cela ne peut non plus être passé
sous silence, les aléas des carrières académiques n’épuisant pas la question des alliances ou celle des compromis. À une époque où les biographies intellectuelles se multiplient 80, les matériaux ne manquent pas pour
entreprendre cette plongée dans l’archéologie du regard culturaliste qui
est sans doute la tâche la plus urgente à inscrire à l’ordre du jour de la
décennie 2010-2020 si l’on ne veut pas que l’histoire culturelle se sclérose,
faute d’avoir livré les secrets de sa genèse ou, plus simplement, dévoilé un
peu plus les raisons qui la firent sortir du champ des préoccupations des
médiévistes pour devenir le fer de lance des contemporanéistes.
80. L’œuvre de françois Dosse est exemplaire de ce point de vue puisqu’il a livré les biographies de
Michel de Certeau, Gilles Deleuze, félix Guattari et de bien d’autres généraux de cette armée
qui détrôna les anciennes gloires et les remplaça peu à peu.
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par Laurent Martin 1
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ANNEXE
PRÉSENTATION DE L’ADHC
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L’
association pour le développement de l’histoire culturelle (ADHC) a
officiellement vu le jour le 1er janvier 2000, dans les formes prévues
par la loi de 1901. Son origine remonte à la fin des années 1990, quand
un certain nombre d’enseignants et de chercheurs (parmi lesquels le
président actuel de l’association, Pascal Ory, et ses deux vice-présidents,
Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli) ont constaté à la fois l’importance qu’avait prise cette spécialité au sein des sciences historiques et
son manque de visibilité voire de reconnaissance en France. L’association
s’est voulue un lien entre tous ceux qui travaillaient dans ce champ et un
lieu de débat où pouvaient se confronter théories et pratiques de l’histoire
culturelle.
Aux termes de ses statuts, l’ADHC entend tout d’abord contribuer à
l’avancement du travail de conceptualisation du champ. Aux côtés des
historiens, nombreux sont les anthropologues, les sociologues, les historiens des arts, les civilisationnistes, les chercheurs en cultural studies qui
travaillent sur des objets ou des questions relevant de l’histoire culturelle.
Il s’agit de s’interroger sur l’identité de celle-ci, sur les emprunts ou les
chemins de traverse des uns et des autres, le tout dans une perspective
résolument comparative en termes géographiques.
L’ADHC est ouverte à tous ceux que cette question intéresse : étudiants, enseignants (du primaire, du secondaire comme du supérieur),
chercheurs, médiateurs culturels, administrateurs, etc. Association internationale francophone, elle est non exclusive de la création d’associations
analogues dans d’autres aires culturelles.
L’ADHC entend aussi faire œuvre de communication. Les chantiers de
l’histoire culturelle sont aujourd’hui trop nombreux pour que chaque spécialiste puisse maîtriser l’ensemble de l’information disponible. Le but de
1. Secrétaire de l’ADHC.
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Dix ans d’histoire culturelle
l’association est donc d’aider à cette maîtrise, en tenant à jour le calendrier des colloques, journées d’études et séminaires dans le champ, ainsi
qu’en diffusant chaque année une sélection de résumés de thèses.
Un bulletin annuel, dont s’occupent Catherine Bertho Lavenir et
évelyne Cohen, publie les actes du congrès, une dizaine de résumés de
thèses récemment soutenues en histoire culturelle et l’annonce des principaux colloques signalés pour l’année suivante. Le bulletin est envoyé à
chaque membre de l’association à jour de sa cotisation.
Une lettre électronique tenue par Philippe Poirrier, synthétise l’information scientifique. on y trouve la récapitulation de tous les projets
de colloques et journées d’études reçus par l’association, une sélection
bibliographique, une sélection de sites informatiques du mois, des informations sur les expositions les plus significatives, des informations institutionnelles et une rubrique « médias ».
Un annuaire de l’association, conçu comme un outil de travail, permet
de repérer les chantiers en cours. on peut le consulter, en partie du moins,
sur le site Internet animé par noémie Giard et Antonin Guyader 2. Le site
sera entièrement refait cette année.
Un congrès annuel, qui se tient traditionnellement le dernier samedi
de septembre, réunit les membres de l’association autour de questionnements épistémologiques. Après la tenue de l’Assemblée générale, au cours
de laquelle sont exposés les rapports moral et financier de l’association, la
matinée se clôt sur la conférence d’un invité dont l’œuvre et le parcours
personnel ont compté dans l’histoire de l’histoire culturelle. L’après-midi
s’organise autour de tables rondes thématiques ; ce sont les textes des
premières et quelques-uns des transcriptions des secondes qui sont données à lire dans ce volume.
2. < http://adhc.asso.fr >.
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LISTE DES AUTEURS
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Anne-Claude Ambroise Rendu
Maître de conférences à l’université de Paris Ouest - Nanterre La Défense,
Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (université Versailles
Saint-Quentin-en-Yvelines)
Paul Aron
Directeur de recherches au Fonds national de la recherche scientifique
(FNRS), Professeur à l’université libre de Bruxelles
Christophe Charle
Professeur à l’université Paris 1, Institut universitaire de France (IUF),
Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC), CNRS / ENS
Christian Chevandier
Professeur à l’université du Havre, Centre d’histoire sociale du xxe siècle
(UMR 8058)
Évelyne Cohen
Professeure Histoire et anthropologie culturelles (xxe siècle),
enssib (université de Lyon), membre du Laboratoire de recherches
historiques Rhône-Alpes (LARHRA), UMR CNRS 5190 ; associée ISOR
(université Paris 1)
Alain Corbin
Professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Régis Debray
Philosophe, membre de l’académie Goncourt, directeur de la revue Médium,
transmettre pour innover
Olivier Donnat
Ingénieur d’études au Département des études de la prospective et des
statistiques (DEPS), ministère de la Culture
Arlette Farge
Directrice de recherche au CNRS, Centre de recherches historiques (CRH)
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Dix ans d’histoire culturelle
Étienne François
Professeur d’histoire à l’Université Libre de Berlin
Directeur du Frankreich-Zentrum
Pascale Goetschel
Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Centre d’histoire sociale du XXe siècle (UMR 8058)
Mario Isnenghi
Professeur d’histoire à l’université de Venise
Laurent Jeanpierre
Professeur de sciences politiques à l’université de Saint Denis (Paris 8)
Michael Kelly
Professeur de français à l’université de Southampton (Royaume-Uni)
Éric Maigret
Professeur de sociologie à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
Laurent Martin
Chargé de recherche au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP)
Manuela Martini
Maître de conférences en histoire, laboratoire Identités, cultures, territoires
(ICT), université Paris Diderot (Paris 7)
Chloé Maurel
Agrégée d’histoire, docteure en histoire contemporaine
Chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC),
UMR 8066, CNRS-ENS
Jean-Yves Mollier
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles
Saint-Quentin-en-Yvelines, Centre d’histoire culturelle des sociétés
contemporaines, vice-président de l’ADHC
Svetla Moussakova
Maître de conférences HDR à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3,
EA 2291 - Intégration et coopération dans l’espace européen (ICEE),
Études Européennes
Liste des auteurs
Erik Neveu
Professeur de science politique, Centre de recherches sur l’action politique
en Europe (CRAPE) / CNRS - IEP de Rennes
Pascal Ory
Professeur à l’université Paris 1, Centre d’histoire sociale du xxe siècle
(UMR 8058), président de l’Association pour le développement de l’histoire
culturelle (ADHC)
Michel Pastoureau
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), sciences
historiques et philologiques
Michelle Perrot
Professeur émérite à l’université Paris Diderot (Paris 7)
André Rauch
Professeur émérite à l’université de Strasbourg, Équipe Images, sociétés et
représentations (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Denis Saint-Jacques
Professeur de littérature à l’université Laval (Québec),
Directeur de recherche en littérature québécoise
Emmanuelle Sibeud
Maître de conférences en histoire contemporaine, université Paris 8,
Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE)
UMR 8533 et Institut universitaire de France
Jean-François Sirinelli
Professeur à Sciences Po Paris
Directeur du Centre d’histoire de Sciences Po, vice-président de l’ADHC
Isabelle Surun
Maître de conférences en histoire contemporaine, université Lille III
Centre Alexandre Koyré (UMR 8560)
Ludovic Tournès
Professeur, université Paris Ouest - Nanterre La Défense,
Institut des sciences sociales du politique (UMR CNRS 7220)
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Dix ans d’histoire culturelle
Sylvain Venayre
Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Centre d’histoire du XIXe siècle
Georges Vigarello
Professeur émérite à l’université Paris 5, directeur d’études EHESS
Centre d’études transdisciplinaires, sociologie, anthropologie, histoire
(CETSAH)
Secrétariat d’édition :
Silvia Ceccani
Mise en page :
Alexandre Bocquier
Conception graphique :
atelier Perluette, 69001 Lyon.
< http://www.perluette-atelier.com >
Achevé d’imprimer en septembre 2011
imprimerie Bialec
dépôt légal : 2nd semestre 2011
état de l’art
L’Association pour le développement de l’histoire
culturelle (ADHC) est née, en 1999, du constat de
la place croissante, en même temps que problématique, de l’histoire culturelle dans l’historiographie
contemporaine. Revendiquée par les uns, dénoncée
par les autres, cette place méritait l’institution d’un
lieu de rencontres où tous ceux qui se reconnaissent dans cette qualification pourraient échanger
sur le fond et sur la forme de leur travail.
L’association a tenu son premier congrès en 2000.
Au terme d’une décennie et plus d’activité, il était
temps de tirer le bilan et, comme il se doit, de tracer
de nouvelles perspectives. Cette anthologie des
conférences et tables rondes organisées dans le
cadre du congrès annuel de l’association propose un
panorama unique en son genre des propositions
avancées par l’histoire culturelle en France et, dans
une moindre mesure, à l’étranger depuis dix ans.
Regroupés en sections thématiques (définitions et
frontières, objets, regards et transferts, débats), ces
textes rédigés par d’éminents spécialistes venus de
divers horizons (historiens, sociologues, philosophes,
historiens de l’art ou de la littérature) donnent à voir
à la fois la permanence de certains questionnements
et leur renouvellement.
www.enssib.fr/presses/
Prix : 39 €
ISBN 978-2-910227-94-4