Bulletin de la Société géographique de Liège, 52, 2009, 131-134
Une géographie poUr qUi ?
Christian Kesteloot
Abstract
Like many others, Belgian radical human geographers first embraced the theoretical and
quantitative revolution in geography to depart from traditional geographical practices. They
then discovered that the positivist approach was unsuccessful in addressing problems of social
justice. Radical geography has well developed since then in Belgium and has increased critical
research and teaching in the universities. However, the current neoliberalisation of the academy
is forcing geographers to work more and more for the sake of science itself and to compete for
students, publications and research money. This new context hinders seriously the production
of geographical knowledge for the sake of social justice.
Keywords
theoretical and quantitative revolution, radical geography, qualitative analysis, neoliberalism,
university, social justice
Mots-clés
révolution théorique et quantitative, géographie radicale, analyse qualitative, neolibéralisme,
université, justice sociale
i. Choisir la géographie
Beaucoup d’étudiants ont choisi la géographie parce
qu’ils avaient un professeur de secondaire qui les avait
passionnés. Bien que le mien ait eu beaucoup de mérite,
étant formé comme régent et ayant appris la géographie
par la pratique alors qu’il préférait l’histoire de l’art,
c’est par une voie un peu moins fréquente, mais tout
aussi spécifique que j’ai décidé de me lancer dans des
études de géographie en m’inscrivant à l’université : un
parent géographe qui transmet la curiosité de comprendre
le monde dans lequel on vit et la richesse d’un savoir
multidisciplinaire pour le déchiffrer.
Je me rappelle qu’au début de mes études, le choix entre
une spécialisation en géographie physique et humaine
me paraissait déchirant. Aujourd’hui encore, beaucoup
d’étudiants aimeraient faire les deux. Mais rares sont
ceux qui, une fois leur choix décidé, ne deviennent pas
critiques par rapport aux géographes de « l’autre bord ».
Dans ma conception actuelle de la géographie humaine,
les hommes et les femmes, les institutions qu’ils créent et
la société dans laquelle ils vivent se prêtent mal aux méthodes positivistes des sciences naturelles. tout au plus,
celles-ci permettraient de développer quelques modèles
normatifs, souvent sans aucune pertinence pour ceux qui
ont le pouvoir d’organiser l’espace. Cela me rappelle une
de mes candidatures d’emploi, déposée auprès d’un bu-
reau d’études spécialisé en localisation d’entreprises après
mon doctorat. le bureau m’a invité à travailler une journée
à l’essai. J’étais venu avec les théories de Christaller et
de Weber en tête, mais j’ai été confronté à des problèmes
d’avantages fiscaux, de prix et d’équipement de terrains,
de taux de syndicalisation et de mentalité des salariés.
Mais quand les géographes humains changent leur fusil
d’épaule et adoptent des méthodes plus pertinentes pour
comprendre cette réalité économique, sociale, politique
et culturelle, qui change au fur et à mesure qu’on l’étudie,
leurs savoirs paraissent tout au plus philosophiques, sinon
journalistiques aux durs de la géographie physique.
à l’inverse cette géographie physique, si sûre de ses
avancées, paraît parfois bien pauvre quand elle revendique sa pertinence sociale parce qu’elle touche au
cœur des relations entre l’humanité et la planète. J’ai lu
beaucoup de mémoires sur l’érosion ou la dégradation
des sols et aucun n’a jamais posé la question des rapports de propriété sur ces sols et les rapports de pouvoir
qu’ils créent. Certains concluaient que l’érosion était
due à la surpopulation rurale et qu’il fallait donc que les
« décideurs » (comme si ceux-ci étaient aux commandes
de l’ensemble du devenir de la société) s’attaquent à
ce dernier problème. on est alors tout près d’une vision où la science s’applique à découvrir des lois de la
nature que les hommes doivent apprendre à respecter,
sous peine de détruire celle-ci. Au passage, on oublie
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Christian Kesteloot
un peu facilement que la nature elle aussi change – en
premier lieu dans son caractère hybride produit par les
sociétés –, et surtout que le rapport entre les sociétés et
la nature a toujours été politique, dans le sens profond
du terme. les relations des sociétés à la nature ont forgé
leurs relations sociales et ce sont ces relations sociales
qui créent ce qu’on appelle aujourd’hui la technologie
– à savoir la capacité de transformer la nature et donc
aussi les sociétés. Il est heureux de constater le glissement de l’étude de la nature vers celle des interactions
entre environnement et sociétés dans les milieux de la
géographie physique. encore faut-il espérer qu’il en
découle une véritable écologie politique plutôt qu’une
modélisation appauvrie de la société pour intégrer celleci dans le « système terre », ce qui n’aboutirait qu’à
réitérer la nouvelle « tyrannie de la nature » imposée
par les sciences dont je parlais plus haut.
ii. De la géographie théoriqUe
et qUantitative à la géographie
raDiCale
en réalité, mon choix pour la géographie humaine s’est
imposé dès la seconde candidature et n’a pas été douloureux du tout. en cherchant à mettre mes études au service
de mes engagements sociaux de l’époque, j’ai bien vite
opté pour la géographie humaine en pleine transformation à ce moment. J’ai fait partie de la génération
d’étudiants qui a été encouragée à s’engager pleinement
dans la géographie théorique et quantitative, plutôt que
de se raccrocher à la traditionnelle géographie régionale
descriptive, telle qu’on la trouve encore en pleine gloire
dans la monumentale géographie de la Belgique éditée en
1994. Cette découverte d’une géographie qui expliquait
et prédisait nous paraissait essentielle pour se mettre au
service de la société. Il fallait pour cela passer par une
maîtrise des mathématiques et des statistiques que ne
connaissaient pas nos professeurs, mais c’était leur mérite que de nous ouvrir ces nouvelles portes en invitant
deux jeunes professeurs de Rotterdam, Hauer et Van
der Knaap pour un cours de méthodes quantitatives en
géographie et David Herbert de swansea pour un cours
de géographie sociale urbaine, reprenant l’état de l’art
anglo-saxon. Pour l’anecdote, nous avions eu l’année
précédente un cours de statistique donné à la légère par
un nouveau professeur de météorologie un peu bizarre,
ce qui nous a valu l’avantage d’être intéressés plutôt que
dégoûtés par cette matière.
Ce passage par la géographie théorique et quantitative,
qui s’est rapidement structurée en Belgique autour des
personnalités de Hubert Beguin et Piet saey, a été un
passage obligé pour devenir géographe radical : la découverte d’une approche nomothétique et, par là même,
l’apprentissage d’une conscience épistémologique. Nous
ne faisions pas simplement ce qu’on nous avait appris,
mais militions pour cette nouvelle géographie qui, à nos
yeux, faisait de nous de véritables scientifiques. Il n’y
avait apparemment plus de divorce entre cette solide
base en sciences naturelles acquise dans les années de
candidature dans la Faculté des sciences et les problématiques dans lesquelles nous nous engagions en tant
que géographes.
Cependant, au plus nous progressions dans cette aventure
positiviste, au plus il était difficile de relier les connaissances acquises à des engagements sociaux. Ce constat
dépasse la simple question d’objectivité ou de séparation
entre science et politique qui permettrait de s’en tenir à
la géographie théorique et quantitative. Il remet celle-ci
en question pour son manque de pertinence. à coups
d’individualisme méthodologique, d’homo economicus
et de ses variations behaviouristes et humanistes, cette
nouvelle géographie n’offrait pas de prise pour comprendre les enjeux de société. Dans mon cas, je voulais comprendre la pauvreté urbaine et contribuer à sa disparition
en étudiant sa répartition spatiale. en bout de course,
j’ai compris que cette géographie ne permettait pas de
prendre en compte les mécanismes de production et de
reproduction de la pauvreté et c’est en cherchant cette
explication que j’ai découvert le marxisme, qui encore
aujourd’hui fournit un cadre d’explication puissant pour
comprendre les causes des injustices sociales. Ce passage
par la géographie théorique et quantitative pour aboutir
à la géographie radicale était commun à la plupart des
géographes radicaux à l’époque. Il avait brillamment été
ouvert par David Harvey.
iii. les fonDeMents théoriqUes De
la géographie raDiCale à leUven
Après avoir fait le lien entre les cours de mathématiques enseignés lors des candidatures et la recherche
géographique, il fallait donc maintenant étudier l’économie politique et l’histoire économique, sociale, politique
et culturelle pour faire de la bonne géographie. Ce sont
les apports de Marx, et leur enrichissement spatial par
Harvey qui m’ont d’abord guidé.
J’ai pu développer une équipe de recherche à leuven
et nos travaux se fondent sur deux lignes conceptuelles
complémentaires : la première, c’est la métaphore géologique, dans notre cas fort inspirée par la théorie de la
régulation (Aglietta, Boyer, Lipietz), mais préfigurée
dans les travaux de Doreen Massey (bien qu’elle n’ait
jamais donné elle-même ce nom à sa conception de la
dynamique de l’espace). Massey lit l’organisation spatiale de l’économie comme une succession de couches
mises en place lors de chaque vague d’investissement.
les traces des couches antérieures interagissent avec
les logiques de croissance de la vague suivante pour
déterminer l’organisation spatiale de celle-ci. Comme
les couches géologiques permettent de lire les conditions
de l’environnement au moment de leur déposition, les
couches d’organisation spatiale traduisent les logiques
économiques de la société au moment de leur mise
en place. Nos travaux consistent en une transposition
Une géographie pour qui ?
de cette métaphore géologique de l’échelle régionale,
marquée par les activités de production, à celle de la
ville et des espaces résidentiels comme lieux de reproduction sociale.
la seconde ligne se fonde sur le concept de mode d’intégration économique de Karl Polanyi. Celui-ci était
déjà signalé par Harvey, mais il nous a fallu découvrir
les travaux de enzo Mingione – qui montre toute la
richesse du concept pour comprendre les fragmentations des sociétés actuelles –, pour nous encourager à
l’utiliser dans nos recherches. les modes d’intégration
économique désignent les types de relations sociales
dans lesquelles les individus (ou les ménages) doivent
s’engager pour accéder à leurs moyens d’existence.
les travaux d’anthropologie économique de Polanyi
ont permis de découvrir qu’il n’y avait que trois types
de relations fondamentales : la réciprocité, la redistribution et l’échange marchand. Nous nous employons à
spatialiser ces concepts, plus particulièrement pour éclairer les problèmes d’intégration et d’exclusion sociale
dans nos sociétés actuelles.
Bien entendu, les deux concepts se rencontrent lorsqu’il
s’agit de comprendre le rôle que jouent des lieux concrets
dans l’institutionnalisation ou au contraire la décomposition de relations sociales.
iv. Un progrès sCientifiqUe
Le changement le plus significatif sur le plan scientifique
lors de ces dernières décennies est parfois appelé le tournant qualitatif. on oppose souvent aujourd’hui le quantitatif au qualitatif en parallèle avec une opposition entre l’empirisme et le positivisme considérés comme conservateurs
d’une part, et les analyses contextuelles et complexes qui
seraient capables de mobiliser le changement, d’autre part.
en effet, les cartes et les chiffres, même s’ils sont interprétés dans un cadre marxiste, ne disent pas tout. Pourtant,
pour nous, ce tournant n’en a pas été un, puisque même si
nous avons suivi le mouvement qualitatif, le volet quantitatif et la théorie sociale n’ont pas été abandonnés pour
autant. Initiée lors d’une recherche sur les stratégies de
survie dans deux quartiers pauvres de Bruxelles, cette approche qualitative, fondée sur les méthodes de recherches
ethnographiques, a surtout été développée et enseignée aux
étudiants et chercheurs par le regretté Henk Meert. loin
de nous engager dans des monographies contextualisées
et des biographies déconstructivistes, ces recherches ont
paradoxalement renforcé l’outil quantitatif. Notre institut
s’est fait une spécialité de compléter les études qualitatives
par des analyses quantitatives des informations qu’elles
contiennent, utilisant les techniques d’analyse de données
catégorielles. Celles-ci permettent d’éviter beaucoup de
subjectivité dans l’analyse des informations qualitatives.
en même temps, une dialectique s’instaure entre chiffres
et cartes et ces informations qualitatives. les éléments
quantitatifs cadrent le qualitatif qui à son tour donne du
vécu et donc des dynamiques aux structures révélées par
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le quantitatif. se développe donc un dialogue entre formes
et structures d’une part, processus et dynamiques sociales
d’autre part. Il faut bien tout ça pour sonder les relations
entre dynamiques sociales et organisation de l’espace,
surtout si l’on veut comprendre pourquoi et comment
l’injustice sociale s’ancre dans l’espace.
v. Un noUvel obstaCle institUtionnel
Alors que cette évolution sur le plan scientifique peut être
comprise comme un progrès, une autre évolution, sur le
plan institutionnel, est menaçante pour l’avenir : la néolibéralisation de l’université. J’en décris les effets de façon
très concrète à leuven.
le staff de notre institut vient de se rajeunir. Notre
nouveau chargé de cours est à l’essai pendant cinq ans,
après quoi il sera évalué. les critères : treize publications
dans les revues internationales de premier plan, la mise
en route de quatre doctorats et des projets de recherches
acquis dans des contextes compétitifs. Cette nouvelle
forme de recrutement conditionnel, poussant les jeunes à
une productivité débridée, est la plus récente d’une série
de mesures prises à la KUleuven depuis une quinzaine
d’années visant à placer l’université au top européen. De
fait, elles réalisent une néo-libéralisation de la production
scientifique. L’université est de moins en moins un centre
intellectuel au service de la société, mais devient un lieu
de production de publications et de diplômes (de patentes
et de spin-offs dans les sciences appliquées) mis sur un
marché de la connaissance de plus en plus dominé par
la concurrence et l’argent (voir, entre autres, les profits
des éditeurs commerciaux des revues scientifiques internationales). on travaille de moins en moins sur les
sujets amenés par la curiosité de comprendre et ceux
qui servent la communauté qui finance encore toujours
une grande partie du fonctionnement des universités.
Par contre, on choisit des sujets compétitifs, ou à la
mode, avec parfois des dérapages difficiles à prendre
au sérieux quand des chercheurs tentent de lancer une
nouvelle mode – je pense à la recherche de techniques
quantitatives alambiquées qui permettent tout juste de
réinventer la poudre et à certaines recherches postmodernes détachées de toute matérialité.
Nous sommes de plus en plus soumis à répondre – de
façon très évidente en géographie – aux canons de la
recherche anglo-saxonne qui contrôle largement l’accès
aux publications internationales. la sérénité du passé, qui
permettait de lire et de réfléchir, de peaufiner des publications dans lesquelles on avait vraiment quelque chose
à dire et dont on savait l’utilité sociale, est remplacée
par le stress de la concurrence, centrée sur l’obsession
de ses performances bibliométriques. De plus en plus
les universités – et je soupçonne la KUleuven d’en être
le précurseur en Belgique –, organisent la concurrence
interne pour renforcer leur compétitivité externe. les
départements sont financés selon leur nombre d’étudiants
et le nombre d’eCts enseignés, ainsi que sur le nombre
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Christian Kesteloot
de publications internationales, le nombre de doctorats
et le montant des financements de recherche obtenus.
Chaque progrès dans un département sur ces critères se
traduit par un appauvrissement relatif de tous les autres.
le fonds de recherche de l’université est géré selon des
critères d’« excellence » et d’efficience (par exemple le
nombre de doctorats supervisés, leur durée moyenne et,
en négatif, le nombre de doctorats non aboutis). l’effet
peut être dévastateur pour les petites unités de recherche
et d’enseignement parce que ces critères génèrent un effet
Matthieu garanti. Dans un tel contexte, la géographie ne
pourrait se maintenir qu’au prix d’un changement de
culture (et de marché), de recherche et de publication.
elle devrait se détacher de l’étude de lieux et ne plus
penser à d’abord partager ses savoirs avec ceux qui
vivent et organisent ceux-ci.
vi. poUr qUi travaillons-noUs ?
En filigrane de tout ceci, il y a donc la question de savoir
pour qui les géographes produisent leurs connaissances.
en géographie humaine, la question a reçu une réponse
dérangeante dans la provocation d’Yves lacoste : « la
géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». Une des
possibilités est donc de servir les intérêts dominants
dans la société, explicitement contre l’intérêt d’autres
groupes – c’est bien ce qu’exprime la guerre. le constat
de lacoste dépasse largement la géopolitique allemande
à laquelle on peut penser en premier lieu et inclut des
auteurs qui sont politiques sans le savoir. Une géographie
humaine explicitement apolitique ne peut, en fait, parce
qu’elle tait les enjeux sociaux de son savoir, qu’être au
service du pouvoir. elle crée une façon de voir le monde
qui masque les leviers de changement. la géographie
radicale s’emploie à produire le contrepied de celle-ci en
mettant la justice sociale au centre de ses préoccupations.
elle cherche ainsi à servir les opprimés plutôt que les
oppresseurs. sans aucun doute, c’est une chose plus difficile à réaliser. Malgré ses apports, qui font aujourd’hui
partie des savoirs communs des géographes – en premier
lieu parce que des géographes radicaux, particulièrement
dans le monde anglo-saxon, ont réussi à se faire valoir
sur le plan académique –, il faut bien reconnaître que le
monde n’en est pas plus juste pour autant.
en Belgique, les géographes radicaux ont formé le
groupe de la Mort-Subite à la fin des années 1970. Sans
doute avec l’appui indirect des développements dans le
monde anglo-saxon mais aussi en France, les objectifs du
groupe de la Mort-subite – à savoir imposer une analyse
géographique qui soit émancipatrice –, est aujourd’hui
largement atteint. les acquis de la géographie radicale
sont relativement bien représentés dans les cours et on
peut parler sans vergogne d’une formation critique à la
géographie humaine en Belgique. Mais apparemment,
la connaissance des problèmes ne suffit pas pour passer
à l’action de les combattre. Il y a là un défi à relever
d’urgence. Ce sera d’autant plus difficile que les courants
de néolibéralisation du monde académique poussent dans
l’autre sens. Une géographie pour la science elle-même,
débarrassée de la question de qui elle sert dans la société,
poussée par la productivité plutôt que par la qualité, n’a
aucune chance d’être émancipatrice.
Coordonnées de l’auteur :
Christian Kesteloot
Professeur
Instituut voor Sociale en Economische Geografie
Departement Aard- en omgevingswetenschappen
Katholieke Universiteit leuven
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