Les villes : parasites ou gisements de ressources ?
Sabine BARLES
Les villes consomment et transforment des flux considérables d’énergies et de
matières. Comment leur « métabolisme » peut-il contribuer à leur durabilité ? Sabine
Barles revient sur les contradictions de l’autosuffisance urbaine en s’intéressant à la
question des ressources et des déchets en milieu urbain. Explorant les moyens d’une
maîtrise des ressources dans une perspective de développement endogène, elle esquisse
les voies d’une dématérialisation des sociétés.
La durabilité implique-t-elle l’autosuffisance urbaine ? Et si oui, un tel objectif est-il
envisageable ? C’est cette double question qui sera abordée ici, au prisme de l’écologie
territoriale et du métabolisme urbain.. Autant l’écrire tout de suite, la réponse sera deux fois
non – du moins si l’on considère l’autosuffisance urbaine dans une acception stricte, ce qui ne
signifie pas pour autant que la problématique de l’autosuffisance urbaine soit vaine.
L’approche ici proposée vise à comprendre la manière dont les villes consomment et
transforment énergie et matières, dont elles mobilisent et modifient, par l’usage qu’elles en
font, les ressources de la biosphère. Le métabolisme urbain – avec toute la prudence que
requiert cette analogie organiciste – contribue à caractériser les interactions entre sociétés et
nature : de combien d’énergie a besoin une ville pour assurer l’ensemble de ses activités ? De
combien de matières – eau, aliments, produits finis, etc. ? Que deviennent ces flux une fois
qu’ils sont entrés dans les sociétés urbaines, puis qu’ils y ont été utilisés et transformés ? Sous
quelle forme sont-ils éventuellement rendus à la nature ? Quelles en sont les conséquences ?
L’écologie territoriale quant à elle vise à inscrire le métabolisme urbain dans un cadre spatial
et social : les flux de matière et d’énergie mis en jeu par une ville résultent de choix
politiques, économiques, sociaux et techniques ; ils reflètent non seulement les processus
caractéristiques de la biosphère mais aussi le fonctionnement des sociétés et ne sauraient être
analysés sans la prise en compte de celui-ci. Ces flux lient les espaces urbains à d’autres
territoires qui les approvisionnent ou reçoivent leurs excreta, si bien que l’empreinte
environnementale d’une ville donnée peut se situer très loin de ses limites.
Des villes insoutenables ?
Du point de vue énergétique et matériel, les villes contemporaines paraissent
insoutenables. Il y a à cela deux grandes raisons : la très forte pression qu’elles exercent sur
les ressources naturelles d’une part, les quantités considérables d’émissions de toute nature
qu’elles engendrent d’autre part. Généralement traitées de façon indépendante et sectorielle,
elles constituent en réalité les deux faces d’une même médaille : les villes consomment de
grandes quantités de matières et d’énergie, qu’elles rendent à la nature sous diverses formes –
déchets solides, eaux usées, boues d’épuration, émissions atmosphériques. Elles contribuent
ainsi non seulement à l’intensification des flux de matières, c’est-à-dire à l’augmentation des
quantités de matières mises en circulation par le biais du prélèvement de ressources naturelles,
mais aussi à leur linéarisation, les matières une fois consommées étant rarement restituées au
milieu dans lequel elles ont été prélevées, ou restituées sous une forme peu compatible avec le
milieu.
Linéarisation et intensification des flux de matières expliquent l’essentiel des
problèmes environnementaux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés à diverses
échelles : épuisement des ressources, dégradation des écosystèmes et des conditions
d’habitabilité urbaine, changement climatique. Elles se traduisent par une ouverture des cycles
biogéochimiques1 (qui, par conséquent, ne bouclent plus) et des dysfonctionnements
environnementaux résultant soit de l’épuisement à l’amont de la ressource utilisée, soit de
l’accumulation à l’aval des matières qui en sont issues, soit des deux. Par exemple l’utilisation
de combustibles fossiles se traduit par l’extraction des entrailles de la terre de grandes
quantités de carbone (sous forme de charbon ou d’hydrocarbures), carbone qui finira dans
l’atmosphère une fois le processus de combustion achevé, y provoquant une accumulation de
1
Les cycles biogéochimiques désignent les processus de transformation et de transport des éléments ou
composés chimiques entre terre, eau et air.
cet élément avec les conséquences que l’on sait en termes de changement climatique. De la
même façon, l’azote extrait de l’air pour la fabrication des engrais finira pour partie dans l’eau
et les sols, avec notamment pour effets, ici un déficit en oxygène de l’eau, là un excès de
nitrates. Les métaux lourds extraits du sous-sol sont eux aussi dispersés dans les différents
compartiments de l’environnement, provoquant la contamination des eaux, des sols, de l’air,
de la chaîne alimentaire. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Le rôle des villes dans ces
processus est fondamental, compte tenu de leur importante population (plus de la moitié à
l’échelle planétaire, près des quatre cinquième pour la France).
Les contradictions de l’autosuffisance urbaine
Dans cette perspective, la question de l’autosuffisance urbaine soulève d’abord
quelques contradictions manifestes. En effet, pour qu’une ville soit autosuffisante, il faudrait
qu’elle tire l’ensemble des ressources dont elle a besoin de son propre territoire, ressources
qui devraient être, autant que faire se peut, renouvelables ; il faudrait aussi qu’elle gère ses
excreta de façon à boucler localement les cycles biogéochimiques. Or, qui dit ressource
renouvelable dit souvent ressource surfacique, c’est-à-dire dont la production est le résultat
direct de la surface qui lui est dévolue. En effet, les ressources dites renouvelables sont de fait
limitées par la capacité de la biosphère à les produire (elles ne sont donc pas inépuisables),
celle-ci résultant dans la plupart des cas du rayonnement solaire dont la mobilisation est
ultimement limitée par la surface qui le reçoit. C’est par exemple le cas de la production
agricole (et la durabilité conduit à favoriser une agriculture raisonnée voire biologique, donc à
des rendements plus faibles que ceux de l’agriculture industrielle) ou de celle
d’agrocarburants qui passent par la photosynthèse, ou directement de la production d’énergie
solaire. Ceci constitue le premier obstacle à l’autosuffisance : il faudrait disposer d’immenses
surfaces (par comparaison à la surface occupée par les espaces urbains) pour y parvenir, ce
qui contredit dans une certaine mesure la notion même de ville2.
Cette contradiction partielle peut être dépassée si l’on considère que la proximité
physique n’est plus la condition sine qua non de la proximité sociale ou économique – ce qui
explique pourquoi la définition de la ville basée sur la continuité du bâti semble de plus en
plus caduque. Néanmoins l’expérience montre que, malgré le développement des techniques
de télécommunications, la rencontre physique est souvent nécessaire entre personnes ayant à
2
Paul Waggoner s’est livré à quelques calculs qui illustrent très bien ce fait – bien que je ne partage pas ses
conclusions. P. E. Waggoner, « How can EcoCity get its food ? », Technology in Society 28, 2006, p. 183-193.
échanger, quelles que soient les motivations de cet échange ; en outre, les choses matérielles
doivent bien être transportées d’un endroit à l’autre si elles doivent rejoindre leur destinataire.
Une ville qui serait suffisamment étendue pour produire ses propres ressources serait donc le
siège de déplacements de longue portée, contraires à ce que l’on peut attendre d’une ville
économe en énergie. En outre, cette ville autosuffisante devrait aussi disposer de la main
d’œuvre et des structures nécessaires à l’exploitation de ces ressources, ce qui est
contradictoire avec la conception de la ville comme un lieu d’échange plus que de production.
Ces quelques arguments fournissent des éléments de réponse à la seconde partie de la
question initiale : il existe une contradiction intrinsèque entre ville et autosuffisance. C’est la
raison pour laquelle au cours du second XXe siècle les villes ont été qualifiées par les
écologues (Eugene Odum3 en premier lieu) de systèmes hétérotrophes4, voire d’écosystèmes
parasites,
puisqu’elles
sont
entièrement
dépendantes
de
l’extérieur
pour
leur
approvisionnement et la gestion de leurs excreta. Dans cette lignée, la dénonciation du
caractère nuisible des villes a durablement marqué l’écologie urbaine5 et très probablement
freiné l’identification de leur contribution potentielle au développement durable dans sa
dimension environnementale.
Les villes peuvent-elles devenir un pivot de l’autosuffisance ?
Ceci étant posé, comment le métabolisme urbain pourrait-il être plus conforme aux
objectifs du développement durable ? Une première piste de réflexion consiste à ne plus
considérer les villes comme des parasites insoutenables, mais comme des gisements de
ressources énergétiques et matérielles valorisables, et à mesurer la contribution d’une telle
valorisation à la dématérialisation des sociétés (au sens de la consommation moindre de
matières). La gestion des excreta repose aujourd’hui sur l’utilisation de techniques dites endof-pipe (de bout de tuyau)6 qui s’avèrent peu efficaces. À titre d’exemple, l’agglomération
3
E. P. Odum, Ecology: the link between the natural and the social sciences. 2nd ed. New York: Holt, Reinhart
& Winston, 1975; Odum, Ecology and our endangered life-support systems. Sunderland, Sinauer Associated Inc.
Pub., 1989.
4
Stricto sensu, un organisme hétérotrophe se nourrit de substances organiques dont il ne peut lui-même effectuer
la synthèse.
5
Dans ce cas, en tant qu’écologie de la ville et non écologie dans la ville.
6
Très bien illustré par la gestion des eaux usées, spécialement au XXe siècle : des impératifs de salubrité
conduisent à leur collecte dans un réseau d’égout qui se déverse dans le milieu aquatique ; ceci règle le problème
de la salubrité urbaine, mais entraîne la dégradation de la ressource en eau et la difficulté de l’approvisionnement
urbain. Une station d’épuration est construite ; la qualité de la ressource est améliorée, mais un sous-produit est
engendré : la boue d’épuration. La qualité des boues rend leur épandage risqué : une usine de traitement des
boues est mise en place. Les émissions atmosphériques dues au traitement des eaux et des boues provoquent des
parisienne consomme aujourd’hui, toutes matières confondues (mais eau exceptée) et pour
l’ensemble de ses activités, 11 t/hab/an (Paris et petite couronne) ; elle rejette 6 t/hab/an de
déchets solides, liquides et gazeux : plus de la moitié. Il faudrait donc identifier, parmi eux,
ceux qui pourraient constituer non plus des déchets mais des matières premières7 dont la
valorisation permettrait de diminuer non seulement les rejets mais aussi la pression sur les
ressources. La consommation nette de matériaux de construction est ainsi de 2,6 t/hab/an dans
la région Île-de-France qui en importe 1,5 t/hab/an des régions voisines et en met autant en
décharge chaque année. Dans l’absolu, le recyclage8 permettrait non seulement la suppression
de décharges avec leur cortège de nuisances, mais aussi l’économie des importations et de
leurs conséquences environnementales : multiplication des carrières, émissions dues au
transport sur de longues distances. Il y aurait là une véritable contribution à la
dématérialisation puisque le recyclage permettrait d’éviter l’extraction de matériaux neufs.
Cet exemple pourrait être rapproché de la notion d’autosuffisance, puisque dans ce cas
détruire la ville construit la ville ; mais il est certain que recycler ne suffit pas. Il est aussi
nécessaire de consommer moins, qu’il s’agisse de matières neuves ou de matières
renouvelées. Si nous poursuivons avec les matériaux de construction, nous pouvons observer
que même un recyclage complet n’épargnerait pas totalement la ressource. Une analyse plus
fine nous montre que leur consommation est essentiellement le fait de la grande couronne où
l’on ne construit pas beaucoup plus qu’ailleurs dans la région Île-de-France, mais où
l’urbanisation diffuse entraîne des besoins d’infrastructures (voirie, réseaux, équipements
divers) tels qu’ils font exploser la consommation de matériaux de construction. Dématérialiser
signifie aussi penser l’urbanisation – on le sait déjà pour l’énergie – et implique de fait, et de
plus, les modes de vie9.
En outre, la généralisation de cette approche implique de réévaluer les synergies
potentielles entre ville, industrie et agriculture. Au XIXe siècle, la ville était considérée
comme un gisement d’engrais et l’on se battait pour récupérer ces « matières dont les villes
nuisances : on traite aussi les rejets gazeux. In fine, on a multiplié les équipements – engendrant à chaque fois de
nouveaux sous-produits et externalités négatives – et augmenté le coût de traitement, pour des résultats souvent
médiocres (faibles rendements d’épuration notamment).
7
Sachant que le recyclage est aujourd’hui inférieur à 1 t/hab/an, en sus des 6 t/hab/an mentionnées ci-dessus.
8
Il est évident qu’il ne pourrait être total.
9
Voir à ce sujet : M. Dobré, S. Juan (eds.), Consommer autrement : la réforme écologique des modes de vie,
Paris, L’Harmattan (coll. « Sociologie et environnement »), 2009.
doivent compte à la terre »10, urines et excréments humains et animaux, co-produits de
boucheries, boues de rue, coquilles d’huîtres, chiffons de laine, vieilles chaussures ; au même
moment, du chiffon d’origine végétale naissait le papier, du vieux papier le carton, des boîtes
de conserve les jouets, des os le charbon animal : toutes matières qui sont aujourd’hui
devenues des déchets et contribuent à la dégradation des écosystèmes. La gestion plus durable
des flux d’énergie et de matières est en effet rendue difficile par la complexité et le
cloisonnement existant entre les parties prenantes potentielles. Ceux qui approvisionnent les
villes ne sont pas ceux qui en gèrent les excreta et les uns ignorent généralement tout des
autres, si bien qu’il n’existe pas à proprement parler de gouvernance des flux ; en inventer les
modalités constitue l’un des enjeux majeurs du développement durable. La difficulté en est
renforcée parce qu’il n’y a pas coïncidence entre l’aire d’approvisionnement d’une ville –
généralement très vaste et très morcelée, internationale sinon planétaire – et son aire
d’émission – plus concentrée, régionale dans le cas de l’agglomération parisienne –, si bien
que les matières premières secondaires qu’elle serait susceptible de fournir sont loin des
industries qui pourraient les employer, ce qui en réduit d’autant l’intérêt : le rapprochement de
la production et de la consommation ne se limite ainsi pas à une affaire de transport.
Enfin, une pensée de la ville et de ses consommations énergétiques et matérielles ne
doit pas s’arrêter au territoire urbain. Les villes concentrent des matières et des énergies dont
la production a nécessité des ressources en quantités très supérieures à celles qui sont
finalement contenues dans les produits que les villes importent et a engendré la production de
déchets en quantités elles aussi importantes : ces flux indirects, ces empreintes
environnementales ne peuvent être négligées. En tant que consommatrices de ces produits, les
villes disposent d’un levier d’action très puissant sur ce qui se passe ailleurs. Encore faut-il
qu’elles veuillent – et puissent – s’en servir. La question de l’autosuffisance est donc
essentielle dans la perspective du développement durable, mais elle doit aussi être examinée à
d’autres échelles que la seule échelle urbaine, et de façon systémique en analysant les
relations que les villes entretiennent avec les territoires dont elles dépendent et qui dépendent
d’elles.
Publié dans laviedesidees.fr, le 25 mai 2010
10
J. B. Dumas, « Rapport conclusif » (faux titre), in : Commission des engrais, Enquête sur les engrais
industriels, Paris, vol. 2, 1866, p. xxxi.