LA JUSTICE ENVIRONNEMENTALE COMME ÉQUITÉ
La politisation des conflits environnementaux en République populaire de Chine
Richard Balme
Presses de Sciences Po | « Écologie & politique »
2013/2 N° 47 | pages 63 à 75
ISSN 1166-3030
ISBN 9782724633160
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La justice environnementale comme équité
La politisation des conflits environnementaux en
République populaire de Chine
richarD balMe
Résumé – Cet article explore les développements de la politique de l’environnement en
République populaire de Chine sous l’angle de la justice environnementale. Alors que
l’étendue des atteintes à l’environnement et leurs impacts économiques et sociaux sont
relativement bien renseignés, les implications politiques des conflits environnementaux
sont moins précisément connues. L’article montre que les développements de la législation, des mobilisations protestataires, des procédures de consultation publique et des
actions en justice ont introduit des évolutions significatives dans les procédures de l’action
publique environnementale en Chine au cours de la dernière décennie. Même si ces innovations restent locales et sont loin de renverser la situation de l’environnement en Chine,
elles représentent des changements significatifs dans les interactions entre les parties
prenantes de la politique environnementale.
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KeywoRds – China, environmental policy-making, environmental justice.
Les questions environnementales posent assurément des défis redoutables
aux responsables politiques de la République populaire de Chine (RPC). Les
impacts de la pollution et de la dégradation de l’environnement sur la production agricole, la pénurie d’eau, la santé publique et la croissance économique
sont en effet considérables et relativement bien renseignés. De plus, tant la taille
de la population chinoise que l’intensité du développement du pays influencent
l’environnement global, comme en témoigne le fait que la Chine soit devenue
depuis 2007 le premier émetteur de dioxyde de carbone au monde. Les politiques environnementales chinoises ont donc une importance cruciale à la fois
au niveau national et au niveau international. Sur le plan intérieur, elles font
face à d’épineuses questions susceptibles d’affecter profondément la relation
et même de créer ou d’alimenter une situation de défiance entre la population et les autorités publiques. La gestion des risques environnementaux met
effectivement en jeu la capacité de l’État à assurer une dimension de plus en
plus importante de la sécurité civile. Les accidents environnementaux et les
ÉCOLOGIE & POLITIQUE n° 47/2013
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mots clés – Chine, politiques de l’environnement, justice environnementale.
AbstRAct – This paper explores developments in environmental policy-making in China
under the angle of environmental justice. While the extent of environmental damages and
their social impacts are relatively well known, the political implications of environmental
conflicts are less documented. The paper shows that the developments of legislation,
collective action, public participation and litigation, served as converging factors to allow
for some significant improvements in environmental policy-making procedures over the
last decade. Although these innovation remained local, and far from reversing the general
state of the environment in China, they introduced significant changes in the patterns of
interaction among relevant policy stakeholders.
Les écologies politiques aujourd’hui (5)
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conséquences les plus dramatiques de la pollution pour les populations révèlent
aussi des comportements de négligence ou de cynisme qui nourrissent un profond sentiment d’injustice, en particulier lorsque ces situations demeurent sans
réparation. La façon dont les questions environnementales sont conflictualisées et traitées par l’action publique est donc de première importance pour la
situation politique en Chine, car elle est au cœur de l’exercice des compétences
de l’État en matière de sécurité et de justice, et donc de la construction de la
confiance entre les citoyens et leurs institutions.
Cet article a pour objectif de dresser un bilan de la situation des droits environnementaux en Chine, d’analyser les interactions politiques qui entourent
ces derniers et de discuter leurs implications pour le système politique chinois.
L’étude se fonde sur des entretiens réalisés avec des fonctionnaires, des activistes et des experts, ainsi que sur la documentation recueillie dans plusieurs
provinces chinoises (municipalité de Pékin, provinces du Yunnan, du Gansu et
du Zhejiang) entre 2008 et 2011.
La justice environnementale signifie ici la production, la mise en œuvre et
la défense des droits liés à la protection et à l’accès aux biens environnementaux 1. Ces droits incluent aussi bien les droits de propriété et la réglementation
des industries que la législation relative à la gestion des ressources environnementales, des déchets polluants, des catastrophes naturelles ou des risques
pour la santé liés à la qualité de l’environnement.
Bien que l’environnement soit souvent considéré comme un bien public
« pur » (l’écosystème terrestre, la stabilité du climat), la politique environnementale est en pratique constituée d’une mosaïque de situations impliquant
la production de biens publics locaux (la qualité des zones résidentielles, la
protection des espaces sauvages, ainsi que l’évitement ou l’atténuation d’externalités négatives résultant de la pollution ou des risques naturels). Or, l’accès
aux biens environnementaux est éminemment conditionné par des facteurs
résidentiels conjugués à des clivages de classes, ethniques et sociaux. La dure
réalité de la hiérarchie spatiale urbaine et internationale révèle que l’idée d’une
égalité absolue d’accès aux biens environnementaux reste un horizon utopique.
Sous cet angle distributif, la justice environnementale reste nécessairement
très imparfaite 2. C’est plutôt dans la construction de ces inégalités en objet de
litige et de conflit, et dans leurs modes de résolution et de réparation, qu’il faut
chercher l’éventuelle élaboration d’une justice environnementale.
Cette perspective qui lie la justice distributive et l’équité procédurale (au
sens large) s’inscrit dans le prolongement de la théorie rawlsienne de la justice. Nous nous intéresserons aux dimensions comportementales de la justice
1. T. Hayward, Constitutional Environmental Rights, Oxford University Press, Oxford, 2005 ;
D. Schlosberg, Defining Environmental Justice. Theories, Movement and Nature, Oxford University
Press, Oxford, 2007 ; H. M. Osofsky, « Learning from Environmental Justice. A New Model for International Environmental Rights », <papers.ssrn.com>.
2. Y. Secret et N. Johnstone (dir.), The Distributional Effects of Environmental Policy, Organisation de coopération et de développement économiques, Paris, 2006.
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environnementale en Chine, et montrerons comment la convergence des
progrès de la législation, des mobilisations, de la participation dans les décisions publiques et de l’action en justice a permis une amélioration significative
de la politique environnementale chinoise au cours des dix dernières années.
Bien que locales, ces innovations ont introduit de nouveaux schèmes d’interactions parmi les acteurs des politiques publiques. Leurs effets à long terme
dépendront néanmoins de l’engagement des dirigeants de la RPC envers des
formes de développement plus durables, et des conditions politiques de leur
mise en œuvre.
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L’image de la RPC comme le « plus grand pollueur du monde » suggère
que les autorités chinoises sont peu enclines à reconnaître les problèmes environnementaux du pays et à adopter une politique adaptée à ces enjeux. Cette
hypothèse est pourtant erronée : la RPC dispose aujourd’hui d’un cadre législatif comparable à bien des égards à celui des pays développés 3. Au tout début
du processus international en matière environnementale, la RPC a envoyé une
délégation à la conférence de Stockholm en 1972 ; c’est dans le sillage de la
création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) que
fut organisée la première conférence nationale sur l’environnement à Pékin en
1973. En 1982, un bureau de la Protection de l’environnement fut créé et placé
sous la tutelle du ministère de la Construction rurale et urbaine et de la Protection de l’environnement. En 1984, ce bureau, toujours sous la même tutelle,
fut renommé agence nationale de la Protection de l’environnement (National
Environmental Protection Agency, NEPA). En 1998, la NEPA obtint un statut
ministériel et devint l’administration d’État de la Protection de l’environnement (Guojiahuanbaozongju, ou en anglais : State Environmental Protection
Administration, SEPA). En 2005, la SEPA lança un programme de comptabilité verte de l’économie nationale (connu sous le nom de politique du « PIB
vert ») et une stratégie d’évaluation environnementale, dont l’objectif était
d’évaluer l’impact en termes d’environnement et de pollution des projets de
développement avant l’étape de la prise de décision. En mars 2008, à la suite de
diverses réformes, la SEPA fut promue au rang de ministère de la Protection de
l’environnement (MPE, HuanjingBaohuhu). L’application des réglementations
et des programmes établis par le ministère dépend de bureaux de la Protection
de l’environnement (BPE) provinciaux, régionaux ou municipaux.
Sur le plan législatif, la Constitution de 1978 faisait déjà référence à l’environnement en disposant que « le pays devra protéger l’environnement et
les ressources naturelles et empêcher la pollution et autres dangers pour la
3. J. Liu et J. Wang, China’s Environment, China Intercontinental Press, Pékin, 2010 ; J. Boyce,
S. Narain et E. Stanton (dir.), Reclaiming Nature. Environmental Justice and Ecological Restoration,
Anthem Press, Londres, 2007 ; E. Laurent, « Environmental Justice and Environmental Inequalities.
A European Perspective », Document de travail de l’OFCE, n° 2010-05, mars 2010.
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Des lois environnementales aux droits environnementaux ?
Les écologies politiques aujourd’hui (5)
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population ». La nouvelle Constitution de 1982 en vigueur aujourd’hui a repris
les mêmes formulations, et plusieurs de ses articles (9, 10, 22 et 26) mentionnent
l’environnement et fondent la législation qui lui est consacrée. La Loi sur la
protection de l’environnement a été adoptée en 1979 et promulguée dix ans
plus tard, après une période d’essai prévue par la loi. Elle a été complétée par
un ensemble de lois spécifiques sur la pollution provoquée par les déchets solides, la pollution atmosphérique, la pollution aquatique, l’environnement marin,
la pollution sonore, la pollution radioactive, la préservation de l’eau, la sylviculture, les prairies, la protection des animaux sauvages, l’agriculture, les ressources énergétiques ou encore les énergies renouvelables. Bien que, comme dans
la plupart des pays, la Constitution ne définisse pas l’environnement comme un
droit fondamental des citoyens, l’intégration de l’environnement dans la législation a eu de profondes implications. Parmi ces divers développements législatifs, la RPC a édicté en 2003 une Loi sur l’évaluation de l’impact environnemental. L’adoption de cette loi a permis de réaliser un pas important en faveur
de la protection de l’environnement, tant par son contenu que par la référence
explicite aux « droits environnementaux publics et individuels » qu’on y trouve.
Elle dispose également que « l’État encourage les collectivités concernées, les
experts et le grand public à participer à l’évaluation de l’impact environnemental de façon appropriée ». La loi a également affirmé le principe de l’obligation
d’information : « En ce qui concerne les projets susceptibles d’avoir des effets
négatifs sur l’environnement et d’affecter directement les droits et les intérêts
environnementaux, le fonctionnaire en charge de la planification devra organiser une audition ou faire usage de tout autre moyen lui permettant de connaître
l’opinion des unités concernées, des experts et du grand public vis-à-vis de
la première version du rapport d’évaluation de l’impact environnemental, et
cela avant de soumettre le projet à approbation. » En d’autres termes, la loi a
rompu, du moins en principe, l’approche strictement technocratique d’une gestion environnementale réservée aux experts et a rendu possible la participation
du public à la fabrique des politiques environnementales (voir infra).
Sur un autre plan, l’Assemblée nationale populaire (l’Assemblée législative
de la RPC) a modifié la Loi sur la prévention et le contrôle de la pollution aquatique ; l’article 7 de la loi a introduit le concept de « compensation écologique »
en concevant pour la première fois que la protection de l’environnement pouvait éventuellement conduire à un conflit d’intérêts. Le principe de compensation écologique était utilisé depuis 1999, bien avant son introduction dans la
loi, dans le programme de reforestation (« Des terres agricoles à la forêt ») pour
compenser la perte de revenu des fermiers. Cette politique concerne aujourd’hui
vingt-cinq provinces et 32 millions de foyers ruraux ; 132 milliards de yuans
ont été mobilisés par le gouvernement central entre 1999 et 2009. Au-delà de
ce programme, la SEPA a publié un document (une « opinion ») spécifiant les
principes de base et les lignes directrices de la compensation écologique. Le
document entérine le principe du « pollueur-payeur », en désignant les promoteurs des projets de développement comme responsables du coût des mesures
de protection, et en prévoyant que l’utilisation des ressources naturelles peut
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ouvrir un droit à d’éventuelles mesures de compensation. D’autres expériences
ont été menées dans certains secteurs comme celui de la gestion de l’eau. Un
mécanisme de compensation a par exemple été établi pour l’utilisation des ressources hydrauliques entre Pékin et la province du Hebei qui l’environne, entre
les localités en aval et en amont du fleuve Dong dans le Guangdong, ou le long
du Xin’anjiang dans la province du Zhejiang. La compensation écologique
est appliquée non sans difficultés, en particulier lorsqu’il s’agit de définir le
montant et la durée de la compensation. Mais l’expérience de la compensation
pour résoudre des conflits d’intérêts en matière de gestion des ressources entre
le gouvernement et les citoyens, ou entre les localités, est un développement
important. L’inscription de ce principe dans la loi et dans les documents officiels a facilité l’émergence de controverses sur les politiques environnementales et a aussi ouvert la voie à l’action juridique en la matière.
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Il est évident que ces progrès législatifs et institutionnels n’ont jusqu’à présent pas réussi à transformer substantiellement la situation environnementale
en Chine, et que les citoyens chinois doivent souvent faire face à des situations caractérisées par des injustices environnementales criantes. Pourtant, en
dépit du caractère fortement bureaucratisé du gouvernement, des mouvements
sociaux font régulièrement irruption et changent en certaines occasions le
cours de la politique environnementale. Plusieurs cas, tels que les manifestations en 2007 à l’encontre de la construction d’un complexe pétrochimique
produisant du paraxylène (PX) à Xiamen, dans la province de Fujian, ont attiré
une attention considérable au cours des dix dernières années. Le projet en
question a tout d’abord été retardé, puis transféré dans la péninsule de Gulei, à
Zhangzhou, à la suite d’une ample mobilisation de la population 4. Nous nous
intéresserons ici à un autre cas célèbre relatif à un projet hydroélectrique. Au
vu du besoin croissant de la Chine en énergie et de la nécessité de diversifier
ses sources d’énergie du fait des engagements liés au changement climatique,
la RPC a lancé des projets hydroélectriques gigantesques, dont le plus connu
est le barrage des Trois Gorges sur le fleuve Yangzi Jiang. Cette politique
implique la construction d’une centaine d’autres barrages, dont certains sont
monumentaux. La province du Yunnan est dotée de grandes ressources hydrauliques : le Yangzi Jiang, le Lancang Jiang (Mékong) et la rivière Nu (Salouen)
traversent son territoire. Trente-trois barrages y sont actuellement en construction. Les projets, souvent localisés sur les territoires de minorités ethniques,
ont de graves répercussions sur l’habitat et l’héritage culturel de ces dernières.
Ils impliquent des déplacements de population, qui sont des processus difficiles à gérer. Ils affectent aussi gravement les écosystèmes. Ils créent enfin un
facteur de risque particulièrement important dans ces régions exposées aux
4. B. Pedroletti, « Mobilisation publique en Chine contre l’implantation d’une usine chimique », Le
Monde, 4 juin 2007.
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Les mobilisations pour la justice environnementale
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tremblements de terre. La province du Yunnan rassemble donc tous les ingrédients pour que des conflits de haute intensité y éclatent. Sans surprise, des
confrontations et des manifestations opposant les habitants et les compagnies
hydroélectriques s’y déroulent fréquemment et sont violemment réprimées par
les forces de l’ordre. Les médias, qui couvrent pourtant généralement de façon
très active les problèmes environnementaux, sont strictement tenus à l’écart
des manifestations. Dans la grande majorité des cas, la population dispose de
capacités de mobilisations restreintes, et les barrages sont construits après un
processus difficile de confrontation, de déplacement de la population et de
transformations irrémédiables des cours d’eau 5.
Dans le cas de la rivière Nu, les ONG ont pourtant été capables d’arrêter la
construction de treize barrages sur le point d’être construits. La mobilisation
a été lancée et coordonnée par l’ONG Green Watershed et son directeur, Yu
Xiagang 6. La controverse a débuté en 2003 ; bien qu’elle ne soit toujours pas
résolue aujourd’hui, il est probable que les travaux ne soient pas entrepris au
cours du 12e plan quinquennal (2012-2017). Green Watershed a employé une
stratégie d’alliance avec d’autres ONG et de publicisation intensive de l’enjeu
dans les médias. L’ONG a également essayé de mobiliser des soutiens à Pékin
par le biais des partis démocratiques qui siègent à la Conférence consultatie
politique du peuple chinois 7, de façon à contourner les pressions locales des
responsables politiques de la province du Yunnan, et pour alerter la commission nationale pour le Développement et la Réforme (National Development
and Reform Commission, NDRC) 8 et le Premier ministre Wen Jiabao. Critiquant l’absence de diffusion d’information lors de l’évaluation d’impact environnemental des projets, elle a été capable de mener une contre-expertise et de
la transmettre au Premier ministre. Le tremblement de terre de Wuchuan en
2008 et les controverses sur la construction du barrage des Trois Gorges ont
certainement changé les perceptions du gouvernement central : la localisation
des treize barrages sur une ligne de faille sismique a conduit Wen Jiabao à
repousser le projet et à commander d’autres études 9.
L’issue de cette mobilisation est remarquable dans le sens où la rivière Nu
est le seul cours d’eau chinois dont le cours principal n’a pas été affecté à ce jour
par les grands projets hydroélectriques 10. La dynamique n’a pas remis en cause
l’engagement massif du gouvernement chinois en faveur de l’énergie hydroélectrique. Mais ce succès n’est pas seulement symbolique. La mobilisation est
5. Travail de terrain dans la province du Yunnan, août 2009 et juillet 2011.
6. Entretien à Kunming, 28 juillet 2011.
7. Les partis démocratiques regroupent les huit organisations ayant fait alliance avec le Parti communiste chinois lors de la guerre civile. Ils sont aujourd’hui formellement représentés au sein de la
Conférence consultative du peuple chinois et soutiennent le leadership du Parti.
8. La commission nationale pour le Développement et la Réforme, qui a succédé à la commission
de la Planification d’État, est l’organe de conception et de coordination des politiques économiques et
sociales, placé sous le Conseil des affaires de l’État et l’autorité directe du Premier ministre.
9. Pour plus de détails sur les premières étapes du processus, voir A. C. Mertha, China’s Water
Warriors. Citizen Action and Policy Change, Cornell University Press, Ithaca, 2008.
10. Des barrages de taille réduite ont néanmoins été construits sur des affluents de la rivière Nu.
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La participation publique et la fabrique des politiques
environnementales
Avec l’entrée en vigueur de la loi de 2003, l’organisation d’auditions publiques est devenue obligatoire pour que les évaluations d’impact environnemental (EIE) des grands projets de construction soient validées et, in fine, que
ceux-ci obtiennent une autorisation administrative. De nouvelles interactions
politiques ont vu le jour avec ce changement procédural significatif en matière
de droits environnementaux.
En 2004, la construction de la ligne de haute tension de Xishangliu a été
entreprise illégalement par la Compagnie d’électricité de Pékin, sans qu’une
EIE ait été réalisée à ce stade. Non seulement la ligne allait affecter les paysages du palais d’Été avoisinant (un site classé au patrimoine mondial de l’Unesco
depuis 1998), mais un grand nombre de quartiers résidentiels et d’institutions
éducatives allaient également être placés à proximité d’un champ de radiations
électromagnétiques intenses. Le 13 août 2004, le BPE de Pékin organisait une
audition publique au sujet de l’EIE finalement conduite rétrospectivement par
la compagnie d’électricité. Le rapport, qui avait été réalisé par une agence
choisie et payée par la Compagnie d’électricité de Pékin, concluait à la viabilité du projet et à l’absence de risques significatifs pour la population. Après
l’audition, des membres du public ont formulé par écrit une requête formelle
11. X. Lei, « China’s Environmental Activism in the Age of Globalization », Asian Politics &
Policy, vol. 3, n° 2, avril 2011, p. 207-224.
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parvenue à arrêter un processus de décision particulièrement autoritaire pour
les populations concernées et, par conséquent, à mettre en place puis à défendre
une situation de justice environnementale locale. La justice environnementale
en Chine est précisément constituée par la difficile conquête de positions éminemment relatives et provisoires. La mobilisation autour de la rivière Nu invite
à considérer la justice environnementale comme la création d’opportunités de
changement établissant des configurations sociales et environnementales plus
équitables ou moins injustes.
Les controverses environnementales provoquent l’organisation et la mobilisation d’une trame de la société civile faite d’entrepreneurs de politiques
publiques, d’ONG dûment observées par le pouvoir, d’experts à l’intérieur et à
l’extérieur du gouvernement, et des populations locales concernées qui s’engagent dans des comportements de protestation. L’activisme environnemental est
apparu en Chine dans la seconde moitié des années 1990 11. Cette société civile
environnementale faiblement institutionnalisée, dynamique et changeante qui
se déploie entre la société, le gouvernement et le Parti communiste, est exposée à des procédures administratives tatillonnes et aux aléas d’un contrôle
politique intermittent mais arbitraire. Elle est néanmoins devenue un élément
essentiel de politisation des conflits et de développement de l’action publique
environnementale en Chine.
Les écologies politiques aujourd’hui (5)
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auprès de la SEPA pour contester la validité du rapport. Cette requête ayant été
rejetée, les plaignants ont intenté un procès auprès du tribunal de Haidian pour
contester l’approbation du projet par le BPE de Pékin. L’affaire a duré quatre
ans, jusqu’à ce que la cour intermédiaire numéro 1 rejette le second appel le
15 décembre 2009.
Dans une autre affaire, en mars 2005, l’universitaire Zhang Zhengchun,
après avoir observé des ouvriers poser un câblage imperméable en plastique
au fond du lac de l’ancien palais d’Été à Pékin, mit en ligne sur le site people.com.cn un article décrivant l’opération comme un « désastre écologique
dévastateur ». Ce texte allait provoquer un scandale médiatique et une ample
réaction du public. Le 1er avril, la SEPA ordonnait à l’administration de l’ancien
palais d’Été d’arrêter les travaux et de procéder à une EIE suivie d’une audition
sur la base des résultats du rapport d’évaluation. L’audition fut en fait réalisée
avant la livraison du rapport. À partir des opinions exprimées par le public,
la SEPA demanda à l’université Tsinghua de réaliser l’EIE. Le 5 juillet de la
même année, l’administration acceptait les conclusions du rapport et ordonnait
à l’administration de l’ancien palais d’Été d’acter les changements nécessaires.
Ce cas a joué comme un détonateur pour la participation du public dans le
domaine de la protection de l’environnement. Bien que l’organisation de l’audition n’ait pas été parfaite, pour la première fois, la plus haute autorité publique
en matière de protection de l’environnement ordonnait une audition publique.
Un an plus tard, en 2006, la SEPA publiait les « mesures temporaires pour la
participation du public aux évaluations d’impact environnemental 12 ».
Les habitants de Liulitun ont par la suite eux aussi remis en cause le BPE de
Pékin, en demandant à la SEPA de réexaminer l’approbation de l’étude d’impact
d’une usine d’incinération de déchets ; ils soulignaient le caractère inapproprié
de la localisation du projet et les errements de la procédure de consultation
du public. La SEPA a émis une décision en juin 2007 imposant une nouvelle
consultation avant que la décision de débuter les travaux ne soit prise.
Les procédures de consultation publique associées aux études d’impact
ne sont évidemment pas la panacée des politiques environnementales. Elles
offrent cependant au public une voie d’accès aux politiques publiques qui lui
permet d’exprimer ses préférences, mais surtout un levier légal pour contester
les abus et, dans certains cas, infléchir ou renverser la prise de décision 13.
12. J. Zhang, « Plight of the Public », Chinadialogue, 19 juillet 2011, <www.chinadialogue.net>.
13. Pour une analyse plus détaillée de la participation du public aux politiques publiques dans la
RPC, voir, en chinois, D. Cai (dir.), Public Participation. A Framework for the Risk Society, China
Law Press, Pékin, 2009.
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Les progrès de la législation environnementale et la multiplication des
conflits environnementaux ont logiquement mené à l’expansion des litiges
environnementaux dans la RPC. Selon Gao Jie, le nombre d’affaires liées à
l’environnement est passé entre 1998 et 2008 de 96 à 1 509 pour les cas civils et
de 1912 à 10 075 en ce qui concerne les affaires pénales. Aucune augmentation
des litiges administratifs n’a en revanche été décelée au cours de la même
période 14.
De grands espoirs ont été placés dans cette évolution puisque le contentieux
juridique est un puissant facteur de l’application de la législation et, par extension, des lois environnementales. De façon plus importante encore, le recours
à la justice est aussi un instrument important des ONG et de la société civile
pour le développement d’une politique environnementale « par le bas », sur la
base d’interactions entre les intérêts en jeu dans la protection de l’environnement et les réglementations et législations en vigueur. Le contentieux confère
aux droits environnementaux leur réalité empirique. Mais en dépit de progrès
substantiels, le recours à la justice se heurte toujours à d’importants obstacles.
La reconnaissance des victimes de la pollution a indéniablement progressé.
Le premier Centre d’assistance juridique aux victimes de la pollution (CAJVP)
a été créé par le professeur Wang Cangfa en 1998. En 2005, la Fédération de
l’environnement de Chine (All-China Environment Federation, ACEF), qui
dépend du MPE, a créé un autre centre d’assistance juridique. Des indemnisations ont été obtenues pour les victimes dans plusieurs cas. On peut voir dans
la procédure entamée par un groupe de mytiliculteurs au tribunal maritime
de Tianjin après une marée noire, à l’issue de laquelle ils ont reçu 12 millions
de yuans, un exemple récent de ce processus. Les procédures légales mettent
aussi parfois en lumière les lacunes ou les incohérences de la législation et
peuvent conduire à des révisions législatives. L’affaire de Tianjin a ainsi été
l’objet d’une discussion au cours du processus de réforme de la loi portant sur
la responsabilité civile. Le cas a probablement joué un rôle dans la révision
de l’article 68 de cette loi, qui a élargi le rang des accusés à qui les plaignants
peuvent réclamer des dommages et intérêts. Le recours à la justice sert aussi
régulièrement de levier pour provoquer une réponse des autorités politiques
en forçant les gouvernements locaux à agir, ou encore en alertant les échelons
supérieurs de gouvernement sur des problèmes locaux 15.
Les issues positives ne sont cependant pas légion. Nombreuses sont les
affaires d’atteintes à l’environnement qui n’aboutissent jamais dans les tribunaux, ou dont les plaignants ne parviennent pas à obtenir gain de cause. Les
14. Gao Jie, cité par S. Lubman, « Strengthening Enforcement of China’s Environment Protection
Laws », The Wall Street Journal, 22 mars 2010.
15. A. Wang, « Green Litigation in China Today », Chinadialogue, 18 juillet 2011, <www.chinadialogue.net>.
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L’action en justice : la contestation de la définition
de l’intérêt public
Les écologies politiques aujourd’hui (5)
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tribunaux acceptent rarement les affaires et reconnaissent difficilement les
preuves d’atteinte à la santé. Les sanctions pour non-respect de la législation
environnementale sont insuffisantes. Les parties civiles sont rarement indemnisées convenablement, et certains crimes environnementaux sont sanctionnés
administrativement alors qu’ils devraient l’être pénalement 16. De nombreux
observateurs soulignent que la collusion entre le pouvoir économique et le
pouvoir politique au niveau local, le manque d’indépendance des tribunaux
locaux et la faiblesse des instruments d’application de la législation (contrôles
et sanctions) sont des obstacles majeurs à une mise en œuvre adéquate des
politiques et de la législation environnementales 17. De façon globale, si la mise
en œuvre de la politique environnementale par l’application de la législation
s’est significativement améliorée grâce à la convergence de facteurs politiques,
sociaux et environnementaux, d’importantes variations régionales sont observables, les régions côtières s’impliquant davantage dans la mise en œuvre des
politiques que celles de l’intérieur. De même, la convergence est fragile dans la
mesure où le suivi par le gouvernement central de la mise en œuvre des politiques est intermittent et inégalement réparti sur le territoire, et tend à fléchir
lorsque les intérêts économiques sont trop directement affectés par les mesures
environnementales 18.
Les caractéristiques intrinsèques du système politique chinois – pas de
séparation formelle des pouvoirs et fusion sociologique entre le Parti et les
institutions publiques – aboutissent régulièrement à une politisation des litiges
environnementaux 19. L’action en justice ne conduit donc pas nécessairement
à une issue équitable. Nous avons pu observer cette problématique dans la
province du Yunnan. En juin 2008, le lac Yangzonghai, une source d’eau potable pour environ 26 000 personnes au sud-est de Kunming, s’est révélé être
fortement pollué par de l’arsenic. L’enquête du BPE de la province du Yunnan
a déterminé que la compagnie commerciale et industrielle Chengjiang Jinye,
un fabriquant d’engrais, était à l’origine de cette pollution. Cette entreprise,
située dans la ville de Yuxi (canton de Chengjiang), avait en effet trois chaînes
de production utilisant de l’arsenic, dans lesquelles d’importants problèmes
avaient été décelés. D’une part, des analyses réalisées un an auparavant avaient
mis au jour des taux d’arsenic dans la principale matière première utilisée
par Jinye, le concentré de sulfure de zinc, plus de dix fois supérieurs à ceux
autorisés. D’autre part, aucune mesure ne fut prise pour empêcher l’arsenic de
polluer l’eau recyclée. Des déchets solides contenant de forts résidus d’arsenic
ont également été trouvés. Entre 2002 et 2008, l’entreprise a reçu à six reprises des amendes pour avoir enfreint la législation environnementale. Même si
16. C. Wang, « Chinese Environmental Law Enforcement. Current Deficiencies and Suggested
Reforms », Vermont Journal of Environmental Law, vol. 8, 2006-2007, p. 160-192.
17. S. Lubman, op. cit. ; R. Stern, « On the Frontlines. Making Decisions in Chinese Civil Environmental Lawsuits », Law and Policy, vol. 32, n° 1, 2010, p. 1-179 ; C. Wang, op. cit. ; A. Wang, op. cit.
18. B. Van Rooij et C. Wing-Hung Lo, « Fragile Convergence. Understanding Variation in the
Enforcement of China’s Industrial Pollution Law », Law and Policy, vol. 32, n° 1, 2010, p. 14-37.
19. R. Stern, op. cit.
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l’amende maximale de 100 000 yuans (environ 14 650 dollars américains) a été
imposée à la compagnie à plusieurs reprises, ce montant restait dérisoire par
rapport à ses profits.
L’usine fut fermée le 17 septembre 2008. En octobre de la même année,
douze fonctionnaires locaux (dont le maire adjoint de la municipalité de Yuxi,
où se situe le siège de l’entreprise accusée) ont été démis de leurs fonctions
pour faute grave. Le gouvernement a commencé des actions de nettoyage,
qui ont permis de diminuer le niveau d’arsenic dans l’eau du lac de 0,128 à
0,111 mg par litre, soit un taux plus de dix fois supérieur au taux réglementaire
en matière d’eau potable, et plus de deux fois supérieur au taux réglementaire
des eaux de surface de classe I à III. L’élimination de la pollution ne sera possible qu’au bout de longues années et un investissement financier considérable.
En avril 2009, trois cadres de Jinye ont été traduits en justice puis condamnés
par le tribunal du canton de Chengjiang. L’affaire est donc, à première vue,
un cas « positif » de justice environnementale où les pollueurs et les fonctionnaires locaux ont pu être sanctionnés. La réalité est cependant plus ambiguë.
Le gouvernement provincial du Yunnan a réagi rapidement à la pollution du
lac Yangzonghai. L’usine a cependant été fermée et les fonctionnaires démis
de leur fonction avant le début du procès. La fermeture de l’usine a conduit
au licenciement de ses 380 salariés. Lorsque nous avons rencontré Ma Jun,
un avocat de Kunming s’occupant d’affaires criminelles importantes et ayant
défendu les trois cadres de l’entreprise mis en cause, il nous a expliqué la stratégie de la défense, qui a contesté les preuves fournies par le ministère public :
s’il est indéniable que Jinye avait pollué le lac pendant des années sans que le
gouvernement soit capable de l’en empêcher, la hausse du niveau d’arsenic dans
l’eau a été si soudaine et si massive qu’elle peut difficilement être attribuée au
fonctionnement régulier de l’entreprise, ni même à un accident dans l’usine 20.
La présence d’arsenic dans les lacs pourrait être d’origine naturelle : elle peut
en effet ponctuellement atteindre des niveaux exceptionnels après un accident
géologique. L’argument de la défense a été appuyé par un rapport de l’académie
chinoise des sciences du Sichuan indiquant que la pollution à l’arsenic du lac
Yangzonghai était probablement d’origine naturelle, et provenait vraisemblablement du tremblement de terre de Wenchuan en 2008. Quelle qu’ait été la
véritable source de la pollution, le procès a été une composante de la réponse
des pouvoirs publics à la crise environnementale locale. Comme souvent, il
a légitimé une décision politique plus qu’il n’a représenté un canal ouvrant la
voie à un procès véritablement indépendant de justice environnementale.
La création de cours environnementales en RPC représente un autre développement remarquable 21. Formellement, ces dernières sont soit des chambres
spécialisées au sein des cours populaires intermédiaires (Huanbaoshenpanting) ou des cours locales (Huanbaofating), soit quelquefois des tribunaux à part
20. Entretien à Kunming, 28 août 2009.
21. A. Wang et J. Gao, « Environmental Courts and the Development of Environmental Public
Interest Litigation in China », Journal of Court Innovation, vol. 3, n° 1, 2010, p. 37-50.
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La justice environnementale comme équité
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entière au niveau local 22. Une bonne vingtaine de ces cours ont été instaurées
dans les provinces du Huizhou, du Jiangsu, du Yunnan, du Fujian et du Guizhou.
Leurs règles leur permettent de traiter toutes les affaires environnementales,
qu’elles soient civiles, administratives ou criminelles. Certaines d’entre elles
se sont également dotées de structures de suivi dans l’application des peines.
La majorité de ces cours a été établie à la suite d’un accident environnemental
important comme la pollution de lacs affectant l’approvisionnement en eau
potable d’un grand nombre de gens. Bien que le nombre d’affaires traitées
varie significativement d’une cour à l’autre, ces dernières se sont beaucoup
développées. La stature des cours de Guyang (province du Guizhou) et de Wuxi
(province du Jiangsu) a gagné en importance grâce à leur traitement de certaines affaires. En 2007, dans l’affaire opposant le bureau d’administration du
réservoir et des deux lacs de Guyang à l’entreprise Guizhou Tianfeng Chimie,
le tribunal a innové en acceptant qu’une administration publique poursuive
civilement un pollueur. Le tribunal a également enjoint au fabricant d’engrais
d’arrêter de contaminer les sources d’eau potable avec ses déchets, et a abaissé
le niveau de preuves requises dans ce genre de cas en acceptant celles relatives à la violation des normes sur la qualité de l’eau, sans requérir d’éléments
démonstratifs sur les atteintes à la santé de la population, où les facteurs de
causalité sont souvent difficiles à établir. Par ailleurs, dans l’affaire opposant
Zhu Zhengmao et la Fédération environnementale de Chine à l’entreprise Jiangyin Port Container, la cour environnementale de Wuxi a créé un précédent
en acceptant une organisation environnementale comme partie civile 23. Audelà des cours environnementales, le litige administratif opposant l’ACEF au
bureau administratif du Sol et des Ressources de Quingzhen a été le premier
à être accepté par un tribunal chinois avec une organisation environnementale
en tant que plaignant. La cour intermédiaire de Guiyang a également diffusé
un ensemble de documents prévoyant expressément que les parquets, les autorités environnementales et les ONG environnementales puissent intenter une
action en justice. En mai 2009, la cour suprême provinciale du Yunnan a publié
un document édictant les règles locales prévoyant la possibilité de l’action en
justice au nom de l’intérêt public 24.
Même si elles demeurent locales, ces innovations sont substantielles. Elles
ont d’abord établi l’environnement comme un motif de litige juridique légitime
et important ; elles ont aussi introduit de véritables innovations judiciaires et
sont plus ouvertes au public et à la société civile, un fait remarquable dans le
cadre du système judiciaire chinois. Si elles sont insuffisantes pour renverser
une situation où les atteintes à l’environnement et à la santé restent importantes et globalement peu sanctionnées, elles ont créé une arène dans laquelle les
conflits environnementaux peuvent s’exprimer et ont ouvert un chemin pour
22. Le système judiciaire chinois repose sur quatre niveaux de juridiction : les tribunaux locaux, les
cours intermédiaires, les cours suprêmes provinciales et la Cour suprême populaire.
23. Le litige a finalement été résolu par la médiation.
24. A. Wang et J. Gao, « Environmental Courts… », op. cit.
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La justice environnementale comme équité
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les changements ultérieurs. Il reste toutefois à se demander si le contentieux
environnemental servira dans les années qui viennent à habiller une politique
environnementale conduite sous l’autorité du seul pouvoir exécutif, ou si celleci sera un instrument de changement pour faire face de façon plus interactive,
pluraliste et équitable aux conflits environnementaux. Les premières pierres
pour avancer dans cette direction semblent aujourd’hui posées, mais le chemin
reste à parcourir.
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r i c h a r D b a l M e est professeur et directeur scientifique du Master in International Public Management à l’École des affaires internationales, et chercheur au Centre d’études
européennes de Sciences Po. Il est aussi professeur invité à l’École de politiques publiques
et management de l’université Tsinghua à Pékin. Il enseigne l’analyse des politiques publiques, la politique comparée et les relations internationales. Il a notamment publié, avec
Didier Chabanet, European Governance and Democracy. Power and Protest in the European Union (Rowman & Littlefield, 2008) et, avec Brian Bridges, Europe-Asia Relations.
Building Multilateralisms (Palgrave Macmillan, 2008).