Justice environnementale et approche par les capabilités
Jérôme Ballet, Damien Bazin, Jérôme Pelenc
To cite this version:
Jérôme Ballet, Damien Bazin, Jérôme Pelenc. Justice environnementale et approche par les capabilités.
2013. halshs-01071203
HAL Id: halshs-01071203
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01071203
Preprint submitted on 3 Oct 2014
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Justice environnementale et approche par les capabilités
Jérôme Ballet a) Damien Bazin b), Jérôme Pelenc c)1.
Auteur de correspondance : Jérôme Ballet
Résumé : Nous montrons que l’approche par les capabilités offre de sérieuses pistes pour
donner tout son sens à la justice environnementale abordée sous l’angle de la justice
comparative. L’approche des capabilités permet de prendre en compte les trois enjeux que
soulève la justice environnementale : la distribution des bénéfices et des nuisances liés à
l’environnement, les enjeux de participation des populations dans l’élaboration des
régulations environnementales, la reconnaissance des identités collectives. Cependant, cela
suppose d’une part de donner une priorité à la liberté de processus sur la liberté
d’opportunités, d’autre part l’introduction du concept de capabilité collective.
Mot clés : Capabilités, justice comparative, justice environnementale, justice transcendantale.
Abstract: We show that the capability approach offers serious tracks to give full meaning to
environmental justice from the perspective of comparative justice. The capability approach
allows to take into account the three issues raised by environmental justice: the distribution of
benefits and nuisances related to the environment, issues of people participation in the
development of environmental regulations, recognition of collective identities. However, this
requires on one hand to give a priority to freedom of process over freedom of opportunities,
and on other hand the introduction of the concept of collective capability.
Keywords: Capabilities, comparative justice, environmental justice, transcendental justice
Classification JEL : O10, Q56, Z1.
1
a) UMI Résiliences (Institut de Recherche pour le Développement) 32 avenue Henri Varagnat, 93143 Bondy ;
Fonds pour la Recherche en Ethique Economique (FREE) & chercheur associé au Gretha-Université de
Bordeaux.
[email protected]
b) Université de Nice Sophia Antipolis, UFR Institut Supérieur d’Economie et Management (ISEM). Centre
National de la Recherche Scientifique, Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) UMR
7321 UNS-CNRS, 250, rue Albert Einstein, 06560 Valbonne – France.
[email protected]
c) Centre de Recherche et de Documentation sur les Amériques (CREDA), 28 rue Saint-Guillaume, 75007 Paris.
[email protected]
1
Justice environnementale et approche par les capabilités
Introduction
Les enjeux éthiques liés à l’environnement se sont historiquement scindés en deux approches
distinctes : d’un côté l’éthique environnementale et de l’autre la justice environnementale. A
la suite des travaux pionniers de Leopold (1949), la question de l’éthique environnementale
s’est principalement focalisée sur la relation de l’homme à la nature. Il s’agissait globalement
de remettre en cause la vision anthropocentriste de l’humain dominant la nature. Naess (1973)
en fondant la Deep Ecology (écologie profonde), puis des auteurs comme Passmore (1974),
Stone (1974), Rolston (1975) pour n’en citer que quelques-uns, ont souligné avec vigueur
l’importance de la vie non humaine et le respect que l’homme doit lui accorder. En se
focalisant uniquement sur la relation de l’homme à la nature, cette perspective a laissé de côté
les relations entre les hommes. Or ces dernières ne sont pas exemptes de médiation par la
nature. Comme le soulignent Wapner et Matthew (2009), il faut aussi se demander comment
les êtres humains se traitent ou se maltraitent les uns les autres à travers l’usage de la nature.
La nature joue un rôle parce qu’elle est non seulement un espace de vie des individus (que
l’on peut apprécier soit d’un point de vue biocentré, soit anthropocentré), mais elle est aussi
un moyen de médiation entre les individus. Elle est un support essentiel des relations des
hommes entre eux. A travers cette médiation, une image de la manière dont les hommes se
traitent ou se maltraitent surgit. En opposition à l’éthique environnementale, la justice
environnementale s’interroge sur les relations que les hommes ont entre eux par le biais de
l’environnement. Plus particulièrement, elle met en évidence les disparités en matière d’accès
aux ressources naturelles et de risques liés aux pollutions.
Cet article défend l’idée d’une justice environnementale appréhendée à partir d’une approche
comparative de la justice. Dans ce cadre, l’approche des capabilités nous aide à fournir une
analyse pertinente des injustices. Cependant, cette dernière doit faire l’objet d’un
aménagement visant à prendre en compte, dans le jugement d’évaluation des sociétés, les
capabilités collectives. Dans une première section nous caractérisons la justice
environnementale. Nous faisons valoir en particulier qu’elle s’articule autour de trois
principes : l’équité, la reconnaissance et la participation. Dans une seconde section,
reconnaissant la justice environnementale comme un ensemble de mouvements cohérents
avec une approche comparative de la justice, nous synthétisons le débat récent sur
l’opposition entre justice transcendantale et justice comparative. Nous situons à sa « juste »
place la justice comparative par rapport à la justice transcendantale. Enfin, dans une troisième
section nous défendons l’idée que l’approche des capabilités constitue une métrique
appropriée pour une approche de la justice comparative appliquée à la justice
environnementale. Cela suppose néanmoins d’étendre l’approche des capabilités à la prise en
compte, dans le jugement d’évaluation des sociétés, des capabilités collectives.
1. Sur la notion de justice environnementale
La justice environnementale ne repose pas sur une définition unique et consensuelle. Elle
renvoie à un ensemble hétérogène de préoccupations dont on trouve les origines dans les
mouvements issus de la société civile. Elle se focalise initialement sur deux phénomènes :
d’une part, les mouvements anti-toxicités de la pollution et d’autre part les mouvements
contre le racisme environnemental.
1.1. De l’hétérogénéité des mouvements à l’unité des préoccupations
2
Le premier mouvement a pris de l’ampleur avec le cas Love canal2 aux USA en 1978. Une
décharge toxique de plus de 20 000 tonnes de déchets chimiques a été découverte enfouie
sous une école primaire et dans le quartier résidentiel de la classe ouvrière de LaSalle à
Niagara Falls, dans l’Etat de New York. Les effets sur la santé pour les résidents ont été
alarmants, avec une incidence élevée de cancer, de fausses couches, de maladies rares et
d’anomalies congénitales. Si ce cas fût emblématique aux USA, Pellow (2000) et Melosi
(2004) relèvent que les stations d’épuration des eaux usées et les décharges municipales ont
depuis des temps anciens été localisées proches des zones d’habitation des populations
ouvrières et des groupes minoritaires, ce qui accroît très fortement les risques de
contamination par les pollutions pour ces populations. Ce premier mouvement insiste sur le
cumul des inégalités socio-économiques et des inégalités écologiques, plus spécifiquement la
charge des risques liés aux pollutions.
Le second mouvement débute avec la protestation aux USA en 1982 contre un nouveau site
d’enfouissement de déchets toxiques à Warren en Caroline du Nord. Or Warren était non
seulement une commune pauvre mais aussi composée à 65% d’afro-américains. Cette
situation fût une des premières où les mouvements pour les droits des citoyens et les groupes
écologistes menèrent une action commune. Ce mouvement a souligné que les dangers liés à la
pollution touchaient particulièrement les populations noires et asiatiques des USA (Bryant et
Mohai, 1982). Ce second mouvement a lui insisté sur la notion de racisme environnemental,
i.e. le fait que ce sont les populations de couleur qui sont plus spécifiquement affectés par les
risques de pollution.
Si cette double origine de la notion de justice environnementale a donné lieu à des débats pour
déterminer s’il s’agissait de problèmes spécifiques à une classe sociale (ouvriers) ou à des
minorités (afro-américains, latino-américains, asiatiques, etc.), les mouvements pour la justice
environnementale procèdent en fait de la convergence de multiples préoccupations, parmi
lesquelles le mouvement des droits des citoyens, le mouvement pour la santé et la sécurité au
travail, le mouvement pour les droits des populations autochtones, le mouvement pour la
sécurité et la santé publique, etc. (Faber et McCarthy, 2003). Une telle hétérogénéité peut
faire craindre à une dilution du propos, voire à une confusion (Getches et Pellow, 2002), mais
derrière les divergences, se profile la recherche d’une unité d’un mouvement large autour de
différents éléments qui composent la justice (Epstein, 1997, Faber et Mc Carthy, 2003,
Schlosberg, 2003). Bien sûr, les revendications en faveur de la justice environnementale ne se
sont pas cantonner aux USA. Elles ont connu des progressions un peu partout dans le monde.
Nous ne cherchons pas à dresser les portraits de ces mouvements à travers le monde (cf.
Schlosberg, 2007 pour une première approche). Nous souhaitons seulement faire ressortir les
enjeux qui président à leurs actions.
Schlosberg (2007) note que la notion de justice environnementale s’articule autour de trois
enjeux principaux : la distribution, la participation et la reconnaissance. Ces trois enjeux
s’articulent l’un à l’autre de manière complémentaire. L’absence de reconnaissance des
populations joue un rôle important dans la distribution inéquitable des bénéfices
environnementaux, comme dans l’exposition aux pollutions. A son tour la participation des
populations au processus de décision concernant les enjeux environnementaux ne se réalise
2
Cette appellation n’a rien de romantique. Bien au contraire, à la fin XIXième siècle aux USA, un entrepreneur du
nom de William T. Love, ordonna la construction (inachevée) d’un canal de plus d’un kilomètre de long. Le
canal fut racheté dans les années quarante par une firme américaine Hooker Chemical devenue depuis
l’Occidental Petroleum Corporation (Oxy). La compagnie y a déversée en toute discrétion plus de 20.000 tonnes
de déchets toxiques causant ainsi une infiltration de produits chimiques dans le sous-sol. Cette zone est depuis
sinistrée.
3
que si elles sont reconnues comme acteur à part entière. Nous mettons en évidence cette
articulation.
1.2. Les trois enjeux de la justice environnementale
L’inéquité dans la distribution est au fondement de la justice environnementale. Les travaux
relatifs à ce champ d’analyse soulignent que les coûts des pollutions comme les bénéficies de
la protection de l’environnement sont inégalement répartis à travers la société (Edwards,
1995). Les analyses s’appuient sur des constats multiples concernant, d’une part les coûts
disproportionnés subis par certaines catégories de populations, tels que les localisations de
sites de déchets dangereux, des incinérateurs et des décharges, les localisations des industries
polluantes, les proportions de travailleurs dans les activités dangereuses, mais aussi les
différences et la concentration de toxicité dans la consommation tels que les poissons
contaminés ; et d’autre part les inégalités dans les bénéfices de biens environnementaux tels
que les parcs, les aires naturelles de jeux, la qualité de l’eau et de l’air, etc. (pour une
collection d’analyses voir par exemple Agyeman et al., 2003). Mais il ne s’agit pas de réduire
les questions d’inéquité à des constats d’inégalités entre individus. Ce sont souvent les
communautés dans leur ensemble qui sont affectées et pas les individus pris un à un.
Schlosberg (2007) note par exemple que les compagnies minières qui exploitent des
gisements d’uranium situés sur le territoire de la communauté Navajo d’Arizona du nord, une
des plus grandes communautés autochtones des USA (environ 200 000 individus),
embauchent ces derniers à un taux de salaire plus bas que le standard national et ne mettent
pas en œuvre les standards de sécurité avec autant de rigueur sur ces sites qu’ailleurs aux
USA. Il en découle une proportion de cancer chez les jeunes dans cette population dix sept
fois supérieur à la moyenne nationale. LaDuke (2002) dresse un constat aussi dramatique pour
la tribu Shoshone dans le Nevada dont le territoire sert d’entreposage pour les déchets
radioactifs. Les inégalités ne peuvent, dans ce genre de cas, être réduites aux individus
puisque c’est bien la communauté dans son ensemble qui est affectée et qui supporte le poids
des risques environnementaux. Elle est également atteinte dans son identité et les actions et
demandes en faveur d’une justice environnementale ne sont pas portées par des individus
séparés mais par des communautés et leurs représentants (Getches et Pellow, 2002). Pour
cette raison, les mouvements environnementaux n’utilisent d’ailleurs guère la notion d’équité
mais préfèrent celle de justice qui ne se résout pas dans cette première (Taylor, 2000). Elle
renvoie également à la notion de participation. En effet, si les individus peuvent être traités
équitablement de manière passive, les mouvements pour la justice environnementale insistent
sur la dimension participative de la justice.
Au-delà du contenu des décisions, c’est donc l’inéquité dans le processus qui est dénoncé, ce
qui explique que les premiers mouvements, à l’image du First National People of Color
Environmental Justice Leadership Conference, ont insisté sur la justice procédurale et la
participation de manière équitable des minorités au processus de décision (Freudenberg et
Steinsapir, 1992 ; Scholsberg, 1999). Les revendications de participation émanant des
mouvements pour la justice environnementale s’articulent autour de trois exigences
(Schlosberg, 2007). Premièrement, les mouvements demandent que les populations soient
informées des enjeux et des risques qui les concernent. L’information doit être fournie par les
entités administratives et les industries de manière transparente. Tandis que les populations
sont jugées habituellement incompétentes pour comprendre les questions techniques, la
première revendication porte précisément sur la mise à disposition des informations.
Deuxièmement, les mouvements réclament que les populations soient parties prenantes du
processus de décision et que leur opinion soit considérée avec autant de poids que celle des
autres parties du processus de décision. Enfin, troisièmement, ils demandent que les
4
populations soient impliquées dans le processus de recherche sur les effets des projets aux
côtés des scientifiques. Il s’agit de faire valoir les connaissances des populations au-delà des
compétences scientifiques puisque bien souvent les cas tel celui de Love canal ont pu être
défendus grâce à l’ensemble des effets ressentis par les populations et qu’elles pouvaient
décrire.
Cependant, pour obtenir une justice procédurale, la reconnaissance des populations est un
préalable. Elle est la base de la possibilité d’exprimer non seulement son opinion mais aussi et
surtout de voir son avis pris en compte. Dans l’affaire Love canal, Gibbs (1982) note que les
femmes qui tentaient de s’exprimer pour faire valoir leur point de vue et rapporter leur
témoignage étaient systématiquement ignorées, discréditées parce que considérées comme
irrationnelles, émotives et mal informées. Hamilton (1994) dresse le même constat au travers
d’un cas de projet d’incinérateur à Los Angeles. Les femmes et les populations issues des
minorités sont systématiquement dénigrées par les autorités car jugées irrationnelles et mal
informées. Il s’agit là d’un problème d’autant plus marqué que les populations issues des
minorités ne sont historiquement pas présentes dans les mouvements environnementalistes
(Bullard, 1993). Elles n’ont pas pu acquérir de crédibilité par ce biais. Les mouvements pour
la justice environnementale visent par conséquent à donner une voix à ces populations. Ils
contribuent à leur accorder un poids politique, à favoriser leur empowerment (Bullard, 1993)
ou leur agencéité (Di Chiro, 1992) en insistant sur leur reconnaissance.
Si la reconnaissance est à la base de la justice procédurale, son absence est aussi à l’origine de
nombreuses inéquités. LaDuke (2002) souligne à cet égard que certains standards de pollution
sont fondés sur des règles qui ignorent les spécificités culturelles des populations par défaut
de reconnaissance de celles-ci. Par exemple, il soutient que le niveau de rejet de dioxine de
l’industrie de la papeterie dans les rivières et fleuves est défini aux USA par un taux
supportable pour la population au regard de la consommation de poissons issus des ces
fleuves et rivières. Mais ce standard se fonde sur une consommation moyenne de poissons
d’eau douce dans la population ; critère totalement inapproprié pour les populations qui en
font une grande consommation, comme c’est le cas des populations autochtones indiennes.
Dans un autre registre, Schlosberg (2007) souligne que la décision du Service des forêts des
USA d’autoriser l’usage d’eaux usées traitées pour accroître l’enneigement à fin de
développer les activités de sports d’hiver sur des montagnes locales considérées comme
sacrées par les treize tribus indiennes n’a pas tenu compte de l’importance de ces montagnes
pour ces populations parce que leurs spécificités culturelles n’ont pas été reconnues. Il ne
s’agit pas dans ces cas uniquement de reconnaissances individuelles mais bien d’identité
collective. Ce sont les populations en tant que groupes ou communautés avec leurs propres
spécificités qui ne sont pas reconnus (Agyeman et al., 2003). Comme le souligne Pulido
(1996), la spécificité des mouvements en faveur de la justice environnementale, en
comparaison des autres organisations environnementales, consiste à dresser les contours des
populations en tant que communautés c’est à dire en tant qu’entité spatiale qui peut être
caractérisée par une appartenance (par exemple : appartenance de classe, appartenance
ethnique, etc.). Il s’agit avant tout d’un mouvement pour la reconnaissance des communautés
dont les enjeux sont environnementaux sur un territoire particulier. Les injustices
environnementales sont aussi des atteintes à l’intégrité, certes physique, mais également
identitaire. Elles sont assimilées par les communautés affectées à une forme de « génocide »
(Krauss, 1994 ; Bretting et Prindeville, 1998). Les motifs d’engagement dans les mouvements
activistes sont d’ailleurs autant ceux concernant la santé publique que la préservation de la
culture (Prindeville, 2004). Pour cette raison, une politique de défense des communautés
consiste en la création de fondations, à l’image de la fondation White Earth Land Recovery3
3
Dont le slogan est : « Facilitating the recovery of the original land base of the White Earth Reservation ».
http://welrp.org/
5
qui rachètent les terres pour les réallouer aux populations autochtones, ce qui leur confère un
pouvoir collectif et une reconnaissance (LaDuke, 2002).
La justice environnementale articule par conséquent l’inéquité, la participation et la
reconnaissance ; avec en son cœur la reconnaissance puisque d’une part le manque de
reconnaissance est analysé comme la cause fondamentale de l’inéquité et, d’autre part, elle
constitue la condition d’une réelle participation. A travers cette démarche, les mouvements en
faveur d’une plus grande justice environnementale militent pour une réduction des injustices,
sans poser en toile de fonds de définition de ce qu’est une société parfaitement juste.
L’approche de ces mouvements renvoie au débat actuel sur l’opposition entre justice
comparative et justice transcendantale.
2. Justice comparative versus justice transcendantale
Schlosberg (2007) note que la plupart de la littérature sur la justice environnementale examine
des cas particuliers qui relatent des histoires d’injustice, explorent les arguments concernant le
caractère intentionnel ou raciste des ces injustices, et analysent les manières
d’opérationnaliser et mesurer ces injustices. Un tel point de vue semble en cohérence avec la
notion de justice comparative défendue par Sen (2006a, 2009).
2.1. De l’opposition entre conception comparative et conception transcendantale de la
justice…
Dans son ouvrage Idées de justice, Sen (2009), poursuivant une réflexion entamée dans un
article de 2006 intitulé What do we want from a theory of justice ?, oppose une approche
transcendantale de la justice et une approche comparative. Il développe ainsi une réflexion sur
la réduction des injustices dans des contextes où ce qui compte est ce que vivent et ressentent
les gens. Cette conception de la justice implique, au regard de certaines expériences
historiques d’injustice mondialement reconnues, qu’il est important de comprendre que les
populations cherchent avant tout à supprimer les injustices flagrantes dans la mesure de leurs
capacités, plutôt qu’à chercher un monde parfaitement juste. Cela semble indiquer que
l’action sociale d’une personne ou d’un groupe soumis à une injustice, vise à sortir de
l’injustice ; ce qui n’équivaut certainement pas à entrer dans une situation de justice parfaite.
Sen (2009) identifie trois caractéristiques majeures d’une justice comparative par rapport à
une justice transcendantale. Tout d’abord, tandis que la justice transcendantale s’attache à
définir ce qu’est une société parfaitement juste, la justice comparative doit permettre
d’identifier les moyens qui réduiront les situations d’injustice. Ensuite, la justice
transcendantale se focalise sur les institutions justes qui doivent gouverner la société. La
justice comparative, sans nier le rôle notable des institutions, tient compte des comportements
de transgression des individus et pas seulement des insuffisances institutionnelles. Elle se
centre sur la vie réelle des gens et non sur la vie qu’il devrait mener dans une société avec des
institutions justes. Enfin, alors que la justice transcendantale cherche à définir un état unique
qui caractérise une société juste, la justice comparative admet le pluralisme des valeurs. Ce
pluralisme ne signifie pas relativisme, mais d’une part que les nombreux problèmes relatifs à
la justice doivent faire l’objet d’un débat argumenté, qui peut dans certains cas aboutir à un
consensus ; d’autre part que l’absence de consensus ne découle pas d’un défaut de
raisonnement et de réflexion, mais au contraire de priorités rivales qui ont franchi le crible de
la raison. En somme la justice comparative est plus orientée pratiquement que la justice
transcendantale.
2.2. … à la complémentarité
6
En défendant une approche comparative de la justice, Sen (2009) s’oppose particulièrement à
la théorie de la justice de Rawls (1971) dans laquelle il décèle un archétype de la justice
transcendantale. Cette prise de position a provoqué un débat intense. Gamel (2010), Kandil
(2010), Valentini (2011), Satz (2012), Freeman (2012), Robeyns (2012), Ege et al. (2012),
parmi d’autres, ont contesté l’opposition entre les deux types d’approche de la justice. Notre
objectif n’est pas de revenir en détails sur ce débat. Nous le synthétisons afin de faire ressortir
la complémentarité des deux approches ; ce qui finalement permet de légitimer l’approche
comparative tout en la remettant à sa « juste » place par rapport à l’approche transcendantale.
Pour commencer nous rappelons d’abord la position de Sen à partir d’un exemple qu’il
fournit. Nous résumons ensuite l’opposition à la dichotomie proposée par Sen.
Imaginons trois enfants qui se disputent pour l’attribution d’une flûte. Anne est la seule qui
sait jouer de la flûte et pour cette raison revendique le droit de l’obtenir. Bob défend au
contraire le fait qu’il est pauvre et qu’il n’a aucun jouet et devrait donc être le possesseur de la
flûte. Enfin, Carla indique qu’elle a fabriqué cette flûte et donc qu’elle en est la légitime
utilisatrice. Les trois arguments avancés par les enfants semblent légitimes. Tandis qu’une
justice transcendantale ne pourrait pas traiter ce genre de situation liée au pluralisme des
principes, la justice comparative aurait précisément pour objet de produire un
ordonnancement, ne serait-ce que partiel, par classement par dominance. Cela ne signifie pas
que la justice comparative produise un ordre complet. L’approche comparative fournit un
ordre partiel, soit parce que nous jugeons une option à partir de points de vue conflictuels
(comme dans l’exemple de la flûte), soit parce que nous n’avons pas assez d’information sur
les options en présence pour les ordonnancer (comme c’est le cas souvent avec des options
concernant notre futur), soit que certaines options ne puissent être comparées avec une
métrique commune (comme c’est le cas de biens incommensurables) (Satz, 2012).
« L’essentiel est d’obtenir un accord fonctionnel sur un ensemble de sujets facilement
identifiables par l’injustice manifeste qu’ils reflètent » (Sen, 1999, p.333). Cet ordre partiel
n’est pas le fruit d’une référence à un principe transcendantal mais de la confrontation des
arguments de chacun lors de l’épreuve de la discussion publique (Sen, 1999, 2009). En
somme, l’approche comparative d’une part ne vise qu’à établir un ordre partiel, d’autre part
admet l’incomplétude. Des informations complémentaires ou un changement de contexte
peuvent ainsi produire un changement d’ordonnancement.
Bien que la justice comparative présente un intérêt majeur, il serait excessif de l’opposer aux
approches transcendantales. Les deux approches ne visent pas le même objectif. La démarche
transcendantale consiste à justifier un système ou un principe donné d’évaluation, sans pour
autant procéder à cette évaluation ; tandis que l’approche comparative vise à utiliser des outils
qui permettent d’accomplir une évaluation (Kandil, 2010), sans par conséquent que les
principes n’aient eu besoin d’être légitimés.
D’ailleurs Sen (2012) précise qu’il n’estime pas que l’approche transcendantale soit
redondante ou inutile, mais simplement qu’elle n’est ni nécessaire ni suffisante pour établir un
ordonnancement des jugements concernant la justice dans des cas précis. Nous pouvons certes
admettre avec Sen que l’approche transcendantale n’est ni nécessaire ni suffisante pour établir
un classement, mais il faut en contrepartie admettre que la robustesse de ce classement doit
reposer sur une légitimité des critères utilisés, que ces critères soient raisonnables ; ce qui
renvoie in fine à une approche transcendantale. Comme le soulignent Ege et al. (2012), la
notion « d’impartialité ouverte » que développe Sen, qui lui permet de fonder des
comparaisons qui ne reposent pas sur des critères purement positionnels, renvoie à une
interprétation du spectateur impartial d’Adam Smith fort présente chez Rawls. Valentini
(2012) relève que Sen commet un excès en interprétant la théorie de la justice de Rawls
comme un ensemble d’institutions idéales. Elle ne vise pas à établir un ensemble
7
d’institutions parfaites, mais, sur la base de principes de justice, ouvre la voix à de multiples
arrangements institutionnels qui rendront la société juste, en fonction de son contexte, en
cohérence avec les principes de justice. Les principes de justice ne sont que des points de
départ, pas des conclusions de la théorie de la justice. Ils laissent ouverts les arrangements sur
une base comparative.
Nous pouvons par conséquent conclure qu’il faut distinguer les principes de justice des
ordonnancements qui sont réalisés sur la base de principes. Ces principes méritent
certainement d’être légitimés par des approches transcendantales, tandis que les approches
comparatives peuvent apporter un éclairage, dans des cas concrets, d’ordonnancements que
les populations établissent sur la base de critères auxquels elles se réfèrent. Or la justice
environnementale s’appuie sur trois principes : l’équité, la reconnaissance et la participation.
Nous ne discutons par de la pertinence de ces trois principes d’un point de vue transcendantal.
Les insuffisances des théories distributives de la justice ont été discutées à différentes reprises
notamment au regard de la portée du principe de reconnaissance (voir par exemple Fraser,
2000 ; Fraser et Honneth, 2003 ; Young, 1990). Nous nous concentrons sur une approche
comparative en nous demandant en quoi l’approche par les capabilités défendue par Sen
constitue une voie pertinente pour appréhender les enjeux de justice environnementale.
3. Approche des capabilités et justice environnementale
Nous avons recours à une approche comparative de la justice sur la base de l’approche des
capabilités parce que cette dernière nous semble permettre d’appuyer la notion de justice
environnementale avec quelques aménagements. Nous ne visons pas à défendre, ni à produire
une théorie de la justice. Conformément à son approche comparative Sen (2009) souligne
d’ailleurs que l’approche des capabilités ne vise pas fournir une théorie de la justice et que
l’interpréter comme telle serait une erreur. En revanche, elle fournit « …une base
informationnelle sur laquelle se concentrer pour juger et comparer les avantages globaux »
(2010, p.285)4.
Les capabilités constituent une base informationnelle de justice plus large que le revenu ou
l’utilité ou les biens premiers (à la Rawls). La justice n’est plus réduite à l’enjeu de la
distribution des ressources rares mais inclut aussi la liberté de choix. L’enjeu n'est pas de
définir une justice parfaite, mais de savoir comment procéder de façon juste dans notre vie
quotidienne. Une approche comparative de la justice requiert simplement une évaluation de
l’ensemble de capabilités des personnes ou des groupes sociaux et de sa progression. Elle se
situe dans une idée de progrès vers la justice. Dans cette perspective, l’injustice peut être
considérée comme une inégalité des capabilités dans le temps et dans l’espace (Ballet et al.,
2013). L’approche des capabilités offre une base pour une justice comparative, sans qu’il ne
soit nécessaire de se référer à une théorie de la justice. Or précisément, la question de la
justice environnementale n’est pas posée sur la base d’une théorie de la justice mais à partir
de cas concrets.
Nous ne rappellerons pas cette approche, désormais bien connue (voir Alkire, 2002 ; Gasper,
2007 ; Deneulin, 2006 ; Bonvin et Farvaque, 2008 ; Crocker, 2008 parmi d’autres). Nous nous
limitons à souligner en quoi elle apporte un éclairage consistant sur la justice
environnementale et peut constituer une métrique adéquate pour comparer les cas relatifs à la
justice environnementale. Pour cela, nous appuierons les trois dimensions fondatrices de la
justice environnementale : la distribution, la participation et la reconnaissance.
4
Nous utilisons dans les passages qui suivent la référence à la traduction française parue en 2010 de Idea of
Justice.
8
3.1. Approche par les capabilités et distribution des injustices environnementales
Premièrement, elle assure une lecture des enjeux de distribution via les possibilités réelles
dont disposent les individus. Pour citer Sen (2010, p.286), « L’approche par les capabilités se
concentre sur la vie humaine et pas seulement sur des ‘objets de confort’ comme les revenus
ou les produits de base- souvent érigés en critères principaux du succès humain, notamment
dans l’analyse économique. Elle propose d’abandonner la focalisation sur les moyens
d’existence pour s’intéresser aux possibilités réelles de vivre ». Le focus sur les possibilités
réelles est essentiel dans la justice environnementale dans la mesure où les cas relatés
soulignent à l’évidence des atteintes graves aux capabilités de base des individus telles la
santé. Sen a ainsi proposé dans son ouvrage de 1980, Equality of What ?, l’expression
« capabilités de base » (basic capabilities) pour désigner la capacité de satisfaire des
fonctionnements élémentaires et d’une importance cruciale tels que se nourrir, se loger,
échapper aux maladies évitables et à la mort prématurée, etc. Nussbaum (1988) emploie
également la notion de capabilités de base, mais cette expression désigne pour elle les
capabilités potentielles qu’une personne pourrait développer et non pas un ensemble restreint
de capabilités élémentaires. Elle propose néanmoins une liste de dix capacités fondamentales,
sous-divisées en capacités secondaires, pouvant servir de référence universelle (Nussbaum
2000). Cependant, une telle liste ne revient pas à établir un classement. La valeur accordée
aux différentes capabilités peut diverger selon le contexte, ou encore selon les individus. Pour
cette raison, Sen entend conserver une certaine flexibilité dans la formulation de ce que sont
les capabilités. Plutôt que de partir de la définition d’une liste universelle de capabilités de
base, il opte pour la justification d’un ensemble de capabilités par une procédure de
délibération démocratique5.
3.2. Approche par les capabilités et enjeu de participation
Deuxièmement, du fait de cette procédure de délibération démocratique, elle donne voix aux
populations et rejoint la question de leur participation aux décisions. Sen insiste en effet sur le
fait que les capabilités à prendre en compte sont celles que les individus ont des raisons de
valoriser. Pour cette raison, l’approche des capabilités insiste sur la capacité à être agent de sa
situation. Cette capacité à être agent découle bien sûr du degré de liberté que possède
l’individu. Plus il sera libre d’agir, plus il sera en position d’être agent de sa vie. Les
personnes qui n’exercent pas leur agencéité sont passives, soumises aux situations dans
lesquelles elles se trouvent, ou sous l’influence des autres. Selon Alkire (2008), l’agencéité
recouvre cinq caractéristiques. a) Elle renvoie aux buts et objectifs que vise l’agent. Pour
chaque but et objectif, l’agent possède une capacité d’agence plus ou moins forte. Mais de
plus, à un but ou objectif peuvent correspondre plusieurs réalisations. Les diverses réalisations
ne sont pas toujours parfaitement compatibles et la capacité d’agence d’un individu se
reflètera aussi dans sa capacité à aménager les conditions de faisabilité des diverses
réalisations. b) Elle inclut à la fois le pouvoir effectif (effective power) de la personne ou du
groupe de personnes à atteindre ses objectifs et le contrôle sur la réalisation des objectifs. La
notion de contrôle renvoie à la capacité de la personne à assumer des choix et à contrôler la
procédure de réalisation des choix directement, qu’elle aboutisse ou non à la réalisation
voulue. En revanche, le pouvoir effectif reflète la capacité d’aboutissement, que la personne
contrôle directement ou non le choix et la procédure de réalisation. Le pouvoir effectif
suppose donc la prise en compte des interactions sociales dans la mesure où la réalisation
5
D’un point de vue pragmatique, plusieurs procédures destinées à établir un ensemble ou une liste de capabilités
de base sont possibles. Alkire (2002) propose une discussion éclairée des alternatives et des questions et enjeux
qui y sont associés.
9
effective d’un fonctionnement peut dépendre de l’action des autres. c) Elle est relative à la
capacité à réaliser son bien-être mais aussi celui d’autres agents. Ainsi, réduire la torture ou
vaincre la faim dans le monde peuvent être des objectifs auxquels la personne accorde de la
valeur. Sa capacité d’agence est dans ce cas aussi relative à sa capacité d’exercer un contrôle
direct sur cet objectif et/ou à avoir un pouvoir effectif à atteindre ces objectifs. Elle ne
concerne pas seulement le bien-être de la personne, mais l’ensemble des objectifs que cette
dernière se fixe. Certains de ces objectifs peuvent viser le bien-être d’autres personnes, des
animaux6, etc. d) Elle est associée aux objectifs auxquels la personne accorde de la valeur, ce
qui signifie que tout ce qui est réalisé au moins partiellement par la personne ne peut être
attribué systématiquement à sa liberté d’agence. Il faut que la personne accorde une valeur à
cette réalisation. e) La capacité d’agence implique la responsabilité dans la réalisation ou
l’état des choses. Puisque l’agent choisit librement, il est de fait responsable de ses choix.
Nous pouvons considérer que la participation passe par la valorisation de la capacité
d’agence. Cette capacité d’agence suppose les trois critères de participation discutés dans les
mouvements pour la justice environnementale : la mise à disposition de l’information sans
laquelle l’individu ne peut établir un choix raisonné ; être partie prenante sans quoi il ne peut
exprimer les raisons qu’il a de valoriser tel ou tel objectif et ne peut contrôler la procédure qui
permet les choix ; la coproduction d’information scientifique qui renvoie à la fois au fait de
contrôler la procédure mais aussi au pouvoir effectif d’atteindre les objectifs. Cependant,
accorder une considération essentielle à la justice dans le processus de participation, comme
le revendiquent les mouvements en faveur de la justice environnementale, suppose de donner
une priorité à la justice dans le processus de choix sur la justice dans les choix eux-mêmes.
Une telle position renverse les priorités proposées dans l’approche des capabilités par Sen. En
effet, Sen (2004b, 2005) distingue deux conceptions de la justice : d’une part la liberté
d’opportunités, d’autre part la liberté de processus. Il illustre cette distinction par l’exemple
d’une jeune fille, Natacha. Si nous supposons que Natacha est contrainte de sortir le soir par
une autorité (par exemple ses parents), elle n’est donc pas libre de choisir de sortir ou non.
Même si elle désire sortir et que la contrainte correspond de fait avec son désir, elle n’est pas
libre pour autant. Cette situation implique deux problèmes : a) Natacha n’a pas son mot à dire
dans la décision la concernant, b) elle n’a pas d’autres opportunités que de sortir. Selon Sen,
l’approche des capabilités se focalise avant tout sur l’absence d’opportunités alternatives. Or
ce que soulignent bien les mouvements en faveur de la justice environnementale est que
l’absence d’opportunités alternatives découle fondamentalement d’une absence de
participation. La justice dans le processus de décision est prioritaire sur la justice dans les
opportunités puisque la première conditionne les alternatives de la seconde. L’approche des
capabilités peut par conséquent constituer une contribution significative à la justice
environnementale sous condition qu’elle admette une inversion des priorités dans les deux
types de libertés.
3.3. Approche par les capabilités et reconnaissance
Troisièmement, l’approche des capabilités constitue une approche cohérente avec la nécessité
de reconnaissance des populations. Cela suppose néanmoins une discussion sur la notion de
capabilités collectives. Selon Evans (2002) la capacité d’agence est façonnée par les valeurs
communes et les structures sociales. Ce n’est pas parce que chacun possède des droits qu’il
s’engage automatiquement avec et envers les autres. Au contraire, en tant que personne
responsable, mon engagement prend valeur parmi toute une série d’interactions sociales qui
6
Le bien être des animaux, (dans une perspective utilitariste) se réduit souvent à la prise en compte de la
souffrance. Cf. Porphyre dans sa réédition de 2003 et plus récemment Singer (1993). Cf. en contre point,
Nussbaum (2006).
10
donnent un sens à cette responsabilité (Ballet et al., 2007). Une attention particulière doit
donc être accordée au rôle du débat public, aux espaces de discussions et aux possibilités
d’interactions sociales itératives pour l’émergence de valeurs et d’engagements communs.
Les capabilités collectives émergent de ces interactions sociales et sont différentes de la
somme des capabilités individuelles. Elles permettent d’atteindre des objectifs que les
capabilités individuelles ne garantissent pas de réaliser. La capacité d’agence collective ou la
capacité d’un groupe à agir ne vise pas seulement à changer le niveau de bien-être de ses
membres, mais aussi à favoriser le changement dans la société (Ibrahim, 2008).
Sen (2010) a récemment clarifié sa position sur les capabilités collectives. Il reconnaît d’une
part, les influences sociales sur les individus : « Il est difficile d’imaginer que des personnes
vivant en société puissent penser, choisir ou agir sans être influencées par la nature et le
fonctionnement du monde qui les entoure. » (p.299). Il admet d’autre part, la notion de
capabilité collective : « Il n’y a, bien sûr, aucune difficulté majeure à penser des capabilités de
groupe. Lorsque nous disons, par exemple, que l’Australie peut vaincre dans les matchs
d’essai tout autre pays qui pratique le cricket,…, nous parlons de la capabilité de l’équipe
australienne de cricket et non de tel ou tel joueur australien en particulier. » (p.298). En
revanche, il réduit la portée des capabilités collectives dans les jugements d’évaluation de la
société et donc leur rôle dans la justice comparative. S’« il n’a aucune raison particulière
relevant de l’analyse d’exclure a priori les capabilités collectives… Les arguments qui
dissuadent de prendre ce chemin portent sur la nature du raisonnement que cela impliquerait »
(p.300). « Puisqu’un groupe ne ‘pense’ pas dans le sens évident où le font les individus,
l’importance de ses capabilités collectives serait plus ou moins comprises, pour des raisons
assez claires, en fonction de la valeur que leur accordent ses membres… En dernière analyse,
c’est sur des évaluations individuelles qu’il nous faudrait prendre appui, tout en reconnaissant
l’interdépendance profonde des jugements d’individus qui interagissent » (p.300). Sen
distingue en fait deux niveaux, celui de la capacité d’action ou agencéité qui peut tout à fait
prendre en compte les capabilités collectives ou les capacités d’agence collectives et celui du
jugement de l’évaluation sur la société qui permet la réalisation d’une approche comparative
de la justice. Or à l’inverse du premier niveau qui admet la capabilité collective, le second
niveau doit s’appuyer uniquement sur les capabilités individuelles. La distinction qu’opère
Sen serait robuste seulement si les capabilités collectives en tant que moyens d’action
produisaient des effets sur les capabilités individuelles uniquement et que l’on pouvait réduire
tous ces effets à des capabilités individuelles. Or ce qu’illustrent parfaitement les mouvements
pour la justice environnementale est que le cœur des revendications porte sur la
reconnaissance. Il ne s’agit pas de reconnaissance individuelle, mais d’identité collective. La
reconnaissance des spécificités des groupes n’est pas simplement un moyen de renforcer leur
capacité d’action au profit des individus pris séparément, elle est aussi un enjeu de justice
comparative et donc d’évaluation de la société. Il s’agit de reconnaître une identité collective
et une culture. Et lorsque Sen (2010) en défense de sa position note que « Les thèses qui
réduisent une personne au seul statut de membre d’un groupe unique sont généralement
fondées sur une interprétation inadéquate de l’envergure et de la complexité de toute société
dans le monde » (p.302), il commet l’erreur de considérer qu’octroyer une identité de groupe
équivaut à réduire l’identité individuelle à cette identité de groupe. Il est vrai que Sen s’est
prononcé à plusieurs reprises sur la notion d’identité et appuie l’idée de pluralité de l’identité
(par exemple Sen, 2004a). Or pourquoi le fait de se reconnaître dans une identité de groupe
reviendrait à éliminer les autres identités ? Il s’agit là d’une position de principe qui vise à
contrer le recours aux identités collectives comme source de violence (Sen, 2006b), mais qui
est sans fondements. Ne pas reconnaître l’identité collective de certains groupes qui réclament
cette reconnaissance est aussi une forme de violence. Ce que soulignent avec force les
mouvements pour la justice environnementale. Une justice comparative doit tenir compte
11
dans son évaluation de la reconnaissance des identités collectives. Or pour cela, une
évaluation qui se limiterait à comparer des capabilités individuelles laisserait de côté une
dimension fondamentale de la justice environnementale. Il n’y a aucun sens à reconnaître une
caractéristique de l’identité d’une personne sans en même temps reconnaître celle du groupe.
Et ce n’est pas en évaluant les capabilités individuelles sur l’identité que nous pouvons établir
la reconnaissance d’une identité de groupe. C’est précisément le contraire qui s’opère. La
reconnaissance des identités collectives constitue une extension des capabilités des individus.
Dans l’évaluation d’une société, il convient alors d’attribuer un poids à la reconnaissance des
identités collectives. Ce qui ne revient certainement pas à réduire l’identité des personnes à ce
trait de leur identité. Mais permet en revanche de reconnaître leur capacité d’agence
collective.
Comme le fait remarquer Honneth (2010), si le mépris est ressenti par les individus, il n’est
pas seulement individuel. Il concerne également les modes de vie jugés inférieurs ou
imparfaits. L’absence de reconnaissance de certaines valeurs collectives affecte directement
les individus qui les portent au point que leurs existences n’ont plus aucune signification
positive. L’injustice du mépris est le pendant négatif de la reconnaissance. Une société qui
vise à réduire les injustices et qui évalue comparativement ses progrès en matière de justice,
ne peut éluder les progrès dans la reconnaissance des cultures et des modes de vie. Une
approche comparative de la justice qui s’appuierait sur les capabilités ne peut se passer de
tenir compte des capabilités collectives. La position prise par Sen (2009) sur les capabilités
collectives nous paraît, pour cette raison, intenable. Si la justice comparative a pour objet,
comme l’affirme Sen, d’identifier les moyens qui réduiront les injustices, les capabilités
collectives constituent un objet d’évaluation sociale indispensable. La capacité d’agence
collective est la base de la reconnaissance.
Conclusion
Dans cet article nous avons défendu que l’approche par les capabilités offre de sérieuses
pistes pour donner tout son sens à la justice environnementale abordée sous l’angle de la
justice comparative. Les personnes défavorisées vivent souvent dans un environnement de
faible qualité comparativement aux autres et l’approche des capabilités peut constituer une
métrique adéquate pour évaluer leur situation.
Cependant, deux ajustements de cette approche sont nécessaires. Tout d’abord, elle doit
mettre au centre de son analyse la justice dans le processus et ce de manière prioritaire sur la
justice dans les opportunités. Ensuite, elle doit tenir compte des capabilités collectives, pas
uniquement comme élément de la capacité d’agence des individus, mais également et
fondamentalement dans l’évaluation sociale des sociétés. Ces deux ajustements appellent par
conséquent à un dépassement de l’approche des capabilités telle que conçue par Sen.
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