Le Fils du Marchand de Tapis
Auteur : Andrew Calimach – Traductrice : Alice Diot (2022)
Au cours d'un voyage à Istanbul que ma femme et moi avons fait il y a une vingtaine
d'années, nous avons été « adoptés » par un très jeune garçon des rues qui s'est désigné
comme notre guide pour découvrir la ville et ses charmes. Nous étions plutôt heureux
de cet arrangement, qui, à bien des égards, satisfaisait tout le monde - jusqu'à ce que ce
ne soit plus le cas. Comme un esprit plus sage aurait pu le prévoir, un ensemble
d'aventures imprévisibles s'ensuivit, des escapades qui auraient pu sortir d'un conte des
« Mille et une nuits ». Aussi lointaines soient-elles, elles pourraient servir de leçon à
quiconque qui y prêterait attention. Confier à un jeune adolescent vos projets de
vacances à l'étranger n'est pas si différent que de le laisser prendre les commandes d'un
avion de ligne. Au mieux, vous vous attendez à un voyage très mouvementé ! Il va sans
dire qu'alors que la Turquie pourrait bien être en Europe, l'Europe n'est certainement pas
en Turquie.
J'ai écrit cette histoire au printemps 2020, quand la mort rôdait partout et qu'un faux
mouvement pouvait signifier une fin macabre. Mon travail m'amenait à sortir tous les
jours dans la ville vidée de ses habitants, et je me suis habitué à vivre avec le danger.
Un jour, il m’a paru évident que je devais coucher ces expériences sur le papier car le
risque d'écrire une histoire telle que celle-ci, où je dis ce que la plupart des gens laissent
inavoué, n'était pas aussi grand que le risque de l'existence quotidienne. Pourquoi se
buter sur une histoire de sentiments interdits, quand tous les jours nous avons dansé avec
la mort ?
Je me suis échiné à décrire les événements, les émotions et les pensées aussi précisément
que possible, sans rien édulcorer ni voiler. Ce processus a mis en évidence à quel point
la vie sociale et la vie intérieure personnelle sont cousues d’arrangeants mensonges, et
il m’a fallu beaucoup d’efforts, de discipline et de lâcher prise pour arriver au bout. Il
est à la mode aujourd'hui de dire que les écrivains « parlent le langage de la vérité
aux pouvoirs en place ». Ce n'est pas tout à fait exact. En fait, ce que font les écrivains,
c'est parler le langage de la vérité aux menteurs. Vous savez qui vous êtes.
Nous sommes à la fin de l'automne 1995. Je m’échappe de l’étouffant train-train quotidien de
Bucarest, ville morne et grisailleuse, pour me détendre une semaine dans une Istanbul
décontractée et ensoleillée. Nina, ma femme, m'accompagne. Nous avons nos similitudes et nos
différences. Nous sommes tous les deux un peu vieux jeu. Nous aimons tous les deux les
voyages lents et sans histoire, les endroits sans modernité et les hôtels peu luxueux. Et Nina est
assez vieux jeu pour céder à ma fascination pour les garçons. Une de mes prédilections qui est
elle-même plutôt démodée.
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C'est notre première fois à Istanbul, et j'avoue que je suis curieux de voir comment les garçons
sont traités ici. Je sais que les Turcs sont différents à bien des égards. Par exemple, on m'a dit
que je ne pouvais pas laisser Nina seule en public, cela scandaliserait les habitants de voir une
femme non-accompagnée dans la rue. Et je sais également qu'en roumain, le mot courant pour
« garçon » est « pushti », un mot emprunté à l'époque où les Turcs avaient envahi le pays. Il
vient du mot turc qui désigne l’« arrière-train », pour le dire poliment. Je me surprends à espérer
que les Turcs ont corrigé leurs manières au cours des siècles écoulés.
Nous logeons dans un petit hôtel privé situé dans le vieux quartier de la ville, où l'appel à la
prière du muezzin passe par les fenêtres ouvertes à l'aube. Le gardien de l'hôtel, un homme
taciturne au regard vif, nous indique notre chambre, au premier étage, juste en haut des marches.
À travers la fine porte, nous entendons tout ce qu’il se passe dans le hall d’entrée, mais cela ne
fait qu'ajouter au charme du lieu. De toute façon il n'y a pas beaucoup de clients, presque
personne n'entre ou ne sort. Le quartier regorge de magasins aux devantures anciennes,
débordants de tapis orientaux aux riches couleurs de terres, de souvenirs de mauvais goût ou de
délices mielleux du Moyen-Orient. Les garçons de thé font passer d'une boutique à l'autre des
plateaux remplis de verres fumants en forme de sablier, les vendeurs à la sauvette colportent
leurs marchandises suivis par leur fils, et les garçons cireurs de chaussures pointent vos
chaussures du doigt, en vous accusant « elles sont sales ! ». On a l’impression d’être dans un
bazar médiéval. On est dans un bazar médiéval. Juste en bas de la route s'élève l'élégant dôme
de l'ancien Hammam de la Reine, transformé en une galerie marchande de tapis orientaux.
Nina et moi déambulons dans les rues et respirons l'atmosphère exotique. Nous flânons dans
les petites boutiques où nous sommes invités à nous décontracter et à débattre de la politique
avec les amicaux vendeurs de tapis autour d'une tasse d'elma chai, un thé aromatique à la
pomme, et où nous ne pouvons résister à l'envie d'acheter un ou deux tapis à rapporter chez
nous. Pendant le reste de notre séjour, ces vendeurs de tapis nous souriront invariablement et
nous salueront chaque fois que nous les croiserons, comme de vieux amis le feraient. Partout,
je vois de jeunes garçons s’affairer ou tenir une boutique. Ils travaillent généralement sous le
regard attentif d'un homme plus âgé, que je prends pour le père ou un oncle. Des groupes de
jeunes garçons volubiles courent dans les rues, plongeant et s’immergeant dans la foule comme
des volées de moineaux en mission secrète. La mission devient claire lorsqu’une averse
inattendue s’abat sur la scène. Dès qu'il commence à pleuvoir, les garçons sortent des parapluies
de nulle part, et commencent à les vendre à des prix exorbitants aux touristes de plus en plus
trempés. Nous marchandons, mais les jeunes sont durs en affaires.
Plus tard dans l'après-midi, alors que l'attention de Nina est attirée par une vitrine remplie de
tissus colorés, j'aperçois par la porte ouverte deux très jeunes hommes, âgés de seize ou dixsept ans peut-être. Ils se tiennent face à face dans l'arrière-boutique vide, ils discutent, les yeux
dans les yeux, en se tenant les mains. Ensuite l'un des deux fait mine de partir, mais alors que
leurs corps s'éloignent de plus en plus, leurs mains restent jointes, jusqu'à ce que leurs doigts
entrelacés glissent lentement et se séparent, à contrecœur. C’est tellement humain, tellement
naturel, tellement sain, et pourtant c'est inconcevable dans l'Ouest « libéré » d'où je viens ! Dire
que je dois venir jusqu'en Turquie pour voir une telle beauté d'émotion, un tel sentiment de
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tendresse authentique. Est-ce de l'amitié ? Est-ce de l'amour ? Où tracer la ligne ? Ce seul aperçu
a fait que mon voyage en valait la peine.
Après quelques bonnes heures de cette première sortie touristique, Nina a besoin de se reposer.
Je viens tout juste de commencer. Je n'ai jamais assez de ce monde. J'ai beaucoup voyagé, j'ai
vu une grande partie de l'Europe, de l'Amérique du Nord et de l'Amérique centrale, mais c'est
la première fois que j'ai l'impression de ne plus être en Occident. Quelle ironie que de découvrir
ce nouveau monde pratiquement sur le pas de ma porte, pour ainsi dire. Je raccompagne Nina
à notre chambre et je pars à la recherche d'un cybercafé pour rattraper ma correspondance en
retard. Je descends dans le hall et demande mon chemin au gardien de l'hôtel. Je sors en espérant
m’y retrouver dans ses indications compliquées, mais sans vraiment m’inquiéter. L'essentiel est
d'être à nouveau dehors, d'être libre de cette façon exaltante dont on est libre quand on est seul
dans un pays étranger. Ouvert au hasard, curieux, insouciant, sans peur de se ridiculiser. Et en
cas de dernier recours, on peut toujours se réfugier derrière le fait d'être un étranger dans un
pays étranger.
Je descends un petit peu la rue et je remarque trois hommes assis sur le trottoir, qui discutent.
Je m'approche d'eux pour leur demander mon chemin. Irrésistiblement, mon regard est attiré
par le plus jeune. Ce n'est encore qu'un garçon, d'une quinzaine d'années, éclatant de jeunesse
et de beauté. Un corps félin, la peau mate, des cheveux noirs bouclés et un visage aux traits fins.
Mes yeux s'attardent sur lui peut-être une seconde de trop, puis je détourne mon regard de lui,
et je me tourne vers ses compagnons plus âgés pour leur demander s'ils connaissent le chemin
du cybercafé. Le garçon se lève d’un bond et se porte volontaire pour m'y conduire. Je n'arrive
pas à croire à quel point je suis chanceux, mais j'essaie de ne pas le laisser paraître. Nous y
allons ensemble, il m'attend pendant que je m'occupe de répondre à mes e-mails, puis nous
rentrons à pied à l’hôtel. Son anglais est très acceptable, et il est une fontaine débordante
d'informations. Il s'appelle Jalal, il vient d'une ville appelée Izmir, son père tient un magasin de
tapis et il veut me montrer le meilleur endroit de la ville pour dîner.
J'ai l'impression d'être dans un de ces contes arabes. Je lui dis que ma femme et moi avions
prévu de dîner dans une heure, et je monte à notre chambre en espérant contre toute espérance
retrouver Jalal ce soir-là. Je ne suis pas amoureux, mais mon cœur a rejoint le jeu. Il n'en faut
pas beaucoup, dans le désert un homme assoiffé court après chaque le mirage. Une fois remonté,
je dis à Nina la bonne nouvelle, nous avons un jeune guide ! Elle sourit, et alors que nous
franchissons la porte de l'hôtel, Jalal se trouve là, nous attendant fidèlement. Nous nous en
allons, tous les trois, la dame à ma droite, et le jeune homme à ma gauche. Je me sens juste un
peu coupable, et reconnaissant que Nina soit là pour me couvrir tandis que je me délecte de la
présence du garçon plein de vie.
Au restaurant, une terrasse en plein air avec une scène, Jalal est dans son élément. Il m'explique
les plats inconnus et me dit comment demander en turc au serveur un plateau de backgammon
et un narguilé. J'aspire profondément la fumée au goût de pomme à travers la pipe effervescente,
pendant que l'andante majestueux des luths poursuit sa berceuse hypnotique, comme la
démarche d’un chameau en long voyage, et que les derviches en robe sur la scène, sans bruit
aucun, tournoient sur eux-mêmes au rythme du staccato monotone des tambours étouffés. Je
regarde Nina et Jalal jouer au backgammon, mais c'est Jalal qui attire mon regard. Je les
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photographie tous les deux absorbés par le jeu, l'objectif fixé sur le garçon aux pommettes
hautes, l'ombre d'une future moustache se dessinant doucement sur sa lèvre supérieure. Je suis
le calife de Bagdad.
Il se fait tard mais personne n'est pressé, surtout pas le garçon. Je m’égare à penser que l'heure
du coucher doit être un concept occidental, mais je ne dis rien pour ne pas gâcher la magie du
moment. Nina est une joueuse de backgammon hors pair. Jalal se débrouille, mais elle le bat à
plates coutures. C'est parfait, cela me donne plus d'espace pour être avec le garçon. Si Jalal
l'avait battue, l’heure de fin aurait pu sonner pour lui. Elle est patiente et gentille, mais elle a
ses limites et sa fierté. Le lendemain, cela devient plus que clair lorsque nous nous rendons tous
les trois au musée d'Histoire du quartier. Là, je me perds à expliquer à Jalal la signification de
tel ou tel objet, jusqu'à ce que Nina, délaissée, explose et parte en trombe.
Après plusieurs minutes de recherche frénétique dans les salles bondées du musée, Jalal et moi
désespérons de la retrouver et nous sortons par l’entrée principale, confus. Là, devant l'entrée
du musée, se tient Nina, tirant vigoureusement sur une cigarette. D’un coup de baguette
magique tout est pardonné, et nous nous éloignons en descendant le boulevard, interrompus par
Jalal qui nous apprend qu'il a vraiment besoin d'un nouveau jean. Et peut-être d'une chemise.
Nous nous rendons donc tous les trois au magasin de vêtements Mavi Jeans, où Nina choisit
d'abord un vêtement puis d’autres pour Jalal, et je finis par dépenser un peu plus d'argent que
prévu pour le garçon. Les vêtements sont chers à Istanbul. Ou peut-être que Jalal ne nous a pas
emmenés dans le magasin le moins cher de la ville.
C'est à mon tour de me sentir un peu surmené et fatigué. Nous quittons Jalal les bras chargés de
nouveaux vêtements et retournons à l'hôtel. Plus tard dans l'après-midi, je demande à Nina si
elle veut se joindre à moi pour une visite au hammam. Pour moi c'est un immanquable, toute
ma vie j'ai voulu aller dans un vrai hammam. Enfant, je lisais les histoires anciennes sur la
vieille Arabie, et je rêvais de parcourir les bazars labyrinthiques et de me baigner dans des
hammams vaporeux. Nina n'est pas intéressée. Nous serions de toute façon dans des bains
séparés, elle du côté des femmes et moi du côté des hommes, et l’idée même de se mêler nue à
des inconnues la met mal à l’aise. Je suis plus soulagé que déçu. Cet après-midi, j'ai besoin
d'espace pour laisser les choses suivre leur cours sans avoir à me soucier de Nina. J'ai besoin
de me libérer de ce cocon qui vous isole dès que vous voyagez avec un ami de chez vous. Je
sors de l'hôtel, impatient d'être seul pendant quelques heures, mais je me retrouve face à Jalal.
Il est évident qu'il attendait quelqu’un.
« Où vas-tu ? », insiste-t-il pour savoir. Je suis un peu gêné, d'autant plus que je ne veux pas
avoir l'air d'avoir des vues sur le garçon. Si je lui dis que je suis en route pour le hammam, cela
ressemblera à un stratagème sournois pour le séduire. Je sais bien que de nombreux hammams
sont réputés pour ce genre d'agissements. Je lui explique donc gentiment : « Je vais à un endroit
où tu es trop jeune pour aller ». Jalal semble alors plus qu'offensé. Il faut que je lui dise à cet
instant précis quel genre d'endroit j'ai l'intention de visiter. Mes défenses s'effondrent et je lui
révèle que je vais au hammam. « Oh, le hammam ! Tu peux avoir N’IMPORTE QUEL âge et
aller au hammam ! Tu peux avoir un an et aller au hammam ! ». Je me dis à moi-même : « Peutêtre, mais pas en compagnie d'un étranger ». Pourtant, il m'est absolument impossible de résister
à la double attaque, celle du garçon et celle de mon propre désir de le voir davantage. Je lui dis
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que je me dirige vers le hammam historique de Çemberlitaş. Comme on pouvait s'y attendre, il
sait exactement où c'est. Il passe son bras dans le mien et nous voilà partis.
Bras dessus bras dessous avec un bel adolescent, je marche sur un élégant boulevard d'Istanbul
comme si l'endroit m'appartenait, et nous nous dirigeons tous les deux vers le hammam le plus
célèbre de la ville pour y passer l'après-midi. C'est comme si j'avais vécu toute ma vie pour ce
moment. Nous entrons dans le bâtiment ancien, j'achète deux billets et on nous tend à chacun
une serviette soigneusement pliée. Je regarde attentivement le gardien du hammam, mais il ne
sourcille pas. Jusqu'ici, tout va bien. On nous donne les clés de vestiaires séparés pour enlever
nos vêtements. Nous sortons entièrement nus, à l'exception de petites serviettes fines enroulées
autour de la taille, comme le veut la coutume. Jalal me conduit dans une antichambre et me
montre comment prélever, avec un récipient, l'eau d’un bassin en marbre élégamment sculpté,
et il la verse sur mon corps. « C'est merveilleux », soupire-t-il en versant de l'eau chaude sur sa
tête, attrapant son membre à travers la serviette humide.
J'apprécie la vue de son corps souple et soyeux, « lisse comme une pièce d'or », comme le dit
l’ancien poème grec, et je remarque qu'il commence déjà à avoir un petit peu de ventre. Jalal
me conduit ensuite dans la salle principale, avec en son centre une dalle en marbre, surélevée
et chauffée par dessous. Nous nous allongeons dessus en nous imprégnant de sa douce chaleur,
et le tellak, un homme petit, basané et costaud, ni jeune ni vieux, s'approche avec un tissu pour
effectuer le traditionnel gommage et un seau d'eau savonneuse qu'il fait mousser. Il me frotte
d'abord, puis le garçon. Je me demande lequel des deux lui donne le plus de plaisir, mais il est
impénétrable. J'aime le regarder frotter le corps lisse de Jalal, et je pense que je ne serais pas
contre le faire moi-même. Nous nous levons pour nous rincer, et c'est alors que deux grands
touristes scandinaves blonds passent devant nous. Jalal les salue comme un couple de vieux
amis, et ils répondent de la même manière. Je suis décontenancé et je ne peux m'empêcher de
ressentir une pointe de jalousie.
Après nous être rincés avec de l'eau fraîche provenant d'un autre bassin en marbre, nous
retournons chacun dans nos vestiaires. Je me sèche, m'habille tranquillement, me coiffe, puis je
me dirige vers les escaliers, quand j’aperçois alors Jalal qui passe la tête par la porte de sa
cabine. Je suis surpris de constater qu'après tout ce temps il est toujours nu, à l'exception de sa
serviette. « Où vas-tu ?! » demande-t-il d'un ton énervé. « En bas pour prendre le thé » lui disje. « Attends-moi ! » Il s’habille en un instant, nous descendons les escaliers ensemble, et nous
sortons dans l'air frais du soir.
En marchant dans la rue, Jalal m'annonce qu'il a froid et me demande de lui acheter un nouveau
pull. Ce garçon me connaît mieux que je ne me connais moi-même. Il y a une partie de moi qui
prend plaisir à s'occuper de lui, et Jalal exploite ce filon. Je dis presque oui, mais je me reprends
et je refuse sa demande. J'ai eu ma dose d’argent dépensé pour lui, mais il est impitoyable.
J'essaie de raisonner ce sale gosse insistant, « Tu ne crois pas que tu en as déjà eu assez ? Hier,
je t'ai acheté des vêtements, aujourd'hui, je t'ai emmené au hammam. Trop, c'est trop ». Mes
paroles tombent dans l'oreille d'un sourd. Jalal se défend comme un adolescent certain d'avoir
été trompé dans son droit. C'est une bataille difficile pour qu'il arrête de me haranguer.
« Heureusement que je ne lui ai pas donné de grain à moudre », me dis-je. Il finit par
abandonner, mais a une dernière requête : « Bon, d'accord, mais demain, tu dois venir avec moi
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au magasin de tapis de mon père ». Intrigué par l'idée de rencontrer son père, j'accepte de le
rejoindre le lendemain après-midi, puis je retourne partager l’antre de Nina pour la nuit.
Le lendemain, c’est notre dernier jour à Istanbul. J'attrape mon appareil pour prendre quelques
photos supplémentaires de Jalal, et je glisse un frisbee dans ma ceinture pour que lui et moi
puissions faire quelques lancers. Nina préfère se reposer et faire nos bagages pour le retour,
alors je la laisse à ses occupations. Dès que je sors dans la rue, Jalal est là. Nous nous dirigeons
vers la boutique de son père. J'ai hâte de nouer des liens avec Mehmet, le père du garçon, mais
Mehmet, contrairement à tous les autres vendeurs de tapis, est désagréablement fermé, voire
carrément revêche. Après m'avoir à peine salué, il s'en va dédaigneusement pour s'occuper
d'autres affaires. Pendant ce temps, son fils me précipite pour que je regarde les tapis plutôt que
de faire la conversation. Je me rends alors compte qu'il s'agit d'une affaire habituelle pour ces
deux-là.
Malheureusement, leurs plans ne se réalisent pas, car les prix dans le magasin sont facilement
le double de ceux pratiqués dans certains autres magasins. Je refuse de prendre quoi que ce soit
et je me dirige vers la sortie. Jalal me suit sans se décourager. Il espère clairement toujours me
faire acheter l'un des tapis de son père. J'ai l'impression qu'il aura des ennuis s'il ne fait pas de
vente. Je l'invite à m'accompagner à la galerie des tapis, qui se trouve au Hammam de la Reine,
pour lui prouver que ses prix sont trop élevés. Nous sommes comme deux hommes d'affaires.
Jalal veut me vendre un tapis, et je veux Jalal. Pour l'instant, je gagne et il perd. Nous
descendons la rue, le Hammam de la Reine est à un petit kilomètre de là. Qui sait dans quelles
nouvelles aventures nous pourrions tomber en chemin ? À présent, je me sens à l'aise dans ce
pays où je peux marcher dans la rue bras dessus bras dessous avec un jeune homme, où je peux
librement enrouler mon bras autour de ses épaules et jouer à lui ébouriffer les cheveux. Je
respire profondément d’une normalité que j'ai cherché toute ma vie, être ouvertement tendre
avec un garçon, sans qu'aucun de nous n'ait peur ou honte.
Alors que nous nous éloignons, j'entends le bruit de pas qui courent derrière nous. Quelqu'un
nous appelle. Nous nous arrêtons et nous nous retournons. Deux types, l'un petit et maigre,
l'autre grand et gros, nous rattrapent. Ont-ils quelque chose d'intéressant à offrir ? Je suis
impatient de le découvrir. Le petit prend la parole, « Tu aimes baiser les garçons ? ». Je regarde
fixement l'homme, sans voix. « Pourquoi tu faisais comme ça ? » et il agite ses doigts pour
montrer la façon dont j'avais ébouriffé les cheveux de Jalal. « Nous, les Turcs, nous traitons
bien nos garçons », ajoute-t-il. Une répartie tranchante me vient à l’esprit, pour les rassurer tous
les deux : « Ne vous inquiétez pas, le monde entier se souvient du genre de traitement que vous,
les Turcs, avez administré aux fils des habitants de chaque pays que vous avez envahi. » La
prudence l'emporte. J'étouffe mon mépris et reste silencieux. Le gros homme prend la parole :
« Nous connaissons son père. Nous allons lui parler de tout ça. » Je regarde les deux hommes
pendant deux, peut-être trois secondes interminables. Je cherche quelque chose à dire pour
calmer les esprits. Des milliers de pensées tournent dans ma tête. Tout ce que je dis ne fera
qu'empirer les choses. Brusquement, je tourne les talons et je pars sans un mot, sans un regard
en arrière, abandonnant Jalal à son sort. L'appareil photo et le frisbee me pèsent.
Je vais directement à l'hôtel, et je monte les escaliers jusqu'à la chambre. Nina m'attend. Je ne
lui dis rien. Je me sens vide. Je suis content que notre vol de retour soit à six heures le lendemain
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matin. Je n'ai plus envie de faire quoi que ce soit ni de voir qui que ce soit. J'imagine Nina
entraînée dans un scandale sordide, son sentiment d’avoir été trahie, mon image brisée en mille
morceaux, moi publiquement présenté comme un agresseur sexuel de jeunes garçons.
L'innocence des faits ne fera aucune différence. Personne ne me croira lorsqu'ils découvriront
que je l'ai emmené au hammam, personne ne croira les dénégations larmoyantes de Jalal, notre
culpabilité serait une conclusion inévitable.
Mais c'est l'heure du dîner, alors nous nous dirigeons vers la rue animée et bruyante à la
recherche d'un restaurant. D'une certaine façon, c'est un soulagement. J'ai l'impression de
pouvoir me perdre dans la foule, et de pouvoir à nouveau respirer plus librement. Nous passons
devant les vieilles boutiques, je regarde avec espoir les propriétaires de celles-ci pour un gage
de normalité, mais pas un seul de mes amis vendeurs de tapis ne me salue. Ils semblent tous
regarder à travers moi sans me voir. Après le dîner, nous retournons dans le quartier, mais
l'agitation familière a disparu. Les magasins sont bizarrement fermés, les rues sont bizarrement
vides. Je me demande si je ne suis pas en plein délire de référence. Je me résigne à ce qui peut
arriver. Nous rejoignons l'hôtel, saluons le gardien et montons les escaliers jusqu'à notre
chambre. Un instant plus tard, j'entends la porte d'entrée de l'hôtel s'ouvrir et se refermer.
J'entends les voix fortes de plusieurs hommes qui parlent avec le gardien de l'hôtel. Je me
demande si je dois descendre et m'expliquer, ou rester là dans la chambre. Après ce qui me
semble être une éternité, j'entends la porte du hall d'entrée s'ouvrir et se refermer. Le silence
revient. J'en conclus que je suis en proie à propre imagination fiévreuse. La candide Nina et
moi allons nous coucher, et tôt le lendemain matin, nous nous entassons à l’arrière d’un taxi. Je
regarde tout autour de moi, les rues sont vides. Au loin, j'entends l'appel à la prière du muezzin.
Une heure après, alors que l'avion décolle pour Bucarest, je retrouve enfin mon souffle.
Quelques semaines plus tard, j'écris à l'hôtelier et en lui racontant l'histoire de la rencontre avec
les deux hommes, le gros et le maigre, autant qu'il est possible de le faire. Il me répond par une
lettre courtoise, s'excusant des mauvaises manières de ses compatriotes. Il me révèle que la
police était venue m'arrêter cette nuit-là, et qu'il les a renvoyés en leur expliquant que j'étais un
homme normal voyageant avec ma femme, et en leur disant qu'il ne voulait pas de problèmes
dans son hôtel. Et il me dit que Jalal est venu me chercher le lendemain, avant que son père ne
le renvoie à Izmir, pour vivre avec sa mère.
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