POLARISATIONS D'UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION CULTURELLE
Nora Seni
La Découverte | « Hérodote »
2013/1 n° 148 | pages 122 à 137
ISSN 0338-487X
ISBN 9782707175694
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Polarisations d’une société en mutation
culturelle
1. CRAG, IFG-université Paris-VIII, ancienne directrice de l’Institut français des études
anatoliennes.
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La presse internationale s’est beaucoup interrogée ces deux dernières
années pour savoir si la Turquie changeait de camp après avoir reconduit une
troisième fois les « musulmans conservateurs » au gouvernement et si l’axe
de ses alliances ne glissait pas vers l’est, vers le monde islamo-arabe. S’il est
incontestable qu’il faille chercher réponse à ce genre de question en scrutant le
champ des relations internationales, il n’en demeure pas moins que les résultats
d’une telle recherche ne peuvent être qu’éphémères, à la merci de nouvelles
lignes adoptées en politique étrangère dans un contexte de grande instabilité
régionale. Pour avancer, la réflexion devrait pouvoir évaluer la propension de
la société dans son ensemble à laisser survenir de tels changements, voire à
les accompagner. Il importe, pour cette démarche, de repérer dans la société les
mutations des mentalités et des usages. Ces questions seront abordées ici à partir
des modes de vie et des conduites culturelles. Pourquoi cet angle d’approche ?
Les analyses en termes de classes sociales seraient ici moins pertinentes car
il s’agit de comprendre une société où classes moyennes et strates de la bourgeoisie sont doubles. Au clivage entre groupes de revenus et de niveaux d’étude
comparables s’ajoute une démarcation supplémentaire, définie par le degré
d’adhésion à l’islam et par les usages qui en découlent. Ce clivage structure le
paysage politique. Les anciens paradigmes qui associaient pauvreté/ignorance/
religiosité d’une part et richesse/culture universaliste/sécularité de l’autre ne
sont désormais plus pertinents.
Hérodote, n° 148, La Découverte, 1er trimestre 2013.
Nora Seni 1
POLARISATIONS D’UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION CULTURELLE
Ce texte partira de trois constats distincts et d’une interrogation. Le premier
constat porte sur la naissance d’une classe moyenne nouvelle, islamo-conservatrice,
le deuxième précise que seule une infime partie des grandes familles du bord islamique mime les usages culturels des élites séculières et le troisième expose la dualité,
pour ne pas dire l’apartheid, qui, dans la société turque, touche la consommation
culturelle, ses acteurs, ses logiques, ses lieux. La question se posera alors de savoir
de quel côté penche la balance entre les actions qui favorisent les convergences et
celles qui accentuent les polarisations. Le vocable polarisation est ici privilégié par
rapport aux notions de clivages et de divisions. Celles-ci insistent plus sur ce qui
sépare tandis que polarisation évoque à la fois le processus de séparation et la nature,
la texture même qui compose ce qui, une fois séparé, a formé une nouvelle entité.
Une nouvelle classe moyenne a émergé en Turquie, qui constitue l’électorat
principal du parti au gouvernement depuis dix ans et que le monde occidental a
qualifié d’« islamique modéré » : l’AKP. En portant le foulard, marqueur social,
et le nouant d’une certaine façon, les femmes de cette catégorie sociale assurent
à leur famille et à leur entourage la visibilité permettant de compter parmi les
progouvernementaux. Cette classe moyenne a prospéré et des aspects de son mode
de vie et de consommation convergent aujourd’hui vers les formes adoptées par
l’autre partie de l’électorat, celle qui n’affiche pas les signes de ses convictions
religieuses, celle issue du projet des premières décennies de la République turque
et de l’essor économique postérieur à la Seconde Guerre mondiale. Les jeunes
filles en turban (foulard noué de façon à cacher intégralement cheveux et cou), jean
et baskets font des études supérieures, elles ont des aspirations professionnelles et
conduisent leur voiture. Les couples qu’elles forment avec des jeunes hommes en
tee-shirt longent les couloirs des magasins IKEA à la recherche du même mobilier
que leurs congénères. Le paradigme qui associait en Turquie pauvreté, ignorance
et religion a vécu. Il existe aujourd’hui une classe moyenne bis.
Une nouvelle bourgeoisie
Une nouvelle bourgeoisie, musulmane et conservatrice, a prospéré, dont seules
les élites adoptent des usages d’ostentation semblables à ceux des grandes familles
qui notamment collectionnent peintures et objets d’art 2. Cette frange supérieure des
2. L’identité de l’acquéreur aux enchères à Istanbul en 2009 du tableau Bleu du peintre
Dogançay, l’œuvre contemporaine turque la plus chère à ce jour, était restée mystérieuse
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Une nouvelle classe moyenne
Dualité de la production et de la consommation culturelles
Depuis les années 1990, la structuration des champs de la production et de la
consommation culturelle s’est profondément modifiée, notamment à Istanbul où
l’offre s’est considérablement enrichie, professionnalisée, diversifiée et « mondialisée ». Cette production culturelle dans l’ancienne capitale ottomane est marquée
par une dualité forte avec comme acteurs principaux, d’une part, les fondations
privées et, de l’autre, les pouvoirs publics.
pendant quelques jours, suscitant la curiosité des médias. Parmi les suppositions qui avaient
circulé alors dans la presse aucun nom d’industriel du camp conservateur n’avait été suggéré.
Découvrir qu’il s’agissait de la famille Ülker, chocolatier qui règne sur l’industrie alimentaire
depuis les années 1960 et connu pour être conservateur religieux, a créé l’événement. C’était un
scoop, l’opinion connaissait l’engagement artistique et culturel des grandes familles du « monde
laïc », les Koç, les Sabanci, les Eczacibasi, leurs collections, leurs musées, elle n’imaginait visiblement pas que des hommes d’affaires conservateurs se portent acquéreurs sur des marchés de
l’art mondialisé et collectionnent.
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proches de l’AKP ne représente encore qu’un dixième des cinq cents noms qui paient
les impôts les plus élevés à l’État turc. Les autres, ceux que les médias ont appelés les
tigres d’Anatolie, affichent un mode de vie conservateur auquel l’abstinence en
matière d’alcool, le turban de leur épouse et une petite moustache à la manière de
Recep Tayyip Erdogan (RTE), Premier ministre, servent de signes de reconnaissance
qui permettent d’être privilégié, notamment pour les attributions de marchés publics.
D’ailleurs, patronats conservateur et séculier ont chacun leur syndicat. Dans certains
nouveaux quartiers d’Istanbul, ils entretiennent un mode d’habiter et un entre-soi
qui relèvent de l’autoségrégation (ou de la ségrégation choisie). Les gated communities islamiques ont mimé à leur manière le mode de vie des cités protégées de la
bourgeoisie séculière. Mise à part cette similitude, les éléments de convergence sont
rares et il semble que cela se prolongera tant que la « modestie » du mode de vie
des bourgeois conservateurs leur vaudra les faveurs du pouvoir. Si les cités d’habitation protégées se ressemblent, il n’existe pas de quartiers d’Istanbul dévolus aux
rites d’ostentation des conservateurs et qui fassent pendant aux districts chic du nord
d’Istanbul, où la bourgeoisie séculière se rend pour voir et être vue dans les magasins des grandes marques, les cafés et restaurants à la mode. La mode, justement,
est un domaine où les convergences doivent être traquées. Une chose est certaine :
les normes, les courants prennent corps d’abord du côté séculier, plus anciennement
branché sur l’Europe, mais ils se diffusent et se laissent percevoir au sein de la bourgeoisie conservatrice dont les choix vestimentaires, en particulier les lignes et les
couleurs, ont considérablement évolué en dix ans.
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Les institutions privées et les fondations des grandes familles d’industriels qui
ont émergé après la Seconde Guerre mondiale créent les événements, festivals
et rencontres artistiques internationaux, scandant les saisons des Stambouliotes
[Seni, 2010 et 2009a]. La Biennale d’art contemporain d’Istanbul, le Festival international de musique (depuis 1973), le Festival international du cinéma (depuis
1989), le Festival international de jazz, le Rock’n Coke et, la dernière-née, la
Biennale du design (2012) sont des événements internationaux réguliers auxquels
ne participent pas seulement élites diverses, amateurs sélects mais un public
turc nombreux et populaire. À cela s’ajoute la création par ces mêmes familles
d’une dizaine de musées d’art moderne concentrés à Istanbul. Galeries d’art
contemporain et centres culturels appartenant à des fondations privées animent,
principalement mais pas seulement, la rue Istiklâl, les quartiers de Beyoglu (ancien
Péra) et de Galata. [Seni, 2009b.]
Bien que les enquêtes manquent pour l’attester, ces manifestations, très en phase
avec la montée en puissance de l’événementiel culturel 3 en Europe, ne rencontrent
pas l’adhésion des musulmans conservateurs : peu de foulards au festival de films, à
la Biennale et dans les galeries où très rares sont les signes extérieurs de convictions
religieuses.
Les institutions culturelles qui relèvent du ministère de la Culture et du Tourisme,
des municipalités – métropolitaines et d’arrondissement – ainsi que des associations et des fondations qui se réfèrent à la religion développent des programmes
pédagogiques/idéologiques. Ces institutions publiques entretiennent des liens à
l’échelle internationale en privilégiant le monde turc et musulman. Les arts, la
culture sont ici instrumentaux moins pour promouvoir l’épanouissement individuel
que pour développer le sens de la communauté dûment réinterprétée en exaltant
le passé ottoman et les préceptes religieux 4, en minimisant la rupture républicaine
et les réformes « occidentalisantes » et résolument volontaristes 5 de la République.
Le seul musée fondé par les pouvoirs publics à Istanbul pendant que les
fondations privées en créaient une dizaine (décennie 2000) est le musée de la
Conquête (Fetih müzesi), à savoir de la prise de Constantinople par les Ottomans 6.
3. Pour plus de détails sur l’événementiel culturel urbain voir [Vauclare, 2009] et [GravariBarbas, Jacquot, 2007].
4. Sont promus les arts traditionnels, notamment en direction des femmes auxquelles est offerte
la possibilité de suivre des ateliers de calligraphie (hat), de marbrure (ebru), d’enluminure (tezhib),
de musique religieuse (un groupe de derviches tourneurs femmes s’est même constitué à Bursa).
5. Ce volontarisme est souvent disqualifié par des politologues des deux bords comme relevant d’« ingénierie sociale ».
6. Le musée de la Conquête est bâti à la frontière de la péninsule historique, adossé aux
murailles de Théodose dans la partie de la ville où la classe moyenne conservatrice est plus
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HÉRODOTE
La conception du musée traduit la relecture que font les pouvoirs publics de l’histoire ottomane dans la continuité de laquelle ils s’inscrivent. De cette nouvelle
pondération des événements historiques découle la transformation du calendrier
des fêtes nationales, la mutation des rituels et de l’importance des célébrations
héritées du projet kémaliste 7.
Il paraît évident que ce musée ne s’adresse pas à l’ensemble de la population
d’Istanbul, il ne vise que les conservateurs. Mise en parallèle avec le désengagement des pouvoirs publics du domaine culturel, illustré récemment par la crise de
2012 des théâtres municipaux (séculiers) 8, la conception du musée de la Conquête
met en scène la façon dont l’AKP s’y prend pour entretenir les clivages, ici dans
le domaine culturel.
Convergence ou polarisation ?
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nombreuse que dans les quartiers du nord. Conçu avec des normes muséologiques plutôt obsolètes, l’exposition permanente de ce musée délivre principalement trois messages : les Ottomans
étaient forts, la prise de Constantinople est un commandement du Coran, les Ottomans étaient
tolérants. Y sont exposées les reproductions de peintures d’époque représentant Mehmet le
Conquérant octroyant aux chrétiens et juifs de la ville l’autorisation de pratiquer leur religion.
À l’acmé de l’exposition, le visiteur se retrouve entouré de canons grandeur nature, d’effigies
de janissaires, devant un décor qui l’entoure à 360 degrés, représentant les murailles de la ville,
avec pour fond sonore le bruit métallique d’épées qui se croisent.
7. En 2012 furent abandonnées les parades en stade de la « fête de la jeunesse et du sport » célébrant le début de la « guerre d’indépendance » en 1919. Certes ce genre de parade date et son style
entraîne de méchantes évocations, il n’en reste pas moins que cette décision fait suite à celles qui,
sous différents prétextes et à des degrés divers, ont touché la fête de la République (le 29 octobre),
la commémoration de la mort d’Atatürk (10 novembre), moments symboles de la République.
Célébrées comme des fêtes nationales, les fêtes religieuses ont gagné en importance et visibilité notamment à Istanbul et pendant le mois du ramadan où de grandes tables de rupture du
jeûne sont dressées sur la place publique sous l’autorité de la municipalité. Cette même municipalité a choisi le mois de ramadan en août 2011 (juste après les élections) pour réguler le
territoire qu’occupent les bistrots du quartier de Beyoglu indifférent au jeûne, en supprimant les
tables en extérieur.
8. La municipalité ayant modifié les statuts des théâtres municipaux de façon à pouvoir
choisir les pièces à monter, une grève s’ensuivit dont la presse s’est fait l’écho. Le gouvernement, par la voix de son Premier ministre, a fait savoir alors qu’il préférait que le théâtre soit
libre de la tutelle des pouvoirs publics et donc qu’il se privatise.
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Ainsi se déploient dans la Turquie contemporaine deux univers distincts avec
leurs valeurs, leur imaginaire, leurs représentations. L’offre culturelle publique
se décline sur fond de références religieuses et nationales qui l’inscrivent dans
la continuité de l’histoire ottomane revisitée, minimisant autant que possible la
rupture républicaine. Lui font face le pôle et l’effervescence culturels qu’offrent
et façonnent à Istanbul les fondations des grandes familles dont la plus importante,
la Fondation des arts et de la culture d’Istanbul (IKSV), fonctionne comme un
véritable ministère de la Culture qui contribue à faire de cette ville une métropole
internationale. Cette vitalité est irriguée par les réseaux, les normes de production
et de consommation culturelles, les valeurs et les modes d’un monde « globalisé ».
Ce clivage entre ces deux univers ne se laisse appréhender ni en termes de classes
sociales – les usagers de l’événementiel contemporain ne sont pas forcément les
élites économiques –, ni comme une dualité entre « haute culture » et « culture populaire ». Il s’agit bien d’habitus distincts, de choix que commandent des valeurs et des
goûts issus d’un capital culturel propre qu’entretiennent et renouvellent, d’une part,
discours et mesures du gouvernement et des municipalités islamo-conservatrices et,
de l’autre, des acteurs privés, organisés en fondations, dont les actions s’inscrivent
sur la scène internationale de la compétition entre les métropoles mondiales.
Bien qu’étrangers l’un à l’autre, ces deux univers interagissent, sont poreux,
perméables. Se diffusent de l’un vers l’autre tout à la fois systèmes de pensée,
modes, normes esthétiques et comportements. Des lignes de convergence se
dessinent, pas forcément repérables dans l’immédiat, mais qui ne peuvent a priori
que s’accentuer. Le petit écran, le plus grand « homogénéisateur » de tous les temps,
y contribue comme passeur. Depuis une dizaine d’années conservateurs et modernistes, musulmans et agnostiques communient ensemble devant leur téléviseur,
spectateurs captifs de séries made in Turkey. Atout de charme de la soft policy
turque, leur exportation est en croissance exponentielle autant vers les pays arabes
que vers la Grèce et la Bulgarie (voir l’article de Julien Paris). La tentation est forte
de considérer ce phénomène de société comme un élément de convergence « naturelle » entre les divers modes de vie qui font la Turquie contemporaine.
La question qui se pose est en effet de savoir si les lignes de convergence
entre différents modes de vie – dont la consommation culturelle n’est qu’une des
composantes – domineront ou si la polarisation l’emportera, au détriment de tous.
Istanbul, scène et objet de la confrontation des modes de vie
L’ancienne capitale ottomane est à la fois une scène de théâtre sur laquelle se
donnent à voir, se toisent, se font concurrence deux modes de vie distincts, et un
territoire convoité, par le parti islamo-conservateur et le monde des affaires lui
aussi clivé entre laïques et conservateurs (représentés par deux syndicats différents). La ville offre un terrain exceptionnel au clientélisme de l’AKP, elle est
aussi une source de rente foncière dont l’extraction promet de s’accélérer via les
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« projets fous 9 » de l’AKP, les innombrables destructions/reconstructions prévues
pour sécuriser le bâti contre les risques de séisme. Elle est aussi une vitrine sur
laquelle s’affiche une nouvelle cartographie des lieux de la mémoire et de l’identité du régime.
9. Creuser un canal qui relierait la mer de Marmara à la mer Noire et permettrait d’accueillir
une partie du trafic du Bosphore, la création de deux villes nouvelles au nord d’Istanbul sont les
projets pharaoniques concernant Istanbul. La construction du troisième pont au nord d’Istanbul,
sans être fou, est aussi un projet de taille dont l’exécution a débuté en 2012.
10. Ayse Cavdar, « Müslüman getodan çakma modernité » (« Fausse modernité dans ghetto
musulman »), <http://www.academia.edu/413086/Musluman_gettoda_cakma_modernite>
Je remercie Ayse Cavdar dont la thèse (en cours) sur Basaksehir repose sur les enquêtes
qu’elle a réalisées en choisissant de vivre dans ce district pendant six mois où elle s’est fondue
dans la population, notamment en se « couvrant » à la manière des habitantes locales. Je la
remercie d’avoir répondu à mon invitation et partagé ses résultats provisoires avec les chercheurs et partenaires de l’Institut français d’études anatoliennes que je dirigeais lors d’une
conférence intitulée « Loss of modesty, the adventure of Muslim family ; from mahalle to gated
communities », vidéo de la conférence à l’Institut français d’études anatoliennes, Istanbul,
le 19 juin 2012. <http://www.ifea-istanbul.net/index.php?option=com_k2 & view=item &
id=1560:ay %C5 %9Fe- %C3 %A7avdar-loss-of-modesty-the-adventure-of-muslim-familyfrom-mahalle-to-gated-communities-19-06-2012 & Itemid=315&lang=fr>
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Des modes de vie distincts se côtoient à Istanbul, se développent, s’imitent,
s’excluent, s’envient, s’isolent, se ghettoïsent, se mélangent. On connaissait les
gated communities de la bourgeoisie séculière dans et autour d’Istanbul, on savait
moins que des quartiers s’étaient construits à partir de 1994 où s’expérimente un
entre-soi exclusivement islamique, un mode de vie de banlieue de classe moyenne,
dans un paysage qui évoque cités et grands ensembles qu’on a tenus pour responsables de la déshumanisation du quotidien ouvrier, notamment en France.
Sauf qu’ici la très grande majorité des habitants est propriétaire de son logement.
Le district de Basaksehir est le laboratoire emblématique de ce mode de vie 10.
À plus de vingt kilomètres du centre d’Istanbul, situé sur la rive européenne et à
l’extrémité ouest de la ville, desservie par l’autoroute vers Edirne, Basaksehir est
un nouveau district dont l’émergence et la croissance sont synchrones avec l’épanouissement de la classe moyenne musulmane conservatrice. En 1994, lorsque
le parti islamiste Refah (dont est issu le parti du gouvernement actuel) gagne les
élections locales et prend la municipalité d’Istanbul, il active KIPTAS, l’instrument de financement des projets d’urbanisme créé en 1980, en lui confiant la
mission de mettre en vente des terrains municipaux notamment pour leur rente
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Istanbul, la scène
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foncière. TOKI, la Direction de l’organisation du logement collectif et cette institution s’associent pour couvrir le territoire turc, et notamment Istanbul, de grands
ensembles. La politique d’accession à la propriété pour les bas revenus sert à faire
émerger une classe moyenne électrice de l’AKP. TOKI se transforme en instrument privilégié du clientélisme urbanistique du gouvernement. Son président
est nommé par le Premier ministre. L’ancien président de TOKI a d’ailleurs été
nommé ministre du Logement après les élections de 2011.
De 1995 à nos jours, Basaksehir s’est construit en plusieurs vagues et sa
population s’est élargie grâce à un système de cooptation et de tirages au sort qui
assura l’homogénéité religieuse et « observante » du lieu. Bien qu’elles ne fussent
pas conçues à l’origine comme des gated communities, les cités de ce quartier se
sont progressivement entourées de murs et d’entrées surveillées par des gardiens.
On peut penser que cette autoségrégation s’est développée au fur et à mesure
que le sentiment d’avoir des privilèges s’est confirmé. Il devint important alors
d’élaborer un mode de vie qui n’ait rien à envier aux cités de la bourgeoisie
séculière, à l’extrémité nord-ouest d’Istanbul 11. Aujourd’hui, Basaksehir est
une constellation de cités dont la population avoisine un million d’habitants.
La stratification sociale est devenue visible, elle est perceptible par des signes
vestimentaires et d’usage 12. Entre architecture HLM et ville nouvelle, le cadre
bâti a lui aussi évolué dans le temps selon les niveaux de revenus des habitants.
Théâtre exemplaire de l’ascenseur social mode AKP, Basaksehir a été le laboratoire où fut conçu le modus operandi de la fabrication et de la promotion de la
nouvelle classe moyenne.
Il n’est pas sûr néanmoins que l’ascension sociale et leurs conditions d’existence aient comblé les résidents de Basaksehir. L’inconvénient de la distance au
centre d’Istanbul, l’affaiblissement des liens sociaux et des sociabilités touchent
principalement les femmes. La « modernité » qu’offre ce nouveau cadre ne favorise guère les relations de voisinage telles que celles entretenues dans les quartiers
11. L’homogénéité religieuse n’est pas intégrale à Basaksehir. Des logements sont occupés
par des hôtesses qui travaillent à l’aéroport Atatürk d’Istanbul, à quelques encablures du district. Quelque deux cents familles d’officiers de l’armée à la retraite occupent la cité Oyakkent.
Installés là après le coup d’État militaire dit postmoderne de février 1997, ceux-là confient
qu’ils se sentent assiégés.
12. Ayse Cavdar confie avoir pu discerner le relief social de Basaksehir par les choix chromatiques des vêtements féminins ; l’embourgeoisement se laisse percevoir par le monochrome
des foulards tandis que les plus modestes optent pour le multicolore. « Comment je les distingue ?
Les pauvres s’habillent toujours en couleur. Les privilégiés de Basaksehir qui savent comment
consommer et s’habiller s’enveloppent de marron, de gris et de noir » ; voir A. Cavdar,
« Müslüman gettodan... », op. cit.
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13. Terme qui signifie littéralement « posé dans la nuit » et qui désigne tout à la fois le
secteur illégal de l’habitat, la pauvreté urbaine.
14. A. Cavdar prétend que l’usage du Prosac s’est généralisé parmi les femmes de Basaksehir
et que les familles installées de longue date dans cette banlieue n’aspirent qu’à la quitter.
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de gecekondu 13, l’habitat spontané, où tout comme dans les villages d’Anatolie
les femmes se rendent chez leurs voisines en poussant la porte battante. Dans cet
environnement où les sphères privée et collective ne sont pas drastiquement séparées elles pouvaient, notamment si elles devaient s’absenter, laisser leurs enfants
jouer en plein air, les confiant à la surveillance flottante de leurs voisines. Les
relations sont bien plus formelles à Basaksehir, plus encore que dans les petites
villes de la province anatolienne où les femmes au foyer organisent des après-midi
autour d’une tasse de thé. Ces conduites disparaissent dans ce nouveau décor et
les pratiques religieuses ne semblent pas créer pour l’instant de nouveaux réseaux
féminins de sociabilité 14. L’attractivité qu’exerçait Basaksehir auprès de la classe
moyenne conservatrice décroît et s’exprime ici et là le désir de quitter ces lieux
pour satisfaire de nouvelles aspirations. C’est sans doute encore trop tôt pour
savoir si l’envie d’un environnement moins ghettoïsé figure parmi ces nouvelles
aspirations. On peut néanmoins constater que, sans doute sensibles à cette bifurcation, les promoteurs immobiliers choisissent pour leurs nouvelles cités et comme
argument de marketing le nom des quartiers anciens et privilégiés d’Istanbul,
installés sur les plus beaux sites de la ville, généralement au bord du Bosphore.
Ce n’est pas tant l’inaccessibilité en termes économiques qui stimule le désir des
conservateurs envers ces quartiers au point de choisir de vivre dans leurs répliques
Disneyland, que le sentiment de faire partie de l’histoire d’Istanbul, de pouvoir
s’approprier de la mémoire, du savoir-vivre, du savoir-jouir stambouliotes dont les
sépare ne serait-ce que l’abstinence de l’alcool.
La diffusion des rites de consommation est un autre agent puissant de convergence entre modes de vie. La prospérité de l’économie turque s’est accompagnée
d’une américanisation des modes de consommer, la Turquie et Istanbul en particulier se sont mis à l’heure des grands centres commerciaux, les shopping malls.
Bahçesehir abrite à lui seul quelque trente grands magasins et centres commerciaux, qui servent aussi de lieux de rencontres, peuplés de femmes et d’hommes se
conformant aux codes de Bahçesehir. Mais, pour s’équiper en objets électroniques
ou en mobilier d’intérieur, conservateurs et séculiers se retrouvent dans les grandes
surfaces, chez IKEA ou autre Carrefour.
Ces exemples cités n’interdisent pas de penser qu’à l’usage l’homogénéité
des ghettos des deux bords cédera sous la pression des logiques économiques
et au profit des mimétismes. Les signes ostentatoires qui témoignent du niveau
social le contestent déjà aux symboles vestimentaires de l’observance religieuse.
Hérodote, n° 148, La Découverte, 1er trimestre 2013.
HÉRODOTE
POLARISATIONS D’UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION CULTURELLE
Le foulard, le turban, les modes d’habiter sont de moins en moins des nœuds qui
cristallisent la confrontation des modes de vie. La radicalisation est ailleurs, on la
trouvera plutôt émanant du sommet de l’État. Ce ne sont pas des quartiers d’habitations ni des cités protégées que se diffusent des effets durablement polarisants.
C’est paradoxalement au sujet des quartiers de loisirs culturellement mixtes et
anciennement cosmopolites que la confrontation des modes de vie se radicalise.
Les principaux acteurs de cette radicalisation sont les pouvoirs publics, les municipalités et le pouvoir central qu’incarne la figure du Premier ministre.
Istanbul a abrité simultanément populations chrétiennes, juives et musulmanes
pendant des siècles, non pas dans un vivre-ensemble qu’idéalise une relecture de
l’histoire proche de la propagande, mais à travers une organisation en quartiers
communautaires, les mahalles. Que reste-t-il de cet héritage dans un environnement où 99 % de la population est musulmane ? Les quartiers justement, dans leur
architecture et leur cadre bâti, gardent la mémoire de cette pluralité. C’est le cas
de Beyoglu (l’ancien Péra) et de Galata où se concentraient avant la république
représentations étrangères et ambassades aujourd’hui sièges des consulats et autres
instituts culturels. Après avoir été, tout au long du XIXe siècle, une fenêtre sur
l’Europe d’où se diffusaient influences et modes, l’attractivité de Beyoglu chuta
dès le lendemain du pogrome de septembre 1955 qui dévasta les commerces des
non-musulmans. Quartiers déchus, Beyoglu et Galata sont revenus au centre
de la vie culturelle dès la fin des années 1980. Le patrimoine architectural fut
classé, les nouveaux musées et galeries s’y installèrent, bobos, artistes et intellectuels y élurent domicile. Le quartier a troqué ses pâtisseries viennoises des
années 1930-1940 pour des cafés style parisien. Les meyhane, bistrots/brasseries
qui puisent leurs racines dans l’histoire des convivialités ottomanes et où se détendaient, après le travail, les hommes autour d’apéritifs arrosés de raki – comme les
Japonais aux mêmes heures, avec le saké –, ces bistrots se sont multipliés, leur
population d’usagers compte aujourd’hui autant de femmes que d’hommes. S’y
rencontrent jeunes et moins « jeunes professionnels urbains » (yupi), mais pas de
femmes « couvertes ». Ces usages qui font la vitalité de Beyoglu et des districts
adjacents Galata, Cihangir, vers lesquels converge une population nombreuse
vont-ils succomber aux limitations que la municipalité d’arrondissement apporte
depuis 2011 aux cafés et brasseries de cette zone ? Lorsque, après les élections de
la même année, le maire de Beyoglu décrétait un nouveau règlement interdisant
le débordement sur les trottoirs des cafés et bistrots, diminuant drastiquement le
nombre des consommateurs et prenant le risque de mécontenter usagers et petit
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Istanbul, objet de convoitise
15. La destruction du cinéma Emek et de la pâtisserie Inci a cristallisé l’indignation. Des
associations de défense se multiplièrent. Atilla Dorsay, le critique de cinéma le plus influent,
annonça qu’il renonçait à poursuivre sa carrière jusqu’à ce que ces lieux soient rendus aux
Stambouliotes. Le vandalisme que subirent, courant décembre 2012, les boiseries et les miroirs
de la pâtisserie Inci lorsque les forces de police investirent les lieux pour évacuer propriétaire,
usagers et viennoiseries firent penser à un règlement de comptes.
16. Pierre Pinon, « Henri Prost et le plan directeur d’Istanbul : une œuvre inachevée »,
Urbanisme, n° 374, septembre-octobre 2010. Le plan de Prost prévoyait une coulée bien plus
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commerce local, l’opinion s’interrogea sur les motivations de cette initiative.
On pouvait y lire autant une volonté de remédier à des nuisances nocturnes réelles
(bruit, pollution) qu’un désir de s’offrir un Istanbul où la consommation d’alcool
reste invisible. Interprétant la coïncidence de cette mesure avec le mois de ramadan
pendant lequel elle fut prise, les usagers y ont vu la volonté de réduire le périmètre
d’un quartier et des usages qui s’y pratiquent.
Les aspirations que nourrit la mairie de Beyoglu sont principalement d’ordre
commercial et touristique, sachant qu’Istanbul est devenu une des destinations
préférées du monde arabe. Les « restaurations » qu’autorise la mairie sur de majestueux bâtiments classés datant de la fin du XIXe siècle entraînent la disparition
du patrimoine architectural, les reconstructions ne respectant guère les normes
de la restauration. Les nouveaux bâtiments construits à la place de ceux qu’ils
sont censés restaurer s’acquittent de leur mission de préservation du patrimoine
en érigeant des façades en toc, pastiches des anciennes. Disparaissent les lieux
mythiques, cinéma, pâtisserie 15, vestiges d’un vivre-ensemble où se mélangent
convivialités turques, héritage levantin, consommations culturelles en phase avec
la création mondiale au profit de malls de taille disproportionnée.
À l’extrémité nord de Beyoglu, Taksim. Place au centre de laquelle se dresse le
monument de la République (Cumhuriyet aniti) qui célèbre l’héroïsme de la guerre
d’indépendance et de son commandant, Atatürk, Taksim est le lieu emblématique
de la mémoire républicaine. La place servit pendant plusieurs décennies aux célébrations qui scandent le calendrier de la saga nationale version kémaliste, aux
défilés militaires, aux défilés des écoles, le tout organisé selon des chorégraphies
datant des années 1930 et 1940. La place changea de fonction dans les années 1960
pour se vouer aux manifestations d’opposition et de protestation. Si elle fut interdite aux défilés après la tuerie du 1er mai 1977 qui laissa une trentaine de morts sur
le pavé, elle continua de servir aux rassemblements de protestation, aux célébrations festives. Une monumentale église orthodoxe porte son ombre sur le sud-ouest
de la place, au nord par un parc qui se prolonge en une coulée verte vers le nord de
la ville comme l’avait voulu l’urbaniste français Henri Prost dans le plan conçu
pour Istanbul à la demande d’Atatürk entre 1936 et 1951 16.
Hérodote, n° 148, La Découverte, 1er trimestre 2013.
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Conçu en blocs de béton verticaux, le centre culturel Atatürk témoigne, à l’est
de la place, de l’esthétique et du type de modernité auxquels aspirait la Turquie
des années 1960-1970. Lieu de la mémoire à la fois républicaine et des classes
laborieuses, vestige d’un Istanbul multiconfessionnel, Taksim continue à donner
de la visibilité aux manifestations qui s’y déroulent.
Un projet de reconfiguration urbaine menace de faire disparaître ces fonctions
et mobilise l’opinion publique depuis 2011. Le plan d’urbanisme prévoit de rendre
souterraine la circulation automobile ; l’élément marketing du projet repose sur la
formule « rendre Taksim piétonne ». Néanmoins, orienter le trafic vers des tunnels
exige le creusement de rampes qui induisent la diminution et le rétrécissement
des accès piétons à la place, la rendant impropre aux rassemblements, notamment
protestataires.
Le projet fut adopté sans concertation avec la société civile. Les protestations
se heurtèrent à une mairie métropolitaine AKP intraitable, le maire du Grand
Istanbul ayant confessé que le projet émanait de « la volonté du Premier ministre »,
commandement censé faire cesser sur l’heure toute opposition. Dans un de ses
discours, le Premier ministre avouait qu’une des visées du projet était de priver
Taksim de sa vocation à héberger les protestations en transférant cette fonction à
la frontière de la presqu’île historique, à Yenikapi 17, siège d’un de ses « projets
fous » pour Istanbul. « Ceux qui s’opposent à ce projet savent qu’ils seront perdus
dans la masse lorsqu’ils seront contraints de venir à Yenikapi plutôt qu’à Taksim
pour manifester ».
Sur le territoire du parc de Taksim, le projet prévoit de reconstruire la caserne
militaire détruite dans les années 1940 pour en faire, selon toute probabilité, un
centre commercial. La construction d’une imposante mosquée devrait rivaliser
autant avec le modeste monument de la République qu’avec l’église orthodoxe.
Les travaux ont commencé en novembre 2012.
Qu’un gouvernement tente d’inscrire sa singularité sur le territoire urbain,
dessinant une nouvelle cartographie symbolique de la ville, quoi de plus prévisible et de normal. Mais lorsque ce qui s’inscrit prend le contre-pied à la fois
du roman national tel qu’il fut enseigné depuis plus de six décennies et des récits
longue que celle qui a survécu jusqu’à aujourd’hui, trouée notamment par l’hôtel Hilton construit
dès les années 1950.
17. Yenikapi, port d’Istanbul au sud-ouest de la presqu’île historique, est le siège d’un projet
qui consiste à remblayer une zone de 600 000 m2 prise sur la mer de Marmara pour en faire un
espace de manifestation pouvant accueillir plus d’un million de personnes. Voir <http://kultpoltur.hypotheses.org/338>
Andrew Finkel, « Destroying Istanbul », New York Times, 20 juillet 2012. <http://latitude.
blogs.nytimes.com/2012/07/20/destroying-istanbul>
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qui traversent la mémoire des lieux, cela ne favorise pas forcément la cohésion
sociale.
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Attiser la polarisation n’a pas toujours animé l’action de ce gouvernement et
de son chef. Jusque dans le milieu des années 2000, leur rhétorique et certaines de
leurs initiatives ont contribué au contraire à la convergence des cultures. Ainsi le
Premier ministre apportait-il son concours à la création des musées d’art moderne
financés presque exclusivement par le secteur privé. Il l’a fait pour qu’Istanbul
Modern s’installe dans un hangar des anciens quais de la ville et obtienne les
autorisations nécessaires à son accessibilité. Il a aussi tenu à inaugurer personnellement et en grande pompe Istanbul Modern et Santralistanbul, centre culturel lié à
l’université privée Bilgi. Même si ces positions tenaient largement à la volonté de
rassurer d’abord l’Europe sur les orientations du gouvernement AKP, l’heure était
à démontrer l’ouverture d’esprit des conservateurs. D’autre part, l’expectation de
l’attrait touristique que ces nouveaux musées étaient censés exercer correspondait
au projet que ce gouvernement continue de nourrir pour Istanbul dont RTE a été
le maire et qui l’a porté à la tête du gouvernement. Cela, c’était en 2004 et 2005,
avant que l’Union européenne, la France et l’Allemagne en particulier, ne remette
en cause la vocation européenne de la Turquie et ne bloque plusieurs chapitres des
négociations.
Aujourd’hui, la stratégie du Premier ministre est différente. Il occupe en permanence le devant de la scène politique. Extrêmement fréquentes, ses interventions
intempestives font valser l’ordre du jour et n’ont plus rien de consensuel. Le ton
est dur, conflictuel, méprisant pour ses adversaires.
Occupée à répondre à ces salves successives, l’opposition semble impuissante
à échapper à l’ordre du jour imposé. Une partie conséquente de l’intelligentsia a
soutenu l’AKP et son leader RTE avant les élections de 2011, séduite par leur
capacité à s’opposer à l’armée, par des promesses de résolution de la question
kurde. Un an plus tard il ne reste plus grand-chose de ce soutien, l’emprisonnement des élus kurdes, le ton va-t-en-guerre de RTE dans le conflit syrien en a
échaudé plus d’un. Les déclarations tonitruantes et déconcertantes du Premier
ministre font réagir une partie de la presse malgré l’emprisonnement d’une centaine de journalistes et la pression qu’exerce le pouvoir.
Plusieurs mutations politiques ont favorisé la mutation du modus operandi
du Premier ministre : 1. La soumission de l’armée au pouvoir civil (même si elle
n’est pas définitive) grâce aux grands procès autour de l’affaire Ergenekon et la
dissipation de la menace de coup d’État militaire [Schmid, 2012, p. 207-217].
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Le pouvoir joue la polarisation
2. Le décrochage du projet d’adhésion à l’UE. Si la vocation européenne de la
Turquie est bien remise en cause par la France et l’Allemagne, cela ne semble plus
fonctionner comme une entrave aux projets du gouvernement AKP. Ce dernier
s’est appuyé sur l’Europe pour renvoyer l’armée dans ses casernes, il se montre
désormais nettement moins pressé d’entreprendre les réformes exigées pour
l’intégration à l’UE. 3. En 2011 et pour la troisième fois consécutive, les élections législatives ont reconduit l’AKP au gouvernement, cette fois-ci avec 50 %
des voix. Le caractère incontestable et massif de cette légitimité a contribué à
« décomplexer » le chef du gouvernement. La personnalisation rampante des deux
premiers gouvernements AKP s’est confirmée, couplée à une dérive autoritaire.
Les règles du jeu empêchent le chef du gouvernement de briguer un quatrième
mandat. La loi l’autorise néanmoins à être candidat à la présidence de la
République. Élu par les grands électeurs, le Président possède actuellement des
pouvoirs très limités. Le gouvernement élabore le projet de révision constitutionnelle dans le but de faire élire le Premier ministre actuel à la présidence. Pour
modifier la Constitution, les 3/5 des voix des députés sont requises. L’action de
l’AKP est désormais vouée d’une part à s’attirer les suffrages du Parti du mouvement nationaliste, d’autre part à tenir compte de la dissidence interne au parti et
des « gülenistes 18 » qui ne suivent pas la dérive vers le pouvoir d’un seul homme 19.
La stratégie adoptée par l’AKP est caractérisée par la volonté d’accentuer
l’inflexion autoritaire et l’emphase nationaliste de la rhétorique du Premier
ministre, le style « fier-à-bras » auquel celui-ci donne libre cours depuis 2011.
Il s’agit désormais de rivaliser d’intransigeance au sujet de l’identité et de la grandeur des Turcs et des Ottomans ainsi que de leurs ascendants, il s’agit d’exhiber
sa capacité à y sacrifier les droits fondamentaux, les principes démocratiques.
Aiguiser les tensions, polariser la société constitue le second volet de cette
stratégie.
Un examen des dernières prestations publiques du Premier ministre conduit à
y voir une politique de la tension maximale avant rupture, qui reste cependant
à éviter. Morceaux choisis : en janvier 2011, dans la ville de Kars, il qualifie de
monstrueux le monument érigé « à la gloire de l’humanité » à la frontière avec
l’Arménie. La municipalité de la ville fait détruire le monument malgré les
18. Du nom de Fethullah Gülen, figure religieuse qui inspire le mouvement éponyme,
réputé autant pour son réseau d’écoles en Asie centrale et en Afrique que pour son influence
dans le mouvement islamique et certains corps de l’État.
19. Le président actuel de la République Abdullah Gül aurait le soutien de cette nébuleuse
pour prendre la tête du gouvernement à l’issue des prochaines élections. L’échange des rôles
entre Gül et Erdogan évoque inévitablement celui entre Poutine et Medvedev et vient étayer ce
qu’il faut prendre comme une métaphore, la « poutinisation » du régime turc.
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Hérodote, n° 148, La Découverte, 1er trimestre 2013.
POLARISATIONS D’UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION CULTURELLE
Bibliographie
ALTAN A. (2011), « Ucube », Taraf, 11 janvier.
CAVDAR A. (2012), « Müslüman getodan çakma modernité » (« Fausse modernité dans ghetto
musulman »), <http://www.academia.edu/413086/Musluman_gettoda_cakma_modernite>
FINKEL A. (2012), « Destroying Istanbul », New York Times, 20 juillet. <http://latitude.
blogs.nytimes.com/2012/07/20/destroying-istanbul>
20. « Le siècle magnifique » est un soap opera qui réinvente, sur un mode romanesque, les
amours de Soliman le Magnifique avec Roxelane, les intrigues de harem, servi par des scénaristes, costumiers et décorateurs très au fait des penchants de leur public. Le Premier ministre
reproche à cette série de ne montrer le sultan que dans son harem « alors qu’il était la plupart du
temps à cheval en route vers les conquêtes territoriales ». On ne saurait soupçonner RTE d’ignorer
que ses électeurs sont eux aussi « accros » à cette série qui contribue à sa propre popularité parmi
les spectateurs arabes, séduits par le Turkish life style. Mais l’objectif de conquérir les voix des
électeurs d’extrême droite semble plus important que de ne pas décevoir ses propres électeurs.
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réactions des médias [Altan, 2011]. En mai de la même année il annonce, à la
surprise générale, un projet de loi pour limiter le droit à l’interruption volontaire
de grossesse, tout en condamnant les « césariennes de confort ». Une partie de
l’opinion féminine du bord conservateur s’associe aux opposants et le projet est
enterré. En novembre 2012, il fulmine publiquement contre une des séries télévisuelles qui caracolent en tête du box-office parce que non conforme à l’histoire
ottomane 20, en appelle au président de la chaîne pour qu’il fasse le ménage parmi
ses collaborateurs, prévient avoir saisi les procureurs pour s’occuper de cette
affaire. La déclaration faite à Konya le 17 décembre 2012 (et pendant la rédaction de cet article) rend anecdotiques les précédentes : le Premier ministre énonce
explicitement : « Le principe de la séparation des pouvoirs est une entrave », il
s’en prend aux obstacles mis à l’action de son gouvernement par « l’oligarchie
bureaucratique et le judiciaire ».
L’Europe, les États-Unis veulent voir dans la Turquie un partenaire et donc
un pays démocratique. Malgré de fortes atteintes aux libertés publiques et aux
droits de l’homme (surtout envers les Kurdes), elle reste une démocratie formelle.
Cependant la menace existe d’un basculement vers un régime autoritaire à travers
le pouvoir d’un seul homme, que ce pays est déjà en train d’expérimenter. La polarisation de la société (sur les thèmes aujourd’hui attendus de la moralisation façon
islamique), l’exacerbation des tensions est la façon choisie d’exercer ce pouvoir,
notamment en contrecarrant les tendances latentes à converger des différents
modes de vie et des usages culturels.
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Hérodote, n° 148, La Découverte, 1er trimestre 2013.
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– (2009b), « Une métropole promue par sa politique culturelle... privée », Urbanisme,
n° 369, p. 65-66.
– (2010), « Mécènes, philanthropes ou évergètes ? Les grandes familles turques et la mutation culturelle d’Istanbul », Turcica, vol. 42, p. 357-386.
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