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Imaginaires cinématographiques de la peau

2022, Imaginaires cinématographiques de la peau

Amsterdam / New York, Brill, 2022. Comment figure-t-on la peau à l’écran, dans sa double fonction de surface et d’enveloppe corporelles ? Comment les cinéastes la représentent-ils dans la diversité de ses marques et inscriptions, de ses couleurs et textures ? Quelles valeurs esthétiques, symboliques, idéologiques, voire politiques, revêt-elle au sein d’une fiction cinématographique, selon l’époque et l’aire culturelle ? Dans quelle mesure l’image et la surface écranique peuvent-elles se muer elles-mêmes en peau du film ? Telles sont les questions auxquelles chercheurs et praticiens du cinéma se proposent ici de répondre au prisme d’un corpus de films pluriel et multiculturel. Cet ouvrage collectif vous propose une plongée dans l’imaginaire épidermique de réalisateurs issus de différents horizons, au croisement de l’analyse universitaire et de témoignages inédits de professionnels du cinéma. Des Yeux sans visage à La piel que habito, de The Pillow Book à Memento, sans oublier quelques détours par les cinémas du Japon, de la Grande-Bretagne, de la Russie, des pays lusophones ou hispano-américains, les peaux de l’écran sont explorées dans la multiplicité de leurs formes, de leurs sens et de leurs enjeux. How is skin depicted on screen, be it as the body’s surface or its envelope? How do filmmakers represent skin in its multitude of marks, inscriptions, colours and textures? What aesthetic, symbolic, ideological, or even political values does skin adopt in cinematographic fiction, depending on the period and the cultural area of the film? To what extent can the surfaces of the image and the screen themselves become the film’s skin? In this book, researchers and cinema professionals offer answers to these questions through a plural and multicultural selection of films. This collective work dives into the epidermal imaginative world of directors from various backgrounds, at the crossroads of academic analyses and exclusive testimonies from those who work in the film industry. From Eyes Without a Face to La Piel Que Habito, from The Pillow Book to Memento, and including a few incursions into cinema from Japan, Great Britain, Russia, Portuguese-speaking or Spanish-American countries, this collection explores the multiple shapes, meanings, and implications of skins of and on the screen.

Imaginaires cinématographiques de la peau sous la direction de Diane Bracco LEIDEN | BOSTON For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Table des matières Prologue : le précipice de la nudité Remerciements xiii Liste des ��gures xiv ix Introduction 1 Diane Bracco Partie 1 Poétiques de la peau 1 La page et la peau au pays des signes : The Pillow Book de Peter Greenaway 21 Bertrand Westphal 2 Vêtir, maquiller, frotter la peau : le miracle cutané dans les ��lms de João Pedro Rodrigues 40 Fabien Meynier 3 La peau ��lmée et la chair du ��lm : la puissance mystique des gestes ��lmiques dans L’Homme qui a surpris tout le monde (2018) de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov 56 Macha Ovtchinnikova 4 Cyril Collard, l’écorché vif Éloïse Delsart 5 De la peau douce à la carne Marianne Pistone 73 91 partie 2 Peaux et identités 6 Memento ou la mémoire défaillante dans la peau Louis Daubresse 113 For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV vi Table des matières 7 L’écriture de la peau dans Memento (Christopher Nolan, 2000) : du mutisme du corps tatoué à son devenir image 132 Isabelle Labrouillère 8 Dans la peau de l’homme moderne : Le Visage d’un autre (Hiroshi Teshigahara, 1966) 154 Andrea Grunert 9 Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1959) : tissu facial, voile et con��guration du moi 172 Pedro Poyato 10 La peau comme lieu de (re)construction identitaire dans le cinéma de Pedro Almodóvar 194 Audrey Higelin 11 La caméra à ��eur de peau : Pieles ou l’esthétique épidermique d’Eduardo Casanova 214 Diane Bracco partie 3 Filmer la peau : enjeux techniques et socioculturels 12 Arti��ces et techniques au service de l’acteur de cinéma : la mise en lumière de la peau (1900 à 1940) 237 Sylvie Roques 13 Villain ou victime ? Carnation et stigma dans le period drama britannique (Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold, 2011) 252 Jessy Neau 14 Le Cinema Novo et les visages du Brésil. Exposition de la peau et ��gurations du peuple dans Sécheresse (1963) et Terre en transe (1967) 270 Nicolas Piedade 15 Bâtir un imaginaire épidermique dans le cinéma centre-américain Entretien avec Aiko Sato et Nicolás Wong Díaz 285 For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Table des matières 16 vii La peau comme matière ��lmique : réalisme et sensualité 297 Entretien avec Luis Armando Arteaga, directeur de la photographie Conclusion 310 Index 313 For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction Diane Bracco À la fois limite, surface et « enveloppe nécessaire »1, la peau se montre et se dissimule. Elle s’inscrit à cet égard tout autant dans le champ du visible que du palpable. La dermatologie elle-même s’impose comme science de la visualisation en entretenant un rapport étroit avec l’iconographie : c’est en partie par le truchement d’images médicales que les étudiants de la discipline apprennent à détecter les a�fections de l’épiderme et à appréhender celui-ci comme lieu de symptômes. Plus largement, la peau en tant que terrain de manifestations et d’inscriptions visibles se situe à l’intersection de di�férents domaines, de la médecine à la psychanalyse en passant par les arts, la sémiologie, la sociologie, l’anthropologie ou encore l’histoire du corps et de ses représentations, qui la chargent de sens, de valeurs, de connotations. Les théorisations dont elle a fait l’objet ont abouti à l’émergence de concepts majeurs, à l’instar de la métaphore psychanalytique du Moi-peau2, qui l’assimile à un contenant uni��ant, barrière protectrice du psychisme nécessaire à la représentation du Soi. Ce rôle de contour démarcateur, qui sépare autant qu’il met en relation, peut aussi être rattaché aux ré��exions sur la peau envisagée comme entre-deux, comme passage du dedans vers le dehors, du dessous (la chair) vers le dessus (la surface), lieu de transit entre le « corps interne », dissimulé, et le « corps externe », apparent3. Ces questions de représentation et de visibilité/invisibilité, justement, se révèlent capitales dans l’appréhension d’un médium tel que le cinéma, qui, compte tenu de sa nature visuelle et de la présence corporelle des acteurs, o�fre une place essentielle aux images des anatomies et des peaux4. Dans le prolongement des nombreux travaux menés sur le corps au cinéma (Jacques Aumont, Raymond Bellour, Nicole Brenez, Paul Elliot, Thomas Elsaesser et Malte Hagener, Jérôme Game, Andrea Grunert, Sylvie Roques, pour n’en citer que quelques-uns), ce sont précisément les imaginaires épidermiques forgés par le septième art international que nous aspirons à sonder ici en empruntant, 1 Mimoun Maurice, « La quatrième dimension de la peau », Revue française de psychosomatique, 2006/1, n° 29, p. 147-158. 2 Anzieu Didier, Le Moi-peau [1985], Paris, Dunod, 1995 (2e édition revue et augmentée). 3 Singer-Delaunay Hélène, « Introduction », Expressions du corps interne : la voix, la performance et le chant plastique, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts et sciences de l’art », 2011. 4 Sur l’incarnation par les comédiens entendue dans son acception la plus littérale, voir Roques Sylvie, Dans la peau d’un acteur, Paris, Armand Colin, coll. « Dans la peau de », 2015. © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2022 | doi:10.1163/9789004517837_002 For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 2 Bracco entre autres, la voie tracée par Joël Thomas qui, dans ses travaux sur l’imaginaire, dé��nit celui-ci comme un « système, [un] dynamisme organisateur des images, qui leur confère une profondeur en les liant entre elles »5. Cette logique de compréhension systémique, appliquée au cinéma, présidera aux analyses consacrées ici aux imaginaires de la peau, entendus comme visions, produits de la subjectivité d’un cinéaste et de ses collaborateurs, comme viviers d’images et de sons en interaction au sein de l’objet ��lmique et, par là même, comme réseaux de représentations et de sens. L’ambition de ce travail collectif est née d’un constat face à l’abondante littérature inspirée aux chercheurs par la corporalité à l’écran : s’il est central dans un certain nombre de publications anglo-saxonnes plus ou moins récentes6, le motif de la peau demeure un relatif angle mort des études cinématographiques francophones qui, à quelques exceptions près dans l’actuel panorama scienti��que et critique, l’abordent le plus souvent de manière périphérique ou métonymique, au prisme du corps dont, pour nombre d’auteurs, elle est un fragment, une parcelle somme toute peu considérée dans ses spéci��cités, dans ce qui la distingue des autres parties constitutives de l’anatomie humaine. Il s’avère que la peau, au cinéma, est bribe de réel capturée par l’objectif, saisie tout autant comme matière première de la ��guration humaine que comme réseau signi��ant révélateur d’un vécu, parfois littéralement inscrit à la surface du corps. À l’écran, elle s’o�fre immédiatement au regard à travers les visages et les anatomies que la caméra encadre, découpe métaphoriquement, saisit dans le mouvement aussi bien que dans l’immobilité. Matériau ��lmique doté d’une grande plasticité, elle se décline en un large spectre de colorations, de textures, de surfaces, lisses, indéterminées ou bien accidentées, marquées des stigmates porteurs de l’individualité du sujet ��lmé. Sa nature de frontière fait aussi de la peau une zone de contact et d’échanges avec l’autre, un territoire d’interaction se prêtant aux caresses, aux pressions, aux frottements, aux glissements, dans une mise en scène et en sens qui allie visibilité et sonorité du contact. C’est là un aspect primordial, notamment, dans les traitements ��lmiques de la sensualité et des sexualités, où la proximité épidermique pose la question d’une éthique de l’intimité7, jusqu’aux formes où l’organicité se fait plus radicale, comme la pornographie. 5 Thomas Joël (éd.), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998, p. 15. Les parties en italique sont soulignées par l’auteur. 6 On peut citer notamment, de 1995 à 2019, les travaux de Judith Halberstam, Laura U. Marks, Santiago Fouz-Hernández, Mary Flanagan, Austin Booth, Marina Dalhquist, Doron Galili, Jon Olsson, Robert Valentine ou encore Celine Parreñas Shimizu, référencés dans la bibliographie qui suit cette introduction. 7 Sur ce point, voir Shimsizu Parreñas Celine, The Proximity of Other Skins. Ethical Intimacy in Global Cinema, Oxford, Oxford University Press, 2019. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction 3 De même, la peau est interface avec le monde, avec la société, et, à ce titre, revêt une évidente dimension identitaire qui se cristallise de la manière peut-être la plus connotée à travers sa coloration. Comme le rappellent Priska Morrissey et Emmanuel Siety dans l’introduction de Filmer la peau (2017)8, ouvrage collectif essentiel sur le sujet qui nous occupe et dans le sillage duquel s’inscrit le présent volume, la carnation constitue dans l’histoire du cinéma un instrument de désignation visuelle de groupes ethniques et, par voie de conséquence, un incontournable référent culturel, idéologique et politique. Ce dernier s’est modelé au gré de l’évolution des techniques et technologies (matériel de prise de vues, maquillage, éclairage, étalonnage …)9, inévitablement orientées par l’époque, le contexte et la composition ethnique dominante du marché visé10. On se doit ainsi d’interroger le rapport entre la représentation des couleurs de peau dans leur diversité et, par exemple, dans le cas du cinéma quali��é de façon plus ou moins heureuse de « caucasien »11, la suprématie à l’écran d’un supposé « idéal » blanc, de cette blanchité (whiteness) dont l’historien et théoricien du cinéma Richard Dyer a sondé les régimes de représentation dans la culture occidentale12. Les carnations non blanches se situent quant à elles au cœur de diverses publications, à l’instar du récent ouvrage de Diarra Sourang, Filmer les peaux foncées : ré�lexions plurielles13, qui s’intéresse aussi bien aux techniques d’éclairage et de ��lmage des peaux brunes qu’aux enjeux socioculturels de leurs représentations, lesquelles peuvent être analysées aussi à la lumière des apports théoriques et épistémologiques des études postcoloniales et travaux sur la décolonisation des écrans14. L’exemple des États-Unis illustre 8 9 10 11 12 13 14 Morrissey Priska et Siety Emmanuel, Filmer la peau, Rennes, Prennes Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire cinéma », 2017. Voir par exemple Roth Lorna, « Looking at Shirley, the Ultimate Norm: Colour Balance, Image Technologies and Cognitive Equity », Canadian Journal of Communication, vol. 34, n° 1, avril 2009, p. 111-136. Sur le cas indien, voir la thèse de doctorat de Kessous Hélène, La Blancheur de la peau en Inde. Des pratiques cosmétiques à la redé��nition des identités (dir. Catherine Servan-Schreiber), Paris, EHESS, 2018. Nous employons volontairement ce terme (usité, notamment, dans le contexte de la classi��cation raciale légale aux États-Unis) entre guillemets, en raison des représentations et constructions socioculturelles dont il est porteur et que la critical race theory s’e�force d’interroger et de déconstruire. Sur ce sujet, on peut consulter l’ouvrage de Baum Bruce, The Rise and Fall of the Caucasian Race. A Political History of Racial Identity, New York, New York University Press, 2008. Dyer Richard, White, New York, Routledge, 1997. Sourang Diarra, Filmer les peaux foncées, Paris, L’Harmattan, coll. « Images plurielles. Scènes & écrans », 2019. En France, on peut aussi mentionner les discussions et tables rondes menées autour de la décolonisation des imaginaires dans le cadre du Festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt, né en 2003. https://www.africapt-festival.fr/. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 4 Bracco concrètement la richesse de ces questionnements : dès les années 1950, les problématiques idéologiques posées par la pigmentation de la peau sous-tendent ainsi certains classiques de la production hollywoodienne. L’Héritage de la chair (Pinky, 1949) d’Elia Kazan, L’Esclave libre (Band of Angels, 1957) de Raoul Walsh ou encore Shadows (1961) de John Cassavetes, par exemple, fondent en partie leur trame narrative sur la non-coïncidence entre la carnation et l’appartenance ethnique et sociale qu’elle est censée dénoter. Quelques décennies plus tard, certaines réalisations ont œuvré à redessiner les frontières de ces cartes mentales en démarginalisant à la fois le point de vue et l’image de groupes socio-ethniques minoritaires en regard de la blanchité dominante. La ��guration de ces derniers à l’écran, consubstantielle à la question mélanique, génère, dans des registres très di�férents, discours ré��exifs et critiques sur les réalités ethno-raciales nord-américaines. S’agissant de l’industrie cinématographique elle-même, au début de la décennie 1990, le succès populaire de l’emblématique Do the Right Thing (1989) de Spike Lee permet à une nouvelle génération de réalisateurs afro-américains d’intégrer les studios d’Hollywood, soucieux de séduire le public noir et de reconquérir un marché délaissé depuis la vague de la blaxploitation à la ��n des années 1970. Les drames ultérieurs du metteur en scène, tels que Clockers (1995) ou, plus récemment, BlacKkKlansman (2018), mais aussi Moonlight (2016) de Barry Jenkins, témoignent de la portée sociale et politique de ces mises en images d’individualités assimilées à la couleur de peau, au sein d’une société étatsunienne qui demeure marquée par les problématiques du racisme. C’est encore de cet engagement pour le recentrement visuel et narratif de la blackness15 que relève, dans la veine du cinéma de genre, la brève ��lmographie de Jordan Peele, auteur de deux ��lms d’horreur chaleureusement accueillis par la critique et le grand public, Get Out (2017) et Us (2019). On notera que ces dernières années, la question de la représentation de la carnation comme trait idiosyncrasique s’est étendue au-delà de la partition binaire blancs/noirs pour être saisie par les autres communautés minoritaires étatsuniennes, asio-américaines entre autres16. 15 16 Sur les imaginaires des peaux noires au cinéma, voir, entre autres, Guerrero Ed, Framing Blackness. The African American Image in Film, Philadelphia, Temple University Press, 1995 ; Massood Paula, Black City Cinema: African American Experiences in Film, Philadelphia, Temple University Press, 2003 ; D. Ashe Bertram et Saal Ilka (ed.), Slavery and the Post-Black Imagination, Seattle, University of Washington Press, 2020. Certaines analyses du New York Times, par exemple, re��ètent ces dynamiques concernant la communauté asio-américaine : Yu Brandon, « A Vision of Asian-American Cinema That Questions the Very Premise », 11 février 2021 : https://www.nytimes.com/2021/02/11/ movies/asian-american-cinema.html. La Force Thessaly, « Why Do Asian-Americans Remain Largely Unseen in Film and Television », 6 novembre 2018 : https://www.nytimes .com/2018/11/06/t-magazine/asian-american-actors-representation.html. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction 5 De telles thématiques ont bien sûr aussi été abordées sous d’autres latitudes, en France notamment : pour ne citer qu’un exemple, l’acteur et cinéaste Jean-Pascal Zadi recourt au registre comique dans Tout simplement noir (2020), coréalisé avec John Wax, pour interpeler le spectateur sur l’impasse des communautarismes et la complexité des identités collectives, que son protagoniste associe naïvement à la pigmentation dans une lecture essentialisante des signi��cations et implications de la couleur de peau. Parallèlement à ces considérations idéologiques et politiques, la peau, parce qu’elle se voit mais se dérobe aussi à la vue, s’inscrit également dans le champ de l’esthétique. Organe du corps le plus subtilement singularisé, elle peut paradoxalement se faire oublier pour laisser l’œil appréhender le visage, et même l’individu dans son entier. Ses représentations participent de régimes ��lmiques qui peuvent pencher du côté du désir aussi bien que de celui de la sidération, voire de la répulsion. En ce sens, elles bousculent parfois la binarité beauté/ laideur, brouillent les frontières qui délimitent ces deux territoires, lorsque l’image cinématographique, en imposant au regard la matérialité de l’épiderme et le spectacle de ses bizarreries, se meut en « archipel de laideur »17, pour reprendre les mots du philosophe Michel Ribon. Elle contribue alors au façonnement d’une esthétique du laid18 dont les formes visuelles les plus extrêmes, jouant avec nos pulsions scopiques, peuvent toucher à la monstruosité et à la corporalité hors normes, intrinsèquement transgressives19 : inévitablement, à travers ces mises en scène organiques, ce sont les canons esthétiques mais aussi sociaux, établis en un lieu et une époque donnés, qui sont questionnés, renversés, recon��gurés. Dans un souci de réalisme et/ou d’évacuation de ces canons, aux antipodes des peaux gommées, lissées par les arti��ces de la machine cinéma, certaines 17 18 19 BARNES Brookes, « ‘Crazy Rich Asians’ Tops Box O���ce, Proving Power of Diversity (Again) », 19 août 2018 : https://www.nytimes.com/2018/08/19/movies/crazy-rich-asians -box-o���ce-no-1.html. Ribon Michel, Archipel de la laideur : essai sur l’art et la laideur, Paris, Kimé, coll. « Philosophie, épistémologie », 1995. Rosenkranz Karl, Esthétique du laid [1853], trad. Sibylle Muller, Belval, Circé, 2004. Voir les chapitres dédiés à la monstruosité et au corps au cinéma dans l’encyclopédie coordonnée par Corbin Pierre, Courtine Jean-Jacques et Vigarello Georges, Histoire des corps (3 vol.), Paris, Éditions Points, coll. « Points Histoire », 2005 : Courtine Jean-Jacques, « Le corps inhumain » (vol. 1 – De la Renaissance aux Lumières, dir. Georges Vigarello), p. 393-406 ; de Baecque Antoine, « Écrans. Le corps au cinéma », p. 385-406 et Michaud Yves, « Visualisations. Le corps et les arts visuels », p. 431-451 (vol. 3 – Les mutations du regard. Le XXe siècle, dir. Jean-Jacques Courtine). Sur le caractère spectaculaire des monstruosités, voir aussi Garland Thomson Rosemarie (ed.), Freakery. Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, New York, New York University Press, 1996. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 6 Bracco surfaces épidermiques exhibent ainsi leurs aspérités, leurs pores, leurs sécrétions, les marques du temps qui passe, rides, acné (Les Beaux gosses de Riad Sattouf, 2009), taches, dermatoses, vergetures, plaies ou cicatrices, perforations et autres traces d’injection, indices d’une étrangeté, d’une fascinante « anormalité » (Edward aux mains d’argent20 de Tim Burton, 1990 ; Crash de David Cronenberg, 1996 ; Nos traces silencieuses de Myriam Aziza et Sophie Bredier, 2000 ; Le Dos rouge d’Antoine Barraud, 2014). À travers eux, la peau fait signe : voie d’accès à l’intime, elle a���che les émotions, les humeurs, les passions de l’être ; elle suggère un vécu, elle peut révéler un débordement, dire une « blessure identitaire »21, mais aussi entraîner des transformations ontologiques, à l’instar des glissements de genre qui dissolvent la dichotomie féminin/masculin. Plus radicales, la dé��guration et la brûlure ont aussi été explorées par maints metteurs en scène, associées à une expérience intérieure de désespoir et/ou à un parcours de résilience, qu’elles soient le fruit d’une malformation congénitale (The Elephant Man de David Lynch, 1980 ; Pieles d’Eduardo Casanova, 2017), d’un accident (Ouvre les yeux22 d’Alejandro Amenábar et son remake Vanilla Sky de Cameron Crowe, respectivement sortis en 1997 et 2001 ; Sauver ou périr de Frédéric Tellier, 2018), d’une agression (Dirty God de Sacha Polak, 2019) ou d’un acte autodestructeur (Balada triste23 d’Álex de la Iglesia, 2011). Les isotopies qui se trament dans ces cinémas de l’incarnation incluent quelquefois le motif du masque, lequel interroge la porosité des frontières entre humanité et monstruosité (Fantômas d’André Hunebelle, 1964 ; Phantom of the Paradise de Brian de Palma, 1974) et se confond avec la peau (Les Yeux sans visage de Georges Franju, 1960 ; Le Visage d’un autre24 d’Hiroshi Teshigahara, 1966). Cette matière qui recouvre la face devient alors elle-même monstrueuse, ou à tout le moins monstrueusement plastique (on pense au masque du tueur fait de lambeaux de chair dans Massacre à la tronçonneuse25 de Tobe Hooper, 1974 ou au masque-peau vert cartoonesque de The Mask de Chuck Russell, 1994), et même satanique, lorsque les visages, dé��gurés par la possession, arborent l’e�froyable masque du démon : L’Exorciste26 de William Friedkin en 1973 est sans doute l’exemple qui a le mieux marqué – pour 20 21 22 23 24 25 26 Edward Scissorhands. Voir Le Breton David, La Peau et la trace. Sur les blessures identitaires, Paris, Métailié, 2003. Abre los ojos. Balada triste de trompeta. 他人の顔, Tanin no kao. The Texas Chain Saw Massacre. The Exorcist. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction 7 ne pas dire traumatisé – les esprits, générant une horri��que descendance de physionomies ravagées. De la même façon, la seconde peau suggérée par certains costumes près du corps comme la combinaison en vinyle de Catwoman (Batman : Le Dé��27 de Tim Burton, 1992) peut signi��er l’inachèvement et les mutations constantes de l’anatomie humaine, laquelle est même niée quand l’épiderme devient invisible (L’Homme Invisible28 de James Whale en 1933 et ses versions ultérieures). Lorsqu’elle n’est pas organe cybernétique (ExistenZ de David Cronenberg, 1999) ou enveloppe à retirer comme un vêtement (Under the Skin de Jonathan Glaze, 2013) dans l’univers de la science-��ction, ce tissu vivant et malléable fascine les scienti��ques et assassins de l’écran, se prêtant à toute sorte d’expérimentations transgéniques et autres manipulations démiurgiques (généalogie cinématographique de Frankenstein ; Le Silence des agneaux29 de Jonathan Demme, 1991), parfois génératrice de métamorphoses identitaires (Volte-face30 de John Woo, 1997 ; La piel que habito de Pedro Almodóvar, 2011). En d’autres termes, la peau, révélée sous son jour le plus matériel, le plus tangible, se prête au cinéma à une opération de chirurgie plastique éminemment spectaculaire, en ce qu’elle est vouée à tous les modelages, à toutes les exhibitions, jusqu’aux plus obscènes, à l’instar du visage-caoutchouc de Katherine Helmond dans Brazil (Terry Gilliams, 1985), exagérément étiré par le chirurgien et livré en pâture au double regard du protagoniste et du spectateur. En ce sens, la ��gure du médecin n’est-elle pas ici l’alter ego outré de tout cinéaste manipulant à l’envi la matière épidermique ? Dans une démarche à la fois destructrice et créatrice, la peau se fait donc tissu à coudre ou pâte à modeler, mais également support calligraphique (The Pillow Book de Peter Greenaway, 1996) et iconographique, comme le montre la représentation ��lmique des inscriptions tégumentaires où se mêlent enjeux esthétiques, identitaires et mémoriels. Abondamment étudiés par l’anthropologie et la sociologie, les tatouages et scari��cations31 peuvent ainsi ériger le corps en œuvre d’art (Le Tatoué, Denys de la Patellière, 1968), apparaître comme les signes distinctifs d’une caste (Les Promesses de l’ombre32 de David Cronenberg, 2007), d’un gang (La vida loca de Christian Poveda, 2009 ; Sin nombre de Cary 27 28 29 30 31 32 Batman Returns. The Invisible Man. The Silence of the Lambs. Face/O�f. Sur le sujet, on pourra consulter les publications de l’anthropologue et sociologue David Le Breton. Eastern Promises. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 8 Bracco Fukunaga, 2009 ; Skin de Guy Nattiv, 2018), d’une ethnie (L’Âme des guerriers33 de Lee Tamahori, 1994), être utilisés comme catalyseurs de sensualité (Passion simple, Danielle Arbid, 2020) ou bien comme stratégie d’apprivoisement de la mémoire et de ��xation des indices d’une (en)quête individuelle (Memento de Christopher Nolan, 2000). S’ils inspirent des auteurs aux styles très hétérogènes, les « spectacles de la peau »34, de ses (dé)��gurations et mutations sont tout particulièrement prisés des cinéastes de genre, ainsi que l’illustrent les obsessions organiques et charnelles d’un John Carpenter ou d’un David Cronenberg, cité plusieurs fois dans cette introduction. Leurs in��uences sont d’ailleurs patentes de l’autre côté de l’Atlantique, par exemple dans le cinéma de genre français récent : empreinte de body horror, la ��lmographie de la réalisatrice Julia Ducournau re��ète un attrait viscéral pour le corps, sa surface et ses limites, des courts-métrages Corps-Vivants (2005) et Junior (2011) aux œuvres longues Titane (2021), récemment récompensée par la Palme d’Or au Festival de Cannes, et Grave (2016), expression radicale d’une dévorante fascination pour la chair, plus tôt célébrée et esthétisée dans Trouble Every Day (Claire Denis, 2001) et À l’intérieur (Alexandre Bustillo et Julien Maury, 2007). De manière générale, les modes de ��lmage de ces multiples peaux altérées, violentées, ou bien ornementées, sublimées, traduisent une volonté d’observer les corps à la loupe, au point que l’image cinématographique semble déborder sur le spectateur : il est sensoriellement impliqué dans le ��lm35, gagné par l’illusion qu’il peut palper les épidermes et sonder la géographie intime de l’humain. Les cadrages resserrés attribuent aux anatomies une matérialité organique qui relève de la fonction haptique, telles que l’ont théorisée Aloïs Riegl puis Gilles Deleuze36, et o�fre à l’œil un contact37, un toucher métaphorique. Ce concept, qui ne manque pas de rappeler que « peau » et « pellicule » partagent une même origine latine (pellis), ouvre la voie à de riches questionnements sur les correspondances entre la peau et l’écran, la texture de l’épiderme et celle de 33 34 35 36 37 Once Were Warriors. Nous empruntons l’expression (skin shows) à Judith Halberstam, coordinatrice de l’ouvrage Skin Shows. Gothic Horror and the Technology of Monsters, Durham, Duke University Press, 1995. Sur le rôle crucial de l’engagement sensoriel du spectateur au moment de la réception du ��lm, voir notamment Elliot Paul, Hitchcock and the Cinema of Sensations : Embodied Film Theory and Cinematic Reception, Londres, I.B. Tauris, 2011. Aloïs Riegl et, ultérieurement, Gilles Deleuze l’opposent à la fonction optique. Riegl Aloïs, Grammaire historique des arts plastiques : volonté artistique et vision du monde [1966], trad. Eliane Kau��olz, Paris, Klincksieck, coll. « L’Esprit et les formes », 1978 ; Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, 2002. McMahon Laura, Cinema and Contact. The Withdrawal of Touch in Nancy, Bresson, Duras and Denis, Abingdon-on-Thames, Taylor & Francis, 2017. For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction 9 l’image, le corps humain et celui du ��lm, la peau comme réseau sémiotique et le texte ��lmique, de même que sur le rapport entre la bidimensionnalité de la surface écranique/épidermique et la tridimensionnalité du corps o�fert à la caméra : ce sont là autant de problématiques qui sous-tendent ces imaginaires épithéliaux, pour certains générateurs de métadiscours sur le médium cinématographique et ses arti��ces. L’étude de ces derniers ne saurait d’ailleurs faire abstraction des aspects pratiques du processus de fabrication de la peau à l’écran, des dispositifs techniques (caméra, pellicules, ��ltres, cosmétiques, prothèses, éclairages, émulsions photosensibles, étalonnage …) et technologiques (passage de l’argentique au numérique, images de synthèse) aux professions spécialisées dédiées au rendu de l’épiderme (chefs opérateurs, maquilleurs, costumiers, étalonneurs …). Ce cadrage introductif ne vise naturellement pas l’exhaustivité mais entend tracer un périmètre de ré��exion, nourri de références bibliographiques dans lesquelles le lecteur pourra pro��tablement puiser, a��n de baliser ce travail collectif qui ambitionne d’étudier les enjeux esthétiques, techniques et éthiques de la ��guration de la peau au cinéma. Le parti pris de cette étude des peaux à l’écran est fondamentalement celui de la pluralité, à la fois en termes de contextes, de thématiques abordées et de méthodologies. L’ouvrage privilégiera l’hétérogénéité des corpus et des approches, balayant diverses traditions cinématographiques, matrices génériques, époques et aires géographiques/ culturelles. Les perspectives adoptées croisent l’analyse ��lmique, la sémiologie de l’image, l’esthétique, la narratologie, l’histoire culturelle – celle du corps et de ses représentations en particulier ; l’histoire du septième art –, l’étude des civilisations étrangères, mais aussi d’autres sciences humaines comme l’anthropologie, la sociologie, la philosophie ou la psychanalyse, sans exclure bien sûr les considérations techniques et technologiques inhérentes à l’industrie du septième art. Aux approches théoriques mobilisées par la plupart des contributeurs, spécialistes d’études cinématographiques et culturelles, se conjuguent les regards de plusieurs professionnels du cinéma qui mettent leur expérience au service de l’analyse académique ou interrogent leurs propres pratiques et esthétiques. Par cette appréhension kaléidoscopique du motif épidermique au cinéma, les auteurs d’Imaginaires cinématographiques de la peau se proposent ainsi d’apporter leur pierre à l’édi��ce de la ré��exion francophone consacrée au corps à l’écran en s’aventurant sur ce champ ��lmique encore relativement inexploré que constitue la peau. Trois voies seront empruntées pour en examiner les variations. La première fait l’objet d’un chapitre intitulé « Poétiques de la peau » et met en perspective diverses démarches créatives centrées sur les trans��gurations épidermiques, entendues dans une double acception For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 10 Bracco esthétique et mystique. Dans l’article inaugural, « La page et la peau au pays des signes. The Pillow Book de Peter Greenaway », Bertrand Westphal porte tout d’abord un regard essayistique sur le ��lm du réalisateur britannique, conçu comme la structure de la peau. Dans une perspective comparatiste et géocritique, il montre que l’épiderme y est un seuil destiné à être franchi, profondément spatialisé, avec ses ouvertures, ses strates, son obsession de la surface. Empruntant les passerelles tendues par la diégèse entre le Kyoto traditionnel et le Hong-Kong postmoderne, il sonde les concomitances entre la peau, utilisée comme support calligraphique, le pays (pagus) et la page (pagina) qui se remplit au ��l des péripéties et des rencontres entre les protagonistes. C’est de nouveau la peau en tant que surface qui se situe au cœur des mutations corporelles analysées ensuite par Fabien Meynier dans « Vêtir, maquiller, frotter la peau : le miracle cutané dans les ��lms de João Pedro Rodrigues » : l’auteur observe les modalités de recouvrement et de dévoilement des corps masculins dans plusieurs ��lms du cinéaste portugais, qui considère l’épiderme comme surface de contact entre l’individu et son environnement, à l’aune de considérations à la fois tactiles et sonores. Autour de ce motif cutané, propice à la déstabilisation des genres, se polarise une poétique du geste qui trouve sa source dans la ��gure matricielle de saint Thomas, conférant une évidente dimension sacrée à la mise en scène et en sens de la peau. Un mysticisme semblable imprègne la corporalité et la gestualité telles que les analyse Macha Ovtchinnikova dans « La peau ��lmée et la chair du ��lm : la puissance mystique des gestes ��lmiques dans L’Homme qui a surpris tout le monde (2018) de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov ». Ce drame russe contemporain o�fre un nouvel exemple de trans��guration spirituelle du héros masculin qui, atteint de cancer, se livre au travestisme pour tromper la mort : tantôt métamorphosée par le déguisement et le maquillage, tantôt martyrisée sous le poids de l’intolérance collective, la peau ��lmée dilue à nouveau la partition binaire des genres et apparaît comme une frontière sensible, un seuil entre la texture réaliste de ce récit de la chair et la dimension métaphorique d’une fable aux résonances christiques. L’imaginaire du corps débile a���chant les signes du mal qui le ronge et érigé en ��gure sacri��cielle est également mis à l’honneur dans le long-métrage auto��ctionnel Les Nuits fauves (1992), auquel Eloïse Delsart, chercheuse, réalisatrice et documentariste, consacre l’étude qui suit, « Cyril Collard, l’écorché vif » : elle procède à l’examen clinique de l’œuvre cinématographique, adaptée du roman homonyme, et du phénomène médiatique que ces derniers ont engendré durant les « années sida ». Elle montre comment le cinéaste français, atteint du VIH, a bâti un ��lm profondément organique et s’y est livré en holocauste, dans un aller-retour constant avec le réel. Par son urgence de ��lmer, son auto-incarnation en gage de sincérité, il a poussé le dévoilement de soi jusqu’à For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction 11 s’en écorcher, imposant au spectateur la vision d’une peau à vif, d’une chair brûlée par les traitements, jetant à la face du public sa maladie et sa mort. Ce souci de donner à voir des écorchés vifs, au sens ��guré comme au littéral, préside également aux poétiques hétérogènes mises en contraste par la chercheuse, cinéaste et scénariste Marianne Pistone dans son texte « De la peau douce à la carne » : les considérant à la fois dans leurs disparités et a���nités, elle fait dialoguer trois longs-métrages d’époques et de cultures distinctes, La Drôlesse (1979) de Jacques Doillon, Blissfully Yours (2002) d’Apichatpong Weerasethakul et La Peau trouée (2005) de Julien Samani, a��n de mettre au jour le tracé d’une ��gure cruciale, celle de la blessure. Face aux représentations de surfaces sensibles se déchirant, s’ouvrant en plaies de plus en plus vives, elle suit imaginairement un mouvement qui, de ��lm en ��lm, voit se creuser cette écorchure, de l’intime à l’obscène, de la caresse au meurtre. De telles poétiques épidermiques font inévitablement a���eurer les questions de l’identité et de l’individualité du sujet, qui se trouvent justement au cœur du deuxième chapitre, « Peaux et identités ». Le ��lm Memento (2000) du réalisateur britannico-américain Christopher Nolan o�fre une illustration paradigmatique des interrogations que motive l’épiderme lorsqu’il est utilisé à l’écran comme espace expressif, en l’occurrence par le biais du tatouage. C’est cette même œuvre que Louis Daubresse et Isabelle Labrouillère ont signi��cativement choisi d’ausculter dans leurs articles respectifs : menées depuis des perspectives distinctes et complémentaires, leurs analyses se répondent et accompagnent le lecteur dans les méandres narratifs de Memento pour cerner les complexes enjeux sémantiques et discursifs du ��lmage des inscriptions tégumentaires, à l’aune de la tentative de reconstruction mémorielle entreprise par le protagoniste. Dans « Memento ou la mémoire défaillante dans la peau », Louis Daubresse observe la manière dont la peau se meut en support scriptural et sert la mise en œuvre d’une stratégie de résistance à l’oubli, devenant ainsi régime de discours, pour ensuite mieux interroger les limites de cette archive de soi inscrite à la surface du corps. Dans « L’écriture de la peau dans Memento (Christopher Nolan, 2000) : du mutisme du corps tatoué à son devenir image », Isabelle Labrouillère circule à son tour au sein du réseau signi��ant épithélial, qu’elle envisage comme palimpseste. Elle montre comment il contribue à la désincarnation d’un corps devenu simple écritoire, réceptacle d’un récit lacunaire supposément objectif, et participe d’un système narratif global basé sur la feintise. L’exploration de ces dé/reconstructions identitaires se poursuit à la faveur d’un changement d’échelle, par une plongée dans le cinéma japonais : Andrea Grunert resserre le cadre de l’analyse autour de la face dans son article « Dans la peau de l’homme moderne – Le Visage d’un autre (Hiroshi Teshigahara, 1996) ». Son étude s’articule autour de l’image du masque-peau, For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 12 Bracco conçu pour dissimuler la dé��guration causée par des brûlures. Elle s’attache à prouver que le metteur en scène, à travers une quête d’identité individuelle où peau, masque et visage se recoupent et se confondent, livre une méditation sur la condition humaine et l’aliénation de l’être dans une société japonaise encore marquée des stigmates de la Seconde Guerre mondiale. Sept ans plus tôt, le motif obsédant du masque-visage hantait déjà le drame horri��que du cinéaste français Georges Franju, dont le titre éloquent, Les Yeux sans visage, contient l’image centrale que Pedro Poyato a choisie pour ��l conducteur de son analyse, « Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1959) : tissu facial, voile et con��guration du moi ». L’auteur y dissèque les ressorts visuels et narratifs du ��lm, et, sur la base d’un dialogue entre concepts esthétiques et psychanalytiques, examine les occurrences du masque-visage et du non-visage, signes d’une identité désagrégée. Sa démonstration inclut un détour par d’autres œuvres ��lmiques tributaires de l’œuvre de Franju, en particulier La piel que habito (2011), hypertexte évident des Yeux sans visage où, à la suite du réalisateur français, l’Espagnol Pedro Almodóvar explore les limites de la peau humaine, s’aventurant aux con��ns de l’éthique scienti��que et des transmutations identitaires. C’est à ces dernières, entre autres, qu’Audrey Higelin consacre justement l’article suivant, « La peau comme lieu de (re)construction identitaire dans le cinéma de Pedro Almodóvar ». Elle parcourt la dense ��lmographie almodovarienne pour construire une synthèse ré��exive à travers le ��ltre de cette peau qui s’inscrit dans les titres mêmes de certains ��lms, indéfectiblement liée aux problématiques identitaires de personnages en constante métamorphose. Considérant leurs di�férents contextes de signi��cation, elle balaye les formes et expressions que revêt l’épiderme chez le cinéaste espagnol : il est surface, interface, mais aussi première instance convoquée dès lors qu’il s’agit de ��lmer la corporalité et la sexualité. Il s’avère que l’ombre de ces sujets almodovariens plane sur le texte qui suit, « La caméra à ��eur de peau : Pieles ou l’esthétique épidermique d’Eduardo Casanova », dans lequel Diane Bracco se propose de disséquer un autre ��lm représentatif du cinéma espagnol contemporain, Pieles. Celui-ci revendique dans son titre même une primauté de la question épidermique, saisie sous un angle pluriel. Dans cette fable humaniste chorale, le cinéaste Eduardo Casanova déploie une écriture fondée tout autant sur l’apparence physique des protagonistes, reliant les représentations de la peau aux problématiques du corps, que sur l’épiderme formel du ��lm lui-même. Il brosse la peinture maniériste d’un chassé-croisé de parcours individuels re��étant l’aspiration des personnages, qui incarnent, chacun à sa manière, le hors normes, à une société plus inclusive, au sein de laquelle trouver sa place constitue un enjeu identitaire majeur. Par ce travail de la matière, il forge un discours For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV Introduction 13 revendicatif axé sur le renversement des canons corporels et sociaux, et le recentrement des êtres excentrés/iques. Le propos sociétal, et même politique, qui sous-tend la mise en images de certaines de ces quêtes identitaires fait ainsi émerger un autre aspect essentiel, qui constituera le point nodal du troisième et dernier chapitre, « Filmer la peau : enjeux techniques et socioculturels ». Il s’agit ici d’interroger les pratiques professionnelles à l’œuvre dans la fabrication des images de la peau, ainsi que les valeurs et idéologies véhiculées par la re-présentation et le rendu de la diversité épidermique. Tout d’abord, dans son analyse « Arti��ces et techniques au service de l’acteur de cinéma : la mise en lumière de la peau (1900 à 1940) », Sylvie Roques s’intéresse à l’évolution historique du maquillage professionnel en s’appuyant sur le cas du cinéma français durant la première moitié du xxe siècle. Elle interroge la presse de spécialité sur quatre décennies pour montrer comment le septième art s’est peu à peu éloigné des pratiques du théâtre a��n de répondre aux exigences croissantes d’une profession à la recherche d’un e�fet de « naturel » toujours plus convaincant à l’écran. Pour sa part, Jessy Neau prend l’exemple du cinéma britannique dans son texte « Villain ou victime ? Carnation et stigma dans le period drama britannique (Les Hauts de Hurlevent, 2011) ». Elle se penche sur les questions socioculturelles et politiques soulevées par l’évolution du period drama, qui, dans ses formes contemporaines, tord les standards pigmentaires d’un genre cinématographique originellement conservateur, souvent considéré comme nostalgique du passé colonial de la Grande-Bretagne. À la suite d’une éclairante étude panoramique, elle propose une analyse de l’une des plus récentes adaptations des Hauts de Hurlevent (Andrea Arnold, 2011) à la lumière de la question mélanique, chargée de valeurs esthétiques et idéologiques. Son utilisation du concept de stigma résonne avec la radiographie ��lmique à laquelle se livre à son tour Nicolas Piedade dans « Le Cinema Novo et les visages du Brésil. Exposition de la peau et ��gurations du peuple dans Sécheresse (1963) et Terre en transe (1967) » : il questionne les connotations sociales, idéologiques et esthétiques de la peau, révélée sous un jour misérabiliste, à travers le lien qu’elle établit entre corporalité et précarité. Il montre comment, dans la peinture des classes populaires brossée par les cinéastes Nelson Pereira Dos Santos et Glauber Rocha, la mise en présence des épidermes complexi��e la relation de la caméra au collectif et instaure un réseau symbolique capable d’interroger les inégalités structurelles de la société brésilienne. Les cinémas d’Amérique demeurent au cœur des entretiens qui clôturent ce parcours ré��exif multiculturel, o�frant un écho pratique aux considérations académiques antérieures : dans un premier temps, Aiko Sato, directrice For use by the Author only | © 2022 Koninklijke Brill NV 14 Bracco artistique maquillage et coi�fure japonaise, et Nicolás Wong Díaz, chef opérateur costaricien, tous deux riches d’expériences professionnelles en Amérique, en Asie et en Europe, évoquent dans une discussion croisée et intitulée « Bâtir un imaginaire cinématographique dans le cinéma centraméricain » leurs parcours respectifs et leur collaboration sur le tournage de La Llorona (Jayro Bustamante, 2019), ��lm fantastique consacré au génocide maya perpétré pendant la guerre civile guatémaltèque, sous la présidence d’Efraín Ríos Montt (1982-1983). Par une présentation de leurs méthodologies et de leur travail commun, cet échange met en lumière le rôle essentiel du maquillage et de la direction de la photographie dans la construction des imaginaires épidermiques à l’écran, en particulier dans des cinémas engagés qui aspirent à décentrer le regard et à évacuer les régimes de représentation hégémoniques. En��n, dans l’entretien suivant, « La peau comme matière ��lmique : réalisme et sensualité », le directeur de la photographie vénézuélien Luis Armando Arteaga revient sur sa trajectoire internationale et analyse ses propres pratiques, entre publicité, cinéma mainstream et ��lms d’auteurs. Il interroge son appréhension à la fois réaliste et sensuelle des matières, des textures, de l’image des peaux et de l’image comme peau, prenant l’exemple, entre autres, des deux premiers longs-métrages du cinéaste guatémaltèque Jayro Bustamante, avec lequel il a également travaillé, Ixcanul (2015) et Temblores (2019). Les questionnements esthétiques et techniques qu’il formule con��rment, au terme de cette exploration collective, la primauté de la peau dans le façonnement d’imaginaires complexes et multiples du corps humain, du corps social, ainsi que dans le modelage du corps ��lmique lui-même. Bibliographie indicative Ahmed Sarah et Stacey Jack (eds), Thinking Through the Skin, Londres, Routledge, 2001. Anzieu Didier, Le Moi-peau (1985), Paris, Dunod, 2e édition revue et augmentée, 1995. Ardenne Paul, L’Image corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2010. Ashe Bertram D. et Saal Ilka (ed.), Slavery and the Post-Black Imagination, Seattle, University of Washington Press, 2020. Asselin Olivier, Un cinéma-peau. La question de l’immersion dans les promenades de Janet Cardi�f, Presses Universitaires de Rennes, 2019. Aumont Jacques (dir.), L’Invention de la ��gure humaine. 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30mm How is skin depicted on screen, be it as the body’s surface or its envelope? How do filmmakers represent skin in its multitude of marks, inscriptions, colours and textures? What aesthetic, symbolic, ideological, or even political values does skin adopt in cinematographic fiction, depending on the period and the cultural context of the film? To what extent can the surfaces of the image and the screen themselves become the film’s skin? In this book, researchers and cinema professionals offer answers to these questions through a plural and multicultural selection of films. This collective work dives into the epidermal imaginative world of directors from various backgrounds, at the crossroads of academic analyses and exclusive testimonies from those who work in the film industry. From Eyes Without a Face to La Piel Que Habito, from The Pillow Book to Memento, and including a few incursions into cinema from Japan, Great Britain, Russia, Portuguese-speaking or Spanish-American countries, this collection explores the multiple shapes, meanings, and implications of skins of and on the screen. Diane Bracco is a Hispanist specialising in cinema at the University of Limoges and a member of the EHIC research team (Espaces Humains et Interactions Culturelles). She has devoted many articles and papers to different Hispanic directors. She works also on Italian cinema and the creative and industrial ties between Spanish and Italian cinematography. ISBN 978-9004-51782-0 brill.com Imaginaires cinématographiques de la peau sous la direction de Diane Bracco Imaginaires cinématographiques de la peau Diane Bracco est hispaniste et spécialiste de cinéma à l’Université de Limoges et membre du laboratoire de recherche EHIC (Espaces Humains et Interactions Culturelles). Elle a consacré de nombreux articles et communications à différents réalisateurs hispaniques. Elle travaille également sur le cinéma italien et les filiations créatives et industrielles entre les cinématographies espagnole et italienne. Diane Bracco (Ed.) Comment figure-t-on la peau à l’écran, dans sa double fonction de surface et d’enveloppe corporelles ? Comment les cinéastes la représentent-ils dans la diversité de ses marques et inscriptions, de ses couleurs et textures ? Quelles valeurs esthétiques, symboliques, idéologiques, voire politiques, revêt-elle au sein d’une fiction cinématographique, selon l’époque et l’aire culturelle ? Dans quelle mesure l’image et la surface écranique peuvent-elles se muer elles-mêmes en peau du film ? Telles sont les questions auxquelles chercheurs et praticiens du cinéma se proposent ici de répondre au prisme d’un corpus de films pluriel et multiculturel. Cet ouvrage collectif vous propose une plongée dans l’imaginaire épidermique de réalisateurs issus de différents horizons, au croisement de l’analyse universitaire et de témoignages inédits de professionnels du cinéma. Des Yeux sans visage à La piel que habito, de The Pillow Book à Memento, sans oublier quelques détours par les cinémas du Japon, de la Grande-Bretagne, de la Russie, des pays lusophones ou hispano-américains, les peaux de l’écran sont explorées dans la multiplicité de leurs formes, de leurs sens et de leurs enjeux.