Imaginaires cinématographiques
de la peau
sous la direction de
Diane Bracco
LEIDEN | BOSTON
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Table des matières
Prologue : le précipice de la nudité
Remerciements xiii
Liste des ��gures xiv
ix
Introduction 1
Diane Bracco
Partie 1
Poétiques de la peau
1
La page et la peau au pays des signes : The Pillow Book de
Peter Greenaway 21
Bertrand Westphal
2
Vêtir, maquiller, frotter la peau : le miracle cutané dans les ��lms de
João Pedro Rodrigues 40
Fabien Meynier
3
La peau ��lmée et la chair du ��lm : la puissance mystique des gestes
��lmiques dans L’Homme qui a surpris tout le monde (2018) de
Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov 56
Macha Ovtchinnikova
4
Cyril Collard, l’écorché vif
Éloïse Delsart
5
De la peau douce à la carne
Marianne Pistone
73
91
partie 2
Peaux et identités
6
Memento ou la mémoire défaillante dans la peau
Louis Daubresse
113
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vi
Table des matières
7
L’écriture de la peau dans Memento (Christopher Nolan, 2000) :
du mutisme du corps tatoué à son devenir image 132
Isabelle Labrouillère
8
Dans la peau de l’homme moderne : Le Visage d’un autre (Hiroshi
Teshigahara, 1966) 154
Andrea Grunert
9
Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1959) : tissu facial, voile et
con��guration du moi 172
Pedro Poyato
10
La peau comme lieu de (re)construction identitaire dans le cinéma de
Pedro Almodóvar 194
Audrey Higelin
11
La caméra à ��eur de peau : Pieles ou l’esthétique épidermique
d’Eduardo Casanova 214
Diane Bracco
partie 3
Filmer la peau : enjeux techniques et socioculturels
12
Arti��ces et techniques au service de l’acteur de cinéma : la mise en
lumière de la peau (1900 à 1940) 237
Sylvie Roques
13
Villain ou victime ? Carnation et stigma dans le period drama
britannique (Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold, 2011) 252
Jessy Neau
14
Le Cinema Novo et les visages du Brésil. Exposition de la peau et
��gurations du peuple dans Sécheresse (1963) et Terre en transe
(1967) 270
Nicolas Piedade
15
Bâtir un imaginaire épidermique dans le cinéma centre-américain
Entretien avec Aiko Sato et Nicolás Wong Díaz
285
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Table des matières
16
vii
La peau comme matière ��lmique : réalisme et sensualité 297
Entretien avec Luis Armando Arteaga, directeur de la photographie
Conclusion
310
Index 313
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Introduction
Diane Bracco
À la fois limite, surface et « enveloppe nécessaire »1, la peau se montre et se
dissimule. Elle s’inscrit à cet égard tout autant dans le champ du visible que du
palpable. La dermatologie elle-même s’impose comme science de la visualisation en entretenant un rapport étroit avec l’iconographie : c’est en partie par le
truchement d’images médicales que les étudiants de la discipline apprennent
à détecter les a�fections de l’épiderme et à appréhender celui-ci comme lieu
de symptômes. Plus largement, la peau en tant que terrain de manifestations
et d’inscriptions visibles se situe à l’intersection de di�férents domaines, de la
médecine à la psychanalyse en passant par les arts, la sémiologie, la sociologie, l’anthropologie ou encore l’histoire du corps et de ses représentations, qui
la chargent de sens, de valeurs, de connotations. Les théorisations dont elle a
fait l’objet ont abouti à l’émergence de concepts majeurs, à l’instar de la métaphore psychanalytique du Moi-peau2, qui l’assimile à un contenant uni��ant,
barrière protectrice du psychisme nécessaire à la représentation du Soi. Ce rôle
de contour démarcateur, qui sépare autant qu’il met en relation, peut aussi
être rattaché aux ré��exions sur la peau envisagée comme entre-deux, comme
passage du dedans vers le dehors, du dessous (la chair) vers le dessus (la surface), lieu de transit entre le « corps interne », dissimulé, et le « corps externe »,
apparent3.
Ces questions de représentation et de visibilité/invisibilité, justement, se
révèlent capitales dans l’appréhension d’un médium tel que le cinéma, qui,
compte tenu de sa nature visuelle et de la présence corporelle des acteurs,
o�fre une place essentielle aux images des anatomies et des peaux4. Dans le
prolongement des nombreux travaux menés sur le corps au cinéma (Jacques
Aumont, Raymond Bellour, Nicole Brenez, Paul Elliot, Thomas Elsaesser et
Malte Hagener, Jérôme Game, Andrea Grunert, Sylvie Roques, pour n’en citer
que quelques-uns), ce sont précisément les imaginaires épidermiques forgés
par le septième art international que nous aspirons à sonder ici en empruntant,
1 Mimoun Maurice, « La quatrième dimension de la peau », Revue française de psychosomatique, 2006/1, n° 29, p. 147-158.
2 Anzieu Didier, Le Moi-peau [1985], Paris, Dunod, 1995 (2e édition revue et augmentée).
3 Singer-Delaunay Hélène, « Introduction », Expressions du corps interne : la voix, la performance et le chant plastique, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts et sciences de l’art », 2011.
4 Sur l’incarnation par les comédiens entendue dans son acception la plus littérale, voir
Roques Sylvie, Dans la peau d’un acteur, Paris, Armand Colin, coll. « Dans la peau de », 2015.
© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2022 | doi:10.1163/9789004517837_002
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Bracco
entre autres, la voie tracée par Joël Thomas qui, dans ses travaux sur l’imaginaire, dé��nit celui-ci comme un « système, [un] dynamisme organisateur des
images, qui leur confère une profondeur en les liant entre elles »5. Cette logique
de compréhension systémique, appliquée au cinéma, présidera aux analyses
consacrées ici aux imaginaires de la peau, entendus comme visions, produits de la subjectivité d’un cinéaste et de ses collaborateurs, comme viviers
d’images et de sons en interaction au sein de l’objet ��lmique et, par là même,
comme réseaux de représentations et de sens.
L’ambition de ce travail collectif est née d’un constat face à l’abondante littérature inspirée aux chercheurs par la corporalité à l’écran : s’il est central dans
un certain nombre de publications anglo-saxonnes plus ou moins récentes6,
le motif de la peau demeure un relatif angle mort des études cinématographiques francophones qui, à quelques exceptions près dans l’actuel panorama
scienti��que et critique, l’abordent le plus souvent de manière périphérique ou
métonymique, au prisme du corps dont, pour nombre d’auteurs, elle est un
fragment, une parcelle somme toute peu considérée dans ses spéci��cités, dans
ce qui la distingue des autres parties constitutives de l’anatomie humaine.
Il s’avère que la peau, au cinéma, est bribe de réel capturée par l’objectif, saisie tout autant comme matière première de la ��guration humaine que comme
réseau signi��ant révélateur d’un vécu, parfois littéralement inscrit à la surface
du corps. À l’écran, elle s’o�fre immédiatement au regard à travers les visages et
les anatomies que la caméra encadre, découpe métaphoriquement, saisit dans
le mouvement aussi bien que dans l’immobilité. Matériau ��lmique doté d’une
grande plasticité, elle se décline en un large spectre de colorations, de textures,
de surfaces, lisses, indéterminées ou bien accidentées, marquées des stigmates
porteurs de l’individualité du sujet ��lmé. Sa nature de frontière fait aussi de la
peau une zone de contact et d’échanges avec l’autre, un territoire d’interaction
se prêtant aux caresses, aux pressions, aux frottements, aux glissements, dans
une mise en scène et en sens qui allie visibilité et sonorité du contact. C’est là
un aspect primordial, notamment, dans les traitements ��lmiques de la sensualité et des sexualités, où la proximité épidermique pose la question d’une
éthique de l’intimité7, jusqu’aux formes où l’organicité se fait plus radicale,
comme la pornographie.
5 Thomas Joël (éd.), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998, p. 15.
Les parties en italique sont soulignées par l’auteur.
6 On peut citer notamment, de 1995 à 2019, les travaux de Judith Halberstam, Laura U. Marks,
Santiago Fouz-Hernández, Mary Flanagan, Austin Booth, Marina Dalhquist, Doron Galili, Jon
Olsson, Robert Valentine ou encore Celine Parreñas Shimizu, référencés dans la bibliographie qui suit cette introduction.
7 Sur ce point, voir Shimsizu Parreñas Celine, The Proximity of Other Skins. Ethical Intimacy
in Global Cinema, Oxford, Oxford University Press, 2019.
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Introduction
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De même, la peau est interface avec le monde, avec la société, et, à ce
titre, revêt une évidente dimension identitaire qui se cristallise de la manière
peut-être la plus connotée à travers sa coloration. Comme le rappellent Priska
Morrissey et Emmanuel Siety dans l’introduction de Filmer la peau (2017)8,
ouvrage collectif essentiel sur le sujet qui nous occupe et dans le sillage duquel
s’inscrit le présent volume, la carnation constitue dans l’histoire du cinéma un
instrument de désignation visuelle de groupes ethniques et, par voie de conséquence, un incontournable référent culturel, idéologique et politique. Ce dernier s’est modelé au gré de l’évolution des techniques et technologies (matériel
de prise de vues, maquillage, éclairage, étalonnage …)9, inévitablement orientées par l’époque, le contexte et la composition ethnique dominante du marché
visé10. On se doit ainsi d’interroger le rapport entre la représentation des couleurs de peau dans leur diversité et, par exemple, dans le cas du cinéma quali��é de façon plus ou moins heureuse de « caucasien »11, la suprématie à l’écran
d’un supposé « idéal » blanc, de cette blanchité (whiteness) dont l’historien et
théoricien du cinéma Richard Dyer a sondé les régimes de représentation dans
la culture occidentale12. Les carnations non blanches se situent quant à elles au
cœur de diverses publications, à l’instar du récent ouvrage de Diarra Sourang,
Filmer les peaux foncées : ré�lexions plurielles13, qui s’intéresse aussi bien aux
techniques d’éclairage et de ��lmage des peaux brunes qu’aux enjeux socioculturels de leurs représentations, lesquelles peuvent être analysées aussi à la
lumière des apports théoriques et épistémologiques des études postcoloniales
et travaux sur la décolonisation des écrans14. L’exemple des États-Unis illustre
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Morrissey Priska et Siety Emmanuel, Filmer la peau, Rennes, Prennes Universitaires
de Rennes, coll. « Le Spectaculaire cinéma », 2017.
Voir par exemple Roth Lorna, « Looking at Shirley, the Ultimate Norm: Colour Balance,
Image Technologies and Cognitive Equity », Canadian Journal of Communication, vol. 34,
n° 1, avril 2009, p. 111-136.
Sur le cas indien, voir la thèse de doctorat de Kessous Hélène, La Blancheur de la
peau en Inde. Des pratiques cosmétiques à la redé��nition des identités (dir. Catherine
Servan-Schreiber), Paris, EHESS, 2018.
Nous employons volontairement ce terme (usité, notamment, dans le contexte de la classi��cation raciale légale aux États-Unis) entre guillemets, en raison des représentations
et constructions socioculturelles dont il est porteur et que la critical race theory s’e�force
d’interroger et de déconstruire. Sur ce sujet, on peut consulter l’ouvrage de Baum Bruce,
The Rise and Fall of the Caucasian Race. A Political History of Racial Identity, New York,
New York University Press, 2008.
Dyer Richard, White, New York, Routledge, 1997.
Sourang Diarra, Filmer les peaux foncées, Paris, L’Harmattan, coll. « Images plurielles.
Scènes & écrans », 2019.
En France, on peut aussi mentionner les discussions et tables rondes menées autour de
la décolonisation des imaginaires dans le cadre du Festival des cinémas d’Afrique du pays
d’Apt, né en 2003. https://www.africapt-festival.fr/.
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Bracco
concrètement la richesse de ces questionnements : dès les années 1950, les problématiques idéologiques posées par la pigmentation de la peau sous-tendent
ainsi certains classiques de la production hollywoodienne. L’Héritage de la
chair (Pinky, 1949) d’Elia Kazan, L’Esclave libre (Band of Angels, 1957) de Raoul
Walsh ou encore Shadows (1961) de John Cassavetes, par exemple, fondent en
partie leur trame narrative sur la non-coïncidence entre la carnation et l’appartenance ethnique et sociale qu’elle est censée dénoter. Quelques décennies plus
tard, certaines réalisations ont œuvré à redessiner les frontières de ces cartes
mentales en démarginalisant à la fois le point de vue et l’image de groupes
socio-ethniques minoritaires en regard de la blanchité dominante. La ��guration de ces derniers à l’écran, consubstantielle à la question mélanique, génère,
dans des registres très di�férents, discours ré��exifs et critiques sur les réalités
ethno-raciales nord-américaines. S’agissant de l’industrie cinématographique
elle-même, au début de la décennie 1990, le succès populaire de l’emblématique Do the Right Thing (1989) de Spike Lee permet à une nouvelle génération
de réalisateurs afro-américains d’intégrer les studios d’Hollywood, soucieux de
séduire le public noir et de reconquérir un marché délaissé depuis la vague de
la blaxploitation à la ��n des années 1970. Les drames ultérieurs du metteur en
scène, tels que Clockers (1995) ou, plus récemment, BlacKkKlansman (2018),
mais aussi Moonlight (2016) de Barry Jenkins, témoignent de la portée sociale
et politique de ces mises en images d’individualités assimilées à la couleur de
peau, au sein d’une société étatsunienne qui demeure marquée par les problématiques du racisme. C’est encore de cet engagement pour le recentrement
visuel et narratif de la blackness15 que relève, dans la veine du cinéma de genre,
la brève ��lmographie de Jordan Peele, auteur de deux ��lms d’horreur chaleureusement accueillis par la critique et le grand public, Get Out (2017) et Us
(2019). On notera que ces dernières années, la question de la représentation de
la carnation comme trait idiosyncrasique s’est étendue au-delà de la partition
binaire blancs/noirs pour être saisie par les autres communautés minoritaires
étatsuniennes, asio-américaines entre autres16.
15
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Sur les imaginaires des peaux noires au cinéma, voir, entre autres, Guerrero Ed,
Framing Blackness. The African American Image in Film, Philadelphia, Temple University
Press, 1995 ; Massood Paula, Black City Cinema: African American Experiences in Film,
Philadelphia, Temple University Press, 2003 ; D. Ashe Bertram et Saal Ilka (ed.), Slavery
and the Post-Black Imagination, Seattle, University of Washington Press, 2020.
Certaines analyses du New York Times, par exemple, re��ètent ces dynamiques concernant
la communauté asio-américaine : Yu Brandon, « A Vision of Asian-American Cinema
That Questions the Very Premise », 11 février 2021 : https://www.nytimes.com/2021/02/11/
movies/asian-american-cinema.html. La Force Thessaly, « Why Do Asian-Americans
Remain Largely Unseen in Film and Television », 6 novembre 2018 : https://www.nytimes
.com/2018/11/06/t-magazine/asian-american-actors-representation.html.
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Introduction
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De telles thématiques ont bien sûr aussi été abordées sous d’autres latitudes, en France notamment : pour ne citer qu’un exemple, l’acteur et cinéaste
Jean-Pascal Zadi recourt au registre comique dans Tout simplement noir (2020),
coréalisé avec John Wax, pour interpeler le spectateur sur l’impasse des communautarismes et la complexité des identités collectives, que son protagoniste
associe naïvement à la pigmentation dans une lecture essentialisante des
signi��cations et implications de la couleur de peau.
Parallèlement à ces considérations idéologiques et politiques, la peau, parce
qu’elle se voit mais se dérobe aussi à la vue, s’inscrit également dans le champ
de l’esthétique. Organe du corps le plus subtilement singularisé, elle peut paradoxalement se faire oublier pour laisser l’œil appréhender le visage, et même
l’individu dans son entier. Ses représentations participent de régimes ��lmiques
qui peuvent pencher du côté du désir aussi bien que de celui de la sidération,
voire de la répulsion. En ce sens, elles bousculent parfois la binarité beauté/
laideur, brouillent les frontières qui délimitent ces deux territoires, lorsque
l’image cinématographique, en imposant au regard la matérialité de l’épiderme
et le spectacle de ses bizarreries, se meut en « archipel de laideur »17, pour
reprendre les mots du philosophe Michel Ribon. Elle contribue alors au façonnement d’une esthétique du laid18 dont les formes visuelles les plus extrêmes,
jouant avec nos pulsions scopiques, peuvent toucher à la monstruosité et à
la corporalité hors normes, intrinsèquement transgressives19 : inévitablement,
à travers ces mises en scène organiques, ce sont les canons esthétiques mais
aussi sociaux, établis en un lieu et une époque donnés, qui sont questionnés,
renversés, recon��gurés.
Dans un souci de réalisme et/ou d’évacuation de ces canons, aux antipodes
des peaux gommées, lissées par les arti��ces de la machine cinéma, certaines
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BARNES Brookes, « ‘Crazy Rich Asians’ Tops Box O���ce, Proving Power of Diversity
(Again) », 19 août 2018 : https://www.nytimes.com/2018/08/19/movies/crazy-rich-asians
-box-o���ce-no-1.html.
Ribon Michel, Archipel de la laideur : essai sur l’art et la laideur, Paris, Kimé, coll.
« Philosophie, épistémologie », 1995.
Rosenkranz Karl, Esthétique du laid [1853], trad. Sibylle Muller, Belval, Circé, 2004.
Voir les chapitres dédiés à la monstruosité et au corps au cinéma dans l’encyclopédie
coordonnée par Corbin Pierre, Courtine Jean-Jacques et Vigarello Georges,
Histoire des corps (3 vol.), Paris, Éditions Points, coll. « Points Histoire », 2005 : Courtine
Jean-Jacques, « Le corps inhumain » (vol. 1 – De la Renaissance aux Lumières, dir. Georges
Vigarello), p. 393-406 ; de Baecque Antoine, « Écrans. Le corps au cinéma », p. 385-406
et Michaud Yves, « Visualisations. Le corps et les arts visuels », p. 431-451 (vol. 3 – Les
mutations du regard. Le XXe siècle, dir. Jean-Jacques Courtine). Sur le caractère spectaculaire des monstruosités, voir aussi Garland Thomson Rosemarie (ed.), Freakery.
Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, New York, New York University Press, 1996.
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Bracco
surfaces épidermiques exhibent ainsi leurs aspérités, leurs pores, leurs
sécrétions, les marques du temps qui passe, rides, acné (Les Beaux gosses de
Riad Sattouf, 2009), taches, dermatoses, vergetures, plaies ou cicatrices, perforations et autres traces d’injection, indices d’une étrangeté, d’une fascinante
« anormalité » (Edward aux mains d’argent20 de Tim Burton, 1990 ; Crash de
David Cronenberg, 1996 ; Nos traces silencieuses de Myriam Aziza et Sophie
Bredier, 2000 ; Le Dos rouge d’Antoine Barraud, 2014). À travers eux, la peau
fait signe : voie d’accès à l’intime, elle a���che les émotions, les humeurs, les
passions de l’être ; elle suggère un vécu, elle peut révéler un débordement,
dire une « blessure identitaire »21, mais aussi entraîner des transformations
ontologiques, à l’instar des glissements de genre qui dissolvent la dichotomie féminin/masculin. Plus radicales, la dé��guration et la brûlure ont aussi
été explorées par maints metteurs en scène, associées à une expérience intérieure de désespoir et/ou à un parcours de résilience, qu’elles soient le fruit
d’une malformation congénitale (The Elephant Man de David Lynch, 1980 ;
Pieles d’Eduardo Casanova, 2017), d’un accident (Ouvre les yeux22 d’Alejandro
Amenábar et son remake Vanilla Sky de Cameron Crowe, respectivement sortis
en 1997 et 2001 ; Sauver ou périr de Frédéric Tellier, 2018), d’une agression (Dirty
God de Sacha Polak, 2019) ou d’un acte autodestructeur (Balada triste23 d’Álex
de la Iglesia, 2011). Les isotopies qui se trament dans ces cinémas de l’incarnation incluent quelquefois le motif du masque, lequel interroge la porosité
des frontières entre humanité et monstruosité (Fantômas d’André Hunebelle,
1964 ; Phantom of the Paradise de Brian de Palma, 1974) et se confond avec
la peau (Les Yeux sans visage de Georges Franju, 1960 ; Le Visage d’un autre24
d’Hiroshi Teshigahara, 1966). Cette matière qui recouvre la face devient alors
elle-même monstrueuse, ou à tout le moins monstrueusement plastique (on
pense au masque du tueur fait de lambeaux de chair dans Massacre à la tronçonneuse25 de Tobe Hooper, 1974 ou au masque-peau vert cartoonesque de The
Mask de Chuck Russell, 1994), et même satanique, lorsque les visages, dé��gurés par la possession, arborent l’e�froyable masque du démon : L’Exorciste26 de
William Friedkin en 1973 est sans doute l’exemple qui a le mieux marqué – pour
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Edward Scissorhands.
Voir Le Breton David, La Peau et la trace. Sur les blessures identitaires, Paris, Métailié,
2003.
Abre los ojos.
Balada triste de trompeta.
他人の顔, Tanin no kao.
The Texas Chain Saw Massacre.
The Exorcist.
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Introduction
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ne pas dire traumatisé – les esprits, générant une horri��que descendance de
physionomies ravagées.
De la même façon, la seconde peau suggérée par certains costumes près du
corps comme la combinaison en vinyle de Catwoman (Batman : Le D�27 de
Tim Burton, 1992) peut signi��er l’inachèvement et les mutations constantes
de l’anatomie humaine, laquelle est même niée quand l’épiderme devient invisible (L’Homme Invisible28 de James Whale en 1933 et ses versions ultérieures).
Lorsqu’elle n’est pas organe cybernétique (ExistenZ de David Cronenberg, 1999)
ou enveloppe à retirer comme un vêtement (Under the Skin de Jonathan Glaze,
2013) dans l’univers de la science-��ction, ce tissu vivant et malléable fascine
les scienti��ques et assassins de l’écran, se prêtant à toute sorte d’expérimentations transgéniques et autres manipulations démiurgiques (généalogie
cinématographique de Frankenstein ; Le Silence des agneaux29 de Jonathan
Demme, 1991), parfois génératrice de métamorphoses identitaires (Volte-face30
de John Woo, 1997 ; La piel que habito de Pedro Almodóvar, 2011). En d’autres
termes, la peau, révélée sous son jour le plus matériel, le plus tangible, se prête
au cinéma à une opération de chirurgie plastique éminemment spectaculaire,
en ce qu’elle est vouée à tous les modelages, à toutes les exhibitions, jusqu’aux
plus obscènes, à l’instar du visage-caoutchouc de Katherine Helmond dans
Brazil (Terry Gilliams, 1985), exagérément étiré par le chirurgien et livré en
pâture au double regard du protagoniste et du spectateur. En ce sens, la ��gure
du médecin n’est-elle pas ici l’alter ego outré de tout cinéaste manipulant à
l’envi la matière épidermique ?
Dans une démarche à la fois destructrice et créatrice, la peau se fait donc tissu
à coudre ou pâte à modeler, mais également support calligraphique (The Pillow
Book de Peter Greenaway, 1996) et iconographique, comme le montre la représentation ��lmique des inscriptions tégumentaires où se mêlent enjeux esthétiques, identitaires et mémoriels. Abondamment étudiés par l’anthropologie
et la sociologie, les tatouages et scari��cations31 peuvent ainsi ériger le corps
en œuvre d’art (Le Tatoué, Denys de la Patellière, 1968), apparaître comme les
signes distinctifs d’une caste (Les Promesses de l’ombre32 de David Cronenberg,
2007), d’un gang (La vida loca de Christian Poveda, 2009 ; Sin nombre de Cary
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Batman Returns.
The Invisible Man.
The Silence of the Lambs.
Face/O�f.
Sur le sujet, on pourra consulter les publications de l’anthropologue et sociologue David
Le Breton.
Eastern Promises.
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Bracco
Fukunaga, 2009 ; Skin de Guy Nattiv, 2018), d’une ethnie (L’Âme des guerriers33
de Lee Tamahori, 1994), être utilisés comme catalyseurs de sensualité (Passion
simple, Danielle Arbid, 2020) ou bien comme stratégie d’apprivoisement de
la mémoire et de ��xation des indices d’une (en)quête individuelle (Memento
de Christopher Nolan, 2000). S’ils inspirent des auteurs aux styles très hétérogènes, les « spectacles de la peau »34, de ses (dé)��gurations et mutations
sont tout particulièrement prisés des cinéastes de genre, ainsi que l’illustrent
les obsessions organiques et charnelles d’un John Carpenter ou d’un David
Cronenberg, cité plusieurs fois dans cette introduction. Leurs in��uences sont
d’ailleurs patentes de l’autre côté de l’Atlantique, par exemple dans le cinéma
de genre français récent : empreinte de body horror, la ��lmographie de la réalisatrice Julia Ducournau re��ète un attrait viscéral pour le corps, sa surface et ses
limites, des courts-métrages Corps-Vivants (2005) et Junior (2011) aux œuvres
longues Titane (2021), récemment récompensée par la Palme d’Or au Festival
de Cannes, et Grave (2016), expression radicale d’une dévorante fascination
pour la chair, plus tôt célébrée et esthétisée dans Trouble Every Day (Claire
Denis, 2001) et À l’intérieur (Alexandre Bustillo et Julien Maury, 2007).
De manière générale, les modes de ��lmage de ces multiples peaux altérées,
violentées, ou bien ornementées, sublimées, traduisent une volonté d’observer
les corps à la loupe, au point que l’image cinématographique semble déborder
sur le spectateur : il est sensoriellement impliqué dans le ��lm35, gagné par l’illusion qu’il peut palper les épidermes et sonder la géographie intime de l’humain.
Les cadrages resserrés attribuent aux anatomies une matérialité organique qui
relève de la fonction haptique, telles que l’ont théorisée Aloïs Riegl puis Gilles
Deleuze36, et o�fre à l’œil un contact37, un toucher métaphorique. Ce concept,
qui ne manque pas de rappeler que « peau » et « pellicule » partagent une
même origine latine (pellis), ouvre la voie à de riches questionnements sur les
correspondances entre la peau et l’écran, la texture de l’épiderme et celle de
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Once Were Warriors.
Nous empruntons l’expression (skin shows) à Judith Halberstam, coordinatrice de l’ouvrage Skin Shows. Gothic Horror and the Technology of Monsters, Durham, Duke University
Press, 1995.
Sur le rôle crucial de l’engagement sensoriel du spectateur au moment de la réception du
��lm, voir notamment Elliot Paul, Hitchcock and the Cinema of Sensations : Embodied
Film Theory and Cinematic Reception, Londres, I.B. Tauris, 2011.
Aloïs Riegl et, ultérieurement, Gilles Deleuze l’opposent à la fonction optique. Riegl
Aloïs, Grammaire historique des arts plastiques : volonté artistique et vision du monde
[1966], trad. Eliane Kau��olz, Paris, Klincksieck, coll. « L’Esprit et les formes », 1978 ;
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, 2002.
McMahon Laura, Cinema and Contact. The Withdrawal of Touch in Nancy, Bresson, Duras
and Denis, Abingdon-on-Thames, Taylor & Francis, 2017.
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Introduction
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l’image, le corps humain et celui du ��lm, la peau comme réseau sémiotique
et le texte ��lmique, de même que sur le rapport entre la bidimensionnalité
de la surface écranique/épidermique et la tridimensionnalité du corps o�fert
à la caméra : ce sont là autant de problématiques qui sous-tendent ces imaginaires épithéliaux, pour certains générateurs de métadiscours sur le médium
cinématographique et ses arti��ces. L’étude de ces derniers ne saurait d’ailleurs
faire abstraction des aspects pratiques du processus de fabrication de la peau à
l’écran, des dispositifs techniques (caméra, pellicules, ��ltres, cosmétiques, prothèses, éclairages, émulsions photosensibles, étalonnage …) et technologiques
(passage de l’argentique au numérique, images de synthèse) aux professions
spécialisées dédiées au rendu de l’épiderme (chefs opérateurs, maquilleurs,
costumiers, étalonneurs …).
Ce cadrage introductif ne vise naturellement pas l’exhaustivité mais entend
tracer un périmètre de ré��exion, nourri de références bibliographiques dans
lesquelles le lecteur pourra pro��tablement puiser, a��n de baliser ce travail collectif qui ambitionne d’étudier les enjeux esthétiques, techniques et éthiques
de la ��guration de la peau au cinéma. Le parti pris de cette étude des peaux
à l’écran est fondamentalement celui de la pluralité, à la fois en termes de
contextes, de thématiques abordées et de méthodologies. L’ouvrage privilégiera l’hétérogénéité des corpus et des approches, balayant diverses traditions
cinématographiques, matrices génériques, époques et aires géographiques/
culturelles. Les perspectives adoptées croisent l’analyse ��lmique, la sémiologie
de l’image, l’esthétique, la narratologie, l’histoire culturelle – celle du corps et
de ses représentations en particulier ; l’histoire du septième art –, l’étude des
civilisations étrangères, mais aussi d’autres sciences humaines comme l’anthropologie, la sociologie, la philosophie ou la psychanalyse, sans exclure bien
sûr les considérations techniques et technologiques inhérentes à l’industrie du
septième art. Aux approches théoriques mobilisées par la plupart des contributeurs, spécialistes d’études cinématographiques et culturelles, se conjuguent
les regards de plusieurs professionnels du cinéma qui mettent leur expérience
au service de l’analyse académique ou interrogent leurs propres pratiques et
esthétiques.
Par cette appréhension kaléidoscopique du motif épidermique au cinéma,
les auteurs d’Imaginaires cinématographiques de la peau se proposent ainsi
d’apporter leur pierre à l’édi��ce de la ré��exion francophone consacrée au
corps à l’écran en s’aventurant sur ce champ ��lmique encore relativement
inexploré que constitue la peau. Trois voies seront empruntées pour en examiner les variations. La première fait l’objet d’un chapitre intitulé « Poétiques
de la peau » et met en perspective diverses démarches créatives centrées sur
les trans��gurations épidermiques, entendues dans une double acception
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esthétique et mystique. Dans l’article inaugural, « La page et la peau au pays
des signes. The Pillow Book de Peter Greenaway », Bertrand Westphal porte tout
d’abord un regard essayistique sur le ��lm du réalisateur britannique, conçu
comme la structure de la peau. Dans une perspective comparatiste et géocritique, il montre que l’épiderme y est un seuil destiné à être franchi, profondément spatialisé, avec ses ouvertures, ses strates, son obsession de la surface.
Empruntant les passerelles tendues par la diégèse entre le Kyoto traditionnel et
le Hong-Kong postmoderne, il sonde les concomitances entre la peau, utilisée
comme support calligraphique, le pays (pagus) et la page (pagina) qui se remplit au ��l des péripéties et des rencontres entre les protagonistes. C’est de nouveau la peau en tant que surface qui se situe au cœur des mutations corporelles
analysées ensuite par Fabien Meynier dans « Vêtir, maquiller, frotter la peau :
le miracle cutané dans les ��lms de João Pedro Rodrigues » : l’auteur observe
les modalités de recouvrement et de dévoilement des corps masculins dans
plusieurs ��lms du cinéaste portugais, qui considère l’épiderme comme surface
de contact entre l’individu et son environnement, à l’aune de considérations à
la fois tactiles et sonores. Autour de ce motif cutané, propice à la déstabilisation des genres, se polarise une poétique du geste qui trouve sa source dans la
��gure matricielle de saint Thomas, conférant une évidente dimension sacrée
à la mise en scène et en sens de la peau. Un mysticisme semblable imprègne
la corporalité et la gestualité telles que les analyse Macha Ovtchinnikova dans
« La peau ��lmée et la chair du ��lm : la puissance mystique des gestes ��lmiques
dans L’Homme qui a surpris tout le monde (2018) de Natalia Merkoulova et
Alexeï Tchoupov ». Ce drame russe contemporain o�fre un nouvel exemple
de trans��guration spirituelle du héros masculin qui, atteint de cancer, se livre
au travestisme pour tromper la mort : tantôt métamorphosée par le déguisement et le maquillage, tantôt martyrisée sous le poids de l’intolérance collective, la peau ��lmée dilue à nouveau la partition binaire des genres et apparaît
comme une frontière sensible, un seuil entre la texture réaliste de ce récit de
la chair et la dimension métaphorique d’une fable aux résonances christiques.
L’imaginaire du corps débile a���chant les signes du mal qui le ronge et érigé
en ��gure sacri��cielle est également mis à l’honneur dans le long-métrage
auto��ctionnel Les Nuits fauves (1992), auquel Eloïse Delsart, chercheuse, réalisatrice et documentariste, consacre l’étude qui suit, « Cyril Collard, l’écorché
vif » : elle procède à l’examen clinique de l’œuvre cinématographique, adaptée du roman homonyme, et du phénomène médiatique que ces derniers ont
engendré durant les « années sida ». Elle montre comment le cinéaste français,
atteint du VIH, a bâti un ��lm profondément organique et s’y est livré en holocauste, dans un aller-retour constant avec le réel. Par son urgence de ��lmer, son
auto-incarnation en gage de sincérité, il a poussé le dévoilement de soi jusqu’à
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s’en écorcher, imposant au spectateur la vision d’une peau à vif, d’une chair brûlée par les traitements, jetant à la face du public sa maladie et sa mort. Ce souci
de donner à voir des écorchés vifs, au sens ��guré comme au littéral, préside
également aux poétiques hétérogènes mises en contraste par la chercheuse,
cinéaste et scénariste Marianne Pistone dans son texte « De la peau douce à
la carne » : les considérant à la fois dans leurs disparités et a���nités, elle fait
dialoguer trois longs-métrages d’époques et de cultures distinctes, La Drôlesse
(1979) de Jacques Doillon, Blissfully Yours (2002) d’Apichatpong Weerasethakul
et La Peau trouée (2005) de Julien Samani, a��n de mettre au jour le tracé d’une
��gure cruciale, celle de la blessure. Face aux représentations de surfaces sensibles se déchirant, s’ouvrant en plaies de plus en plus vives, elle suit imaginairement un mouvement qui, de ��lm en ��lm, voit se creuser cette écorchure, de
l’intime à l’obscène, de la caresse au meurtre.
De telles poétiques épidermiques font inévitablement a���eurer les questions de l’identité et de l’individualité du sujet, qui se trouvent justement au
cœur du deuxième chapitre, « Peaux et identités ». Le ��lm Memento (2000)
du réalisateur britannico-américain Christopher Nolan o�fre une illustration
paradigmatique des interrogations que motive l’épiderme lorsqu’il est utilisé à
l’écran comme espace expressif, en l’occurrence par le biais du tatouage. C’est
cette même œuvre que Louis Daubresse et Isabelle Labrouillère ont signi��cativement choisi d’ausculter dans leurs articles respectifs : menées depuis des
perspectives distinctes et complémentaires, leurs analyses se répondent et
accompagnent le lecteur dans les méandres narratifs de Memento pour cerner les complexes enjeux sémantiques et discursifs du ��lmage des inscriptions
tégumentaires, à l’aune de la tentative de reconstruction mémorielle entreprise
par le protagoniste. Dans « Memento ou la mémoire défaillante dans la peau »,
Louis Daubresse observe la manière dont la peau se meut en support scriptural
et sert la mise en œuvre d’une stratégie de résistance à l’oubli, devenant ainsi
régime de discours, pour ensuite mieux interroger les limites de cette archive
de soi inscrite à la surface du corps. Dans « L’écriture de la peau dans Memento
(Christopher Nolan, 2000) : du mutisme du corps tatoué à son devenir image »,
Isabelle Labrouillère circule à son tour au sein du réseau signi��ant épithélial, qu’elle envisage comme palimpseste. Elle montre comment il contribue
à la désincarnation d’un corps devenu simple écritoire, réceptacle d’un récit
lacunaire supposément objectif, et participe d’un système narratif global basé
sur la feintise. L’exploration de ces dé/reconstructions identitaires se poursuit
à la faveur d’un changement d’échelle, par une plongée dans le cinéma japonais : Andrea Grunert resserre le cadre de l’analyse autour de la face dans son
article « Dans la peau de l’homme moderne – Le Visage d’un autre (Hiroshi
Teshigahara, 1996) ». Son étude s’articule autour de l’image du masque-peau,
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conçu pour dissimuler la dé��guration causée par des brûlures. Elle s’attache à
prouver que le metteur en scène, à travers une quête d’identité individuelle où
peau, masque et visage se recoupent et se confondent, livre une méditation sur
la condition humaine et l’aliénation de l’être dans une société japonaise encore
marquée des stigmates de la Seconde Guerre mondiale. Sept ans plus tôt, le
motif obsédant du masque-visage hantait déjà le drame horri��que du cinéaste
français Georges Franju, dont le titre éloquent, Les Yeux sans visage, contient
l’image centrale que Pedro Poyato a choisie pour ��l conducteur de son analyse,
« Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1959) : tissu facial, voile et con��guration du moi ». L’auteur y dissèque les ressorts visuels et narratifs du ��lm, et,
sur la base d’un dialogue entre concepts esthétiques et psychanalytiques, examine les occurrences du masque-visage et du non-visage, signes d’une identité
désagrégée. Sa démonstration inclut un détour par d’autres œuvres ��lmiques
tributaires de l’œuvre de Franju, en particulier La piel que habito (2011), hypertexte évident des Yeux sans visage où, à la suite du réalisateur français, l’Espagnol Pedro Almodóvar explore les limites de la peau humaine, s’aventurant
aux con��ns de l’éthique scienti��que et des transmutations identitaires. C’est à
ces dernières, entre autres, qu’Audrey Higelin consacre justement l’article suivant, « La peau comme lieu de (re)construction identitaire dans le cinéma de
Pedro Almodóvar ». Elle parcourt la dense ��lmographie almodovarienne pour
construire une synthèse ré��exive à travers le ��ltre de cette peau qui s’inscrit
dans les titres mêmes de certains ��lms, indéfectiblement liée aux problématiques identitaires de personnages en constante métamorphose. Considérant
leurs di�férents contextes de signi��cation, elle balaye les formes et expressions
que revêt l’épiderme chez le cinéaste espagnol : il est surface, interface, mais
aussi première instance convoquée dès lors qu’il s’agit de ��lmer la corporalité
et la sexualité. Il s’avère que l’ombre de ces sujets almodovariens plane sur le
texte qui suit, « La caméra à ��eur de peau : Pieles ou l’esthétique épidermique
d’Eduardo Casanova », dans lequel Diane Bracco se propose de disséquer un
autre ��lm représentatif du cinéma espagnol contemporain, Pieles. Celui-ci
revendique dans son titre même une primauté de la question épidermique,
saisie sous un angle pluriel. Dans cette fable humaniste chorale, le cinéaste
Eduardo Casanova déploie une écriture fondée tout autant sur l’apparence
physique des protagonistes, reliant les représentations de la peau aux problématiques du corps, que sur l’épiderme formel du ��lm lui-même. Il brosse la
peinture maniériste d’un chassé-croisé de parcours individuels re��étant l’aspiration des personnages, qui incarnent, chacun à sa manière, le hors normes,
à une société plus inclusive, au sein de laquelle trouver sa place constitue
un enjeu identitaire majeur. Par ce travail de la matière, il forge un discours
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revendicatif axé sur le renversement des canons corporels et sociaux, et le
recentrement des êtres excentrés/iques.
Le propos sociétal, et même politique, qui sous-tend la mise en images de
certaines de ces quêtes identitaires fait ainsi émerger un autre aspect essentiel, qui constituera le point nodal du troisième et dernier chapitre, « Filmer
la peau : enjeux techniques et socioculturels ». Il s’agit ici d’interroger les pratiques professionnelles à l’œuvre dans la fabrication des images de la peau, ainsi
que les valeurs et idéologies véhiculées par la re-présentation et le rendu de la
diversité épidermique. Tout d’abord, dans son analyse « Arti��ces et techniques
au service de l’acteur de cinéma : la mise en lumière de la peau (1900 à 1940) »,
Sylvie Roques s’intéresse à l’évolution historique du maquillage professionnel
en s’appuyant sur le cas du cinéma français durant la première moitié du xxe
siècle. Elle interroge la presse de spécialité sur quatre décennies pour montrer
comment le septième art s’est peu à peu éloigné des pratiques du théâtre a��n
de répondre aux exigences croissantes d’une profession à la recherche d’un
e�fet de « naturel » toujours plus convaincant à l’écran. Pour sa part, Jessy Neau
prend l’exemple du cinéma britannique dans son texte « Villain ou victime ?
Carnation et stigma dans le period drama britannique (Les Hauts de Hurlevent,
2011) ». Elle se penche sur les questions socioculturelles et politiques soulevées par l’évolution du period drama, qui, dans ses formes contemporaines,
tord les standards pigmentaires d’un genre cinématographique originellement
conservateur, souvent considéré comme nostalgique du passé colonial de la
Grande-Bretagne. À la suite d’une éclairante étude panoramique, elle propose
une analyse de l’une des plus récentes adaptations des Hauts de Hurlevent
(Andrea Arnold, 2011) à la lumière de la question mélanique, chargée de valeurs
esthétiques et idéologiques. Son utilisation du concept de stigma résonne avec
la radiographie ��lmique à laquelle se livre à son tour Nicolas Piedade dans
« Le Cinema Novo et les visages du Brésil. Exposition de la peau et ��gurations
du peuple dans Sécheresse (1963) et Terre en transe (1967) » : il questionne les
connotations sociales, idéologiques et esthétiques de la peau, révélée sous un
jour misérabiliste, à travers le lien qu’elle établit entre corporalité et précarité.
Il montre comment, dans la peinture des classes populaires brossée par les
cinéastes Nelson Pereira Dos Santos et Glauber Rocha, la mise en présence
des épidermes complexi��e la relation de la caméra au collectif et instaure un
réseau symbolique capable d’interroger les inégalités structurelles de la société
brésilienne.
Les cinémas d’Amérique demeurent au cœur des entretiens qui clôturent
ce parcours ré��exif multiculturel, o�frant un écho pratique aux considérations académiques antérieures : dans un premier temps, Aiko Sato, directrice
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artistique maquillage et coi�fure japonaise, et Nicolás Wong Díaz, chef opérateur costaricien, tous deux riches d’expériences professionnelles en Amérique,
en Asie et en Europe, évoquent dans une discussion croisée et intitulée « Bâtir
un imaginaire cinématographique dans le cinéma centraméricain » leurs
parcours respectifs et leur collaboration sur le tournage de La Llorona (Jayro
Bustamante, 2019), ��lm fantastique consacré au génocide maya perpétré pendant la guerre civile guatémaltèque, sous la présidence d’Efraín Ríos Montt
(1982-1983). Par une présentation de leurs méthodologies et de leur travail
commun, cet échange met en lumière le rôle essentiel du maquillage et de
la direction de la photographie dans la construction des imaginaires épidermiques à l’écran, en particulier dans des cinémas engagés qui aspirent à décentrer le regard et à évacuer les régimes de représentation hégémoniques. En��n,
dans l’entretien suivant, « La peau comme matière ��lmique : réalisme et sensualité », le directeur de la photographie vénézuélien Luis Armando Arteaga
revient sur sa trajectoire internationale et analyse ses propres pratiques, entre
publicité, cinéma mainstream et ��lms d’auteurs. Il interroge son appréhension
à la fois réaliste et sensuelle des matières, des textures, de l’image des peaux
et de l’image comme peau, prenant l’exemple, entre autres, des deux premiers
longs-métrages du cinéaste guatémaltèque Jayro Bustamante, avec lequel il a
également travaillé, Ixcanul (2015) et Temblores (2019). Les questionnements
esthétiques et techniques qu’il formule con��rment, au terme de cette exploration collective, la primauté de la peau dans le façonnement d’imaginaires
complexes et multiples du corps humain, du corps social, ainsi que dans le
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