Studia philosophica 72/2013
Julien A. Deonna
Les animaux ont-ils des émotions?*
In this article, I ask whether it is possible to reconcile the claim that animals have
emotions with the attractive and widespread idea that emotions are relations between
a subject and a value. I start by explaining that the challenge requires that we avoid
ascribing to animals cognitive capacities that are too complex and I close by putting forward a theory which, through its specific articulation of the relation between
emotion and value, is ideally placed to meet this challenge. Before that, I present the
grounds for the claim that emotions are forms of evaluations. I stress the fact that this
idea has traditionally led to a theory of emotions according to which emotions are
nothing but judgments of value, the consequence being that animals are construed
as devoid of emotions. I then consider whether a particular theory – the perceptual
theory – is apt to resolve the problem. According to it, emotions constitute experiences of evaluative properties which could be enjoyed by members of many different
species. Given that there are compelling reasons to reject this theory, I finally present an original alternative – the attitudinal theory of emotions – that has the virtue,
among others, of being able to account for animal emotions.
1. Le problème
A de rares exceptions près, les philosophes souscrivent à l’idée fort répandue
selon laquelle la capacité à ressentir des émotions n’est pas le propre de
l’homme. Afin de pouvoir respecter cette idée intuitive et rendue d’autant
plus plausible que l’on souligne l’étroitesse des liens biologiques qui nous
unissent à d’autres espèces, il faut bien évidemment qu’une théorie des
émotions évite autant que faire se peut d’être amenée à la conclusion que les
animaux1 ne sont tout simplement pas en mesure d’en posséder.
*
1
Les idées présentées dans ce qui suit ont été développées en étroite collaboration
avec Fabrice Teroni. Je souhaite exprimer ici ma gratitude pour son aide par rapport au présent article et plus généralement exprimer le bonheur d’avoir un compagnon philosophique de son envergure et de sa générosité.
Je ne m’aventurerai pas à spéculer plus avant sur la question de savoir quelles espèces animales sont susceptibles d’avoir des états émotionnels. Je ne pense pas
trop m’avancer en affirmant que tel est le cas de nombreuses espèces de mammifères supérieurs. Par ailleurs, les débats sur le thème qui nous occupe associent
couramment animaux et enfants en bas âge; si je reste silencieux sur ces derniers
dans ce qui suit, ce n’est dû qu’à l’objet de la présente étude.
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Une théorie simple et élégante, qui ne possède aucune implication indésirable de ce genre, pose une équivalence entre émotions et sensations ou ensembles de sensations internes. Dans le cadre de cette théorie, on comprendra la tristesse comme une configuration donnée de telles sensations, la peur
comme une autre, et ainsi de suite. C’est là ce qu’il est aujourd’hui convenu
d’appeler la feeling theory des émotions. Cette dernière ne voit pas d’obstacle de principe à supposer que certains animaux soient susceptibles de ressentir des émotions, voire de ressentir exactement les mêmes émotions que
nous. Après tout, cela présuppose tout au plus de reconnaître aux membres
de certaines espèces l’aptitude à ressentir les sensations auxquelles on fera
appel pour analyser tel ou tel type d’émotion. Et rien n’interdit en outre d’admettre qu’à différentes espèces correspondent diverses ‘gammes’ émotionnelles; on soulignera par exemple que les membres de ces espèces peuvent
ressentir différents types de sensations. Ce qui revient à dire, en première
analyse tout au moins, que la différence entre, disons, les membres d’une espèce capable de ressentir de la colère et une autre qui en est incapable n’est
ni plus mystérieuse ni plus profonde que celle entre des membres d’espèces
capables et incapables de ressentir des maux de ventre.
Cette dernière remarque laisse peut-être déjà entrevoir pourquoi la théorie du feeling ne jouit pas d’une très grande popularité. Dans la littérature récente, il est en effet courant de concevoir les émotions non pas comme étant
essentiellement constituées de sensations internes, mais comme des états
mentaux dont la caractéristique principale consiste non seulement à être dirigés vers des objets, événements ou états de choses distincts d’eux-mêmes
– on parle en ce sens de leur intentionnalité –, mais également à en appréhender la signification ou valeur. La peur de Sylvie est ainsi dirigée vers, ou
porte sur, ce gros bouledogue et l’appréhende comme dangereux, alors que
la tristesse de Jean à propos du décès de son oncle appréhende cet événement
comme une perte. En insistant sur ces aspects des émotions, cette approche
relègue naturellement au second plan la question de leur lien aux sensations.
Or, si l’on ne saurait nier qu’elle possède de nombreux avantages, force est
de reconnaître qu’il lui est bien plus difficile qu’à une théorie faisant exclusivement appel aux sensations de respecter l’idée selon laquelle les membres
de nombreuses espèces peuvent s’émouvoir. Tel est le cas, bien sûr, parce
qu’il semble plus difficile de leur reconnaître la capacité d’appréhender des
propriétés évaluatives que celle de ressentir des sensations. C’est ainsi
qu’une majorité de philosophes conçoivent la capacité d’appréhender l’environnement sous l’aspect du danger, du répugnant, de l’irritant, de l’excitant etc., comme étant l’apanage de notre espèce. Nous faisons donc face à
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un défi. Comment préserver l’idée attractive selon laquelle les émotions
constituent des relations entre un sujet et une valeur tout en évitant d‘attribuer à de nombreuses espèces des capacités cognitives trop complexes?
Dans ce qui suit, je souhaite présenter une théorie des émotions qui comprend la relation entre émotions et valeurs d’une manière bien spécifique, la
mettant en position idéale pour relever ce défi. Je commence par exposer les
fondements de l’idée selon laquelle les émotions sont des types d’évaluation
(sec. 2). Je souligne ensuite que cette idée a traditionnellement débouché sur
une théorie des émotions selon laquelle la peur, la colère ou la joie ne sont
rien d’autre que des jugements attribuant différentes valeurs (sec. 3). Cette
théorie prive cependant les animaux d’une quelconque participation à la vie
émotionnelle. Je considère alors une théorie particulière – la théorie perceptive – concernant la relation entre émotion et évaluation qui est, à première
vue, en mesure de résoudre le problème. Selon cette théorie, les émotions
constituent des expériences de propriétés évaluatives à même d’être vécues
par les membres de nombreuses espèces animales (sec. 4). Cependant, je
montre ensuite qu’il existe de sérieuses raisons de la rejeter et présente alors
une théorie alternative et originale – la théorie attitudinale des émotions –
qui possède, entre autres vertus, celle de pouvoir aisément rendre compte des
émotions animales (sec. 5).
2. Les émotions comme accès aux valeurs
Pourquoi l’idée selon laquelle les émotions sont des appréhensions de valeurs est-elle si séduisante? Un élément de réponse se trouve évidemment
dans le fait que le langage ordinaire souligne l’intimité du rapport entre émotions et valeurs. Ainsi, nombre de termes évaluatifs dérivent de manière parfaitement claire de noms désignant des types d’émotions: on parle du dégoûtant, de l’amusant, du regrettable, et ainsi de suite.2 Ces données linguistiques
semblent plaider en faveur de l’idée selon laquelle les émotions nous relient
aux valeurs. Mais que cela peut-il bien signifier? Afin de répondre à cette
2
Ceci est bien souligné par Kevin Mulligan: From Appropriate Emotions to Values,
in The Monist 81.1 (1998) pp. 161–188, et il est possible d’envisager une typologie des émotions fondée sur leurs liens aux valeurs. A ce sujet, voir Robert
Roberts: Emotions: An Essay in Aid of Moral Psychology (New York: Cambridge
University Press, 2003).
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question, il faut spécifier tant la notion pertinente de valeur que celle de lien
ou de relation entre valeurs et émotions. Considérons-les tour à tour.
Les philosophes qui ont développé l’idée que nous cherchons à saisir
parlent de valeurs dans un sens qui, s’il n’est pas à proprement parler technique, diverge néanmoins de celui que le terme revêt dans l’usage ordinaire.
Nous parlons ordinairement de valeurs lorsque nous caractérisons des objets
quelque peu abstraits et idéaux vers lesquels certains d’entre nous tendent.
C’est en ce sens que la justice ou l’honnêteté sont des paradigmes de valeurs.
Tel n’est pas exactement le genre d’entités qu’ont en tête les philosophes qui
nous occupent; par ‘valeur’, ils cherchent plutôt à désigner des propriétés
d’un certain type que des situations, objets ou événements exemplifient parfois. En ce sens, une plaisanterie donnée exemplifie la propriété évaluative
ou valeur d’être amusante ou comique, la disparition d’un être cher celle de
constituer une perte. L’idée est donc que les émotions nous relient à des
exemplifications de propriétés de ce type, et non à des idéaux. Par ailleurs,
et comme certains des exemples précédents l’indiquent déjà, les valeurs dont
il est question sont susceptibles d’être positives (l’amusant, le réjouissant)
tout autant que négatives (le dangereux, le dégoûtant).
Tournons-nous à présent vers la nature du lien dont il est question entre
émotions et valeurs ainsi comprises. Imaginons qu’un sujet se trouve en face
d’un bouledogue. Il appréhende alors par la vue sa forme ramassée et son
pelage pie, par l’ouïe les sons de pénible respiration qu’il émet, par l’odorat
ses puissantes effluves. L’idée au centre des approches selon lesquelles il
existe un lien entre émotions et valeurs revient à souligner que l’on peut poursuivre cette énumération de la manière suivante: et, par la peur, le danger que
ce chien représente. De manière plus générale, donc, il y aurait un lien intentionnel entre les émotions et les valeurs exemplifiées par les objets et événements auxquels nous sommes confrontés: les différents types d’émotions
constitueraient des modes d’appréhension de différents types de valeurs.
Ainsi, la peur serait un mode d’appréhension du dangereux, la colère un
mode d’appréhension de l’offensant, etc.
J’ai déjà souligné qu’une telle approche possédait un caractère intuitif incontestable, aussi vais-je me tourner maintenant vers ses avantages théoriques. On peut constater qu’elle est à même de fournir des réponses convaincantes à certaines des questions les plus fondamentales auxquelles une
théorie des émotions se trouve confrontée. Selon les défenseurs d’une approche de ce type, en effet, l’appel aux valeurs fournit le moyen d’individuer,
de rationnaliser et d’évaluer les émotions. Les valeurs permettent d’individuer les émotions dans la mesure où elles constituent ce que les différentes
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occurrences d’un type d’émotion ont en commun. Cette affirmation nous met
en position de dresser des constats du type suivant. Si les différentes occurrences de tristesse peuvent porter sur des objets particuliers aussi hétérogènes
que la disparition d’un être cher, un échec lors d’un entretien d’embauche, la
fuite en avant des dépenses publiques etc., le sujet qui ressent de la tristesse
appréhende cependant ces objets, aussi divers soient-ils, comme des pertes.
Cela revient à dire que les types d’émotions sont unifiés au niveau de leur intentionnalité évaluative et que l’on peut les distinguer les uns des autres par
le biais des valeurs sur lesquelles ils portent. L’appel aux valeurs permet ensuite de considérer les émotions sous l’angle de leur intelligibilité. Afin de
comprendre pourquoi, commençons par observer que nous saisissons pourquoi des situations radicalement différentes suscitent des émotions d’un
même type lorsque nous réalisons qu’elles exemplifient la même valeur aux
yeux du sujet. Dans cette mesure, une émotion nous est rendue intelligible
lorsque nous sommes à même d’envisager l’existence d’une telle perspective
(«Après tout, tendre la main a bien pu être compris comme une offense et déclencher sa colère»), mais demeure sinon inintelligible. Enfin, les valeurs
jouent un rôle essentiel dans l’évaluation des émotions. Nous sommes après
tout enclins – et pour de bonnes raisons! – à considérer certains épisodes émotionnels comme appropriés, d’autres comme inappropriés. Dans le cadre de
l’approche en question, ce contraste doit, au moins pour une grande part, être
compris en termes de l’opposition entre ces émotions qui s’avèrent être dirigées vers des objets qui exemplifient la valeur pertinente et celles qui ne le
sont pas. Par exemple, si une remarque n’est pas offensante, la colère qu’elle
déclenche est inappropriée. C’est pour cela que l’on parle des conditions de
correction évaluatives des émotions, une idée sur laquelle je reviendrai à plus
d’une reprise dans ce qui suit. De même que l’expérience visuelle d’une table
brune située à tel endroit possède des conditions de correction (pour faire
simple, la présence d’une telle table au bon endroit), un épisode de peur, en
tant qu’il appréhende le danger représenté par un étroit sentier de montagne,
possède des conditions de correction évaluatives (le caractère dangereux du
parcours). Dans les deux cas, si le monde ne correspond pas à la manière dont
il est représenté, la représentation est dite erronée ou incorrecte.3
Ce sont ces trois rôles joués par les valeurs que certains philosophes ont
à l’esprit lorsqu’ils décrivent les valeurs comme les objets formels des émo3
Si l’idée de conditions de correction évaluatives à laquelle il est fait ici appel est
incompatible avec un subjectivisme fort par rapport aux propriétés évaluatives,
elle est compatible avec une large palette de positions ontologiques à leur propos.
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tions, notion sur laquelle j’aurai également l’occasion de revenir.4 Reconnaître aux valeurs ces différents rôles paraîtra, je l’espère, très plausible. Il
n’en demeure pas moins qu’en rendre compte présuppose, comme bien
d’autres questions fondamentales à propos des émotions, que l’on clarifie la
notion de mode d’appréhension de valeurs au cœur des développements qui
précèdent. Car si ceux-ci ont clarifié le rôle théorique joué par les valeurs, la
nature de cette appréhension reste entièrement à élucider. Or, afin que l’espoir de faire jouer aux modes d’appréhension de valeurs de tels rôles théoriques ne reste pas lettre morte, il faut bien sûr que cette notion soit développée d’une manière psychologiquement plausible. C’est lorsque nous
chercherons à le faire que nos considérations rejoindrons la question des
émotions animales.
3. La théorie du jugement
Afin d’aborder cette question, remarquons tout d’abord que les manuels de
philosophie de l’esprit commencent assez régulièrement par introduire l’idée
d’attitudes propositionnelles et souligner l’importance de la distinction entre
ces attitudes elles-mêmes et leurs contenus. Marie peut par exemple croire
qu’il pleut ou qu’il fait beau, c’est-à-dire avoir la même attitude envers deux
contenus propositionnels distincts. Et il est, bien sûr, tout aussi possible
d’avoir deux attitudes différentes envers le même contenu propositionnel:
Marie croit qu’il fait beau après avoir mis le nez à la fenêtre, alors que Jean,
qui est sur le point d’ouvrir ses volets, désire que tel soit le cas. Ces manuels
ajoutent ensuite, de manière assez vraisemblable, que les émotions constituent d’autres attitudes:5 après tout, on peut non seulement croire qu’il pleut
ou désirer qu’il pleuve, mais également l’espérer, le craindre, le regretter, et
ainsi de suite. Or, si nous aurons plus loin l’occasion de constater la justesse
de ces observations, force est de constater qu’elles sont restées inopérantes
4
5
Anthony Kenny: Action, Emotion and Will (Londres: Routledge, 1963) introduit
la notion d’objet formel en rapport avec les émotions dans les discussions
contemporaines. Les différents rôles joués par les objets formels sont discutés
par Fabrice Teroni: Emotions and Formal Objects, in Dialectica 61.3 (2007) pp.
395–415.
Par exemple, John Searle: Intentionality: An Essay in the Philosophy of Mind
(New York: Cambridge University Press, 1983) chap. 1; Tim Crane: Elements of
Mind: An Introduction to the Philosophy of Mind (New York: Oxford University
Press, 2001) chap. 1.
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dans la philosophie récente des émotions. En effet, bien loin de situer la différence entre émotions et croyances ou jugements au niveau des attitudes,
on a au contraire cherché à ramener les émotions à des attitudes judicatives
portant sur certaines propositions. Cela est bien illustré par une manière traditionnelle de comprendre les modes d’appréhension de valeurs que sont les
émotions, familière depuis l’antiquité: les émotions y sont conçues comme
des jugements de valeur et les différents types d’émotions comme des jugements attribuant différentes valeurs à leurs objets.6 Se mettre en colère, c’est
juger que l’on est offensé, s’effrayer juger que l’on fait face à une situation
dangereuse, se sentir coupable juger que l’on a commis une faute, et ainsi de
suite. Cette approche possède certaines vertus, dans la mesure où elle est à
même d’individuer les émotions par le biais des concepts évaluatifs déployés
dans les jugements pertinents, ainsi que de distinguer émotions intelligibles
et inintelligibles, appropriées et inappropriées – ces deux contrastes étant
bien sûr à comprendre en termes de différentes contraintes sur les jugements
de valeur. Cependant, ces avantages découlent exclusivement de l’admission
d’un lien entre émotions et valeurs – en ce qui concerne la nature psychologique de ce lien, l’appel aux attitudes judicatives est loin de faire l’affaire.
Ceci pour deux raisons principales.
L’analyse n’est premièrement pas suffisante pour la simple et bonne raison qu’il est assez courant d’émettre des jugements de valeur sans être pour
autant émotionnellement affecté de la manière que l’on cherche à analyser.
Juger qu’il est dangereux de vivre à Los Angeles est clairement différent d’en
avoir peur. La théorie ne peut cependant pas admettre l’existence de cette
différence, se privant ainsi de la possibilité d’affirmer que ces jugements évaluatifs sont parfois la cause des émotions que l’on cherche à analyser par leur
truchement («C’est parce que Maximilien a jugé la situation dangereuse qu’il
a pris peur»), et donc qu’ils ne sauraient s’y identifier. De manière plus
évidente encore, elle n’est pas en mesure de rendre justice à la dimension
phénoménologique des émotions. Il y a, après tout, un effet que cela fait que
de ressentir de la peur, de la tristesse ou de la fierté, et cet aspect des émotions n’est pas partagé par les jugements de valeur. Dans la mesure où j’au-
6
Cette théorie que l’on fait habituellement remonter aux stoïciens a été remise au
goût du jour par Martha Nussbaum: Upheavals of Thought: The Intelligence of
Emotions (New York: Cambridge University Press, 2001) et Robert Solomon: On
Emotions as Judgments, in American Philosophical Quarterly 25.2 (1988) pp.
183–191.
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rai l’occasion de revenir sur la phénoménologie des émotions, j’en reste ici
à ce simple constat.7
Deuxièmement, si l’on pense que les animaux sont capables de ressentir
des émotions – et nous avons reconnu dès le début de notre discussion que
cela paraissait indubitable –, il est difficile d’admettre que ces dernières dépendent des jugements évaluatifs. Il semble en effet que la capacité à former
des pensées évaluatives se limite aux membres de notre espèce.8 Rappelons
brièvement pourquoi. Aux yeux de nombreux philosophes, l’attitude consistant à émettre un jugement, quel qu’il soit, revient à asserter un contenu propositionnel ou, pour le dire d’une manière légèrement différente, à s’engager quant à la vérité d’une proposition donnée. Si tel est le cas, l’attitude de
juger présuppose d’une part la capacité à penser une proposition et, d’autre
part, celle à s’engager sur sa vérité. Juger qu’il fait beau aujourd’hui présuppose donc d’être à même de penser qu’il fait beau aujourd’hui et d’admettre
ou de nier que tel est le cas. Il est permis de douter que les animaux soient
capables de telles prouesses cognitives. Tout d’abord, s’engager quant à la
vérité d’une proposition semble à son tour présupposer, si ce n’est la capacité plus générale à soupeser les raisons pour ou contre certains jugements,
du moins celle de ne pas les émettre lorsque les circonstances l’exigent. Or,
de telles capacités semblent bel et bien être propre à notre espèce. C’est l’une
des raisons pour lesquelles il est préférable d’éviter de faire appel aux jugements pour comprendre les émotions.
Les difficultés auxquelles la théorie du jugement se trouve confrontée résultent-elles du choix de cette attitude propositionnelle au détriment d’une
autre? C’est ce que pourrait laisser croire l’existence d’approches voisines (et
descendantes) de cette théorie qui nient que le sujet doive s’engager sur la vérité de la proposition pertinente. Quelle est donc l’attitude à laquelle il faut
faire appel? Patricia Greenspan jette son dévolu sur la présence à l’esprit de
certaines propositions (entertaining a proposition), alors que Robert Roberts
lui emboîte quelque peu le pas en défendant l’idée selon laquelle l’attitude
recherchée revient à ‘construire’ ou concevoir (construe) des faits à la lumière
d’une valeur donnée (Marie peut ainsi concevoir un chien comme dangereux
7
8
Voir Julien Deonna, Fabrice Teroni: Qu’est-ce qu’une émotion? (Paris: Vrin,
2008) pour un développement de cette objection.
Cette critique est notamment émise par John Deigh: Cognitivism in the Theory
of Emotion, in Ethics 104 (1994) pp. 824–854, et Christine Tappolet: Emotions
et valeurs (Paris: PUF, 2000).
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139
sans pour autant l’affirmer tel).9 A travers cette manœuvre, on se donne certes
la possibilité de traiter certaines situations de manière plus satisfaisante. Par
exemple, on peut alors considérer qu’un sujet qui juge que tel ou tel objet
n’est pas dangereux mais en a cependant peur n’est pas victime d’une sérieuse
forme d’irrationalité: il n’est nullement en train d’émettre des jugements
contradictoires, mais juge que non p tout en ayant à l’esprit que p.
Cela étant dit, ce changement d’attitude à l’intérieur du cadre défini par
la théorie du jugement ne touche pas le fond du problème. En effet, le présupposé demeure qu’un sujet qui ressent une émotion donnée est à même
d’avoir la proposition correspondante à l’esprit. Or, ceci constitue déjà une
aptitude que peu souhaitent étendre au-delà de notre espèce, et ce indépendamment de tout problème supplémentaire lié à l’idée d’un engagement à
propos de cette proposition.10 En effet, une proposition est généralement définie comme une séquence articulée de concepts et, par suite, avoir une proposition à l’esprit requiert la capacité de déployer les concepts qui la composent. Un sujet ne peut par exemple pas croire qu’un canapé est en cuir sans
posséder les concepts de canapé et de cuir. De plus, la manière dont les compétences impliquées par la maîtrise et le déploiement de concepts doivent être
comprises fait de l’attribution de capacités conceptuelles quelque chose de
cognitivement exigeant. Ainsi, maîtriser un concept semble requérir du sujet
qu’il maîtrise au moins certaines des relations épistémiques, sémantiques et
logiques qui le lient à d’autres concepts.11 Un exemple simple est constitué
9
10
11
Voir Patricia S. Greenspan: Emotions and Reason (New York: Routledge, 1988)
et Robert Roberts: What an Emotion Is: A Sketch, in The Philosophical Review
97 (1988) pp. 183–209, et Emotions, op.cit. Roberts souligne que l’attitude propre
aux émotions n’implique aucune affirmation de leurs contenus et cherche à la caractériser positivement en parlant de ces contenus comme ayant une ‘apparence
de vérité’ pour les sujets qui en font l’expérience.
Roberts admet que la variable libre dans «construe a as x» peut en principe être
occupée par n’importe quel type de représentation (une image, un concept ou même
un objet perçu). Cependant, dans les cas où il est question de valeurs, «construing
a as x» paraît devoir reposer sur le déploiement de capacités conceptuelles.
Pour cette manière de comprendre la nature du contenu conceptuel, voir Tim Crane:
The Nonconceptual Content of Experience, in The Contents of Experience: Essays
on Perception (Cambridge: Cambridge University Press, 1992) pp. 136–157. On
trouvera une conception alternative, défendue dans José L. Bermudez: The Paradox of Self-Consciousness (Cambridge: MIT Press, 1998) et qui s’inscrit en faux
par rapport à l’approche de Crane. Cette conception est critiquée par Alison Creese,
Julien Deonna: Les Liaisons dangereuses or How Not to Construe Nonconcetptual
Content, in European Journal of Philosophy 6 (2006) pp. 101–115.
140
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par les concepts de couleur. Un sujet qui maîtrise le concept de rouge est en
premier lieu capable de distinguer les situations dans lesquelles son application est justifiée de celles dans lesquelles elle ne l’est pas (on peut ici penser
aux conditions de luminosité, de distance, aux divers défaiseurs de nos jugements de couleurs et ainsi de suite). Ensuite, il comprend certains liens entre
ce concept et d’autres concepts, comme ceux de couleur (ce qui est rouge ne
peut pas être vert, ce qui est rouge est coloré, etc.) et de surface. Cet aspect
des capacités conceptuelles explique de nombreux aspects de la normativité
et de la rationalité des états conceptuels, et sous-tend par exemple l’idée qu’un
sujet qui émet des jugements doit en accepter les conséquences logiques ou
épistémiques, ou alors les réviser lorsqu’il perçoit ces dernières comme problématiques. Une capacité conceptuelle est donc cognitivement bien plus exigeante que la capacité consistant à simplement répondre de manière discriminante à la détection de certains stimuli, capacité très largement, si ce n’est
universellement, répandue au sein du règne animal.
Si les remarques précédentes sont déjà convaincantes en ce qui concerne
les couleurs, elles valent a fortiori pour les concepts évaluatifs auxquels les
théories en discussion doivent faire appel. Il ne suffit donc pas de retoucher la
théorie en affirmant que le sujet n’a pas à accepter la vérité d’une proposition.
C’est bien plutôt l’idée plus fondamentale que les émotions sont à comprendre
comme des états mentaux présupposant des capacités similaires à celles que
nous déployons lorsque nous nous engageons sur la vérité d’une proposition
ou l’avons simplement à l’esprit, qui doit être abandonnée. Pour ces raisons,
de même que pour leur incapacité à rendre compte des aspects ressentis des
émotions, il faut donc renoncer à la théorie judicative des émotions et à ses variantes. Les considérations dont nous venons de prendre la mesure constituent
d’ailleurs l’une des raisons principales pour lesquelles il est aujourd’hui communément admis que l’appréhension de valeurs au sein des émotions doit être
approchée d’une tout autre manière qu’à l’aide du modèle du jugement évaluatif. C’est là ce que la théorie perceptive des émotions se propose de réaliser.
4. Le modèle perceptif
Comprendre les émotions comme des sensations revient, nous l’avons vu, à
faire fi de leur caractère intentionnel. Cependant, les approches mettant l’accent sur l’intentionnalité des émotions que nous avons considérées jusqu’ici
– la théorie du jugement et ses variantes – font face à des problèmes tout
aussi sérieux en raison des contraintes cognitives élevées liées aux états
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conceptuels ainsi que de leur incapacité à rendre compte de la dimension
phénoménale des émotions. A la lumière de ce constat, une approche qui a
trouvé de nombreux partisans consiste à comprendre les émotions à l’aide
des états perceptifs.12 En un mot, l’idée au cœur de ces approches est de
concevoir les émotions non plus comme des jugements ou des pensées à propos de valeurs, mais comme des expériences de type perceptif dirigées vers
celles-ci. Il est aisé de comprendre la séduction que peut exercer cette idée.
Tout comme les émotions, les états perceptifs sont caractérisés par leurs dimensions phénoménales et intentionnelles. Il est donc tentant d’y faire appel
dans la mesure où une théorie des émotions doit être en mesure de combiner
de manière convaincante les propriétés phénoménales et intentionnelles des
émotions afin de réunir les avantages respectifs des théories du feeling et du
jugement sans partager leurs inconvénients. En ce qui concerne cette dernière théorie, une approche perceptive permet de pallier aux deux difficultés
principales mentionnées plus haut et qui portent respectivement sur l’attitude
et le contenu propres aux émotions. Considérons-les tour à tour.
L’attitude caractéristique des états perceptifs a souvent été considérée
comme distincte de celle qui consiste à émettre un jugement, et ceci pour la
même raison que j’esquissais dans la section précédente à propos des émotions. Tout comme il est courant que nos jugements concernant les propriétés
perceptibles de notre environnement immédiat rejettent les verdicts de nos sens
(«Non, ce bon vieux bâton à demi immergé n’est pas tordu»), il est tout aussi
courant que nos jugements évaluatifs se désolidarisent de nos réponses
affectives. Michel se rend ainsi bien compte que cette modeste araignée ne
présente pas un quelconque danger, mais frissonne à sa vue et s’éloigne d’un
pas soutenu à l’autre bout de la pièce. Plus généralement, on peut penser aux
différentes illusions affectives dont les phobies constituent des formes
particulièrement aiguës et systématiques. Le modèle perceptif possède sur ce
point un net avantage sur la théorie judicative, celui de pouvoir admettre la
12
Ce modèle, anticipé par Ronald De Sousa: The Rationality of Emotions (Cambridge: MIT Press, 1987), est exploré en détail par Christine Tappolet: Emotions
et Valeurs, op. cit., et défendu sous des formes différentes notamment par Jesse
Prinz: Gut Reactions: A Perceptual Theory of Emotion (New York: Oxford University Press, 2004), Julien Deonna: Emotion, Perception, and Perspective, in
Dialectica 60.1 (2006) pp. 29–46, Julien Deonna, Fabrice Teroni: Qu’est-ce
qu’une émotion?, op. cit., et Sabine Döring: Seeing What to Do: Affective Perception and Rational Motivation, in Dialectica 61.3 (2007) pp. 363–394, et Conflict
Without Contradiction, in Epistemology and Emotions, éd. par Georg Brun, Ulvi
Doguoglu, Dominique Kuenzle (Aldershot: Ashgate, 2008) pp. 83–104.
142
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présence de tels conflits sans pour autant juger le sujet victime d’une grave
forme d’irrationalité.13 Ceci est le cas dans la mesure où l’attitude à laquelle il
est maintenant fait appel est celle propre à la perception et diffère du jugement.14 Certes, nous avons constaté que certaines variantes de l’approche judicative évitent également cette difficulté, mais le modèle perceptif possède
l’avantage de le faire en évitant de présupposer que les émotions reposent sur
le déploiement de capacités cognitives complexes. C’est du moins vers cette
promesse au cœur du modèle perceptif que nous allons maintenant nous tourner.
L’appel aux états perceptifs est en effet tout aussi séduisant eu égard au
contenu des émotions: les états perceptifs et les émotions constituent deux
exemples probants d’états mentaux dotés d’un contenu non conceptuel. Par
ce terme, on entend des états qui possèdent un contenu – c’est-à-dire, représentent quelque chose – sans pour autant que le sujet déploie, au sens où nous
l’avons vu plus haut, les concepts correspondant aux propriétés ou objets qui
y figurent. L’idée consiste donc à séparer la question de la représentation de
celle de savoir si le sujet maîtrise ou non certains concepts. Appliquée aux
expériences qui nous occupent, elle revient à dire qu’un animal peut percevoir une nuance donnée de rouge, ou ressentir le danger auquel il se trouve
confronté, sans pour autant être capable de satisfaire aux diverses exigences
liées aux jugements de couleur ou de valeur. Bien que ce ne soit naturellement pas le lieu d’examiner d’une manière approfondie les différents arguments en faveur de cette idée,15 esquissons cependant quelques considérations
13
14
15
Pour un développement de ce point, voir Christine Tappolet: Emotions et valeurs,
op. cit., et Sabine Döring: Seeing What to Do, op. cit.
Cette façon de distinguer l’attitude émotionnelle de celle du jugement permet
également aux partisans d’une approche perceptive de souligner la possibilité de
développer dans ce cadre une épistémologie des valeurs faisant jouer aux émotions un rôle similaire à celui des états perceptifs. Cette idée revient à affirmer
que, de même que les états visuels ou auditifs peuvent justifier les jugements à
propos des propriétés visibles ou audibles de notre environnement, les émotions
peuvent justifier les jugements évaluatifs. Faute d’espace, ces questions épistémiques importantes ne seront pas abordées dans ce qui suit. Pour un traitement
approfondi, voir Julien Deonna, Fabrice Teroni: The Emotions: A Philosophical
Introduction (New York: Routledge, 2012) chap. 8–10.
Le débat entre conceptualistes et non-conceptualistes a bien sûr divisé les philosophes de la perception. Pour une défense détaillée de la position non conceptualiste, voir en particulier Tim Crane: The Nonconceptual Content of Experience,
op. cit. Pour des positions inverses, voir par exemple John McDowell: Mind and
World (Cambridge: Harvard University Press, 1994) et Bill Brewer: Perception
and Reason (Oxford: Clarendon Press, 2002).
Les animaux ont-ils des émotions?
143
couramment mises en avant dans ce cadre. On souligne tout d’abord que les
états perceptifs ne sont pas soumis aux contraintes épistémiques et normatives liées à la présence de concepts sur lesquelles nous nous sommes arrêtés
au cours de la section précédente; en particulier, ils ne sont pas soumis à des
normes. Ainsi, si nous devons par exemple accepter les conséquences logiques de nos jugements, il n’y a pas d’autres états perceptifs dans lesquels
nous devons nous trouver parce que nous percevons, disons, la rougeur d’une
tomate. L’idée même fait difficilement sens. Ensuite, la finesse de grain
propre aux états perceptifs rend particulièrement délicate leur assimilation à
des états conceptuels. Nous ne percevons jamais ‘du rouge’ ou ‘du carmin’,
mais des tons bien plus spécifiques et pour lesquels nous ne possédons pas
plus de concepts que de capacités recognitionnelles à court terme. En un mot,
le grain des expériences perceptives outrepasse nos aptitudes conceptuelles.
Enfin, on considère souvent que les états perceptifs doivent être en mesure de
rendre compte de l’acquisition de bon nombre de nos concepts, ce qui n’est
bien sûr pas possible s’ils en présupposent le déploiement. On constatera aisément que ces trois types de considérations s’appliquent assez naturellement
aux émotions: si elles non plus ne sont pas soumises aux contraintes liées à
la présence de concepts, elles répondent bien souvent à de très fines variations évaluatives, que nous serions en peine d’articuler conceptuellement, et
jouent sans aucun doute un rôle majeur dans l’acquisition de catégories évaluatives comme le dangereux, le triste ou le honteux. Reconnaître, pour ces
raisons, aux émotions des contenus non conceptuels relâche sérieusement les
contraintes cognitives qui doivent être satisfaites pour qu’on puisse les attribuer, ce qui ne saurait déplaire aux partisans des émotions animales.16
Les états perceptifs et les émotions possèdent donc d’intéressantes similitudes tant au niveau de l’attitude qui leur est propre qu’au niveau de leur
contenu. Ne devrions-nous pas alors soutenir l’affirmation plus substantielle selon laquelle les émotions sont littéralement des perceptions de valeurs? Ceci est loin d’être évident, dans la mesure où les différences entre
états perceptifs et émotions sont légion. Je me contenterai ici d’en souligner
quelques unes. D’abord, les premiers sont sous-tendus par l’activité de différents organes sensoriels, alors que parler d’organes en ce qui concerne les
secondes semble difficilement faire sens. Ensuite, les émotions se laissent
assez naturellement distinguer en termes de leur polarité ou valence: certaines sont négatives (peur, tristesse, honte), d’autres positives (joie, fierté,
16
Pour un développement de l’idée de contenu non conceptuel des émotions, voir
Christine Tappolet: Emotions et valeurs, op. cit.
144
Julien A. Deonna
admiration), alors que cette distinction ne s’applique pas aux états perceptifs.17 Par ailleurs, nul besoin de longues réflexions pour constater que, si les
états perceptifs fournissent des informations à propos de l’environnement
d’une façon relativement indépendante de nos états motivationnels,18 nos
émotions sont largement déterminées par nos désirs, nos attachements et nos
traits de caractère. On pourrait cependant rétorquer que ces différences entre
émotions et états perceptifs sont relativement superficielles et ne menacent
par conséquent pas l’analogie. Quoi que l’on en pense, tel n’est cependant
pas le cas de deux autres différences vers lesquelles je me tourne maintenant.
La première concerne le domaine des objets à propos desquels nous pouvons ressentir des émotions. Celui-ci n’est en effet pas du tout circonscrit
d’une manière similaire à celle dont l’est la perception. Le cas de la vision
peut servir d’illustration. Voir un objet présuppose de nombreuses choses:
l’objet ne peut pas être abstrait; il doit exister une certaine relation spatiale
entre l’objet et le sujet; certaines conditions d’illumination doivent être remplies; la ligne de vue doit être dégagée; un certain nombre de processus physiques doivent prendre place; et ainsi de suite. Si de telles contraintes ne sont
pas satisfaites, on ne comprend pas comment un objet peut être vu. La situation change radicalement lorsque nous nous tournons vers les émotions. Si
Jean a peur d’un lion en face de lui, des contraintes identiques à celles qui
pèsent sur la perception devront certes être satisfaites pour que sa peur puisse
prendre cet objet. Mais si les émotions de ce genre constituent sans doute des
cas paradigmatiques, il n’est pas rare de s’émouvoir à propos d’objets ou de
situations dont on se souvient, que l’on imagine, à propos desquels on possède des croyances, que l’on suppose exister, etc. De même, une émotion peut
tout aussi bien porter sur des objets concrets qu’abstraits – Jean regrette l’absence de justice dans son pays, Michelle espère que le darwinisme est vrai.
17
18
On parle souvent dans ce cadre de la valence des émotions. Sur la question de la
valence des émotions, voir en particulier Giovanna Colombetti: Appraising
Valence, in Journal of Consciousness Studies 12.8–10 (2005) pp. 103–126, et
Fabrice Teroni: Plus ou moins: émotions et valence, in Les ombres de l’âme:
penser les émotions négatives, éd. par Christine Tappolet, Fabrice Teroni, Anita
Konzelmann Ziv (Genève: Markus Haller Editions, 2011) pp. 21–36.
Ce constat présuppose naturellement que l’on distingue scrupuleusement les états
perceptifs de l’attention et des jugements perceptifs, tant il est vrai que ces derniers sont bien souvent influencés par les états motivationnels. Sur ce point, voir
en particulier Fred Dretske: Perception Without Awareness, in Perceptual Experience, éd. par Tamar S. Gendler, John Hawthorne (Oxford: Clarendon Press,
2006) pp. 147–180.
Les animaux ont-ils des émotions?
145
L’objet d’une émotion n’est donc absolument pas circonscrit d’une manière
similaire ou même proche de celle qui régit les relations perceptives. Ce
constat met le modèle perceptif sous haute pression. D’abord, il convient de
s’interroger sur la possibilité pour un sujet d’entrer en relation perceptive avec
certaines des propriétés d’un objet – ses valeurs – alors qu’il ne se le représente que par le biais d’un souvenir, d’une croyance, d’une supposition ou
d’un état imaginatif. Poser la question revient à y répondre: cela semble impossible et demeure à tout le moins mystérieux. Ensuite, et plus généralement,
cela devrait donner l’occasion de se demander si la théorie perceptive n’opère
pas un tour de passe-passe en affirmant l’existence d’une relation perceptive
entre émotions et valeurs. Beaucoup objecteraient que les valeurs ne constituent tout simplement pas des propriétés à même d’être perçues. Quoi qu’il
en soit, force est de reconnaître que si la théorie postule l’existence d’une relation perceptive pour rendre compte du lien entre émotions et valeurs, elle
ne l’explique aucunement. Nous verrons par la suite qu’un avantage significatif de la théorie que je vais défendre consiste précisément en sa capacité à
expliquer cette relation et à ne pas se satisfaire d’un vœu pieux.
La seconde différence, étroitement liée aux observations qui précèdent,
est à mon avis encore plus significative et découle du constat suivant. Les
états perceptifs constituent un accès autonome aux propriétés et objets qu’ils
représentent. Ceci est à comprendre dans le sens suivant: voir, entendre ou
toucher ne se greffe pas sur un mode d’appréhension antérieur des propriétés et objets pertinents. Un sujet n’est pas à même de voir la rougeur d’une
tomate ou d’entendre le timbre d’une voix en vertu de, ou grâce à, l’existence
d’un autre mode d’accès à ces propriétés. Or, les émotions fonctionnent différemment. Elles se greffent sur d’autres états psychologiques dont nous venons de constater qu’ils pouvaient être de natures très variables (croyances,
souvenirs, états imaginatifs ou perceptifs), et qui fonctionnent comme leurs
bases cognitives. Afin d’avoir peur d’un chien, il faut l’appréhender d’une
façon logiquement antérieure à l’émotion: le voir, l’entendre, avoir une
croyance à son propos. Cette différence est absolument fondamentale. En effet, l’une des tâches majeures qui incombent à une théorie des émotions
consiste à articuler de manière satisfaisante les relations entre les émotions
et leurs bases cognitives. Pour ne souligner qu’une seule des nombreuses leçons qu’il est possible de tirer de ces observations concernant la nature très
variée des objets possibles des émotions, il apparaît de plus en plus clair
qu’une théorie satisfaisante doit se démarquer des théories judicative et perceptive en évitant d’assimiler les émotions à des états susceptibles de n’avoir
qu’un seul type de contenu.
146
Julien A. Deonna
Le trajet effectué jusqu’ici m’amène à la conclusion suivante. Si elle est
à certains égards fructueuse, l’analogie entre émotion et perception ne doit
pas être poussée trop loin au risque de négliger des dissimilitudes fondamentales entre ces deux types d’états mentaux. Deux stratégies peuvent alors être
envisagées. La première consiste à renoncer à une identification pure et
simple des émotions à des perceptions de valeurs et à chercher par suite à
développer une approche plus nuancée tout en conservant l’idée que les émotions sont des expériences de valeur. Je ne vais pas chercher ici à discuter
plus avant cette stratégie dans la mesure où je pense qu’elle aboutit à une impasse.19 La seconde, plus radicale, consiste à maintenir l’existence d’un rapport intentionnel étroit entre émotions et valeurs tout en renonçant à une thèse
que partagent les théories tant judicatives que perceptives des émotions, à
savoir que les valeurs figurent dans le contenu des émotions, qu’elles constituent ce vers quoi celles-ci sont dirigées. C’est à une brève présentation de
cette stratégie qu’est consacrée la fin de ma discussion.
5. La théorie attitudinale
Nous avons conclu que la relation du sujet aux valeurs caractéristiques des
émotions ne se laissait pas plus aisément appréhender par le biais d’une théorie judicative que par celui d’une théorie perceptive. Afin de dépasser ce
constat négatif, il convient de remarquer que ces deux théories situent ce rapport au niveau du contenu des émotions: les émotions mettent le sujet en relation avec des valeurs dans la mesure où elles représentent ces propriétés, que
ce soit de manière conceptuelle ou non. La différence entre deux types d’émotions est donc à situer (du moins pour ce qui concerne le lien aux valeurs) au
niveau de ce qu’elles représentent: l’un représente une propriété évaluative
donnée, l’autre une autre. L’échec de ces deux approches devrait inciter à situer ce lien à un autre niveau, celui de l’attitude. Ce n’est d’ailleurs pas la seule
raison en faveur de cette approche alternative. En voici trois autres.
Premièrement, considérer les différents types d’émotions comme différentes attitudes – et non comme une seule et même attitude, celle de juger
ou celle qui est propre à la perception – dirigées vers la représentation de
différentes propriétés évaluatives est éminemment plausible. N’est-il pas
19
Pour une présentation et une critique détaillée du modèle perceptif et de ses principales déclinaisons, voir Julien Deonna, Fabrice Teroni: The Emotions, op. cit.,
chap. 6.
Les animaux ont-ils des émotions?
147
évident que le contraste entre, disons, la peur, la colère et la joie est à comprendre comme celui entre différentes attitudes que nous adoptons par rapport à certains objets ou événements? N’est-il pas à situer au même niveau
que le contraste entre désirer, croire et conjecturer et à distinguer clairement
de celui entre croire une proposition et en croire une autre? Il me semble
qu’une réponse positive s’impose dans les deux cas. Les différents types
d’émotions sont, ainsi que les manuels de philosophie de l’esprit que je mentionnais au début de ma discussion l’affirment, différents types d’attitudes.
S’ils se distinguent les uns des autres en particulier eu égard à leur rapport à
des valeurs distinctes, cela constitue une bonne raison de penser que ce rapport est à situer au niveau des attitudes.
Deuxièmement, situer au contraire ce rapport au niveau du contenu des
émotions a pour conséquence peu vraisemblable que deux émotions ne
peuvent pas être littéralement à propos de la même chose. Ainsi, dans un modèle perceptif, s’amuser consiste à percevoir le caractère comique d’un objet,
s’en irriter à percevoir son caractère offensant. Il n’est donc à strictement parler
pas vrai qu’un sujet puisse s’amuser de ce qui irrite un autre. A l’inverse, situer
ce rapport au niveau des attitudes permet de l’affirmer: nous avons vu plus haut
que la possibilité de garder un même contenu à travers différentes attitudes
constituait l’une des motivations intuitives au cœur de la distinction entre attitude et contenu dans le cas des attitudes propositionnelles comme la croyance
ou le désir, et ceci vaut également pour les émotions. Si Marie s’amuse de la
remarque qui irrite Jean, il semble après tout très vraisemblable de dire qu’ils
adoptent différentes attitudes par rapport à une seule et même chose.20
Troisièmement, une telle approche permet de délimiter de manière
convaincante les contributions respectives de l’attitude et du contenu dans la
fixation des conditions de correction des émotions. Pour le comprendre, considérons les questions suivantes. En vertu de quoi la vérité d’une proposition
entre-t-elle dans les conditions de correction de la croyance qu’il fera beau
demain? Et pourquoi la probabilité de la proposition entre-t-elle dans celles
20
Peter Goldie: Emotion, Feeling, and Knowledge of the World, in Thinking About
Feeling: Contemporary Philosophers on Emotions, éd. par Robert Solomon (New
York: Oxford University Press, 2004) pp. 91–106, et York H. Gunther: Emotion
and Force, in Essays on Nonconceptual Content, éd. par York H. Gunther (Cambridge: MIT Press, 2004) pp. 279–288 critiquent l’idée selon laquelle on peut séparer de cette manière l’attitude et le contenu des émotions. La faiblesse de ces
critiques est exposée de manière convaincante par Larry A. Herzberg: To Blend
or to Compose: A Debate about Emotion Structure, in Dynamicity in Emotion
Concepts, éd. par Paul Wilson (Francfort: Peter Lang, 2012) pp. 73–94.
148
Julien A. Deonna
d’une conjecture à ce même propos? Les réponses suivantes paraissent s’imposer. C’est en vertu du fait que la proposition est crue ou conjecturée que sa
vérité ou son caractère probable entre dans les conditions de correction. Les
conditions de correction sont donc ici le résultat de la conjonction de deux
facteurs: le contenu, identique dans les deux cas, et l’attitude, qui est une propriété que la proposition figurant dans ce contenu doit posséder – vérité dans
un cas, probabilité dans l’autre – pour que l’état soit correct. Ces contributions
distinctives sont donc celles de ce qui est représenté, d’un côté, et de l’attitude
adoptée par rapport à ce qui est représenté, de l’autre. Il faut maintenant souligner que vérité et probabilité font partie des conditions de correction du type
d’état mental en question, et pas simplement de certaines de ses instances:
toute croyance est correcte si, et seulement si, la proposition sur laquelle elle
porte est vraie, de même que toute conjecture est correcte si, et seulement si,
cette proposition est probable. On se trouve donc face à un rapport de même
nature que celui qui existe entre un type d’émotion et un type de valeur – entre
la peur et le dangereux, la colère et l’offensant, etc. – et à propos duquel nous
avions noté que les philosophes parlaient d’objet formel. Cela suggère, par
parité de raisonnement avec les cas de la croyance et de la conjecture, que le
lien entre émotion et valeur n’est pas à rechercher du côté de ce qui est représenté, du contenu, mais bien plutôt du côté de l’attitude.
Cependant, si une approche de ce type paraît très vraisemblable à la lumière de ces constatations, elle dépend naturellement de réponses aux questions suivantes: quelle est la nature des attitudes émotionnelles? En vertu de
quoi contribuent-elles aux conditions de correction des émotions de la manière
esquissée dans le paragraphe précédent? Afin d’y répondre, je vais d’abord
suggérer quelques distinctions entre types d’attitudes, puis défendre l’idée que
les attitudes émotionnelles sont des attitudes corporelles bien spécifiques. Je
conclurai enfin en soulignant combien cette approche est séduisante pour qui
souhaite attribuer des émotions à de nombreuses espèces animales.
Parmi les attitudes, on peut en premier lieu distinguer les attitudes propositionnelles des attitudes non propositionnelles. Nous avons déjà observé qu’il
était erroné de vouloir assimiler les émotions à des états possédant des types
de contenus spécifiques, par exemple à des contenus propositionnels (théorie
du jugement) ou non propositionnels (théorie perceptive). En effet, si leurs
bases cognitives portent elles-mêmes sur des propositions, alors les émotions
auront un contenu de cette nature. Un exemple est la peur que les cours boursiers s’effondrent, basée sur la conjecture que tel sera le cas. Mais la situation
est bien différente si ces bases cognitives possèdent un contenu non propositionnel, comme lorsque Sophie prend peur du lion qu’elle voit s’approcher
Les animaux ont-ils des émotions?
149
d’elle. Une autre distinction importante est celle entre attitudes dispositionnelles et occurrentes. La croyance qu’il y a du chocolat dans le placard peut
être comprise comme une attitude du premier type: le sujet est simplement
disposé à asserter cette proposition, à l’employer dans ses raisonnements et
ainsi de suite. A l’inverse, si le sujet est en train de considérer les différentes
implications de la présence de chocolat dans le placard, on dira qu’il possède
une attitude occurrente à propos de cette proposition. Où situer les émotions?
Même s’il faut reconnaître l’existence de différents types de dispositions
émotionnelles,21 les attitudes émotionnelles dont il est question ici sont clairement occurrentes – la peur de Sophie est une attitude qui a lieu maintenant
qu’elle se trouve face au lion et ne saurait se résumer à certaines dispositions
qu’elle possède, et la même chose vaut pour toute émotion. Parmi les attitudes, et plus particulièrement parmi les attitudes occurrentes, on peut enfin
distinguer celles qui possèdent une phénoménologie de celles qui en sont dépourvues. On peut ainsi considérer qu’il n’y a aucun effet que cela fait que
de juger ou de croire, alors qu’il y en a un à imaginer ou se souvenir. Et il est
inutile d’insister sur le fait que les attitudes émotionnelles comptent parmi
celles dont la dimension phénoménologique est la plus évidente. Une question de taille demeure cependant en suspens: comment caractériser la dimension phénoménologique des émotions? Nous allons voir que la réponse à cette
question nous mettra dans une position idéale pour comprendre la contribution des attitudes aux conditions de correction des émotions.
Cette réponse me paraît devoir faire appel à la dimension corporelle de
la phénoménologie des attitudes émotionnelles. Depuis William James, bon
nombre de philosophes et psychologues ont à juste titre insisté sur l’importance fondamentale de cet aspect des émotions. Et il ne fait aucun doute que
les épisodes de peur, de chagrin, de colère, de honte, de joie, d’espoir et ainsi
de suite soient en partie caractérisés par une phénoménologie corporelle distinctive.22 Bien sûr, l’appel à cette dernière pour comprendre les émotions a
21
22
Pour une taxonomie de ces différents types de dispositions affectives, voir Julien
Deonna, Fabrice Teroni: Qu’est-ce qu’une émotion?, op. cit. et The Emotions,
op. cit., chap. 1 et 9.
Les principales théories d’inspiration jamesienne que l’on rencontre dans la littérature contemporaine sont celles d’Antonio Damasio: The Feeling of What Happens: Body and Emotion in the Making of Consciousness (New York: Hartcourt
Brace, 2000) et de Jesse Prinz: Gut Reactions, op. cit. Ces théories, comme la
nôtre, héritent potentiellement de certains problèmes que l’on trouve depuis longtemps associés à la théorie de James. Pour des réponses convaincantes à plusieurs
de ces problèmes que je ne peux considérer ici voir ibid., chap. 3.
150
Julien A. Deonna
souvent eu pour conséquence fâcheuse l’affirmation selon laquelle celles-ci
ne peuvent porter que sur certaines parties du corps du sujet qui les ressent.
Mais nous allons voir qu’il n’est pas du tout nécessaire de souscrire à cette
affirmation. La thèse que je souhaite défendre ici part en effet du constat suivant: les changements corporels impliqués dans les émotions sont ressentis
précisément comme des attitudes adoptées par rapport à des objets hors de
nous. Pour le dire autrement, au cours d’une expérience émotionnelle, le sujet ressent son corps de manière globale ou holistique comme prenant une
certaine attitude par rapport à un tel objet. Comme le souligne le psychologue genevois Édouard Claparède, premier défenseur d’une telle approche,
«il y a la conscience d’une forme, d’une ‘Gestalt’ de ces multiples impressions organiques […] la conscience d’une attitude globale de l’organisme».23
Au contraire de l’approche quelque peu atomiste au sujet des sensations corporelles commune dans la littérature récente, je suggère donc de faire appel
à une conscience corporelle plus globale et dirigée vers un objet donné du
monde extérieur afin de comprendre la nature des attitudes émotionnelles. Il
est en outre possible de développer cette affirmation de manière séduisante
en la reliant à un aspect des émotions communément admis dans la psychologie contemporaine: la préparation à l’action. La conscience d’une préparation à l’action constitue en effet un sérieux candidat pour développer de
manière plus fine l’affirmation selon laquelle c’est en vertu du fait que les
émotions sont des attitudes corporelles ressenties d’un certain type qu’elles
possèdent des conditions de correction évaluatives.
L’idée au cœur de la position que je souhaite défendre est la suivante: on
cerne en quel sens les émotions sont des attitudes évaluatives lorsqu’on admet qu’elles le sont en vertu du fait qu’elles sont des expériences du corps
comme disposé ou prêt à agir de manière différenciée vis-à-vis d’un objet
ou d’une situation donnés. Il ne s’agit pas d’attitudes dirigées vers le corps
ressenti, mais bien, comme je l’ai souligné, d’attitudes ressenties, qui sont
typiquement dirigées vers d’autres objets. Et j’entends parler d’attitudes corporelles dans un sens large afin d’y inclure les tendances à s’éloigner, se rapprocher ou aller à l’encontre d’un objet, à se focaliser sur lui, s’y soumettre,
se voir attiré par lui, s’en désengager ou même suspendre toute interaction
avec lui. Ainsi, nous ressentons lors de la peur notre corps comme mobilisé
afin de neutraliser quelque chose; lors de la colère, nous le ressentons
23
Edouard Claparède: Feelings and Emotions, in Feelings and Emotions: The Wittenberg Symposium, éd. par Martin L. Reymert (Worcester: Clark University
Press, 1928) pp 124–139, p. 128.
Les animaux ont-ils des émotions?
151
comme préparé à une forme d’hostilité active; lors d’un épisode de honte,
nous ressentons une promptitude à nous éloigner du regard de celui qui cause
cette émotion; et, lorsque nous sommes tristes, nous ressentons notre corps
comme privé de la possibilité d’interagir avec l’objet dont la perte suscite
cette émotion. Au moyen de ces exemples, qui soulignent tous la dimension
agentielle du ressenti propre aux émotions, nous pouvons apprécier en quoi
elles sont des attitudes évaluatives ou, autrement dit, comment les profils de
ressentis corporels distincts peuvent être mis à contribution afin de comprendre pourquoi différentes émotions sont correctes si, et seulement si, les
objets vers lesquels elles sont dirigées exemplifient des propriétés évaluatives données. La peur d’un chien est une expérience de ce chien comme
dangereux, dans la mesure où elle consiste en l’expérience du corps comme
préparé à limiter son impact (fuite, attaque préventive, immobilité, etc.), une
attitude qu’il est correct d’adopter si, et seulement si, le chien est dangereux.
De même, la colère envers une personne est une expérience de l’offense,
dans la mesure où elle est une expérience du corps comme préparé à la revanche, une attitude correcte si, et seulement si, la personne est offensante.
Et la honte est une expérience de la dégradation de soi, dans la mesure où
nous ressentons notre corps comme prêt à disparaître sous terre ou hors de
la vue de ceux qui nous dénigrent, une attitude correcte lorsque nous sommes
effectivement dégradés. Ce sont là quelques exemples de la démarche qui,
je pense, doit être poursuivie et dont la fécondité dépend bien entendu de la
possibilité de décrire de manière riche et convaincante toutes les émotions
en termes de postures corporelles ressenties. Il ne me paraît pas déraisonnable de l’espérer.24
La théorie attitudinale dont je n’ai ici que dessiné les contours25 évite les
obstacles rencontrés tant par la théorie du jugement que par la théorie perceptive. A l’instar de cette dernière, elle admet que les émotions nous mettent
en rapport avec les valeurs d’une manière qui épouse la phénoménologie qui
leur est propre. Elle s’en démarque cependant dans la mesure où elle situe
24
25
Bien que la question du nombre de profils distincts de modifications systématiques au niveau physiologique qui soient susceptibles d’être ressentis de manière
différenciée est une question empirique ouverte, il y a de quoi nourrir un certain
optimisme. A cet égard, voir par exemple Klaus R. Scherer: The Dynamic Architecture of Emotion: Evidence for the Component Model Process, in Cognition
and Emotion 23.7 (2009) pp. 1307–1351.
Pour une présentation détaillée, voir Julien Deonna, Fabrice Teroni: The Emotions, op. cit., chap. 7, et Emotion and Representation, in Emotion and Value, éd.
par Sabine Roeser, Cain Todd (Oxford: Oxford University Press, à paraître).
152
Julien A. Deonna
la relation aux valeurs au niveau des attitudes que sont les différents types
d’émotions. Ceci revient à affirmer que ces valeurs ne sont pas représentées
au sein de leur contenu de quelque manière que ce soit, ce qui permet bien
entendu d’éviter les conséquences fâcheuses que nous avons eu l’occasion
d’évoquer. Au sein de la théorie attitudinale spécifique que je défends ici,
c’est du fait qu’elles sont des profils spécifiques d’attitudes corporelles ressenties et dirigées vers des objets que découlent les conditions de correction
propres aux émotions. Elles n’ont, dans cette mesure, pas plus besoin que
les autres attitudes de représenter ce vers quoi elles sont dirigées comme
exemplifiant leur objet formel afin que ce dernier figure dans leurs conditions de correction. Il n’est en effet pas nécessaire de représenter une situation comme désirable pour la désirer, comme possible pour l’imaginer ou
comme passée pour s’en souvenir. C’est tout le bénéfice d’une conception
selon laquelle le lien entre émotions et valeurs découle de la composante attitudinale des premières, conception en faveur de laquelle militent, ainsi que
nous l’avons vu, de nombreuses considérations.
Pour terminer sur une note directement liée au sujet auquel cet article est
consacré, on peut aisément constater que ces conclusions constituent d’excellentes nouvelles pour ceux qui souhaitent attribuer des émotions à des
créatures dont les capacités conceptuelles sont limitées ou inexistantes tout
en expliquant la manière dont ces expériences peuvent constituer, chez les
humains, la base sur laquelle certains concepts sont acquis et déployés. Selon la théorie attitudinale, un animal peut fort bien avoir des émotions sans
maîtriser les concepts évaluatifs auxquels elles sont associées. Il suffit pour
cela d’adopter à l’égard d’une situation une attitude propre à une valeur donnée, et il y a tout lieu de croire que les membres de bien des espèces sont capables d’en adopter un certain nombre. Ce qui ne veut évidemment pas dire
qu’ils soient à même de les adopter par rapport aux mêmes objets et situations que nous. On se rappelle en effet que l’une des grandes vertus de la
théorie attitudinale consiste en ce qu’elle rend compte du fait que les émotions peuvent porter sur des contenus très divers, dans la mesure où ils sont
hérités des états psychologiques de format et de nature variés (croyances,
perceptions, souvenirs, épisodes imaginatifs, etc.) qui peuvent constituer leur
base. C’est pourquoi les animaux sont non seulement dépourvus d’émotions
dont les contenus sont hérités d’attitudes psychologiques dont ils sont incapables (et nous avons considéré des raisons de l’affirmer pour toutes les attitudes propositionnelles), mais également, et pour la même raison, incapables de penser au monde en termes de valeurs à l’occasion des émotions
qu’ils ressentent.