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Le Cantique des Cantiques - Exégèse et Histoire

2022, Le Cantique des Cantiques - Exégèse et Histoire

Le commentaire de Rashi sur le Cantique des Cantiques - Introduction, traduction et annotation

LE COMMENTAIRE DE RASHI SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES Introduction, traduction et annotations par Ron Naiweld LES ÉDITIONS DU CERF COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 5 08/01/2022 07:01:56 Collection dirigée par DAN JAFFÉ Université Bar Ilan, Israël – CNRS, France © Les Éditions du Cerf, 2022 www.editionsducerf.fr 24, rue des Tanneries 75013 Paris ISBN 978-2-204-14894-8 COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 6 08/01/2022 07:01:56 INTRODUCTION Au début de son commentaire du Cantique des Cantiques, Rashi cite l’affirmation célèbre de Rabbi Aqiva concernant le livre biblique : « […] toutes les Écritures sont saintes, et le Cantique des Cantiques est le Saint des Saints ». Il semble que la même idée peut être appliquée à ce commentaire. On n’évoquera pas nécessairement la notion de sainteté, mais le public déjà familier avec les écrits du rabbin de Troyes, constatera vite la singularité de ce commentaire dans l’œuvre de son auteur. On y retrouve évidemment l’exégète brillant du texte biblique, mais aussi un commentateur engagé de la réalité politique et religieuse de son temps. C’est dans ce texte que « le sens de mission » de Rashi à l’égard de son peuple, pour emprunter la formule de Avraham Grossman1, est exprimé avec vigueur, de même que sa haine à l’égard des « nations du monde » qui exploitent son peuple ; ces nations qu’il assimile aux chiens et leur souhaite le feu infernal. C’est enfin un Rashi visionnaire que l’on retrouvera dans ce commentaire, qui pendant les années de la première croisade élabore un projet de rassemblement des Juifs à Jérusalem, avec l’aide des mêmes nations qui paieront ainsi leur dette accumulée pendant les siècles d’exploitation du peuple d’Israël. Pour comprendre et contextualiser ce commentaire exceptionnel, revenons sur la vie de son auteur, sur son activité intellectuelle et sur sa réception. Rabbi Shlomo Itzhaki, connu sous l’acronyme de Rashi, est né en 1040 dans la ville de Troyes, où il a vécu la plus 1. Avraham GROSSMAN, Rashi, Liverpool, Liverpool University Press, 2012. COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 7 08/01/2022 07:01:56 8 LE COMMENTAIRE DE RACHI SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES grande partie de sa vie. Quand il avait 20 ans il a traversé le Rhin pour étudier dans les écoles rabbiniques du monde ashkénaze. À son retour à Troyes, une dizaine d’années plus tard, il a fondé sa propre école dont la renommée a vite dépassé sa ville et sa région. On a conservé de lui quelques centaines de décisions, écrites par lui-même ou par ses étudiants. Elles sont écrites sous la forme des réponses (responsa) adressées aux rabbins des autres villes françaises et allemandes, et touchent les dimensions sociales, politiques, économiques et religieuses des sociétés juives de son temps. Mais c’est surtout en tant que commentateur de la Bible et du Talmud que Rashi est connu depuis le Moyen Âge. Rashi accompagne les lecteurs tel un guide, les aidant à surmonter des difficultés sémantiques, grammaticales et autres. Sa contribution était reconnue depuis très tôt. Le rabbin Menahem ben Zerah écrit à la fin du XIVe siècle à Tolède que sans Rashi « la voie du Bavli », c’est-à-dire du Talmud Babylonien, aurait été oublié par Israël. Il évoque ainsi le rôle de Rashi dans le maintien de la conversation rabbinique, transhistorique, sur le peuple d’Israël et sur ses textes sacrés. En effet, si le discours rabbinique, élaboré pendant la fin de l’Antiquité et le haut Moyen Âge en Palestine et en Babylonie, a pu s’adapter à la réalité vécue par des communautés juives en Europe et au-delà, c’est beaucoup grâce à Rashi et son activité d’enseignant et de commentateur. Pour les Juifs de la fin du Moyen Âge, Rashi n’était pas seulement un décideur et un commentateur, mais aussi une figure légendaire. Des mythes sur lui circulaient dans le monde juif depuis sa mort en 11052. Prenons par exemple le livre Shalshelet ha-Qabalah (la chaîne de 2. Voir Eli YASIF, « Rashi Legends and Medieval Popular Culture » dans Gabrielle Sed-Rajna (éd.), Rashi 1040-1990. Hommage à Ephraim E. Urbach. Congrès européen des Études juives, Paris, Cerf, 1993, p. 482-492. COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 8 08/01/2022 07:01:56 INTRODUCTION 9 la réception), un best-seller juif de la fin du Moyen Âge. Son auteur, Guedalyah Ibn Yhaya (1526-1588), mélange volontiers faits et fictions dans sa tentative de retracer l’histoire du savoir rabbinique. Ibn Yhaya dit avoir trouvé dans un vieux cahier le récit suivant sur les origines de Rashi : Isaac, le père de Rashi, était le maître d’une école rabbinique importante. Il possédait une pierre précieuse, que les gens de sa ville désiraient, mais il ne voulait pas la vendre. Ses voisins l’ont mis alors dans un bateau, et l’ont pris au milieu de la mer. Isaac, déterminé à ce que la pierre n’arrive pas aux gens malveillants, a décidé de la jeter dans l’eau. À ce moment-là « une voix fut écoutée dans son école par tous ses étudiants, disant “tu auras un fils qui donnera lumière à tout Israël”, et un an plus tard, il a enfanté un fils et l’a appelé Salomon au nom de son père ». Quand ce fils, Rashi, avait 33 ans, il « fit le vœu d’aller en exil pendant sept ans afin d’expier la faute de la tristesse ressentie par son père après avoir jeté la pierre ». Rashi, qui avait déjà fini ses études, aurait voyagé en Italie, en Grèce, en Palestine et en Égypte, et puis il serait rentré chez lui par la Perse et l’Allemagne. Pendant le voyage, il aurait visité les diverses écoles rabbiniques (yeshivot) croisées sur le chemin. Parmi tous les détails fictifs qu’Ibn Yhaya rapporte dans son récit, un saute aux yeux en particulier : pendant son séjour à Alexandrie, Rashi se serait entretenu avec Maïmonide. On sait aujourd’hui, et on le savait déjà à l’époque, que Rashi est mort environ 33 ans avant que Maïmonide soit né. Et pourtant, Ibn Yahya se livre à des calculs acrobatiques et improbables pour retarder la naissance de Rashi et prouver que la rencontre a pu avoir lieu. Voulait-il assurer la synergie entre les deux sages, représentant respectivement les courants ashkénaze et sépharade du savoir rabbinique ? L’idée sous-jacente à la fiction, qui pourrait expliquer sa persistance, serait qu’au fond, les deux COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 9 08/01/2022 07:01:56 10 LE COMMENTAIRE DE RACHI SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES sages ont partagé le même projet et participé dans la même conversation3. En effet, le savoir que Rashi fait exprimer dans ses commentaires est riche et pluridisciplinaire – juridique, linguistique, géographique, historique, etc. Cependant, ce savoir ne vient pas des visites qu’il aurait faites dans des nombreuses écoles, mais plutôt de la tradition textuelle rabbinique, et des rabbins français et allemands avec qui il était en contact. Les commentaires de Rashi nous montrent le niveau du développement du savoir rabbinique dans les yeshivot allemandes de l’époque, et le rôle de Rashi dans la dissémination de ce savoir en France. Il est possible que pour les Juifs du XVIe et du XVIIe siècles, l’idée que le rabbin de Troyes a accumulé ce savoir en une seule région était difficilement acceptable. Ces Juifs vivaient dans des communautés recomposées, à la suite des expulsions et des persécutions. L’idée que le rabbin de Troyes a accumulé son savoir grâce aux visites dans les écoles du monde entier aurait été pour eux plus probable. Quant au père de Rashi, Isaac, il n’était pas le maître d’une école rabbinique à Troyes qui n’existait pas à l’époque d’après ce que l’on sache. Mais c’était probablement par lui que Rashi a appris à lire la Torah. Dans les communautés juives, l’étude du texte biblique était la première étape de l’éducation des garçons, pratiquée surtout dans le cadre domestique4. Rashi était de ceux qui poursuivaient leurs études aux autres domaines du savoir rabbinique. Dans sa jeunesse, il avait étudié avec son oncle Siméon, le frère de 3. Notons que les fictions juives sur Rashi ont pénétré aussi le discours des savants chrétiens du Moyen Âge. En ce qui concerne la rencontre qu’il aurait eu avec Maïmonide, on la trouve encore dans une notice sur Rashi écrite par le marquis de Pastoret, et publiée dans le seizième volume de l’Histoire littéraire de la France (1824). Le marquis l’a tirée de la Bibliotecha Magna Rabbinica de Julio Bartolocci (1675-1693) qui l’a tirée à son tour d’Ibn Yhaya. 4. Voir Ephraim KANARFOGEL, Jewish Education and Society in the High Middle Ages, Wayne University Press, 2007. COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 10 08/01/2022 07:01:56 INTRODUCTION 11 sa mère. Siméon lui-même a été formé outre-Rhin, dans l’école rabbinique de Mayence. Cette école a été fondée au début du siècle par celui que les sources appellent Rabenou Gershom meor ha-golah, c’est-à-dire « notre maître Gershom, la lumière de l’Exil ». Gershom, qui est né vers 960 (on ne sait pas exactement dans quel côté du Rhin) est mort vers 1028, et Siméon a eu la chance d’étudier avec lui. En effet, pendant la plus grande partie du XIe siècle, le centre de l’activité rabbinique en Europe du Nord était en Allemagne, et tout notamment dans les villes de Mayence et de Worms. Des rabbins français comme l’oncle de Rashi sont allés aux yeshivot de ces villes pour se former, surtout dans l’étude du Talmud babylonien. Rashi allait changer cet équilibre. Il a quitté sa ville natale quand il avait environ 20 ans, en direction de Mayence, pour étudier dans la yeshivah dirigée à l’époque par le maître Jacob ben Yaqar. Après la mort de Jacob, vers 1064, il est parti étudier dans la yeshivah de Worms, où il est resté pendant cinq ou six ans. Selon une réponse qu’il a écrite plus tard, il devait gagner sa vie pendant son séjour en Allemagne. Il ne pouvait donc pas compter sur l’argent de son père ou sur un autre soutien familial. À l’âge de 30 ans, il est rentré à Troyes où il a vite intégré le tribunal rabbinique de la ville. S’il a voyagé, c’était plutôt pour ses affaires, dont on ne sait pratiquement rien, et vers l’est de l’Europe. Les écoles rabbiniques en France et en Allemagne étaient relativement petites et comptaient entre une dizaine et une vingtaine d’étudiants. Ces derniers vivaient parfois dans le foyer de leur maître, et l’ont accompagné pendant ses affaires quotidiennes. Le modèle semble avoir été celui des « disciples des sages » de l’époque talmudique – des étudiants qui vivaient avec leurs maîtres et les servaient5. Certaines réponses halakhiques du rabbin Shema’aya, un 5. Selon l’ancien enseignement du Traité des Pères 1, 3 : « Antigonos de Sokho reçut de Siméon le Juste. Il disait : “Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître afin de recevoir une récompense, mais COMMENTAIRE_RACHI_CANTIQUE_CC19_PC.indd 11 08/01/2022 07:01:56