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Les réformes ne sont plus ce qu'elles étaient

2013

La tendance principale est-elle à la réforme ? Fin XIX e siècle : longue dépression capitaliste, puis premiers signes d'une reprise de la croissance. Edouard Bernstein écrit en 1896 que « si l'effondrement (du capitalisme) n'est ni probable ni imminent, toute tactique fondée sur cette notion est fausse et dangereuse. Elle détourne le parti d'une saine politique réformiste ». On sait que R. Luxemburg (cf. Réforme sociale ou révolution ?) réfuta au contraire cette théorie des "facteurs d'adaptation", pensant que la guerre entre les « Etats d'économie avancée, poussés au conflit par l'identité de leur développement » « ne pourrait être que fatale à ce développement ». On sait aussi que K. Kautsky a très vite rejoint Bernstein sur la thèse d'un "capitalisme organisable" et capable de se réformer sous l'action de la social-démocratie (Billaudot, Gauron, 1985, p. 32-33) (1). L'histoire semble avoir donné raison à Bernstein/Kautsky contre Lénine/Luxemburg. Mais l'histoire est peut-être loin d'être finie. Changement de paradigme : de la révolution à la réforme. Les exemples de changement observés depuis la fin des années quatre-vingt semblent témoigner de la revanche du réformisme. Ruse de l'histoire ? La réforme serait-elle devenue aujourd'hui d'une certaine manière plus "révolutionnaire"… que la révolution ? Parallèlement, on assiste à un glissement qui s'est opéré de l'ordre des objectifs et des normes vers celui des moyens et des procédures. De la logique léniniste de « que faire ? », on serait passé au régime pragmatique que contient la question « comment faire ? ». La réforme trouve sa légitimité dans l'efficace du droit et dans l'instrumentation des règles et des conventions. En effet, en s'incarnant dans des formes institutionnelles, les réformes donnent lieu à des traductions, à des enrôlements d'acteurs (au sens de donner des rôles), à des assignations favorisant, par des processus cumulatifs, des bouclages de cycles réformistes. Bref, les réformes ne sont plus ce qu'elles étaient. Argumentaire L'objectif d'établir un bilan de la politique économique du gouvernement d'alternance prend appui sur deux registres de justification : i. La nature particulière, voire inédite au Maroc, de l'expérience conduite depuis mars 1998 par le Premier ministre Abderrahman Youssoufi. Deux caractéristiques essentielles sont à souligner :

Présentation Les réformes ne sont plus ce qu'elles étaient La tendance principale est-elle à la réforme ? Fin XIXe siècle : longue dépression capitaliste, puis premiers signes d’une reprise de la croissance. Edouard Bernstein écrit en 1896 que « si l’effondrement (du capitalisme) n’est ni probable ni imminent, toute tactique fondée sur cette notion est fausse et dangereuse. Elle détourne le parti d’une saine politique réformiste ». On sait que R. Luxemburg (cf. Réforme sociale ou révolution ?) réfuta au contraire cette théorie des “facteurs d’adaptation”, pensant que la guerre entre les « Etats d’économie avancée, poussés au conflit par l’identité de leur développement » « ne pourrait être que fatale à ce développement ». On sait aussi que K. Kautsky a très vite rejoint Bernstein sur la thèse d’un “capitalisme organisable” et capable de se réformer sous l’action de la social-démocratie (Billaudot, Gauron, 1985, p. 32-33) (1). L’histoire semble avoir donné raison à Bernstein/Kautsky contre Lénine/Luxemburg. Mais l’histoire est peut-être loin d’être finie. Changement de paradigme : de la révolution à la réforme. Les exemples de changement observés depuis la fin des années quatre-vingt semblent témoigner de la revanche du réformisme. Ruse de l’histoire ? La réforme serait-elle devenue aujourd’hui d’une certaine manière plus “révolutionnaire”… que la révolution ? Parallèlement, on assiste à un glissement qui s’est opéré de l’ordre des objectifs et des normes vers celui des moyens et des procédures. De la logique léniniste de « que faire ? », on serait passé au régime pragmatique que contient la question « comment faire ? ». La réforme trouve sa légitimité dans l’efficace du droit et dans l’instrumentation des règles et des conventions. En effet, en s’incarnant dans des formes institutionnelles, les réformes donnent lieu à des traductions, à des enrôlements d’acteurs (au sens de donner des rôles), à des assignations favorisant, par des processus cumulatifs, des bouclages de cycles réformistes. Bref, les réformes ne sont plus ce qu’elles étaient. Noureddine el Aoufi Université Mohammed VAgdal, Rabat. ([email protected]) (1) Billaudot B., Gauron A. (1985), Croissance et crise, Editions la Découverte, Paris. Argumentaire L’objectif d’établir un bilan de la politique économique du gouvernement d’alternance prend appui sur deux registres de justification : i. La nature particulière, voire inédite au Maroc, de l’expérience conduite depuis mars 1998 par le Premier ministre Abderrahman Youssoufi. Deux caractéristiques essentielles sont à souligner : Critique économique n° 8 • Eté-automne 2002 5 Noureddine el Aoufi – l’inscription des objectifs du programme du gouvernement dans un horizon temporel borné par l’échéance de la législature politique (élections législatives du 27 septembre 2002) ; – le caractère contextualisé de l’expérience : il s’agit de l’engagement d’une perspective amorcée par le vote en faveur de la constitution de 1996. Une telle perspective, baptisée “alternance consensuelle” – terme équivoque et controversé – semble introduire une inflexion dans la trajectoire politique à l’œuvre au Maroc depuis les années soixante (succession de gouvernements de droite et/ou de technocrates). Pour la seconde fois, en effet, les partis politiques issus du mouvement national acceptent de former le gouvernement et de gérer les affaires publiques après plus de 40 ans d’opposition. ii. Le contenu explicitement réformiste du programme du gouvernement d’alternance et le principe de changement qui structurent la déclaration du Premier ministre faite devant le parlement en avril 1998 (voir annexe) et réitérée en 1999. Ce contenu s’intègre dans deux logiques différentes : – Une logique substantielle de redéfinition d’une stratégie de développement économique et social en rupture avec les modes de régulation appliqués, de concert avec les organismes financiers internationaux, par les gouvernements précédents notamment à partir des années quatre-vingt. La réhabilitation du principe du plan quinquennal, abandonné à la fin de la décennie quatre-vingt, vise, au-delà de l’accroissement de la visibilité économique, à octroyer à la décision politique une base d’organisation collective des agents et de coordination des actions individuelles et décentralisées. – Une logique procédurale de mise en œuvre de la réforme et de conduite du changement ; mise en œuvre programmée et déclinée dans des projets sociaux et dans des politiques économiques à la fois macro et micro, nationales et locales, sectorielles et inter-sectorielles, etc. Cette dernière logique semble impliquer, du point de vue de l’analyse, la possibilité de rendre compte et d’évaluer les résultats de l’action menée par le gouvernement d’alternance. C’est par rapport précisément à une telle perspective que la revue Critique économique entend mener une réflexion autour de l’expérience d’“alternance consensuelle” et établir un examen critique du bilan de la politique économique du gouvernement Youssoufi. Toutefois, l’exercice appelle deux observations méthodologiques : – La première a trait à la notion de bilan. D’une part, il y a lieu de tenir compte du caractère inachevé de l’expérience, celle-ci s’inscrivant explicitement dans la longue période. L’exigence de la durée semble justifiée par l’ampleur des chantiers de réforme et la substance structurale des objectifs de changement. D’autre part, la temporalité de la réforme dépend non seulement des principes d’action, des ressources et des compétences mis en œuvre, mais également des situations inertielles et des contraintes liées 6 Critique économique n° 8 • Eté-Automne 2002 Les réformes ne sont plus ce qu’elles étaient aux routines, aux conventions « héritées du passé ». Une réforme de type structurel implique, par définition, une action holiste sur les formes institutionnelles dont les effets ne sont produits qu’à long terme. Déterminée, à ce stade, par le caractère partiel des résultats d’étape (2), l’analyse est appelée à capturer les effets et les dynamiques des processus à l’œuvre, ce qui implique une approche aussi et surtout qualitative et diachronique. – Une seconde observation concerne les limites d’un bilan confiné aux aspects économiques dès lors que l’expérience se définit plutôt en termes de stratégie globale, à contenu politique et socio-culturel prépondérant. Ces deux observations sont importantes. Elles ont pour visée à la fois de préciser les termes du bilan, de cadrer le champ des contributions et d’affirmer la nature relative et limitée de l’entreprise qui se veut objective et critique, c’est-à-dire fondamentalement scientifique. Le champ privilégié étant celui de la politique économique, les approches peuvent dès lors articuler plusieurs niveaux d’analyse : national, sectoriel, macro, micro, transversal, comparatif, etc. (2) Compte tenu des délais de fabrication du numéro, certains textes ont été élaborés et remis au comité de rédaction plusieurs mois avant l’expiration de la législature du gouvernement d’alternance. Une approche kaléidoscopique Loin d’être exhaustives, les perspectives tracées par la revue dans l’argumentaire constituent de simples orientations pouvant permettre à la rédaction de Critique économique de fonder ses choix éditoriaux non seulement sur la qualité scientifique des articles proposés mais aussi sur un objectif de cohérence et de couverture thématique pour ainsi dire intensive : configurations de politique économique et problématique des équilibres fondamentaux ; réformes économiques entre efficacité et équité, Etat, marché et régulation ; entreprise, concurrence, compétitivité ; attractivité territoriale et insertion internationale. Parallèlement, en déclinant les termes du débat dans l’argumentaire (3), l’équipe rédactionnelle cherchait à obtenir une distribution de type extensif des contributions portant à la fois sur les aspects essentiels et particuliers de la politique économique (investissements, finances publiques, déficit budgétaire, politique monétaire, politique fiscale, gestion de la dette, rapports Etat-privé, rapport salarial, moralisation de la vie publique, etc.) et sur les domaines sectoriels de mise en œuvre des réformes (politique industrielle et logiques sectorielles, agriculture et développement rural, stratégies sociales, éducation et formation, emploi, santé, etc.). Force est de constater que les contributions contenues dans le présent numéro ne couvrent guère, loin s’en faut, la totalité des champs définis en argumentaire et, par conséquent, il s’agit, in fine, plus d’un bilan partiel que d’une évaluation complète et approfondie des actions entreprises par le gouvernement d’alternance au cours de ces cinq dernières années (4). De même, pour les raisons évoquées précédemment, les contributions qui suivent ne comportent pas toutes l’ensemble des éléments, à la fois quantitatifs et qualitatifs, définissant le contenu des (3) L’argumentaire, adressé à plusieurs dizaines d’économistes, a fait l’objet d’une discussion lors d’une table-ronde organisée par Critique économique le 9 novembre 2001. (4) En annexe est reproduit le discours du Premier ministre Critique économique n° 8 • Eté-automne 2002 7 Noureddine el Aoufi A. Youssoufi devant la Chambre des représentants en août 2002 relatif au “bilan” de l’action de son gouvernement. différentes politiques économiques et sociales du gouvernement. Certaines réformes, rappelons-le, s’inscrivent dans des processus complexes, enchevêtrés, kaléidoscopiques et se déclinent par séquences temporelles (réforme de l’éducation et de la formation à titre d’exemple). Dans d’autres cas, faute de statistiques et de données disponibles, le bilan s’est limité à une interprétation des logiques et des tendances issues des objectifs de réforme et des enchaînements qu’ils sont supposés enclencher et entretenir dans le temps. Ces observations doivent être soulignées pour justifier le caractère inachevé de ce premier bilan et pour inciter à prolonger, ici ou ailleurs, l’analyse approfondie de l’expérience, de ses résultats et de ses limites. Critique économique entend poursuivre ce débat dans les prochains numéros et contribuer à rendre compte des multiples aspects de bilan que la présente livraison n’a pu aborder. Le présent bilan s’articule autour de deux parties : – La première regroupe une série d’articles portant, d’une part, sur les trajectoires des réformes économiques au Maroc depuis l’indépendance en termes d’institutions et de régulation (El Aoufi) et, d’autre part, sur la qualification de la politique économique du gouvernement A. Youssoufi à la fois en référence aux débats théoriques en cours, notamment sur le déficit budgétaire soutenable (Taouil) et en comparaison avec les modalités de politique macro-économique mises en œuvre par le passé (Ghermaoui). Dans la même perspective, les inflexions opérées dans les modes de régulation (ou de gouvernance) ont été mises en évidence à travers l’analyse des nouvelles modalités de partenariat public-privé (Iraqui) et l’évaluation de l’action du gouvernement dans le domaine de la santé publique (Zineddine Moulay Driss, Likhalfi), de la lutte contre la corruption et de la moralisation des transactions économiques (Debbagh, El Mesbahi). Deux secteurs, occupant une place importante dans les orientations économiques et sociales du gouvernement, ont fait l’objet d’un examen critique : la politique agricole analysée à la fois dans ses tensions vers le développement rural et dans sa traduction dans des actions concrètes de lutte contre les effets de la sécheresse (N. Akesbi) et la gestion du secteur des pêches maritimes dans un contexte marqué par l’affirmation des divergences d’intérêts entre le Maroc et l’Union européenne (Naji). – Dans la seconde partie nous proposons, d’abord, de dresser un bilan des performances du gouvernement d’alternance en matière de financement de la croissance en privilégiant les problématiques associées à la dynamique de l’investissement étranger (El Harras) et à la gestion de la dette extérieure (Bouslikhane). Ensuite, le bilan concernant ce qu’on pourrait appeler l’attractivité territoriale a été abordé sous plusieurs angles : la nouvelle politique d’aménagement du territoire (Raounak) en général, la politique de l’habitat social (Lehzam) et la prise en compte du social au sein des projets urbains (Navez-Bouchanine) en particulier. Last but not least, une ligne analytique s’est focalisée sur les résultats obtenus en matière d’éducation 8 Critique économique n° 8 • Eté-automne 2002 Les réformes ne sont plus ce qu’elles étaient (A. Akesbi) et de chômage et d’emploi (Lahlou), notamment des jeunes diplômés (Bougroum, Ibourk). Il est inutile, avant de conclure cette présentation, de souligner que la responsabilité des points de vue exprimés dans ce numéro incombe aux seuls auteurs. Critique économique, faut-il le rappeler, est une revue scientifique d’analyse critique, un lieu d’élaboration de la connaissance et de débat contradictoire. Celui, amorcé ici, est loin d’être clos. Critique économique n° 8 • Eté-automne 2002 9