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« Entre la mémoire et l’oubli »

1996, Jeu Revue De Theâtre

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Document généré le 13 déc. 2021 19:44 Jeu Revue de théâtre « Entre la mémoire et l’oubli » Guylaine Massoutre Lieux et espaces Numéro 79, 1996 URI : https://id.erudit.org/iderudit/27094ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Massoutre, G. (1996). Compte rendu de [« Entre la mémoire et l’oubli »]. Jeu, (79), 178–181. Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1996 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ la tzigane qui tend la main devant nous entame un prélude nouveau, dans une scène très inspirée où l'expression chorégraphique atteint une intensité maximale. Des frémissements qui se changent en transes secouent le corps de la femme universelle ; puis, elle nettoie ses mains souillées, dans un geste muet de purification qui nous entraîne dans un autre lieu, au Tibet peut-être, ou dans les hauts plateaux du Chiapas, où la femme agonise au sol en levant les mains. À la profanation répond la tristesse calme et solennelle du temple, et les mantras y bercent l'esprit égaré qui s'en remer aux apaisements divins. Dans la progression répétitive de la musique, une nouvelle lenteur s'installe, mais la voyageuse la secoue de brefs moments d'errance ponctuelle. Cartes postales de chimère prolonge Vierge noire, une chorégraphie de 1993. Louise Bédard semble nous convier chez elle à feuilleter des souvenirs de voyage, cartes postales et photographies rapportées en souvenir. Des gestes quotidiens, glanés en chemin, sont ici fidèlement reproduirs et disposés à notre regard pour rejoindre notre sensibilité. On se laissera aisément convaincre qu'elle met une singulière force à témoigner de la fragilité. Et quand elle quitte l'espace de la danse, signifiant la fin du spectacle, on croirait avoir eu le privilège d'assister à une improvisation confiante, où ce qui s'est dit ne se répétera plus jamais. Guylaine Massoutre 178 « Entre la mémoire et l'oubli » Chorégraphie de Paul-André Fortier. Musique : Luc Marcel ; direction musicale et chef d'orchestre : Walter Boudreau ; lumière et régie : Jean Philippe Trépanier ; costumes : Carmen Alie et Denis Lavoie ; répétitrice : Kathy Casey. Avec Martin Bernier, Ginette Boutin, Martin Carignan, Maryse Carrier, Daniel Firth, Annik Hamel et Manon Levac et les musiciens : Louise-Andrée Baril, Albert Devito, Daniel Fortin, André Moisan, Jean-Guy Plante et Louise Trudel. Production de Montréal Danse, en collaboration avec la Société de musique contemporaine du Québec, présentée à la Salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau le 29 février et les 1" et 2 mars 1996. Le temps des changements mesurés L'expression artistique d'Entre la mémoire et l'oubli nous offre une saisissante gerbe de perspectives, comme un bouquet savamment composé pour le dixième anniversaire de la compagnie Montréal Danse. Sur une création abstraite du compositeur Luc Marcel, interprétée par les musiciens de l'ensemble de la Société de musique contemporaine du Québec, dirigés par Walter Boudreau, nous avons admiré, ravis, un travail de recherche formelle et de correspondance entre la musique et la danse, mené conjointement sur les plans visuel et sonore, dans des registres plastiques et gestuels qui dialoguent avec des vibrations fondamentales, des reliefs sonores inspirants et des silences où la respiration est sensible. Il s'agit d'une première : la collaboration d'un orchestre prestigieux et d'une troupe Talentueuse de danseurs confirmés. L'art de Montréal Danse, compagnie qui a longtemps eu Daniel Jackson comme directeur arristique, maintenant relayé par Kathy Casey, n'est pas guidé par une forme de narrativité. Les séquences dansées ne campent pas un scénario, linéaire ou symbolique, même si, à l'occasion, quelque chose de cet ordre peut s'y esquisser brièvement. On assiste plutôt à un enchaînement chorégraphique où les propositions gestuelles et les mouvements répétés, les impulsions et les variantes, les séquences en solo et l'expression du groupe progressent par accroissement, comme un puzzle se remplit peu à peu en composant l'image, à la recherche de la rroisième dimension. Tout bavardage est ici exclu, et pourtant, un langage se construit. Voici que le silence et l'espace noir s'animent au rythme de sept corps lumineux et vibrants, dont la silhouette se découpe sous de vaporeux voiles blancs. Les mouvements alternent, dans un déploiement gestuel - individuel et collectif - qui donne au spectateur la sensation que les espaces scénique et sonore sont occupés par des formes abstraites qui entrent dans une composition unique, complète et homogène. Cette chorégraphie, où les danseurs travaillent les sauts, les déplacements et les mouvements de jambes et de bras avec autant d'énergie et de fougue que de lenteur et de contrôle, ne donne pourtant pas l'impression d'une composition statique. On découvre peu à peu l'œuvre artistique complète, et le projet chorégraphique s'offre aux regards sans donner toutes ses clés : l'expression des corps capte toute notre attention. La vivacité et la maîtrise d'exécution atteignent, dans maints passages, une pureté étonnante et un dépouillement fascinant, comme si la force musculaire et la dextérité corporelle, dirigées en trajets et en détentes aux lignes nettement dessinées et droites, n'attendaient, pour la beauté parfaite, que le soulignement délicat d'un trait de lumière. C'est dire que le spectateur fut comblé par un travail des éclairages tout à fait remarquable, qui rehaussait les lignes pures des corps en mouvement, dans un environnement sonore approprié. L'unité de cet excellent spectacle tient également à l'harmonie physique des danseurs (quatre danseuses et trois danseurs), qui exécutent des mouvements semblables, interchangeables et complices. Aussi, chaque écart ou mouvement donne-t-il du relief au groupe, comme si la distinction provisoire de tel danseur ou de telle danseuse mobilisait notre attention sans en priver le groupe ; aucune figure, nominale ou mythique, ne se détache de la troupe, mais chacun, grâce à de brefs apartés, lui donne sa personnalité propre. Paul-André Fortier met ainsi en valeur la singularité, chacun s'exprimant à tour de rôle, et il façonne des couples équilibrés, tout autant qu'il réussit des groupes impairs ; parmi ceux-ci, l'intéressante figure d'ensemble : trois couples plus un solo, où les différences et les convergences sont naturellement harmonisées. D'autres combinaisons, paires ou impaires, sont alors disposées et rapidement transformées, de manière à éviter toujours que les danseurs ne deviennent des personnages, ou pire, des vedettes. Là encore, une abstraction se dessine et demeure, dans laquelle la singularité, habitée par tel corps vibranr, joue un rôle fondamental et constructif, perceptible dans chaque moment de la composition chorégraphique. Le groupe est habité par un 179 désir d'harmonie et par l'expression respecrueuse des personnalités. L'abstraction joue un rôle unificateur, sans effacer une discrète et quasi mystérieuse théâtralité. Ainsi, l'exploration gestuelle atteint un dépouillement particulier dans les sauts verticaux, qui dépossèdent le danseur de route volonté, comme une agitation de jeunesse impatiente. Une joie, poussée aux frontières de l'inquiétude, se dégage de ce mouvement simple et absolu, et on admirera le déplacement tranquille d'un partenaire qui vient lentement, les bras levés et les paumes ouvertes, encadrer le visage agité par ces détentes nerveuses et mécaniques et par ces percées de la mémoire involontaire. Le mouvement compulsif entre alors dans la danse, adouci par l'amitié délicate qui invite l'être en perdition à exprimer ses perceptions, au moment le plus fort d'un désir silencieux. Une gamme d'émotions subtiles se dégage de la création formelle. Outre les sauts aériens, il faut aussi mentionner les frissons qui convulsent les corps, gestes impulsifs et nerveux, incontrôlables et troublants soubresauts dont les frémissements sonores entrent en parfait accord. Le travail précédent de PaulAndré Fortier avec Betty Goodwin semble se poursuivre dans cerre chorégraphie. Les lâchers de tête, où la fragilité du cou rappelle la difficulté des exercices qui sont à la base de toute formation en danse, contrastent avec les poses de mannequin, où des personnages modem style campent des images plastiques plutôt anonymes. Entre la force et la vulnérabilité, des images plus concrètes se glissent pour donner une texture à la création abstraite, par ailleurs nettement soulignée par les sonorirés distinctes de piano, de violoncelle, de trombone, de xylo180 phone ou de saxophone de Luc Martel, élève de Serge Garant et de Michel Longtin, qui a composé sa partition à partir du sketch de Paul-André Fortier. On entend même, à la fin du spectacle, des danseurs crier. La correspondance des sens — entre les sons vibrants d'une composition apparentée aux recherches de Kagel ou de Cage et cette chorégraphie de Fortier — occasionne un échange entre la scène et Photo : Michael Slobodian. la fosse d'orchestre, entre les danseurs et les musiciens. L'impression de volume est la sensation la plus appropriée pour évoquer cette fusion artistique. Le regard des danseurs l'un vers l'autre, observant l'expression arristique de l'un avant de proposer la sienne, souligne la synchronicité qui s'établit à divers niveaux, tout en jouant sur un décalage temporel provisoire. Il revient aux danseurs le mérite d'une si belle intelligence : la performance met en valeur le caractère nécessairement intriqué de la communication entre les différents partenaires, autour de cet hommage de Paul-André Forrier à Daniel Jackson, son collaborateur et partenaire des débuts de la compagnie. Le chorégraphe affirme d'ailleurs que sans l'érroire collaboration artistique des danseurs, pendant des exercices er des performances organisées durant six semaines, l'œuvre ne serait pas née. D'où le titre, qui renvoie au rravail de l'improvisation et du jeu collectif, « entre la mémoire et l'oubli ». dans un espace vu, entendu et également vécu. Un certain minimalisme accompagne une thématique esquissée, selon une esthétique postmoderne dont Schonberg et Webern furent d'importantes figures dans le domaine musical. Grâce au développement des œuvres multimédias, des plasticiens comme des compositeurs, tels Joe Jones ou Hugh Davies, ont exploré l'interdépendance entre l'acoustique et le visuel. Montréal Danse réaffirme ici son engagemenr dans l'avant-garde, où une esthétique de la « nouvelle simplicité » - dont on a d'ailleurs dit qu'elle constituait l'académisme d'aujourd'hui - se réapproprie le phénomène mélodique, la virtuosité gestuelle et l'émotion d'un langage universel et accessible. On se laisse ainsi aisément captiver et séduire par cette harmonie non figurative d'un ensemble de mouvements heureux, dont l'essentiel de ce qui y est dit ne se raconte pas. Guylaine Massoutre Les fonctions d'interprète er de créateur sont ici indissociables. C'est en cela qu'un tel spectacle participe pleinement aux arts de la scène. Le travail des corps et de la musique démontre le caractère inopérant de la distinction des genres er l'implication des participants, jusqu'à Walter Boudreau, dans ce que Mauricio Kagel appelle « le rhéârre instrumental ». Le titre poétique de la performance évoque la tradition et l'innovation, le gain et la perte, la permanence et l'éphémère 1 . Une grande fragilité court à travers ces formes incarnées, catapultées 1. Pour le rapport de la mémoire et de la création, en particulier dans sa relation avec l'oubli, on consultera avec intérêt InHarmoniques, « Mémoire et création », n° 4, septembre 1988, 213 p. 181