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Culture jeune musicale québécoise et
francophone : le hip-hop comme
reconnaissance identitaire
Myriam Laabidi, Université Laval
L
a culture hip-hop demeure un des mouvements urbains les plus
importants dans le quotidien des jeunes. La musique forme le noyau
dur de cette culture urbaine qui se présente, en quelque sorte, comme
un langage permettant au hip-hop de se propager. La force de ce mouvement
réside dans la facilité qu’il a à s’intégrer à diverses sociétés. Ainsi, le rap et la
culture hip-hop se sont progressivement installés au Québec, et même si les
raisons qui expliquent l’émergence du hip-hop diffèrent dans les
communautés anglophone et francophone, les jeunes se reconnaissent dans les
paroles des chansons et ils adoptent rapidement les valeurs propres à ce
mouvement telles que la dénonciation des inégalités sociales ou la justice
sociale. Comment le hip-hop est-il arrivé au Québec? Pourquoi les jeunes se
reconnaissent-ils dans ce mouvement musical? Quelles sont les particularités
de la culture hip-hop québécoise et francophone? Tout au long du présent
texte, nous proposerons une analyse sociale de la culture hip-hop québécoise
et francophone répondant à ces questions qui, au temps de la mondialisation,
méritent réflexion.
On remarque depuis les années 1950 que le paysage urbain a toujours été
propice à l’émergence de nombreuses cultures musicales chez les jeunes. Les
mouvements juvéniles n’ont jamais cessé d’être présents, et même si ceux-ci
traversent de nombreux changements, ils s’inscrivent comme des systèmes
culturels possédant des codifications particulières. Du rock’n’roll aux raves, en
passant par les beatniks et les punks, les cultures jeunes s’expriment très
souvent à l’aide de médiums artistiques et créatifs; et actuellement, la culture
hip-hop est une des cultures jeunes les plus populaires. Selon les statistiques de
l’enquête réalisée en 1999 par le ministère de la Culture et des Communications
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du Québec sur « Les pratiques culturelles des Québécoises et des Québécois »,
les musiques les plus populaires auprès des étudiants ou des élèves sont : 1) le
heavy métal (19,1 %); 2) le rap/hip-hop (12,5 %); 3) la dance/disco/house (5,7
%) [p. 117].
De cette façon, le hip-hop constitue un ensemble reliant les protagonistes
concernés grâce à un réseau de reconnaissance exprimée par des signes visibles
tels qu’une mode vestimentaire, une attitude, mais aussi des formes internes
comme une philosophie, une façon de vivre. Enfin, ce mouvement s’organise
en « un univers culturel […] qui s’autonomise partiellement afin de se donner
ses propres balises, ses propres pratiques, ses propres valeurs et ses propres
utopies » (Pacom, 2004 : 284).
Afin de décrire ce phénomène, nous avons consulté une revue de
littérature comprenant des essais sociologiques sur la culture hip-hop, fait des
observations participantes lors d’événements liés à cette culture, eu des
conversations et des entretiens avec des membres de ce mouvement.
Avant de décrire la culture hip-hop québécoise, nous tenterons de nous
entendre sur une définition générale de la culture hip-hop.
Définition générale de la culture hip-hop : des États-Unis à la France
La définition sociohistorique que nous proposons retrace le parcours de la
culture hip-hop états-unienne vers la France. Puisque le Québec a construit
son mouvement en marge et a été influencé par ces hip-hop, il nous semble
donc pertinent de présenter quelques lignes à propos de ces derniers. La
culture hip-hop apparaît vers les années 1970 à New York. Ce mouvement
urbain a pour objet de transposer la violence grandissante et destructrice des
ghettos en une énergie créatrice. Agissant comme une force sociale soutenue
par la révolte latente de la communauté noire du Bronx (Bambaataa cité dans
Desse et sbg, 1993), le hip-hop représente le fil conducteur d’une microsociété
bien établie. De nos jours, cette culture demeure un phénomène propre aux
minorités afro-américaines.
Les disciplines artistiques du hip-hop se s’expriment selon trois grandes
formes créatrices et complémentaires, soit la musique (rap, « beat-boxing »,
« Djing », écriture de textes), qui est la forme la plus importante de ce
mouvement et qui offre au hip-hop son qualificatif de culture musicale, la
danse (« smurf », « hype », break dance) et le graphisme (tag, graff). À travers
ces disciplines, cette culture correspond à un système de reconnaissance, à un
langage, à un comportement, à une mode vestimentaire et à un état d’esprit.
Le moteur de cette culture se retrouve dans le pouvoir de cette prise de
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conscience collective d’une certaine jeunesse, pouvoir lui-même engendré par
une capacité d’adaptation originale aux problèmes éprouvés par les sociétés
modernes (Bazin, 1995). Le hip-hop utilise les conditions techniques de
reproduction matérielle mises en valeur par la modernité tout en empruntant
aux traditions. Si l’immigration est le fait du hip-hop, il constitue une
extension des formes expressives comme celles venant d’Afrique, qui se
manifestent par les chants dans la tradition du « griot », le conteur d’histoires
(Zook, 1992).
Le hip-hop comporte deux idéaux : une activité artistique et un message de
révolution. Ces idéaux portent un projet politique (c’est-à-dire des convictions
et une recherche d’égalité envers une société qui crée des clivages sociaux
dénoncés par certains membres) et une esthétique qui lui permet de se
reconnaître et de surmonter le quotidien.
Aux États-Unis, la culture hip-hop résulte d’une double volonté : une
renaissance sociale et une revalorisation. En effet, la renaissance sociale se
manifeste par l’émergence de mouvements de contestation (lutte pour l’égalité
sociale) de la communauté afro-américaine tels que les Blacks Panthers ou les
Black Muslims. En ce qui concerne la revalorisation, elle donne la possibilité
de (re)construire une appartenance collective éprouvée par la communauté
afro-américaine et qui résulterait des inégalités sociales que cette dernière vit.
Par exemple, dans un article écrit par Sudhir Venkatesh, publié dans Le monde
diplomatique en novembre 2003 et sous le titre de « Fin des “villes chocolat,
banlieues vanille” américaines », les Afro-Américains sont établis généralement
« dans des quartiers où le revenu moyen représente de 50 % à 55 % de ceux des
Blancs ». Aussi, les écoles fréquentées par les Noirs présentent une population
de 65 % d’enfants pauvres, ce qui est le double pour les écoles où les Blancs
sont majoritaires. Cette renaissance sociale et cette revalorisation constituent
les causes de l’émergence du hip-hop. Celui-ci exprime le désir d’une
communauté d’embrasser de plus en plus de possibilités de mobilité sociale et
de faire de sa réalité une œuvre d’art.
Étymologiquement, le terme hip-hop est composé de deux mots qui
possèdent chacun une signification différente. Les définitions multiples du
mot soulignent les diverses origines de ce mouvement et elles évoquent la
multiplicité des rencontres culturelles. Dans le vocabulaire américain, « hip »
est un dérivé du verbe to hep (qui est une distorsion « blanche » de to hip), qui
signifie « être dans le coup », et qui en « jive talk » ou en slang (argot américain)
veut dire aussi « compétition ». Son antonyme, to hip out of it, se présente
évidemment comme être « en dehors du coup ». Enfin, « hip » puise aussi ses
racines dans le wolof (dialecte sénégalais) et signifie alors « ouvrir les yeux ».
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Quant au mot « hop », il possède de nombreux sens. Par exemple, dans le
langage du blues, le « hop » est une réunion amicale et est aussi synonyme
d’opium et de drogue. Enfin, to hop veut dire sauter et danser.
Il semble plutôt difficile de synthétiser et de dater en quelques lignes la
naissance du hip-hop. Il est issu de toutes les rencontres créatrices d’individus
vivant dans une même communauté. Elle représente la continuité ou le
renouveau de tendances connues de certaines périodes du jazz, du blues et du
reggae. Tous les auteurs qui se sont penchés sur la question du hip-hop
s’attarderont sur l’influence d’Africa Bambaataa et de la Zulu Nation1,
organisation sectaire et militante unifiée par les disciplines artistiques (rap,
break, graff) vers 1973.
La France se présente comme la deuxième patrie du hip-hop après les
États-Unis, bien qu’elle n’ait connu cette culture qu’à partir des années 1980.
C’est par la musique que celle-ci s’implante, puisque dans le hip-hop (comme
pour de nombreuses cultures jeunes), il est moins fastidieux d’écouter ou de
composer du rap, déjà présent dans l’industrie culturelle aux États-Unis
(Lapassade et Rousselot, 1990), que d’exercer les deux autres disciplines (graff
et danse) qui nécessitent un savoir-faire important et approfondi. L’histoire de
la culture hip-hop française se divise en trois périodes, soit les débuts, la
période creuse et l’explosion médiatique. Les débuts de la culture hip-hop sont
marqués par la diffusion télévisée, dès 1984, de Hip-Hop, présentée par Sidney,
ancien animateur de radio, ce qui permet d’avoir accès plus facilement à cette
culture. En 1985, l’émission de Sidney quitte les ondes après 42 émissions
télévisées, ce qui ralentit l’activité médiatique et annonce la période creuse.
Cependant, le hip-hop continue de grandir et de mûrir sous un aspect plus
communautaire, plus sectaire et d’une manière plus « underground », et
certains affirment que ces moments sont les plus porteurs et les plus créatifs
du mouvement. D’après Dee Nasty, « c’était l’époque, 1984-85, où les disquaires
te disaient que le rap n’existait plus » (Bazin, 1995 : 23), mais de nombreuses
émissions de radio ont résisté à ce vide médiatique. Des partys ont continué à
être organisés, ainsi que des rencontres sur les terrains vagues, et cela afin
d’assurer la continuité et la pérennité du mouvement. L’avènement du
graff ’art dans les galeries et la commercialisation de morceaux de rap,
notamment grâce à MC Solaar et à la compilation Rappattitude (1991), sont à
l’origine de la renaissance publique qui a lieu au début des années 1990. Le
hip-hop français réussit à percer le marché de la production artistique, comme
aux États-Unis. L’une de ses qualités est d’avoir forgé une agitation
sociopolitique et une communauté dynamique avec de fortes racines locales
tout en créant de solides réseaux internationaux de collaboration.
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Définition de la culture hip-hop au Québec
Comparativement aux États-Unis et à la France, la culture hip-hop québécoise
apparaît plus tardivement. En effet, les premières manifestations du hip-hop
ont lieu à la fin des années 1980, et cela grâce au rap. Par ailleurs, ces
manifestations sont précédées par des premières tentatives qui se déroulent
dans les années 1980, notamment par la danse (break-dance, « electric-boogie »,
« hype », etc.). Il s’avère très important de souligner qu’il s’agit de la première
discipline artistique qui permet au hip-hop de s’implanter au Québec, ainsi
qu’en France. Ce point commun peut se comprendre par le fait que le Québec,
tout comme la France, subit l’influence américaine. Aussi, et puisque la culture
hip-hop québécoise est apparue après celle de la France, elle demeure très
influencée par cette dernière, notamment d’un point de vue linguistique.
Lorsque nous regardons l’évolution de la culture hip-hop en France, la
plupart des pionniers insistent sur le passage obligatoire par la maîtrise de
« l’expression corporelle. […] Rappelons que l’une des composantes du mot
hip-hop, “to hop” signifie danser » (Bazin, 1995 : 137). De nombreux groupes de
rap tels que ntm et Ministère Amer, et des rappeurs comme Shurik’n ou
Freeman ont commencé leur carrière dans la culture hip-hop par la danse, et
progressivement, « certains abandonnèrent la danse pour le rap, les moins
motivés quitteront le hip-hop » (Bazin, 1995 : 141).
Au Québec, l’introduction du break-dance est favorisée par la
popularisation de films consacrés à la danse hip-hop. Wild Style (1982) de
Charlie Ahern (film dédié aux graffitis, mais dont de nombreuses scènes
présentent du break-dance), Breakin (1984) réalisé par Joel Silberg et Beat
Street (1984) de Stan Lathan suscitent une attention particulière chez les
jeunes. À ce moment, le cinéma demeure l’une des rares fenêtres médiatiques
(avec la télévision) accessibles aux jeunes et la culture hip-hop naît « de la
culture audiovisuelle de masse » (Bazin, 1995 : 52). Tout comme le break-dance,
l’art graphique (les graffitis, le graff…) réussit à s’implanter au Québec grâce
aux films. Denyse Bilodeau nous explique, dans son ouvrage ethnologique Les
murs de la ville : les graffitis de Montréal, que lors d’une rencontre avec un jeune
graffiteur, celui-ci lui a expliqué que « c’est dans les films de rap qu’il a vu des
graffitis la première fois » (1996 : 73).
Il semble que l’idée de faire des graffitis soit venue aux deux
graffiteurs de Horus-Rà un jour où ils étaient à Prince George en
Colombie-Britannique. […] De retour au Québec deux ans plus
tard, un film sur les graffitis à New York leur rappellera ce souvenir
de l’Ouest. C’est ainsi qu’ils se sont mis à faire des graffitis dans la
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ville qu’ils habitent, Montréal (Bilodeau, 1996 : 73).
D’ailleurs, d’après dkc de Flow Rock, ce sont ces mêmes films qui ont
donné au break-dance une visibilité plus importante, ayant lui-même
commencé en 1981 quand il a vu le Manifestation Force au Carnaval Antillais
(24K, 1999 : 12). Son premier groupe s’appelait New Energy, mais il y avait aussi
Cosmic Force, Something Different, Galactic Crew, Future Wave, Vision
Force…
Le basket-ball est aussi étroitement lié à la culture hip-hop, puisque c’est
un sport traditionnellement associé aux jeunes Noirs des ghettos new-yorkais,
d’où une corrélation qui s’établit presque tout naturellement. De nombreux
jeunes, pratiquant ce sport, se sont peu à peu intégrés à ce mouvement, ce qui
a été le cas d’Anodajay, par exemple :
Puis y’avait, à cette époque-là j’avais 12 ans. Puis y’avait un gars de
16 ans, je te dirais, c’était le meilleur joueur de basket-ball en
Ontario Nord. Et puis lui, il faisait du rap, il faisait du hip-hop, tu
sais. C’est là que j’ai comme, en fait c’est lui qui m’a influencé. […]
Ce qui est arrivé, c’est que j’ai joué au basket, d’abord dans une
équipe scolaire. Et c’est un petit peu dans ce réseau-là que j’ai connu
le hip-hop avec mes amis2.
Au début du hip-hop, on ne parlait pas encore de culture ou même de
mouvement, chaque discipline se vivait d’une manière isolée, puisque celui-ci,
dans sa totalité, n’était pas légitime et reconnu comme un rassemblement et
une symbiose de manifestations artistiques. Cela étant dit, de nombreux
graffiteurs et tagueurs ne se considèrent pas comme des membres de la culture
hip-hop. Lors d’une interview accordée au fanzine belge de graffitis 1Tox, la
graffiteuse Lady Pink précise :
C’est vrai que cela a démarré avec la même énergie. Mais 40 % des
graffeurs sont blancs et écoutent du rock. Moi-même, je n’écoute
pas de rap, cette association est un mélange commercial. C’est
d’abord de passer des heures devant un mur qui est important avant
de le faire créer (1Tox, 1993 : 3).
Une des explications de ce phénomène réside dans le fait que dès les
premiers moments de la culture hip-hop dans les années 1970, les règles
établies par la Zulu Nation ne reconnaissaient pas le graffiti comme expression
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du hip-hop, l’interdisant même. La Zulu Nation reproche aux graffiteurs et
aux tagueurs de donner une mauvaise réputation au mouvement par la
dégradation et le non-respect des lieux publics. Cependant, seuls sont tolérés
les tags dessinés sur les autocollants (sticks), qui sont faciles à enlever et ne
polluent pas l’environnement visuel. Enfin, et pour ne nommer qu’eux, Zïlon
et Sterling demeurent les précurseurs du graffiti au Québec (Bilodeau, 1996).
Enfin, l’influence de ces premiers instants de la culture hip-hop a été restreinte,
car de nombreux francophones ne comprenaient pas les paroles des raps
américains, ce qui a fait du hip-hop une mode éphémère et ponctuelle.
Un vrai hip-hop québécois et francophone ou le déclic IAM
Même si la culture hip-hop est présente au Québec (et surtout à Montréal)
depuis les années 1980, notamment grâce au break-dance et aux graffitis, elle n’a
véritablement été « québécoise » qu’à partir des années 1990. Comme le souligne
d’ailleurs Roger Chamberland (2002), la situation de la scène québécoise est
particulière puisqu’elle compte « sur un double réseau naturel d’influences : les
États-Unis et la France, là où le rap a trouvé une terre d’accueil et des “passeurs”
qui acclimatent davantage le rap à la pop music ». Nous pensons qu’un des
facteurs importants qui a permis aux jeunes Québécois de faire un rap local aux
couleurs d’ici reste incontestablement le groupe marseillais iam. L’originalité de
ce groupe réside dans le fait qu’il met en valeur sa culture du Sud de la France
en insistant sur l’accent et le vocabulaire utilisés dans cette région3, ce qui a
nettement influencé les jeunes Québécois. Ainsi, un des premiers groupes de
rap au Québec qui lance le premier morceau commercialisé de rap québécois,
« Vive le Québec » (1989)4, se nomme mrf (Mouvement Rap Francophone).
Même si le succès de mrf est rapide, il ouvre le chemin au hip-hop québécois,
et c’est donc à partir de 1989-1990 que cette culture jeune trouve véritablement
une voie favorable au Québec.
Les premières manifestations hip-hop ont lieu à l’antenne de l’émission
télévisée Pop Express qui donne la possibilité aux break-dancers de faire des
démonstrations et des concours de danse (vers 1985), mais très peu de rap
québécois ou même francophone y est diffusé. En 1992, Rap-Cité devient la
première émission télévisée véritablement consacrée à la musique hip-hop.
L’émission dure une heure et est animée par kclmnop et dj Short Cut une fois
par semaine sur les ondes de la chaîne câblée Musique Plus. On y présente
les actualités du rap américain, français et parfois québécois, mais peu de
temps s’écoule avant que l’émission ne cesse d’être programmée à cause de sa
trop faible audience. En ce qui concerne les émissions radiophoniques
francophones, elles ne sont véritablement apparues qu’à partir des années 1990 :
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Nuit Blanche sur cinq 102.3 fm et le Kashow sur cism 89.3 fm à Montréal font
partie des premières diffusions radiophoniques et communautaires.
Le groupe de rap qui a le plus contribué à l’ouverture médiatique et
institutionnelle du hip-hop québécois demeure Dubmatique. Formé en 1992,
ce groupe montréalais connaît un franc succès à partir de 1996. En 1997,
Dubmatique sort son premier album, La force de comprendre, qui se vend à 100
000 exemplaires et lui permet du coup d’investir l’industrie culturelle en se
faisant connaître d’un plus large public. Ainsi, leur réussite vaut aux membres
du groupe de nombreux commentaires négatifs de la part du milieu hip-hop
québécois (réaction de jalousie envers leur réussite, notamment), mais aussi
une admiration de la part des jeunes qui se reconnaissaient enfin dans une
formation locale. Les années 1990 contribuent d’ailleurs à la constitution de
nombreux groupes de rap connus à travers la province et les autres
communautés francophones du pays tels que La Gamic, Sans Pression,
Muzion et Rainmen, de Montréal, et Presha Pack, La Constellation, 83,
Limoilou Starz et Les Ambassadeurs, de Québec. Ces mêmes groupes forment
actuellement le noyau dur de la culture hip-hop québécoise francophone. Le
succès de Muzion et de Sans Pression a permis au hip-hop québécois de
s’affirmer à travers toute la province. Le talent hip-hop devient aussi visible en
région qu’à Montréal et à Québec. L’accent québécois et la réalité québécoise
deviennent des outils artistiques qui permettent à de nombreux rappeurs de
se distinguer du rap de France en proposant une musique singulière et
originale qui se rapproche des préoccupations des jeunes adeptes de cette
culture. Le patriotisme québécois se retrouve aussi sur les murs de la rue à
travers les fresques de graff ’art. En 2000 et en 2003, le hip-hop est consacré au
Gala de l’adisq grâce à la récompense que Muzion obtient pour le meilleur
album hip-hop de l’année.
Culture hip-hop québécoise et francophone, culture identitaire?
Pour mieux comprendre l’émergence de la culture hip-hop québécoise, nous
nous pencherons maintenant sur la composition des communautés dont les
jeunes proviennent. La population qui compose la culture hip-hop est née au
Québec ou est issue des générations des minorités ethniques. Ces populations
ont généralement immigré d’Haïti, d’Afrique noire du Nord, de l’Amérique
latine, de l’Europe et de l’Asie. Aussi, et plus fréquemment qu’ailleurs, la
présence des jeunes Québécois de souche dans la culture hip-hop propose une
population plus blanche qu’aux États-Unis et qu’en France. Ainsi, la situation
est d’autant plus différente que la population hip-hop est bien plus éclatée que
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celle de la France et des États-Unis, le contenu des messages de contestation
possédant souvent une dimension séparatiste. Non seulement le hip-hop
permet de dénoncer les dégâts de la société moderne (le manque d’affiliation
familiale, le chômage et la délinquance), mais certains jeunes utilisent le
hip-hop pour s’affirmer comme Québécois au Canada, alors que d’autres
l’utilisent pour s’affirmer comme néo-Québécois au sein de la société
québécoise. Cette spécificité québécoise peut se comprendre grâce à la
progression, à la trajectoire sociohistorique de l’immigration dans ces pays
respectifs. Cette différence sur le plan de l’immigration se retrouve d’autant
plus dans la façon dont la mémoire est vécue.
La culture hip-hop américaine s’efforce de retrouver un patrimoine
culturel et de valoriser le reste d’origine qu’elle possède. En France et au
Québec, le hip-hop permet de conserver les cultures originelles des membres
tout en les associant avec la culture d’accueil. Les enfants d’immigrés nés en
France et au Québec (la plupart des « hip-hopers » se trouvent dans cette
situation) ont la volonté de vivre et d’être intégrés sans pour autant oublier
leurs racines; ils ne veulent pas être pris entre deux cultures et deux sociétés.
Le point commun entre les trois cultures hip-hop (états-unienne, française
et québécoise) demeure toutefois la dénonciation des inégalités de la société et
le besoin d’un changement social et culturel. En effet, le hip-hop observe qu’il
y a un manque criant de communication entre les cultures jeunes et les
institutions (plus exactement les institutions politiques et scolaires). Les jeunes
ne se reconnaissent pas dans le modèle culturel québécois dominant véhiculé
par la société et les médias. À l’instar d’autres courants musicaux (le punk, le
techno, le métal, etc.), le hip-hop se présente comme un mode d’identification
et de reconnaissance au sein d’un groupe de pairs. Il permet de se distinguer et
de donner la possibilité aux jeunes de construire une identité en fonction de
leurs attentes et ainsi de se revaloriser. Ces attentes visent à la fois à se détacher
de l’autorité des parents et à s’inspirer du patrimoine culturel transmis par
ceux-ci afin d’obtenir la reconnaissance sociale auprès du crew.
Comme pour les autres sociétés, le hip-hop québécois se vit dans la rue.
La rue se constitue comme l’espace public qui conjugue une certaine
fonctionnalité et une charge symbolique indéniable (Maffesoli, 1988). Elle
absorbe l’espace de la ville qui se dilate pour devenir un univers social, culturel
et symbolique, en somme un espace porteur d’un sens affirmé et même
revendiqué (Bazin, 1995). La ville et la rue sont des lieux d’interaction où les
membres de la culture hip-hop n’ont pas réellement le choix de s’inscrire. À cet
effet, Benjamin, dans son ouvrage sur Charles Baudelaire, nous avoue que le
poète ne possède pas de bureau; compte tenu de sa détresse, il erre à travers la
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rue et il conçoit ses poèmes comme une vision continue et ininterrompue
d’infimes improvisations (Benjamin, 1982). La rue laisse place, pour
Baudelaire ou pour le hip-hop, à de nombreuses improvisations puisque,
dépourvu de matériel, l’individu nomade fait appel à ses facultés d’imaginer
des œuvres d’art qui reflètent son état actuel. Le hip-hop utilise
l’improvisation qui porte le nom de free-style (style libre) comme une
dynamique participant à chaque rencontre et à chaque rassemblement. Par
exemple, en rap, faire un free-style signifie scander des paroles non
appréhendées sur un sample non connu. Il permet de montrer ses aptitudes
créatives, de valoriser son art, en somme, d’inscrire une fois de plus dans une
volonté de distinction à l’intérieur de la communauté et un esprit d’émulation
et de compétition. Actuellement, le hip-hop s’est déjà détaché de la rue pour
devenir un produit des industries culturelles nord-américaines. Malgré ce
passage aux institutions commerciales, les Québécois se reconnaissent dans le
hip-hop américain parce que ses membres (Les Têtes, The Heads 5) leur
ressemblent (Valéry, 1998), notamment puisque la plupart des adeptes sont
issus, bien souvent, des communautés culturelles. Ainsi, la culture hip-hop
québécoise permet de combiner des objets culturels de la société d’origine et
de la société d’accueil. Par exemple, on rappe en français des réalités quotidiennes
de France sur un beat de musique arabe, et on rappe en québécois des réalités
quotidiennes du Québec sur du kompas (musique haïtienne). Pourtant, et
contrairement à la France, le multilinguisme du rap se pratique davantage au
Québec, et cela reflète la réalité québécoise. Le hip-hop québécois demeure
plus multilingue et multiculturel que le hip-hop français, et chaque rappeur
insiste sur son accent, sa localité et son argot. Par exemple, le rap de Limoilou
Starz propose une autre réalité que celui du rappeur montréalais de Sans
Pression, tout comme le discours véhiculé par des jeunes qui vivent le hip-hop
en région. Malgré tout, les artisans du hip-hop peuvent-ils vivre de leur art?
La situation actuelle de la culture hip-hop québécoise
Le hip-hop est implanté au Québec depuis presque quinze ans, mais il reste
néanmoins une culture en marge, puisque ce dernier n’a pas une place de
choix au sein de l’industrie culturelle, contrairement à son pendant français
qui subit une saturation de marché pour le rap. En effet, les industries
culturelles ont très peu ou pas investi dans ce mouvement urbain; certaines
choses se font, mais de façon ponctuelle ou organisées par des membres de
cette culture, telles que les maisons de disques indépendantes comme Les
disques Mont Real, hlm, BBT Records…
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Le problème réside encore dans le fait que les médias caricaturent depuis
longtemps le hip-hop et l’associent à la délinquance. Par exemple, lors de
l’affaire de la prostitution juvénile à Québec en 2002, les médias québécois ont
affirmé que le comportement des proxénètes était influencé par les textes des
chansons d’un rappeur américain du nom de Jah Rule où il dévalorise la
femme et où il fait l’apologie de la violence. Cela étant, l’amalgame a vite eu
lieu et le hip-hop (québécois, américain et français) a subi les conséquences de
cet événement. De ce fait, le hip-hop se bricole un réseau médiatique en dents
de scie, et de nombreux projets avortent régulièrement. Au Québec, la scène
demeure marginale tant sur le plan de la production que de la distribution et
de la diffusion. L’évolution se fait très lentement (Chamberland, 2002) et le
marché du hip-hop doit se contenter d’un système d’autoproduction, de
radios communautaires, de quelques magazines et de certaines émissions sur
le câble qui sont ses seuls portails de diffusion.
Conclusion
Il ne serait pas approprié de conclure l’étude de ce mouvement culturel,
puisque c’est un phénomène nouveau et qu’il reste en perpétuelle mouvance.
Ce que nous pouvons dire, d’ores et déjà, c’est que le hip-hop au Québec
participe du quotidien de certains jeunes, issus de communautés culturelles ou
pas, et que sa présence régit bien des actes et des façons de vivre chez eux, d’où
l’importance de l’analyser sérieusement. Rappelons-nous l’objectif du présent
article. L’identité culturelle québécoise et hip-hopienne croît en fonction d’une
réalité propre à un espace social et des interactions vécues au sein du groupe.
La construction de l’identité est un processus complexe qui demeure, dans une
certaine mesure, individuel : le jeune est guidé par ses choix et également par
les interactions partagées collectivement avec autrui.
Il nous semble pertinent d’insister sur le peu d’études scientifiques
francophones sur le sujet au Québec. Sans se cacher derrière le prétexte du
phénomène nouveau (le hip-hop québécois existe depuis plus de quinze ans),
il règne une atmosphère de non-considération paradoxale des cultures jeunes
actuelles par les institutions, elles-mêmes composées d’individus qui sont à
l’origine de l’explosion de cultures jeunes. En effet, et à titre de rappel, les babyboomers ont autrefois brûlé leurs soutiens-gorge, se sont opposés à la politique
conservatrice de l’époque et ont déserté les églises : « Les jeunes de la
génération des années 60-70 ont été nourris de narrations sociales et politiques
qui leur ont donné le courage de créer la société dans laquelle ils vivent »
(Jeffrey, 2004 : 235). Pourtant, certains prétendent que les baby-boomers ont
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agi sans penser aux générations futures. Quoi qu’il en soit, et pour éviter
de tomber dans une polémique, les jeunes doivent avoir la possibilité de
s’exprimer à travers leurs caractéristiques culturelles. Le hip-hop, tout comme
les autres cultures jeunes, doit être pris en considération par qui veut
comprendre l’état d’une jeunesse bouleversée.
Notes
1. « La Zulu Nation est créée à New York en 1973. Régie par vingt lois, cette organisation
veut agir auprès des communautés vivant dans les ghettos. À travers la culture
hip-hop, Bambaataa veut lutter contre des fléaux comme la drogue et la violence »
(Boucher, 1998 : 85).
2. Propos tirés d’un entretien avec Anodajay en janvier 2003.
3. « À partir de ça, l’influence, elle vient des États-Unis, puis il y a eu les influences
françaises et américaines, qui m’ont vraiment… Je te dirais plus américaines au
départ, mais ensuite des groupes comme iam, MC Solaar. » Propos tirés d’un
entretien avec Anodajay en janvier 2003.
4. La chanson est construite sur un sample de la chanson Think de Lyn Collins.
5. Nom donné aux membres de la culture hip-hop.
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