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Anthropologie et Sociétés
Le genre du rêve
Pratiques oniriques et oniromantiques chez les Touaregs
The Gender of Dreams
Oneiric and Mantic Practices among the Tuareg
El género del sueño
Prácticas oníricas y oniromancias entre los Tuareg
Amalia Dragani
Deviner, prévoir et faire advenir
Divining, Foreseeing and Occasioning
Adivinar, predecir y lograr
Volume 42, numéro 2-3, 2018
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1052651ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1052651ar
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Résumé de l'article
Cet article a pour objet les représentations et les pratiques oniriques et
divinatoires à la lumière du genre. La narration du rêve revêt un caractère de
parole confidentielle chez les poètes touaregs qui, à la différence des auteures
féminines, n’en font pas un thème poétique. Les pratiques oniriques, associées
au monde des morts, des génies et à la sexualité, sont d’ordinaire perçues
comme appartenant à la sphère féminine. Cependant, elles font discrètement
l’objet de pratiques masculines, mais de nuit et en toute discrétion. Les
tensions récemment introduites par les islamistes au Nord du Mali, lesquels
condamnent les pratiques mantiques, musicales et poétiques, font que les
hommes et les poètes se montrent de plus en plus discrets sur leur vie onirique
et leur processus créateur.
Éditeur(s)
Département d’anthropologie de l’Université Laval
ISSN
0702-8997 (imprimé)
1703-7921 (numérique)
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Citer cet article
Dragani, A. (2018). Le genre du rêve : pratiques oniriques et oniromantiques
chez les Touaregs. Anthropologie et Sociétés, 42 (2-3), 361–383.
https://doi.org/10.7202/1052651ar
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LE GENRE DU RÊVE
Pratiques oniriques et oniromantiques chez les Touaregs
Amalia Dragani
Le rêve est le phénomène que nous
n’observons que pendant son absence.
Valéry 1941 : 258
Partant du cas ethnographique des Touaregs1, berbérophones d’origine
nomade et pastorale vivant en Afrique saharo-sahélienne musulmane dans un
espace partagé en plusieurs États postcoloniaux (Burkina Faso, Mali, Niger,
Algérie, Libye), cet article vise à étudier comment la construction locale des
identités féminines et masculines influe sur l’énonciation et la « performance » du
rêve2 et sur les pratiques oniriques et oniromantiques vernaculaires.
L’énonciation du rêve (tergit) a un caractère de « parole confidentielle »
et non de « parole publique » pour les poètes touaregs qui, à la différence des
auteurs féminins, n’en font pas un thème poétique3. Les pratiques oniriques et
oniromantiques (asăwad), associées au monde des morts, des génies (aljena) et
à la sexualité, sont d’ordinaire perçues comme appartenant à la sphère féminine,
du moins en public. Cependant, elles sont l’objet de pratiques masculines mais
de nuit, et en toute discrétion. L’existence d’interprétations exogènes du rêve,
notamment la circulation de manuels d’oniromancie arabe, reçoit un accueil
circonspect. En outre, les tensions introduites récemment par la présence au
Sahel du djihadisme, lequel condamne les pratiques mantiques et artistiques,
1.
2.
3.
Que les familles touarègues qui m’ont hébergée au Niger, au Mali, en Algérie et parfois ont
rendu matériellement possibles mes enquêtes, conduites dans des conditions d’extrême précarité
économique et sécuritaire, soient ici chaleureusement remerciées. Mes remerciements vont
également aux évaluateurs anonymes qui ont contribué par leurs critiques constructives et
pertinentes à faire avancer mon propos. Cet article a été écrit en pensant à ma grand-mère Gilda,
inégalable « rêveuse » qui pratiquait la lécanomancie (technique de divination par le moyen de
l’eau ou de l’huile), et à Teshereft, devineresse d’Agadez, qui m’a appris l’art des cauris.
Cet article porte sur le rêve, à ne pas confondre avec d’autres phénomènes psychiques tels
l’imagination et la rêverie. Chez les Touaregs, cette dernière a fait l’objet d’autres écrits
(Drouin 1992).
La relation entre pratiques langagières (usage, registres et styles de la parole) et contextes
sociaux a déjà fait l’objet d’études (Masquelier et Siran 2000 ; Masquelier et Fournier 2015).
Sur le même thème et sur les transformations de la prise de parole publique féminine dans un
contexte de globalisation (un festival touristique au Nord du Niger), nous renvoyons le lecteur
à notre « description dense » d’un cas touareg (Dragani 2015).
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ont pour conséquence que les hommes et les artistes se montrent de plus en
plus discrets à propos de la narration publique de leur vie onirique et de leurs
pratiques divinatoires.
Le rêve au prisme du genre
À la frontière entre individuel et collectif, entre psychologie et anthropologie,
le rêve est un objet classique de l’anthropologie qui retient l’attention des
premiers anthropologues comme C. Seligman (1923), L. Lévy-Bruhl (1927)4,
B. Malinowski (1929), Firth (1934), G. Devereux (1957), L. Sebag5 (1964) ou
R. Bastide (1972).
Ce thème a également donné lieu à des ouvrages collectifs et des dossiers
thématiques plus récents (Caillois et Von Grunebaum 1967 ; Kennedy et
Lagness 1981 ; Tedlock 1987 ; Jedrej et Shaw 1992 ; Poirier 1994 ; Lohmann 2003,
entre autres). Du fait de son universalité, la dimension onirique a été prise en
compte par des chercheurs travaillant sur le continent américain (Tedlock 1987 ;
Descola 1989 ; Perrin 1992), en Europe (Puccio 1996 ; Xanthakou 2002), en
Océanie (Leblic 2010 ; Glowcewski 2016), ou encore en Asie (Stepanoff 2017),
pour s’en tenir à quelques exemples.
D’un point de vue théorique et méthodologique, au fil du temps un
changement dans l’approche des rêves a eu lieu. Après des études portant
sur l’analyse du contenu et sur le symbolisme des songes, les recherches se
sont réorientées sur divers aspects des pratiques oniriques : contextualisation,
socialisation, énonciation et « performance » des rêves (Tedlock 1987 ;
Graham 1995).
Dans le cadre des études africanistes, le rêve a bénéficié d’une grande
attention (Fabian 1966 ; LeVine et al. 1966 ; Lee 1970 ; Kilborne 1978 ;
Fisher 1979 ; Dilley 1992 ; Pype 2011). Au Sahel en particulier, des études axées
pour la plupart sur la possession chez des populations limitrophes des Touaregs,
comme les Haussa (Shweder et LeVine 1975 ; Miles 1993), les Songhay du Mali
(Gibbal 1988) ou du Niger (Stoller 1989), les Peuls du Niger (Vidal 1992), ou
les Maures (Ould Cheick 2018 : 539-541) apportent quantité d’informations sur
les pratiques oniriques et divinatoires vernaculaires.
Pour ce qui est des Touaregs, nous disposons de rares matériaux oniriques :
une clé de songes recueillie par l’ermite français Charles Eugène de Foucauld
de Pontbriand (1852-1916) (De Foucauld et De Calassanti-Motylinski 1984) ;
des références aux guérisseuses pratiquant une divination par les rêves dites
« timaswaden » (Rasmussen 2006, 2015) ; et deux rêves rapportés par D. Casajus
(1987), outre mes propres publications sur la question.
4.
5.
Pour une relecture contemporaine de l’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl, voir Keck (2008).
Sur Lucien Sebag, voir Leavitt (2005).
Le genre du rêve
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Un premier volet de nos études a porté sur l’articulation entre rêve et
« histoire de vie », en esquissant des « biographies nocturnes » des poètes qui
montrent que l’inspiration onirique peut venir d’un ancêtre poète (Dragani 2012,
2016). Un autre axe de nos recherches visait à reconstruire une « histoire des rêves »
touaregs (Dragani 2018), en nous inspirant d’historiens sur ce thème (Burke 1973 ;
Beradt 1985 ; Rechtman 1993 ; Wilmer 2001 ; Schmitt 2003). Dragani (2018) montre,
en outre, comment le songe n’est pas seulement employé pour prédire l’avenir de
façon pré-cognitive (Jackson 1978 ; Basso 1987 ; Hollan 1989) – ce dont le présent
texte traite en l’articulant avec la notion de genre – mais a également pour but de
connaître et d’interpréter le passé et l’occulte (par exemple, découvrir les actions et
les personnes nuisibles à l’origine des maux dont on est présentement affligé).
En suivant ainsi le volet de recherches ouvertes par Barbara Tedlock
dans ce qu’elle appelle « the new anthropology of dreaming » (1987) et qui
consiste à accorder moins d’attention à l’analyse du contenu des rêves qu’aux
pratiques oniriques, ce texte examinera ces dernières à la lumière des données
ethnographiques collectées par immersion et par conversations informelles
lors des terrains effectués depuis 2004 en « pays touareg », en Afrique sahélosaharienne (Algérie, Burkina Faso, Mali, Niger, et Sénégal) et en Europe (France,
Italie, Belgique, Espagne) auprès de la diaspora.
L’étude des pratiques oniriques et divinatoires sera en mesure d’éclairer
l’absence du rêve comme thème littéraire dans la production poétique masculine
alors qu’il représente un topos très répandu dans les littératures africaines
(Constant 2008). Cette absence est d’autant plus paradoxale que les poètes
entretiennent avec le rêve une relation étroite du fait qu’il est attesté que
l’inspiration onirique peut provenir de poètes défunts (Dragani 2016).
Les pratiques discursives et poétiques ne sont assurément pas détachées
de l’emprise du genre6. En particulier, la manière de dire – ou de ne pas
dire – le rêve est significative d’une société et des rapports de genre qu’elle
reproduit, entre autres, dans ses représentations littéraires. Comme le souligne
l’anthropologue américaine Elinor Ochs, les pratiques langagières entretiennent
avec le genre une relation médiatisée par un ensemble de postures, d’attitudes et
d’idéologies historiquement et culturellement transmises (Ochs 1992). De plus,
des recherches montrent comment les évènements paralinguistiques, comme les
pauses, les interruptions et les silences, ne sont pas exempts de l’emprise du
genre (Zimmerman et West 1975). C’est pourquoi cet article se propose d’étudier
l’influence du genre sur le rêve, sur la manière de le raconter ou de le taire, en
fonction pré-cognitive. L’hypothèse à la base de mon questionnement est la
congruence entre rôles sociaux de genre, d’une part, et pratiques d’énonciation,
performance et socialisation du rêve, d’autre part.
6.
Sur le genre, la littérature est très abondante : on pourra consulter Oakley (1981) ; Bell et al.
(1993) ; Jonckers et al. (1999) ; et sur le genre dans les études africanistes, voir Cornwall (2005).
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AMALIA DRAGANI
La pionnière des études sur le rêve au prisme des différences de genre
est l’américaine Mary Whiton Calkins (1863-1930), psychologue, philosophe et
professeure d’université, dans son article pionnier « Statistics of Dreams » publié
en 1893 pour l’American Journal of Psychology (Whiton Calkins 1893). Suivant
le chemin qu’elle a ouvert, d’autres chercheurs se sont intéressés à l’analyse du
contenu des rêves pour montrer les différences et les similarités repérés dans
différents corpus de rêves féminins et masculins.
Des études classiques qui mettaient en exergue les différentes manières de
rêver des hommes et des femmes ont été établies par Calvin Hall et son équipe
(1963)7 et se concentraient à cette époque sur le contenu manifeste des rêves.
Elles mettent en évidence que les femmes rêvent indifféremment des hommes
et des femmes, se souviennent plus que les hommes de leurs rêves et de leurs
cauchemars, et ont tendance à rêver d’espaces fermés, d’interactions familiales
et amicales ainsi que de sujets domestiques.
À l’inverse, les hommes rêvent d’autres hommes, d’interactions agressives,
d’inconnus, d’espaces ouverts et d’armes. D’autres recherches sur les rêves pour
tester ces hypothèses dans des pays non-occidentaux, comme en Ouganda et
en Afrique orientale, ont permis de les confirmer (Robbins et Kilbride 1971).
Certains auteurs se sont par ailleurs intéressés aux similarités présentes dans
les rêves masculins et féminins, par exemple en étudiant les songes des jeunes
Palestiniens et Palestiniennes qui, dans un contexte de guerre, ont tendance à se
ressembler (Punamaki et Joustie 1998).
Un autre volet de recherches se penche sur les rêves liés au genre, en
particulier les rêves à propos de menstruations (Hertz et Jensen 1975), de
ménopause (Mankowitz 1984), de grossesse (Sered et Abramovitch 1992). En
lien avec cela, il existe des études sur l’annonce de la grossesse et l’anxiété quant
à l’aspect physique et à la santé du bébé, ainsi que sur l’accouchement. D’autres
études se sont intéressées à l’activité onirique des futurs pères lors de la période
précédant la naissance de l’enfant (Zayas 1988).
Le présent article s’intéressera moins au contenu des rêves qu’aux
interactions homme/femme et aux identités de genre qui déterminent des
manières différentes de dire ou ne pas dire le rêve.
L’insomnie et les démons des poètes touaregs
En premier lieu, nous voulons nous arrêter sur la « mise en mots » du
rêve dans les sources littéraires touarègues, dont certaines remontent à la fin du
XVIIe siècle.
7.
Ces études visent à contrer les approches psychanalytiques, et en particulier la théorie du
refoulement de Freud, en se concentrant sur le contenu manifeste des rêves pour montrer qu’il
reflète les préoccupations quotidiennes du rêveur, en continuité avec son passé, à la différence
du contenu latent, lequel, selon Freud, serait en lien avec des conflits infantiles.
Le genre du rêve
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En parcourant mon corpus de 210 poèmes, dont 177 filmés, ainsi que
les anthologies collectées par d’autres chercheurs (De Foucauld 1925-1930 ;
Ag Ahmed 1982 ; Mohamed et Prasse 1990 ; Albaka et Casajus 1992 ; Castelli
Gattinara 1992 ; Claudot-Hawad 2008, 2009), j’ai pu constater que le rêve
demeure le grand absent de la poésie touarègue (tesawit), à l’exception de rares
poèmes (tishiway) composés par des femmes le mentionnant. À l’inverse, dans
les poèmes masculins, l’insomnie – peuplée de figures de démons – joue un rôle
de tout premier plan.
Chez les hommes, l’insomnie peut être due à l’obsession amoureuse, à
la guerre imminente, mais aussi à l’anxiété liée aux moyens de subsistance.
Si certains poèmes se contentent d’exposer l’insomnie du poète (emesheway),
d’autres font apparaître la figure du Diable (Iblis) ou d’un démon (ag assuf, litt.
« celui de la solitude, du désert ») comme responsable du réveil en pleine nuit du
malchanceux narrateur, chez lequel il peut susciter des désirs érotiques.
Dans le poème suivant, qui nous a été récité à Abalak en 2006, le poète
Tambatan Khadaman évoque son insomnie due à Satan, qui a fait naître en lui
des sentiments passionnels pour une femme, Tefettawt, qui paraît ne pas partager
son élan amoureux. Le diable y est représenté par un agent musical qui suscite
le désir humain par le biais de la musique, considérée ici comme appartenant à
la sphère démoniaque, capable d’influer sur le maintien de soi et l’autocontrôle
du narrateur. Plus que sous son aspect de musicien, c’est sous aspect de guerrier
qu’Iblis apparaît : quand il ne séduit pas avec ses charmes musicaux, c’est en
usant de flèches et de menace qu’il atteint son objectif, qui consiste à induire une
déviance par rapport à l’éthique comportementale attendue.
Kam-da tasarankat sarhaw ɣas a kam-ikfa,
A kam-emmalaɣ eges awen wər di-infa,
d-ezezendir aggen əs nak ɣas as iga,
ənnar di teneyaɣ əndod sanasaya,
ənseɣ daɣ tasalat enseɣ daɣ attaɣadda,
n Iblis en tanagmawt, sa əhəwwaɣ wər t-inaya.
Ilan šeraw irɣan idag-i s agamba,
ijlad-i es tesensa d anzad əd takamba,
irringat-di sšat togdat əd tagaza,
ila imarran ittaf, sšinesmam n enemenɣa,
itagg-i teseksud har inneɣ a di-iba,
gereffeɣ s efud-in əttafaɣ takoba,
aləs za wala Iblis fall-as t-ilɣan ella.
Ikf-idu ordonanans-net inn-as sšaggar-ana,
talyat tas-əwatnat tasəllad, takamba,
tenert ən təšəkšik tellilat tattawla,
sasam i Tafettawt nak za wər di-iha
temmal en taseleg neggat-as takamba
fəl xaškat tanaqq-i təsagraw təwərna
n ešeqqi əd tawenen d əmendi en teɣəssa.
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AMALIA DRAGANI
Toi, dont la tresse qui t’a été donnée (par Dieu) est renommée8
Je ferai tes louanges même si je n’en vois pas l’utilité
Par trop d’incompréhensions qui concernent moi seul.
Si tu m’avais vu la nuit dernière lorsque j’étais couché
Je dormais sur une natte, je dormais dans l’inquiétude
De Satan curieux que je n’avais jamais vu
Qui a du bétail, qui me poignarde avec la lance
Qui me dérange par la flûte, le violon et la guitare.
Il ouvre l’œil égal à un grand trou
Il a des flèches qu’il tient pour combattre
Il me menace disant que je mourrai
Je me suis agenouillé tenant le sabre.
Homme ou Satan, c’est le même si maudit par Dieu
Il m’a donné son ordonnance9 et m’a dit : « Vérifie pour moi
La jeune fille à qui on joue la guitare takamba
Semblable à la gazelle, à la lune de Tattawla ».
Écoute-moi Tafettawt10 je ne déclame pas
Des louanges à une fille, en lui jouant la guitare,
Pour un amour malheureux qui me rend malade,
Et triste d’un désespoir qui vieillit le corps11.
La récurrence de la figure du démon ou d’Iblis apparaît emblématique de
la poésie touarègue, bien qu’elle apparaisse dans d’autres littératures dites, du
fait de la présence de surnaturel, « fantastiques » (Milner 1960) ; en particulier,
pour se restreindre à l’aire linguistique chamito-sémitique, dans la poésie arabe
(Meier 1967). Le diable, dans l’expérience musicale et poétique des poètes
arabes, demeure une figure incontournable. À chaque grand poète était attaché
un démon personnel à qui était attribué un nom : par exemple, le démon d’A’sha
s’appelait Mishal, celui de Mikhabbal était Amr, celui de Bashshar ben Burd se
prénommait Shiniqnaq (Callois et Von Grunebaum 1967). On trouve dans les
textes plusieurs traces de cette croyance à des démons inspirateurs de poésie :
Cette dépendance et la fidélité qu’elle supposait valut aux poètes le nom
de kilab al-ginn, les chiens des djinns [...] Ce caractère sacré et magique
conféré au poète à la fois par la connaissance dont il détenait le secret et
par le fait qu’il était l’habitacle d’un esprit par lequel il parlait et composait
ses poèmes, le rendait redoutable par son entourage.
Fahd 1966 : 7
8.
Ici, les jeunes hommes parlent de sa tresse, à laquelle elle doit sa renommée. En effet, la tresse
est un attribut de beauté féminine.
9. Dans le texte, le mot « ordonnance » est dit dans le français parlé par les Touaregs.
10. Prénom féminin, appartenant à la femme aimée.
11. Je remercie Mohamadou dit « Benbella » et Abdoulmoumine Khamed Attayoub dit « Bihim »
pour leur aide dans la traduction de ce poème.
Le genre du rêve
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Les poèmes touaregs ne sont pas inspirés par un démon (à la différence
de certains rêves, comme les cauchemars dits « shirumma »), mais par la
communication avec un défunt, souvent un poète ou une poétesse, membre de
sa famille, qui a initié la personne à l’art des vers12.
Rêve et poésie féminine
Absent de la poésie canonique masculine, peuplée de démons et de veillées
nocturnes, le rêve fait son apparition dans la production poétique d’auteurs
féminins. Nous nous limiterons ici à trois exemples : un poème recueilli par
Charles de Foucauld, et deux par nos soins, le premier au Niger en 2006 et l’autre
dans notre terrain virtuel sur Internet en 2014.
L’auteure du premier récit de rêves est la poétesse Tâti oult Ourzȋg (17951865), qui appartient aux Taïtoq, un groupe touareg nomadisant entre l’Ahaggar
et l’Aïr, dans l’espace aujourd’hui situé à la frontière entre le Niger et l’Algérie.
Ce poème, que Charles de Foucauld intitule « Songe menteur »13, a probablement
été composé autour de 1820 :
La nuit passée j’ai vu en rêve Aghenennas [le chameau de son bien-aimé],
Mes yeux le voyaient entravé au milieu des chameaux.
À mon réveil, le matin, je suis montée au sommet
D’une petite dune, pour voir s’il arrivait ;
Mon songe a été reconnu menteur, la souffrance de l’amour me tourmente.
Ces vers traduisent un des thèmes littéraires féminins les plus répandus,
c’est-à-dire l’attente du retour des hommes partis pour une razzia (rezzou),
une caravane ou un marché au bétail. Afin de combler le vide et l’angoisse de
l’attente, les femmes, restées au campement, ont recours à différentes techniques
divinatoires, comme en témoigne ce poème.
Les techniques mantiques pratiquées par la société africaine des Touaregs
sont nombreuses14. Pensons à la divination par les signes sur le sable appelée
« igazan », ou géomancie (Casajus 1993) ; ou encore à la divination par
l’observation des tortillements de la vipère, dite « tachilt » ou « tachchelt », du nom
12. Récurrent dans la production discursive et littéraire africaine, le diable a été étudié par les
africanistes s’intéressant aux imaginaires et aux représentations du mal (Geschiere 1997 ;
Comaroff et Comaroff 1999) en contexte religieux (Meyer 2008) et musical, comme c’est le
cas de la rumba congolaise (Pype 2018). Il fait l’objet d’études sur d’autres continents, comme
par exemple en Colombie (Taussig 1980).
13. Les poèmes touaregs n’ont pas de titre. Charles de Foucauld les insère en suivant les pratiques
d’usage dans les anthologies occidentales.
14. La divination en Afrique a fait l’objet d’un grand nombre de publications de la part
d’anthropologues de premier plan comme Edward E. Evans-Prichard, Meyer Fortes, Victor
Turner, Paul Stoller, Sylvie Faizang. Pour une vision d’ensemble sur la divination dans les
sociétés africaines contemporaines, voir Van Beek et Peek (2013).
368
AMALIA DRAGANI
local du reptile qu’on interroge par des formules divinatoires (Rasmussen 1998).
De même, la divination par le miroir ou les surfaces réfléchissantes, appelée
« elehen », est en lien étroit avec le thème de l’attente. Comme VirolleSuibes (1995) le note, elle consiste à remplir un bassin qu’on expose la nuit à la
lumière de la lune pour voir à la surface les images des personnes qui sont loin.
Cette technique est aussi utilisée par les femmes enceintes pour deviner l’aspect
physique de leur enfant. Parfois encore, elle donne lieu à des rassemblements de
femmes qui construisent une tente ou une hutte à l’abri de la lumière et y entrent
chacune munies d’un miroir, après avoir enlevé leurs talismans islamiques,
alors qu’à l’extérieur de la tente, comme dans les rituels de possession appelés
« goumaten », on joue et on chante.
Les présages jouent un rôle de premier plan et, lorsqu’ils sont favorables
– par exemple, le fait de voir trois gazelles ou deux corbeaux dans la matinée –,
ils prennent le nom de « tekoubbirt ». Les éléments naturels peuvent également
servir de présages : l’éclair et le tonnerre, par exemple, signalent la colère des
anges ; la couleur des flammes et de la fumée lorsqu’on brûle de l’encens sont
aussi sujets à interprétation.
On retrouve ensuite des pratiques de divination par les tombes appelées
« asensi » ou « consultation des défunts », dont on a déjà des témoignages à
l’époque de Charles de Foucauld et d’Henri Duvreyrier (Virolle-Suibes 1989 ;
Dragani 2018)15. Lors de nos terrains au Niger, nous avons pu observer des
consultations similaires aux alentours d’Abalak, autour des tombeaux des
femmes illustres, souvent issues de lignages maraboutiques, considérées comme
des saintes. Au Mali, nous avons rassemblé des données discursives sur des
pratiques analogues par des Ifoghas et des Idnan de la région de Kidal, et des
Kel Ansar de Tombouctou et Goundam, rencontrés en Algérie dans les quartiers
de Sorho et Tahaggart à Tamanrasset, à Bamako au Mali, ou dans la diaspora
en Europe.
Il existe une pratique similaire, nommée « istikhara » (« incubation des
rêves »), dans les mondes musulmans16, qui consiste à réciter des prières dans
l’attente d’un rêve duquel on espère une réponse à une question importante (un
choix de mariage, une indication thérapeutique) en dormant auprès du tombeau
d’un marabout.
Parmi les autres pratiques, nous avons également observé la divination
par les cauris (Cyprea moneta) tout au long de nos terrains au Niger, au Mali et
parmi les réfugiés touaregs de la région de Tombouctou à Dakar. Nous en avons
15. Sur les pratiques funéraires chez les Touaregs de l’Aïr au Niger, voir l’incontournable article
de Susan Rasmussen (2000).
16. Sur l’istikhara dans les mondes musulmans, voir Crapanzano (1975) pour le Maghreb ;
Shaw (1992) sur les Temne de Sierra Leone en Afrique de l’Ouest ; Bringa (1995) pour la
Bosnie ; Edgar (2006) pour le Pakistan ; et Ghodsee (2009) pour la Bulgarie.
Le genre du rêve
369
écrit notamment à l’occasion du portrait que nous avons effectué de Teshereft,
une devineresse qui nous a logé à Agadez, dans le quartier de Sabongari, auprès
de laquelle nous avons appris les premiers rudiments de l’art des coquilles
(Dragani 2012).
Enfin, on peut citer la divination par les rêves ou asăwad (litt. « vision, vue,
regard », de la racine trilittère SWD du verbe regarder), à laquelle on a recours
pour « prendre des nouvelles » des personnes lointaines, et à laquelle le poème
ci-dessus fait ouvertement référence.
Le rêve d’Aghenennas, empêché dans son retour, est interprété par Tâti oult
Ourzȋg de manière antinomique : si on rêve de rire, par exemple, on pleurera ; si on
rêve d’un mariage, on mourra ; et ainsi de suite. Pareillement, rêver d’Aghenennas
bloqué sur le chemin du retour signifie que celui-ci ne va pas tarder à revenir.
C’est pourquoi la poétesse se lève de bonne heure le matin suivant pour monter
sur une dune et scruter le vaste horizon. Ne voyant pas arriver Aghenennas ni,
surtout, son chevalier, lequel n’est pas mentionné par convention littéraire, pudeur
ou superstition, elle se dit trompée par un rêve menteur.
Un deuxième exemple concerne la performance d’un poème où un
rêve est mentionné, performance que nous avons filmée en 2006 auprès
de la poétesse Chadi dans la région de Gougaram, au nord du Niger
(Dragani 2012)17. Dans ce poème, l’auteure avait révélé un rêve qu’elle a
« vu » dans les années 1990, alors qu’une rébellion touarègue sévissait au Nord
du Niger et dans les environs de Gougaram, dont elle est originaire. Elle voit
revenir en rêve ses frères partis combattre l’armée nigérienne18. Ces derniers la
réconfortent et lui disent de ne plus avoir peur, parce qu’ils vont lui construire
une maison où elle sera à l’abri pour toujours et où elle ne devra plus jamais
craindre les représailles des ennemis.
Un troisième exemple de poème féminin contenant une allusion au rêve
est celui qu’une Touarègue résidant en France, posté en 2014 sur les réseaux
sociaux. Les vers suivants commentent la difficile situation des réfugiés du Nord
du Mali, à la suite des évènements qui ont enflammé la région en 2012-201319.
17. Ces données audiovisuelles sont en cours de traitement par la Direction de l’image et de
l’audiovisuel de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
18. Cette situation a engendré des mouvements indépendantistes et des « rébellions » cycliques
au Mali (en 1963-1964, 1990-1992, 2006, 2012-2015) ainsi qu’au Niger (1990-1995, 20072009), lesquelles n’ont pas abouti à l’autonomie territoriale revendiquée.
19. Nous faisons allusion à la création d’un État de l’Azawad par un mouvement indépendantiste,
composé de populations issues de trois régions sahariennes du pays (Gao, Tombouctou,
Kidal), et à l’occupation militaire par des groupes terroristes s’inspirant de l’Islam politique.
La situation reste chaotique, l’armée commettant des exactions, et des massacres de Touaregs
et de Peuls ayant lieu, malgré la signature des Accords de paix en 2015.
370
AMALIA DRAGANI
Je vous observe de loin,
Je vous vois dans mes rêves une fois les yeux clos,
Dans ces déserts lointains,
Je suis auprès de vous mes sœurs,
Je vous observe de loin,
Je suis spectatrice de votre souffrance immense
Je vous observe de loin, impuissante à votre malheur,
Et cela est la racine de ma profonde douleur.
La présence du rêve dans la poésie féminine est à mettre en relation
avec les pratiques oniriques et la séparation genrée des rôles dans la société
saharienne touarègue. Ainsi, les femmes et les hommes se distinguent dans leurs
pratiques publiques du fait des distinctions dans la socialisation qui font que
les hommes et les femmes ont des manières différentes de marcher, de parler,
etc. Ces façons d’agir genrées sont spécifiquement adoptées pour répondre aux
attentes de la société d’appartenance. Et la sphère onirique n’y fait pas exception.
Les différentes dimensions de la socialisation du rêve sont l’expression des
dynamiques internes et des pratiques culturelles marquées par le genre qui font
en sorte que le rêve demeure – au moins en public – une affaire de femmes.
L’attribution genrée des savoirs oniriques contribue à légitimer la
spécialisation des rôles. Les femmes assurent les interprétations quotidiennes
des rêves alors que certaines catégories d’hommes – les hommes de religion ou
de science – se singularisent par le caractère ponctuel de leurs interventions. Un
marabout (aneslim) ou un homme d’âge vénérable (amghar) peut être appelé
sur la demande des femmes, surtout dans les lignages maraboutiques, bien que
la décision de consulter soit rarement prise sans l’assentiment du conjoint qui
prend en charge les frais. Le marabout peut être sollicité pour toutes sortes
d’affaires, que ce soit pour choisir un époux ou une épouse ou pour retrouver un
cambrioleur. Le rêve que le marabout effectue à la demande des clients devient
alors à la fois la réponse à la question posée, et le moyen d’asseoir son autorité.
Par ailleurs, les pratiques spatiales masculines et féminines ont un effet
direct sur les pratiques oniriques, comme on peut le voir dans les pèlerinages aux
tombeaux. Dans un contexte rural, à Abalak au Niger, se déplacer dans des lieux
sacrés et effectuer des pèlerinages aux tombeaux pour prier et recevoir un rêve
semblent être des pratiques réservées aux femmes. Elles s’y rendent en groupe,
accompagnées en voiture par un chauffeur ou un autre membre de leur famille, et
y passent la journée, faisant un pique-nique lors duquel elles égorgent un mouton.
Bien que cette pratique soit en apparence une affaire féminine, les
hommes se rendent également sur les tombeaux pour rêver sur le tombeau d’un
marabout en toute discrétion et souvent de nuit. Parallèlement à cela, d’après mes
observations au Niger, de nombreuses pratiques considérées comme masculines
sont également effectuées par les femmes mais peu pratiquées en public ou
Le genre du rêve
371
inversement, comme la récitation de poèmes en public, qui est associée aux
hommes, ou la pratique instrumentale de l’imzad (violon monocorde), considérée
comme féminine, ce qui n’empêche pas que les fils des violonistes puissent jouer
par imitation de leurs mères (Dragani 2012).
Il n’y a donc pas à proprement parler de véritable « binarisation » des
pratiques masculines et féminines en dehors d’une « mise en scène » des féminités
et des masculinités dans l’espace public, qui est donc une fiction culturelle, alors
qu’en réalité les compétences à rêver et à deviner par les rêves sont partagées
par les hommes et les femmes.
Interprétations concurrentes, islamisme et dévalorisation
des pratiques poétiques et mantiques
L’une des raisons pour lesquelles le rêve n’est pas explicité par les hommes
dans les sources littéraires tient à la continuité entre les rôles et les contextes
sociaux au sein de la société touarègue et à la manière de dire ou de ne pas dire
le rêve. En poésie, l’intériorisation par les auteurs masculins des normes sociales
et de l’idéologie dominante les invite à réserver la démonstration de leurs talents
à d’autres thèmes que celui du rêve.
Sans qu’elles soient ostentatoires, les pratiques oniromantiques masculines
sont toutefois présentes et peuvent concerner deux catégories d’hommes, selon
qu’il s’agit d’hommes ordinaires ou de marabouts. Dans le premier cas, les
hommes ont recours à la divination d’une manière plus discrète et moins visible
que les femmes. Dans l’imaginaire local, les rêves sont en effet associés à la
sphère nocturne, à la sexualité, à la communication avec l’au-delà et les morts,
parfois aux démons qui peuvent susciter des images oniriques, ce qui rend
socialement délicat l’affichage public des pratiques mantiques masculines. Lors
de mes terrains, la seule catégorie d’hommes affichant en public une pratique
oniromantique demeure celle de certains marabouts, appelés à interpréter les
rêves aux sujets potentiellement dangereux comme les rêves à propos de morts.
Leurs interprétations sont souvent rémunérées et les mettent dans une position
d’autorité sur les hommes du commun et sur les femmes et les devineresses, qui
interprètent pour leur part les rêves quotidiens.
De surcroît, il existe des manières « concurrentes » d’interpréter les rêves,
par exemple ceux d’origine arabe. Des copies du livre d’un des auteurs classiques
de l’oniromancie arabe, Abū Bakr Mouhammad Muḥammad Ibn Sīrīn (648-728),
circulaient à Tamanrasset auprès de familles touarègues et chaânba (nomades
arabophones de la région). D’autres manuels d’oniromancie circulent au Sahel :
c’est le cas, pour les Peuls, du livre Puular deftere firtoore koyde écrit en fulfuldé
par Abd-Ghani an-Nabulsi (1641-1731) sur l’listinkhaar (« incubation des rêves »)
(Dilley 1992). Toutefois ces interprétations « exogènes » étaient moins souvent
prises en compte par les Touaregs, qui ont leurs propres interprétations des rêves.
372
AMALIA DRAGANI
Dans l’ouvrage d’Ibn Sirin, nous pouvons trouver cette définition du poète
qui fait écho à la « sourate des poètes »20 et, plus généralement, à la condamnation
platonique des poètes comme créateurs de fictions21 :
Le poète est l’homme de l’errement, il dit ce qu’il ne fait point. Et la poésie
n’est qu’une parole mensongère. Celui qui se voit en rêve clamer de la poésie
pour en tirer profit devant un auditoire, ses paroles ne seront que des fausses
maximes qui pencheront du côté de la félonie. S’il se voit en train d’écouter
la poésie, il assistera à des assemblées où le mensonge sera proféré.
Ibn Sirin 2004 : 560
Dans un autre passage, le poète est mis en relation avec le gaucher,
autrement dit, avec un « déviant », dans cette société qui privilégie la main droite
sur la gauche. Cette vision négative de la poésie s’étend aussi à la musique, et
notamment à sa pratique :
Jouer du luth indique le mensonge : tout comme le fait d’écouter jouer de
cet instrument. Celui qui se voit jouant du luth dans sa propre demeure aura
un malheur. Mais on dit aussi qu’un tel acte vaudra au rêveur l’obtention
d’un haut statut. D’autres encore affirment que ce rêve apportera des soucis
et que le rêveur ne s’en sortira que s’il a cassé l’une de ses cordes de
l’instrument. Les notes du luth, disent encore certains interprètes, indiquent
la nostalgie d’un homme noble qui a perdu son prestige et sa gloire.
Ibn Sirin 2004 : 331
Après avoir qualifié le joueur de mandoline d’« imposteur et [de]
fornicateur car la corde d’un instrument signale toujours la femme », il examine
le cas des instruments à percussion :
Le roulement du tambour indique tout ce qui est fallacieux. S’il est
accompagné de danse, de vacarme et de trompette, il annonce un malheur.
Le joueur de tambour figure, quant à lui, l’imposteur qui est fier de l’être.
L’instrument lui-même vu en rêve figure celui qui aime administrer des
gifles aux autres. Le tambour dont usent les efféminés figure la femme
frappée de nombreuses infirmités cachées et qui craint de les voir étalées
au grand jour. Le tambour dont usent les femmes signale une commère,
générateur de grands scandales.
Ibn Sirin 2004 : 332
20. La sourate 26, « Aš-šu-hara » (« Les Poètes »), se termine sur ces vers : « Et quant aux poètes,
ce sont les égarés qui les suivent/ Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée/ et qu’ils
disent ce qu’ils ne font pas ?/ à part ceux qui croient et font des bonnes œuvres, qui invoquent
souvent le nom d’Allah et se défendent contre les torts qu’on leur fait ». Les bons poètes se
défendent par la poésie contre les attaques injustes et les injures.
21. Platon, dans maints ouvrages (Phèdre, Ion, République et Lois) dévalue la poésie, qui ne
serait qu’une imitation de la nature, et le poète, qui serait juste un imitateur. En outre, la
production poétique ne lui appartient même pas, car l’inspiration, l’enthusiasmos, lui est
soufflée par une Muse.
373
Le genre du rêve
De plus, chanter sur la place du marché (en public) ouvre la porte au
scandale pour le riche et à la folie pour le pauvre :
Le lieu où l’on chante dans le rêve sera le lieu où l’on s’adonnera à des
médisances et à des intrigues qui tenteront de défaire des liens d’amitié
entre les gens, car Iblis [Satan], Dieu le maudisse, est le premier être qui
s’est adonné au chant et à la mélopée.
Ibn Sirin 2004 : 332
Dans les interprétations d’Ibn Sirin, en ligne avec les conceptions arabes
de l’inspiration poétique, les poèmes seraient causés par la vision d’un démon
en rêve :
S’il voit qu’un Démon lui enseigne une parole il proférera des paroles
d’artifice ou d’intrigue ou cherchera la fiction dans la poésie.
Ibn Sirin 2004 : 208
Les poètes et musiciens rêvent souvent de leur pratique artistique durant la
nuit, ce qui ne fait pas l’objet de réprobation chez les Touaregs, mais est classé
dans la catégorie des rêves professionnels ou insignifiants : on rêve la nuit de
ce que l’on fait pendant le jour ; assister à des performances musicales ne peut
donc que produire des rêves musicaux, dont l’origine – le souvenir d’une soirée
récente – est tellement évidente qu’elle ne nécessite pas d’interprétation plus
poussée.
Il suffit, en outre, de comparer les clés de songes telles que données par
Charles de Foucauld, Ibn Sirin et Artémidore d’Ephèse pour s’en convaincre.
Parmi les vingt-trois rêves transmis par le Père de Foucauld, plus d’une dizaine
d’interprétations touarègues ne s’accordent pas avec l’interprétation arabe (ou
grecque). C’est le cas, par exemple, du rêve de la datte, qui porte malheur
dans l’interprétation arabe, et qui est ne paraît pas dans la version grecque
(la datte n’étant pas un fruit méditerranéen), alors qu’il apporte la chance
dans l’interprétation touarègue. Nos recherches actuelles visent à établir des
comparaisons avec les rêves auprès des populations limitrophes (haoussa,
songhay) pour tenter d’identifier d’éventuelles influences subsahariennes.
Une autre raison qui fait que les hommes s’adonnent moins à la pratique
onirique ouverte est liée aux tensions qui peuvent naître entre les diverses
interprétations qui cherchent à s’imposer dans un domaine. Celui du rêve n’y
fait pas exception puisque celui-ci représente un enjeu dans la société touarègue
où les conduites – y compris les conduites politiques – peuvent être dictées
par les rêves prédictifs. Des tensions peuvent également surgir au quotidien à
propos des différentes visions de la pratique religieuse et de l’Islam. L’existence
de ces conflictualités récurrentes peut expliquer la prudence des poètes, surtout
des hommes, à parler ouvertement des visions oniriques des poètes décédés et
à discuter des tensions suscitées au sein de la société par l’interprétation des
rêves. Les femmes – paradoxalement protégées par leur statut d’êtres « faibles »,
374
AMALIA DRAGANI
physiquement et moralement, aux yeux des islamistes – peuvent pour leur part
plus facilement se livrer à ces pratiques, lesquelles sont déconsidérées sans être
sanctionnées, la proximité entre les femmes et les génies étant admise même par
les croyants les plus intransigeants.
Un autre phénomène, plus récent, complique a posteriori le rapport à
l’énonciation publique des rêves par les hommes, à savoir l’installation d’islamistes
sur l’espace désertique habité par les Touaregs, depuis les années 2000. Il y avait
déjà des tensions entre les différentes visions de la pratique religieuse et de
l’Islam lors de notre terrain dans la région d’Agadez et d’Arlit au Niger avant la
rébellion de 2007. La présence des groupes islamistes, l’occupation par Al-Qaïda
au Maghreb islamique (AQMI), et la montée du Mouvement pour l’unicité et
le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) dans les régions du Nord du Mali
en 2012 sont venues le confirmer22. Sous l’influence de l’extrémisme religieux
et de la présence djihadiste, l’importance des interprètes traditionnels de rêves,
des devineresses et des marabouts, dont l’autorité et l’emprise sur les populations
sont notoires, s’est récemment résorbée.
Comme Edgar (2004, 2006, 2011) le note, les rêves revêtent une importance
incontournable pour les djihadistes. Non seulement ils servent souvent à révéler
et à confirmer une conversion religieuse, lorsque dans le rêve apparaît le Prophète
ou un Cheick, mais encore ils peuvent légitimer l’entrée dans le militantisme
djihadiste et l’intégration dans une cellule d’Al-Qaïda. Rêver, pour des martyres
djihadistes, est largement répandu au sein des populations, et les rêves sont
vus comme des rêves prophétiques. Ce type de rêves appelés « ru’yâ », rêves
« véritables », sont considérés comme étant d’émanation divine, à la différence
des rêves « faux » envoyés par le Diable pour tromper les hommes et de ceux qui
proviennent des désirs humains (de nourriture, de sexe, par exemple).
Les pratiques divinatoires sont progressivement dévaluées parce qu’elles
sont le fait des marabouts ou des devineresses qui ont été ostracisés lors de la
prise de pouvoir des djihadistes au Nord du Mali, au même titre que la musique,
l’utilisation de l’alphabet tifinagh, le thé (considéré comme un excitant, à l’instar
de l’alcool), et la mixité sexuelle lors des soirées. Ces différentes pratiques ont en
commun d’être supposément en lien avec à la fois des pratiques « profanes » – par
exemple, l’écriture en alphabet berbère, alors que seul l’arabe, langue du Coran,
peut prétendre au statut d’écriture légitime –, et avec les démons.
22. Pour les détails principaux, voir Holder (2013) ; pour une réflexion sur l’Islam politique, voir
Gomez-Perez (2005) ; et sur les politiques de l’Islam en Afrique, voir Dozon et Holder (2018).
Le genre du rêve
375
Conclusion
Le rêve, dont le thème est totalement absent dans la poésie masculine,
n’entrant pas dans les pratiques masculines publiques, retrouve pleinement sa
présence dans la poésie féminine. Cette absence des hommes dans l’énonciation
poétique du rêve ne doit pas mener à supposer qu’il est dévalorisé par les poètes :
d’une part, ils reçoivent des inspirations en rêve de la part de poètes décédés
(Dragani 2012, 2016) ; d’autre part, la société touarègue valorise une esthétique
et une idéologie linguistique locale basée sur la tangalt (littéralement, pénombre),
le parler métaphorique, elliptique, allusif des « nobles », par opposition avec le
langage franc et direct des serviteurs (Casajus 2000). C’est pourquoi non seulement
la tangalt triomphe dans les poèmes, mais aussi dans des formes d’art introduites
récemment chez les Touaregs, comme la photographie. Ainsi, par exemple, il est
possible d’observer un « goût » des « nobles » pour les clichés « obliques », c’est à
dire une préférence pour les portraits insolites de personnes prises de dos (fig. 1)
ou encore les photographies des dormeurs, qui sont très répandues.
Bien que d’autres traditions oniromantiques soient connues par les
Touaregs, notamment sous la forme de manuels en arabe, elles semblent faire
l’objet d’un accueil plutôt tiède, parfois sur fond de rivalités identitaires.
Depuis les années 2000 s’ajoute à cela la présence des prêcheurs islamistes qui
visent à discréditer, entre autres, les interprètes locaux des rêves, marabouts et
devineresses, et à dévaloriser des éléments identitaires incontournables comme la
musique, la poésie, l’alphabet tifinagh à la faveur de l’alphabet arabe, considéré
« sacré », car est l’idiome dans lequel est écrit le Coran.
Figure 1 : Un exemple de photographie « oblique » avec une prise de dos et d’en haut.
La personne a tellement apprécié ce regard original qu’elle en a fait
son image de profil sur les réseaux sociaux.
376
AMALIA DRAGANI
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RÉSUMÉ – ABSTRACT – RESUMEN
Le genre du rêve. Pratiques oniriques et oniromantiques chez les Touaregs
Cet article a pour objet les représentations et les pratiques oniriques et divinatoires
à la lumière du genre. La narration du rêve revêt un caractère de parole confidentielle chez
les poètes touaregs qui, à la différence des auteures féminines, n’en font pas un thème
poétique. Les pratiques oniriques, associées au monde des morts, des génies et à la sexualité,
sont d’ordinaire perçues comme appartenant à la sphère féminine. Cependant, elles font
discrètement l’objet de pratiques masculines, mais de nuit et en toute discrétion. Les tensions
récemment introduites par les islamistes au Nord du Mali, lesquels condamnent les pratiques
mantiques, musicales et poétiques, font que les hommes et les poètes se montrent de plus en
plus discrets sur leur vie onirique et leur processus créateur.
Mots clés : Dragani, Touaregs, rêve, genre, divination, Sahara, poésie
The Gender of Dreams. Oneiric and Mantic Practices among the Tuareg
This article focuses on the oneiric and gendered representations and practices. The
narration of dream is a confidential speech and not a public one for Tuareg male poets who,
unlike female authors, do not consider this a poetic theme. Oneiric practices, associated with
the world of death, spirits and sexuality are usually perceived as a « women’s issue », at least
in public. However, they are also the subject of male practices but at night and discreetly.
Tensions recently introduced by Islamists who are condemning mantic and artistic practices
induce enhanced discretion of men and poets about their dream life and their creative process.
Keywords : Dragani, Tuareg, Dream, Gender, Divination, Sahara, Poetry
El género del sueño. Prácticas oníricas y oniromancias entre los Tuareg
Este artículo aborda las representaciones y las practicas oníricas y adivinatorios desde
la perspectiva del género. La narración del sueño reviste un carácter de palabra confidencial
entre los poetas tuareg que, a diferencia de las autoras femeninas, no constituye un tema
poético. Las prácticas oníricas asociadas al mundo de los muertos, de los genios y de la
383
Le genre du rêve
sexualidad, normalmente se perciben como pertenecientes a la esfera femenina. No obstante,
también son practicadas por los hombres, pero de noche y muy discretamente. Las tensiones
recientemente introducidas por los islamistas en el norte de Mali, quienes condenan las
prácticas adivinatorias, musicales y poéticas, han hecho que los hombres y los poetas se
muestren cada vez más discretos respecto a su vida onírica y a sus procesos creativos.
Palabras clave : Dragani, Tuareg, sueño, género, adivinación, Sahara, poesía
Amalia Dragani
LAS – Laboratoire d’Anthropologie Sociale
CNRS UMR7130-EHESS-Collège de France
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