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Horizons philosophiques
Vie et mort des oeuvres architecturales
Analyse d’une métaphore
Maurice Lagueux
Paysages esthétiques
Volume 3, numéro 2, printemps 1993
URI : https://id.erudit.org/iderudit/800919ar
DOI : https://doi.org/10.7202/800919ar
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Éditeur(s)
Collège Édouard-Montpetit
ISSN
1181-9227 (imprimé)
1920-2954 (numérique)
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Lagueux, M. (1993). Vie et mort des oeuvres architecturales : analyse d’une
métaphore. Horizons philosophiques, 3 (2), 23–37.
https://doi.org/10.7202/800919ar
Tous droits réservés © Collège Édouard-Montpetit, 1993
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Vie et mort des oeuvres
architecturales
Analyse d'une métaphore 1
Jointes à quelques autres qui leur sont forcément associées
— comme celles de naissance, de jeunesse, de maturité, de
vieillissement et de maladie —, les notions de vie et de mort
constituent la clé d'une sorte de système métaphorique dont
l'application aux êtres inanimés a fortement contribué à enrichir
les ressources expressives des langues modernes. Ce système métaphorique a, en effet, été appliqué tant à des entités
naturelles qu'à des produits de l'art ou de l'industrie, à des
institutions sociales ou à des réalités encore plus abstraites. À
propos d'entités naturelles, par exemple, on a parlé, à des
niveaux métaphoriques assez variés, de la naissance et de la
mort des étoiles, des maladies et de la mort des lacs victimes
de la pollution, du vieillissement des montagnes qui jadis étaient
des montagnes jeunes, du vif-argent qui semble être un métal
plus vivant que d'autres, de la vie (ou plutôt de la demi-vie) des
éléments radioactifs. Plus poétiquement, on a souvent évoqué
les vagues qui viennent mourir sur la plage ou le feu qui se meurt
sans qu'on parvienne à le ranimer. C'est encore plus spontanément toutefois qu'on a appliqué ce système métaphorique à des
produits de l'art ou de l'industrie. On parle volontiers de la mort
d'une vieille bagnole destinée au cimetière d'autos, du vieillissement d'un bon vin, de la durée de vie d'une ampoule électrique, de la mort d'une batterie ou de la mémoire vive et de la
mémoire morte des ordinateurs qui, à un autre niveau
métaphorique, peuvent aussi être victimes de maladies virales
susceptibles de les contaminer gravement. On l'a aussi appli-
1. Une version très abrégée de ce texte a été présentée au XXIVe Congrès international des Sociétés de philosophie de langue française (sur le thème «la vie et la
mort»), tenu à Poitiers du 28 au 30 août 1992 et devrait paraître dans les Actes de
ce congrès. L'auteur tient à remercier le CRSH de son aide financière ainsi que
Stéphan D'Amour et Miklos Veto de leurs utiles commentaires.
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que fréquemment aux institutions sociales ou socioculturelles.
On a appris à distinguer les langues mortes des langues
vivantes. On parle plus ou moins froidement de la mort d'un parti
politique — tout comme on en qualifie plusieurs de moribonds
— ou de celle d'un système philosophico-politique — combien
de fois s'est-on demandé si le marxisme était bien mort? De
même, on a souvent parlé de la jeunesse des peuples ou de la
mort des civilisations, voire de la mort d'une époque, et plus
encore de la naissance et de la mort de styles artistiques.
L'architecture dite «moderne» serait même, selon le critique
Charles Jencks—qui manifestement sait se faire coroner à ses
heures —, morte à St-Louis, au Missouri, le 15 juillet 1972 à
environ 3 h 32 de l'après-midi2! Enfin, ce système métaphorique
a été appliqué à des réalités plus abstraites qui, au sens propre,
ne sont nullement des organismes vivants même si elles se
rattachent à quelque dimension de la vie humaine. De ces
réalités plus abstraites, on peut d'ailleurs, à l'aide de ce jeu de
métaphores, accentuer tout autant l'aspect tragique, quand on
évoque la mort d'une amitié, que le côté burlesque, quand on
procède à l'enterrement d'un célibat. À un niveau plus théorique, Marx a su rendre plus percutante son analyse du capitalisme en distinguant bien le travail vivant du travail mort. Plus
récemment, c'est une sorte de profondeur ou de radicalisme
philosophique que, dans le sillage de Michel Foucault, on a
voulu mettre en relief en recourant abondamment à la métaphore de la vie et de la mort pour parler de la mort du sujet et plus
encore de la mort de l'homme, laquelle est présumée faire écho
à la mort des dieux.
2. Voir Charles Jencks, The Language of Post-Modern Architecture, New York,
Rizzoli, 1984, p. 9.
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Compte tenu de la place occupée dans notre culture par ce
système métaphorique, il m'a paru intéressant d'examiner Tune
de ses applications qui, à divers égards, paraît mieux fondée
que d'autres et particulièrement bien ancrée, tant dans la
conscience populaire que dans le langage des experts. Je veux
parler de la métaphore de la vie et de la mort des oeuvres
architecturales, lesquelles, étant à la fois un produit de l'art et de
l'industrie, appartiennent à la deuxième des quatre catégories
que je viens de distinguer, qu'il s'agisse de ces modestes
maisons auxquelles on s'attache ou de bâtiments plus imposants qui ont souvent une personnalité avec laquelle il faut
compter.
Car s'il faut en croire la plupart de ceux qui en font l'histoire,
les bâtiments auraient une vie propre et seraient caractérisés
par nombre de traits qui, à proprement parler, appartiennent
aux êtres vivants. Ils ne naissent qu'un certain temps après
avoir été conçus et, pour peu que leur période de gestation ne
soit pas trop compliquée et qu'ils ne viennent pas grossir le
nombre des projets avortés, leur naissance sera normalement
soulignée par une cérémonie appropriée. Dès lors, ils acquièrent peu à peu une certaine maturité, mais on convient généralement qu'ils vieillissent inégalement bien. S'ils parviennent à
résister aux injures du temps, ils commanderont, en vieillissant,
un respect que, plus jeunes, on n'aurait pas songé à leur
accorder, car alors c'était plutôt leur audace qu'on admirait plus
ou moins secrètement. L'âge, en effet, les rend souvent plus
sympathiques et, même s'ils paraissent alors un peu dépassés,
ils sont auréolés du mérite de ceux qui ont été les témoins d'une
autre époque. Toutefois, sauf s'ils font partie de ces rares
monuments qu'on semble vouer à l'immortalité, ils deviennent
souvent encombrants. Alors, à moins de pouvoir être recyclés
(non point, en certains cas, sans être passablement violentés)
et de redevenir utiles dans de nouvelles fonctions, ils risquent,
s'ils ne meurent pas de mort (quasi) naturelle, de se voir
abandonnés, négligés et même sacrifiés, c'est-à-dire condamnés à l'élimination par démolition. Et l'on sait que parmi tous ces
bâtiments qui connaissent ce triste sort à des âges variés, il y
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a des Mozart assassinés en pleine jeunesse alors qu'ils faisaient déjà l'admiration de connaisseurs trop peu nombreux et
qu'ils n'avaient pas encore donné toute leur mesure. Heureusement, certains bâtiments échapperont à ce peu enviable destin
si la Loi parvient à les protéger de leurs ennemis jurés, les
démolisseurs au service de promoteurs immobiliers, et si grâce
à une cure de rajeunissement assurée par les bons soins d'une
équipe attachée à un quelconque Service du patrimoine, ils sont
mis, pour un temps, à l'abri de la gangrène incurable, qui, à plus
ou moins long terme, n'épargne aucun d'entre eux. Morts pour
de bon, leur mémoire toutefois ne sera pas forcément oubliée.
Certains auront des rejetons qui exhiberont avec fierté divers
traits qui évoqueront leur souvenir. D'autres, enfouis dans ces
vastes cimetières de monuments que sont les champs de fouille
—au sein desquels on a parfois la chance de retrouver de rares
et fragiles survivants comme le Théséion qui domine encore
l'agora d'Athènes —, verront leurs restes pieusement exhumés
avant d'être mis à l'abri de façon adéquate. Faute de pouvoir
littéralement ressusciter ces bâtiments qu'on aurait tant aimé
voir revivre, on élèvera à leur mémoire des monuments plus ou
moins imposants qui, autant que faire se peut, enchâsseront en
leur sein quelques-unes de leurs pièces constituantes, précieuses reliques sauvées du vandalisme et de la corrosion qui
menaçaient d'effacer jusqu'aux dernières traces de leur mémoire. D'autres, qu'on ne peut plus espérer voir revivre de nos
jours — qu'on pense, par exemple, à la ville de Troie du roi
Priam ou au temple de Salomon —, hanteront éternellement les
mémoires qui les magnifieront comme des héros ou des prophètes d'une lointaine antiquité. D'autres enfin, dont on aura
reconnu l'appartenance à un monde mythique ou à l'inconscient collectif—qu'on pense à la tour de Babel —, ne mourront
pas plus que toutes ces figures légendaires, arrachées à la nuit
des temps, qui revivent, d'âge en âge, à travers ces représentations hautement fantaisistes et souvent inédites qui témoignent de l'imaginaire des sociétés qui assurent leur survie en
perpétuant ainsi leur mémoire.
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Je voudrais maintenant dégager les principaux registres sur
lesquels joue ce système métaphorique. Un premier registre
est évidemment celui de la croissance ou du cycle de la vie
(naissance, jeunesse, maturité, vieillesse, mort), auquel j'associerai le thème qui lui est subordonné de la santé et de la
débilité. Je n'insisterai pas davantage sur ce registre puisque,
on vient de le voir, il marque de façon très spontanée et très
immédiate le langage qui est tenu à propos des bâtiments. En
fait, tout objet qui a un commencement et une fin qui se situent
dans le temps est susceptible d'être appréhendé
métaphoriquement comme naissant et mourant à la manière
d'un organisme. Si, par surcroît, cette durée temporelle est
marquée de péripéties susceptibles de modifier perceptiblement
l'objet en question et éventuellement de devancer ou de différer
la date de sa «mort», cet objet pourra être appréhendé comme
en croissance (ou en développement) et si sa formation est
progressive, il pourra même être appréhendé comme soumis à
une ontogenèse, à la manière des êtres vivants. Qui plus est, on
parlera volontiers de son «histoire» au sens où l'on parle de
l'histoire des êtres humains ou des sociétés humaines. Reste
que de telles métaphores sont loin de s'appliquer avec la même
justesse à n'importe quel objet. On peut donc supposer que
d'autres registres viennent renforcer les droits qu'un objet
inanimé possède, si j'ose dire, à être traité métaphoriquement
comme un être vivant.
Identité, personnalité et fonction des bâtiments
Ce qui donne aux bâtiments un titre particulier à se voir
appréhendés dans les termes de cette métaphore, c'est le fait
qu'ils soient dotés d'une identité qui s'affirme avec une force
particulière ou, si l'on préfère, le fait qu'ils soient dotés d'une
certaine autonomie. Toute relative qu'elle soit, cette autonomie,
qu'il faut comprendre ici en un sens quasi ontologique, fait qu'on
n'a pas affaire à un simple objet qui s'offre à nous pendant une
certaine période de temps, mais à un être relativement bien
défini auquel il y a un sens à prêter métaphoriquement une vie
et une histoire, dans la mesure où son identité bien affirmée lui
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permettra de demeurer lui-même, un peu à la façon des êtres
vivants, à travers les multiples transformations qui peuvent
l'affecter.
Or, qu'est-ce qui peut conférer une telle identité à ces êtres
inanimés sinon le fait d'être à la fois — à des degrés fort variés
il est vrai — fonctionnels et personnels? D'une part, un objet
peut être dit fonctionnel s'il remplit une fonction bien définie
comme c'est, de façon non équivoque, le cas de la grande
majorité des produits de l'industrie humaine. Une chaîne de
montagnes ou un lac n'ont pas de fonction, mais une voiture,
une pile électrique et une maison en ont une. Aussi, ces derniers
objets ont-ils une identité définie par l'organisation des parties
qui leur permet de «fonctionner» comme totalité organisée et il
y a un sens à les traiter comme morts quand, de façon
pratiquement irrémédiable, ils se trouvent désorganisés au
point de ne plus être à même de remplir cette fonction. D'autre
part, un objet peut être dit personnels] un ensemble de traits à
teneur symbolique le distingue sans équivoque de ceux qui
appartiennent à la même espèce. Une voiture n'est dotée de
personnalité que pour ceux qui ont beaucoup d'imagination et
la batterie électrique qui lui permet de fonctionner en est certes
totalement dépourvue. Il est vrai que certains objets naturels,
comme un lac, par exemple, peuvent se voir reconnaître une
certaine personnalité plus ou moins affirmée; mais, parmi les
choses inanimées, celles auxquelles on peut prêter une personnalité de la façon la moins équivoque, ce sont les objets d'art
dont le statut d'oeuvre d'art me paraît d'ailleurs étroitement lié
à ce que j'appelle ici «personnalité». Il serait en effet ridicule de
traiter anonymement, en les confondant avec n'importe quel
tableau ou même avec une de leurs multiples copies, des
oeuvres comme la Joconde ou Guernica, qui manifestement
ont une histoire propre et une personnalité fondée largement
sur leur contenu symbolique, mais on pourrait en dire autant de
toute oeuvre d'art digne de ce nom. Aussi, même si de telles
oeuvres n'ont pas, à proprement parler, de fonction bien définie
— mis à part ce que certains théoriciens de l'art, comme Nelson
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Goodman3, appelleraient volontiers leur «fonction symbolique»
ou leur «fonction esthétique» —, elles ont une identité certaine
qui tient à leur personnalité et à leur histoire. Même mutilées,
rendues à moitié invisibles ou fractionnées, elles continuent
souvent à affirmer leur personnalité à un point tel qu'il y a un
sens à dire qu'elles vivent encore et qu'elles refusent de mourir.
Or, si les bâtiments, ceux en tout cas qui méritent vraiment
d'être considérés comme des oeuvres architecturales, peuvent, à un titre privilégié, être appréhendés métaphoriquement
comme des êtres vivants, c'est que, tout en ayant la personnalité qui est le propre des authentiques oeuvres d'art, ils exercent
une fonction bien définie à titre de constructions émanant de
l'industrie humaine, auxquelles, au surplus, leur caractère
social confère une singulière autonomie.
Les bâtiments exercent une fonction (abriter et favoriser
l'intimité de la vie privée, permettre l'exercice d'un travail
productif efficace, favoriser l'exercice d'un culte, etc.) qui est un
peu leur raison d'être. À ce titre, ils sont dotés d'une identité
comparable à celle de tous les objets utilitaires. En outre, même
sans parler encore de leur éventuel statut d'oeuvre d'art, ils ne
sont pas des objets utilitaires au même titre que la plupart des
autres car s'ils sont bien des produits de l'industrie humaine, ils
définissent les lieux mêmes où s'exerce la vie sociale de
l'humanité. En participant de cette façon à l'histoire de diverses
sociétés, palais, mairies, églises, usines ne tardent pas habituellement à se voir traités comme des personnages-clé de
cette histoire. Par leur rôle historique comme par leur taille, ils
dominent4 les individus auxquels ils doivent l'existence et
encadrent littéralement les actions de ceux-ci. Par ailleurs,
comme à peu près toutes les réalités sociales, ils échappent
largement à leur concepteur5, car leur physionomie, d'ailleurs
3. Voir «How buildings mean», N. Goodman, C.Z. Elgin, Reconceptions in Philosophy
and other Arts and Sciences, Londres, Routledge, 1988, p. 32-33.
4. Ibid, p. 32.
5. Voir Maurice Lagueux, «Nelson Goodman et l'architecture», Cahierdu département
de philosophie de l'Université de Montréal, n° 92-04 (1992).
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en continuel changement, dépend largement de multiples interventions qui, tout au long de leur histoire, émanent de différents
secteurs de la société. Pour toutes ces raisons, ils acquièrent un
type d'identité et, partant, d'autonomie qu'on ne saurait attribuer aux simples outils et, de ce fait, il y a un sens supplémentaire à dire qu'ils ont une histoire et une vie comparables à celles
des êtres humains.
Mais en outre, dans la mesure où elles sont d'authentiques
oeuvres d'art, les oeuvres architecturales se chargent d'une
teneur symbolique qui suffirait à leur conférer une personnalité
propre. De ce fait, on est en droit de leur prêter divers caractères
positifs ou négatifs qui sont normalement réservés aux êtres
vivants; s'il faut en croire, en effet, les critiques d'architecture,
certains bâtiments sont nerveux et agressifs, d'autres prétentieux, fiers et même arrogants; d'autres encore sont plutôt
effacés ou impassibles, quand ils n'ont pas l'air un peu penauds, d'autres enfin savent «tenir leur rang» tout en respectant
un entourage avec lequel ils peuvent même entretenir une sorte
de dialogue.
Aussi fortement personnalisés, tout en étant bien définis par
leur fonction, les bâtiments sont dotés d'une robuste identité.
Mais, puisque la notion d'identité personnelle soulève l'un des
problèmes philosophiques les plus embarrassants qui soient,
on ne s'étonnera pas de retrouver les traces de ce problème au
moment où il est question de l'identité des bâtiments. À première vue, dire qu'un bâtiment a vécu et qu'il est mort, c'est dire
que les matériaux qui le constituaient ne font plus partie d'un
tout possédant une identité que le bâtiment possédait bel et
bien tant qu'il «vivait». Or, certains bâtiments conservent une
indiscutable identité tout au long des siècles malgré les changements souvent considérables qui les affectent—après tout,
les vivants aussi changent considérablement sans perdre leur
identité —, mais il y a d'autres oeuvres architecturales dont le
destin est plus troublant. Même chez les vivants, la mort est
parfois difficile à établir : chez les organismes supérieurs comme
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les humains, on connaît le problème des critères de la mort
(mort végétative, mort cérébrale, etc.); mais, chez les plantes et
chez les organismes inférieurs, comme les vers, dont l'identité
est plus difficile à définir, la notion de mort d'un individu se fait
beaucoup plus fuyante. À quel moment faut-il parler de mort à
leur propos? Or, ces critères sont encore plus difficiles à établir
dans le cas de la mort (métaphorique) des bâtiments. Restaurés, rénovés, recyclés, ils cessent un peu d'être eux-mêmes.
Sur d'antiques fondations, de nombreuses maisons ont connu
une histoire qui leur a conféré à chaque époque une sorte de
vitalité nouvelle6. Et pourtant la plupart des bâtiments, comme
le Louvre ou les grandes cathédrales gothiques, ont été profondément modifiés à toutes les époques sans qu'il puisse être
question de leur attribuer chaque fois une identité nouvelle.
De fait, rares sont les oeuvres d'art qui peuvent supporter
autant d'altérations que les oeuvres architecturales sans que
leur identité ne s'en trouve sérieusement affectée pour autant.
Les tableaux aussi ont une histoire, mais on voit mal comment
ce problème se poserait, au même titre dans leur cas; sans
doute souffrent-ils des altérations du temps et sont-ils parfois
victimes de vandalisme, sans toutefois être l'objet de constantes retouches de la part de leurs possesseurs. Dans le cas de
l'architecture, par contre, ces interventions répétées au cours
de l'histoire de l'oeuvre n'ont rien d'exceptionnel. Le fait que le
bâtiment ait été construit en vue de remplir une fonction invite,
dès qu'il ne peut plus remplir convenablement cette fonction, à
le recycler de manière à ce que sa carrière se poursuive de
façon quelque peu différente. Il est vrai que, comme le soutenait
encore Nelson Goodman7, l'identité de l'oeuvre architecturale
6. L'économiste Kenneth Boulding, dans un ouvrage où il entend rapprocher évolution
socio-économique et évolution biologique, n'hésite pas à reconnaître qu'alors que
les espèces biologiques poursuivent leur croissance après leur naissance, il n'en
va pas de môme des artefacts (qu'il appelle «espèces sociales»), lesquels
commencent à se détériorer à peine «nés», quoique, ajoute-t-il aussitôt, « there are
some possible exceptions to this rule—houses receive additions [...]». Evolutionary Economics, Beverly Hills, Sage Publications, 1981, p. 26.
7. Languages of Art, Indianapolis, Hackett Publishing, 1976, p. 218-221.
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tient largement à ce qu'elle est présumée respecter fidèlement
le plan qui la définit. Toutefois, le fait que, contrairement aux
autres oeuvres d'art, l'oeuvre architecturale soit à peu près
inéluctablement associée à un site particulier qui contribue tout
autant que son plan à lui conférer une identité propre, permet de
prendre passablement de libertés par rapport à ce plan sans
que l'identité du bâtiment en soit sérieusement affectée8. Rares
sont les cathédrales médiévales qui respectent fidèlement un
plan quelconque et pourtant le site physique et symbolique
qu'elles ont contribué à définir a contribué à son tour à leur
conférer une identité qui a su résister à toutes les transformations que l'histoire leur a fait subir. Or, une identité qui se
maintient ainsi à travers et malgré autant d'altérations rend
passablement difficile la définition de la mort. S'il existe une
sorte de bionique des monuments qui permet de remplacer par
des substituts leurs parties les plus essentielles, on peut même
espérer pouvoir ranimer les morts, fût-ce en recourant à
l'anastylose qui consiste à réinsérer les restes de ces monuments dans un support moderne qui, du fait qu'il s'affiche
comme prothèse, ne peut être confondu avec ce qui est
authentique. À Delphes, le Trésor des Athéniens et la Tholos du
sanctuaire d'Athéna, une fois reconstitués ainsi à partir de leurs
restes respectifs, vivent une seconde vie, différente de la
première, au point où l'on peut se demander, dans de tels cas,
s'il ne faut pas parler de nouvelle identité.
L'architecture organique
Il s'en faudrait de peu, on le voit, pour qu'on aille jusqu'à
prêter une sorte de sensibilité à ces êtres au sein desquels se
développe l'essentiel d'une vie sociale qu'ils rendent possible et
qui sont chargés de valeurs symboliques susceptibles d'éveiller
de multiples échos dans les diverses dimensions de notre vie
culturelle. On ne s'étonnera pas dans ce contexte de ce que non
seulement on ait parlé de vie et de mort des oeuvres
architecturales, mais que divers architectes et théoriciens de
8. Voir Lagueux, «Nelson...», p. 14-20.
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l'architecture aient cherché à caractériser la bonne architecture
comme architecture «organique». D'importants architectes dont
Louis Sullivan et surtout Frank Lloyd Wright9 aux États-Unis et,
à certains égards, Viollet-le-Duc en France, se sont faits les
champions, à des degrés divers, de cette approche organiciste
de l'architecture. Les oeuvres architecturales valables seraient
des organismes qui, en un sens, émergeraient spontanément
d'un milieu naturel. Aux yeux des partisans de l'architecture
organique, elles appartiendraient ainsi au monde «vivant». Plus
précisément, elles appartiendraient à une sorte de règne végétal puisque, bien entendu, le caractère foncièrement sédentaire
des oeuvres architecturales saurait d'autant moins être remis
en question que, dans les rares cas où un bâtiment change de
site, il est littéralement transplanté sans vraiment se mouvoir.
Toutefois, dans un ouvrage qu'il consacrait à l'architecture
organique, un eminent critique de l'architecture, Bruno Zevi,
mettait en garde contre une interprétation trop naturaliste et trop
littérale de cette métaphore10. Pour Zevi, dire que l'architecture
doit être organique n'est pas dire qu'un bâtiment doit ressembler
à une plante; aussi, n'hésite-t-il pas à condamner comme
exécrable l'usage abusif, à ses yeux, que l'Art Nouveau a fait de
motifs décoratifs d'inspiration végétale11. Dans cette perspective, l'organicité de l'architecture tiendrait plutôt à ceci que son
déploiement serait, en quelque sorte, guidé par une sorte de loi
interne qui définirait sa structure de l'intérieur. Une telle façon
de s'exprimer traduit bien une intuition profonde, qui peut être
associée à celle qui soutient les divers modes de pensée
vitaliste et holiste pour lesquels une réalité doit être comprise
comme une totalité indécomposable. On connaît cependant les
difficultés propres à ce mode de penser qui, en un sens, se voit
9. Voir An Organic Architecture, The Architecture of Democracy, Londres, The Sir
George Watson Chair Lectures of the Sulgrave Manor Board for 1939,1939. Les
passages pertinents de Sullivan et de Viollet-le-Duc sont relativement dispersés et
cette thématique n'est pas évoquée par le titre d'un de leurs ouvrages.
10. «Meaning and scope of the term organic in reference to architecture», Towards and
Organic Architecture, Londres, Faber& Faber, 1950, p. 66-76.
11./&/</., p. 75.
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forcé de renoncer au type d'analyse qui a valu à la recherche
scientifique ses triomphes les plus retentissants. Ce n'est pas
ici la place de poursuivre plus avant la discussion de cette
question, mais il est intéressant d'observer que l'analyse
architecturale n'échappe pas aux dilemmes du vitalisme qui ont
longtemps tourmenté les théoriciens de la biologie ni à ceux de
Pholisme qui continuent de diviser les théoriciens des sciences
sociales. Le cas de l'organicisme en architecture n'est certes
pas réductible à ces derniers, du fait qu'on a affaire à des
oeuvres planifiées et construites par des êtres humains, mais je
pense que l'analyse du double statut des oeuvres architecturales,
qui sont à la fois des oeuvres esthétiques et des produits
industriels, pourrait contribuer à rendre compte de cette
propension des théoriciens de l'architecture à les appréhender
comme des organismes. Dire, en effet, que ces oeuvres sont
des organismes, n'est-ce pas dire qu'elles sont, en quelque
sorte, régies par une loi déterminée par la fonction qu'elles
remplissent en tant qu'objets utilitaires, tout en demeurant
dotées de l'autonomie organique et quasi personnelle qui sied
aux oeuvres d'art authentiques?
Architecture et évolution
Jusqu'ici, je ne me suis penché que sur les oeuvres
architecturales en tant qu'oeuvres individuelles. Or, ces bâtiments dont le développement individuel est spontanément
perçu comme une ontogenèse se rattachent naturellement à
des espèces dont il peut être intéressant d'étudier l'évolution
phylogénétique ne serait-ce que pour mieux en comprendre le
mécanisme. Pourquoi faudrait-il toujours traiter comme s'il
s'agissait d'oeuvres isolées des bâtiments qui manifestement
appartiennent à des familles12? Ces familles plus ou moins
larges se rattachent à des genres ou, si l'on préfère, à des
12. Sur un ton quelque peu amusé, on pourrait même faire observer que les cas de
naissance de jumeaux identiques sont môme assez fréquents : qu'on pense aux
deux églises de la Piazza del Popolo à Rome, aux deux parallélépipèdes du World
Trade Center à New York, aux deux tours cylindriques de Marina City à Chicago,
aux tours jumelles de la Place des Trois Pouvoirs à Brasilia ou aux gratte-ciel
jumeaux de Villeurbanne dans l'agglomération lyonnaise.
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styles, de telle sorte qu'on a pu s'interroger sur l'évolution de ces
styles un peu comme on s'est interrogé sur l'évolution des
espèces et des genres biologiques. Les historiens de l'architecture, en tout cas, hésitent rarement à tirer ce parti des métaphores biologiques. Ils soulignent volontiers qu'un édifice s'apparente à un autre et, plus systématiquement encore, que tel trait
(structurel, fonctionnel, formel ou ornemental) d'un bâtiment
dérive d'un trait repéré dans un bâtiment antérieur. Les filiations
et les lignages sont souvent invoqués pour expliquer le développement de séquences divergentes et plus ou moins continues
de bâtiments où certains traits s'amplifient ou se raffinent de
génération en génération. Certaines branches mal adaptées
s'éteignent rapidement, d'autres donnent lieu à un épanouissement qui perdure jusqu'à ce que s'amorce une décadence qui
débouche peu à peu sur une extinction. Ce phénomène est
évidemment compliqué par des métissages de styles dont
résultent parfois des rejetons quelque peu bâtards, mais qui
donnent, en certains cas, des résultats heureux, comme en
témoigne l'architecture de l'Attique au Ve siècle avant notre ère,
issue en quelque sorte d'un métissage des ordres dorique et
ionique. Bref, les styles associés à un type de bâtiment naissent, croissent et se développent, entrent en décadence et
finissent eux aussi par mourir.
On a utilisé un langage de ce genre pour décrire l'évolution
du temple dorique et de ses branches grecque, sicilienne et
italienne que l'on a patiemment reconstituées à l'aide des
fossiles archéologiques qui parsèment leurs aires géographiques respectives. On pourrait analyser de la même façon
révolution de l'église romane et de ses multiples branches ou
révolution de la cathédrale gothique dont l'embranchement
français directement issu de la souche mère, née en Ile-deFrance, diffère si nettement des embranchements anglais et
germanique, etc. Il est vrai que ce langage évolutionniste a été
utilisé pour rendre compte de l'évolution de bien d'autres
artefacts comme l'outillage13 et surtout la poterie qui, tout
13. G. Basalla, The Evolution of Technology, New York, Cambridge University Press,
1988.
35
comme l'architecture, relève à la fois de l'art et de l'industrie;
mais l'architecture, fonctionnellement plus variée que la poterie
et esthétiquement plus personnalisée que l'outillage, se révèle,
ici encore, tout particulièrement adaptée à accueillir cette
métaphore.
*
*
*
Reste qu'une telle métaphore a ses limites qui rassortent
encore plus nettement quand on l'étend ainsi à la phylogénèse.
D'abord, puisqu'ils n'ont de rejetons que par l'influence qu'ils
exercent, les bâtiments connaissent une évolution qui n'est pas
vraiment soumise à un mécanisme de sélection naturelle au
sens strict, puisqu'il ne s'y trouve rien d'équivalent à la transmission des gènes. Nés, en bonne part du moins, d'une planification consciente, les bâtiments ne font, tout au plus, que refléter
un processus culturel complexe dont les sociétés qui les construisent sont le véritable théâtre. C'est pourquoi, sans doute,
pas plus que celle des bâtiments eux-mêmes, la mort des styles
n'est vraiment définitive.
En effet, les sociétés se tournent parfois, avec nostalgie,
vers leurs idéaux d'antan et réactivent un style qu'on aurait cru
disparu à jamais. C'est ainsi, par exemple, que la fin du XVIIIe
siècle et la quasi-totalité du XIXe ont été dominées par la
résurgence des styles «historiques» qu'on a qualifiés de néogrec, de néo-gothique, de néo-roman, de néo-byzantin, etc.
Pourtant, ce serait une erreur de voir en l'apparition de ces
styles architecturaux une sorte de régression vers un stade
antérieur de la conscience esthétique. L'analyse architecturale
récente a redécouvert l'esthétique du XIXe siècle comme elle
avait successivement redécouvert celle de l'Antiquité classique, du gothique, du roman, du baroque et d'autres styles qui,
eux aussi, ont été méprisés à leur heure. Tout autant que
d'autres qui, à divers égards, paraissent plus originaux, les
bâtiments du XIXe siècle ont contribué à ouvrir des voies
nouvelles. S'ils vivent encore d'une vie propre qui n'est pas celle
des ancêtres qu'on leur attribue, c'est que cette vie est celle que
leur a insufflée la société remarquablement dynamique, à tant
d'égards, qui s'est exprimée en eux.
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Cet exemple, toutefois, n'a d'intérêt ici que dans la mesure
où il constitue une illustration parmi d'autres du fait que si les
bâtiments, tout comme les styles d'ailleurs, vivent d'une vie qui
semble appelée à se renouveler sans cesse, c'est que cette vie
qu'on leur prête si naturellement est forcément tributaire de
celle des sociétés dont ils encadrent l'activité. Il est vrai que les
sociétés aussi — on l'a rappelé plus haut — sont vouées à
mourir, mais leur vie, qui doit elle-même être comprise en un
sens métaphorique, n'est pas soumise à des contraintes analogues à celles qui régissent la vie des individus. Or, tout en
perpétuant un style auquel ils empruntent des caractéristiques
qui ont été peu à peu mises en place au cours d'une histoire qui
n'est pas la leur, les bâtiments se doivent de répondre aux
exigences pressantes de la société qu'ils sont destinés à servir.
Il suffit, pour s'en convaincre de penser à ces gares du XIXe
siècle, qui, derrière une imposante façade néo-classique avec
colonnes, arcs et frontons — comme celle de la gare du Nord
à Paris — ou néo-gothique avec ogives et tourelles — comme
celle de la gare Saint-Pancrace à Londres —, cachent les
structures d'acier les plus audacieuses de leur époque. En
somme, si les bâtiments individuels finissent par mourir, ils
appartiennent à des lignées stylistiques qui leur survivent, tout
en se voyant réinterprétées par les sociétés qui, chaque fois,
insufflent à des bâtiments nouveaux une vie nouvelle. Et tant
que les sociétés humaines seront engagées dans cette aventure esthétique qui est indissociable de leurs visées les plus
pragmatiques, il semble bien qu'elles continueront ainsi à
insuffler une sorte de vie aux bâtiments qui permettent à leurs
membres de transformer en une expression de leurs convictions et de leurs valeurs l'espace même qu'ils habitent et où ils
vaquent aux occupations les plus diverses, c'est-à-dire où ils
expérimentent eux-mêmes — et de manière nullement
métaphorique — l'aventure de la vie, du vieillissement et de la
mort.
Maurice Lagueux
Université de Montréal
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