Le Sadoscope
Supplément au n°95
Novembre - décembre 1998
Sur la piste des loups...
Que de chemin les loups n'ont-ils parcouru et n'en ont-ils fait parcourir depuis la journée d'information
tenue à Die le 11 décembre 1997 (cf. le supplément au n° 90 du Sadoscope) où éleveurs et
naturalistes croisèrent leurs discours, dans l’émotion et la surprise de se retrouver face à face, tandis
que l’Administration, la Chasse et la Forêt s’y taisaient.
Depuis, la confrontation s'est élargie. Le 15 juin dernier, un Comité consultatif national sur le loup
s'installe dans une première réunion à laquelle participe, représentant officiellement l’Inra, Jacques
Rémy, notre collègue de l’Unité Stepe. La Fnsea, le Cnja et la Fédération Nationale Ovine ayant quitté
la salle en cours de route, l’Association nationale des élus de la montagne décide de réunir les
organisations agricoles et forestières à l’Assemblée nationale le 7 juillet. Avec l’Union nationale des
fédérations départementales de chasseurs, ces organisations publient le 9 septembre une déclaration
commune intitulée : “ Le pastoralisme n’est pas compatible avec le loup ”, et demandent un
élargissement du Comité consultatif aux secteurs forestier et touristique. Le 15 octobre, jour de la
“ manifestation antiprédateurs ” organisée à Lyon à l'initiative de la Fnsea, du Cnja et de la Fno, le
Ministère de l'agriculture et le Ministère de l'environnement nomment un “ Monsieur Loup ”, Pierre
Bracque, Inspecteur général de l’agriculture, devant remettre un rapport le 15 janvier prochain.
Silencieux jusque là, le “ Chasseur français ” fait la une de sa livraison de novembre avec un portrait
du loup : “ Bientôt partout ? ”. Il y est indiqué que la prédation par le loup est à même de réduire “ les
200 millions de francs annuels que les sociétés de chasse payent pour rembourser les dégâts de
certains ongulés ”. De leur côté, Michel Meuret et Jean-Paul Chabert alimentent le débat via un
réseau de presse agricole rhône-alpin en rétorquant à des propos tenus par des responsables
d’instances naturalistes par une position intitulée : “ Retour du loup : ses protecteurs sont des
éleveurs ! ”. Ils soutiennent que le désir affiché d’accueillir une trentaine de meutes dans le pays est
similaire à un projet d’installation en élevage. Les “ éleveurs ” de loups doivent ainsi prendre leurs
responsabilités en se soumettant aux règles en vigueur (recensement de cheptel, contrôle d’origine
génétique, surveillance sanitaire, assurance des disponibilités alimentaires).
Afin de pouvoir mieux apprécier la charge aussi bien théorique qu'émotionnelle de ce “ problème
d’environnement ”, nous vous proposons à présent une sorte de Courrier des lecteurs, faisant état des
lettres reçues depuis la parution du Sadoscope n° 90. Nous le complétons par un papier à paraître où
Christian Deverre, ne voulant pas se laisser prendre par le loup, appelle à briser les barrières
inlassablement reconstruites entre mondes naturel et humain et à considérer la dynamique de leur
ensemble comme relevant de choix et d’activités sociales.
Dernière minute…
Au pays même de la Convention de Berne, dans le
canton suisse du Valais, les chasseurs viennent de
tuer un jeune loup lors d'une battue aux renards...
1
Clément Gaubert - Fédération départementale ovine (Fdo) de la Drôme,
Responsable Environnement
Co-organisateur de la Journée régionale d'information tenue à Die le 11 décembre 1998. Droit de
réponse demandé en août 1998 à M. Meuret, J-P. Chabert et C. Deverre (Inra-Sad Avignon)
J
e vous remercie pour l'envoi de votre article
intitulé “ Entre brebis et loups... ”. Je tiens
néanmoins ici à user du droit de réponse afin
de vous faire part de deux rugosités, qui
méritent un petit coup de papier de verre :
D'abord, mon “ ... opposition déterminée à un
prédateur qui ... ” (page 2, paragraphe 2, ligne 8)
et, phrase suivante “ ... combien le parti anti-loup
était dominant... ”. “ Opposants au loup, groupes de
pression anti-loup ”, sont des expressions très
utilisées en ce moment, et malheureusement
dépourvues de toute nuance. S'il existe bien des
opposants systématiques à “ la bête ”, l'éleveur,
animalier par vocation et de formation, n'est
pas forcément de ceux-là. Ce qui ne
l'empêchera pas d'être déterminé à tout faire
pour ne pas être atteint en plein coeur dans ce
qui est sa raison d'exister. Entendez par là :
aller jusqu'à demander l'enlèvement des loups,
puisqu'aucune autre solution satisfaisante
n'existe à l'heure actuelle. Je confirme ici ce que
je vous ai déjà dit de vive voix : je revendique le
droit de continuer à pratiquer mon métier en
toute quiétude, et je vendrai mon troupeau dès
la première attaque, car la situation induite par
les loups n'a plus grand chose à voir avec une
vie de berger.
le dos des simples citoyens que nous sommes.
Mais il est difficile d'imaginer les femmes et les
hommes, avec qui nous collaborons sur le
théâtre de nos activités, observant du haut de
leur science leurs partenaires d'hier se débattre
dans un combat douteux, et être touchés dans
le fondement même de leur existence, tout cela
au nom de la “ nécessaire adaptation du
pastoralisme au loup ” édictée par Madame
Gutt, avec la bénédiction du Ministère de
l'Agriculture. Cet horrible doute est conforté
par l'attitude du représentant de l'INRA
[Jacques Rémy - NDLR] au Comité National de
“ Concertation ”, tenu le 15 juin dernier. Car,
admettre, comme il l'a fait, un zonage du pays,
c'est déjà prendre parti, et c'est ne pas vouloir
se poser d'abord les questions essentielles :
- l'utilité des loups dans notre environnement,
leur nécessité ; - l'incongruité patente de cet
animal dans un contexte pastoral qui a évolué
en fonction de son absence ; - les conséquences
catastrophiques sur l'écosystème (voir compterendu du Comité Scientifique du Parc du
Mercantour du 11 juin dernier) ; - la mauvaise
foi évidente des pouvoirs publics, qui ont
permis à l'intégrisme “ naturaliste ” de prendre
la vie pastorale en otage.
Mes camarades syndiqués et moi-même
passerons sur l'allusion au problème transhumants-sédentaires-brucellose (dans la même
phrase) -monté parfois en épingle par certains
folkloristes- et qui tend aujourd'hui à tomber
dans le domaine du souvenir pour devenir une
situation au cas par cas, pouvant concerner les
départements d'accueil et de départ des
transhumants, et éventuellement opposer
moutons et vaches laitières. Nous reconnaissons cependant que l'arrivée des loups a
atténué les sensibilités du passé. Ces détails
n'ont pas grande importance. Par contre, le “ ...
débat (...) sans lequel il ne saurait y avoir émergence
de techniques et de pratiques nouvelles adaptées à
un espace en déprise, hétérogène et multifonctionnel,
pour l'agri-environnement ” (bas de page 2) nous
plonge dans un abîme de perplexité. Certains
chercheurs de l'INRA auraient-ils, eux aussi,
trouvé
dans
la
confrontation
loupspastoralisme un gisement de recherche ? Il est
vrai que les scientifiques font parfois froid dans
Nous en sommes, pour notre part, encore à
nous poser ces questions, et nous sommes
persuadés que rien ne pourra évoluer tant que
ces points n'auront pas été éclaircis ou remis en
question.
Enfin, puisque vous demandez de l'aide dans
votre phrase de conclusion, nous vous
suggérons, comme piste de travail sur la
déprise des espaces pastoraux, d'aller observer
ce qui se passe dans les pays de l'Est, où les
loups semblent constituer un facteur déterminant d'irréversibilité dans la désertification
de villages entiers, ainsi qu'en Espagne, où
l'activité ovine a disparu de certaines zones et
où les loups sont abondants. Cette démarche
serait parfaitement en phase avec la vocation de
l'INRA en général et du SAD en particulier, car
plus que jamais nous paraît important le "A" de
INRA, outil de recherche au service de
l'agriculture et, pour ce qui est de l'ordre du
jour, de l'élevage.
2
Raphaël Larrère - Sociologue Inra-Esr, Unité Stepe, Ivry-sur-Seine
Extraits de la lettre qui nous fut adressée en mars 1998
C
interrogée ; par contre les points de vue des
protecteurs des loups ne sont ni interrogés ni
pris au sérieux.
hers amis,
Bravo pour l'organisation de cette
journée ! l...m Ce que vous en dites me fait
regretter de n'avoir pu y assister avec mes
grandes oreilles, un magnéto et quelques grilles
de lecture. Pourtant le compte-rendu que vous
en faites me met mal à l'aise, et je voudrais vous
expliquer pourquoi.
2 - Pour préciser mon propre point de vue,
autant dire que je n'ai aucune sympathie
particulière pour le loup, que je ne vois pas ce
que son “ retour ” peut avoir d'enthousiasmant,
et que les protecteurs des “ grands prédateurs ”
(que j'ai côtoyés au sujet de l'ours) m'indisposent. Je suis convaincu qu'il nous faut
analyser les composantes mythiques de leurs
prétendus discours scientifiques. Et l'on saisit
assez bien comment la protection des loups
(ours ou lynx) est un point de vue social situé.
Mais je revendique que soit appliquée une
démarche parallèle (ou symétrique, selon
Latour) pour interpréter l'attitude et les
discours des éleveurs. Certes, ils protestent
contre des dégâts bien réels ; on sait aussi que
le “ retour ” du loup symbolise à leurs yeux la
déprise et tout ce qui s'en suit. Mais, si la
“ pensée sauvage ” est présente dans le
discours des éthologues, écologues, écologistes
et autres protecteurs, nous devons admettre
qu'elle n'est pas non plus étrangère aux
discours, et aux attitudes des éleveurs.
1 - Pas besoin d'être grand clerc pour saisir de
quel côté penche, sinon votre esprit, du moins
votre coeur. Les “ témoignages poignants ” des
éleveurs hostiles au loup contrastent avec le
froid discours des scientifiques et le ridicule du
président de FNE : c'est un morceau d'anthologie. Les données “ scientifiques ” explicitées
sont celles qui confirment que le loup est un
“ nuisible ” et que les éleveurs ne fantasment
pas. Seul le caractère “ exotique ” de l'exposé de
Sophie Bobbé est évoqué. Au vu de sa thèse, je
pense qu'elle a dû expliquer que l'hostilité aux
loups relève autant de l'imaginaire social que
des dégâts réels qu'ils occasionnent. Vous ne
traitez pas les camps (hétérogènes) en présence
avec le même soin : dans votre compte-rendu,
la souffrance des éleveurs (je ne nie pas qu'il y
ait souffrance) est prise au sérieux (ce qui est
parfaitement légitime), mais elle n'est pas
3
éleveurs. l...m Compte tenu de l'origine sociale
dominante des protecteurs du loup, cette
valorisation du sauvage et cette misanthropie
prennent la forme d'une défense du noble
prédateur (souvenez-vous du livre intitulé :
“ Le retour des seigneurs ”) contre la cupidité
des vilains, c'est-à-dire des “ pecs ”. Et c'est
sans doute aussi à ce mépris affiché que
réagissent les éleveurs.
A ce sujet, justement, je me pose une question :
pourquoi les éleveurs ne protestent-ils jamais,
ou quasiment jamais, contre les chiens errants ?
Ne peuvent-ils pas symboliser l'ensauvagement ? Ne passent-ils pas la frontière entre le
sauvage et le domestique comme les loupsgarous des fables ? Les ravages qu'ils occasionnent, ne sont-ils pas sans commune mesure, par
leur ampleur, avec ceux qu'ont pu faire les
quelques spécimens de loups, d'ours ou de
lynx. l...m Pourquoi l'occultation du risque le
plus fort et une mise en scène dramatisée du
plus faible ?
Les éleveurs :
l...m Trois remarques préliminaires, avant
d'énoncer mon hypothèse complémentaire.
- S'il est une tradition paysanne, et une
tradition bien ancrée, c'est celle de se poser en
victime. Non seulement la terre est toujours
trop basse et le temps pas bien fameux, mais la
récolte est insuffisante (ou trop abondante) et
tout est fait pour écraser le pauvre paysan : la
politique agricole, l'Europe, le GATT, les
impôts, le tourisme, les fonctionnaires, l'Inra,
les socialos, les écolos, que sais-je encore... Le
retour du loup est une occasion à ne pas
manquer
d'actualiser
ce
discours
de
victimisation. Après tout, ce peut être une
situation quasiment confortable que d'être une
victime : ça fait taire les contradicteurs et ça
justifie toutes sortes de primes (faisant jouer la
solidarité).
3 - l...m Devant cette histoire d'éleveurs lycophobes et d'écolos lycophiles, j'aurais tendance
à me demander : pourquoi tant de passion de
part et d'autre ? Pourquoi ces gesticulations
véhémentes des partisans de la cause du loup ?
Pourquoi tout ce cinoche de la part de ceux qui
veulent le bouter hors de l'hexagone ? J'imagine
assez bien ce que Sophie Bobbé a dû dire à ce
sujet. Mais je voudrais soumettre à votre
critique quelques hypothèses complémentaires.
Oh ! des hypothèses “ du bout des doigts... ”.
Les protecteurs :
On peut analyser l'étroite imbrication de
croyances et de connaissances dans leurs
discours (Sophie Bobbé l'a fait dans sa thèse,
mais il conviendrait d'affiner en distinguant les
différents maillons du réseau des protecteurs :
scientifiques, militants écologistes, militants
zoophiles, gestionnaires, etc.). Mais on doit
aussi remarquer que cette imbrication
s'exprime dans un discours scientiste. Et ce
discours est arrimé à une discipline : l'écologie
(avec des éléments d'éthologie). Or la plupart
des militants demeurent prisonniers d'une
conception de l'écologie (que je crois obsolète)
focalisée sur les équilibres naturels. Dans cette
écologie, l'homme est le grand perturbateur, le
grand déstabilisateur de la nature. C'est
pourquoi cette écologie (celle que je qualifie de
synthèse odumienne) est cohérente avec la
conception moderne qui pose l'extériorité de
l'homme et de la nature. Sa traduction militante
se contente d'en inverser les valeurs : elle
oppose à l'humanisme un naturalisme aux forts
relents misanthropiques. Cette conception
conduit aussi à voir dans la déprise agricole - et
dans le retour des grands prédateurs qui en
découle - la restauration d'une harmonie
naturelle
que
les
hommes
avaient
malencontreusement détruite. En ce sens
éleveurs et protecteurs ont un point de vue
commun : le loup symbolise l'ensauvagement
des campagnes. C'est en cela qu'il est désiré par
les écolos, c'est pour cela qu'il est honni par les
- J'admets que “ l'oeil du paysan voit juste ”.
Mais que voit-il au juste ? Quelle est
l'adéquation entre ce qu'il voit et la façon dont
il l'exprime ? La rhétorique de la dénonciation
des malheurs qui l'accablent n'introduit-elle pas
une distorsion entre ce que voit l'oeil du paysan
et ce qu'il dit voir ? (...) A quoi peuvent donc
servir les anthropologues et les sociologues s'ils
n'interprètent pas le regard et la parole des
éleveurs ?
- Dans ce que j'ai pu entendre de ce que disent
les éleveurs au sujet du loup (au travers de la
presse, mais je sais que la presse sélectionne), il
semble y avoir actualisation d'un autre discours
traditionnel, plutôt rural que paysan. C'est cette
façon d'opposer les “ gens du lieu ” aux “ gens
d'ailleurs ”, les autochtones aux “ étrangers ”
(voir ce que j'en ai dit avec Martin de la
Soudière). Or le loup, c'est l'étranger. Il a passé
clandestinement la frontière, et certains
prétendent même qu'il nous vient des Balkans
ravagés par la guerre. l...m
Venons-en maintenant au vif du sujet.
Si l'on prend au sérieux l'hypothèse
(anthropologique) de l'intégration des animaux
d'élevage dans la communauté domestique, et
donc l'existence implicite d'un contrat de
4
qui a pris le “ goût du sang ” est peut-être celui
de l'éleveur lui-même). Focaliser la protestation
sur le loup, réduire le geste de protection du
bétail à l'éviction de cet animal sauvage et de
cet intrus, est peut-être une manière de se
disculper des concessions que l'éthique
professionnelle a dû consentir à l'esprit du
temps, c'est-à-dire à l'économie. Les éleveurs
seraient d'autant plus véhéments dans leur
dénonciation du loup (animal qu'ils ont de
bonnes raisons de ne pas trouver sympathique)
qu'ils savent plus ou moins clairement qu'ils
ont failli à leur devoir d'éleveurs en livrant
leurs troupeaux sans défense aux prédations
nocturnes des chiens errants (qui quand ils
n'errent pas sont de sympathiques animaux de
compagnie).
domestication, les éleveurs ont non seulement
le droit, mais le devoir de protéger leurs bêtes
contre les prédateurs. L'intégration des
animaux dans la communauté domestique est
si ancienne que ce devoir (comme celui de
prendre soin des bêtes) est inscrit dans l'éthique
professionnelle des éleveurs. Or il se trouve
que l'évolution des conduites d'élevage a incité
les éleveurs à ne plus garder leurs troupeaux.
La disparition des prédateurs les a conduits à
ne plus entretenir de mâtins. Les troupeaux ne
sont plus protégés aussi efficacement qu'ils
pouvaient l'être jadis. On le voit avec les chiens
errants. Diverses considérations font que ces
éleveurs ne protestent pas contre les carnages
dont les chiens errants sont responsables
(parmi elles il y a bien sûr le fait que le chien
Sophie Bobbé - Anthropologue, intervenante à la journée de Die
Extraits de la lettre qui nous fut adressée en mars 1998
A
entretiens connaît ces multiples discours, ces
regards qui varient selon la position
socioprofessionnelle du locuteur. Donc des
postures, des discours, des intérêts et des
logiques d'acteurs parfois difficiles à relater
notamment lorsque les enjeux sont grands.
L'arrivée des loups dans la chaîne alpine fait
croire qu'il en est de même des contes
et des rencontres l...m. Un conte-type et
ses variantes, évoluant au gré des
envies du conteur d'un côté et une rencontre et
ses comptes-rendus construits en fonction des
objectifs de leurs auteurs de l'autre. Qui a déjà
expérimenté le travail de terrain et des
5
chiens de protection a été abordée. Une autre,
tout aussi importante, a été évoquée : celle des
chiens errants. Pourquoi ne pas en faire état ?
On sait l'importance des dégâts des chiens
errants. Curieusement cet acteur est maintenu
dans l'ombre puisqu'il est sans cesse question
du loup. Or il me semble qu'il y aurait fort à
gagner en restituant le loup dans l'ensemble du
bestiaire afin de saisir la place et la pression
exercée par chacun de ces prédateurs sur le
terrain. l...m
partie de ces sujets à haute teneur affective
pour ne pas dire explosive. Il était une fois une
réunion intitulée : “ Dans un aménagement
équilibré du territoire, y a-t-il une place pour
les loups ? ”, orchestrée (avec audace et
courage) par la Fédération Départementale
Ovine de la Drôme avec le soutien remarquable
de l'Inra. La matinée est structurée autour de
deux interventions d'un écologue et d'une
anthropologue. Une salle comble regroupant
des représentants des diverses tendances de
l'écologie (notamment la FNE, le CORA et la
Frapna), des représentants du monde cynégétique (chasseurs, lieutenants de louveterie...),
des professionnels du monde pastoral et des
représentants de leurs associations, des gestionnaires, quelques politiques, et bien d'autres. l...m
Un après-midi au cours duquel des éleveurs du
Mercantour nous racontent, avec passion, leurs
expériences de cohabitation avec les loups
suscitant ainsi des échanges avec la salle et des
discussions animées.
Enfin un dernier point a également été évoqué
dont vous ne parlez pas, l'évolution des
politiques de protection et de gestion environnementales de nos voisins espagnols au regard
de la cohabitation des communautés rurales
avec les grands prédateurs et au regard de
l'expansion des loups. Cet éclairage avait le
mérite de présenter, à partir d'un exemple
précis, une gestion évolutive. Pourquoi ne pas
en rendre compte ? Il n'y avait pas que des
éleveurs dans la salle : alors à lire votre article
on aurait tendance à croire que les autres
participants ne se sont pas exprimés, ce qui ne
fut pas le cas. l...m Il ne s'agit pas de regretter ne
pas trouver mon discours sous votre plume
(puisque après concertation avec vous ce fut le
sujet de mon intervention) mais de regretter
que votre compte-rendu ne prenne pas en
compte, avec le même sérieux que le traitement
que vous faites du discours du monde des
éleveurs, les autres éclairages et positions
discutés au cours de cette journée. Je ne vous
jette nullement la pierre. Je sais combien il est
difficile de se maintenir dans une position de
bienveillante objectivité, je l'ai d'ailleurs largement expérimenté.
De toute cette matière échangée au cours de
cette réunion, les auteurs du compte-rendu
publié dans le dernier numéro du Sadoscope ne
retiennent que le point de vue des éleveurs, la
question des dégâts et des indemnisations. Or il
me semble que d'autres discours se sont fait
entendre, provenant d'autres acteurs sociaux et
relatifs à la gestion de ce groupe de loups. l...m
Intervenants qui ont tenté de parler de la
cohabitation populations humaines/loups autrement qu'en terme d'incompatibilité. On a
notamment entendu des représentants de la
Cause environnementale proposer d'engager
un travail de réflexion et de collaboration avec
ceux du milieu agro-pastoral. La question des
6
Christian Deverre - Anthropologue Inra-Sad, Unité d’Ecodéveloppement,
Avignon
Le loup (le retour) et l'agneau (le dÈpart†?)
s'ils veulent continuer à être tolérés sur des
territoires reconquis par la nature.
A
près quelques années de doutes et de
controverses sur sa possible réintroduction
volontaire, la cause paraît dorénavant
entendue : le retour du loup dans le massif
Alpin est un phénomène naturel. Le suprême
prédateur a repris tout seul sa place d'espèce
clé des écosystèmes montagnards. Son retour
et son expansion rapide témoignent de la
bonne santé retrouvée de la nature dans cette
région, et sont dans le même temps les garants
du rétablissement des équilibres entre les
composantes de cette nature. Ils assurent la
régulation
future
des
fonctionnements
écologiques.
Cette argumentation, qui renouvelle en la
renversant la barrière ontologique édifiée
depuis la Genèse entre l'homme et la nature,
soulève néanmoins un certain nombre
d'interrogations, tenant en particulier à la nature
de cette nature que l'on vise à protéger, et dont
le retour du loup serait le symbole.
La qualité retrouvée des espaces naturels dans
lesquels revient l'animal serait d'abord due à
l'allégement de la “ pression anthropique ”, à
l'amoindrissement de l'impact des activités
humaines sur ces territoires; bref, elle serait la
conséquence bénéfique de la “ désertification ”
rurale, particulièrement sensible dans les
régions montagnardes. Cependant, outre le fait
que le phénomène de dépeuplement humain a
peu à voir avec des lois naturelles et beaucoup
plus avec les transformations de la géographie
du capital et de la politique agricole, ces
“ déserts ” montagnards sont-ils vraiment l'objet
d'un abandon des attentions de la société ? Ne
sont-ils
pas
seulement
l'objet
d'une
transformation
des
ces
attentions ?
A côté des stations de ski et des chasses
privées, les Parcs Nationaux, réserves et
autres conservatoires naturels ont peu à peu
remplacé les finages et communaux villageois,
Dès lors, pour les amis du loup, les obstacles
qui freinent ce sain retour ne peuvent être que
traités comme des entraves à cette harmonie
naturelle en voie de rétablissement. Et l'hostilité
des bergers à la présence du loup, la première
et principale manifestation de son refus, ne
peut être interprétée que comme la poursuite
condamnable de la prétention humaine à
remodeler l'univers en artifices productivistes.
Les éleveurs montagnards, dont les proches
ancêtres sont d'ailleurs responsables de la
disparition temporaire de l'animal, sont
dorénavant tenus de mieux respecter les
fonctionnements écologiques et de s'y adapter
7
mais ils sont loin d'être des sanctuaires où une
nature sans hommes reprendrait seule ses
droits. La mise en défens de ces territoires à
certaines activités s'est accompagnée de
multiples interventions tout aussi humaines:
depuis les réintroductions de faune “ sauvage ”
jusqu'aux plans de “ gestion ” de celle-ci, en
passant par les suivis floristiques et
faunistiques plus ou moins systématiques, les
nombreuses réglementations régissant la
chasse, la cueillette et la fréquentation des
sites et leurs zonages correspondants, tous
légitimés par des “ listes rouges ”, directives et
conventions nationales ou internationales. La
nature qui s'est épanouie dans ces espaces
protégés correspond à un mélange complexe
entre des potentialités biologiques liées aux
facteurs du milieu et des choix que leurs
administrateurs ont fait au nom de la société,
en notre nom.
boisées, pourvu qu'elles accueillent aussi des
ongulés, et il ne souffrirait pas spécialement de
la disparition des chaînes trophiques liées aux
espaces
ouverts
que
les
troupeaux
domestiques contribuent à conserver. Mais, au
regard
des
connaissances
écologiques
actuelles en matière de biodiversité et des
inventaires internationaux des espèces et
habitats protégés, comment la préservation
d'un seul animal, certes répertorié dans la
Convention de Berne, pourrait-elle se justifier
sur ces territoires au détriment sans doute de
dizaines d'autres espèces?
Certes, peu de protecteurs du loup sont prêts à
tenir un langage aussi radical. La grande
majorité d'entre eux affirme sa volonté de
réfléchir aux conditions de la cohabitation entre
loups et troupeaux dans les espaces
montagnards. Mais leurs propositions pratiques
ne concernent que des aménagements des
seules pratiques pastorales, rétablissant ainsi
le fossé entre la vraie nature, celle sur laquelle
on ne peut intervenir sans la dénaturer - ce qui
amène à rejeter avec dégoût par exemple
l'institution de réserves à loups dans certaines
zones boisées-, et l'autre, l'anthropique, que
l'on peut manipuler à souhait. Gardiennage plus
actif, présence d'aides-bergers et de chiens de
protection, confinement des troupeaux domestiques la nuit, sont ainsi proposés pour limiter
les prélèvements des loups. Chacune de ces
“ solutions ” pose, en sus des difficultés
économiques de mise en oeuvre, de nouveaux
problèmes écologiques (dégâts possibles des
chiens au “ reste ” de la faune sauvage, érosion
des sols et pollution des eaux causées par la
concentration de ruminants confinés dans des
parcs...). Et bien sûr, la “ part du loup ”, même
réduite, n'est jamais complètement exclue. Ce
dernier élément, inéluctable dès lors que l'on se
refuse à cantonner les prédateurs, est supposé
pouvoir être réglé par le biais d'indemnisations
monétaires dont on discute si elles doivent être,
comme aujourd'hui, distribuées selon le nombre
de têtes prélevées, ou plus globalement forfaitaires, contractuelles. Et là encore, le fossé
entre nature sauvage et nature domestique est
inlassablement recreusé: la relation proieprédateur n'est pas traitée dans ce cas selon
le modèle écologique de la concentration
d'énergie sur une chaîne trophique, avec ses
régulations propres, mais sur le mode dichotomique entre l'animal naturel, qui accomplit
ses fonctions vitales, et l'animal domestique,
ravalé au rang de simple marchandise, nié en
tant qu'objet biologique, unité interchangeable
avec de la monnaie. La partition s'accentue
encore lorsque, alors que l'on affirme que
l'unité de base de la vie sociale du loup est la
meute, on nie de fait la réciprocité au troupeau
domestique en ne prenant pas en compte les
effets d'une attaque sur les ruminants témoins
Ce qui est paradoxal dans la situation actuelle,
c'est que les administrateurs des choix sociaux
de la nature se sont de manière croissante ces
dix dernières années appuyés sur les activités
pastorales pour accompagner les plans de
gestion des territoires confiés à leurs soins. Ce
sont à des éleveurs, transhumants ou locaux,
qu'ont été largement confiées les tâches de
maintenir l'ouverture de milieux favorables aux
espèces végétales et animales fragiles et
menacées par l'extension de la forêt; c'est à
eux que l'on a demandé de contribuer à
l'entretien des alpages et des mosaïques
paysagères favorables aux ongulés sauvages
comme aux grands rapaces. Au travers
d'incitations financières comme les mesures
agri-environnementales, les propriétaires de
troupeaux domestiques ont été encouragés à
reconquérir des espaces embroussaillés,
pauvres en biodiversité et menacés par les
incendies, et des bergers alimentent les
charniers qui facilitent la réintroduction des
vautours. Dans l'élaboration des futurs plans de
gestion des sites du réseau Natura 2000,
l'élevage se voit confier un rôle central dans
tout l'arc Alpin, et en général dans toutes les
zones montagnardes où l'on annonce
l'inéluctable et prochaine réapparition des
loups.
Les menaces que fait peser cette réapparition
sur la poursuite sereine des activités pastorales
encouragées au titre de la protection des
espaces naturels, ne plongent-elles pas les
naturalistes lycophiles dans le doute ? A moins,
mais c'est bien sûr impossible, que certains
d'entre eux n'établissent implicitement une
hiérarchie dans leurs préférences naturelles,
plaçant les grands prédateurs à un rang
supérieur à celui des iris nains ou des gypaètes
barbus? Le loup, animal particulièrement
adaptable à une grande variété d'habitats, peut
subsister dans des zones presque entièrement
8
survivants -blessures par bousculades, stress,
insomnies, avortements.
Faut-il lire au travers de ces quelques
remarques et interrogations un nouveau plaidoyer en faveur d'une ruralité archaïque
opposée à la réhabilitation de la nature
sauvage ? Sans doute, si l'on considère que
leur auteur n'est pas insensible à la détresse
humaine que provoque l'injonction faite à tout
un groupe professionnel, beaucoup plus
profondément attaché à ses animaux que les
marchandisateurs ne le pensent, de se plier
sans réagir aux “ lois ” d'un animal que,
naguère, toute une culture abhorrait. Mais
avant tout, mon souci est ici d'appeler à briser
les constantes barrières que l'on tend
inlassablement à reconstruire entre vraie nature
et nature anthropique. C'est au nom de cette
barrière que les plus dangereuses prédations
humaines ont pu être faites au sein de ce qui
n'était considéré que comme un réservoir de
ressources plus ou moins illimitées. Mais le
renversement complet de la perspective est
tout aussi à craindre, celui qui attribue à la
nature sauvage muette -et donc à ses porteparole humains au nom de la connaissance
révélée de ses “ lois ” et de ses impératifs- un
poids supérieur à celui des agents humains et
de leur nature domestique. Des loups, armés
d'exemplaires de la Convention de Berne et
dont le régime alimentaire estival est constitué
en majorité de brebis ou de veaux, sont-ils
vraiment plus sauvages que des herbivores
choisissant leur menu entre les dizaines
d'espèces d'herbes et d'arbustes que leur
offrent les parcours montagnards, que leurs
préférences changeantes façonnent année
après année? Le sort des uns et des autres,
comme des territoires qu'ils fréquentent, ne
peut être que de notre choix, consenti après un
débat public sans hiérarchie, et non imposé par
une quelconque destinée manifeste reposant
sur une douteuse prédominance de la nature
naturelle ou humaine. Ces deux natures sont
inextricablement mêlées et leur opposition
renouvelée ne peut que nous rendre successivement aveugles à nos responsabilités vis-àvis de leur inéluctable conjonction.
La signature n'a
pas été vérifiée.
Les photos viennent du site : http://www.wolf.org/images/.
Elles sont libres de droits.
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UPIC/SAD
Signature numérique
de UPIC/SAD
ID : cn=UPIC/SAD,
c=FR
Date : 2002.09.04
16:02:07 +02'00'