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Les écrits
Les loups de Saarloos
Christine Palmiéri
Numéro 149, avril 2017
URI : https://id.erudit.org/iderudit/85199ac
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Éditeur(s)
Les écrits de l’Académie des lettres du Québec
ISSN
1200-7935 (imprimé)
2371-3445 (numérique)
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Citer cet article
Palmiéri, C. (2017). Les loups de Saarloos. Les écrits, (149), 97–104.
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CHRISTINE PALMIÉRI
Les loups de Saarloos
— Entrez.
Hélène entre. Traverse un corridor aussi sombre que la
voix qui la guide. Poitrine battante, veines dilatées, la peur au
ventre.
— Venez.
Visage émacié, sculpté par une lueur orange, Atika sort de
l’ombre. Un cri rauque, entrecoupé de râles, sort de sa gorge.
Elle a vu les spectres jaillir des yeux d’Hélène, qui plaque ses
mains sur son visage, vacille. Le ventre, le cerveau, broyés.
Charbons ardents, trous en fusion. Souffle haletant. Elle
sombre : le blanc, le rien, le plus-rien, sur le sol sans fond.
Quelques minutes plus tard, recroquevillée dans un sofa
recouvert d’une peau de phoque, elle se réveille. Atika s’approche, une tasse de thé à la main, une concoction aux effluves
d’osha, âpre, poivrée. Une telle perte de contrôle lui arrive
rarement. Elle s’en excuse. Promet de lui venir en aide.
Elles se toisent. Détournent le regard. L’une craint de
révéler ce qui la hante, l’autre de donner à voir ce qu’elle combat :
cette chose rampante, enracinée dans ses entrailles. Le mal. Le
mal qu’un être maléfique a déchargé en elle. Elle le sait, n’a
aucun doute, même si certains évènements sont survenus il y a
longtemps. Elle le reconnaît : cet être-là lui est apparu dès son
jeune âge. Atika seule pourra l’en délivrer.
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Atika a parcouru les territoires du Nord avec le loup et l’ours
polaire, traversé les forêts qui n’en finissent pas, les lacs sans
fond, les plaines désertes, à la recherche du Grand Esprit qui
chasse les mauvaises ondes de la terre. Alliée du corbeau, sœur
du coyote, elle a marché sur les rivières gelées pour capter
l’énergie brute de l’omble et du saumon, du castor et de la
loutre, qu’engrossent les nuits de pleine lune, rouge violacée.
Atika, chamane des villes de verre et de béton, installée
dans un bungalow moderne où ses origines amérindiennes se
révèlent en quelques objets : capteurs de rêves, coiffes hérissées
de plumes, crânes de vache ornés de perles multicolores suspendus au mur du salon. Elle y accueille les esprits inquiets
en quête de soulagement. Nombreuses sont les Hélène qui se
battent avec leurs tourments. Mais rares sont les Atika, remplacées par les psys en tout genre, qui classifient, catégorisent
et anesthésient le mal-être à coup de stupéfiants et autres miraculeux traitements chimiques. Hélène le sait, rien de ce
qu’ils proposent ne peut l’aider. Elle a quitté son psy, s’est
délivrée des grilles d’analyse. Elle veut rester en éveil, résister.
Comment ? Comment expliquer ? Comment raconter à
une parfaite inconnue le récit enfoui en elle. Qu’elle n’a révélé
à personne. Pas même à sa mère, pour ne pas la tourmenter.
Encore moins à ses enfants, qu’elle protège griffes et ongles.
Surtout pas à son amant, qui ne veut voir que son sourire.
Plaire. À tous, se faire aimer, ne pas dramatiser, ne rien
bouleverser. Comment, quand on est possédée ?...
Elle s’est créé une vie d’enfer, entre privation, punition
et culpabilité. Le moment est venu. Il faut qu’elle parle, mais
elle ne sait par où commencer. Y aller de façon chronologique ?
Les loups de Saarloos
Guidée par les émotions ? Par ce qui tourmente le plus ? Peu
importe, il faut empêcher d’autres crises, d’autres drames.
Assises face à face, devant la table ronde, la table-terre,
la table-lune, la table-soleil où tournoient les esprits, Atika
prend les mains d’Hélène, plonge son regard dans ses paumes
aux lignes bien tracées, dont la très longue ligne de vie interrompue à trois endroits…
— Que vous est-il arrivé dans la petite enfance, à la
vingtaine, dans la trentaine ?
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Des flashs l’assaillent : l’insolation, le coma, les marabouts et
les tentatives de sorcellerie, les œufs en ébullition dans une
assiette remplie d’eau de mer posée sur sa tête, les ablutions
hystériques prodiguées autour d’elle et la mort chassée, brûlée
vive dans les braises du foyer où éclate le gros sel qu’on y a
jeté.
Un autre flash : au galop sur son cheval elle est prise de
panique devant les ombres de la forêt, la crinière de la bête
emmêlée à ses mèches de cheveux, des fils d’araignée, des poils
de chauve-souris… Puis le ravin. La chute fatale dans le
ruisseau, le séjour en clinique. Jambe, pied, tête… plâtrés.
Enfin, l’ultime cérémonie. L’extrême-onction administrée par le prêtre aux soins palliatifs, où elle attend, résignée,
sereine, la fin imminente d’une courte vie que l’hépatite B
essaye de lui enlever. Mais le miracle survient, prolonge une
fois de plus sa ligne de vie… sous un hululement de chouette
qui ne la quittera plus.
Atika dit que cette ligne brisée qui reprend chaque fois
ne sera plus jamais interrompue : pas de mort subite, pas avant
un âge avancé.
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— Je vois quelque chose : une ombre confuse… qui bouge.
Quelle est cette silhouette ? Que fait-elle là, à rôder ?
Hélène ferme les yeux, hésite un instant… puis pousse un cri :
— C’est lui, lui qui a tué mon mari… Je veux dire : qui
a tué ma mère.
Dans son effroi, les mots que sa mère a prononcés quelques minutes avant sa mort se mêlent aux pensées qui l’accablent quand elle entrevoit cette ombre dans la brume du
temps.
— C’est lui, je l’ai vu… les épingles, il en a mis partout
sur la photo, sur la poupée de chiffon, sur son cœur, sur son
front ! Et les freins ! les freins, il les a trafiqués ! Arrêtez-le, je
vous en prie ! Il l’a tué, il l’a tué.
Une vision la terrasse : le taxi, une Ford noire, fonçant
vers la voiture de son père sur une route de campagne entre
Bouznika et Tit Milil. Neuf morts : une famille entière qui
allait enterrer illégalement un enfant mort-né dans un village
voisin, le père d’Hélène et deux de ses employés qui rentraient
à la maison. Du sang partout. Un croisement de vies dans la
mort. À ce lieu précis, au milieu de nulle part. Une famille
qui cache le cadavre d’un enfant. Un homme dont la mort a
été annoncée par une voyante quatre ans auparavant, cet
homme, son père, frappé par le mauvais sort que lui a jeté un
amoureux fou de sa femme. Ses employés, dont la survie
dépendait de lui, condamnés par le destin à mourir ce jour-là.
Tous broyés en un même instant. Un moment de distraction.
Le chauffeur de taxi sous-estimant la distance nécessaire pour
doubler le car devant lui. Le père d’Hélène réglant la
syntonisation de la radio afin de capter les nouvelles du jour
en ne se doutant pas qu’il ferait quelques heures plus tard les
manchettes du bulletin du soir.
Les loups de Saarloos
Une boule d’émotions noue la gorge d’Hélène. Elle
revoit ces âmes sacrifiées pour qu’elles puissent accompagner
celle de l’enfant, entend les prédictions de la voisine, les
paroles de sa mère devant l’ombre qui la terrifie, elle ressent
le désir qu’elle a déjà eu d’éliminer son père. Comprendre la
tragédie. La thèse de l’accident s’évanouit à mesure que sa
culpabilité grandit.
Tornade dans sa vie : les évènements se bousculent. Son
désir de se libérer du joug d’un père qu’elle jugeait autoritaire
renforce son sentiment de culpabilité… Elle prend conscience
des mauvais esprits qui rôdent autour d’elle.
Elle doit payer. Chasser ses démons, qui toujours reviennent. Cette ombre sous ses yeux, qui tourne autour du lit
de sa mère quand elle pousse son dernier soupir. Cette ombre
qui a maudit toute sa famille, pour la posséder corps et âme.
Cette ombre qui a fini par tuer sa mère à petit feu, quinze ans
après la mort de son père. Cette ombre de suicidé qui tournoie
au bout d’une corde… après une nuit de beuverie où il aura
tenté en vain de combler le vide de sa vie, que seule la mort
pouvait remplir…
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Atika sait. Atika voit. Elle fait brûler une herbe sauvage
cueillie dans la forêt où l’ours noir aime aller se rassasier. La
fumée s’élève en une épaisse colonne bleue. Hélène, les yeux
fermés, balance la tête de gauche à droite, les épaules, le buste
au complet, dans une sorte de transe qui s’amplifie. Elle
n’aurait pas dû le laisser commettre ce geste fatal, se répètet-elle. Elle aurait dû passer à l’acte, comme elle l’a imaginé
tant de fois. Elle aurait dû le tuer, se débarrasser du même
coup des esprits malins qui la rongent encore.
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Atika aperçoit dans ses yeux une drôle de lueur. De la
sueur brille sur son front, un filet de bave coule de ses lèvres
et sur ses bras se dessinent des signes étranges, des mots bizarres, son corps se couvre de tatouages… c’est alors que deux
chiens-loups se précipitent sur elle, lui lèchent le visage, les
membres, effacent une à une les inscriptions maléfiques à
grands coups de langue.
— Suffit, crie Atika.
Waban et Yepa s’éloignent d’Hélène, à demi inconsciente.
Ils titubent sur le linoléum en poussant des geignements sourds,
puis ils vomissent une bile jaunâtre, se roulent dedans, imbibent leur fourrure grise de ces humeurs visqueuses…
Atika verse sur eux un seau d’eau tiède parfumée à la
viorne pour les purifier. Les deux chiens se dressent sur leurs
pattes, le dos rond et la queue basse ; ils s’assoient comme
des sphinx devant Hélène. Lui lèchent les pieds et, levant la
tête, ils se mettent à hurler. Pétrifiée, Hélène perd à nouveau
conscience. Quand elle revient à elle, Atika fredonne des
chants de gorge, qu’elle tient de ses ancêtres.
— Ça va être long. Long et difficile. Nous chasserons
l’esprit qui ronge vos entrailles, dévore votre cœur, empoisonne
votre âme. Il faut brûler tout ce qu’il a touché, vous laver les
mains et le visage avec une potion d’herbes, de racines et
d’excréments de coyote, mettre des œufs frais dans les poches
de votre veste. Il faut aller à Pointe-des-Moulins et recouvrir
chacun de vos membres de la cendre des jeunes pins frappés
par la foudre. Mais plus encore, il faut comprendre comment
les différents rites et coutumes se sont amalgamés pour créer
un tel esprit : des rituels du sabbat aux maléfices kabbalistiques
en passant par la sorcellerie des marabouts maures. Le mal est
multiple, singulier. Il faut du temps pour l’extirper. Voyager.
Voyager dans des confins inexplorés. Il faut conter dans les
Les loups de Saarloos
moindres détails ce que vous avez vu, entendu, subi, si vous
ne voulez pas qu’il vous tue… comme il a tué votre père, votre
mère, car même mort l’ombre de cet homme rôde en vous et
continue d’agir.
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« Comment raconter, se dit Hélène, une fois sortie de la maison
hantée. Trop de détails : chaque souvenir me fait souffrir. Ils me
tuent, mais ils ne tuent pas le mal qui me possède… Ils
blessent ceux qui me sont chers. J’achèterai des chiens… ceux
qui viennent des territoires couverts de glace… Ces chiensloups de Saarloos : qu’ils m’avalent, moi et mes spectres…
Que je devienne loup. Que je sois loup de part en part, de
bout en bout. »
Elle crie. Court dans les rues, fend le vent de son museau
pointu, les oreilles tendues, les crocs prêts à mordre. Elle
court. Un vol de corbeaux au-dessus d’elle, une meute de
coyotes dans son sillage... Elle court. Et se jette dans la rivière
où la lune se décompose.
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