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Les loups de Saarloos

2017

Hélène entre. Traverse un corridor aussi sombre que la voix qui la guide. Poitrine battante, veines dilatées, la peur au ventre.-Venez. Visage émacié, sculpté par une lueur orange, Atika sort de l'ombre. Un cri rauque, entrecoupé de râles, sort de sa gorge. Elle a vu les spectres jaillir des yeux d'Hélène, qui plaque ses mains sur son visage, vacille. Le ventre, le cerveau, broyés. Charbons ardents, trous en fusion. Souffle haletant. Elle sombre : le blanc, le rien, le plus-rien, sur le sol sans fond. Quelques minutes plus tard, recroquevillée dans un sofa recouvert d'une peau de phoque, elle se réveille. Atika s'approche, une tasse de thé à la main, une concoction aux effluves d'osha, âpre, poivrée. Une telle perte de contrôle lui arrive rarement. Elle s'en excuse. Promet de lui venir en aide. Elles se toisent. Détournent le regard. L'une craint de révéler ce qui la hante, l'autre de donner à voir ce qu'elle combat : cette chose rampante, enracinée dans ses entrailles. Le mal. Le mal qu'un être maléfique a déchargé en elle. Elle le sait, n'a aucun doute, même si certains évènements sont survenus il y a longtemps. Elle le reconnaît : cet être-là lui est apparu dès son jeune âge. Atika seule pourra l'en délivrer.

Document généré le 16 nov. 2023 08:30 Les écrits Les loups de Saarloos Christine Palmiéri Numéro 149, avril 2017 URI : https://id.erudit.org/iderudit/85199ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les écrits de l’Académie des lettres du Québec ISSN 1200-7935 (imprimé) 2371-3445 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Palmiéri, C. (2017). Les loups de Saarloos. Les écrits, (149), 97–104. Tous droits réservés © Les écrits de l’Académie des lettres du Québec, 2017 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ l 97 CHRISTINE PALMIÉRI Les loups de Saarloos — Entrez. Hélène entre. Traverse un corridor aussi sombre que la voix qui la guide. Poitrine battante, veines dilatées, la peur au ventre. — Venez. Visage émacié, sculpté par une lueur orange, Atika sort de l’ombre. Un cri rauque, entrecoupé de râles, sort de sa gorge. Elle a vu les spectres jaillir des yeux d’Hélène, qui plaque ses mains sur son visage, vacille. Le ventre, le cerveau, broyés. Charbons ardents, trous en fusion. Souffle haletant. Elle sombre : le blanc, le rien, le plus-rien, sur le sol sans fond. Quelques minutes plus tard, recroquevillée dans un sofa recouvert d’une peau de phoque, elle se réveille. Atika s’approche, une tasse de thé à la main, une concoction aux effluves d’osha, âpre, poivrée. Une telle perte de contrôle lui arrive rarement. Elle s’en excuse. Promet de lui venir en aide. Elles se toisent. Détournent le regard. L’une craint de révéler ce qui la hante, l’autre de donner à voir ce qu’elle combat : cette chose rampante, enracinée dans ses entrailles. Le mal. Le mal qu’un être maléfique a déchargé en elle. Elle le sait, n’a aucun doute, même si certains évènements sont survenus il y a longtemps. Elle le reconnaît : cet être-là lui est apparu dès son jeune âge. Atika seule pourra l’en délivrer. 98 l Christine Palmiéri 6 Atika a parcouru les territoires du Nord avec le loup et l’ours polaire, traversé les forêts qui n’en finissent pas, les lacs sans fond, les plaines désertes, à la recherche du Grand Esprit qui chasse les mauvaises ondes de la terre. Alliée du corbeau, sœur du coyote, elle a marché sur les rivières gelées pour capter l’énergie brute de l’omble et du saumon, du castor et de la loutre, qu’engrossent les nuits de pleine lune, rouge violacée. Atika, chamane des villes de verre et de béton, installée dans un bungalow moderne où ses origines amérindiennes se révèlent en quelques objets : capteurs de rêves, coiffes hérissées de plumes, crânes de vache ornés de perles multicolores suspendus au mur du salon. Elle y accueille les esprits inquiets en quête de soulagement. Nombreuses sont les Hélène qui se battent avec leurs tourments. Mais rares sont les Atika, remplacées par les psys en tout genre, qui classifient, catégorisent et anesthésient le mal-être à coup de stupéfiants et autres miraculeux traitements chimiques. Hélène le sait, rien de ce qu’ils proposent ne peut l’aider. Elle a quitté son psy, s’est délivrée des grilles d’analyse. Elle veut rester en éveil, résister. Comment ? Comment expliquer ? Comment raconter à une parfaite inconnue le récit enfoui en elle. Qu’elle n’a révélé à personne. Pas même à sa mère, pour ne pas la tourmenter. Encore moins à ses enfants, qu’elle protège griffes et ongles. Surtout pas à son amant, qui ne veut voir que son sourire. Plaire. À tous, se faire aimer, ne pas dramatiser, ne rien bouleverser. Comment, quand on est possédée ?... Elle s’est créé une vie d’enfer, entre privation, punition et culpabilité. Le moment est venu. Il faut qu’elle parle, mais elle ne sait par où commencer. Y aller de façon chronologique ? Les loups de Saarloos Guidée par les émotions ? Par ce qui tourmente le plus ? Peu importe, il faut empêcher d’autres crises, d’autres drames. Assises face à face, devant la table ronde, la table-terre, la table-lune, la table-soleil où tournoient les esprits, Atika prend les mains d’Hélène, plonge son regard dans ses paumes aux lignes bien tracées, dont la très longue ligne de vie interrompue à trois endroits… — Que vous est-il arrivé dans la petite enfance, à la vingtaine, dans la trentaine ? 6 Des flashs l’assaillent : l’insolation, le coma, les marabouts et les tentatives de sorcellerie, les œufs en ébullition dans une assiette remplie d’eau de mer posée sur sa tête, les ablutions hystériques prodiguées autour d’elle et la mort chassée, brûlée vive dans les braises du foyer où éclate le gros sel qu’on y a jeté. Un autre flash : au galop sur son cheval elle est prise de panique devant les ombres de la forêt, la crinière de la bête emmêlée à ses mèches de cheveux, des fils d’araignée, des poils de chauve-souris… Puis le ravin. La chute fatale dans le ruisseau, le séjour en clinique. Jambe, pied, tête… plâtrés. Enfin, l’ultime cérémonie. L’extrême-onction administrée par le prêtre aux soins palliatifs, où elle attend, résignée, sereine, la fin imminente d’une courte vie que l’hépatite B essaye de lui enlever. Mais le miracle survient, prolonge une fois de plus sa ligne de vie… sous un hululement de chouette qui ne la quittera plus. Atika dit que cette ligne brisée qui reprend chaque fois ne sera plus jamais interrompue : pas de mort subite, pas avant un âge avancé. l 99 100 l Christine Palmiéri — Je vois quelque chose : une ombre confuse… qui bouge. Quelle est cette silhouette ? Que fait-elle là, à rôder ? Hélène ferme les yeux, hésite un instant… puis pousse un cri : — C’est lui, lui qui a tué mon mari… Je veux dire : qui a tué ma mère. Dans son effroi, les mots que sa mère a prononcés quelques minutes avant sa mort se mêlent aux pensées qui l’accablent quand elle entrevoit cette ombre dans la brume du temps. — C’est lui, je l’ai vu… les épingles, il en a mis partout sur la photo, sur la poupée de chiffon, sur son cœur, sur son front ! Et les freins ! les freins, il les a trafiqués ! Arrêtez-le, je vous en prie ! Il l’a tué, il l’a tué. Une vision la terrasse : le taxi, une Ford noire, fonçant vers la voiture de son père sur une route de campagne entre Bouznika et Tit Milil. Neuf morts : une famille entière qui allait enterrer illégalement un enfant mort-né dans un village voisin, le père d’Hélène et deux de ses employés qui rentraient à la maison. Du sang partout. Un croisement de vies dans la mort. À ce lieu précis, au milieu de nulle part. Une famille qui cache le cadavre d’un enfant. Un homme dont la mort a été annoncée par une voyante quatre ans auparavant, cet homme, son père, frappé par le mauvais sort que lui a jeté un amoureux fou de sa femme. Ses employés, dont la survie dépendait de lui, condamnés par le destin à mourir ce jour-là. Tous broyés en un même instant. Un moment de distraction. Le chauffeur de taxi sous-estimant la distance nécessaire pour doubler le car devant lui. Le père d’Hélène réglant la syntonisation de la radio afin de capter les nouvelles du jour en ne se doutant pas qu’il ferait quelques heures plus tard les manchettes du bulletin du soir. Les loups de Saarloos Une boule d’émotions noue la gorge d’Hélène. Elle revoit ces âmes sacrifiées pour qu’elles puissent accompagner celle de l’enfant, entend les prédictions de la voisine, les paroles de sa mère devant l’ombre qui la terrifie, elle ressent le désir qu’elle a déjà eu d’éliminer son père. Comprendre la tragédie. La thèse de l’accident s’évanouit à mesure que sa culpabilité grandit. Tornade dans sa vie : les évènements se bousculent. Son désir de se libérer du joug d’un père qu’elle jugeait autoritaire renforce son sentiment de culpabilité… Elle prend conscience des mauvais esprits qui rôdent autour d’elle. Elle doit payer. Chasser ses démons, qui toujours reviennent. Cette ombre sous ses yeux, qui tourne autour du lit de sa mère quand elle pousse son dernier soupir. Cette ombre qui a maudit toute sa famille, pour la posséder corps et âme. Cette ombre qui a fini par tuer sa mère à petit feu, quinze ans après la mort de son père. Cette ombre de suicidé qui tournoie au bout d’une corde… après une nuit de beuverie où il aura tenté en vain de combler le vide de sa vie, que seule la mort pouvait remplir… 6 Atika sait. Atika voit. Elle fait brûler une herbe sauvage cueillie dans la forêt où l’ours noir aime aller se rassasier. La fumée s’élève en une épaisse colonne bleue. Hélène, les yeux fermés, balance la tête de gauche à droite, les épaules, le buste au complet, dans une sorte de transe qui s’amplifie. Elle n’aurait pas dû le laisser commettre ce geste fatal, se répètet-elle. Elle aurait dû passer à l’acte, comme elle l’a imaginé tant de fois. Elle aurait dû le tuer, se débarrasser du même coup des esprits malins qui la rongent encore. l 101 102 l Christine Palmiéri Atika aperçoit dans ses yeux une drôle de lueur. De la sueur brille sur son front, un filet de bave coule de ses lèvres et sur ses bras se dessinent des signes étranges, des mots bizarres, son corps se couvre de tatouages… c’est alors que deux chiens-loups se précipitent sur elle, lui lèchent le visage, les membres, effacent une à une les inscriptions maléfiques à grands coups de langue. — Suffit, crie Atika. Waban et Yepa s’éloignent d’Hélène, à demi inconsciente. Ils titubent sur le linoléum en poussant des geignements sourds, puis ils vomissent une bile jaunâtre, se roulent dedans, imbibent leur fourrure grise de ces humeurs visqueuses… Atika verse sur eux un seau d’eau tiède parfumée à la viorne pour les purifier. Les deux chiens se dressent sur leurs pattes, le dos rond et la queue basse ; ils s’assoient comme des sphinx devant Hélène. Lui lèchent les pieds et, levant la tête, ils se mettent à hurler. Pétrifiée, Hélène perd à nouveau conscience. Quand elle revient à elle, Atika fredonne des chants de gorge, qu’elle tient de ses ancêtres. — Ça va être long. Long et difficile. Nous chasserons l’esprit qui ronge vos entrailles, dévore votre cœur, empoisonne votre âme. Il faut brûler tout ce qu’il a touché, vous laver les mains et le visage avec une potion d’herbes, de racines et d’excréments de coyote, mettre des œufs frais dans les poches de votre veste. Il faut aller à Pointe-des-Moulins et recouvrir chacun de vos membres de la cendre des jeunes pins frappés par la foudre. Mais plus encore, il faut comprendre comment les différents rites et coutumes se sont amalgamés pour créer un tel esprit : des rituels du sabbat aux maléfices kabbalistiques en passant par la sorcellerie des marabouts maures. Le mal est multiple, singulier. Il faut du temps pour l’extirper. Voyager. Voyager dans des confins inexplorés. Il faut conter dans les Les loups de Saarloos moindres détails ce que vous avez vu, entendu, subi, si vous ne voulez pas qu’il vous tue… comme il a tué votre père, votre mère, car même mort l’ombre de cet homme rôde en vous et continue d’agir. 6 « Comment raconter, se dit Hélène, une fois sortie de la maison hantée. Trop de détails : chaque souvenir me fait souffrir. Ils me tuent, mais ils ne tuent pas le mal qui me possède… Ils blessent ceux qui me sont chers. J’achèterai des chiens… ceux qui viennent des territoires couverts de glace… Ces chiensloups de Saarloos : qu’ils m’avalent, moi et mes spectres… Que je devienne loup. Que je sois loup de part en part, de bout en bout. » Elle crie. Court dans les rues, fend le vent de son museau pointu, les oreilles tendues, les crocs prêts à mordre. Elle court. Un vol de corbeaux au-dessus d’elle, une meute de coyotes dans son sillage... Elle court. Et se jette dans la rivière où la lune se décompose. l 103