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Recherches amérindiennes au Québec
Les bonnes raisons de rire
L’humour chez les Nahuas de la Sierra Norte de Puebla
(Mexique)
Motives for Laughter
Humor Among the Nahua of the Sierra Norte de Puebla
Buenos motivos para reir
el humor entre los nahuas de la Sierra Norte de Puebla
Pierre Beaucage
Rémi Savard. Le sens du récit
Résumé de l'article
Volume 40, numéro 1-2, 2010
L’humour constitue une dimension présente à des degrés divers dans plusieurs
genres de la littérature orale nahuat. En écoutant des récits mythiques et
ethnohistoriques et des contes moraux, l’auditoire se moque des monstres et
des ennemis vaincus par le héros civilisateur Sentiopil, par les vaillants
ancêtres ou par l’opossum astucieux des histoires d’animaux. Par ailleurs les
métaphores audacieuses par lesquelles on désigne la bien-aimée et les rapports
sexuels dans les poèmes d’amour sont en accord avec l’atmosphère joyeuse qui
règne dans les noces, où on les chante pendant la danse du xochipitsaua. Quant
aux contes pour passer le temps (sanilmej) et aux histoires de sexe
(pitsotajtolmej), ils ont pour fonction première de provoquer le rire en
déformant la réalité. On peut aussi déceler dans ces derniers une intention
latente de subvertir la hiérarchie sociale existante : les Amérindiens pauvres
l’emportent sur les grands propriétaires et les riches étrangers, et les femmes
font tourner en bourrique les hommes qui veulent en abuser et, parfois, le
diable lui-même !
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1007497ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1007497ar
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Recherches amérindiennes au Québec
ISSN
0318-4137 (imprimé)
1923-5151 (numérique)
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Citer cet article
Beaucage, P. (2010). Les bonnes raisons de rire : l’humour chez les Nahuas de la
Sierra Norte de Puebla (Mexique). Recherches amérindiennes au Québec,
40(1-2), 49–60. https://doi.org/10.7202/1007497ar
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DANS LE PROLONGEMENT DE SA PENSÉE
Les bonnes raisons de rire
L’humour chez les Nahuas
de la Sierra Norte de Puebla (Mexique)
Pierre
Beaucage
Vol. XL, NOS 1-2, 2010
Département
d’anthropologie,
Université de
Montréal,
Montréal
Comprendre l’humour d’un peuple,
c’est en même temps avoir intimement
accès aux ressorts cachés de son
discours culturel.
(Rémi Savard 1977 : 69)
À
DE RARES EXCEPTIONS PRÈS,
l’étude
de l’humour et du comique
n’occupe pas beaucoup de place
dans la production anthropologique.
D’où mon intérêt et ma surprise
quand j’ai découvert, il y a plus de
trente ans, Le Rire précolombien dans
le Québec d’aujourd’hui, dans lequel
Rémi présente et analyse l’effet
comique dans des récits montagnais.
Jusqu’alors, ma seule référence avait
été l’article publié par Pierre Clastres
sur le même thème, dix ans auparavant (Clastres 1967). Comme la
plupart des anthropologues, je m’intéressais aux « choses sérieuses »,
réservant les « histoires drôles » du
terrain pour égayer mes cours ou
des conversations à bâtons rompus
entre collègues. Quelques années
plus tard, quand je renouai avec mes
recherches chez les Nahuas1, je
décidai de prêter plus d’attention à
cette dimension des discours et des
comportements quotidiens autochtones, qui occupa une place croissante
dans mes notes de terrain. Dans le
présent article, j’examinerai les
formes, les contextes et les fonctions
du rire (uetska) chez les Nahuas de
la Sierra Norte de Puebla : dans les
récits de tradition orale, d’abord, et
dans les conversations et interactions
auxquelles j’ai pu assister, ensuite.
Cet humour au quotidien, qu’on
serait porté à appeler « spontané »
mais qui obéit aussi à des règles précises, apporte un éclairage particulier sur l’humour encodé dans des
récits, en même temps qu’il constitue
un niveau spécifique de sociabilité.
LE
COMIQUE DANS
LA LITTÉRATURE AZTÈQUE
NAHUATL / NAHUAT
/
Les auteurs, anciens et modernes,
qui se sont intéressés à la culture
aztèque ou nahuatl de l’époque qui
suivit la conquête du Mexique (1519)
mentionnent plusieurs genres littéraires. Il y a d’abord les poèmes, généralement chantés (cuicatl), et les récits
en prose (tlahlolli), qui possèdent
chacun des caractéristiques stylistiques spécifiques (León-Portilla 1985 :
12 suiv.). Parmi les premiers, on note
les « chants-fleurs » (xochicuicatl),
poèmes lyriques, les « chants de
guerre » (yaocuicatl), les « chants de
privation » (icnocuicatl) à contenu
philosophique, et les « chantschatouille » (cuecuechcuicatl), poèmes
érotiques qui accompagnaient des
danses que les chroniqueurs espagnols
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
jugèrent « lascives » (Diego Durán, cité par León-Portilla
1985 : 28-31). Au sein des récits (tlahtolli), on distinguait
la « parole ancienne » (huehuetlahtolli), qui inclut les textes
sacrés, les récits historiques (ye huecauh tlahtolli), les contes
(tlaquetzalli) et, finalement, les devinettes ou zazanilli
(ibid. : 37-38). Pour sa part, Patrick Johansson identifie,
au sein des discours-tlahtolli aztèques, les mythes
(teotlahtolli), les poèmes épiques, les incantations
magiques (moyohualitoani), les adages (machitlahtolli), les
chants sacrés (teocuicatl), les poèmes lyriques (xochicuicatl),
en plus de la « parole ancienne » (huetlahtolli) et des
chants érotiques (cuecuechcuicatl) [Johansson 1993 :
46-177]. Au terme d’une analyse particulièrement fouillée,
Dominique Raby retrouve et examine deux genres
jusque-là peu étudiés : les formules d’envoûtement
(nahualtlahtolli) et les poèmes amoureux créés par des
femmes (cococuicatl, ‘poèmes colombes’) [Raby 2000 :
254 suiv.].
En ce qui a trait au contexte des poèmes érotiques,
Sybille Toumi révèle que, lors de certaines fêtes, les
jeunes hommes dansaient avec des « femmes de plaisir »
(auiani) qui avaient pour but de provoquer le rire, d’où la
métaphore des chatouillements (Toumi 1992 : 165). Ces
débordements étaient toutefois limités à un contexte
festif très particulier. Dans les admonestations données
aux jeunes gens avant le mariage, il était dit : « Nous
autres, gens du peuple, pour que nous ne soyons pas
toujours à pleurer, toujours en grande tristesse, il nous
fut offert par Notre Seigneur le rire, le sommeil, mais
aussi la chair, la force et l’excitation : c’est le plaisir
charnel de l’homme. » (Sahagún, cité par Toumi 1992 :
164-165) Retenons que dans la vie quotidienne des
Aztèques, le plaisir sexuel n’était pas condamné comme
il le sera par la suite dans le discours moral chrétien. Il
était considéré à la fois comme un des moments forts de
l’existence sur terre (tlalticpayotl) et strictement contrôlé
dans le cadre du mariage : la personne adultère, homme
ou femme, était punie de mort (Soustelle 1955 : 216).
Nous reviendrons sur les liens entre le rire et la sexualité
chez les Nahuas d’aujourd’hui.
L’une des transformations majeures qui ont affecté les
peuples autochtones après la conquête espagnole fut la
disparition des spécialistes des arts et de la littérature :
abolis les poètes, les scribes et chroniqueurs, les prêtresphilosophes et les conteurs professionnels. Les fonctions
intellectuelles étant désormais assurées par les conquérants, les autochtones furent relégués à la condition commune de paysans et d’artisans. Il n’en est que plus
étonnant que plusieurs des genres littéraires mentionnés
ci-dessus aient survécu dans la tradition orale actuelle, en
portant bien sûr la trace de leur coexistence avec un autre
ensemble de croyances et de pratiques que l’on s’applique
à leur imposer depuis cinq siècles.
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
En ce qui concerne les différents genres de discours
au sein de la littérature orale des Nahuas de la Sierra
Norte de Puebla, deux inventaires, menés l’un par Tim
Knab, l’autre par moi-même, ont donné des résultats
similaires. Knab distingue les récits qui portent sur des
êtres surnaturels (tajtol melaw, ‘histoires vraies’), les
« grands récits » (ueytajtol) ou « récits d’autrefois »
(uejkaukayot), qui sont les mythes d’origine, les anecdotes
ou « petites paroles » (tajtol tepitsin) et les histoires de
sexe ou « paroles rouges » (tajtol tapalin) [Knab 1983 :
129 suiv.]. Pour ma part (Beaucage 1992), je distingue
d’abord le « grand récit » ou « grande parole» (ueytajtol).
Il comprend les mythes d’origine (uejkaujkayotajtol,
‘récits d’il y a longtemps’) qui traitent de l’apparition du
genre humain, du soleil, du maïs, du feu, et les récits
ethnohistoriques (tein tikinintenkakiliayaj ya in tatajmej,
‘ce qu’on écoutait raconter aux aînés’2). Dans le grand
récit, on inclut aussi ce qu’on peut appeler le conte moral
(tapouilis, ‘réflexion’) et les récits de rencontres avec des
êtres surnaturels, généralement maléfiques, qui produisent l’épouvante (nemoujtil) [Reynoso-Rábago et Taller de
Tradición Oral 2006, 2 : 17-76]. La « grande parole »
comprend enfin les « suppliques » (netatajtaujtilis),
adressées aux divinités chtoniennes et célestes, autochtones et chrétiennes, qui accompagnent des rituels
agricoles et de guérison encore très vivants (Segre 1987 ;
Lupo 1987 ; Reyes García et Christensen [dir.] 1989 :
55-80). À l’opposé on trouve les contes (sanilmej) qui
font souvent intervenir des animaux humanisés, comme
le « joueur de tours » (trickster), et les histoires de sexe
(pitsotajtolmej, ‘histoires cochonnes’). Entre les deux, la
poésie chantée (xochipitsaua, ‘svelte fleur’) occupe une
place ambiguë : tout un volet rejoint les poèmes d’amour
aztèques (cococuicatl), tandis qu’un autre s’apparente aux
chants érotiques, les cuecuechcuicatl3.
Notre analyse se fondera essentiellement sur le
corpus de contes, poèmes et récits recueillis entre 1979
et 1984 par le Taller de Tradición Oral de San Miguel
Tzinacapan4, que nous complèterons par des récits tirés
d’autres recueils, dont Knab (1983). Dans cette littérature
nahuat actuelle, on reconnaît aisément, sous des termes
à peine transformés, à la fois les grands genres, comme
les récits épiques et sacrés et la poésie lyrique, et les
genres mineurs, comme les contes et les histoires « pour
passer le temps ». Chaque type de discours est caractérisé par un contenu, et aussi par un contexte d’élocution
et par certains traits formels, comme nous le verrons. On
peut en conclure, soit que leur fonction sociale est
demeurée similaire à travers les siècles, soit qu’ils ont été
refonctionnalisés, comme nous le verrons. Les termes
que Knab et moi avons obtenus diffèrent parfois, ce qui
ne doit pas étonner car, dans les civilisations de l’oralité,
la variation est la règle et chaque locuteur possède une
certaine latitude pour définir des catégories à l’intérieur
d’un consensus général.
Ce survol de l’ensemble de la tradition orale nahuat
était nécessaire, car le comique, chez les Nahuas, ne se
réduit pas à un seul genre de récit ; il en traverse
plusieurs, bien que faire rire soit la finalité manifeste de
certains d’entre eux, comme les contes du joueur de
tours ou les histoires à contenu sexuel. Je n’exclurai de
l’analyse que les discours magico-religieux, comme les
suppliques. Pas plus que d’autres chercheurs (Lupo
1987, 2009 ; Segre 1987) je n’ai trouvé trace chez les
Nahuas de cet « humour ritualisé » qu’a analysé Victoria
Bricker chez les Tzotzils du Chiapas (Bricker 1973).
LA
LE
TRADITION ORALE
RIRE DANS LES GRANDS RÉCITS
Comme le disait Clastres, « un mythe peut à la fois
parler de choses graves et faire rire ceux qui l’écoutent
(1974 : 113). Il en est ainsi pour les mythes d’origine
nahuat, dont l’importance fait qu’ils ne sont transmis
qu’avec réticence et dans des contextes particuliers
(Knab 1983 : 116). Lorsqu’un conteur relate comment le
héros fondateur Sentiopil (« l’enfant-Dieu-maïs ») réussit
à enfermer dans un four les ogres (tsitsimimej) qui voulaient le dévorer et qu’il les fait cuire (Castañeda, dans
Taller de Tradición Oral 1994 : 60-66, et dans ReynosoRábago et Taller de Tradición Oral 2006 : 53-61), des rires
de soulagement viennent alléger la tension dramatique
du récit. On retrouve ici à l’œuvre le procédé d’inversion
commun au mythe et au comique (Savard 1977 : 68).
Le rire n’est pas absent non plus des longs récits
ethnohistoriques. Quand un narrateur relata la résistance
contre l’invasion française, en 1862, il insista à dessein
sur des épisodes où la ruse amérindienne avait su triompher d’un adversaire beaucoup mieux armé :
Du haut de la falaise d’Apulco, on leur lançait des rochers, et
chaque rocher en tuait cinq ou six [...] Ensuite on a balancé les
corps à la rivière [...] Ils avaient enlevé des femmes et les avaient
emmenées dans leur caserne, à Zacapoaxtla. Mais on leur avait dit
quoi faire [...]. Pendant qu’ils buvaient, elles ont fait un feu et y
ont jeté des piments et de l’eau-forte, puis elles sont sorties.
Quand les soldats ont commencé à suffoquer, ils sont sortis à leur
tour et les Amérindiens (maseualmej) les attendaient pour les
abattre... (Taller de Tradición Oral 1994 : 118, 121)
Et le conteur d’ajouter en riant, à l’intention des plus
jeunes : « C’est en brûlant de l’eau-forte et des piments
qu’on chassait les rats des maisons, autrefois ! »
Dans les grands récits, le fait de provoquer ou non le
rire est aussi lié au style propre de chaque conteur. La
même histoire pourra être racontée par un aîné sur un
ton particulièrement dramatique, tandis qu’un autre adopte
soudain un ton gouailleur quand il y a un revirement de
situation. Ismael Tirado, narrant l’épisode de la bataille
de Puebla (1862) où son arrière-grand-père s’est battu au
corps à corps avec un « grand et gros soldat français »
armé d’une baïonnette, déclenchait l’hilarité en mimant
comment le bisaïeul arracha la baïonnette du fusil et la
lui enfonça dans le ventre (ibid. : 105, 117). L’effet
comique peut être aussi lié à une performance particulière. Ainsi, lorsque le vieux Francisco raconta devant un
auditoire restreint, dont j’étais, un récit des guerres de
résistance des Nahuas, ce sont des rires étouffés et des
sourires malicieux qu’il obtint en concluant : « Les étrangers nous ont envahis et nous les avons repoussés. On dit
qu’ils veulent venir encore. Alors tout recommencera à
nouveau [...] » (Francisco de los Santos, dans ibid. : 88, 100).
C’était moi, bien sûr, le seul étranger présent, qu’il fixait
alors en parlant!
Si le mythe est compatible avec le comique, c’est que
les deux procèdent par une inversion de l’ordre établi
(Clastres 1974 : 127 ; Milner, cité par Savard 1977 : 68).
Les ogres sont des êtres extrêmement dangereux et un
enfant devrait constituer une proie facile pour eux ; or,
c’est lui qui triomphe, ce qui permettra l’avènement sur
terre de l’espèce humaine. Dans les récits ethnohistoriques
nahuat, le comique surgit quand se produit, là encore,
une inversion de l’ordre des choses, comme la victoire du
faible sur le fort. On voit dans les exemples précédents
que la dimension ethnique est très souvent présente dans
l’humour : le faible, c’est l’Amérindien, et la ruse, sa
meilleure arme contre les étrangers riches et puissants,
hier comme aujourd’hui.
LE RIRE ET L’ORDRE : LE CONTE MORAL
(TAPOUILIS, ‘PENSÉE, RÉFLEXION’)
On observe quelque chose de similaire dans le conte
moral (tapouilis). J’en donnerai deux exemples. Rufina
Manzano, chamane et conteuse, commença son récit
« Un homme paresseux » (Se tokniuj tatsiuj) en disant :
« Il n’est pas bon d’être paresseux. » Puis elle raconta :
Un homme qui ne voulait pas travailler enviait les Foudres (kioujteyomej, ‘semences de pluie’) qui se baladaient dans le ciel et il
décida de les accompagner. Après des mésaventures à la cuisine
céleste, il vola l’habit brillant des Foudres et s’envola. Son étourderie provoqua des tempêtes, des inondations et des noyades. De
retour chez lui, il envia cette fois les vautours, qui mangent sans
travailler, et il accepta l’offre de l’un d’entre eux de changer de
« vêtements » avec lui ; muni de plumes il s’envola, mais il finit par
se brûler les ailes et revint tout penaud à son champ. Sa femme
trouva qu’il sentait la charogne et voulut le tuer, mais l’ex-vautour
– devenu un paysan qui cultivait bien la terre – le reconnut et lui
jeta de loin deux tortillas pour qu’il ne crève pas de faim. Il mourut
peu de temps après. (Manzano 1987 ; Reynoso et Taller de
Tradición Oral, 2006, 2 : 138-143 – résumé)
Laissons de côté le fait que ce conte moral se double
ici d’un voyage dans le Talokan et qu’il lève le voile sur le
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
monde des esprits d’où viennent la pluie et les récoltes et
« où se trouve notre racine » (Manzano, ibid. : 16-17).
L’intention explicite est d’encourager les jeunes hommes
au travail des champs, valeur fondamentale de l’éthos
nahuat (Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009 : 120
suiv.). Pour ce faire, on a recours à deux inversions successives. D’abord la culture et la surnature : un homme
devient Foudre et déclenche des catastrophes cosmiques.
Puis, c’est l’inversion de la nature et de la culture : un
homme devient vautour, et un vautour s’humanise. Le
paresseux ne connaît que des malheurs dans son nouveau rôle, tandis que le second, laborieux, prospère. La
raillerie joue un rôle important dans le récit, comme
lorsqu’on décrit le paresseux couché sur le dos à contempler les Foudres et les oiseaux dans le ciel. L’auditoire se
régale quand il est contraint d’avaler du bœuf et de l’âne
pourris... et même de la merde! L’hilarité atteint son
comble quand on entend que l’ex-épouse, que sa laideur
et sa puanteur dérangent, veut le tuer à coup de pierres
et que le pauvre doit son salut à son remplaçant, qui lui
jette des galettes de maïs.
Le conte moral peut aussi mettre en récit, sur un
mode humoristique, les aventures et surtout les mésaventures d’antihéros, victimes de leur sottise, de leur
cupidité ou de leur prétention. Le conte « Trois frères
apprennent l’espagnol » relate :
Trois frères « vivaient à la campagne comme nous y vivons : ils
trimaient dur et gagnaient peu ». Enviant les hispanophones
(koyomej) « qui ne travaillent pas et gagnent beaucoup d’argent », ils décidèrent de partir pour la ville et d’apprendre l’espagnol. Chacun connut bientôt une courte phrase : Nosotros (‘C’est
nous’), Porque quisimos (‘Parce qu’on le voulait’), et Está bien (‘Ça
va’). Surpris sur la scène d’un meurtre, ils lancèrent leurs phrases
à contretemps, s’accusant ainsi eux-mêmes, et se retrouvèrent en
prison. (Pérez 1987b – résumé)
Ou alors, c’est à propos d’un étranger qu’on fait les
gorges chaudes. Dans le Cuento de un gringo,
Un voyageur des États-Unis, qui parlait espagnol ( ?) et pas nahuat,
s’aventura dans la montagne pour trouver des richesses. Il ne
remarqua pas un guêpier. « ¡Ximomachili! ¡Mitsmimas!
(‘Attention! Elles vont te piquer!’) l’avertit un autochtone qui
passait. « Hay minas! » (‘Il y a des mines!’), s’écria l’étranger, et il
s’enfonça dans les fourrés pour en ressortir en hurlant, poursuivi
par un essaim de grosses guêpes (xikomej). On ne l’a pas revu!
(Esteban Arrieta, comm. pers., 1991 – résumé)
Le premier des deux récits pourrait paraître de l’autodénigrement ethnique tant le narrateur insiste sur la
sottise des trois protagonistes, au grand plaisir de l’auditoire ! La leçon – implicite – du texte est claire : à vouloir
copier les gens des villes et laisser son milieu, on
débouche sur des catastrophes. Le second récit complète
l’inversion : un étranger, transporté dans la montagne, ne
fait pas mieux. Il vaut donc mieux pour chacun rester à
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
sa place. Dans le second récit, le gringo joue le rôle de
« l’homme à qui on ne pouvait rien dire » car il interprète
tout à l’envers (Clastres 1974 : 114-1215).
Les contes moraux traitent également des normes qui
régissent les écarts de comportement féminins, en particulier l’infidélité et la sorcellerie, mais le ton est alors
dramatique. Car la femme infidèle (tein moeliuistia) provoque l’ire des Maîtres du Talokan, le monde souterrain
d’où provient toute vie sur terre. Son mari ne peut plus
ni pêcher ni chasser quoi que ce soit, car elle partage le
gibier et le poisson avec son amant. La seule solution est
qu’elle soit dévorée par des créatures chtoniennes qui
feront ensuite de même avec l’amant (voir « La mujer
infiel » in Reynoso-Rábago et Taller de Tradición Oral
2006, 2 : 186-197 ; « El cazador de venados » in Reyes
García et Christensen 1989 : 80-82 ; Beaucage, Taller de
Tradición Oral et Boege 2004). De même la sorcière
(naual), une fois démasquée, doit mourir pour que « tout
revienne à la normalité » (Campos 1982 : 183 suiv.)
Ces récits ont pour fonction manifeste de renforcer
les normes sociales, en montrant comment ceux qui sont
travailleurs, fidèles et généreux sont récompensés tandis
que les paresseux et les personnes adultères sont punis.
La moquerie vient y renforcer la réprobation qu’on veut
susciter envers ceux qui adoptent des comportements
condamnables. Comme dans les récits qui font rire les
Chulupis et les Innus, « se fait jour une intention pédagogique : [ils] véhiculent en même temps la culture »
(Clastres 1974 : 131-132). Ce message caché se révèle à
l’analyse structurale du récit (Reynoso-Rábago et Taller
de Tradición Oral 2006, 2 : 197-205).
LES «
CONTES POUR PASSER LE TEMPS
» (SANILMEJ)
Un grand nombre de récits recueillis dans la Sierra
n’ont pas d’autres objectifs explicites que d’aider à passer
le temps. Nos interlocuteurs rapportent qu’ils les ont
appris de la bouche d’un aîné dans un contexte familial,
quand ils étaient enfants, le soir, à la veillée, ou pendant
les longues heures passées à désherber les champs de
maïs. Certains sont des contes merveilleux d’origine
européenne, comme Blanca Flor ou Jean l’Ours, mais la
symbolique nahuat leur fait subir des transformations
importantes6. Plusieurs de ces contes mettent en scène
des animaux qui parlent et pensent comme des humains.
On y retrouve souvent le personnage du joueur de tours
(trickster), petit animal qui, grâce à sa ruse, se tire de
situations difficiles. Ils sont également destinés à un
public jeune dont les rires fusent chaque fois qu’un puissant se fait rouler par un plus faible. Mais leur message
est également beaucoup plus ambigu que celui des
contes moraux.
Dans « Le jaguar et la sauterelle » (Tekuani uan chapolin), le fauve
attrape l’insecte dans sa gueule. La sauterelle essaie en vain de la
lui faire ouvrir en évoquant son père, sa mère, son oncle, sa
tante... Quand elle dit « Et ta maîtresse ? », le jaguar pousse une
exclamation et la bestiole se sauve de la gueule ouverte. Ensuite
le jaguar, sûr de lui, propose une course, que la sauterelle gagne
en se cachant d’abord sur le dos du gros animal, puis en sautant
à terre quand ils arrivent près du but. Enfin, pour déterminer une
fois pour toutes qui est le meilleur, le jaguar la défie en un combat
« où chacun pourra amener ses amis ». Le jaguar revient avec le
renard, le raton laveur et l’opossum, tandis que la sauterelle invite
les guêpes, les abeilles et autres insectes piqueurs qui ne manquent
pas de mettre les prédateurs en déroute. (Arrieta 1984 – résumé)
L’union fait la force, sans doute (moralité qui plaisait
beaucoup aux organisateurs communautaires), mais seulement dans le dernier épisode ; auparavant, c’est en feignant d’être au courant de la vie sentimentale du jaguar
puis en misant sur sa vanité aveugle que la sauterelle
l’emporte. On trouve une autre inversion à l’intérieur du
premier épisode, qui existe aussi comme un conte séparé,
mettant en scène la cigale (chikilich) : cette fois, c’est
l’insecte qui reste indifférent au décès de son père, de sa
mère... et se met à pleurer7 – jusqu’à ce jour – quand on
lui dit que sa maîtresse est morte (Felix 1987). Il va de
soi, pour l’éthique nahuat, que la consanguinité devrait
avoir préséance sur les rapports d’affinité, surtout s’il
s’agit de rapports extra-conjugaux!
Le rôle du joueur de tours échoit souvent à l’opossum8
et au lapin :
Un opossum vivait maître de sa forêt, jusqu’à l’arrivée d’un coyote,
d’un pécari puis d’un chasseur. Mais il échappe aux pièges, au
poison et aux balles. Découragés, les agresseurs le laissent vivre en
paix, à nouveau, dans la forêt. (Rodríguez 1986 – résumé)
Un lapin était cordonnier. Il emprunta cinq pesos à la blatte, puis
à la poule, à l’opossum et au margay (Felis margay, un gros félin)
en leur promettant de leur faire des chaussures en paiement. Au
moment des comptes, il s’arrangea pour que la poule mange la
blatte, et le margay, la poule, et pour qu’un chasseur tue le
margay et l’opossum. Il ne devait donc plus de chaussures qu’au
chasseur. (Pérez 1987a – résumé)
On peut aisément reconnaître la dimension subversive des récits de joueurs de tours : l’opossum « maître de
sa forêt », c’est, aux yeux des conteurs comme du public,
l’autochtone que de puissants étrangers veulent dépouiller
de ses terres et de ses biens et qui réussit à les repousser
(voir plus haut). Mais si le public s’identifie visiblement
à ces « faibles qui gagnent », la victoire peut également
se réaliser au détriment de plus faibles encore : le lapin
cordonnier s’en tire en liquidant aussi la blatte et la
poule, et le public n’y trouve rien à redire.
La subversion peut se manifester autrement, par
exemple en mettant en cause une valeur fondamentale de
la société, comme le travail, sans qu’il n’en coûte rien au
fautif, au contraire. C’est ce qui se produit dans le récit
« Un paresseux avait froid » (Se tatsiuj sekuia) :
Un garçon n’aimait pas travailler et passait ses jours à se chauffer
près du feu. Un jour, il voit son oncle revenir de la ville en faisant
sonner ses écus. « Comment as-tu fait ? » Son oncle le trompe :
« Au marché, je vends de la cendre. Apporte la cendre de ton
foyer et on va te l’acheter. » En fait il vendait du tequesquite9. Le
lendemain, le garçon ramassa un gros sac de cendres et marcha
jusqu’à la ville. Il passa toute la journée assis sans rien vendre. Le
soir un homme eut pitié de lui et lui dit : « Tiens! prend ces cinq
centavos pour ta cendre et rentre chez toi. » Dans une boutique,
le garçon acheta un masque de diable qui lui plaisait. Surpris par
la nuit sur le chemin du retour, il tomba sur une bande de voleurs
qui s’étaient rassemblés pour se partager le butin de la journée. Il
décida d’essayer son masque. En s’éveillant, les voleurs le prirent
pour le diable et décampèrent en hurlant de peur. Il ramassa
l’argent et les mulets et rentra au village, en se demandant ce qui
avait bien pu les effrayer ! (Hernández 1989 – résumé).
Ce conte prend le contre-pied exact du conte moral
que nous avons vu plus haut (« le paresseux ») : il ne sert
à rien de travailler puisque la chance peut mettre une
fortune entre les mains d’un fainéant, simplet par surcroît. C’est toute la morale qui est inversée : son oncle,
qui devrait l’aider de ses conseils, n’hésite pas à le
tromper, tandis qu’un étranger vient à sa rescousse.
Il arrive aussi que l’humour se corse et qu’apparaissent au premier plan les rapports de genre, croisant souvent les rapports ethniques. Dans un récit intitulé « La
rose et les mariés », un autochtone possède une fleur
magique, qui fait revivre les morts. Il se vante à une
vieille femme qu’il pourrait même ressusciter la fille
du roi, qui vient de mourir. La vieille va le dire au roi
(« On ne peut rien raconter aux femmes ! ») qui le fait
arrêter et le menace de mort s’il ne ramène pas sa fille à
la vie. Il réussit à ranimer la princesse dont les premiers
mots sont : « Papa ! Que fait ici cette pute d’Indien ? » Et
de battre le petit homme ! « Arrête! lui dit le roi. Il sera ton
mari et il sera le roi car il a fait ce que je ne pouvais faire. »
Alors on les a mariés. (Pérez 1987c : 29-37 – résumé)
Grâce à ses pouvoirs magiques, un autochtone renverse les rapports racistes de cette société pluriethnique,
particulièrement évidents dans les propos du roi – « Si tu
échoues, je te mettrai cinq balles dans le corps ! » – et
dans les mots de remerciement de la princesse à son
futur mar i!
LES XOCHIPITSAUA : ÉROTISME ET MÉTAPHORES AMOUREUSES
J’ai analysé ailleurs la poésie amoureuse nahuat connue
sous le nom de xochipitsaua (‘svelte fleur’). Ces poèmes,
chantés par un homme, accompagnent la musique de
danse traditionnelle des noces. Dans une première étude
(1985), j’avais dû me limiter aux textes publiés l’année
précédente par le Taller de Tradición Oral. Les images
qu’on y trouve font sourire plus que rire. Ainsi, s’adressant à une belle danseuse, le poète dit :
Le musicien te sourit
de toutes ses dents : il n’en a plus [...]
Les hommes ne disent rien,
contents de te voir danser [...]
(Taller de Tradición Oral 1984 : 6)
53
RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
La seule métaphore un peu audacieuse était assez
subtile pour échapper aux censeurs : « On t’appelle
svelte fleur / car tu es mince de partout. » (ibid.) C’est en
voyant des jeunes échanger des sourires complices que
j’ai compris que cette « svelte fleur » représentait le vagin
de la jeune femme.
Ce recueil était une sélection à partir d’un ensemble
beaucoup plus vaste et ce n’est que récemment que j’ai
pu avoir accès au reste du corpus10. Si la forme des deux
sous-ensembles est la même, les contenus contrastent.
Alors que les poèmes publiés célèbrent les rapports
amoureux (qui se terminent par le mariage) et le corps
même de la femme sur un mode idéal en utilisant abondamment la métaphore de la fleur – d’où le nom même
du genre –, les autres textes se rapportent beaucoup plus
explicitement à l’acte sexuel et aux organes génitaux masculins et féminins ; les métaphores concernent surtout
des animaux. On chante ces poèmes érotiques, semblet-il, à une heure avancée de la nuit, quand les jeunes
enfants dorment et quand d’abondantes libations ont
assoupli le protocole compliqué qui préside au mariage
et à la noce.
L’homme s’adresse à la femme en ces termes :
Lapin, lapin, je veux t’embrasser [...]
Tu as grimpé à mon bambou / tu étais déjà mon amour
Je me changerai en armadillo [animal qui creuse son gîte]
Approche ta petite marmite pour qu’elle s’amollisse.
(in Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009 : 314)
Quant à la femme, abandonnant sa réserve habituelle, elle s’exclame : « Viens manger un repas de
viande ! [...] / Entre, mon porc-épic, entre, mon arc-en
ciel. » (ibid. : 315) Comme on peut s’y attendre, rires et
exclamations aiguës viennent ponctuer les métaphores
les plus hardies, et les plus novatrices.
LES «
HISTOIRES COCHONNES » (PITSOTAJTOLMEJ)
Ces histoires aux références sexuelles explicites, auxquelles se mêlent parfois des éléments scatologiques,
circulent quand des hommes adultes se rassemblent pour
voyager, pour travailler ou pour boire :
Autrefois, je savais beaucoup de contes. Quand on allait récolter
le café, une histoire n’attendait pas l’autre. Et quand il faisait froid
[en décembre] j’aillais voir mes grands-parents. Et là encore,
c’étaient encore des contes. Je les ai presque tous oubliés, sauf les
histoires de cul! (R.Z., comm. pers., 19 octobre 1991).
Dans le conte « María » :
Un propriétaire terrien est si riche que, dans sa maison, il y a une
salle juste pour prendre son bain. Il a trois jolies filles qu’il ne laisse
approcher par aucun homme. Un jeune Indien les désire toutes les
trois. Il met une jupe et une blouse, attache ses cheveux et se fait
embaucher comme cuisinière. Comme il a un joli visage, on ne se
doute de rien. On l’appelle « María11 ». Il gagne la confiance des
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
filles, les aide à prendre leur bain... et les engrosse une après
l’autre. Quand le père, encore dans la salle de bain, veut abuser
de « María », ce dernier lui prend son pistolet et le tue d’une balle
dans l’anus. (Anon., in Knab 1983 : 285-290 – résumé)
Les rires sont assurés chaque fois que le conteur imite
la voix de fausset des filles, puis celle, exaspérée, du père,
appelant : MARÍÍÍA ! Ici, au lieu du mariage avec la fille
du roi, nous avons des relations sexuelles (consenties)
avec les trois filles du propriétaire, tandis que la substitution dynastique est remplacée par l’élimination physique,
de la façon la plus humiliante qui soit.
La ruse du travestissement n’est pas le fruit du hasard.
En effet, dans les histoires de sexe des Nahuas, c’est le
plus souvent la femme qui joue des tours, même des
tours pendables, par exemple pour cocufier son mari :
Un pêcheur rentrait bredouille depuis un bout de temps car sa
femme le trompait et lui ne se doutait de rien [voir plus haut]. Un
jour qu’il avait pris deux truites, il résolut de les faire bénir par le
curé et partit le chercher pendant que sa femme faisait cuire les
poissons. L’amant survint et la femme partagea plutôt les poissons
avec lui ; il s’esquiva ensuite. Le mari revint avec le curé et sortit un
moment aiguiser son couteau sur une pierre. « Savez-vous pourquoi il aiguise son couteau, monsieur le curé ? C’est que mon mari
est devenu fou et veut vous couper les couilles. » Le curé s’enfuit
à toutes jambes et le mari demanda à sa femme : « Où va-t-il
comme ça ? » « Il vient de se sauver avec les truites », réponditelle. Et le pêcheur de courir à son tour : « Monsieur le curé,
laissez-m’en au moins une ? — Ni une ni deux, mes couilles ne
sont pas pour toi ! » (Ismael Chávez, comm. pers., octobre 1991).
Tout comme dans l’histoire-pour-rire, un paresseux
comblé constituait le reflet inversé du conte moral, la
femme qui utilise ici son ingéniosité pour maintenir une
relation extra-conjugale est le pendant du récit tragique
où la femme adultère est dévorée par les bêtes du Talokan
(voir plus haut).
Une femme peut et doit être adroite pour se défendre :
Une femme peut aussi utiliser son imagination pour
venir en aide à son mari. Parfois, c’est le diable même
qu’elle devra alors affronter. Le cycle qu’on pourrait baptiser « Un homme, sa femme et le diable » comprend
beaucoup de récits qui ont en commun le fait que c’est
avec son sexe même (que le diable ne connaît pas!) que
la femme vient à bout du démon. Par exemple :
La femme est plus futée (la mujer es más chingona) [...] Un
homme avait passé un accord avec le diable qui lui fournit de quoi
vivre pendant des années. Puis le diable lui apparut, pour lui proposer une épreuve : il allait se battre le lendemain avec lui et
l’emmener s’il perdait. Quand le mari, abattu, raconta ça à sa
femme, elle lui répondit : « Dis-lui de venir manger demain à midi
et que vous vous battrez après ! » Le diable, qui est gourmand (« il
a tous les vices ») accepte. À l’heure dite, le mari se cache et le
diable arrive. « Pourquoi ton mari n’est-il pas là ? — Il est allé
aiguiser ses ongles. — Et que veut-il faire avec ses ongles ? —
Ouille, il est féroce. L’autre jour, il m’a fait cette égratignure qui est
profonde et ne veut pas guérir. » Et elle lui montre son sexe.
« Alors, je me sauve! Je ne veux pas que ça m’arrive ! »
Et le diable n’est plus revenu. La femme gagne toujours, à cause
de sa malice (maldad) qui est plus grande que celle du diable !
(R.Z., comm. pers., 19 octobre 1991).
L’histoire peut prendre l’allure d’une anecdote vécue :
Une adolescente vit avec ses parents, ses grands parents et un
oncle célibataire. Ce dernier la poursuit de ses avances. Elle résiste,
mais n’ose en parler à personne. Une fois, profitant du fait que
tout le monde est aux champs, il devient plus pressant. « D’accord,
dit-elle, mais pas ici, allons dans la cour. » Elle recule vers le mur
d’enceinte en soulevant ses jupes, mais quand il s’élance, elle fait
un saut de côté et c’est dans la ruche qu’il va planter son pénis!
(Anon., in Knab 1982 : 290-295)12
Dans les histoires cochonnes, le rire provient de multiples inversions. D’abord, comme dans les contes des
joueurs de tours, on a une inversion des rapports de
pouvoir. Dans la société pluriethnique mexicaine,
l’autochtone occupe une position subordonnée. Il en va
de même, dans la société patriarcale nahuat, pour la femme
dont la condition subalterne peut impliquer de la
violence, physique et sexuelle. L’hilarité que provoque le
récit (improbable) d’un Amérindien qui épouse une princesse ou séduit les trois filles du grand propriétaire avant
de régler son compte à ce dernier, compte une grande
part de revanche ethnique ; la hiérarchie sexuelle est
maintenue, cependant. Dans d’autres histoires de sexe, ce
sont des femmes qui l’emportent : contre un mari crédule, un monsieur de la ville trop entreprenant (ici, l’inversion ethnique se combine à celle du genre) et contre
le diable lui-même (en venant en aide à un mari qui s’est
laissé prendre). Sous un autre angle, l’ensemble des histoires de sexe peut aussi être vu comme une inversion de
l’éthique sociale et conjugale proposée par les contes
moraux. Est-ce qu’on procède alors à un rééquilibrage
symbolique visant à combler l’écart entre le monde idéal
des grands principes (travail, loyauté, générosité) et le
monde réel qu’on a sous les yeux ? De façon plus large,
qu’en est-il du rapport entre l’humour des récits et les
rapports sociaux ?
Impossible de le dire à partir des seuls récits, car ils
n’ont pas pour fonction de refléter la réalité mais plutôt
de contribuer à la reproduire. L’examen de l’humour au
quotidien pourra jeter un éclairage là-dessus.
L’HUMOUR AU QUOTIDIEN :
RÉPARTIES, RAILLERIES ET RAGOTS
L’HUMOUR
ET LES NORMES SOCIALES
La vie sociale nahuat apparaît d’abord à l’observateur
étranger comme étant régie par des règles strictes de
comportement : les cinq manières de dire bonjour/bonsoir
selon le moment de la journée, le rituel des salutations,
particulièrement avec les compadres (respectivement,
parents et parrains d’un enfant), celui des libations et
celui des repas, voilà qui surprend l’observateur candide
qui s’attendrait à ce que la spontanéité préside à la vie
villageoise. En même temps, les Nahuas perdent rarement une occasion de plaisanter (kamanaloua) et l’existence même d’une étiquette rigoureuse en fournit souvent
l’occasion : on ne manque pas de souligner avec humour
tout écart, même mineur, par rapport à ce qui est perçu
comme la normalité. Ainsi, quand il m’est arrivé de complimenter une hôtesse pour un savoureux repas, on m’a
repris en riant : « Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait
t’empoisonner ? » Car personne, et surtout pas un invité,
ne doit faire allusion à la qualité des aliments ; on vide
son assiette et on dit ¡Tasojkamatik! (‘Merci!’). Ce à quoi
l’hôtesse répondra, rituellement Taxkaltsin saj (‘Ce n’était
qu’une tortilla’), même s’il s’agit d’un banquet de noces !
Dans le même registre, après que Micaela, qui préparait mes repas, m’eut demandé un jour si je préférais des
haricots ou de la sauce piquante pour accompagner mes
tortillas du souper, l’épouse de Pablo, mon hôte, adressa
à son mari la même question. « Si c’est une auberge,
répondit Pablo, moi je prends du ragoût de bœuf ! » rappelant par là à son épouse et à sa sœur qu’une femme ne
demande jamais à un homme ce qu’il veut manger : elle
le sert, et il mange !
Le fait que l’étiquette interdise de commenter la nourriture ne veut pas dire que les autochtones attachent peu
d’importance à ce qu’ils mangent, au contraire : « La fête,
c’est le repas », me révéla un jour Micaela. D’ailleurs,
après coup, en rentrant chez eux, les invités commenteront volontiers le fait que les tortillas étaient tendres (ou pas)
et la sauce suffisamment piquante. Je suggère que c’est
justement parce que les références à la nourriture pourraient créer des tensions entre hôtes et commensaux
qu’on s’en tient à une formule ritualisée... et qu’on raille
(kejkeloua) qui s’en écarte.
On retrouve le même rapport entre norme et humour
dans d’autres domaines. Comme je soulignais à un ami
comment la fête de la veille – à laquelle nous avions
assisté tous les deux – avait été paisible, sans bagarre et
même sans que personne n’élève le ton, il répondit, mine
de rien : « Bien sûr ! On ne nous a pas donné suffisamment à boire ! » Et tous d’éclater de rire ! Car dans les
fêtes, on doit manger et boire beaucoup, en assumant le
risque que de vieilles querelles n’affleurent à nouveau et
qu’il faille en calmer certains.
À quelqu’un qui a grimpé, assez imprudemment,
pour cueillir des oranges, un passant cria : « Attention, si
tu ne veux pas devoir porter les pâtés de maïs », allusion
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
à la croyance selon laquelle, le 31 octobre, jour des
morts, la personne la plus récemment décédée doit
porter dans l’au-delà toutes les offrandes laissées par les
familles sur les autels domestiques.
À son mari qui se plaignait de mal de dos, après avoir
fait la corvée d’empierrage sur le chemin, sa femme
répondit, sarcastique : « Demain, je te chercherai un parrain d’église (tiopantokay) » en faisant référence à la coutume de mener les petits enfants malades au temple avec
un parrain qui priera pour eux.
Un paysan qui passait sur le sentier en vitesse, sans
saluer personne, s’attira le commentaire : « Que ses
enfants n’héritent pas aujourd’hui ! » sous-entendant
qu’en courant ainsi sur un sentier glissant, il pourrait se
casser le cou... perspective qui déclencha la bonne
humeur générale.
On le voit, si la présence de normes et la ritualisation
du discours évitent les tensions, l’humour rend la critique
acceptable et permet de laisser échapper les frustrations.
L’HUMOUR
ET LES RAPPORTS DE GENRE
Le domaine délicat des relations entre les hommes et
les femmes est source de plaisanteries sans fin. Comme je
défrichais à la machette l’entrée de la maison qu’on venait
de me louer, un passant s’arrêta et me dit : « Tu défriches.
Cette maison est donc à toi ? — Non, elle est à María
Eugenia, qui me l’a prêtée. — Est-ce qu'elle te sert aussi
les tortillas ? » L’allusion était claire : c’est à l’intérieur
d’un couple qu’un homme et une femme travaillent normalement l’un pour l’autre (motekipanoua).
Toute erreur linguistique de ma part, pouvant provoquer une certaine ambiguïté, était immédiatement
relevée. J’avais appris les diverses manières de dire « au
revoir » et je répondis au « ¡Asta mosta! » (‘À demain !’)
d’un groupe de femmes par « ¡Timotaskej! » (‘On se reverra!’).
Ce à quoi une aïeule riposta immédiatement « ¿Kemanian
timotaskej ? » (‘Quand est-ce qu’on se reverra ?’) soulevant
un tonnerre de rires. Mes mentors avaient négligé (sciemment, j’en suis sûr) de me préciser que l’expression
¡Timotaskej! s’employait presque exclusivement entre
amoureux! Quelque temps après, c’est un garçonnet de
quatre ans qui se fit reprendre de même. Il s’était adressé
à un copain en employant, au lieu de tej (‘toi’), le mot
tejua : « Alors quoi ! On est mariés peut-être ? » Car le
mot tejua, intermédiaire entre le « tu » (tej) et le « vous »
(tejuatsin) s’emploie surtout à l’intérieur du couple.
Quelque temps après, lors d’une fête de baptême, le
parrain me chargea de répartir, à mon tour, l’eau-de-vie.
Je fis le tour des hommes assis dans la salle. « Les femmes
aussi en veulent », me rappela-t-il, et je me dirigeai vers
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RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
la cuisine, où une douzaine d’entre elles préparaient sans
relâche des tortillas dans l’atmosphère joyeuse qui caractérise ces moments. J’avais à peine commencé ma tournée
qu’une grand-mère (encore une fois !) m’apostropha :
« Ay Pedrito ! On me dit que tu t’en vas ! Tu vas me manquer ! Laisse-moi une boucle de tes cheveux en souvenir !
Je la porterai toujours avec moi. » Elle adoptait un ton
emphatique qui, je crois, faisait rire les femmes présentes
tout autant que le contenu de ses déclarations. Je fis la
tournée sans répondre et me retirai au plus vite dans la
salle avec les hommes. « Tu as bien fait de ne rien
répondre, commenta l’un d’eux. Les femmes deviennent
très taquines (muy risueñas) quand elles sont en groupe. »
Pourquoi est-ce une aïeule, veuve par surcroît, qui
m’a relancé dans les deux cas ? Parce qu’aucun malentendu n’était possible alors et qu’elle ne risquait pas de
problème avec son mari après.
L’ART
DE LA RÉPARTIE
Les Nahuas cultivent la répartie (nankilis) au point où
elle prend fréquemment la forme de courtes joutes
oratoires devant un public improvisé. L’ethnologue luimême se voit parfois obligé d’y participer, à son corps
défendant, même s’il a peu d’espoir d’avoir le dernier mot.
Je suis chez Miguel, mon voisin, à qui j’ai parlé de
mon départ prochain : « Ne t’en va pas, Pedrito. Nous te
trouverons une petite femme ! » Les regards moqueurs se
portent sur moi et je dois improviser : « Mais que mangerons-nous ? Je n’ai ni champ de maïs ni plantation de
café. —Café, maïs, on vend tout ça à Cuetzalan ! — Et
comment je paierais ? — Nous irons tous les deux travailler
à la journée sur les fermes. Le samedi, c’est la paie ! »
Je passe devant chez Rómulo, un ami : « Où vas-tu ?
— À Cuetzalan [le chef-lieu]. — Pour quoi faire ? — Pour
appeler ma femme au Canada. — Ça coûte combien ?
— Je ne sais pas. C’est ma femme qui paie. » Un éclair de
malice passe dans les yeux : « Et si elle refuse de payer ? »
Je réplique, pensant le prendre de vitesse sur son propre
terrain : « Alors je saurai qu’elle en a un autre. — Qui
sait, c’est peut-être l’autre qui paie ? »
Dans les deux cas, comme je n’avais plus rien à répliquer, c’est à mes dépens qu’on fit rire la compagnie. Avec
le temps, j’appris cependant à me tirer d’affaire. Quand
un homme me posait, d’un ton neutre, la question-test de
compétence linguistique : « Prête-moi ta sœur ! », j’étais
sûr d’avoir les rieurs de mon côté en répondant simplement : « Je n’ai pas de sœur, et toi ? »
Autant que j’ai pu l’observer, ces échanges à qui aura
le dernier mot sont le fait des hommes et ont généralement, on vient de le voir, des connotations sexuelles.
L’art de la répartie s’apprend très jeune. À la veillée,
on demanda à un gamin :
« Que feras-tu quand tu seras un homme ?
— Je vais me marier.
— As-tu déjà une fiancée ?
— Je trouverai rapidement.
— Que feras-tu si elle te trompe (mitsxima, ‘te rase’) ?
— Je le/la tuerai (nikmiktis) ?
— La femme ou son amant (imekauj, ‘sa corde’) ?
— Tous les deux ! »
Comme on peut le constater, hommes et femmes participent volontiers aux plaisanteries, mais ce sont les
hommes qui racontent les histoires en public et qui se
livrent aux joutes oratoires improvisées. Les femmes s’y
risquent surtout quand elles sont en groupe, ou chez elles.
La plaisanterie la plus sophistiquée est la plus appréciée.
Pour les comprendre, il faut bien connaître la culture.
RAILLERIE
ET RAGOTS
Si les bonnes réparties font rire tout le monde, la
raillerie risque d’irriter celui qui en est victime. Une
femme, souvent d’humeur maussade, déclara à propos
d’une autre, présente : « Elle n’est jamais triste. C’est qu’elle
n’a pas d’homme qui l’entretienne ! (tein kitekipanoua) »
Les assistants réprimèrent des sourires, mais la femme
visée, célibataire, s’en montra profondément vexée.
Quant au ragot (cholopijyot), s’il est bien tourné, il fait
rire aussi, mais certains peuvent enclencher une escalade
de violence pas seulement verbale. Comme je m’étonnais
qu’une noce ait fini tôt, une femme me répondit simplement : « La mariée n’est pas “neuve”, c’est-à-dire vierge »
(Amo yankuik in siuapil), et les femmes présentes de
s’esclaffer. Autrement dit, ce n’est pas la peine de danser
jusqu’au matin, retardant ainsi au jour suivant le départ
vers la maison de l’homme, s’ils ont déjà couché ensemble !
La même femme me relatait que la violence conjugale
a souvent pour base un ragot. Un homme, rentrant des
champs, peut écouter deux compères, en train de boire
sous une corniche, qui commentent à voix haute :
« Pourquoi sa femme va-t-elle chercher de l’eau si loin
quand il y a une source tout près ? » Cette allusion à une
infidélité possible pourra être suffisante pour que cet
homme batte sa femme, la prochaine fois qu’il s’enivrera :
« Et souvent, ajouta mon interlocutrice, ce n’était même
pas vrai ! »
Le ragot occupe donc une place tout à fait ambiguë
dans le continuum de l’humour. Tout comme la raillerie,
on peut considérer que, jusqu’à un certain point, il est un
mécanisme de contrôle social qui sanctionne les écarts de
conduite par rapport aux normes (Gluckman, cité par
Haviland 1977). Mais alors que la raillerie est faite en
présence de l’intéressé(e) et possède une dimension
pédagogique, en quelque sorte, les ragots, qu’ils soient
vrais ou faux, concernent forcément des tiers et peuvent
engendrer une chaîne de violence dont les limites sont
difficiles à prévoir, surtout si la jalousie s’en mêle. Les
Nahuas en sont tout à fait conscients (Beaucage 2010).
Contrairement aux Tzotzils de Zinacantan étudiés par
Haviland, ils ont un mot pour « ragot », cholopijyot : il a
une forte connotation négative et constitue quasi un
équivalent de « calomnie ».
L’ivresse crée un climat tout à fait particulier pour
l’humour. Lors des fêtes, où l’alcool coule à flots, personne ne se moquera de celui qui s’est enivré, même s’il
fait des sottises ; on regarde ailleurs et, s’il passe les
bornes et devient agressif en paroles, on tente doucement
de le calmer. Ceux qui prennent un verre dans les débits
de boisson rudimentaires à l’entrée du village ont souvent le verbe haut, surtout le samedi soir, jour de paie, et
le dimanche, jour du marché à Cuetzalan. Ce qu’ils
disent sous l’effet de l’alcool (railleries ou même insultes
graves), n’est pas pris au sérieux ; eux-mêmes marquent
la différence en s’exprimant alors... en espagnol. Ce qui
faisait dire à Pablo : « L’INEA [Institut national d’éducation des adultes] perd son temps avec les cours d’alphabétisation ; ils devraient simplement distribuer de
l’eau-de-vie ! »
Plaisanteries, railleries et ragots sont formellement
exclus entre les compadres : « Le compérage tue l’amitié,
car on ne peut plus plaisanter. » (Pablo Osorio, comm.
pers., 1989) Effectivement, mon voisin Miguel, avec
lequel j’avais développé des rapports de plaisanterie (voir
ci-dessus), changea immédiatement de ton quand je
devins parrain de son fils aîné. À chacune de nos retrouvailles, il me rappelait que nos relations devaient être
désormais empreintes de respect (-itsyo). Or, les Nahuas
multiplient les parrainages ; en plus de ceux, canoniques,
de baptême et de mariage, on étend l’institution à la
construction d’une maison, à la fin des études primaires
d’un enfant (clausuras), à une adduction d’eau potable,
etc. La modernité, loin de faire tomber le parrainage en
désuétude, en a multiplié les occasions. En outre, on
étend la parenté cérémonielle au père et à la mère du
principal intéressé et à ses frères et sœurs. Chaque couple
est donc entouré d’un vaste réseau de gens avec lesquels
ses rapports sont ainsi ritualisés et dont il peut espérer
l’appui en cas de besoin. C’est seulement au-delà de ce
réseau qu’il est licite de plaisanter.
57
RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, XL, NOS 1-2, 2010
CONCLUSION
Chez les Nahuas comme chez d’autres groupes, un
certain nombre de grands récits, mythiques et ethnohistoriques, fondent l’existence de la société en la définissant par rapport à l’univers, au surnaturel et aux autres
groupes qui l’entourent. Par exemple, l’histoire de
Sentiopil, l’Enfant-Dieu-Maïs, transmet le message du
caractère sacré de cette plante et de cet aliment. Le récit
des luttes gagnées contre les envahisseurs français et
contre des bandits de grand chemin, pendant la révolution, renforce la confiance en soi contre les agressions
extérieures. On y appuie le message à transmettre grâce à
l’inversion du récit par rapport au normal, à l’attendu, ce
qui provoque le rire : l’enfant-dieu vainc les ogres, les
Amérindiens triomphent d’adversaires supérieurs en
nombre et en armement.
Nous avons vu qu’il existe un autre type d’inversion,
interne au corpus, cette fois, entre les contes moraux,
d’une part, les contes d’animaux et les histoires de sexe,
d’autre part. Les premiers tendent à renforcer l’adhésion
aux normes du groupe en montrant les mésaventures de
ceux qui s’en écartent, comme l’homme paresseux, ou les
trois frères qui veulent devenir des messieurs de la ville :
on rit de leur sottise. Par contre, dans les histoires d’animaux, le joueur de tours se sert de tous les moyens pour
arriver à ses fins, contrevenant au besoin aux normes
sociales d’honnêteté et de réciprocité. Son excuse est sa
faiblesse : il serait aisément vaincu s’il jouait franc jeu ! Il
en va de même quand le joueur de tours est un humain,
amérindien ou femme (ou femme amérindienne) : on
s’esclaffe des ruses qu’il/elle invente pour rouler le patron,
le mari, l’homme qui la harcèle ou l’agresse, et même le
diable ! Ici l’inversion est la transgression des règles. Par
rapport aux contes moraux qui décrivent le doit-être, les
contes d’animaux et les histoires de sexe explorent le
peut-être, ce qui crée l’intérêt, et ils débouchent sur une
inversion des rapports de pouvoir, qui provoque le rire.
C’est la même opposition entre discours inversés
qu’on observe au sein des xochipitsaua. Un sous-ensemble
de poèmes chantés propose une vision idéale de la
construction d’un couple, depuis la première rencontre
jusqu’au mariage, tandis qu’un deuxième dépeint crûment les rapports sexuels et même certains corollaires
moins souhaités du mariage (Beaucage et Taller de
Tradición Oral 2009 : 308 suiv.).
Sur le plan des interactions quotidiennes, la plaisanterie (kejkeloua) se situe sur un continuum entre le respect de la préséance, lié à l’honneur (-uitsyo) et un
laisser-aller dont on pense qu’il mène à la violence anarchique (kuejmol). Quand une situation ou une relation
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peut devenir conflictuelle, on a le choix entre la sacraliser, par exemple en demandant à l’autre de devenir
parrain, et la dédramatiser, par l’humour. Ces deux solutions sont mutuellement exclusives. Dans ce contexte, la
plaisanterie peut être vue comme une solution de
rechange aux règles strictes et elle peut servir à désamorcer la violence. C’est la tendance que les Nahuas de
San Miguel croient observer dans leur propre société :
Quand je me suis mariée, dit une aînée, le soir des noces j’ai dû aller
avec les femmes à la cuisine faire des tortillas pour toute la famille.
Les femmes me surveillaient, absolument sérieuses. J’étais très
intimidée. Maintenant, elles se réunissent encore avec la mariée,
mais elles ne font que plaisanter ! (Elena Islas, comm pers., 1991)
Autrefois, aux champs, les vieux nous grondaient beaucoup, dit
un vieux paysan. Maintenant, on plaisante (R.Z., comm. pers,
1991). — Mais il ne faut pas passer la mesure, réplique un jeune
à qui je rapporte cette remarque. L’autre jour, on désherbait le
champ de maïs de mon père, on avait bu quelques rasades et on
est passé des histoires aux ragots [sexuels]. Jusqu’à ce que
quelqu’un crie : « ¡Kouat! (un serpent !) » On a terminé en
silence. (Eleuterio Salazar, comm. pers., 1985)
Le serpent est un envoyé des esprits chtoniens, protecteurs de la chasse et des récoltes, et qui se préoccupent
du comportement des humains. La première fois le serpent avertit, la deuxième fois il mord... Dans ce cas, son
apparition signalait qu’on avait passé les bornes : le rire a
aussi ses limites.
Notes
1. Suivant une règle largement acceptée aujourd’hui par les
autochtones et les chercheurs du Mexique, j’appellerai
« Nahuas » les membres du groupe ethnique dont les représentants (1,3 millions) se retrouvent sur une vaste étendue du
Mexique : du Veracruz au Guerrero, en passant par Puebla,
Tlaxcala et l’État de Mexico. Le terme « nahuat » désignera
plus particulièrement le parler et la culture propres à la partie
méridionale de la Sierra Norte de Puebla. Il se distingue
phonétiquement du langage qu’on parle au Mexique central
(« nahuatl ») par l’absence du phonéme /tl/, remplacé par /t/.
2. C’est d’ailleurs cette expression qu’ont choisie les membres du
Taller de Tradicion Oral de San Miguel Tzinacapan comme
titre pour leur recueil de récits ethnohistoriques (Taller de
Tradición Oral 1994).
3. Dans un ouvrage récent, nous avons analysé les métaphores
du corps dans ces deux types de xochipitsaua (Beaucage et
Taller de Tradición Oral 2009 : 308 suiv.)
4. Plus de cinq cents documents oraux ont été recueillis par le
Taller pendant cette période. Ils ont été enregistrés sur magnétophone, en nahuat, puis transcrits et traduits à l’espagnol par
les membres du Taller. Une trentaine ont été publiés (Taller de
Tradición Oral 1985-1991) ; des dizaines d’autres ont été
repris dans un livre de synthèse (Reynoso Rábago et Taller de
Tradición Oral 2006).
5. À la manière de Jean le Sot (Juan Tonto) du folklore européen.
6. Ainsi James Taggart a comparé les versions de divers contes
dans la Sierra de Puebla et dans un village d’Extrémadure et il
a montré qu’elles présentent des différences structurelles
importantes, reliées aux spécificités de chaque culture concernant les rapports de genre (Taggart 1997) ; de même nous
avons montré l’« indianisation » du conte de Jean l’Ours
(Beaucage, Taller de Tradición Oral et Boege 2004).
7. Car, pour les Nahuas, la cigale ne chante pas, elle pleure
bruyamment (tsajtsi).
8. L’opossum (Didelphis virginiana) habite les zones tropicales de
l’Amérique du Nord et du Sud. Seul marsupial d’Amérique,
c’est un « animal bon à penser » chez de nombreux peuples
amérindiens (voir López-Austin 1990). Les Nahuas lui attribuent d’avoir volé le feu à « La Vieille », aux temps mythiques,
et de l’avoir distribué parmi les humains (Pérez 1987d).
9. Le tequesquite est du carbonate de soude naturel, utilisé dans
la cuisine et la pharmacopée autochtones.
10. On m’a répété qu’ils contenaient des « choses peu convenables ». Les membres autochtones du Taller de Tradición
Oral estimaient visiblement que certains propos cadrent bien
avec l’ambiance joyeuse d’une noce, mais ne conviennent pas
à une publication. Je remercie Alfonso Reynoso-Rábago,
membre fondateur du Taller, de m’avoir fait parvenir, en 2008,
les textes manquants.
11. Comme les hispanophones appellent traditionnellement toutes
les Amérindiennes.
12. Il y a un parallèle saisissant avec un épisode du mythe rapporté par Clastres, où un grand-père veut abuser de sa petitefille, après l’avoir attirée en brousse. Dans ce récit également,
la gamine réussit à s’en tirer en esquivant l’attaque, et l’agresseur se retrouve avec le visage et les organes sexuels déchirés
par des épines (Clastres 1974 : 121).
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Shaputuan près du Mushuau-nipi (lac de la Hutte Sauvage, élargissement de la rivière George) lors du séminaire annuel organisé
par Aventures Ashini et la Corporation des Amis du Mushuau-nipi et auquel participa Rémi Savard, août 2010
(Photo de François Léger-Savard)
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