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Cours de Sémantique Argumentative

https://doi.org/10.51795/9786558693079

Livro que condensa os principais autores que desenvolvem a Semântica Argumentativa pelo mundo. Trabalho internacional que imbrica 7 países. Marco histórico nos trabalhos sobre a teoria, em seus mais de 50 anos. Acervo de noções basilares em Semântica Argumentativa.

COURS DE SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE Grupo de Investigações Semânticas e Discursivas GISD/CNPq 1 Division et organisation des chapitres Marion Carel Julio Cesar Machado Supervision de la révision technique Julio Cesar Machado Révision technique Louise Behe Marion Carel Corentin Denuc Julio Cesar Machado Enregistrement des Conférences de Oswald Ducrot Takako Okada Transcription des Conférences de Oswald Ducrot Diego Brousset Relecture et Correction de la langue française Louise Behe Corentin Denuc Relecture et Correction des transcriptions des Conférences Diego Brousset Équipe de traducteurs pour la langue française Elsa Mónica Bonito Basso Julia Lourenço Costa Vanise Dresch Lionel Antoine Féral Clarissa Navarro Conceição Lima Samuel Ponsoni Daniel Costa da Silva Carlos Vogt 2 COURS DE SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE DIRECTION GÉNÉRALE LOUISE BEHE MARION CAREL CORENTIN DENUC JULIO CESAR MACHADO 3 Copyright © Autoras e autores Todos os direitos garantidos. Qualquer parte desta obra pode ser reproduzida, transmitida ou arquivada desde que levados em conta os direitos das autoras e dos autores. Louise Behe ; Marion Carel ; Corentin Denuc ; Julio Cesar Machado [Orgs.] Cours de sémantique argumentative. São Carlos : Pedro & João Editores, 2021. 520xp. ISBN : 978-65-5869-307-9 [Digital] DOI: 10.51795/9786558693079 1.Sémantique argumentative. 2. Cours. 3. Linguistique . I. Título. CDD – 410 Capa : Petricor Design com pintura de Vyacheslav Saikov. Ano: 2000. Título: "Dialogue" Diagramação : Diany Akiko Lee Editores : Pedro Amaro de Moura Brito & João Rodrigo de Moura Brito Conselho Científico da Pedro & João Editores : Augusto Ponzio (Bari/Itália); João Wanderley Geraldi (Unicamp/ Brasil); Hélio Márcio Pajeú (UFPE/Brasil); Maria Isabel de Moura (UFSCar/Brasil); Maria da Piedade Resende da Costa (UFSCar/Brasil); Valdemir Miotello (UFSCar/Brasil); Ana Cláudia Bortolozzi (UNESP/ Bauru/Brasil); Mariangela Lima de Almeida (UFES/Brasil); José Kuiava (UNIOESTE/Brasil); Marisol Barenco de Mello (UFF/Brasil); Camila Caracelli Scherma (UFFS/Brasil); Luís Fernando Soares Zuin (USP/Brasil). Pedro & João Editores www.pedroejoaoeditores.com.br 13568-878 – São Carlos – SP 2021 4 COURS DE SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE PARTIE 1 : CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES SUR LA SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE Préface : La Sémantique argumentative – Marion Carel Leçon I Horizons de la signification Luiz Francisco Dias Leçon II Terminologie générale de la Sémantique Argumentative Oswald Ducrot Leçon III Sens, signification et référence Oswald Ducrot Leçon IV L’analyse du mot « porte » Oswald Ducrot Leçon V Comment classer les discours ? Oswald Ducrot Leçon VI La délocutivité Oswald Ducrot 11 21 41 51 57 65 73 PARTIE 2 : LA THÉORIE DES BLOCS SÉMANTIQUES (TBS) Leçon VII Les concepts d’aspect (normatif et transgressif), et d’argumentation (interne et externe) Lauro Gomes, Cristiane Dall’ Cortivo Lebler Leçon VIII Les relations entre aspects argumentatifs : les concepts de conversion, réciprocité et transposition Claudio Primo Delanoy Leçon IX La structure du texte et les éléments de la cohésion textuelle Giorgio Christopulos Leçon X Les concepts d'emplois constitutifs, emplois caractérisants, emplois singularisants, et la notion de décalage Giorgio Christopulos 85 101 111 119 5 Leçon XI Les quasi-blocs Marion Carel Leçon XII Le paradoxe Kohei Kida 125 135 PARTIE 3 : LA PRÉSUPPOSITION Leçon XIII La présupposition dans l’ADL Ana Lúcia Tinoco Cabral 147 Leçon XIV La présupposition dans la TBS Marion Carel 163 PARTIE 4 : LA CONJONCTION MAIS Leçon XV La conjonction mais discutée selon la vision des contextes d’usage Maria Helena de Moura Neves 177 Leçon XVI « Mais » selon Ducrot versus « mais » selon Carel : une comparaison critique et théorique Julio Cesar Machado 209 PARTIE 5 : LA GRADUALITÉ Leçon XVII Le modificateur déréalisant, le modificateur réalisant, le modificateur surréalisant et l’internalisateur María Marta García Negroni 231 Leçon XVIII La gradualité, une constante dans la Sémantique Argumentative Tânia Maris de Azevedo 245 Leçon XIX Gradualité et changement de sens Louise Behe 259 PARTIE 6 : L’ÉNONCIATION Leçon XX 6 Dictum et Modus : Débats historiques, nouvelles approches et analyses de la subjectivité dans la langue Marta Tordesillas 269 Leçon XXI La polyphonie selon Ducrot Patrick Dendale, Danielle Coltier 311 Leçon XXII L'ancien concept de l'énonciateur María Marta García Negroni 337 Leçon XXIII L’énonciation linguistique : fonctions textuelles, modes énonciatifs, et argumentations énonciatives Marion Carel 349 PARTIE 7 : AU-DELÀ DE LA SÉMANTIQUE LINGUISTIQUE Leçon XXIV Le langage gestuel et la gestualité du langage Carlos Vogt 375 Leçon XXV Lecture (alphabétisation et littérisme) : brèves réflexions basées sur des concepts de la Sémantique Argumentative Neiva M. Tebaldi Gomes 391 Leçon XXVI Sémantique argumentative et conflictualité politique : le concept de programme Zoé Camus, Alfredo Lescano 401 Leçon XXVII L’action en disant et l’attribution Corentin Denuc 415 PARTIE 8 : DES LIMITES THÉORIQUES : LES RELATIONS POSSIBLES ENTRE D'AUTRES AUTEURS ET LA SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE Leçon XXVIII La présence de Saussure dans l’Argumentation dans la Langue Leci Borges Barbisan la Théorie de 427 Leçon XXIX La question de l’énoncé chez Foucault et Ducrot Julio Cesar Machado, Jocenilson Ribeiro 437 Leçon XXX La Sémantique Argumentative et ses relations avec la Théorie du Langage d’Émile Benveniste Carmem Luci da Costa Silva 467 Leçon XXXI La théorie des actes de langage et la Sémantique Argumentative María Marta García Negroni 491 7 Leçon XXXII 8 Ducrot et Maingueneau : distanciations Samuel Ponsoni rapprochements et 505 PARTIE 1 : CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES SUR LA SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE 9 10 Préface La Sémantique Argumentative Marion Carel École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Fruit d’une vaste collaboration internationale, le présent ouvrage se propose d’introduire aux concepts fondamentaux de la sémantique argumentative. Fondée par Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot, cette manière de faire a pris, chez ces auteurs mêmes, diverses formes et a donné lieu, chez leurs anciens étudiants, à diverses théories. Pour présenter ce courant, je me propose d’en rappeler seulement trois moments : la découverte des opérateurs argumentatifs (Ducrot O. (1973) « Les Échelles Argumentatives », La preuve et le dire, Paris, Mame), la définition de l’acte d’argumenter (Anscombre J-Cl. et O. Ducrot (1983) « Perspectives », L’Argumentation Dans la Langue, Bruxelles, Mardaga), et l’introduction de la notion de bloc sémantique (Carel M. (1992) Vers une formalisation de la théorie de l’Argumentation Dans la Langue, thèse de troisième cycle, EHESS), notion que Ducrot et moi avons appliquée à de nombreux phénomènes linguistiques autour des années 2000, et dont le développement reste l’objet de mes recherches. 1. Les opérateurs argumentatifs Ce qu’a découvert Ducrot, et qu’il trouve inadmissible, c’est la divergence qui existe entre le raisonnement et le discours argumentatif. Nos arguments prétendraient conduire par la raison nos interlocuteurs à admettre telle ou telle conclusion, alors même que ces conclusions seraient inscrites dans la manière dont nos arguments présentent les faits et non dans les faits eux-mêmes. Les outils linguistiques de cette torsion seraient avant tout – Ducrot a ensuite élargi son point de vue, j’y reviendrai – les « opérateurs 11 argumentatifs », ces expressions telles que peu, un peu, presque, à peine, ne…que, qui introduisent une gradualité dans nos énoncés. L’exemple le plus spectaculaire est peut-être celui de presque et de à peine dont l’emploi donne lieu à des énoncés qui argumentent en sens contraire du raisonnement que permettraient les faits qu’ils décrivent. Prenons la déclaration suivante. Elle est d’un ministre de l’Intérieur français, Christophe Castaner, à propos d’une manifestation qui a eu lieu le samedi 5 janvier 2019 et de ses 50 000 manifestants : (1) Cela fait à peine plus d’un manifestant par commune. Donc on voit bien que ce mouvement n’est pas représentatif de la France. Factuellement, l’argument de (1) informe de ce qu’il y avait plus d’un manifestant par commune, calcul exact puisque la France comporte 36 000 communes. Ce ne sont cependant pas ces chiffres qui soutiennent l’emploi de donc dans (1). On notera en effet que, si on enlève l’occurrence de à peine de l’exemple (1) et qu’on réduit son argument au seul calcul arithmétique, l’enchaînement devient boiteux : *(2) Cela fait plus d’un manifestant par commune. Donc on voit bien que ce mouvement n’est pas représentatif de la France. C’est une évaluation inverse du nombre de manifestants qui amènerait à conclure que le mouvement n’est pas représentatif : (3) Cela fait moins d’un manifestant par commune. Donc on voit bien que ce mouvement n’est pas représentatif de la France. Autrement dit, introduite dans la phrase p=cela fait plus d’un manifestant par commune, la locution à peine construit un énoncé informant du même fait que p mais servant par contre les conclusions de non p. L’opérateur ajoute au fait décrit par l’argument de (1) une enveloppe argumentative inverse et c’est cette enveloppe qui l’emporte. C’est à l’emballage argumentatif que la conjonction donc est sensible, et non aux faits. Tout en supposant des calculs, tout en parlant de chiffres, l’argumentation de Christophe Castaner n’est qu’une mascarade de raisonnement. De manière générale, les opérateurs argumentatifs ont cette propriété de contraindre directement les conclusions possibles des 12 énoncés dans lesquels ils apparaissent, indépendamment des faits décrits. Cette contrainte sur la suite du discours découle des « échelles argumentatives » qu’ils construisent. Les opérateurs argumentatifs ont en effet cette propriété d’indiquer quel argument serait plus fort ou moins fort, c’est-à-dire finalement quelle autre phrase servirait la même conclusion. Ainsi, il est préfiguré dans la signification de peu qu’énoncés dans la même situation, Pierre a peu mangé et Pierre n’a pas mangé servent les mêmes conclusions ; de même, il est inscrit dans la signification de un peu qu’énoncés dans la même situation Pierre a un peu mangé et Pierre a mangé servent les mêmes conclusions. Ces contraintes ont pour conséquence que les argumentations comportant Pierre a peu mangé ou Pierre a un peu mangé à titre d’arguments ne reflèteront pas des raisonnements puisque ces énoncés, tout en apportant la même information, servent des conclusions opposées. Comme la locution à peine, peu et un peu ajoutent aux faits décrits un emballage qui transforme en mascarades les argumentations dans lesquelles apparaissent les énoncés qu’ils modifient. Un homme parfaitement honnête devrait bannir de son discours les opérateurs argumentatifs. 2. L’acte d’argumenter Anscombre et Ducrot ont cependant rencontré une difficulté technique qui les a conduits, progressivement, à étendre le potentiel argumentatif de la langue jusqu’au lexique lui-même. Observons par exemple l’opérateur argumentatif ne…que. Anscombre et Ducrot remarquaient que, selon l’appréciation que l’on fait du temps nécessaire pour le déplacement, il est possible de dire à quelqu’un qui doit aller à un rendez-vous aussi bien (4) que (5) : (4) Il est huit heures, inutile de te presser (5) Il est huit heures, presse-toi Un tel choix n’est plus possible si l’on introduit ne…que dans l’argument. Seul (6) est possible, l’emploi de ne…que empêche *(7) : (6) Il n’est que huit heures, inutile de te presser *(7) Il n’est que huit heures, presse-toi 13 Un énoncé de il est huit heures peut aussi bien appartenir à une échelle argumentative « plus on a de temps pour faire quelque chose » dans laquelle il est huit heures moins cinq serait un argument plus fort (c’est le cas dans (4)) qu’à une échelle argumentative « moins on a de temps pour faire quelque chose » dans laquelle l’argument plus fort serait au contraire il est huit heures cinq (cf. l’exemple (5)) : (8) Il est huit heures, et même huit heures moins cinq, inutile de te presser (9) Il est huit heures, et même huit heures cinq, presse-toi L’introduction de la locution ne…que contraint à choisir l’échelle argumentative « plus on a de temps pour faire quelque chose » de (4) et de (8), celle qui fait de il est huit heures moins cinq un argument plus fort que il n’est que huit heures : (10) il n’est que huit heures, et même huit heures moins cinq *(11) il n’est que huit heures, et même huit heures cinq Le choix de l’échelle « plus on a de temps pour faire quelque chose » imposerait ensuite de conclure inutile de te presser, comme dans (4) ou dans (8). Une difficulté apparaît cependant. Elle ne remet pas en cause la construction par ne…que de l’échelle argumentative « plus on a de temps pour faire quelque chose » mais le fait que cette construction impose la conclusion inutile de te presser. Imaginons, propose Ducrot, que l’interlocuteur croie ne plus avoir assez de temps pour aller à son rendez-vous et ait abandonné l’idée de s’y rendre. Il est alors possible de lui adresser (7) il n’est que huit heures, presse-toi pour le motiver à quand même y aller. Ce que la locution ne…que impose, ce n’est donc pas les conclusions possibles : c’est seulement l’échelle argumentative « plus on a de temps pour faire quelque chose ». Cette échelle peut ensuite autoriser la conclusion presse-toi tout autant que la conclusion inutile de te presser, selon le cheminement qu’on suit. L’erreur de la première description des opérateurs argumentatifs a été de limiter les argumentations à un argument et une conclusion, laissant ainsi penser qu’une fois l’argument déterminé, la conclusion l’est aussi. Faisant référence à Aristote, Anscombre et Ducrot proposent alors de dire que chaque argumentation repose sur un acte 14 d’argumenter consistant à associer l’argument à un cheminement permettant d’atteindre la conclusion. Plus précisément, ce cheminement serait assimilable à un principe argumentatif, garant du passage de l’argument à la conclusion et qu’ils appellent « topos ». Ces topoï auraient une forme graduelle – « plus on travaille, plus on réussit », « plus on est prudent, moins on a d’accident » – en ce sens qu’ils relieraient deux échelles argumentatives. Faire l’acte d’argumenter, et ainsi mener à une conclusion, ce serait placer le fait décrit dans une échelle argumentative puis appliquer un topos ayant cette échelle pour échelle antécédente. Les opérateurs argumentatifs ne contraindraient pas directement les conclusions des énoncés dans lesquels ils apparaissent ; ils contraindraient les topoï auxquels le locuteur peut recourir. On comprend alors la différence entre il est huit heures et il n’est que huit heures et l’action de l’opérateur argumentatif ne…que. Ne construisant pas d’échelle argumentative, faute d’opérateur argumentatif, l’énoncé il est huit heures peut être associé au principe (T1) comme au principe (T2) : (T1) « plus on a de temps pour faire quelque chose, moins on doit se presser pour la faire » (T2) « moins on a de temps pour faire quelque chose, plus on doit se presser pour la faire » et son locuteur en les mobilisant peut énoncer (4) il est huit heures, inutile de te presser comme énoncer (5) il est huit heures, presse toi. Par contre, l’énoncé il n’est que huit heures construit l’échelle « plus on a de temps pour faire quelque chose » et son locuteur ne peut donc pas mobiliser le principe (T2) : d’où notre première impression que *(7) il n’est que huit heures, presse toi est impossible. Il peut par contre mobiliser (T1) – d’où la possibilité de (6) il n’est que huit heures, inutile de te presser – mais également tout autre principe qui, comme encore (T3), a pour échelle antécédente « plus on a de temps pour faire quelque chose » : (T3) « plus on a de temps pour faire quelque chose, plus on doit essayer de le faire » 15 C’est en se fondant sur le cheminement (T3) que (7) devient possible, sur (T3) et non sur (T2) qui lui est interdit. De manière générale, les opérateurs argumentatifs ne contraignent donc pas les conclusions possibles. Ils construisent des échelles argumentatives qui, pour permettre l’acte d’argumenter, doivent s’identifier aux échelles antécédentes de topoï disponibles. L’orientation argumentative imposée par les opérateurs argumentatifs ne concerne pas tant, finalement, la suite du discours que cette qualité – « avoir du temps pour faire quelque chose » dans notre exemple – que l’opérateur ordonne. La continuation du discours dépendrait ensuite des topoï disponibles. Mais d’où proviennent ces topoï ? Anscombre et Ducrot les ont d’abord conçus comme des croyances partagées sur le monde. Les topoï « plus on travaille, plus on réussit » et « moins on travaille, moins on réussit » seraient des croyances à propos du Travail et de la Réussite, des croyances à propos de cette activité du monde que dénoterait le verbe travailler et de cette propriété des activités dans le monde que dénoterait le verbe réussir. Des croyances mêlées d’argumentativité car l’orientation des échelles ajoutent au Travail et à la Réussite une enveloppe argumentative. L’argumentativité de nos discours serait ainsi due aux opérateurs argumentatifs qui, nous l’avons vu, ajoutent à l’information apportée un emballage argumentatif, mais également aux topoï mobilisés : Pierre a un peu travaillé situerait le travail de Pierre dans l’échelle « plus on travaille » et favoriserait la conclusion il va réussir grâce au topos argumentatif « plus on travaille, plus on réussit » ; Pierre a peu travaillé situerait le travail de Pierre dans l’échelle « moins on travaille » et favoriserait la conclusion il risque de rater grâce au topos argumentatif « moins on travaille, moins on réussit ». 3. Les blocs sémantiques Ce qui a bouleversé la théorie de l’Argumentation Dans la Langue, c’est l’hypothèse, venue dans un second temps, que les topoï ne relient pas des propriétés ou des activités du monde. Ils ne constitueraient pas des croyances sur le monde mais représenteraient directement des liens entre les mots et seraient, pour certains du moins, inscrits dans la signification du lexique. Employer le mot travail, 16 sous la simple forme Pierre a travaillé, sans utiliser d’opérateur argumentatif, ce serait déjà peindre argumentativement son activité, ce serait déjà dire d’elle qu’elle mènera Pierre à la réussite, ce serait déjà dire il devrait réussir. L’argumentativité ne serait plus seulement le fait des opérateurs argumentatifs. Toute la langue serait argumentative et aucun de ses usages ne saurait empêcher la tromperie. Prétendument informatifs et raisonneurs, tous nos discours ne seraient qu’argumentations. Les opérateurs argumentatifs ne feraient que maintenir, intensifier, ou inverser l’argumentativité déjà présente dans le lexique. La gradualité n’a plus alors de rôle central. Le slogan de la Théorie des Topoï est que « tout énoncé est argument ». Le pas est important. Car il rend possible un nouveau questionnement, relatif maintenant, non plus à la seule rationalité de nos discours lors des mouvements conclusifs, mais à celui, bien plus général, de leur capacité à décrire le monde. Cette question ne se posait pas dans la première version de la théorie car l’argumentativité devait avoir un support, les opérateurs argumentatifs devaient s’appliquer à quelque chose : nos discours avaient un contenu informatif. Mais maintenant que l’argumentation ne se réduit plus à une enveloppe graduelle, l’informativité du lexique n’est plus nécessaire et la question de la capacité de nos discours à décrire le monde se pose. Continuant à s’éloigner de l’approche logiciste de la langue, Anscombre et Ducrot admettent alors que la signification linguistique ne contient rien d’informatif. Seul l’emploi de la langue pourrait être, selon Anscombre, référentiel, encore que, selon Ducrot, la plupart de nos discours seraient sur ce point trompeurs. Un nouveau problème apparaît cependant, et qui sera réglé par la notion de bloc sémantique : celui de l’indépendance des échelles des topoï et, corrélativement, celui du statut des topoï. Comment en effet définir les topoï comme des chemins, comment soutenir qu’ils garantissent le passage de l’argument à la conclusion, si la conclusion est déjà, comme le défendent Anscombre et Ducrot, dans le sens même de l’argument ? Comment distinguer une échelle du travail et une échelle de la réussite si la réussite dont il est question est inextricablement mêlée à la notion travail ? La Théorie des Blocs Sémantiques propose de prendre acte de cette interdépendance et de souder les échelles des topoï en un « bloc ». Plus d’échelle, et, du même 17 coup, plus moyen de distinguer dans nos argumentations un argument et une conclusion. La nouvelle unité est l’enchaînement argumentatif, dans son entier. Il est conçu comme un tout indécomposable et le slogan de la Théorie des Blocs Sémantiques est, non plus que tout énoncé est argument, mais que tout énoncé est paraphrasable par des enchaînements argumentatifs. Comme le prévoyaient Anscombre et Ducrot, certains de ces enchaînements prolongent l’énoncé étudié, comme dans la réponse de B dont l’emploi de Pierre est prudent évoque Pierre est prudent donc il n’aura pas d’accident : A : Je suis inquiet pour le retour de Pierre, on n’aurait pas dû le laisser repartir en voiture avec toute cette neige. B : (12) Ne crains rien, la route nationale aura été salée. Et puis Pierre est prudent. Mais certains énoncés évoquent également des enchaînements argumentatifs qui leur sont totalement intérieurs, comme (13) qui est paraphrasable par ce n’était pas utile donc Pierre ne l’a pas acheté : (13) je trouve que Pierre a été économe Cette hypothèse de paraphrase peut se lire dans les deux sens. Elle concerne les énoncés constitués d’un groupe sujet et d’un groupe verbal comme les enchaînements argumentatifs, constitués grammaticalement de deux propositions reliées par une conjonction argumentative. Elle défend que tout ce qui a la forme d’un jugement développe en fait une argumentation mais aussi que tout ce qui a la forme d’une argumentation constitue en fait un jugement unique. Dire Pierre a été prudent, c’est associer le nom propre Pierre à la caractérisation argumentative d’avoir-pris-des-précautions-à-causedu-danger et ainsi développer l’argumentation il y avait un danger et donc Pierre a pris des précautions. Mais inversement, dire il y avait un danger et donc Pierre a pris des précautions, c’est associer le nom propre Pierre à la caractérisation argumentative a-pris-desprécautions-à-cause-danger, c’est affirmer un jugement. Il n’y a plus de différence entre jugement et argumentation. La langue ainsi conçue est-elle encore trompeuse ? C’est ce que Ducrot a continué de conclure, étude après étude, même s’il gardait l’espoir, tout frégéen, qu’elle puisse être nettoyée et, rationnelle, 18 devenir ce qu’elle prétend être, à savoir informative. Mais la langue prétend-elle que la parole est informative ? Nos argumentations prétendent-elles être des raisonnements ? Pourquoi condamner les constructions linguistiques ? Pourquoi bouder notre plaisir de lire ? Pourquoi renoncer à ce que l’on peut appeler, avec Starobinski, l’acte heureux de parler ? Centré sur la Théorie des Blocs Sémantiques et ses notions, le présent ouvrage revient aussi sur les premiers travaux de Ducrot, seul ou avec Anscombre. Sont abordées la présupposition, la conjonction mais, la gradualité, l’énonciation, et cela aux différents moments de la sémantique argumentative. Il se termine par deux sections interrogeant les relations de la sémantique argumentative avec son extérieur, son extérieur du point de vue le langue – on pourrait voir là les premiers développements de ce que l’on pourrait appeler une pragmatique argumentative – et son extérieur théorique : il y est question de Saussure, de Benveniste, d’Austin, ces trois héros d’Oswald Ducrot. 19 20 Leçon I Horizons de la signification Luiz Francisco Dias Universidade Federal de Minas Gerais UFMG/CNPq, Brésil 1. Introduction Ce texte propose de présenter un bref panorama des points de vue sur la signification dans le cadre d’études du langage. Nous traiterons de la constitution des angles par lesquels la signification est abordée. Il s’agit d’angles théoriquement constitués, une fois que les phénomènes linguistiques ne sont pas des données naturelles. Les points de vue sous lesquels ils sont mis en évidence font partie de la constitution de ces phénomènes. Notre objectif n’est pas de développer une approche historique de constitution de ces points de vue théoriques, encore moins de présenter un éventail large ou exhaustif des modèles théoriques qui traitent de la signification. Au contraire, les approches présentées ici constituent plutôt des échantillons de regards sur la signification historiquement représentatifs de la diversité du champ des études sémantiques en linguistique. Pour cela, nous allons d’abord présenter quelques traits préliminaires de la conception de la signification, en cherchant des éléments historiques qui esquissent les idées de la signification dans la philosophie antique. Ensuite, nous présenterons quatre perspectives sur la signification dans l’horizon des études linguistiques. Enfin, nous ferons un bref bilan de la constitution de cet horizon d’études dans la linguistique. 2. Le champ d’études de la signification : les premiers aspects En latin, « signifier » est laisser entendre par des signes. Il s’agit d’une conception très large, à la fois dans des situations d’usage de langue et dans des situations qui n’implique pas une langue. 21 Dans le quotidien contemporain, le terme « signe » nous renvoie à des situations variées comme celles que nous présentons ci-dessous : On peut, par exemple, laisser entendre qu’un accident s’est produit sur une autoroute et désormais, on fournit des panneaux pour que les conducteurs qui prennent le même parcours soient informés du fait. À ce moment-là, on signifie avec des signes un événement ponctuel survenu avant l’établissement de la signalisation. Cependant, il y a des panneaux sur les autoroutes qui ne représentent pas un événement ponctuel. Ils sont installés en fonction d’une certaine fréquence d’événements dans le passé, comme la traversée d’animaux sauvages dans un passage déterminé de l’autoroute pour alerter les conducteurs. De cette manière, on laisse entendre que la traversée réitérée peut coïncider avec le moment de la circulation de leur automobile, alertant sur la nécessité de redoubler les soins de la conduite. Il y a des situations différentes des deux précédentes. Toujours dans des décors non-linguistiques, on a des signes dont l’émission n’est pas liée aux événements, ni ponctuels, ni réitérables. Beaucoup parmi eux nous laissent entendre, par exemple, l’interdiction de tourner à droite au carrefour d’une rue déterminée. Ce sont des signes disciplinaires de circulation dans une ville. Ils déterminent à l’avance comment l’événement doit avoir lieu. Ces trois exemples démontrent une certaine complexité de la signification. Il y a des questions fondamentales, devant cette densité du concept de signification : Que laissons-nous entendre au moyen d’un signe ? Comment pouvons-nous comprendre la relation entre le signe et les situations du monde ? Comment le producteur et le récepteur du signe participent-ils de leur signification ? Que signifie vraiment « laisser entendre » ? Lorsqu’on traite de la signification dans les langues, le champ de ces questionnements s’élargit et contracte de la densité. L’un de ces questionnements est mis en évidence : Que laissons-nous entendre au moyen d’une expression linguistique (des mots et des phrases en général) ? Au fil des siècles, différentes façons d’élaborer cette question ont été soulevées, différentes réponses ont été produites, de nombreuses questions subsidiaires à elle ont été posées. 22 Les études des significations développées dans la Linguistique et dans la Philosophie du Langage remontent aux débuts de la pensée philosophique. Les premières idées sur la signification ont été développées par les philosophes de la Grèce antique. Dans ce contexte, les pensées de Platon et d’Aristote sont mises en évidence. De façon assez résumée, des écrits de Platon, on peut comprendre que le langage verbal, plus particulièrement le nom, exprime l’essence d’une entité du monde sensible. Ceci donné, les entités peuvent être distinguées les unes des autres. Un vrai nom est celui qui représente une caractéristique essentielle d’une entité. La signification ne dérive pas de son identification avec les êtres extérieurs auxquels se réfèrent les mots, mais à l’idée de cette entité. Le mot est une vraie image de l’idée de l’objet, constituée par sa caractéristique essentielle. Si dans la signification nous laissons entendre à travers les mots, d’après Platon, cela surviendrait parce qu’on capte l’idée de ce qui existe dans le monde sensible. Cela rend possible que nous ayons un nom, un porteur de la substance (idée) d’une entité, commun à tous les objets individuels identifiés, comme des « portes » du monde, par exemple. Ainsi, nous nommons, et, donc, signifions, « porte » au moyen de son idée/substance. À son tour, d’après Aristote, il ne suffit pas que les noms signifient isolement, pour qu’ils puissent atteindre un mode d’adéquation dans l’expression d’un jugement dans les relations entre le langage et ce qu’il dit. Lorsque l’on produit la relation entre un nom et un verbe, c’est-à-dire, lorsque l’on produit une proposition, la relation de signification du nom s’altère. On a donc un jugement sur le monde. Et, avec cela, on a les conditions pour établir la vérité sur les entités du monde sensible. Toujours explorant les occurrences tournées vers la « porte », la proposition « La porte est une ouverture » produit un jugement de valeur. Cela nous fait voir ce qu’est l’entité « porte » ; ainsi que ce qu’elle n’est pas, comme dans « La porte n’est pas une ouverture » (pas vraie). De cette manière, les noms sont soumis à la prédication au moyen de verbes, lesquels attribuent des propriétés, des états ou des actions aux êtres. Dans sa conception, on prédique lorsque l’on déclare que 23 quelque chose sur un sujet est vrai ou pas-vrai en référence à un « état de choses ». Ces idées esquissées par les deux philosophes constituent des aspects fondamentaux du problème de la représentation. La question est dans la complexité de la relation entre le langage et le monde. Dans cet aspect, le concept de signe dans les langues acquiert une spécificité. Pour comprendre plus clairement le problème de la représentation, il faut observer les mots « complice », « associé » et « compagnon ». On peut dire qu’ils représentent, grosso modo, une personne qui s’associe à une autre (d’autres) en fonction de quelque chose en commun. Néanmoins, ces mots évoquent des différences parmi elles. Quand il s’agit d’un partenariat pour pratiquer un crime, on utilise généralement « complice ». Pourtant, quand ce partenariat implique une relation commerciale, on utilise généralement « associé ». À son tour, quand la tonique du partenariat réside dans une trajectoire ou dans une convivialité, le mot qui s’évoque communément est celui du « compagnon ». Ces mots laissent-ils entendre par ce trait en commun, ou par les différences évoquées ? Qu’est-ce que ces différences évoquent ? Sontelles apprises grâce aux lieux occupés dans la structuration des phrases ? Ou sont-elles perçues par les contextes X et Y ? Selon ces spécificités, on structurera les perspectives d’approche de la signification, dont on présente ci-dessous les échantillons. 3. Horizons de la signification : découpages pertinents Nous n’allons pas ici cartographier le champ des études de la signification, mais soulever des directions de premier plan dans ces études, sur lesquelles la Sémantique ou la Pragmatique se construisent en tant que disciplines linguistiques. 3.1. Perspectives de la référence Cette perspective sur la signification est ancrée dans la référence. En termes généraux, référer c’est produire une relation entre une expression linguistique et des entités du monde sensible. Cette relation est normalement conçue comme une représentation. De cette 24 manière, la référence serait une représentation des entités, promue par les expressions linguistiques. Certes, les philosophes trouvent de grandes difficultés à répondre précisément à la question fondamentale : « qu’est-ce qu’une entité ? ». Par exemple, dans « porte », on a une entité physique ; dans « raison », on a un concept abstrait ; dans « parking complet », on a une situation. Au lieu de parler d’« entités », beaucoup parlent d’éléments extérieurs au langage, c’est-à-dire, ce dont nous parlons lorsque l’on parle une langue. De cette manière, le référent serait représenté dans le langage. Ainsi, il est courant de trouver dans la philosophie la conception selon laquelle la signification d’une expression linguistique serait le référent lui-même. Parmi les philosophes qui abordent le langage, il faut souligner le nom de Frege, pour qui les expressions linguistiques n’établissent pas de relation directe avec les référents. D’après lui, elles ont pour sens des concepts et c’est à travers eux que l’on fait la référence. Par exemple, « capitale de la France », « siège de l’UNESCO », et « capitale européenne baignée par la Seine » sont des expressions linguistiques qui expriment chacune un concept différent pour se référer à la ville de Paris. Dans la perspective de Frege, les concepts équivalent aux sens, et ce sont des modes de présentations des entités extralinguistiques. Lorsque l’on articule une expression linguistique du type nom ou syntagme nominal à un prédicat, on a une phrase, a proposé Frege. Voyons : le nom « Paris », lorsque l’on articule avec une déclaration prédicative du type « a comme attraction touristique la Tour Eiffel », constitue comme une phrase. Si cette articulation est vraie, on a les conditions pour la référence de l’expression. De cette manière, au-delà de contracter un concept (sens), « Paris » contracte une référence, en raison de la vérité constituée par ce qui est dit sur elle dans le prédicat. Encore selon Frege, le concept n’est pas individuel, mais partagé socialement, et c’est à travers lui que l’on arrive à un même référent pour tous ceux qui partagent ce concept. De cette manière, le concept de « Paris », partagé socialement, nous permet de situer un référent via, par exemple, « a comme attraction touristique la Tour Eiffel », en constituant les conditions de vérité du nom « Paris ». Dans cette direction, dans le champ de la philosophie du langage et de la logique, l’étude de la signification s’inscrit, à grande échelle, dans les conditions de vérité des phrases. Dans le champ de la linguistique, à son tour, les sémanticiens, qui ancrent leurs recherches 25 dans le concept de la référence cherchent à développer un engagement à expliquer empiriquement comment se fait l’attribution de sens aux expressions linguistiques. Dans ce cadre, l’une des tâches les plus importantes serait celle d’explorer les articulations systématiques internes et externes à la phrase, afin de démontrer que la composition structurale des phrases produit des conditions de vérité. Prenons la phrase (1) suivante : (1) La porte Y est ouverte. Sa signification est due à la relation qu’elle établit avec les trois phrases suivantes, par exemple : (a) Il y a un monde X où il y a des portes par où les personnes peuvent traverser (b) Des portes du monde X peuvent se présenter ouvertes ou fermées (c) Au moins une des portes du monde X se trouve ouverte Ces trois constructions linguistiques constituent des conditions de vérité pour la signification de « la porte est ouverte ». Ainsi, ce qui donne du soutien à la signification ce sont les relations articulées par les nexus sémantiques d’ordre logique. La vérité de (a), (b) et (c) assurent la vérité de (1) « la porte Y est ouverte ». Nous avons vu que (a), (b) et (c) fonctionnent comme de vraies « fondations sémantiques » pour la phrase (1). En revanche, la construction (2) Pedro est passé par la porte Y. établit aussi une connexion avec notre phrase (1). Dans ce monde X, si quelqu’un franchit une porte, c’est parce qu’elle est ouverte. Donc, la vérité de (2) amène la vérité de (1). Ainsi, la vérité de (1) est nécessaire pour que (2) soit aussi vraie, c’est-à-dire, pour que (2) puisse être une expression qui laisse entendre quelque chose dans les sphères d’usage de la langue portugaise. Notez que la signification de cette perspective est conçue par les possibilités de nexus que les expressions linguistiques acquièrent dans la référence aux entités de mondes possibles. 26 Les tâches de ces linguistes qui se consacrent à l’étude de la référence sont donc centrées sur la relation entre les expressions linguistiques et ce à quoi elles référent, des entités soit du monde réel, soit de mondes fictifs, soit de mondes possibles, bref. Pour cela, on cherche à comprendre la compositionnalité de la phrase du point de vue sémantique. Par exemple, ayant (a), (b) et (c) comme base, on peut avoir (3) quelques portes sont ouvertes (4) plusieurs portes sont ouvertes comme de vraies phrases, car elles sont soutenues par des nexus sémantiques nécessaires avec (a), (b) et (c). D’un autre côté, la phrase (5) aucune porte n’est ouverte n'établit pas de nexus sémantique de vérité avec notre ensemble de phrases, car elle est en contradiction avec « Au moins une porte est ouverte » (c). De cette façon, les études qui s’appuient sur le concept de référence, pour constituer leurs modèles d’analyse sémantique, peuvent expliquer comment les pronoms indéfinis entrent dans la composition des syntagmes nominaux. Bref, si un locuteur est capable de comprendre une phrase et de se faire comprendre, c’est parce qu’il appréhende, même inconsciemment, les nexus de signification qu’elle établit, devant une référence, d’un côté, et les articulations des éléments constitutifs de l’unité de la phrase, de l’autre côté. De cette manière, connaissant la signification, le locuteur saurait dans quelles conditions la phrase sera vraie ou fausse, mettant en relation le langage et le monde. Dans cette approche de la signification, ancrée dans la référence, l’engagement des expressions linguistiques est uniquement celui de représenter. L’analyse sémantique se concentre sur une rationalité représentative. Les sémantiques formelles se constituent de façon générale sur cette focalisation. La perspective que nous présenterons ensuite développe un autre focus sur la constitution du champ d’études de la signification. 27 3.2 Perspectives des actions situées L’un des noms qui formulent les bases de cette tendance est Strawson. D’après lui, en lignes générales, la référence ne serait pas issue d’une rationalité constituée dans l’expression linguistique. Dans sa conception, elle est déterminée par l’usage de la langue, c’est-à-dire, ce sont les locuteurs qui feraient la référence lors de l’exercice de la langue. La signification qui émane des expressions linguistiques est conventionnelle et requiert un contexte pour se réaliser. De cette façon, selon lui, on ajoute à la signification le temps, le lieu, la situation, l’identité du locuteur, les sujets d’intérêt dans l’interlocution et les histoires personnelles des interlocuteurs. Quoique l’usage ajoute une contextualisation, elle ne se matérialise jamais linguistiquement. En d’autres termes, la contextualisation fait partie de la signification et de l’usage, mais elle ne fait pas partie de ce qui est dit, c’est-à-dire, de ce qui est effectivement dit, car elle joue comme un implicite. Cette compréhension de la signification s’est répercutée au moins dans deux architectures d’analyse : La première a été formulée par Searle, avec la notion de force illocutionnaire. Observons les énoncés ci-dessous. (6) La porte est ouverte (demande de fermer la porte) (7) La porte est ouverte (plainte qu’elle ne soit pas fermée) (8) La porte est ouverte (invitation pour entrer) Selon l’approche de Searle, ils partagent le même contenu en termes d’état de monde, c’est-à-dire, la même proposition (une porte qui se trouve ouverte). En outre, ils présentent la même matérialité linguistique. Néanmoins, ils présentent des forces illocutionnaires différentes. Cela signifie qu’ils participent, chacun d’eux, en réalité, d’un événement d’usage, et dans chaque événement, il y a un acte de langage différent : demander, ordonner et inviter, respectivement. Dans cette approche, la « condition linguistique » serait une convention capable de représenter une appréhension d’un état de choses du monde (la porte est ouverte). Cependant, c’est l’usage qui « forge » l’appréhension pour la réalisation de la signification, dans la mesure où se produit l’énonciation de l’acte de langage. De cette manière, l’objet empirique des études de la signification est l’énoncé, et non la phrase, puisque c’est à ce niveau que l’acte de 28 parole est déterminé. Dans la perspective précédente (3.1), comme on l’a vu, le concept de la phrase est centré dans la forme linguistique, basée sur la capacité à s’articuler dans l’appréhension de la référence. En revanche, dans le concept de l’énoncé, les variables contextuelles qui soutiennent l’acte de dire constituent la base de la distinction entre un énoncé et un autre. D’où le fait que (6), (7) et (8) sont constitués dans des énoncés différents, bien qu’ils partagent la même matérialité syntaxique, en termes de phrase. Searle a trouvé chez Austin la conception que l’on fait quelque chose ou que l’on agit lorsque l’on parle. La conception d’un acte illocutionnaire a été conçue par Austin comme une action que l’on produit en disant x ou y. Lorsque l’on parle, on est, par exemple, en train d’avertir, de protester, de promettre, de louer, d’exiger, d’informer, etc. Ce n’est que lors de l’énonciation que l’on détecte ces actes, car ils dépendent des variables de contextualisation mentionnées cidessus. Ainsi, comme Strawson l’avait prévu, les conditions pour la configuration d’un acte de parole agissent dans l’implicite. La deuxième architecture a été développée par Grice. Il met en relief le rôle de l’implicite, du non-dit, de la signification, et développe aussi le caractère indirect du dire, soulignant le rôle de l’interaction entre le locuteur et l’interlocuteur. Observons la situation de parole ci-dessous : Au milieu d’un dialogue tendu, menant à un désaccord, quelqu’un dit à son interlocuteur : « la porte est ouverte ». Dans la perspective de Grice, ce qui est laissé à entendre ne découle pas exactement des conditions de vérité de la phrase, notamment parce qu’il importe peu qu’il y ait vraiment une porte ouverte dans l’environnement de discussion. Il s’agit de faire signifier la phrase indirectement. La signification de l’énoncé est focalisée dans l’expulsion de l’interlocuteur. Ou encore, dans un autre contexte, dans un dialogue entre patron et salarié, face à une revendication de bas salaire, le salarié reçoit comme réponse « La porte est ouverte ». On peut déduire, dans ce cas, la suggestion d’une demande de licenciement. De manière encore plus indirecte, deux personnes parlent de la commodité d’investir dans une relation sérieuse sans une connaissance plus approfondie du (de la) partenaire. Dans le cadre du dialogue, l’un des interlocuteurs affirme : « Chien fou n’entre pas dans 29 les portes fermées ». Dans la conception de Grice, le conseil que l’interlocuteur du dialogue capte, à partir de cet énoncé, a comme support une sorte de « contrat » de coopération sociale auquel on se soumet implicitement. Par ce principe de coopération sociale, on comprend que l’autre cherche à fournir un indice pour la compréhension. Dans ce cas, l’interlocuteur comprend que, de même qu’il doit se prémunir contre l’entrée de chiens fous dans une maison, en gardant les portes fermées, de même il vaut mieux prendre des précautions et on ne doit pas investir dans des relations sérieuses sans connaître adéquatement le ou la partenaire. Le point de vue de Grice soumet la force illocutionnaire de l’énoncé à l’interaction entre les interlocuteurs, en destituant l’importance de la matérialité linguistique dans la constitution de la signification. La composition de la phrase est superposée par l’articulation entre les acteurs de l’interlocution. 3.3 Perspectives de l’activité cognitive Dans cette perspective, la signification est conçue comme une activité, à la fois d’ordre linguistique et d’ordre cognitif. L’accent mis sur le concept d’activité peut être compris par l’importance de trois termes courants dans les études qui présentent les supports cognitifs : la conceptualisation, la catégorisation, la référenciation. Ces trois termes désignent des activités axées sur les processus mentaux. Les conceptions de cadre et de métaphore sont essentielles, ainsi que la redéfinition de la conception du contexte. 3.3.1 La conceptualisation, la catégorisation, la référenciation Nous élaborons des représentations mentales et conceptualisons le monde sans cesse. Conceptualiser est un processus de construction, à partir d’expériences de perception de notre implication dans le monde. Pour cela, les études de ligne cognitiviste parlent d’une conceptualisation pour indiquer le processus qui consiste à conceptualiser et élaborer des représentations mentales de tout ce avec quoi nous entrons en contact. Par exemple, la perception de permanence et de maintien, depuis longtemps stabilisée dans la signification du verbe « rester », coexiste 30 avec la perception de la non-permanence, de courte durée1. Et ainsi, petit à petit, il y a une nouvelle stabilisation sociale de sens, avec un nouvel encadrement, lorsqu’elle est associée à la relation, généralement sexuelle, entre les personnes. Deux processus conceptuels coexistent dans le même signifiant (« rester »). Les expériences de perception des mouvements, poids, positions, etc., issues de notre implication dans le monde, nous conduisent à abstraire et produire des concepts qui sont des représentations que nous faisons dans l’esprit. La catégorisation est une activité de production d’encadrements basés dans ces concepts. Les catégories se stabilisent sur la base du consensus social. Nous pouvons prendre comme exemple le nom de « planète ». En 2006, l’Union Astronomique Internationale (UAI) a « retiré » Pluton de la catégorie de planète, comprenant que, bien qu’elle soit une étoile dont l’orbite est autour du soleil, son orbite « accepte » le partage de plusieurs étoiles plus petites, perdant ainsi son autonomie. Cette perception du monde dans lequel Pluton est constitué produit des distinctions, des classifications et des désignations. Dans ce cas, Pluton devient cognitivement catégorisé comme une « planète-naine ». Dans cette perspective, au lieu de la référence, nous avons la référenciation, c’est-à-dire, l’activité de production de référence. L’un des points de départ de cette conception est que les unités linguistiques sont soumises à une indétermination sémantique. D’un autre côté, les entités du monde extralinguistique ne sont pas délimitées par leur nature. En d’autres termes, le monde empirique n’est pas délimité en lui-même, ce n’est pas quelque chose de prêt à recevoir les désignations, selon cette perspective. C’est l’activité cognitive qui détermine par le discours l’identité de ces entités. De cette manière, la référenciation est un processus qui détermine l’existence d’entités dans le discours. La construction discussive de la référence peut être exemplifiée par les expressions de circulation récurrente dans l’année de 2020 : la pandémie actuelle, la crise sanitaire, l’infestation virale, la maladie du corona2 (informelle). Ces expressions sont représentatives de Dans la culture brésilienne, « rester avec quelqu’un » signifie embrasser quelqu’un sans avoir une relation sérieuse. 2 Une abréviation utilisée au Brésil pour se référer de manière informelle au coronavirus. 1 31 différentes expériences de perception d'un fait d'une grande pertinence. Sachant que l'activité de catégorisation, dans cette perspective, est de nature cognitive, quelque chose de la construction de la connaissance dans l'esprit, la référenciation introduit dans les discours sur l'année 2020 ce fait, conçu à partir de différents points de vue sociaux : de la portée, de la configuration sociale, de la contamination, de l’agissement du virus dans le corps. Ainsi, dans la perspective de la référenciation, l'expression linguistique se focalise sur un aspect du fait. Dans ce cadre, deux concepts se font remarquer dans la perspective cognitive de la signification : le cadre et la métaphore. 3.3.2 Cadre Selon Fillmore, les expériences de l’individu dans les relations sociales sont structurées sous forme de schémas mentaux. Selon lui, chaque fois que nous réalisons ou assistons à une négociation d'achat et de vente, cela implique quelqu'un qui achète, quelqu'un qui vend, un objet de vente et un prix. Ces récurrences forment une scène dans laquelle nous abstrayons les personnes et les objets réels d'innombrables occurrences. Cette scène s'applique à tous les cas d'achat et de vente. Nous avons donc le germe d'un cadre. Ce serait quelque chose comme un cadre mental qui correspond à tout ce qui concerne la scène : des personnes qui vendent, des personnes qui achètent, des valeurs d’objets, etc. De cette même manière, nous pouvons comprendre le mot « porte » par son cadre. Il évoque des scènes dans lesquelles sortir, entrer, ouvrir, fermer sont schématiquement encadrées dans notre système de connaissance, de nature cognitive. Ce « cadre » présuppose des décors effectifs de personnes qui entrent et sortent par des portes, et qui ouvrent et ferment des portes. Pour cette raison, Fillmore soutient que les expériences sont structurées en schémas de connaissance dans l'esprit. Un cadre peut être esquissé en fonction de prototypes. Un exemple de Fillmore est le « petit-déjeuner ». Une scène où quelqu'un prend du café avec du pain à 8 heures du matin est prototypique, mais le cadre atteint également une scène où une personne qui vient de se réveiller à 13 heures et qui boit du café avec du pain, ainsi qu'une 32 personne qui mange de la viande à 6 heures du matin. Une relation complexe entre le temps, le type de nourriture et la séquence du réveil fait partie de ce schéma. Enfin, dans l’approche de Fillmore, le cadre structure la signification dans la langue. En même temps, les mots évoquent un cadre, dans les activités de signification. 3.3.3 Métaphore Cette relation cognitive de passage de l’expérience de décors réels à des scènes abstraites est également fondamentale dans l'approche de Lakoff. Son idée de base est que la métaphore est une relation entre un domaine conceptuel d’origine et un domaine conceptuel de destination, réalisée dans le système cognitif. Prenons le mot « porte », notre principal paramètre de compréhension contrastive entre les perspectives de la signification. Pour cela, nous apporterons à nouveau l’occurrence (1). (1) La porte Y est ouverte. On peut avoir, comme domaine d’origine, la conception d’une porte comme un objet physique qui se trouve dans une position déterminée, sur le point de permettre le passage d’un point à un autre dans un certain état de monde. À son tour, on peut avoir, dans le système cognitif, dans le domaine de destination, les occurrences comme : (9) Les portes de l’espoir s’ouvriront vers vous. (10) Après que j’ai suivi la formation, beaucoup de portes se sont ouvertes pour moi. (11) La porte vers l’avenir est en soi-même. Dans ces occurrences, « porte » est utilisée par analogie à l’usage montré en (1). En effet, les occurrences de (9) à (11), on peut récupérer l’idée d’ouverture comme une passerelle. Néanmoins, il y a une abstraction de la métaphore. Dans les trois usages, il ne s’agit ni d’un objet physique ni d’un passage entre des lieux physiquement détectables. 33 En effet, dans le domaine d'origine, la focalisation d’expériences centrées sur une passerelle est transférée pour concevoir le passage d'un état de vie à d'autres plans d'expérience, que ce soit dans la sphère personnelle ou professionnelle. Dans cette perspective, Lakoff déplace la conception classique de la métaphore comme figure de style vers un type de structure cognitive. Elle est, à son avis, fondamentale pour la compréhension de la polysémie, conçue comme une base du langage. 3.3.4 Nouvelle approche du contexte Dans la perspective des actions situées (3.2), en général, le contexte est conçu comme un élément statique, avec des dimensions spatiales, temporelles, culturelles, interpersonnelles. Les expressions linguistiques sont ancrées dans ces dimensions pour acquérir les possibilités de réaliser des significations pour la référence. Le contexte est une dimension non linguistique. La perspective de l'activité cognitive, au contraire, ne sépare pas le langage du contexte. Dans les études de cette perspective, en général, le contexte est structuré et non une dimension extérieure à l'activité linguistique. Cela signifie que les catégories sont déjà structurées sous l'activité de contextualisation. La catégorisation est une activité de rassemblement du linguistique dans des dimensions contextuelles. Ainsi, comprendre les activités de catégorisation, de conceptualisation et de référenciation, c'est comprendre, sous le biais cognitif, le contexte de / dans l'activité de langage. Sous ce biais, la constitution du cadre est « contextuelle » en ellemême, c'est-à-dire que les dimensions spatiales, temporelles, culturelles, interpersonnelles sont constitutives des expériences qui structurent le « cadre » cognitif de soutien de l'expression linguistique. De la même façon, la transition de domaines conceptuels, qui soutient la large polysémie du linguistique, dans l'approche de la métaphore, est conduit par ces dimensions. On a donc vu que la question fondamentale des approches cognitives réside dans les structures et processus conceptuels impliqués dans la construction du signifié. L'accent n'est pas mis sur les conditions de vérité dans la constitution de la référence, ni sur les actes de langage dans des situations d'interaction, comme on l'a vu. À 34 son tour, l'unité d'analyse des études cognitives n'est pas la phrase, conçue dans sa structuration organique, comme dans la première perspective présentée ici, ni l'énoncé, conçu comme un acte de parole, mais les expressions lexicales. 3.4 Perspectives de la dynamique énonciative Les approches de la signification dans cette perspective présentent un regard sur l'énoncé comme distinct des perspectives qui étaient auparavant présentées comme des « actions situées ». L'un des fondements de cette distinction réside dans la conception de la dynamique énonciative. Ici, au lieu de focaliser sur les formes de la structure des phrases, on se concentre sur la formation des expressions linguistiques ; au lieu d'observer les énoncés en contexte, on focalise sur les énoncés en réalisation ; au lieu de privilégier l'activité cognitive du dire, on focalise sur les domaines de mobilisation du sens. Enfin, il s’agit d’une perspective qui cherche à comprendre les différentes nuances de la dynamique du dire. Le champ d'étude de l'énonciation aux XXe et XXIe siècles est coupé par plusieurs tendances dans le traitement de la dynamique énonciative. Plusieurs chercheurs de différents pays se sont consacrés au développement de modèles dans ce sens. Ici, nous présenterons seulement trois exemples d'approche des dynamiques énonciatives, développées par C. Bally, E. Benveniste et O. Ducrot / M. Carel. 3.4.1 Un modus dans le dictum Selon Bally, le sujet parlant participe activement à la constitution de sa phrase, non seulement dans la formulation d'un dictum, mais aussi en y imprimant une façon de dire (modus). Cette façon de dire peut provenir de jugements, évaluations, désirs du sujet, liés à ce qu'il est en train luimême de dire dans la phrase. De cette manière, soutient Bally, tout en énonçant, en même temps que nous présentons un « contenu », nous manifestons une réaction aux représentations de ce contenu. Dans ce sens, selon Bally, quand on parle de « porte », on veut qu'elle soit ouverte, ou alors fermée, on doute que quelqu'un y entre, on est heureux que quelqu'un soit parti par elle, on espère que 35 quelqu'un la fermera, et ainsi de suite. Cette réaction à la représentation d'une porte constitue donc une dynamique énonciative, c'est-à-dire, une modalité de participation du parlant à sa parole. Ainsi, il y aurait une mobilisation constitutive de la subjectivité dans la réalisation de la langue. Bally nous amène à observer que nous appréhendons ce qu'est une entité quelconque lorsque l’on est capable d'énoncer une vision sur cette entité, c'est-à-dire lorsque l’on acquiert une manière de se situer par rapport à la représentation de cette entité. Comment sait-on ce qu'est un oiseau ? demande Bally. Voici la réponse : on appréhende un oiseau par son chant, par le lieu où il vit, par la beauté qui nous enchante, par les caractéristiques qui marquent son « histoire biologique », par la définition morphologique qui le classe dans l'espèce, dans le royaume, etc. Ce sont quelques-unes des perspectives que l’on doit capter et à la fois énoncer ce qu'est un oiseau. Quoi qu'il en soit, la dynamique énonciative serait la base de la signification de l'oiseau. 3.4.2 Du mode sémiotique au mode sémantique La langue se met à jour dans le discours, défendait Benveniste. L'énonciation serait la dynamique du passage de la langue au discours, et c'est dans ce passage que la langue se manifeste. Dans cette dynamique, la langue garde, ajoutée à sa base signifiante, la signifiance du signe, conçue comme la distinction entre un signe et un autre. Ce serait le mode sémiotique de la signification, constitué sur le plan des formes linguistiques. Lors de l'énonciation, c'est-à-dire, dans le passage de la langue au discours, entre le mode sémantique de la signification. Dans l’instance du discours, les signes commencent à produire des références spécifiques ajoutées au temps, à l’espace et aux référentiels de personne. Dans ce sens, le signe « porte », dans le mode sémiotique, serait conçu comme distinct de « fenêtre », par exemple. Bien que les deux soient des ouvertures dans une certaine pièce, la porte est conçue pour le passage de personnes, différemment d’une fenêtre (même si quelqu'un peut éventuellement sortir d’une pièce par la fenêtre). Dans la mesure où des locuteurs spécifiques expriment (12) La porte de ma maison est restée ouverte. (13) Qui a ouvert cette porte ? 36 (14) Le restaurant du coin a fermé ses portes. on passe au mode sémantique de la signification, précisément parce que « porte » acquiert des spécificités dans l'énoncé, relatives à la personne qui a énoncé, et au temps et à l'espace de l'énonciation. Les coordonnées de la personne, du temps et de l'espace de l'énonciation déterminent le mode sémantique de la signification, fournissant les conditions de la référence. Donc, dans ce biais théorique, ce qui est énoncé signifie, en partie, par la stabilité de sens du signe, reconnu par l’ensemble des membres d'une même communauté linguistique (mode sémiotique), et, en partie, par un point de référence construit à partir de la relation de chaque locuteur avec la langue (mode sémantique). L'analyse d'un énoncé, en tant qu'instance de la langue, impliquerait simultanément la reconnaissance de la structuration linguistique dans les signes et le fonctionnement de la langue dans le discours. Dans ce fonctionnement, l’appareil formel d'énonciation est activé par le locuteur fournissant la référence. Celle-là est la dynamique énonciative de la signification, dans le cadre de la pensée de Benveniste. 3.4.3 Argumentation Dans le biais d’approche de Ducrot et Carel, la conception de dynamique énonciative est développée par l'argumentation linguistique. Ducrot propose qu'une entité linguistique évoque des discours ou modifie des discours associés à d'autres entités. Lorsque l’on parle, d’après Carel, on fait un discours, c'est-à-dire qu’on entrelace les mots dans un certain ordre. Dans la discursivisation, les expressions linguistiques acquièrent des liaisons avec les schémas argumentatifs. Observons notre exemple de décor récurrent, lié à la « porte », pour comprendre cet entrelacement du terme dans les schémas argumentatifs. Dans un schéma argumentatif, une expression linguistique est un argument pour en conduire à d'autres qui peuvent être associés dans une certaine direction. L'analyse explicite les aspects du ciblage, à travers les connecteurs « donc » et « pourtant » : 37 x DONC y x POURTANT z Nous allons faire un exercice de projection de ce schéma argumentatif dans des occurrences courantes de la langue. La signification de porte ouverte est sans doute soutenue argumentativement par : (15) PASSAGE LIBRE DC POSSIBILITÉ DE CIRCULATION DE VENT (16) PASSAGE LIBRE DC ENTRÉE POSSIBLE (non fermée) (17) PASSAGE INTERROMPU PT ENTRÉE POSSIBLE POUR LES PERSONNES (fermée) (18) PORTE OUVERTE DC LIBRE POUR LES PERSONNES ET LES CHIENS D'ENTRER (non fermée) (19) PORTE OUVERTE PT LES CHIENS NE PEUVENT PAS ENTRER (fermée) À son tour, la signification de la porte fermée peut être soutenue argumentativement dans : (20) PASSAGE INTERROMPU DC ENTRÉE INTERDITE (verrouillée) (21) PASSAGE INTERROMPU PT ENTRÉE POSSIBLE POUR LES PERSONNES (non verrouillée) (22) PORTE FERMÉE DC LES PERSONNES ONT BESOIN D'UNE CLÉ POUR OUVRIR (verrouillée) (23) PORTE FERMÉE PT LES PERSONNES PEUVENT TOURNER LA POIGNÉE ET ENTRER (non verrouillée) Ces enchaînements nous indiquent que la signification des deux expressions linguistiques est configurée dans l'entrelacement argumentatif. En effet, « porte fermée » peut être synonyme de « porte ouverte », du point de vue de l’énonciation. Ce qui distingue la signification des entités linguistiques, en dernière analyse, ce sont les orientations du dire. Donc, la relation entre l'expression linguistique et la dimension factuelle ne fait pas de distinction significative entre «porte fermée » et « porte ouverte ». Ces expressions ne sont pas en mesure de nous informer sur la réalité de l'ouverture ou de la fermeture des portes. Cette direction argumentative révèle la dynamique énonciative qui caractérise la perspective actuelle de la signification. Selon Carel, 38 argumenter est une fonction première de nos énoncés et est à la base de leur signification. Chez Bally, on a vu que la dynamique qui génère la production de l'énoncé se trouve dans la réaction d'un sujet aux représentations qu'il présente dans sa parole. Chez Benveniste, cette dynamique se retrouve dans une transformation de la langue en discours, dans laquelle le mode sémiotique de signification atteint un mode sémantique de signifier. À son tour, chez Ducrot et chez Carel, la dynamique qui génère la production de l'énoncé se situe dans l'argumentation de l'énoncé lui-même. Dire, c'est se déplacer selon les orientations de ce qui est dit, puisque les sens des expressions linguistiques elles-mêmes se forment en vue de l'articulation de schémas argumentatifs auxquels elles contractent leur appartenance. Dans cette perspective, donc, on regarde l'énoncé pour voir l'énonciation, configurée dans ces dynamiques énonciatives. 4. Considérations finales On a vu, à travers cet échantillon d'approches de signification, à quel point les champs de la sémantique et de la pragmatique sont fertiles. Dans ces horizons, « laisser entendre » par les langues est un défi à plusieurs dimensions. À cet horizon, les langues sont mises en valeur dans leur matérialité constitutive : leurs unités et leur capacité d’organisation syntaxique et textuelle. Quel est le rôle de cette matérialité dans la constitution de la signification ? Aussi à cet horizon se trouvent les personnages de l'intrigue linguistique : des locuteurs, des écrivains, des auditeurs, des lecteurs. Ce sont des sujets de connaissance, actifs dans des positions sociales, déployés chez des locuteurs et des énonciateurs. Quelle est l'importance de la signification dans la performance de ces personnages ? Dans cet horizon, la langue s'exerce dans le rapport aux supports les plus divers, dans un temps et un espace définis : quelle est la place de ces facteurs dans la signification ? Sont-ils déjà inscrits dans la parole ? Ou agissent-ils comme un cadre pour les énoncés ? Bref, les points d'ancrage ne manquent pas pour exercer notre regard. Ce texte cherche à capturer certaines perspectives, avec leurs 39 effets de certitude et leurs défis dans la construction d'une cohérence interne. Enfin, nous voudrions que cet échantillon d'exercices nous incite à participer à ce défi de faire comprendre le champ de la sémantique. Bibliographie ANGIONI, L. Introdução à teoria da predicação em Aristóteles. Campinas : Ed. da Unicamp, 2006. AUSTIN, J. L. [1975] How to do things with words. 2. ed. Cambridge : Harvard University Press, 1962. BALLY, C. [1947] Linguistique général et linguistique française. 4. ed. Berne : Éditions A. Francke, 1965. BENVENISTE, E. Problèmes de linguistique générale 2. Paris : Gallimard, 1974. CAREL, M. lntroduction. In : Marion Carel (dir.) Argumentation et polyphonie De Saint Augustin à Robbe-Grillet. Paris : L'Harmattan, 2012, p. 7-52. CAREL, M. ; DUCROT, O. La semántica argumentativa. Buenos Aires : Ediciones Colihue, 2005. CHIERCHIA, G. Semântica. Campinas : Ed. da Unicamp/Eduel, 2003. FILLMORE, C. J. Frame semantics. In : The Linguistic Society of Korea, eds. Linguistics in the morning calm. Seoul : Hanshin. 1982, p.111-137. FREGE, G. [1892] Sobre o sentido e a referência. in : FREGE, G. Lógica e filosofia da linguagem. São Paulo : Cultrix/ed. da USP, 1978, p. 59-86. GRICE, H. P. [1967] Logic and conversation. in : COLE, P. & MORGAN, J. Syntax and semantics. V. 3. New York : Academic Press, 1975, p. 41-58. LAKOFF, G. ; JOHNSON, M. Metaphors we live by. Chicago : University of Chicago Press, 1980. PLATÃO. Diálogos. Teeteto. Crátilo. 3 ed. Trad. Carlos Alberto Nunes. Belém : UFPA, 2001. SEARLE, J. R. Speech acts: an essay in the philosophy of language. Cambridge : Cambridge University Press, 1969. STRAWSON, P. On Referring. Mind, v. 59, n. 235, p. 320-344, 1950. 40 Leçon II Terminologie générale de la Sémantique Argumentative1 Oswald Ducrot École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France. Je vais vous parler d’un certain nombre d’expressions qui me semblent gravement ambigües et qui sont souvent employées pour parler de linguistique, pour parler de la parole. Très souvent quand nous faisons des exposés et notamment dans cet exposé, Marion Carel et moi, nous tombons dans le piège de cette ambigüité et nous utilisons les expressions dont je vais parler. Il s’agit de : 1 « expression » 2 « contexte » 3 « sémantisme » ; « valeur sémantique » 4 « sens littéral » 5 l’opposition entre le sens et la signification 1. Je commence par le mot « expression », mot que l’on trouve si je dis par exemple : « l’expression ‘chat’ ». Quand on dit « l’expression ‘chat’ », cela peut signifier deux choses tout à fait différentes et c’est catastrophique de les confondre. Pour distinguer ces significations différentes du mot « expression », je les appellerai « expression type » et « expression occurrence ». « L’expression type » est un élément de la langue. C’est donc quelque chose qui n’est pas observable car les mots de la langue ne sont pas des choses observables ; aucun parmi nous n’a entendu, ni vu, ni perçu, d’une façon générale, l’expression type « chat » ; le mot Exposé d’Oswald Ducrot du 15 novembre 2013, à l’EHESS, transcrit par Diego Brousset. 1 41 « chat » est une invention, il n’est pas observable en lui-même ; ce que l’on observe, ce sont des utilisations qu’un tel ou un tel fait du mot « chat ». J’appelle « expression type » l’élément de la langue qui est absolument inobservable. Si Pierre me parle d’un chat ou si Marie me parle d’un chat, je dois supposer que Pierre et Marie utilisent le même mot de la langue française pour comprendre ce qu’ils disent de la même façon. A l’expression type, j’oppose « l’expression occurrence » qui est l’élément d’un discours, c’est-à-dire quelque chose qui est, lui, observable. Lorsqu’Agnès dit « le petit chat est mort » (admettons qu’Agnès existe), elle produit une occurrence du mot « chat » que l’on peut observer, même si le mot « chat » lui-même n’est pas observable. La phrase suivante me semble donc tout à fait absurde parce qu’elle ne respecte pas cette distinction : « L’observation montre que le mot ‘chat’ désigne un animal. » C’est absurde parce que personne n’a jamais observé le mot « chat », c’est seulement une décision commode de dire que le mot « chat » désigne un animal. Je pourrais tout à fait penser que le mot « chat » ne désigne pas du tout un animal, mais désigne une qualité du comportement. En effet, si on disait : « Cette femme est vraiment chat », on désignerait une façon de se comporter. Pourquoi ne pas dire alors que c’est cela qui est désigné par le mot « chat » ? Il n’y a pas d’observation qui soit particulièrement décisive. Le problème est que, si je décide que le mot « chat », en luimême, désigne un certain comportement, je n’arriverai pas à comprendre pourquoi cela désigne une espèce particulière d’animaux – parce qu’il y a des milliers d’espèces animales qui ont ce comportement. En revanche, si je décide que le mot « chat » désigne un animal, je peux comprendre pourquoi il désigne aussi, quelquefois, un type de comportement particulièrement affectueux, gentil ou agréable, parce qu’on suppose généralement que le chat a des comportements de ce genre. Dès que l’on parle d’une « expression », il faut vraiment préciser si on parle d’une « expression » en elle-même, d’une « expression type », ou si on parle des apparitions de l’expression dans le discours, c’est-àdire, dans ce deuxième cas, des évènements constitués par l’utilisation de cette expression par quelqu’un. On admet d’habitude un certain rapport entre « expression type » et « expression occurrence », à savoir un rapport de réalisation. On admet 42 généralement que les « expressions types » sont réalisées ou concrétisées par les « expressions occurrences » dans les discours. C’est-à-dire que si je dis « mon petit chat est malade », mon interlocuteur admettra tout de suite que l’occurrence du mot « chat » que je viens de produire est une réalisation de l’expression française type « chat ». Parmi les « expressions types », les linguistes donnent une importance particulière aux « phrases » qui sont des combinaisons régulières d’unités plus petites. Régulières dans le sens où elles sont établies selon les lois de la langue. Les « phrases », comme toutes les « expressions types », sont inobservables. Je ne peux pas observer la signification de la phrase : « Le petit chat est mort. », cela ne s’observe pas ; ce que je peux observer, à la rigueur, c’est le sens de l’expression occurrence : « Le petit chat est mort. », réalisation de la phrase « Le petit chat est mort. ». C’est ce qu’on appelle d’habitude un énoncé. De manière générale, les linguistes s’intéressent particulièrement, en ce qui concerne les « expressions types », aux phrases, et, en ce qui concerne les « expressions occurrences », aux énoncés qui sont des réalisations discursives des phrases et qui sont des données observables. Ce qu’on peut observer, ce sont toujours des énoncés. On n’observe jamais de phrase, la phrase française « Le petit chat est malade. » ne s’observe pas. Tout ce que je viens de dire constitue une suite d’énoncés, fabriqués à partir de phrases, mais ces phrases ne sont pas observables : seuls mes énoncés l’ont été. Avant de passer à mon deuxième point qui est la notion de contexte, je voudrais insister sur cette idée que, ce que je dis ici est valable pour n’importe quelle théorie linguistique. Les notions dont je parle ne sont pas particulières à la Théorie de l’Argumentation Dans la Langue, ces notions valent pour toute théorie qui entend être un petit peu cohérente et entend ne pas jouer sur ces ambigüités. Je pense que n’importe quel linguiste doit être capable de distinguer « phrase » et « énoncé » ; quelqu’un qui ne ferait pas cette distinction ne ferait pas de linguistique ou bien ferait une linguistique vraiment coupable, vraiment confuse. Mon exposé n’entre donc pas dans le cadre de la présentation des théories que j’ai construites avec Jean-Claude Anscombre, l’Argumentation Dans la Langue, et qui sont développées dans la Théorie des Blocs Sémantiques de Marion Carel. Ce que je dis ici est valable pour n’importe quelle théorie linguistique qui essaie d’être un petit peu cohérente. 43 2. Je passe maintenant à la deuxième notion dont je voudrais essayer de détecter l’ambigüité, à savoir la notion de contexte, et notamment de contexte d’une « expression occurrence ». On peut entendre deux choses très différentes quand on parle du contexte d’une « expression occurrence ». Il est de bon ton maintenant de dire « cela dépend du contexte », mais on omet généralement de préciser ce que l’on entend par « contexte ». Or on peut entendre par contexte des choses tout à fait différentes. Dans un premier sens, que j’appellerai le sens (a), le contexte d’une « expression occurrence » est l’ensemble des mots qui accompagnent, dans un discours, cette « expression occurrence ». Je prends l’exemple du mot « tranchées » qui est utilisé dans la plupart des discours concernant la Guerre de 1914 puisque, pendant cette guerre, les soldats français, anglais ou allemands s’enterraient dans des tranchées creusées dans le sol. L’expression occurrence « tranchée » peut avoir, dans son contexte au sens (a), l’expression occurrence « canon » ou l’expression occurrence « tirs de fusil ». Dans un deuxième sens, que j’appellerai le sens (b), le contexte d’une « expression occurrence » n’est plus constitué de mots, mais d’événements. Le contexte au sens (b) de l’expression occurrence « tranchée » est alors l’ensemble des tous les événements dont parle le récit. Il s’agirait de coups de canon, de tirs de fusils. Mais, dans un troisième sens, le sens (c), le mot « contexte » signifie les circonstances dans lesquelles le mot « tranchées » a été énoncé, ce que j’appelle les circonstances de l’énonciation, par exemple la situation d’un écrivain qui raconte la Guerre. C’est tout à fait différent du sens (b) parce que, dans les circonstances de l’énonciation du mot « tranchées » par un écrivain, il n’y a généralement pas le bruit du canon ou de la mitraille puisque cet écrivain est alors assis dans un fauteuil confortable dans une chambre bien chauffée : le contexte au sens (c) de son énonciation, ce serait cette chambre et le confort de cette chambre. Cela vaut pour moi quand je parle ici de tranchées, le contexte de l’énonciation c’est cette salle de l’École des Hautes Études qui est une salle qui n’a que peu de rapport avec le canon, la mitrailleuse et ce au milieu de quoi vivaient les soldats enterrés dans les tranchées. 44 Il faut donc faire bien attention lorsqu’on parle de « contexte » à préciser si on entend le contexte de l’énonciation du mot, ou bien les faits qui accompagnent dans le récit les faits indiqués par le mot, ou enfin les mots mêmes du récit. Il me semble prudent de réserver le mot « contexte » pour le sens (c), c’est-à-dire les circonstances de l’énonciation, et de parler de « co-texte » pour le sens (a), c’est-à-dire les mots qui entourent l’expression occurrence étudiée. Quant au contexte au sens (b), c’est-à-dire les événements dont il a été question dans le récit, il ne concerne pas directement le linguiste mais seulement la personne qui raconte. 3. La troisième notion dont je veux parler est la notion de « sémantisme » ou de « valeur sémantique ». Quand on parle de la valeur sémantique d’une expression, on peut entendre deux choses tout à fait différentes. Premièrement, s’il s’agit d’une « expression type », son « sémantisme » est la signification de cette expression linguistique et il a seulement une réalité linguistique. La « valeur sémantique » de l’expression type « chat », par exemple, est quelque chose qui est aussi peu observable que l’expression type elle-même, c’est purement explicatif. Quand je dis que la valeur sémantique de l’expression type « chat » est l’animalité et que la valeur sémantique de l’expression type « homme » est l’idée d’une animalité combinée avec de la rationalité – c’est la définition habituelle, celle selon laquelle l’homme est un animal raisonnable –, ces caractérisations sémantiques n’ont qu’une valeur explicative, elles ne sont pas observables. Nous appelons « signification » cette valeur sémantique de l’expression type, nous essayons de réduire les usages que nous faisons du mot « signification » à ce sémantisme des expressions types. Quand il s’agit maintenant d’une « expression occurrence », c’est-àdire d’un emploi particulier d’un mot par exemple, nous ne parlerons pas de signification, mais uniquement de sens. Je dirais que l’emploi que je fais du mot « chat » a un sens – tandis que le mot « chat » lui-même n’a pas de sens mais une signification. Bien sûr ce choix entre les deux termes, « sens » et « signification », est arbitraire ; nous avons choisi « sens » pour la valeur sémantique de l’expression occurrence et signification pour la valeur sémantique de l’expression type, mais cela aurait pu être l’inverse. 45 L’important est de faire un choix car, une fois encore, choisir, c’est ne pas confondre les deux idées. Il faut se tenir à ce choix si nous voulons ici parler de manière transparente et cohérente. Cette distinction du sens et de la signification s’applique à toutes les expressions et par exemple à ces expressions types que sont les phrases. Nous dirons qu’une phrase a une signification. Elle s’applique aussi à la valeur sémantique d’un énoncé, soit l’occurrence d’une phrase, et nous dirons qu’un énoncé a un sens. Dans une définition du dictionnaire, vous trouvez, associées à un mot, à la fois l’indication de sa signification et l’indication du sens de tel ou tel emploi, de telle occurrence de ce mot, sans que le dictionnaire ne fasse une séparation bien nette entre ces deux sortes de valeur. Il me semble que c’est une grande faiblesse des dictionnaires. 4. Le quatrième point sur lequel je veux insister est la notion de « sens littéral ». Quand on parle de « sens littéral », c’est toujours du sens littéral d’une expression occurrence ; on se demande quel est le sens littéral de ce mot que l’on vient d’entendre, de cette occurrence qui vient d’apparaître dans un discours dont on est spectateur. Et quand on parle du sens littéral d’une expression occurrence, il me semble qu’on peut vouloir dire deux choses. (Dans le papier d’accompagnement, je dis que « sens littéral » a deux acceptions ; je n’ai pas voulu dire que cela a deux sens car je me serais mis dans des problèmes terminologiques épouvantables, j’ai utilisé un mot très commode : « acception » qui peut valoir à la fois pour le sens et pour la signification.) Quand je me demande quel est le sens littéral d’une expression occurrence, je peux m’interroger sur la signification de l’expression type qu’elle réalise. Prenons par exemple l’énoncé « il fait mauvais ici ». S’interroger sur son sens littéral, c’est se demander alors quelle est la signification de l’expression type qu’il réalise, de la phrase qui correspond à l’occurrence « il fait mauvais ici ». Il faut bien voir que le sens littéral ainsi compris (j’allais dire en ce sens mais j’entre de nouveau dans des problèmes terminologiques épouvantables), c’està-dire en tant que signification de l’expression type réalisée, ce sens littéral est très pauvre et extrêmement peu intéressant. 46 Particulièrement peu intéressant pour des linguistes qui s’intéressent à la vérité des expressions occurrences. En effet, la signification de la phrase « il fait mauvais ici » ne peut être dite ni vraie, ni fausse puisque tout dépend du moment désigné par le présent de « il fait mauvais » ou encore du lieu qui est désigné par « ici ». Or la plupart de nos phrases comportent de tels éléments – on les appelle en linguistique des déictiques – c’est-à-dire des expressions qui offrent à voir des désignations entièrement différentes selon l’occurrence dans laquelle elles apparaissent. Ainsi « ici » peut désigner n’importe quel lieu ou « je » peut désigner n’importe quelle personne. Quand Pierre dit « je suis content » et quand je dis « je suis content », le « je » ne désigne pas la même personne. Cette présence des déictiques dans la plupart des phrases fait que le sens littéral d’un énoncé d’une telle phrase est vraiment très pauvre en ce qui concerne son aspect véritatif. En même temps que j’écrivais le papier d’accompagnement, je me suis dit que pour nous qui ne nous occupons pas des conditions de vérité de la parole, cette critique du sens littéral dans cette acception, cette remarque sur son peu d’intérêt étant donnés les déictiques, ne vaut pas. « Il fait mauvais ici », que ce soit dit par moi aujourd’hui ou par quelqu’un hier à Marseille, cela n’a bien sûr pas les mêmes conditions de vérité, mais nous ne nous intéressons pas aux conditions de vérité, de sorte que je ne peux pas reprocher, si je veux être fidèle à la Théorie de l’Argumentation Dans la Langue ou à la Théorie des Blocs Sémantiques, à cet usage de l’expression « sens littéral » d’être sans intérêt pour ce qui est des conditions de vérité puisque nous ne nous occupons pas de ces conditions de vérité. Dans sa deuxième acception, le « sens littéral » est le sens de l’expression occurrence en tenant compte à la fois de l’expression type et des éléments du contexte dont la considération est demandée par l’expression type. Soit l’expression type « il fait mauvais ici ». Il y a le présent du verbe « faire », qui demande que l’on prenne en considération le moment de l’énonciation ; il y a l’adverbe « ici » qui demande que l’on prenne en considération le lieu de l’énonciation ; si l’on prend en considération ces éléments soulignés par l’expression type elle-même, à ce moment-là, les conditions de vérité deviennent plus faciles à déterminer, et on a un sens littéral qui est utilisable même par les gens qui s’intéressent aux conditions de vérité. 47 On aura noté que j’ai souligné lourdement dans la définition de cette acception que le sens littéral, ainsi défini, prend en considération dans le contexte ce que l’expression type demande de prendre en considération. Or il y a des éléments de l’environnement dont la considération n’est pas demandée par l’expression type et des ambigüités qui ne sont alors pas levées par la seule observation de l’expression type et de ce qu’elle demande de considérer. Je donne comme exemple l’énoncé « les livres de Benveniste sont difficiles » : quel serait son sens littéral ? C’est très ambigu, même si on ne s’en rend pas tout de suite compte. Car que signifie l’expression type « les livres de Benveniste » ? Certains de ses emplois ont pour sens « les livres écrits par Benveniste » mais d’autres auront pour sens « les livres achetés par Benveniste » – si par exemple je me trouve avec Benveniste dans une librairie et que je regarde les livres qu’il achète et que je les trouve tous difficiles. D’autres encore auront pour sens « les livres que m’a donnés Benveniste », ou encore « les livres dont parle généralement Benveniste »… L’expression type « les livres de Benveniste » est entièrement ambiguë, de sorte qu’on ne peut pas donner un sens littéral précis à ses emplois en considérant seulement l’expression type et les consignes liées à l’usage de cette expression type. Il n’y a rien dans l’expression type « les livres de Benveniste » qui impose de comprendre « les livres écrits par Benveniste » ; l’expression française « livres de Benveniste » ne signifie pas nécessairement « les livres écrits Benveniste », elle n’oblige pas à choisir cela pour sens, elle est compatible aussi bien avec « les livres donnés par Benveniste »… Si on a tendance à comprendre « les livres écrits par Benveniste » c’est parce que, chaque fois que l’on parle de Benveniste, on pense à l’auteur d’un certain nombre de livres et, quand on parle des livres de Benveniste, on a en tête les livres qu’il a écrits. Si c’était les livres de Jean Blonblon, on ne saurait pas du tout si cela signifierait « les livres écrits par Jean Blonblon » ou « les livres achetés par Jean Blonblon ». Ainsi, même sous la deuxième acception de « sens littéral », le sens littéral de « les livres de Benveniste sont difficiles » reste incomplet, inévaluable en terme de vrai et de faux – sauf bien sûr à admettre que la préposition « de », dans sa signification même, donne l’instruction de préciser contextuellement la relation que Benveniste entretient avec les livres en question. 48 J’exposerai la prochaine fois deux conceptions tout à fait opposées du sens des énoncés et de la signification des phrases. 5. Sens et signification Nous n’avons pas d’enregistrement de la fin de l’exposé d’Oswald Ducrot et nous recopions donc seulement le résumé qu’il a distribué. a) Le sens d’un énoncé = ses conditions de vérité. Dans la ligne de cette conception on dira que le sens d’une expression plus petite qu’un énoncé (par exemple, d’un mot) est l’ensemble des conditions auxquelles un objet doit satisfaire pour qu’il puisse être qualifié par cette expression : c’est la conception habituelle, mais pas la nôtre. b) Pour nous, un énoncé en tant que tel n’a pas de sens et une phrase en tant que telle n’a pas de signification – seuls ont un sens les enchaînements d’énoncés ou de phrases liés par un équivalent de donc ou de pourtant. Nous décrivons donc le discours par le discours. C’est ce qu’on a appelé notre « immanentisme ». Il appartient à la définition même de la Théorie de l’Argumentation Dans la Langue. Bibliographie DUCROT, O. « Partie 4. La présupposition dans la description sémantique » in : Ducrot, O. Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972. DUCROT, O. « Chapitre VIII. L’esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation » in : Ducrot, O. Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. DUCROT, O. « Introduction ». In : Ducrot, O. Des Mots du discours, Paris, Minuit, 1980. 49 50 Leçon III Sens, signification et référence1 Oswald Ducrot École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Commençons d’abord par rappeler quelques éléments terminologiques. Nous entendons par « discours » la mise en œuvre de la langue par quelqu’un dans une situation de parole particulière. Évidemment, cette définition suppose que l’on sait ce qu’est la langue, ce qui est inquiétant puisque cette définition ne définit donc pas les points essentiels – les définitions ne fixent toujours que des éléments accessoires. D’autre part, nous appelons « signification » la valeur d’une entité de langue. C’est une notion qui nous est propre et que nous pouvons également appeler « valeur sémiotique » en utilisant une expression de Benveniste. Je distingue cette « signification » du « sens », que cette fois nous pouvons appeler « valeur sémantique » en prenant là encore un mot de Benveniste qui oppose sémiotique à sémantique. Le sens est la valeur d’une unité de discours. Le mot « maison », quand il est employé dans un discours, a un sens, une valeur sémantique, et quand on le trouve dans le dictionnaire, il a une signification, une valeur sémiotique. J’introduis maintenant, en plus de ces termes classiques, un mot horrible, fabriqué pour cet exposé, que plus jamais je n’emploierai, c’est le mot « significationnel » que j’abrège quelques fois en SEL dans le papier d’accompagnement. C’est un mot qui permet de désigner ce qui est commun à la fois à la signification et au sens. D’une façon très hypocrite je l’ai appelé « la valeur » du mot – je ne pouvais pas dire la « valeur sémantique » car j’entrais alors dans des contradictions. Il me faudrait un mot pour « significationnel » qui désignerait soit le sens, Exposé donné le 7 mars 2014 par Oswald Ducrot à l’EHESS, transcrit par Diego Brousset. 1 51 soit la signification. Je ne prétends pas donner une valeur définitive à ce mot que je ne suis pas certain d’utiliser après cet exposé. Le tableau suivant résume les principales conceptions qu’on peut se faire des rapports entre sens et signification en utilisant la notion de référence : Théorie Signification (langue) référentielle Sens (discours) référentiel Benveniste non-référentielle référentiel TBS non-référentielle non-référentiel Conception Ordinaire Le sens d’une entité de discours dérive de la signification de l’entité de langue qu’elle réalise. La sémantique (étude du sens) n’est pas fondée sur la sémiotique (étude de la signification) La sémantique se fonde, entre autres choses, sur la sémiotique. Il y a une colonne signification, une colonne sens et puis trois lignes. La ligne d’en haut : « CO », c’est la conception ordinaire, la conception classique, celle du sens commun disons. Que veut dire « classique », « sens commun », « ordinaire » ? Disons que c’est une conception qui n’est pas la nôtre, que nous refusons. Dans cette conception ordinaire, la signification comme le sens sont référentiels et, en ce qui concerne leur rapport, le sens d’une entité de discours est dérivé de la signification de l’entité de langue qui lui correspond. Ce qui ne pose pas de problème dans la mesure où dans cette conception ordinaire, le sens et la signification sont homogènes l’un à 52 l’autre puisqu’il s’agit dans les deux cas d’un rapport au référent, un rapport au monde, un rapport qui est très vague. La deuxième ligne concerne la position de Benveniste telle qu’on la trouve dans ses Problèmes de linguistique générale. Pour Benveniste, il n’y a plus homogénéité, en ce qui concerne les questions de la référence, entre le sens et la signification. La signification des mots n’est pas référentielle, il insiste lourdement là-dessus, pour lui, la langue n’est pas référentielle. Mais le sens et le discours en général sont référentiels. Il y a donc une hétérogénéité du point de vue de la référence entre la signification et le sens, ce qui l’amène à dire que la « sémantique » (mot qu’il emploie pour l’étude du sens) n’est pas fondée sur la « sémiotique » (mot qu’il emploie pour l’étude de la signification). D’un côté il y a référence et, de l’autre, non. C’est une position assez bizarre, difficile. Comment dire que le discours met en œuvre la langue, comment de manière plus générale définir le discours, si la sémantique ne peut pas être fondée sur la sémiotique, si la sémantique, étude du sens des discours, concerne la référence des discours, alors que la sémiotique, qui considère la signification des expressions de la langue, est indifférente à la question de la référence ? Si Benveniste avait vécu, il aurait essayé de répondre à cette question ; par chance pour lui, il n’a pas vécu de sorte qu’on peut lui faire crédit d’une réponse possible, même si on ne voit pas comment la trouver. La troisième position possible est celle de la sémantique argumentative, celle de la Théorie de l’Argumentation Dans la Langue qu’Anscombre et moi avons lancée. C’est de manière encore plus évidente la position de Marion Carel dans sa Théorie des Blocs Sémantiques. Pour la TBS, on retrouve l’homogénéité du point de vue référentiel entre la signification et le sens, homogénéité qui avait été perdue par Benveniste. Cette homogénéité tient cependant cette fois au caractère non référentiel de l’un comme de l’autre : la signification des mots n’est pas référentielle et le sens des discours ne l’est pas non plus. Ce qui fait que la sémantique peut se fonder, entre autres choses, sur la sémiotique sans qu’il n’y ait de contradiction. Ce que fait Marion Carel, c’est de voir comment on peut, non pas déduire, mais disons dériver la sémantique de la sémiotique, comment on peut découvrir le sens des discours à partir de la signification des mots. Je vais maintenant développer ces trois positions de manière un peu plus détaillée, surtout la conception classique. Il ne faudrait pas 53 caricaturer cette conception en une formule vraiment trop banale et trop évidente, à savoir que pour comprendre un discours fait dans une langue L, il faut connaitre la signification des termes de L. Pour comprendre une pièce de Shakespeare, il faut connaitre l’anglais, celui qui ne connait pas l’anglais ne comprendra jamais du Shakespeare ; ce n’est évidemment pas ce que dit la conception ordinaire. Ce qu’elle dit est qu’une combinaison correcte de termes d’une langue a une signification qui est l’indication d’un type de référent à la base du sens des occurrences de la combinaison en question, c’est-à-dire du référent des occurrences de cette combinaison. Une combinaison de termes a une signification consistant en l’indication d’un type de référent, et ce type de référent permet de découvrir le sens des occurrences de la combinaison c’est-à-dire le référent des occurrences de la combinaison. Prenons pour exemple la phrase « La chatte est sortie ». Qu’en dirait-on, puis d’autre part que dirait-on de ses occurrences ? En langue, l’expression « la chatte » indique une propriété d’objet. Cette propriété est indiquée, d’une part, par le mot « chatte », qui signifie, en langue, un ensemble de caractères physiques, ceux de la félinité, et, d’autre part, par l’article défini « la » qui signifie, en langue, que l’objet désigné a une certaine relation avec le locuteur – cela peut concerner tout type de relation, il peut s’agir de la chatte du locuteur, de celle de son cousin, d’une chatte qu’il a trouvée dans la rue. Le « la » dit que cette chatte a une relation particulière avec le locuteur sans préciser, au niveau de la langue, de la signification, quelle est cette relation. Maintenant, prenons un discours qui est une occurrence de la phrase. Si quelqu’un me dit « la chatte est sortie », à ce moment-là, « la chatte » réfère à un objet particulier, notre chatte. Le groupe « est sortie » indique une certaine propriété, et l’ensemble « la chatte est sortie » indique un évènement qui est la sortie de notre chatte de l’appartement. Cet évènement constituerait le sens, c’est-à-dire la référence de l’occurrence de la phrase « la chatte est sortie ». Voilà ce qu’on pourrait appeler la conception ordinaire. Passons maintenant à la conception de Benveniste. Son approche se distingue de la conception ordinaire à deux niveaux. D’une part, les combinaisons de termes de la langue n’ont pas de signification pour Benveniste, il refuse absolument de parler de la signification des phrases. Le syntagme « la chatte » aurait-il une 54 signification ? Il n’en parle pas. En tout cas, les phrases sont en dehors du domaine de la signification. Il n’y a pas à chercher la signification des phrases, c’est une recherche dépourvue d’avenir autant que dépourvue d’intérêt selon lui. S’il en est ainsi, les énoncés ne peuvent bien évidemment pas se comprendre à partir de la signification des phrases qu’ils réalisent puisqu’elles n’en ont pas. D’autre part, il n’est pas non plus possible de dériver le sens d’un énoncé à partir de la signification des termes de la langue qu’il mobilise puisque la valeur sémiotique de ces termes n’est pas référentielle (elle est constituée des relations que les signes entretiennent entre eux au sein du système de la langue) alors que le sens de l’énoncé l’est. On ne peut pas calculer la référence d’un énoncé à partir de la signification de ses termes. Ainsi, si on veut comprendre un énoncé, soit une combinaison d’occurrences de termes, il n’y a pas d’une part à chercher à sémiotiquement comprendre les termes, les uns après les autres, et à composer la valeur de l’énoncé à partir de la valeur de ses termes, et d’autre part, c’est une évidence, la valeur de cet énoncé ne peut pas se comprendre à partir de celle de sa phrase puisque les phrases n’ont pas de valeur sémantique. Passons à quelques indications rapides sur la TBS, indications destinées à localiser ce que fait Marion Carel cette année. Marion Carel admet tout à fait qu’il y ait des phrases, et que des phrases soient des entités importantes au point de vue significationnel. Elles ont une valeur sémiotique qui n’est pas référentielle du tout, mais constituée par un ensemble d’aspects et en complément d’enchaînements argumentatifs. Les termes ont pour valeur sémiotique des aspects et les phrases signifient des assemblages d’aspects et d’enchaînements. Marion Carel a développé ces différentes notions au cours de ses séminaires, dans ses articles et dans ses livres. Quand il s’agit des entités du discours comme les énoncés, ils ont une valeur sémantique qui est, comme pour les phrases, un ensemble d’aspects associés à des enchaînements argumentatifs. Les exposés de Marion Carel sont destinés à donner une possibilité de transformation de la sémiotique de la langue, de ses termes et de ses phrases, en sémantique du discours. J’ajoute d’autre part que pour Marion Carel, un texte est un ensemble d’énoncés compréhensible à partir de ses énoncés particuliers qui eux-mêmes 55 sont compréhensibles à partir des phrases. Cela ne signifie pas que les phrases donnent toute la valeur sémantique de l’énoncé, mais cela signifie que la valeur sémantique de l’énoncé se trouve, se dérive d’une façon partielle au moins, à partir de la valeur sémiotique des phrases. Il y aurait une autre possibilité, ce serait de renoncer complètement à la notion d’énoncé et de calculer directement la valeur sémantique des combinaisons d’énoncés, c’est-à-dire des discours, je ne connais personne qui ait fait ça. Ce n’est pas ce que fait Marion Carel qui trouve la valeur sémantique du discours à partir de la valeur des énoncés, et les énoncés eux-mêmes sont caractérisés à partir des phrases. La valeur sémantique des entités du discours, que ce soit des énoncés, des ensembles ou des suites d’énoncés, ce sont toujours des ensembles d’aspects et d’enchaînements organisés d’une certaine façon. Voilà tout ce que je voulais dire, j’espère que ça permet de situer le travail de Marion Carel en rapport à la conception ordinaire. Marion Carel accorde à la conception ordinaire qu’il y ait une homogénéité entre la signification et le sens, mais elle est chez elle de nature tout à fait différente. Dans la conception ordinaire, cette homogénéité consiste dans l’aspect référentiel des éléments de langue, de la signification et d’autre part dans l’aspect référentiel de ces éléments de langue dans le discours. Or, Marion Carel semble nier qu’il y ait un aspect référentiel au discours, elle ne s’intéresse pas à cet aspect référentiel du discours, c’est un problème qu’elle aura certainement à régler un jour. Devra-t-elle admettre que le discours a un côté référentiel ? Il est certain qu’elle n’étudie pas ce côté référentiel, mais a-t-elle besoin de le nier ? Bibliographie CAREL, M. « Signification et argumentation », publié en français et en traduction portugaise. In : UNISC, Signo. vol. 42, n°73, 2017, 2-20. BENVENISTE, E. « Sémiologie de la langue » in : BENVENISTE, E. Problèmes de linguistique générale, tome II, Paris, Gallimard, 1974. 56 Leçon IV L’analyse du mot « porte »1 Oswald Ducrot École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Nous allons chercher les aspects qui appartiennent à la signification d’un mot concret, le mot « porte ». Nous parlons de mot concret dans le sens où la plupart des usages de ce mot participent à une action relative à un objet matériel ; si nous n’avons pas vérifié d’un point de vue quantitatif cette affirmation, nous avons l’impression que c’est le cas dans beaucoup de ses usages. C’est un trait récent de la TBS (Théorie des Blocs Sémantiques) de Marion Carel de se mettre à prendre comme exemples des mots concrets comme le mot choisi ici, le mot « porte », alors que dans ses débuts, nous prenions pour exemples des mots renvoyant à des attitudes psychologiques ou intellectuelles tels que « espoir », « justice », « désir », ou encore « sensiblerie ». Dans ces cas-là, il semblait relativement raisonnable de paraphraser ces mots dits abstraits par des aspects argumentatifs, en DONC et en POURTANT, parce qu’ils semblent avoir pour fonction de relier des idées, de constituer des enchainements entre idées. Dans la plupart de ces mots, on peut préfigurer une argumentation du type : « Je crois x donc je pense y », ou bien : « Je crois x pourtant je pense y ». Il est beaucoup plus paradoxal de placer ces relations en DONC et POURTANT, qui sont des relations qui ont l’air d’être intellectuelles, dans des signes comme « porte » habituellement utilisés à propos d’objets du monde. Avant de commencer notre description, il nous faut remarquer combien il est difficile de caractériser matériellement la nature des objets matériels auxquels l’emploi de ce mot fait allusion. Une description purement matérielle de « porte » est extrêmement difficile. Exposé fait par Oswald Ducrot le 6 décembre 2013 à l’EHESS, transcrit par Diego Brousset. 1 57 Nous prendrons pour exemple le Larousse de 1997 dans lequel pour décrire matériellement le mot « porte », on a recours à des traits qui ne sont pas seulement matériels : « C’est une ouverture permettant d’accéder à un lieu fermé ou enclos. » (Larousse, 1997) Il y a, d’abord, des fautes dans cette description des objets matériels auxquels on pourrait penser : le mot « ouverture » est fautif, une porte n’est pas une ouverture, elle colmate une ouverture, c’est très différent. D’autre part, le mot « accéder » est insuffisant, en ce sens qu’il n’est pas seulement question d’un accès, mais aussi d’une sortie pour le cas des portes ; on sort autant que l’on accède en utilisant une porte. Ce sont déjà des petites erreurs, mais elles ne touchent pas le principe même de la description qui nous intéresse. Ce qu’il faut remarquer, et c’est important pour cet exposé, c’est le caractère abstrait, le caractère non matériel de la notion de « permettre » utilisée par Larousse dans sa définition. Ce que signifie « permettre » ne se montre pas dans les choses ; ce n’est pas une notion matérielle. En TBS, il est facile de décrire « permettre ». « x permet y » signifie deux choses. D’une part, si nous n’avons pas x, alors y est impossible (NEG X DC Y IMPOSSIBLE) et d’autre part, quand il y a x, alors y devient possible (X DC Y POSSIBLE). Je crois que ces deux aspects définissent le plus souvent la signification du verbe « permettre ». Mais « permettre » ne renvoie à aucune notion matérielle. La description que propose le Larousse n’est donc pas purement matérielle, cela semble être une description d’objet matériel, mais on voit déjà que ce ne l’est pas par le fait que « permettre » n’est pas une notion d’ordre matériel. Des dessins, semble-t-il, arriveraient mieux à décrire le mot « porte » dans son caractère matériel. Il suffit d’y placer deux espaces séparés par cette chose que l’on peut appeler « porte » et de flécher notre dessin. Mais là encore, les flèches qui nous permettraient de mettre en valeur le fait que grâce à la porte on peut aller et venir d’un espace à l’autre réintroduisent une notion proche du « permettre » de Larousse. Encore une fois, on sortirait d’une description matérielle. On voit bien l’hypocrisie de ces flèches, elles ne représentent pas quelque chose de concret, elles déguisent la notion de « permettre ». Les utiliser, c’est avoir l’air de dire des choses concrètes, alors que ce n’est pas du tout ce que l’on dit. 58 Nous pouvons aussi nous essayer à une définition référentielle, en corrigeant les erreurs de la définition du Larousse. Ce ne sera pas une définition à laquelle nous tiendrons véritablement car ce n’est pas dans ce sens que nous voulons décrire les mots du français, mais il paraît important de voir ce que pourrait être une définition du mot « porte » que l’on voudrait satisfaisante du point de vue référentiel, et cela s’avère de nouveau très compliqué. Il faudrait une définition du genre de la suivante. Il y a, dans un espace E, un autre espace que l’on appelle espace F qui est entouré d’une clôture C, et ce, sur toute la hauteur de F. La notion de hauteur sera très importante pour distinguer les portes des fenêtres. D’autre part, l’objet « porte » est l’association de deux choses. Premièrement qu’il y a une interruption dans la clôture C sur toute la hauteur de F. Disons que cette interruption touche le sol. C’est cela qui distingue la description de la porte de la description de la fenêtre ; cette dernière ne peut pas être sur toute la hauteur, elle ne peut toucher le sol, elle ne peut toucher que le plafond, par sa partie supérieure. Deuxièmement, il y a dans le mot « porte » l’idée d’un panneau mobile qui est fixé à la clôture C et qui permet et interdit le passage entre E et F. Voilà une tentative pour une description référentielle du mot « porte ». Mais de nouveau le mot « permettre » fait irruption dans notre description. Et cela, pour décrire un aspect fonctionnel de la porte. Une porte est un objet qui doit permettre quelque chose, cette fonction doit être prise en considération dans la définition de « porte ». Nous voyons que même de cette manière, en corrigeant quelques inexactitudes de la définition du Larousse nous faisons face à de grandes difficultés, cette description n’est toujours pas très satisfaisante. Tout le problème réside dans le fait qu’on ne peut pas éliminer de la définition de la porte qu’elle a une fonction, qu’elle est destinée à permettre quelque chose. Dans le cas de la TBS, pour décrire le mot « porte », nous proposons un couple d’aspects, d’une part : SEPARATION PT COMMUNICATION, c’est une communication malgré la séparation, puis d’autre part : COMMUNICATION PT SEPARATION. J’aurais préféré m’en tenir au premier aspect qui est l’aspect le plus fréquent, mais on m’a fait remarquer que, dans beaucoup de cas, le mot « porte » peut signifier l’inverse, c’est-à-dire, le deuxième schéma. Comme pour le cas d’un employé qui a un bureau sans porte et qui donne 59 directement sur le bureau du patron ou directement dans le couloir, et cet employé désire une porte parce qu’il désire qu’il y ait une séparation malgré la communication, une séparation qui respecte cependant la nécessité de communication. On voit que le deuxième aspect est assez différent du premier aspect présenté. Ce qui est antécédent dans l’aspect numéro un, à savoir « séparation », est conséquent dans l’aspect numéro deux, et inversement, ce qui est conséquent dans l’aspect numéro un, à savoir « communication », est antécédent dans l’aspect numéro deux. Il faut remarquer que cette définition met au premier plan les emplois dits figurés du mot « porte ». Souvent qualifiés comme des emplois secondaires, ils sont, ici, considérés comme des emplois essentiels. Prenons plusieurs exemples d’emplois apparemment figurés pour lesquels notre définition convient parfaitement pour dire ce que l’on veut dire lorsque l’on parle de « porte ». Je prends d’abord une formule de Leibniz : « La monade n’a ni porte, ni fenêtre. » Il faut dans un premier temps expliquer ce qu’est la « monade » pour Leibniz. Elle est constitutive de tous les êtres, aussi bien une feuille de papier qu’un chat ou un chien que chacun d’entre nous, que cette maison. Tous les êtres sont des réalités un peu spirituelles qui représentent le monde, qui sont des images intellectuelles représentatives du monde et c’est cela qui fait la réalité même d’un être. Mon chat, si vous voulez, c’est une représentation du monde selon Leibniz. L’idée de Leibniz est alors que ces représentations du monde qui constituent l’essence même des êtres sont sans rapport les unes avec les autres, que vous et moi, par exemple, qui sommes des représentations du monde, nous développons nos virtualités propres sans avoir aucun rapport l’un avec l’autre. Par exemple si je pose une question et que vous me répondez « oui », ce n’est pas parce que ma question vous aura atteint et que vous sortez de vous-même pour trouver la réponse « oui », c’est parce que moi, je suis amené par le mécanisme interne de la monade qui me constitue à poser cette question et vous, vous êtes amené par le mécanisme interne de la monade qui vous constitue à dire un « oui ». Cela se fait en vertu de ce que Leibniz appelle l’harmonie préétablie, parce que bien sûr, il faut que cela marche ensemble pour que vous ne disiez pas « oui » lorsque je ne vous pose pas de question ou lorsque je fais tout autre chose que vous poser une question. Il y a donc une harmonie préétablie entre le développement de chacune des monades 60 et c’est celle-ci qui explique qu’on ait l’impression que les monades communiquent les unes avec les autres, alors qu’elles ne communiquent absolument pas. Pour expliquer qu’elles se contentent seulement de développer leur système interne, Leibniz utilise cette formule : « la monade n’a ni porte, ni fenêtre ». Ce qui veut dire que la monade ne peut pas se diriger vers une autre monade et ne peut pas non plus être atteinte par une autre monade. On pourrait paraphraser l’énoncé de Leibniz par l’enchaînement argumentatif : Les monades sont séparées et donc ne communiquent pas. L’énoncé de Leibniz utilise le mot « porte » au sens SEPARATION PT COMMUNICATION. La négation le transforme, comme c’est habituel, en son converse SEPARATION DC NEG COMMUNICATION et c’est bien cet aspect que concrétise notre paraphrase. Passons maintenant à un exemple religieux. Dans le genre catholique que l’on appelle « litanies », Marie, la mère du Christ, reçoit une série de qualificatifs ; parmi ceux-ci, il y a « La Vierge Marie est la porte du Ciel ». Cela signifie que c’est grâce à elle que l’on peut accéder au Ciel. C’est ce qui est représenté dans les images du jugement dernier où l’on voit la Vierge Marie, tout sourire, qui permet aux gens qui ont été bien jugés d’entrer dans le Ciel. Elle intercède auprès de son fils, Jésus, pour que nous puissions, nous aussi, entrer au Ciel. C’est en cela qu’elle est la porte du Ciel. On ne verrait pas du tout la Vierge Marie considérée comme une sorte de soldat qui interdit l’entrée du Ciel. L’énoncé « La Vierge est la porte du Ciel » se paraphrase par : Même si nous sommes séparés du Ciel, la Vierge nous permet de communiquer avec lui enchaînement dans lequel on reconnaît l’aspect SEPARATION PT COMMUNICATION. Des deux aspects que j’ai mis à l’intérieur de la signification du mot « porte », l’aspect SEPARATION PT COMMUNICATION me semble donc essentiel. La Vierge permet l’entrée dans le Ciel ; elle ne l’empêche pas. N’est pas exprimé COMMUNICATION PT SEPARATION. Il y a souvent dans ces représentations du jugement dernier des anges très méchants, armés, qui empêchent les méchants d’accéder au Ciel, mais ce n’est pas du tout le rôle de la Vierge, elle n’a qu’un seul rôle, c’est de faciliter l’accès au Ciel. 61 Je prends un troisième exemple, c’est l’exemple du mot « port » dont on peut considérer qu’il partage la même racine que « porte ». Dans le français des Pyrénées et dans l’espagnol des Pyrénées le mot « port » désigne un col entre deux montagnes, un col qui permet de passer d’un versant d’une montagne à l’autre versant. Nous précisons bien qu’il s’agit de l’espagnol des Pyrénées, du nord de l’Espagne. On trouve encore SEPARATION PT COMMUNICATION : les deux versants sont séparés et pourtant, grâce au col, ils communiquent. Une conséquence de cette description que nous donnons du mot « porte » est que le port maritime doit être vu lui aussi comme quelque chose qui donne accès, le port maritime donne accès d’un côté à la mer, de l’autre à la terre. Reste qu’il y a un effet de sens du mot « port » dont nous ne pouvons pas rendre compte par notre définition, c’est le sens « lieu de repos », comme dans l’exemple « j’ai envie d’arriver au port, je suis très fatigué ». Il faut maintenant indiquer que des problèmes subsistent. Premièrement faut-il maintenir les deux aspects que nous avions définis plus tôt, soit l’aspect numéro un : SEPARATION PT COMMUNICATION, la porte ouvre l’accès, et l’aspect numéro deux : COMMUNICATION PT SEPARATION, la porte maintient la séparation entres les choses entre lesquelles il y a communication ? Il est sûr que le premier aspect est le plus répandu, mais il est sûr aussi que le deuxième ne peut être nié. D’autre part, nous commettons une erreur qui est commune ; nous ne distinguons pas véritablement le mot « porte » du mot « fenêtre ». En effet, la fenêtre offre communication malgré la séparation également. Nous ne distinguons pas l’accès réel, gestuel qui est permis par « porte » de l’accès visuel qui est permis par fenêtre. Vous remarquez que les définitions référentielles elles-mêmes ont bien du mal à distinguer ces deux mots. Voilà tout ce que je voulais dire pour le mot « porte ». On voit que le système des aspects permet, non seulement de décrire des mots dits « abstraits » comme « sensiblerie », mais permet aussi de décrire les mots dits « de tous les jours ». Maintenant, vous me direz que je me suis facilité la tâche en prenant un mot fonctionnel comme « porte », alors que les mots qui ne comportent pas en eux l’idée d’une fonction seraient très difficiles à décrire. Je n’ai pour l’instant pas eu le courage de m’y attarder ; les mots comme « mer » seraient effectivement plus difficiles à décrire puisqu’on ne peut pas attribuer à la mer une fonction 62 au sens où l’on en attribue une à la porte. La démarche resterait cependant en partie semblable : trouver des exemples où le terme est argumentativement important, et les paraphraser. On pourra d’abord penser à des emplois réputés métaphoriques, comme dans cette traduction d’une réplique de Brecht à propos de l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne : « c’est comme une mer, ils vont de victoire en victoire, et nous sommes les vaincus ». Il faudrait rendre compte de cette force qui fait que la mer avance irrésistiblement ; curieusement elle semble absente du mot « océan ». Bibliographie CAREL, M. « Analyse argumentative du mot peur ». In : IMAGO, La peur et ses miroirs, M. Viegnes (ed), 2009, p. 241-261. DUCROT, O. « La elección de las descripciones en semántica argumentativa léxica » in : Revista iberoamericana de Discurso y Sociedad, vol. 2, nº4, 2000, p. 23-45. Paru en français sous le nom « Critères argumentatifs et analyse lexicale » in : Langages, n° 142, 2001, p. 22-40. METZGER, X. Le terme pardon : emplois et signification. Thèse de Sciences du Langage, EHESS, Paris, 2018. 63 64 Leçon V Comment classer les discours ?1 Oswald Ducrot École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Je vais parler aujourd’hui de la classification des discours, et surtout de la classification des discours selon Benveniste. Signalons d’abord que d’autres classifications existent, on peut le faire d’une autre manière, on peut par exemple distinguer des conversations d’une part, et des textes d’autre part. On peut dire qu’il y a deux types de discours, les conversations puis les textes. Marion Carel, dans la mesure où elle a choisi aujourd’hui de prendre comme exemple essentiellement un texte de Flaubert, choisit un discours de type textuel. Cela n’empêche pas que les textes contiennent euxmêmes communément des conversations, il y a des conversations dans les textes de Flaubert et bien sûr un texte théâtral est fait principalement de conversations. Est-ce qu’on peut trouver une définition de la conversation par opposition au texte ? Ce n’est pas si évident, mais une définition nous parait très intéressante, celle d’un linguistique suisse, Jacques Moeschler, qui expose les caractéristiques de la conversation et du texte. Selon lui, lors d’une conversation, le commencement de l’énoncé ne contient pas une allusion à sa fin. On commence un énoncé parce qu’on a quelque chose à répondre, mais on ne pense pas à ce que va être la fin de l’énoncé, il se construit au fur et à mesure. Ce qui ne serait pas le cas pour un texte. Moeschler a la formule suivante qui est très jolie, même si elle est un peu obscure au premier abord : dans un texte quelconque « le problème de la fin se pose dès le début ». Dès le début, on commence à organiser le texte de façon à pouvoir le finir ; le texte est destiné à avoir une fin et chaque élément du texte, même le début, doit être considéré comme une contribution à cette tâche de faciliter la fin du texte. C’est une 1 Exposé donné le 14 mai 2014 à l’EHESS, transcrit par Diego Brousset. 65 définition satisfaisante et, surtout, elle n’est pas référentielle, de sorte qu’on pourrait l’introduire dans la Théorie des Blocs Sémantiques sans contredire les principes généraux de cette théorie. Revenons-en maintenant à la distinction des types de discours selon Benveniste, il fait une distinction extrêmement célèbre entre deux types de discours qu’il appelle « l’histoire » et « le discours ». Cette terminologie pose bien sûr un gros problème. Ce que Benveniste appelle « le discours » c’est seulement une des deux catégories du concept général que je présente ici comme étant le discours. Ainsi lorsque j’évoquerai « le discours » selon Benveniste, je parlerai de discours benvenistien. Celui-ci est pour nous un type particulier de discours. Comment Benveniste définit-il son « discours » ? Il y a tout d'abord le « discours benvenistien » : lorsque le locuteur s’adresse à un destinataire avec l’intention d’avoir une action sur lui ; il y a, dans le discours benvenistien, une intention d’influencer le destinataire. Alors que « l’histoire » n’a pas cette intention, ou du moins, elle ne l’a pas de manière avouée. Il est bien possible que les auteurs qui inscrivent leurs discours dans le registre de « l’histoire » cherchent à transformer les opinions de leurs destinataires mais ils le cachent, alors que, dans le discours benvenistien, la recherche d’une telle influence est tout à fait normale. Je voudrais insister un petit peu sur l’inadéquation de cette expression : « influencer le destinataire ». Benveniste prend un exemple qui apparemment serait le plus facile pour lui, c’est l’exemple de l’ordre lorsqu’il est à l’impératif. Quand je vous donne un ordre, selon Benveniste, par la définition même de l’ordre, je cherche à vous faire faire quelque chose. L’ordre serait donc un cas de discours benvenistien. Je ne remets pas cela en cause. Je crois cependant que Benveniste a tort de caractériser l’ordre comme une forme d’action sur l’autre. L’ordre ne me semble pas essentiellement être un moyen de faire faire quelque chose à quelqu’un. Je pense que l’on peut très bien donner des ordres, même si ce n’est pas très fréquent, sans avoir l’intention d’être obéi, et peut-être même avec l’intention d’être désobéi par la personne à qui on s’adresse. Je dirai plutôt que l’ordre est destiné à transformer le caractère d’une certaine action en obéissance. Par exemple, si je dis à ma fille : « Mets la table », l’action de mettre la table, qui était jusqu’ici une action libre – elle pouvait mettre la table si elle en avait envie –, devient une obéissance. A cause de cela, elle va être gênée en mettant la table car c’est une façon 66 d’avouer qu’elle est tenue de m’obéir, ce qu’elle n’aime pas non plus avouer. De la même façon, ne pas mettre la table, qui jusque-là n’avait rien à voir avec la désobéissance – c’était tout à fait libre –, prend un caractère particulier. A partir du moment où j’ai dit « mets la table », ne pas mettre la table devient désobéir. Je définirai donc l’ordre comme répondant à l’intention de transformer certaines actions en obéissance et certaines autres actions en désobéissance, j’y verrai une transformation des actions possibles, beaucoup plus qu’un effort pour faire agir quelqu’un. Bien sûr on peut utiliser l’ordre afin de faire agir les gens, ce n’est d’ailleurs peut-être pas la meilleure façon de les faire agir, mais je ne pense pas que ce soit dans l’essence même de l’ordre. Du même coup, il faudrait modifier la définition du discours benvenistien si on voulait que les ordres en relèvent. Le discours benvenistien ne pourrait plus être défini comme une recherche d’influence. (Nous rappelons rapidement que lorsque nous parlons d’ordre, nous ne parlons pas de tous les impératifs, certains impératifs ne sont destinés qu’à réaliser des hypothèses par exemple. Tous les impératifs ne sont pas des ordres, et tous les ordres ne se réalisent pas à l’impératif, il n’y a pas de coïncidence entre l’impératif et l’ordre. Nous avons choisi cet exemple parce qu’il est fréquent et banal.) Je termine ici mes remarques sur l’ordre et je reprends l’exposé général sur Benveniste. Il y a pour lui deux types de discours dans le sens d’une réalisation de la parole. Il y a, d’une part, le discours benvenistien, qui se traduit par l’intention d’influencer un destinataire, puis, d’autre part, ce que Benveniste appelle « l’histoire » et qu’il refuse d’appeler « discours ». Quelle est alors la marque privilégiée du discours benvenistien ? C’est l’allusion à l’énonciation. Un discours benvenistien comporte des allusions à l’énonciation, au fait de la parole, alors que « l’histoire » n’en comporte pas, de sorte que l’on trouve des pronoms personnels dans le discours benvenistien. Le pronom « je » y désigne en effet la personne qui est en train de parler et fait donc allusion à l’énonciation ; « tu » fait également allusion à l’énonciation puisqu’elle désigne la personne à qui l’on est en train de parler. De même, il y a dans le discours benvenistien des marques temporelles qui font allusion également au moment de la parole. Quand je dis « en ce moment il fait beau », « en ce moment » est le moment pendant lequel je suis en train 67 de parler. Les allusions à l’énonciation sont présentes un peu partout dans le discours benvenistien. Au contraire, dans « l’histoire », il n’y aurait pas d’allusions à l’énonciation. Le seul temps grammatical utilisé normalement est le passé simple. D’autre part il n’y pas de pronoms personnels comme « je », « tu », le seul pronom personnel est le pronom que Benveniste appelle « impersonnel », le « il », et il n’y a pas non plus de « demain » – il y a simplement « le jour suivant » – ni d’« hier » qui feraient référence à l’énonciation. Un autre exemple que j’ai remarqué chez Benveniste, je ne l’avais auparavant pas remarqué et c’est un très bon exemple comme il n’y en a peu en linguistique, est l’exemple de « prochain » et de « dernier » qui comportent des allusions à l’énonciation. « Le prochain été » est l’été qui suit le moment où je suis en train de parler, d’autre part « le dernier hiver » est l’hiver qui précède directement le moment où je suis en train de parler, de sorte que « prochain » et « dernier » comportent des allusions à l’énonciation, ce sont des mots du discours benvenistien qui ne pourraient donc pas se trouver dans « l’histoire », toujours selon Benveniste. Maintenant présentée, cette hypothèse sur les marques des différents discours se heurte tout de suite à des contre-exemples que son auteur n’a pas réussi à véritablement dépasser, je vais essayer de participer au sauvetage de Benveniste malgré ces contre-exemples possibles. Il y a souvent des « je » dans un certain nombre de discours au sens général, au sens de Marion Carel, qui ne sont pas des discours benvenistiens, mais qui appartiennent à ce que Benveniste appelle « l’histoire ». Par exemple, si je fais une autobiographie, si je fais un récit de ma vie qui est considéré comme devant être un témoignage exact, je serai bien obligé de dire « je ». Cependant cela relèverait de « l’histoire » et non pas du « discours » selon Benveniste. D’autre part, Marion Carel a signalé plus tôt un fait qui est très gênant pour Benveniste, à savoir qu’il y a souvent la possibilité d’employer le passé simple avec un « je », ce qui pour Benveniste est tout à fait inadmissible puisque, pour Benveniste, le passé simple est le temps typique de « l’histoire » et que le « je », comportant une allusion évidente à l’énonciation, ne devrait se trouver qu’à l’intérieur du discours benvenistien. Or, on peut très bien dire, dans une autobiographie toujours, « à ce moment-là, je crus que ceci ou cela… » et nous avons donc un passé simple avec un « je ». Benveniste est très gêné par ce 68 type de contre-exemple. Il me faut néanmoins lui concéder que l’on trouve beaucoup moins de « je » que de « il » au passé simple. Comment sauver Benveniste de la contradiction ? Comment admettre que l’on puisse trouver des pronoms personnels de type « je », « tu » avec des verbes au passé simple, c’est-à-dire avec des temps qui, selon Benveniste, sont réservés à ce qu’il appelle « l’histoire » ? Je vais essayer d’ébaucher une solution, en distinguant deux types différents d’allusions à l’énonciation, en particulier lorsqu’est employé le pronom personnel « je ». Il est incontestable que « je » comporte une allusion à une énonciation ; si je dis « je suis fatigué », il est sûr que « je », c’est moi qui suis en train de vous parler ; il est clair que « je » désigne toujours la personne qui énonce, ou du moins quelqu’un qui est en relation avec la personne qui énonce (la distinction de ces deux personnes, qui m’a conduit à opposer locuteur et sujet parlant, ce qui n’est sans doute pas suffisant, reste un sujet crucial). Mais cela peut signifier deux choses assez différentes. Premièrement « je » peut désigner un objet qui est l’auteur de l’énonciation mais qui a d’autres propriétés que l’on peut présenter sans tenir compte du fait qu’il parle. Par exemple, dans le dialogue suivant : « – Excuse-moi, est-ce que tu connais Berlin ? – Oui, je connais Berlin. » le « je » qui connaît Berlin est bien sûr la personne qui parle, mais dans l’énoncé « je connais Berlin », le « je » ne fait pas une allusion particulière à cette personne. Ce n’est pas dans le cadre de ma parole que je connais Berlin. Là est le premier type de « je », un « je » qui désigne la personne qui parle (et en cela il y a allusion à l’énonciation), mais qui ne donne pas un rôle particulier au fait qu’il parle. Il y a alors un deuxième sens où le « je » fait allusion à l’énonciation. C’est lorsque cette fois il désigne celui qui parle dans son activité de parole, lorsque « je » signifie vraiment « moi qui te parle ». Par exemple, dans « je ne sais pas exactement quoi vous dire », c’est « je » dans ma parole actuelle qui ne sait pas quoi vous dire sur le sujet qui vous intéresse. Cette distinction faite, on peut maintenant essayer de sauver Benveniste en réduisant ses affirmations à notre deuxième cas de « je » et en excluant le premier cas. Il s’agirait de dire que Benveniste caractérise le discours benvenistien par le deuxième « je », celui qui désigne le locuteur en tant que tel, dans son activité de locuteur, mais 69 il admet tout à fait que « l’histoire » peut contenir le premier « je ». Le propre du discours benvenistien ne serait pas l’emploi de « je » en général, mais l’emploi de notre deuxième « je ». Le discours benvenistien pourrait admettre les premier et deuxième « je », et ce qui caractériserait « l’histoire » ne serait pas le fait qu’elle ne contient pas de « je » du tout, mais qu’elle ne contient pas le deuxième « je » que nous avons présenté. Benveniste ne fait pas directement cette distinction entre notre premier « je » et le deuxième, mais elle apparaît peut-être dans la définition qu’il donne de « je » et qui est différente de celle des grammairiens. La formulation habituelle des grammairiens est « ‘je’ dans un énoncé désigne l’auteur de l’énoncé ». Or Benveniste a une autre formule à laquelle il semble tenir. Selon lui, « ‘je’ désigne celui qui dit ‘je’ dans la mesure où il dit ‘je’ ». On pourrait dire que cette allusion à l’énonciation que Benveniste déclare être la seule caractéristique de « je » traite de notre deuxième « je », celui qui est vu dans son activité de parole. J’ajoute à ce petit discours sur les pronoms personnels, un petit discours tout à fait similaire sur le temps, les marques temporelles, grammaticales qui font allusion à l’énonciation. Prenons pour exemple « demain ». Il est incontestable que « demain » fait allusion à l’énonciation, « demain » est le lendemain du jour pendant lequel je suis en train de parler, l’énoncé « Jean ira à Berlin demain » signifie que Jean ira à Berlin le lendemain du jour où je parle. Cette notion de jour de la parole – comme celle de locuteur dont j’ai parlé tout à l’heure – me semble à son tour ambiguë. « Demain » peut avoir deux sens. « Demain » peut désigner un jour, premièrement par le fait qu’il succède au jour de ma parole, ma parole étant considérée comme un événement parmi d’autres, ou « demain » peut désigner le lendemain de ma parole par le fait qu’il est précisément le lendemain de ma parole, non pas que c’est entre autre le lendemain de ma parole, qu’il comporte cette caractéristique parmi d’autres, mais qu’il est vraiment le lendemain de ma parole. Voici un exemple, qui n’est, il est vrai, pas entièrement satisfaisant. Supposons que je vous donne un ordre pressant, l’ordre d’aller à Berlin demain, samedi 15 mars. Il semble, dans un ordre pressant, plus indiqué d’employer un déictique comme « demain » plutôt qu’une indication de date. Je ne dirai pas « il faut que tu ailles à Berlin le 15 mars » si je veux insister sur le fait que votre devoir d’aller à Berlin est lié avec mon actuelle parole. De même que, lorsque 70 Benveniste dit que les pronoms personnels sont exclus de l’histoire, il faut comprendre que les pronoms sont exclus en tant qu’ils font le deuxième type d’allusion à l’énonciation, de même pour les marques temporelles, elles seraient exclues de l’histoire dans la mesure où elle concerne la parole en tant que telle. La distinction de Benveniste entre « l’histoire » et le discours effectif, ce que j’ai appelé le discours benvenistien, me semble donc à maintenir même si elle rencontre des difficultés, dont je viens d’indiquer ce qui me semble le centre : la notion « d’allusion à l’énonciation », qui n’est pas une notion simple. Bibliographie BENVENISTE, E. « Les relations de temps dans le verbe français ». In : Benveniste, E. Problèmes de linguistique générale, I, Paris : Gallimard, 1966, 277-289. 71 72 Leçon VI La délocutivité1 Oswald Ducrot École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Qu’est-ce que la délocutivité ? On parle aussi de « dérivation délocutive », je l’ai abrégée en DD sur le papier d’accompagnement. C’est un type de dérivation lexicale qui a été mis en évidence par Benveniste dans le chapitre « les verbes délocutifs » du premier tome de ses Problèmes de linguistique générale. Benveniste a présenté cette dérivation délocutive comme l’origine de certains verbes qu’il appelait « verbes délocutifs ». Ensuite, Anscombre et moi avons généralisé la notion de dérivation délocutive à beaucoup d’autres choses qu’aux verbes délocutifs qui intéressaient Benveniste. Nous pouvons dire qu’il y a dérivation lexicale si on a une expression E2 qui a pour origine une expression E1 ou bien un ensemble d’expressions E’1 qui sont origines de E2. Qu’est-ce que signifie « origine » ? Ce n’est pas bien clair, j’essaierai de préciser un petit peu. Je donne deux exemples de dérivation lexicale, un où l’origine est simplement un mot, le verbe « casser » qui semble avoir donné « casseur », et d’autre part un cas où ce sont deux mots qui semblent être à l’origine de la dérivation, le verbe « casser » et le substantif « pipe » qui auraient donné le mot « casse-pipe ». Qu’est-ce qu’un casse-pipe ? C’est une circonstance dans laquelle il y a beaucoup de dangers et notamment de dangers mortels ; on peut dire que la guerre de 1914 a été un effroyable casse-pipe. La tête est qualifiée de pipe et la mort de cassage de tête pour donner « casse-pipe ». Mais comment sait-on, par exemple, que « casseur » vient de « casser » et que ce n’est pas, à l’inverse, « casser » qui vient de « casseur » ? Je ne pense pas qu’il y ait de réponse admise et de réponse claire à ce sujet. Une réponse simple serait de dire que 1 Exposé donné le 28 mars 2014 à l’EHESS, transcrit par Diego Brousset. 73 « casseur » est plus long que « casser » et « casse-pipe », plus long que « casser » et que « pipe ». Mais ce n’est pas une réponse satisfaisante. Une autre réponse est de dire que E2, « casseur », se comprend à partir de E1, « casser ». Un casseur c’est quelqu’un qui casse et non pas l’inverse ; on dirait difficilement que casser, c’est faire ce que fait un casseur, ce n’est pas comme ça qu’on présenterait les choses. De même, on dira que « laboureur » vient de « labourer » parce qu’un laboureur fait l’action de labourer ; ce serait un peu bizarre de dire que le verbe « labourer » vient du substantif « laboureur », que labourer, c’est faire ce que fait un laboureur. Une troisième explication serait que le rapport entre E1 et E2 est historique ; on pourrait dire qu’on doit choisir comme origine le mot qui dans l’histoire est apparu le premier. Mais notre réflexion n’est pas du tout historique, je ne sais pas du tout si le verbe « casser » est apparu avant le substantif « casseur » dans l’histoire de la langue française, je n’en sais absolument rien. Il semble clair que « casser » et « pipe » sont apparus avant l’expression « cassepipe » qui est relativement récente, mais de toute façon la dérivation dont nous parlons n’est pas une notion essentiellement historique ; donc ce type de considération n’est pas tout à fait à sa place. Je ne peux donc pas répondre à la question du sens de la dérivation, question qui se pose mais qui reste ouverte. C’est toujours un problème terrible de savoir dans quel sens il faut admettre une dérivation. Je garderai ici la deuxième explication : « laboureur » se définit à partir de « labourer », et non l’inverse. Il doit être clair que E1 est un signe et comme tout signe il a deux faces, une face formelle, un signifiant, que je nomme F1, et une face sémantique, un signifié, que j’appelle S1. E1 est l’association du signifiant F1 avec le signifié S1, alors que E2 est l’association de F2 avec S2. Dire que E1 a donné E2, c’est dire que le couple (F1, S1) a donné le couple (F2, S2). F2 est ainsi le produit d’une transformation de F1, transformation qui parfois est identitaire, c’est-à-dire que F1 n’a quelques fois pas bougé dans le passage du signe E1 au signe E2 ; F1 et F2 peuvent être identiques l’un à l’autre. Et S2, le sens, la signification du deuxième signe, est vu comme une transformation de E1, et généralement comme une transformation non identitaire de S1, le signifié du premier signe. On aura noté que S2 découle de E1, et non pas de S1. Je reviendrai sur ce point essentiel pour comprendre la dérivation délocutive. 74 Nous avons vu la relation entre « casser » E1 et « casseur » E2, je vous donne maintenant deux autres exemples plus intéressants puisque la relation entre F1 et F2 y est identitaire, c’est-à-dire que la forme ne change pas au cours de la dérivation. Je vais prendre le mot « voile » en E1, soit une étoffe destinée à cacher, notamment le visage, qui a donné un mot « voile » E2 sans modification de forme. Le mot « voile » en E2 est ce qui sert à cacher en général, et pas seulement par une étoffe ; par exemple, on peut dire « L’ironie est le voile de l’embarras » pour dire que les gens qui se moquent de vous le font parce qu’ils ne savent pas quoi vous dire. « Voile », à ce moment-là, paraît avoir dérivé de « voile » dans le sens concret de E1. Plus précisément, S2 découle de S1. Je prends un deuxième exemple, le mot « pied » en E1 désigne la partie inférieure du corps, et « pied », en E2, désigne la partie d’un objet qui sert à le soutenir, comme lorsqu’on parle du « pied de la table » par exemple, ou encore de beaucoup d’autres objets. Dans ces deux derniers cas, pour « voile » et pour « pied », il y a une figure de rhétorique qui ferait passer de E1 à E2, plus précisément de S1 à S2. Et dans les deux cas, il s’agit de la métaphore. Quand je dis que l’ironie est le voile de l’embarras, je prends le mot « voile » en un sens métaphorique, je lui enlève son aspect concret et je garde uniquement le fait que le voile sert à cacher. De même, quand je parle du pied de la table, on peut dire que je fais une métaphore à partir du pied des animaux ; le pied de la table soutient la table comme le pied d’un animal soutient l’animal. On peut admettre qu’il y a une figure de rhétorique, la métaphore, qui autorise le passage entre S1 et S2, plus généralement entre E1 et E2. Voilà pour ce qui est de la dérivation lexicale en général. On notera que cela ne permet pas de répondre à la question qu’on s’était posée quant à la direction de la dérivation. Ce que j’ai dit ici sur le passage de E1 à E2 pourrait aussi bien se dire, avec quelques petites modifications, pour un passage de E2 à E1 ; dans quel sens la métaphore se fait, je n’ai aucun critère pour le dire. Passons maintenant à la dérivation délocutive que je présente comme un type de dérivation lexicale et que j’abrège en E1 > E2. Quand est-ce qu’il y a dérivation délocutive ? Il y a dérivation délocutive quand F2, le signifiant, la forme du deuxième signe est une transformation, qui peut être identitaire, de F1, et quand S2, le sens du deuxième signe, 75 est une action liée à certains emplois linguistiques de E1, au fait d’utiliser le mot E1, sans que cette action ne soit identique à S1. S2 est dérivé de E1 et non de S1. On verra si nos exemples sont bien conformes à cette définition ; très souvent on donne de très jolies définitions puis suivent des exemples qui n’ont qu’un rapport approximatif avec cette dernière. Commençons par ce qui est à l’origine de la notion de délocutivité, c’est-à-dire les exemples des verbes délocutifs de Benveniste. On verra plus tard des exemples qui n’ont plus rien à voir avec ces verbes délocutifs. D’abord, le verbe « bisser », qui a la fonction de E2, et qui est dérivé délocutivement de « bis », qui joue ici le rôle de E1. Je prends « bisser » au sens de demander à quelqu’un de répéter une performance ; si un acteur a été extrêmement brillant dans je ne sais quel grand morceau de bravoure du théâtre, par exemple dans le monologue de Rodrigue, les spectateurs peuvent crier « Bis ! Bis ! Bis ! » : ils l’ont « bissé » – et le type est tout content de recommencer ses Stances de Rodrigue, à moins qu’il n'ait quelque chose de prévu après le théâtre dans quel cas il est moins content car il se trouve obligé de le refaire. Le « bis » en E1, c’est un adverbe qui signifie simplement « deux fois » ; « bisser » est une action que l’on peut faire en employant le mot « bis » signifiant « deux fois ». « Bisser » ne signifie pas « faire deux fois ». S2 ne découle pas de S1. « Bisser » signifie « demander à ce qu’une performance soit répétée en raison de sa qualité » : S2 découle de certains emplois de E1. Il faut cependant noter que « bisser » peut très bien se faire sans employer « bis » ; on peut le faire de beaucoup d’autres manières comme en applaudissant avec énergie en criant « encore ! encore ! ». Utiliser « bis » est seulement une manière de faire l’action de « bisser » et on ne peut donc pas définir « bisser » comme l’action d’employer « bis ». Cet exemple n’est pas de Benveniste. De fait, très peu d’exemples proviennent de Benveniste car il a la mauvaise habitude de prendre ses exemples dans des langues que nous ne connaissons pas et que lui connaît parfaitement, à savoir des langues indo-européennes anciennes. Nous reprenons néanmoins un de ses exemples appartenant au latin. Il s’agit de « salutare » qui en latin signifie « saluer » et qui joue le rôle de E2, c’est le point d’arrivée de la dérivation délocutive, selon Benveniste. Il viendrait de « salus » qui est 76 un autre mot latin qui joue le rôle de E1, « salus » signifiant « bonne conservation » ; on retrouve ce sens dans l’emploi de « salut » dans « Les restrictions monétaires sont nécessaires pour le salut de la France », il s’agit de la bonne conservation ; « salus » peut être la bonne conservation de la santé également. Revenons à la dérivation de « salutare ». Ce n’est pas une dérivation lexicale habituelle, comme celle qui a donné « casseur » à partir de « casser ». Le casseur est celui qui fait l’action de casser ; il y a une relation simple entre S2 et S1. Ce n’est pas le cas pour « salutare » et « salus » : il n’y a pas de relation entre S2=saluer et S1=bonne conservation. L’explication de Benveniste est qu’il s’agit d’une dérivation délocutive. Il se trouve que l’on peut saluer, que l’on peut « salutare », en disant à quelqu’un « salus », « salus » signifiant bien dans cette action de saluer : « bonne conservation de la santé ». On peut saluer autrement, en hochant la tête, en faisant un geste de la main, d’autres manières qui ne passent pas par l’emploi du mot « salus » ; salutare, ce n’est pas dire salus. L’emploi du mot « salus » est seulement possible et ce serait lui qui, selon Benveniste, serait à l’origine du verbe « salutare », l’équivalent de « saluer » en latin. « Salutare », c’est faire une action que l’on fait lorsqu’on dit « salus ». Voilà un troisième exemple qui est de moi et qui n’a rien à voir avec Benveniste. C’est l’exemple du verbe « remercier » que je prends comme point d’arrivée E2, avec le sens de « congédier », comme dans la construction « mon patron m’a remercié comme un malpropre ». « Remercier » au sens de « congédier » me semble être dérivé de « remercier » au sens « dire sa reconnaissance » et que je choisirai comme E1. Quel serait le rapport entre E1 et E2 ? Ce n’est pas évident, j’en vois seulement un, c’est que, très souvent, pour remercier au sens de congédier quelqu’un, au sens S2, on commence par politesse à remercier au sens S1 la personne que l’on veut fiche à la porte : « Monsieur, vous nous avez rendu des services immenses, je ne saurais vous dire à quel point nous vous en remercions. Malheureusement, il se trouve que nous n’avons plus la possibilité de vous employer et nous sommes obligés de vous demander de quitter notre entreprise. » Remercier au sens de « congédier » peut se faire en employant « remercier » au sens de « dire sa reconnaissance ». Bien sûr cela peut se faire autrement, on peut congédier quelqu’un simplement en lui donnant un coup de pied au derrière ; c’est une manière, semblerait-il, 77 un peu plus brutale de congédier. De E1 à E2, encore une dérivation délocutive donc. Voilà pour les exemples de verbes délocutifs, des exemples qui entrent dans la classe de Benveniste ; nous passons maintenant à des dérivés qui ne sont pas des verbes et que n’admettrait pas Benveniste puisqu’il ne parle que de verbes délocutifs. Mon premier exemple concerne le mot français « salut » et je l’explique d’une façon assez comparable, en tout cas inspirée, de l’explication de Benveniste pour le mot latin « salutare ». « Salut » en E2 est le geste permettant de s’adresser à quelqu’un sans nécessairement engager la conversation avec lui, ce qui est bien utile car cela permet d’avoir une attitude gentille envers quelqu’un sans nécessairement s’ennuyer à faire la conversation. Ce signe E2 viendrait de E1, « salut », signifiant « conservation de la santé », « bonne conservation générale ». En effet on peut en français « donner un salut » au sens E2 en disant à quelqu’un « salut » au sens de E1 – et on peut saluer au sens E2 quelqu’un de bien d’autres façons qu’en disant « bonne conservation ». Il y aurait à nouveau une dérivation délocutive à l’intérieur du français. (On notera que ce n’est pas cette dérivation délocutive que l’on utilise consciemment lorsque on dit « salut » pour saluer.) Je prends un deuxième exemple, particulièrement efficace ; il s’agit d’une expression brésilienne qui m’a beaucoup intrigué : « Estou puto/a (da vida) com ele/a. » Si l’on suit le sens donné par la syntaxe, cela signifie : « je suis putain de la vie avec lui ». Pour comprendre cette expression, il faut partir du fait que « da vida » est un intensif. « Da vida » signifie mot à mot « de la vie » ; c’est le même intensif que l’on trouve en français lorsque l’on dit : « jamais de la vie » pour insister sur le « jamais ». De ce fait, « da vida » est facultatif dans l’expression que nous étudions ; on peut dire uniquement « estou puto/a com ele/a », soit « je suis putain avec lui/elle ». Cette expression brésilienne signifie finalement « Je suis fâché avec lui/elle » ou/et « je suis en mauvais termes avec lui. ». Comment l’expliquer ? Je prendrai pour E1 l’expression prise dans son sens syntaxique (expression qui ne veut d’ailleurs rien dire). D’autre part, E2 serait l’expression dans son sens généralement admis soit « je suis fâché avec lui ». Alors comment expliquer le passage de E1 à E2 ? Cela se passe dans le mot « puto/a » compris en E2 comme une injure, une injure qui n’est pas très forte en brésilien. Le sens injurieux de « puto/a » semble 78 appartenir à un ancien brésilien sachant que dans le brésilien actuel, celui que je connais, les gens se disent puto/a sans être fâchés. Cette expression un peu analogue à ce que nous avons en français avec « je suis en mauvais termes avec lui », simplement en français, on décrit les mots dont nous nous servons dans nos relations (ce sont de « mauvais termes ») alors que le portugais du Brésil est beaucoup plus direct, il ne décrit pas les mots, il les met dans le discours, il énonce ces termes que nous utilisons pour nous adresser l’un à l’autre. « Puto/a » part du sens de « putain » au sens de « les relations qui amènent à employer le mot « puto/a » pour s’adresser à quelqu’un, c’est-à-dire, être fâché avec quelqu’un. ». Voilà mon deuxième exemple, qui me paraît donc très satisfaisant. Je prends un dernier exemple, avant de revenir sur les problèmes généraux soulevés, selon moi, par cette notion de délocutivité. C’est l’exemple de « diablement », un exemple qui ne vient pas de moi mais de Benoît de Cornulier, qui l’a trouvé sans cependant clairement le rattacher à la notion de délocutivité. Au sens de E2, « diablement » signifie « à un degré important », et peut accompagner un qualificatif favorable ; je peux dire de quelqu’un qu’il est diablement intelligent ou qu’il est diablement gentil même ; le mot qui suit « diablement » n’est pas nécessairement mauvais. Lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est diablement gentil, on ne dit pas qu’il est gentil à la façon du Diable, on n’attribue aucune gentillesse au Diable. On dit seulement qu’il est gentil à un haut degré. Mais pourquoi utilise-t-on alors le diable dans cette expression ? On peut penser à deux dérivations, toutes les deux délocutives. Une première explication serait que E2 provienne, par dérivation délocutive, du substantif « Diable » au sens religieux, au sens de Satan. Le dérivé intensif signifierait quelque chose comme « à un degré amenant à parler d’une intervention du Diable ». Dire de quelqu’un qu’il est diablement gentil, ce serait dire que sa gentillesse a le caractère exceptionnel qu’elle a lorsqu’on l’explique en disant « le Diable a dû intervenir ». Cela, je l’admets, reste très mystérieux ; cette piste est envisageable, mais pas certaine. Une deuxième explication serait à chercher du côté de l’interjection « Diable ! ». E2 dériverait délocutivement de « Diable ! » en ce sens que « il est diablement gentil » proviendrait de « Diable ! Qu’il est gentil. ». On passerait alors par l’interjection et non directement par le nom « diable ». « Diablement » signifierait « à ce degré élevé où on s’exclame 79 ‘diable !’ ». Il faudrait chercher alors du côté des interjections et des adverbes qui pourraient leur correspondre. On pourrait rapprocher ainsi « diablement » de « sacrément », la difficulté dans ce dernier cas étant que nous avons beaucoup d’interjections composées en partie par « sacré », comme par exemple « Sacré nom de Dieu ! », mais qu’il n’est jamais seul. Nous allons résumer cet exposé en deux points, d’abord dans la perspective de Benveniste, ensuite dans celle de la TBS. Qu’est-ce que fait la délocutivité en général ? Elle permet de construire des propriétés mondaines, c’est-à-dire des propriétés qui existent dans le monde, des propriétés référentielles si on veut. A partir d’emplois de mots, à partir de l’emploi du mot E1, on fabrique une propriété, une action dans le monde, et cela sans se servir d’un sens référentiel des mots en langue. Il me semble que c’est pour cela que Benveniste a été très attentif à cette notion de délocutivité. Rappelons quelque chose de très important ici relativement aux rapports entre langue et discours du point de vue de la référence. Dans la conception commune, la langue est référentielle, les mots désignent des choses et c’est pour cela que le discours est également référentiel. Dans la conception de Benveniste, la langue n’est pas référentielle, mais bizarrement, le discours est référentiel. La position de Benveniste est extrêmement paradoxale, comment, avec des mots qui ne sont pas référentiels, fait-on des discours référentiels ? La délocutivité peut lui permettre de répondre un petit peu à cette question puisqu’ elle montre que l’emploi des mots, référentiels ou non, permet entre autres de constituer des notions qui sont, elles, des notions référentielles. On comprend donc pourquoi Benveniste est très intéressé par la délocutivité qui lui permet d’approcher une solution de ce grand paradoxe. C’est pourquoi aussi la délocutivité suscitait de l’intérêt chez JeanClaude Anscombre et moi. Par ailleurs, la dérivation délocutive a, on vient de le voir, comme effet d’ajouter à la langue des valeurs référentielles, elle explique l’apparition de signes comme E2 qui ont un signifié en partie référentiel, elle permet de voir comment le discours peut créer des notions et des valeurs qui sont en partie référentielles. Cela ne nous intéresse pas directement, car nous défendons ici une conception nonréférentielle de la langue. Mais cela permet de comprendre au moins 80 pourquoi nous avons parfois l’illusion que les mots sont référentiels : nous les confondons alors avec leur emploi. Revenons maintenant à la TBS. Selon elle, la langue est nonréférentielle. « Bisser » a une signification purement argumentative : il signifie l’aspect argumentatif JUGER DE QUALITE UNE PERFORMANCE P DC DEMANDER A REVOIR P, et non une quelconque propriété du monde. Le discours lui-même a également un sens non référentiel, construit à partir de la signification argumentative des mots et de leur entrelacement. La délocutivité n’intervient en rien dans le sens tel que la TBS le conçoit, elle n’a, à ce niveau, aucun rôle. Mais la parole ne s’arrête pas toujours à communiquer des valeurs argumentatives. Le discours peut servir à agir dans le monde, il est possible de l’utiliser, avec son sens argumentatif, pour agir. Il est possible de dire « bonne journée », c’est-à-dire de communiquer l’enchaînement argumentatif « j’aimerais que ta journée soit bonne donc je te dis ‘bonne journée’ », et ce faisant de saluer. La TBS, en elle-même, ne peut pas expliquer cela. Elle se fonde sur une notion d’énonciation qui est différente de l’acte historique évènementiel de parler. Or l’action dans le monde avec les mots a pour origine l’acte historique de parler. C’est précisément là que la délocutivité pourrait être un recours. Car l’énonciation qui est en jeu lors d’une dérivation délocutive, c’est bien l’énonciation en tant qu’évènement historique. La délocutivité n’a aucune place, je le répète, à l’intérieur de la TBS et de la vision du sens qu’elle défend. Mais elle pourrait permettre, associée à la TBS, d’expliquer pourquoi, avec les mots, il est possible d’agir socialement. Bibliographie ANSCOMBRE, J.-Cl. « Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée et performativité ». In : Langue française n° 42, 1979, 69-84. BENVENISTE, E. « Les verbes délocutifs ». In : BENVENISTE, E. Problèmes de linguistique générale, I, Paris : Gallimard, 1966, 277-289. CAREL, M. ; RIBARD, D. « L’acte de témoigner». In : Antares: Letras e Humanidades, v. 11, n°23, 2019, 3-23. CORNULIER, B. « La notion de dérivation délocutive ». Revue de linguistique romane 40, 1976, 116-144. 81 DUCROT, O. « Langage, métalangage et performatifs ». In : Cahiers de linguistique française, 5-34. Republié dans Le dire et le dit, Paris : Editions de Minuit, 1981, 117-148. RECANATI, F. « La conjecture de Ducrot. 20 ans après ». In : CAREL, M. (ed) Les Facettes du Dire, Paris : Kimé, 2002, 269-282. 82 PARTIE 2 : LA THÉORIE DES BLOCS SÉMANTIQUES (TBS) 83 84 Leçon VII Les concepts d’aspect (normatif et transgressif) et d’argumentation (interne et externe) Lauro Gomes Universidade de Passo Fundo Instituto Federal do Rio Grande do Sul UPF/IFRS, Brésil Cristiane Dall’ Cortivo Lebler Universidade Federal de Santa Catarina UFSC, Brésil Créée par Marion Carel en 1992, la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) est considérée comme une théorie qui radicalise et approfondit les hypothèses de l´Argumentation dans la Langue (ADL). Ainsi, en la considérant comme une radicalisation de ses propres conceptions sémantiques, Ducrot (2005) explique que la TBS pousse jusqu’à ses dernières conséquences le principe saussurien selon lequel le signifié d´une expression (E) est dans les rapports de cette expression (E) avec les autres expressions de la langue. Cependant – surtout quand on est débutant dans l’étude de ces sémantiques qui développent le programme saussurien – c’est plus exactement au principe de l’argumentation que l’on doit être attentif. En effet, les rapports sémantiques considérés par l’ADL et par la TBS sont des rapports argumentatifs. Cette leçon – dont le but le plus important est celui de présenter les concepts théoriques d´aspect argumentatif (normatif et transgressif) et d´argumentation interne et externe, ainsi que leur application – a comme propos sous-jacent de mettre en évidence la thèse fondatrice de l´ADL (Anscombre ; Ducrot, 1983) selon laquelle l´argumentation est un phénomène présent dans la nature même de la langue. Tout au long de cet exposé, nous allons donc observer que la TBS maintient cette thèse de l´ADL et la radicalise, dans la mesure où 85 elle élimine le besoin d´introduire des éléments extra-linguistiques dans la description sémantique. Étant donné que les concepts développés ici sont également en rapport avec la notion d´enchaînement argumentatif (normatif et transgressif), il convient tout d’abord de distinguer, d’une part, ces concepts qui visent avant tout à décrire la signification des mots de la langue et, d’autre part, les outils créés pour décrire le sens des énoncés. 1. Que sont et comment se construisent les enchaînements et les aspects argumentatifs 1.1 Les enchaînements argumentatifs Tout d´abord, il est important de partir du fait qu´en supprimant les hypothèses référentialistes et cognitivistes du langage, la TBS soutient que le sens d´une entité linguistique n´est pas constitué par des choses, des faits, des propriétés, des croyances psychologiques, même pas des idées. Selon cette théorie, le sens d´un énoncé (E) est décrit, c'est-à-dire représenté, paraphrasé par des enchaînements argumentatifs – appelés aussi « atomes sémantiques » – que cette entité (E), elle-même, évoque. Les enchaînements argumentatifs mettent en rapport deux propositions grammaticales au moyen d´un connecteur tel que donc (normatif) ou tel que pourtant (transgressif). Nous employons ici l´expression tel que pour signaler qu´il existe dans la langue d'autres mots qui indiquent cette relation. À partir donc d´un énoncé comme En face du danger, Pierre a été prudent, peuvent être évoqués des enchaînements normatifs comme (1), (2) ou (3) : (1) Le feu se répandait sur le mur, donc Pierre a appelé les pompiers (2) La route était mouillée, c´est pourquoi Pierre a ralenti (3) Pierre a pris des précautions parce qu´il y avait du danger A l’inverse, les séquences (4), (5) et (6), qui paraphraseraient le sens de divers emplois de Pierre a fait preuve d’intelligence, sont des exemples d’enchaînements argumentatifs transgressifs : (4) La notion était très abstraite, pourtant Pierre l´a comprise tout de suite (5) Même si la question était difficile, Pierre l´a comprise tout de suite 86 (6) Malgré la difficulté du texte, Pierre l´a compris tout de suite 1.2 L'aspect argumentatif La notion d’enchaînement est donc un outil au moyen duquel le sens de l’énoncé est représenté. A partir de cette notion, il est maintenant possible de présenter un deuxième concept fondamental de la TBS qui est directement en rapport avec le précédent : celui d’aspect argumentatif au moyen duquel cette fois c’est la signification des mots, et non plus le sens des énoncés, qui est décrit. Pour cela, nous partirons de sa formule générale X CONNECTEUR Y et X CONNECTEUR´ Y, où X et Y représentent ce que l´on observe régulièrement dans plusieurs enchaînements : CONNECTEUR représente un connecteur de type normatif et CONNECTEUR´ représente un connecteur de type transgressif. Selon cette structure, l´aspect est défini comme un squelette, c´est-à-dire une abstraction concrétisée au moyen des mots. Le squelette commun aux enchaînements (1), (2) et (3) est représenté par l´aspect DANGER DC PRÉCAUTION et le squelette commun aux enchaînements (4), (5) et (6) est représenté par l´aspect DIFFICILE PT COMPREND. Cependant, pour compléter cette exposition de la notion d’aspect, d´autres exemples devront encore être présentés pour observer les effets de sens produits par le changement du connecteur entre X et Y ainsi que par l´ajout ou bien la suppression de la négation de l´un des segments. Ce phénomène – il faut le remarquer – est central dans toutes les phases de la TBS, car il distingue le sens des énoncés et la signification des mots. Selon les principes présentés précédemment, on peut vérifier – par rapport à l´énoncé En ralentissant, Pierre a garanti la sécurité de tous – que sont normatifs, aussi bien les enchaînements (7), (8) et (9) que l´aspect (10) qu´ils concrétisent. D´autre part, sont notamment transgressifs les enchaînements argumentatifs (11), (12) et (13) et l´aspect (14) qu´ils concrétisent. Ces derniers, à leur tour, se rapportent à l’énoncé Il pleuvait beaucoup et, alors que Pierre conduisait attentivement, il a eu un accident : En ralentissant, Pierre a garanti la sécurité de tous (7) Pierre a été prudent, donc il n´a pas eu d´accident (8) Si Pierre est prudent, alors il n´y a pas d´accident 87 (9) Il n´y a pas eu d´accident, parce que Pierre a été prudent (10) PRUDENT DC NEG ACCIDENT Il pleuvait beaucoup et, alors que Pierre conduisait attentivement, il a eu un accident. (11) Pierre a été prudent pourtant il a eu un accident (12) Même si Pierre a été prudent il a eu un accident (13) Bien que Pierre ait été prudent, il a eu un accident (14) PRUDENT PT ACCIDENT Tous ces exemples permettent de remarquer que, aussi bien dans un enchaînement comme A donc B, que dans un enchaînement comme A pourtant B, les segments A sont compris par rapport aux segments « donc B » et « pourtant B ». Ce phénomène – appelé interdépendance sémantique − est présent dans toutes les relations argumentatives et élimine l´hypothèse que les enchaînements normatifs se réalisent au moyen d´un raisonnement logique qui relierait deux informations indépendantes. Selon la TBS, dans aucun des deux types d´enchaînement il n´existe de rapport d´inférence, de déduction, ni de raisonnement entre A et B. La possibilité de construire ces rapports argumentatifs – à partir de deux segments interdépendants sémantiquement – constitue une caractéristique des langues naturelles qui les distingue des langues construites pour décrire véritativement le monde. Comme l’explique Ducrot (2005), cette connaissance linguistique fondamentale a comme conséquence la possibilité de distinguer les sciences sociales des sciences dures. Là où les sciences dures créent des termes propres et se servent de certains raisonnements pour tester des hypothèses et les mettre en rapport avec des segments de discours d´une façon indépendante – comme dans l´enchaînement interdit par la langue, *Il s´agit d´un carré parfait, donc trois de ses quatre côtés sont égaux – les sciences sociales, parmi lesquelles la Linguistique, sont des sciences qui se servent de la langue naturelle pour présenter leurs hypothèses. Elles se servent de mots comme donc et pourtant pour mettre en rapport des segments de discours de façon interdépendante. Étant donné que cet exposé constitue avant tout une introduction à la TBS, les définitions présentées dans cette leçon ne tiennent pas compte des modifications éventuellement apportées par 88 rapport à la première version, dite « standard », de cette théorie. La situation énonciative de ce texte suggère d'éviter les sousclassifications et les complexités inhérentes aux concepts-clés discutés ici. Quelques remarques doivent toutefois être effectuées en ce qui concerne les sous-classifications de enchaînements : (a) il existe des enchaînements plus étroitement liés et prévus par la langue (dits structurels) ; (b) il existe des enchaînements construits plus éloignés de la prévisibilité de la langue, c'est-à-dire plus proches de la singularité du discours (dits contextuels) ; (c) il existe des enchaînements doxaux, tels que les exemples numérotés de (1) à (14) ; et (d) il y a des enchaînements paradoxaux, par exemple (15) Le travail le faisait souffrir, Pierre était donc heureux, associé au mot masochiste. Le détail de ces sous-classifications est développé dans les autres leçons qui composent ce livre ainsi que dans les suggestions de lecture présentées à la fin de celle-ci. 1.3 Enchaînement et aspect argumentatifs : particularités Un autre commentaire devrait être fait, sur les idiosyncrasies concernant les enchaînements et les aspects, ainsi que sur leur rôle dans la description de l'argumentation. Les aspects argumentatifs sont ce que Carel (2011, passim) appelle souvent les prédicats argumentatifs bien que cette expression ne constitue pas l’expression consacrée par la théorie. Cette dernière nomenclature n’appartient pas au vocabulaire technique de la théorie qui retient seulement le terme d’ « aspect argumentatif ». L’expression « prédicat argumentatif » décrit seulement une propriété des aspects argumentatifs. Les propriétés principales des aspects argumentatifs sont, en résumé : a. un aspect argumentatif est ce qu'il y a de plus fondamental dans la langue. En constituant la signification des mots, il détermine le sens des énoncés : on peut parler d’aspects argumentatifs, mais il n’est pas possible de les démontrer, sauf théoriquement, comme une abstraction. Argumenter, c'est donc exprimer, au moyen d'un énoncé et de ses enchaînements évoqués, l'aspect à partir duquel ils sont dérivés ; b. chaque aspect argumentatif est l'appréhension d'un bloc sémantique, qui peut également être appréhendé par trois autres aspects, qui partagent la même interdépendance sémantique et pour cela sont associés au même bloc sémantique ; 89 c. un aspect argumentatif peut être réalisé par plusieurs enchaînements argumentatifs car il n'inclut pas la variation de la conjonction, du temps verbal ou des noms propres ; d. sa représentation est donnée par les schémas X CONNECTEUR Y et X CONNECTEUR’ Y, avec ou sans négation (NEG). Le sens d'un énoncé sera exprimé par les enchaînements argumentatifs qu'il évoque et la signification des mots sera, de son côté, donnée par les aspects argumentatifs qui peuvent leur être associés. Les enchaînements évoqués sont les moyens de singulariser un aspect et de paraphraser le sens de l'énoncé. Mais quelle est la nécessité de cette distinction? On se souvient que la théorie des topoï d’Anscombre et Ducrot décrivait par des topoï aussi bien les énoncés que les mots. Pourquoi ne pas décrire les énoncés par des aspects seulement? Cela découle de la généralité des aspects argumentatifs, qui précisément ne permet pas de rendre compte de la singularité de certains énoncés. Dans le cas d'un énoncé tel que (15), l'aspect exprimé est (15a), et l'enchaînement qui paraphrase son sens est (15b) : (15) Jean est optimiste. (15a) SITUATION DÉFAVORABLE PT ESPOIR (15b) Même quand la situation est défavorable, Jean a de l'espoir Or, comment différencier (15) de (16), puisqu’ils partagent le même aspect et présentent des sujets grammaticaux distincts ? Par l'enchaînement évoqué. Tandis que (15) exprime l'aspect (15a) et évoque l'enchaînement (15b), (16) évoque l'enchaînement (16b). (16) Pierre est optimiste. (15a/16a) SITUATION DÉFAVORABLE PT ESPOIR (16b) Même quand la situation est défavorable, Pierre a de l'espoir L'enchaînement évoqué peut également distinguer l’énoncé d’un événement ponctuel d’un énoncé qui affirmerait une caractéristique spécifique, par exemple un comportement inhérent à Jean dans son enfance. L'interprétation de l'événement ponctuel est présentée par (15c) ; l'interprétation descriptive du comportement de Jean dans son enfance est donnée par (15d) – on notera la différence de conjonction transgressive : 90 (15c) La situation était défavorable, pourtant Jean a eu de l'espoir (15d) Même si la situation était défavorable, Jean avait de l'espoir Insistons. Étant donné que l’aspect SITUATION DÉFAVORABLE PT contenu en général, sans flexion verbale ou attribution du rôle de sujet, il est bien nécessaire de préciser le sens. L’identification du sujet grammatical n’a pas pour fonction d’ancrer un certain sens dans le monde, mais bien de prévenir une incohérence. Prenons les exemples suivants : ESPOIR ne présente que le (17) Même quand la situation est défavorable, Pierre a de l'espoir, mais tel n’est pas le cas de Jean. (17a) * Même quand la situation est défavorable, Pierre a de l'espoir, mais tel n’est pas le cas de Pierre. (17) est tout à fait acceptable, mais (17a) est interdit par la langue ellemême. Ainsi, le concept d'enchaînement évoqué est important, car, selon Carel (2011, p. 219), il est nécessaire, dans la description sémantique des énoncés, de rendre compte de cette singularité qui leur est propre. Un énoncé ne se contente pas de répéter la signification de tel de ses mots ; un énoncé la concrétise, la transforme en enchaînement. Un énoncé n’est pas sémantiquement équivalent à un mot de la langue ; un énoncé appréhende la langue. Nota Bene. Dans un second temps, Carel (2011) a introduit la notion de contenu argumentatif. Un contenu argumentatif est un enchaînement argumentatif associé à l’aspect argumentatif qu’il concrétise. Il a été en effet remarqué que les enchaînements étaient ambigus et qu’il fallait, pour bien les comprendre, préciser l’aspect qu’ils concrétisaient. Ce sont finalement par des contenus argumentatifs, et non plus par de simples enchaînements argumentatifs, que sont décrits les énoncés. 2. Que sont les argumentations internes et externes ? Comment les différencier ? La version dite « standard » de la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) soutient que les aspects peuvent être reliés d’une façon interne ou externe aux mots qui les signifient et que les enchaînements ou les 91 argumentations peuvent être reliés d'une façon « externe » ou interne » aux énoncés qu’ils paraphrasent1. « 2.1 L'argumentation externe Selon la version standard de la TBS (CAREL, 2011), il est dit qu'un aspect argumentatif A appartient à l'argumentation externe d'une expression E lorsque les règles suivantes sont remplies : (1) l'expression E exprime l'aspect A et (2) l'expression E intervient matériellement et sémantiquement dans certains enchaînements concrétisant l'aspect A, dans les premier ou dans le deuxième segment. Par exemple, un aspect argumentatif tel que PRUDENT DC SÉCURITÉ appartient à l’argumentation externe de prudent parce que : (1') prudent exprime PRUDENT DC SÉCURITÉ (qu’elle-assure-la-sécurité est l’un des sens de prudent) et (2') prudent intervient matériellement dans le premier segment d'un enchaînement, comme Pierre est prudent, donc il ne souffrira pas d'accident. Dans cet enchaînement, l’intervention de prudent est de nature sémantique, dans la mesure où le terme n’intervient pas seulement matériellement dans l'énoncé Pierre est prudent donc il ne souffrira pas d’accident, mais participe également à la détermination de l’aspect argumentatif exprimé par l’enchaînement. Dans l'argumentation externe d'une entité linguistique, on distingue son argumentation externe à droite et son argumentation externe à gauche. Par exemple, les aspects PRUDENT DC SÉCURITÉ et PRUDENT PT NEG-SÉCURITÉ appartiennent à l'argumentation externe à droite de prudent, car les enchaînements argumentatifs Pierre sera prudent, donc il n'aura pas d'accident et Bien qu'il soit prudent, Pierre aura un accident sont développés à droite de prudent. A l’inverse, les aspects RESPONSABLE DC PRUDENT et NEG-RESPONSABLE PT PRUDENT appartiennent à l'argumentation externe à gauche de prudent, car des enchaînements comme Pierre aura le sens des responsabilités, donc il sera prudent et Bien qu'il ait eu peu le sens des responsabilités, Pierre a été prudent sont développés à gauche de La version actuelle de la TBS développe la notion de quasi-bloc − comme on peut le voir dans la leçon XI de ce cours −, qui écarte la nécessité de distinguer les argumentations externes des argumentations internes. 1 92 prudent. La notion d'argumentation externe est donc valable pour toutes les expressions qui ont un sens plein, quelle que soit leur catégorie grammaticale (la détermination « sens plein » est destinée à exclure des entités telles que les prépositions, qui servent uniquement à construire des syntagmes contenant un sens). De manière parallèle on dira qu’un enchaînement appartient à l’argumentation externe d’un énoncé si (1) l’énoncé évoque cet enchaînement et (2) l’énoncé constitue l’un des segments de l’enchaînement. Ainsi l’enchaînement Pierre est prudent donc il ne souffrira pas d’accident appartient à l’argumentation externe de l’énoncé Pierre est prudent qui apparaît dans le discours c’est dangereux mais Pierre est prudent (on imaginera qu’il est adressé à quelqu’un d’inquiet pour Pierre de manière à le rassurer). 2.2 L'argumentation interne L'argumentation interne (AI) d'une entité linguistique E − qu'il s'agisse d'un verbe, d'un nom, d'un adjectif − est constituée par un aspect auquel appartiennent les enchaînements qui paraphrasent l’emploi de l'entité E. Puisque les aspects argumentatifs sont le moyen par lequel les significations des termes sont définies, on dira qu’un aspect argumentatif A appartient à l’argumentation interne d’une expression E si deux conditions sont remplies : (1) E exprime l’aspect argumentatif A ; (2) E n'intervient dans aucun des segments des enchaînements dérivés de A. On dira que les enchaînements argumentatifs évoqués sont dérivés de l'AI de E. L’argumentation interne du mot prudent contient ainsi l’aspect argumentatif DANGER DC PRECAUTION puisque Pierre a été prudent se paraphraserait par l’enchaînement Pierre a vu un danger donc il a pris des précautions, enchaînement dans lequel le mot prudent n’apparaît pas. On peut de manière parallèle définir l’argumentation interne d’un énoncé : il s’agit d’enchaînements, paraphrasant l’énoncé, et dans lesquels l’énoncé n’intervient pas à titre de segment. Ainsi Pierre a vu un danger donc il a pris des précautions appartient à l’argumentation interne de l’énoncé Pierre a été prudent. Nous avons mis en gras l’expression « à titre de segment » à cause d’un cas comme celui de l’énoncé face à un danger, Pierre sera prudent. L’enchaînement si il est face à un danger, Pierre 93 sera prudent en est une paraphrase et appartient plus précisément à son argumentation interne : certes on retrouve des morceaux de l’énoncé analysé dans l’enchaînement qui le paraphrase, mais l’énoncé analysé (face à un danger, Pierre sera prudent) ne constitue pas un segment de l’enchaînement qui le paraphrase (les segments sont il est face à un danger et Pierre sera prudent). L'argumentation interne d'un mot contient un aspect dont le sens découle de l'interdépendance sémantique entre les segments constitutifs. Si le connecteur de type normatif est remplacé par un connecteur de type transgressif, l'ajout de la négation créera un nouvel aspect, à savoir DANGER PT NEG PRÉCAUTION. Celui-ci, à son tour, exprimera l'argumentation interne d'un autre terme, le mot imprudent présent dans l'énoncé (18). Il s'agit donc de la négation de l'énoncé (7) ; et la signification de (18) sera composée de l'enchaînement évoqué (18b) : (18) Pierre est imprudent, donc il a couru le risque d'avoir un accident (18a) DANGER PT NEG PRÉCAUTION (18b) Il y avait un danger, pourtant Pierre n'a pris aucune précaution. 2.3 Argumentation interne : particularités Il a été dit précédemment que les expressions linguistiques auxquelles une argumentation interne peut être attribuée sont de natures différentes : mots, énoncés, ensembles d'énoncés. Prenons les énoncés suivants pour illustrer ces différentes possibilités. Pour exemplifier l'argumentation interne à l'énoncé, observez le proverbe présenté dans (20), qui peut être paraphrasé par l'enchaînement argumentatif (20a) qui concrétise l’aspect (20b) : (20) Goutte à goutte l'eau creuse la pierre (20a) Quand on est persistant, alors le succès est atteint. (20b) PERSISTENCE DC SUCCÈS Notez que l'aspect (20b) appartient à l'argumentation interne au mot obstiné, comme dans (21) : (21) Pierre est obstiné, donc il a reçu une promotion. 94 Cela est dû au fait que l'argumentation interne est inscrite dans la signification, c'est-à-dire dans ce qui peut être retenu de l'expression linguistique. De cette manière, une argumentation interne peut également être évoquée à partir d'un ensemble d'énoncés, comme du paragraphe ci-dessous, extrait de l’œuvre de Dino Buzzati Le désert de tartares. Il s'agit d'un extrait du chapitre VI, qui raconte les premiers jours de l'officier Giovanni Drogo à Fort Bastiani, situé en face d'un désert bordant le territoire tartare : Jusqu'alors, il avait avancé avec l'insouciance de la première jeunesse, sur une route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les années s'écoulent lentes et légères, si bien que nul ne s'aperçoit de leur fuite. On chemine placidement, regardant avec curiosité autour de soi, il n'y a vraiment pas besoin de se hâter, derrière vous personne ne vous presse, et personne ne vous attend, vos camarades aussi avancent sans soucis, s'arrêtant souvent pour jouer. Du seuil de leurs maisons, les grandes personnes vous font des signes amicaux et vous montrent l'horizon avec des sourires complices ; de la sorte, le cœur commence à palpiter de désirs héroïques et tendres, on goûte l'espérance des choses merveilleuses qui vous attendent un peu plus loin ; on ne les voit pas encore, non, mais il est sûr, absolument sûr qu'un jour on les atteindra. (BUZZATI, 1994, p. 55). En quoi un passage comme celui-ci exprime une même argumentation interne ? La séquence d'énoncés peut être interprétée comme exprimant l'état d'esprit et la manière dont, pendant la jeunesse, on perçoit le passage du temps. Selon l'interprétation proposée ici, il s'agit d'une « toile » peinte avec des mots, dans laquelle se construit une image représentative d'un mouvement : le mouvement doux et calme de la jeunesse. Ainsi, l'aspect exprimé par ce passage est JEUNESSE DC NEG PRÉOCCUPATION et l'enchaînement argumentatif qui le paraphrase est : Jusqu’alors, il était jeune et donc il ne s’était inquiété de rien. Présentons encore, à la fin de cette leçon, un dernier exemple : l’analyse sémantique et argumentative, fondée sur les concepts-clés discutés ici, des énoncés du poème La Bête du poète brésilien Manuel Bandeira. 95 3. Pour finir : un nouvel exemple d'application conceptuelle Manuel Bandeira a été un important poète, critique littéraire, professeur de littérature et traducteur brésilien. Né à Pernambuco en 1886, il est considéré comme faisant partie de la génération de 1922 et comme l’un des artistes les plus importants du Modernisme Brésilien. Son poème Les grenouilles a été consacré comme l’un des moments forts de la Semaine de l’Art Moderne de 1922, qui a brisé les paradigmes de la production artistique nationale de l’époque. La poésie de Bandeira traite de thèmes quotidiens et universels − et le poème, daté de 1947, dénonce l'animalisation de l'homme : LA BÊTE J’ai vu une bête Dans la saleté de la cour Cherchant de la nourriture parmi les détritus Lorsqu’elle trouvait quelque chose, Elle ne l´examinait ni ne l´aspirait Elle l´avalait avec voracité La bête, ce n´était pas un chien Ce n´était pas un chat Ce n´était pas un rat La bête, mon Dieu, c´était un homme. Avant d'expliquer comment le sens des énoncés de ce poème est paraphrasable par des enchaînements argumentatifs, il convient de faire une brève observation sur la présentation des vers, qui rapportent un épisode observé − ce qui est attesté par les verbes à la première personne − et narré par « je lyrique ». Dans sa constitution, le dernier vers gagne en évidence, car il impose une autre façon de lire la signification de mots pleins considérés comme essentiels dans la construction du sens, à savoir : bête et homme, objets d’application des concepts d'argumentation externe et d'argumentation interne. Nous pouvons ainsi commencer par chercher les argumentations, c'est-à-dire les enchaînements argumentatifs qui proviennent de chaque entité linguistique ou qui participent à construire chacune de ces entités dans ce discours poétique. Par exemple, en évoquant les argumentations 96 externes à droite du mot plein bête, on trouve dans ce discours les segments normatifs (1) donc être dans la saleté de la cour, (2) donc cherchant de la nourriture entre les détritus et (3) donc avaler avec voracité. Ces mêmes argumentations normatives − à partir du mot plein « bête » − fonctionnent également comme des argumentations externes à gauche des mots pleins « chien », « chat » et « rat ». Dans cette perspective, les enchaînements suivants sont évoqués : (1) Être une bête, donc être dans la saleté de la cour (2) Être une bête, donc chercher de la nourriture parmi les détritus (3) Être une bête, donc avaler avec voracité (4) Être dans la saleté de la cour, donc être un chien, un chat ou un rat (5) Chercher de la nourriture parmi les détritus, donc être un chien, un chat ou un rat (6) Avaler avec voracité, donc être un chien, un chat ou un rat Cependant, il convient de noter que l'entrelacement sémantique est transgressif dans le discours. Ainsi, les segments (1) être dans la saleté de la cour, (2) chercher de la nourriture parmi des détritus et (3) avaler avec voracité se connectent au moyen de pourtant au segment ne pas être chien, chat ou rat : (7) Être dans la saleté de la cour, pourtant ne pas être un chien, un chat ou un rat (8) Chercher de la nourriture parmi les détritus, pourtant ne pas être un chien, un chat ou un rat (9) Avaler avec voracité, pourtant ne pas être un chien, un chat ou un rat Il n’y a, jusqu’à présent, rien d’étonnant dans la construction de cette réalité intralinguistique et discursive. Elle pourrait même apparaître dans un discours destiné à un lecteur enfant. En effet, la signification même du mot bête oriente vers de telles constructions argumentatives. La rupture des attentes survient lorsque ces argumentations sont enchaînées au mot homme, puisque la langue elle-même − plus précisément ce que Carel (2017) appelle la structure argumentative du lexique − oblige le lecteur à effectuer un enchaînement transgressif du type de (10) : 97 (10) Être dans la saleté de la cour, chercher de la nourriture parmi les détritus et avaler avec voracité, pourtant être un homme En cherchant donc la signification présente dans cet enchaînement, on peut trouver l’aspect VIVRE COMME UN ANIMAL PT ÊTRE HUMAIN. Il s'agit, dans ce cas, au-delà de l'expression de l'argumentation interne du poème lui-même, d'une argumentation externe à gauche du mot homme − et cela pourrait être perçu comme le sens le plus important du poème − la transgression sémantique de la condition humaine transfigurée, maintenant, en condition animale. Sémantiquement lié aux mots pleins bête et homme, ce discours crée une seule image d'homme, opposée à celle qui serait contextuelle ou structurelle. Dans les termes de la TBS : AI structurelle de homme : ÊTRE VIVANT DC AVOIR DE LA DIGNITÉ AI contextuelle de homme : ÊTRE VIVANT PT NEG AVOIR DE LA DIGNITÉ L'application des concepts-clés de cette leçon, dans le poème de Bandeira, met en évidence le principe saussurien mentionné au début de ce texte: le principe selon lequel le signifié d'une expression réside dans le rapport de cette expression à d'autres − en particulier, lors de l'utilisation des concepts d'argumentation interne et externe, d'enchaînement et d'aspect argumentatifs. Bibliographie ANSCOMBRE, J.-C. ; DUCROT, O. L'argumentation dans la langue. Bruxelles : Mardaga, 1983. BUZZATI, D. Le désert des Tartares. Traduit de l'italien par Michel Arnaud. Paris : Brodard & Taupin (Chez Pocket), 1994. CAREL, M. L’Entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques. Paris : Éditions Honoré Champion, 2011. CAREL, M. Signification et argumentation. Signo, Santa Cruz do Sul, v. 42, n. 73, p. 02-20,jan..abril, 2017. CAREL, M. ; DUCROT, O. La semántica argumentativa: una introducción a laTeoría de los Bloques Semánticos. Trad. e org. María Marta García Negroni e Alfredo M. Lescano. Buenos Aires : Ed. Colihue, 2005. 98 DUCROT, O. Présentation de la Théorie des Blocs Sémantiques. Verbum, Publié par les Presses Universitaires de Nancy, XXXVIII, nº 1-2, 53-65, 2016. SAUSSURE, F. de. Écrits de linguistique générale. Texte établi et édité par Simon Bouquet et Rudolf Engler. Paris : Éditions Gallimard, 2002. 99 100 Leçon VIII Les relations entre aspects argumentatifs : les concepts de conversion, réciprocité et transposition Cláudio Primo Delanoy Pontifícia Universidade Católica do Rio Grande do Sul PUCRS, Brésil Dans ce cours, nous examinerons les relations entre aspects argumentatifs selon la Théorie des blocs sémantiques (TBS). Il y a trois types de relations possibles entre aspects argumentatifs : la conversion, la réciprocité et la transposition. Il y a aussi les relations entre aspects de blocs sémantiques distincts. Nous reprendrons d’abord des concepts importants pour la compréhension de notions telles que la conception du sens selon la Théorie des blocs sémantiques, les définitions de cadre argumentatif, d’aspects argumentatifs, d’interdépendance sémantique et de blocs sémantiques. Ensuite, les aspects converses, réciproques et transposés seront caractérisés. Puis, nous proposerons le carré argumentatif comme formalisation d’un bloc sémantique nous permettant de voir les relations entre aspects. Enfin, des analyses argumentatives de deux fables d’Ésope seront fournies en guise d’illustration : Le loup et l’agneau et La belette et le coq. Nous analyserons les sens construits à l’intérieur des dialogues entre les animaux des fables à partir des relations entre aspects argumentatifs. Selon les cours précédents, la Théorie des blocs sémantiques (TBS) présente une conception du sens dans la langue fondée sur des bases saussuriennes, c’est-à-dire que le sens se construit par les relations entre les signes linguistiques au sein même du système, dans lequel un signe prend une valeur vis-à-vis des autres signes environnants. Cette notion selon laquelle la relation entre les signes fonde le sens est maintenue dans la TBS, mais sous la forme d’enchaînements argumentatifs. Le sens d'une expression contient des discours argumentatifs enchaînés à partir de cette expression (DUCROT ; CAREL, 2005, p.13). De tels discours sont 101 paraphrasés par des enchaînements argumentatifs formés de deux segments s’articulant par un connecteur, sous la forme A CON B. Comme on l'a déjà vu, le premier segment est dit support et le second apport. Le connecteur peut être de deux types : donc, symbolisé par DC, et pourtant, PT. Les enchaînements en DC sont qualifiés de normatifs et ceux en PT, de transgressifs. Ces connecteurs ont été choisis car ils entraînent une interdépendance entre les segments, chacun ayant un sens en raison de la présence de l'autre. C’est le principe de l’interdépendance sémantique qui sera à l’origine du concept de bloc sémantique. Un bloc sémantique est le sens construit à partir de la relation d’interdépendance entre un support et un apport à l’intérieur d’un enchaînement argumentatif. Ainsi, l’enchaînement (i) le restaurant est complet, donc il doit être bon construit le bloc sémantique les restaurants complets sont bons. Ou alors l’enchaînement (ii) le restaurant est complet, donc il doit être bon marché produit un autre bloc sémantique : les restaurants complets sont bon marché. Nous voyons la construction de sens distincts pour restaurants complets à partir de ces enchaînements. Dans (i) restaurants complets signifie qualité, alors que dans (ii) cela signifie à bas prix. Ces sens proviennent de la relation entre les segments et non des expressions prises isolément. Les enchaînements peuvent être formalisés par des aspects argumentatifs, qui sont des représentations d'ensembles d’enchaînements. Ainsi, (i), qui est abductif, peut être représenté par l’aspect ETRE BON DC ETRE COMPLET, alors que (ii) aura l’aspect ETRE BON MARCHE DC ETRE COMPLET. Après avoir rappelé les concepts de la TBS importants pour ce cours, nous examinerons les possibilités de construire des aspects argumentatifs par un changement de connecteurs entre les segments et l’introduction de la négation. Revenant à l'aspect de (i), il est possible d’envisager les quatre aspects suivants : ÊTRE BON DC ÊTRE COMPLET NEG ÊTRE BON DC NEG ÊTRE COMPLET ÊTRE BON PT NEG ÊTRE COMPLET NEG ÊTRE BON PT ÊTRE COMPLET Remarquons que le changement de connecteurs et l’ajout de la négation construisent quatre possibilités d’aspects argumentatifs. On 102 peut formaliser ces quatre aspects et les placer aux quatre angles d’un carré argumentatif qui les relient entre eux, comme suit : Figure 1 : Bloc sémantique BS1 Source : figure construite selon Carel et Ducrot (2005) Le tableau ci-dessus nous permet de voir que les aspects (1) et (4), (2) et (3) sont converses ; (1) et (2), (3) et (4) sont réciproques ; et (1) et (3), (2) et (4) sont transposés. Les aspects converses présentent l’alternance de connecteurs DC et PT, ainsi que la présence de la négation dans le deuxième segment. Ceux qui sont réciproques conservent les mêmes connecteurs mais subissent un changement de négation. En revanche, ceux qui sont transposés présentent et un changement de connecteurs et un changement de négation, uniquement dans le premier segment. Il y a, en effet, un jeu de possibilités de types de connecteurs et de la présence/absence de la négation dans les segments support et apport. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que signifient ces relations entre les aspects ? Il s’agit d‘abord de relations d’ordre discursif. Il ne faut pas les confondre avec d’autres formalisations par carré, à la façon du carré aristotélicien, dont les relations entre propositions relèvent des conditions de vérité, c’est-à-dire qu’elles sont des relations de vérité ou de fausseté entre les propositions. Lorsque nous parlons de relations discursives, nous nous situons dans le cadre des possibilités d’usage du système linguistique, lesquelles ne dépendent pas des relations de vérité entre les énoncés. Les aspects argumentatifs pris dans des relations entre eux sont représentatifs des différentes façons d’envisager un thème particulier 103 du discours. Ce sont différents points de vue sur un thème. C’est pourquoi le recours aux relations entre les aspects est très utile pour décrire et expliquer les argumentations dans les débats, dans lesquels les interlocuteurs émettent des jugements différents sur une question. Il est important de souligner qu'un aspect argumentatif n'est pas converse, réciproque ou transposé pris de façon isolé, mais il l’est toujours par rapport à un autre. C'est à partir de l'établissement de ces relations que nous pouvons analyser les débats entre interlocuteurs, grâce à la construction d'aspects argumentatifs liés à l'un ou l'autre des locuteurs. La relation de conversion, par exemple, est associée à la négation. Si un locuteur déclare : Cette veste est bon marché, donc je vais l’acheter, il adopte d’emblée l’aspect ETRE BON MARCHE DC ACHETER. Un autre locuteur peut ne pas être d'accord avec le premier et dire : Je ne suis pas d’accord ! Bien que ce soit bon marché, vous ne devriez pas l'acheter, argumentation représentée par ETRE BON MARCHE PT NEG ACHETER. Nous voyons alors la conversion entre les aspects argumentatifs à travers deux points de vue distincts sur l'achat du vêtement. La relation de réciprocité implique, elle aussi, un désaccord, mais autrement. Prenons le même enchaînement : Cette veste est bon marché, donc je vais l'acheter, ce qu'un autre orateur peut contester en disant : Je ne le pense pas ! La veste n'est pas bon marché, donc vous ne devriez pas l'acheter ! Ces aspects peuvent être exprimés par les aspects réciproques ETRE BON MARCHE DC ACHETER et NEG ETRE BON MARCHE DC NEG ACHETER. La relation de transposition est encore une autre possibilité d'argumentation. À la même intention d'acheter la veste, on pourrait répondre : Je ne pense pas qu'elle soit bon marché, mais vous devriez l'acheter tout de même, cette argumentation pouvant être décrite par l'aspect NEG ETRE BON MARCHE PT ACHETER. Ces brefs exemples nous permettent de montrer l'applicabilité des aspects argumentatifs aux argumentations dans le discours. Nous soulignons que, pour la TBS, le sens résulte d’emblée de discours évoqués à partir d’une expression, quelles que soient les valeurs informatives. Ainsi, le sens du prédicat être bon marché ne dépend pas du prix attribué à un objet, mais plutôt de la continuité discursive à partir de celui-ci : donc je vais l’acheter, comme expliqué dans les exemples ci-dessus, ou donc je ne vais pas l’acheter, auquel cas des 104 objets bon marché peuvent avoir une faible qualité. Les aspects ETRE BON MARCHE DC ACHETER et ETRE BON MARCHE DC NEG ACHETER sont représentatifs de deux blocs sémantiques opposés : achat opportun et achat non recommandé, respectivement. Nous expliquons l'opposition entre les blocs par la figure ci-dessous, où nous voyons l'opposition entre BS1 et BS2. Pour une meilleure compréhension de la distinction entre les blocs, nous proposons l’opposition entre (4) A DC B, de BS1 et (8) A DC NEG B, de BS2 : Figure 2 : Bloc sémantique BS2 Source : figure construite selon Carel et Ducrot (2005) Passons maintenant à l’analyse argumentative de deux fables d’Ésope : Le loup et l’agneau et La belette et le coq. Inscrivant cette étude dans le cadre de la version standard de la TBS, qui ne recourt pas à la notion de décalage (cf. le chapitre de Christopulos), nous décrirons les argumentations des interlocuteurs à l’aide des aspects argumentatifs, et une mise en évidence de leurs relations discursives nous permettra d’expliquer le débat entre des points de vue différents sur les justifications d’être dévoré ou pas. Commençons par Le loup et l’agneau. Le loup et l’agneau* (Ésope) Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même Note de traduction : Le Loup et l’Agneau, traduction par Émile Chambry. Fables, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1927 (p. 98). * 105 en amont, il l’accusa de troubler l’eau et de l’empêcher de boire. L’agneau répondit qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et que d’ailleurs, étant à l’aval, il ne pouvait troubler l’eau à l’amont. Le loup, ayant manqué son effet, reprit : « Mais l’an passé tu as insulté mon père. » — « Je n’étais pas même né à cette époque. » répondit l’agneau. Alors le loup reprit : « Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins. » Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet. Voyons comment les animaux expriment leurs argumentations (DELANOY, 2012). Le débat est centré sur les accusations faites par le loup et la défense de la victime. On peut exprimer ces discours par deux blocs sémantiques, comme suit : Bloc sémantique être mangé pour avoir troublé l’eau de la rivière : TROUBLER L’EAU DE LA RIVIÈRE DC ÊTRE MANGÉ – soutenu par le loup ; NEG TROUBLER L’EAU DE LA RIVIÈRE DC NEG ÊTRE MANGÉ – soutenu par l’agneau. Bloc sémantique être mangé pour avoir insulté la famille du loup : INSULTER LA FAMILLE DU LOUP DC ÊTRE MANGÉ – soutenu par le loup ; NEG INSULTER LA FAMILLE DU LOUP DC NEG ÊTRE MANGÉ – soutenu par l’agneau. On voit que l’agneau a recours, dans son argumentation, au même bloc sémantique mais pas aux mêmes quasi-blocs que le loup (troubler l’eau, insulter la famille et être mangé) : il s’oppose aux aspects du loup, tout en gardant le connecteur DC. L’agneau présente deux aspects argumentatifs articulant sa façon de boire de l’eau de la rivière et sa position par rapport au loup qui écartent la possibilité de troubler l’eau : BOIRE DU BOUT DES LÈVRES DC NEG TROUBLER L’EAU ; ÊTRE À L’AVAL DU LOUP DC NEG TROUBLER L’EAU. L’agneau exprime ainsi l’aspect NEG TROUBLER L’EAU DC NEG ÊTRE MANGÉ. Il procède de la même sorte pour la seconde accusation. Il soutient l’aspect NEG INSULTER LA FAMILLE DU LOUP DC NEG ÊTRE MANGÉ en se servant de l’aspect NEG ÊTRE NÉ DC IMPOSSIBILITÉ D’AVOIR PROFÉRÉ DES INSULTES. 106 Nous constatons que les objections sont faites par des aspects réciproques à ceux des accusations. L'agneau nie les segments supports de l'argumentation du loup et mène ainsi à la négation des apports. Nous soulignons la stratégie argumentative de l'agneau : la contestation du segment support et sa suite négative à l’apport protègent non seulement la victime, mais obligent aussi l'accusateur à acquiescer. Si l'argumentation en DC est soutenue, son aspect réciproque ne peut être ignoré, c'est-à-dire que si le loup présente des raisons pour dévorer l'agneau, lorsque celles-ci sont niées par l’agneau, l'accusateur doit accepter son argumentation. En disant « Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins. », le loup admet que ses arguments d’accusation ont été battus en brèche par la défense de l’agneau, ce qui le contraint alors à bâtir une nouvelle argumentation ; mais cette fois, celle-ci est transgressive. Le loup l’énonce en reliant deux aspects maintenant converses : ACCEPTER DE BONS ARGUMENTS DE DÉFENSE DC NEG MANGER – rejeté par le loup ; ACCEPTER DE BONS ARGUMENTS DE DÉFENSE PT MANGER – soutenu par le loup. L’argumentation transgressive portée par le loup est reliée à l’argumentation normative rejetée par la conversion. Le loup nie la possibilité de libérer l’agneau face à ses bonnes argumentations et le mange. Cette analyse nous a permis de voir que les aspects réciproques normatifs d’un bloc sémantique ont la particularité d’apparaître à la fois dans le discours de l’accusation et celui de la défense. En posant un aspect normatif, nous acceptons son réciproque qui est déjà implicite. Les aspects converses établissent une relation d’un ordre distinct dans la mesure où ils impliquent un débat entre la norme et la transgression à partir d’un même segment support. Examinons maintenant la deuxième fable. On y trouvera des ressemblances avec la précédente, notamment par rapport au contenu, mais les modes d’argumenter sont différents. La belette et le coq** (Ésope) Note de traduction : Le Loup et l’Agneau, traduction par Émile Chambry. Fables, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1927 (p. 8 et 9). ** 107 Une belette, ayant attrapé un coq, voulut donner une raison plausible pour le dévorer. En conséquence elle l’accusa d’importuner les hommes en chantant la nuit et en les empêchant de dormir. Le coq se défendit en disant qu’il le faisait pour leur être utile ; car s’il les réveillait, c’était pour les rappeler à leurs travaux accoutumés. Alors la belette produisit un autre grief et l’accusa d’outrager la nature par les rapports qu’il avait avec sa mère et ses sœurs. Il répondit qu’en cela aussi il servait l’intérêt de ses maîtres, puisque grâce à cela les poules leur pondaient beaucoup d’œufs. « Eh bien ! s’écria la belette, tu as beau être en fonds de belles justifications, moi je ne resterai pas à jeun pour cela, » et elle le dévora. Cette fable montre qu’une mauvaise nature, déterminée à mal faire, quand elle ne peut pas se couvrir d’un beau masque, fait le mal à visage découvert. Comme pour la fable précédente, le débat entre la belette et le coq tourne autour d’accusations et de défenses. Il y a cependant une différence par rapport à la façon dont le coq répond aux attaques de la belette. Nous avons d’abord les aspects argumentatifs suivants : CHANTER LA NUIT DC DÉRANGER LES HOMMES belette ; – soutenu par la CHANTER LA NUIT DC LEUR ÊTRE UTILE – soutenu par le coq ; AVOIR DES RAPPORTS CONSANGUINS DC OUTRAGER LA NATURE soutenu par la belette ; – AVOIR DES RAPPORTS CONSANGUINS DC AUGMENTER LA PRODUCTIVITÉ – soutenu par le coq. Implicitement, on comprend les négations du discours de la belette mais ce sont des aspects converses qui interviennent, comme suit : CHANTER LA NUIT DC DÉRANGER LES HOMMES belette ; – soutenu par la CHANTER LA NUIT PT NEG DÉRANGER LES HOMMES coq ; – soutenu par le AVOIR DES RAPPORTS CONSANGUINS DC OUTRAGER LA NATURE soutenu par la belette ; AVOIR DES RAPPORTS CONSANGUINS PT NEG OUTRAGER LA NATURE soutenu par le coq. – – On voit dans cette fable que la victime ne nie pas les accusations support de l’accusateur (chanter la nuit et rapports avec des 108 consanguins) mais elle donne à celles-ci un nouveau sens en les enchaînant dans d’autres suites, ce qui aboutit à la construction de nouveaux blocs par interdépendance sémantique. Remarquons que chanter la nuit dérange les hommes du point de vue de la belette, mais pour le coq, le chant leur est utile parce qu’il les réveille pour travailler. De même, les rapports consanguins sont rejetés par la belette car cela outrage la nature, alors que le coq y voit l’avantage d’augmenter la production d’œufs. Ainsi, la proposition de nouveaux blocs sémantiques permet à la victime d’apporter un contre-argument, dans la mesure où elle établit une confrontation de sens entre le chant dérangeant et celui qui est générateur de bénéfices, ce qui aboutit à l’argumentation finale, identique à celle de la fable précédente : la belette, tout comme le loup, assume également une position transgressive face à l'argumentation du coq ; ce mouvement est exprimé par des aspects converses, comme suit : ACCEPTER DE BONS ARGUMENTS DE DÉFENSE DC NEG DÉVORER – rejeté par la belette ; ACCEPTER DE BONS ARGUMENTS DE DÉFENSE PT DÉVORER – soutenu par la belette. Cette analyse nous a permis de montrer comment les relations entre des aspects argumentatifs appartenant à des blocs sémantiques différents décrivent un débat entre des points de vue divergents concernant un même thème. La belette comme le coq, ont tous les deux construit des sens particuliers pour le chant la nuit et les rapports endogamiques, chaque discours se poursuivant dans l’une et l’autre direction. La TBS a permis de décrire le sens de ces expressions grâce à l’application du concept d’interdépendance sémantique entre segments d’aspects argumentatifs. Arrivant à la fin de notre leçon, nous voulons rappeler notre propos dans ce travail : expliquer les relations entre aspects argumentatifs selon les modèles de la TBS. Nous avons pu montrer son applicabilité en décrivant les argumentations issues des débats sur un sujet, et l’illustrer par l’analyse de deux fables très similaires en contenu et en morale, mais distinctes dans les relations entre accusations et défenses : dans Le loup et l’agneau, les relations entre aspects réciproques l’emportent, alors que dans La belette et le coq, 109 les relations s’établissent entre aspects de blocs sémantiques distincts. Comme nous avons essayé de le montrer à travers la construction de l'argumentation par aspects argumentatifs et l'établissement de relations entre eux, la TBS fournit des outils conceptuels applicables aux discours, permettant de donner la description et l’explication sémantique des expressions linguistiques. Bibliographie CAREL, M. ; DUCROT, O. La Semántica Argumentativa. Una Introducción a la Teoría de los Bloques Semánticos. Edición literaria a cargo de María Marta Negroni y Alfredo M. Lescano. Buenos Aires: Colihue, 2005. CAREL, M. ; DUCROT, O. Descrição argumentativa e descrição polifônica: o caso da negação. Letras de Hoje. Porto alegre, v. 43, n.1, mar. 2008. Disponible sur http://revistaseletronicas.pucrs. br/ojs/index.php/fale/article/view/2865/2804. Accès le 13 juin 2019. DELANOY, C. P. Atitudes do locutor no discurso na perspectiva da teoria da argumentação na língua. Thèse (Doctorat en lettres) – Programme de postgraduation en lettres, Pontifícia Universidade Católica do Rio Grande do Sul, Porto Alegre, 2012. ESOPO. Fábulas. São Paulo : Martin Claret, 2004. CAREL, M. L’entrelacement argumentatif : lexique, discours et blocs sémantiques. Paris : Éditions Champion, 2011. DUCROT, O. Argumentação retórica e argumentação linguística. Letras de Hoje. Porto Alegre, v. 44, n.1, jan./mar. 2009. Disponible sur http://revistaseletronicas.pucrs.br/ojs/index.php/fale/article/view/5648. Accès le 13 juin 2019. 110 Leçon IX La structure du texte et les éléments de la cohésion textuelle Giorgio Christopulos École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France 1. Quelques approches traditionnelles dont la TBS se sert L’effort de description de la structure des textes et de leurs éléments cohésifs a, tour à tour, pu tirer profit de nombreux travaux linguistiques. Quoique issus de théories épistémologiquement même très différentes, rappelons, parmi ces travaux, ceux qui ont décrit des phénomènes tels que : a) les liens grammaticaux ; b) les facteurs stylistiques ; c) les éléments métriques. d) les sous-entendus, communiqués par les énoncés au delà de ce qu’ils disent ; e) les allusions intertextuelles. L’ordre de cette énumération est arbitraire. La liste, quant à elle, n’est bien sûr pas exhaustive. Nous avons là seulement un petit répertoire des principales approches. 2. La TBS et le lexique : son organisation et son rôle La Théorie des Blocs Sémantiques se propose, entre autres, de décrire le lexique et son rôle structurant ‒ et, par là, cohésif. Un premier élément sur lequel la TBS se concentre est la signification des mots : celle-ci est capable de donner aux textes leur structure. Mais l’entrelacement syntaxique et textuel des mots peut également participer à cette structuration. Lui aussi est capable de créer entre les mots des relations et d’exprimer avec les mots des schémas argumentatifs. L’entrelacement est véritablement créatif, car les relations qu’il instaure entre les mots ou les schémas qu’il permet d’exprimer ne sont souvent instaurables et exprimables que par son intermédiaire. Les textes enrichissent en cela le sens déjà construit par les mots. 111 Or, un des fondements de la Théorie des Blocs Sémantiques est que tout énoncé est paraphrasable par des enchaînements argumentatifs, qu’il s’agisse d’enchaînements comportant une conjonction du type de donc (qu’elle qualifie de « normatifs ») ou d’enchaînements comportant une conjonction du type de pourtant (qu’elle qualifie de « transgressifs »). Cette considération pourrait paraître comme un élément technique n’ayant pas d’impact sur la description que la TBS propose de la structure des textes, mais tel n’est pas le cas. Tout énoncé est en effet paraphrasable par des enchaînements argumentatifs ; mais ces enchaînements sont attachés aux schémas qu’ils concrétisent. Reconstituer le sens d’un énoncé consiste donc à être non seulement capable de le paraphraser par un enchaînement argumentatif (normatif ou transgressif), mais aussi à attacher cet enchaînement au schéma qu’il concrétise. Cependant, attacher enchaînements argumentatifs et schémas n’est qu’une étape du procès de compréhension de la structure du texte ; car les nombreux enchaînements s’organisent aussi selon une logique de regroupement. 3. La TBS et la subdivision du texte : périodes et complexes argumentatifs Traditionnellement, au-delà du mot, l’unité de base des grammaires est la phrase ‒ qui serait formée par tous ces éléments qui sont contenus entre deux points. Dans sa description des textes, la TBS identifie plusieurs procédés structurants, et par là cohésifs, qui dépassent les limites de la notion traditionnelle de « phrase grammaticale ». La TBS préfère alors parler de « période argumentative ». Les périodes argumentatives peuvent coïncider avec les phrases de la grammaire classique, mais aussi les déborder, donnant alors de l’unité au texte : de la cohésion. Les « périodes argumentatives » ont pour rôle de coordonner, en les regroupant, toutes les phrases qui développent la signification d’un même terme. Ainsi, par exemple, le paragraphe suivant, contenant trois phrases grammaticales, ne constitue qu’une seule période argumentative, organisée par le terme sensiblerie : 112 [1] Tu devrais te méfier de tes jugements. Je trouve que tu fais parfois preuve de sensiblerie. Même ce roman stéréotypé te fait pleurer. Les trois phrases grammaticales de l’exemple se succèdent l’une avec l’autre, ce qui simplifie les choses. Mais une période argumentative peut arriver à regrouper des phrases éparpillées tout au long d’un texte de plusieurs centaines de pages – voire au-delà. On a là alors une notion capable de rassembler des morceaux textuels épars. Comprendre un texte consiste donc, entre autres, à placer les différents enchaînements argumentatifs à l’intérieur de complexes argumentatifs. En outre des périodes argumentatives, le texte s’organise en articulant ou en coordonnant les complexes argumentatifs ‒ définis également « discursifs » ‒ que ces périodes expriment. Chaque période exprime un complexe argumentatif. En prenant toujours l’exemple [1], on peut voir que la troisième phrase, même ce roman stéréotypé te fait pleurer, peut être paraphrasée par l’enchaînement suivant : [2] Ce roman est stéréotypé pourtant il te fait pleurer. Cet enchaînement sera attaché au schéma NÉG ÉMOUVANT PT ÉMU, signifié par le mot sensiblerie. L’énoncé tu devrais te méfier de tes jugements se paraphrasera, lui, par l’enchaînement : [3] Tu fais parfois preuve de sensiblerie donc tu devrais te méfier de tes jugements. Cet enchaînement sera attaché au schéma SUJET À LA SENSIBLERIE DC JUGE MAL, signifié, lui aussi, par le même mot : sensiblerie. Enfin, les deux enchaînements [2] et [3] seront regroupés à l’intérieur d’un même complexe argumentatif. Nous avons là ce que la Théorie des Blocs Sémantiques appelle du « décodage argumentatif ». Ainsi, les enchaînements [2] et [3] appartiennent à une même période organisée par le terme sensiblerie. Ce terme va déterminer, par « décodage argumentatif », les schémas concrétisés par tous les phrases grammaticales de la période (comme 113 nous avons vu, il y en a trois) et regrouper les enchaînements évoqués en un même « complexe argumentatif ». Comme la précédente notion de « période argumentative », le « complexe argumentatif » permet, lui aussi, que de nombreux enchaînements évoqués tout au fil du texte fassent un tout unitaire. 4. Différence entre la TBS et la théorie de l’isotopie Une précision importante est maintenant requise. Dans le cadre de la TBS, la notion de « répétition » n’est pas, en elle-même, un élément cohésif, ce qui la différencie de la théorie de l’isotopie inaugurée par Algirdas Greimas et continuée par François Rastier. Regardons ce passage de l’Andromaque de Racine : Pyrrhus. Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte. Ils redoutent son fils. Andromaque. Digne objet de leur crainte ! Un enfant malheureux qui ne sait pas encor que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector. La réplique d’Andromaque ‒ Digne objet de leur crainte !/ Un enfant malheureux qui ne sait pas encore/ que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector ‒ est constituée de deux phrases grammaticales : une exclamation (digne objet de leur crainte !), puis une phrase constituée uniquement d’un groupe nominal (un enfant malheureux…). L’exclamation détermine l’aspect MENAÇANT DC CRAINT. Cependant, la réplique d’Andromaque continue, en cela qu’elle précise l’aspect MENAÇANT DC CRAINT, en le concrétisant grâce à la phrase nominale. Ce qui dans les mots de Pyrrhus était le fils d’Hector devient, sur les lèvres d’Andromaque, un enfant malheureux. Le discours d’Andromaque évoque l’enchaînement : [4] Astyanax est un enfant malheureux donc les Grecs le craignent. Cet enchaînement est compris comme concrétisant l’aspect MENAÇANT DC CRAINT, que nous avons vu être déjà déterminé par l’exclamation (digne objet de leur crainte !). Étant donné que le même trait /menaçant/ se répète, y aurait-il ici cohésion par isotopie ? La réponse est négative. Il n’y a pas, ici, simple 114 répétition du trait /menaçant/ ‒ répétition jouée, bien sûr, du moment que Andromaque est ironique ‒, mais relation de concrétisation. « Concrétisation » et « répétition » sont différentes en cela que la concrétisation ne se limite pas à répéter un même trait sémantique : elle précise l’aspect MENAÇANT DC CRAINT. Pour ce qui est de la cohésion textuelle, cette précision nous permet de comprendre que, à la différence de la théorie de l’isotopie, la TBS ne considère pas la simple répétition d’un trait sémantique comme suffisant à produire de la cohésion : c’est le fait d’avoir relié, par concrétisation, l’exclamation Digne objet de leur crainte ! et la phrase Un enfant malheureux qui ne sait pas encor que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector qui a fait du passage un tout. Pareil dans le cas, indiqué plus haut, du « décodage argumentatif ». Le simple fait de retrouver plusieurs fois et à plusieurs endroits textuels différents le(s) même(s) enchaînement(s) ne produit pas de la cohésion textuelle. C’est le fait que ce(s) enchaînement(s) développent ensemble un même complexe argumentatif qui permet la cohésion. Enfin, citons un troisième cas de figure possible. En vue de la cohésion, il pourrait s’agir non pas de répéter le même trait d’un mot ‒ comme le voudrait les théoriciens de l’isotopie et leur idée de la répétition ‒, mais les différents traits d’un même mot ‒ lui-même éventuellement absent du texte. 5. Retour et précision sur le concept de « signification linguistique » dans le cadre de la TBS Une des premières choses que nous avons affirmée en début de chapitre était que la signification des mots est, pour la Théorie des Blocs Sémantiques, un élément capable de donner aux textes leur structure. Le cas de figure sur lequel nous venons de terminer le paragraphe précédent nous a également appris que la signification d’un mot pourrait être développée tout au fil d’un long passage, créant ainsi de la cohésion. Cette cohésion viendrait du fait qu’à être tour à tour répété serait non pas le même trait d’un mot, mais les différents traits d’un même mot ; ce qui présuppose que la signification d’un mot contient plusieurs traits sémantiques. 115 La TBS ‒ nous le savons ‒ qualifie d’« aspects » ou de « schémas » ces différents traits qui forment la signification d’un mot (autrement dit, son contenu sémantique). Or, la question est la suivante : faire l’hypothèse que la signification d’un mot contient plusieurs schémas ne briserait-elle pas l’unité de sa signification ? Nous rencontrons là une question ancienne ‒ question à laquelle la linguistique a toujours répondu que la signification d’un mot est unitaire. La TBS n’est pas iconoclaste à cet égard : la pluralité des schémas argumentatifs associés à un mot ne brise pas l’unité de sa signification ; car tous ces schémas constituent, ensemble, les facettes d’un tout unitaire. 6. Retour et précision sur le concept de « cohésion textuelle » par rapport au phénomène de « décalage » dans le cadre de la TBS Ce même souci de regroupement informe l’interprétation que la TBS donne du phénomène du « décalage ». Le décalage est – rappelons-le – une relation instaurée par l’entrelacement des mots. Or, étant donné que l’entrelacement textuel des mots participe également à la structuration du texte ‒ comme affirmé au principe de ce chapitre ‒, le phénomène du « décalage » est, lui aussi, un phénomène produisant de la cohésion. Plus en détail, le « décalage » repose sur un éclatement du contenu argumentatif entre, d’une part, un aspect et, d’autre part, un enchaînement. En rapportant l’enchaînement à l’aspect, le « décalage » est ainsi facteur de cohésion textuelle. Cette cohésion peut, comme dans l’exemple de l’Andromaque de Racine considéré, s’établir entre deux phrases, l’une exprimant l’aspect (l’exclamation digne objet de leur crainte !), l’autre l’enchaînement (Un enfant malheureux qui ne sait pas encor que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector). Mais elle peut aussi relier plusieurs phrases, en particulier lorsque l’aspect est déterminé sans terme constitutif, grâce à la seule indication que tels et tels enchaînements argumentatifs formulent le même jugement et doivent être interprétés par le même aspect. 116 Bibliographie CAREL M. Interprétation et décodage argumentatifs. In : Signo, UNISC, vol. 44, n° 80, 2019, pp. 3-15. CAREL, M. L'entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques, Honoré Champion, Paris 2011. CHRISTOPULOS G. Au delà de l’isotopie. SHS Web of Conferences, vol. 46, article n°06004, 6ème Congrès Mondial de Linguistique Française. Disponible en < https://doi.org/10.1051/shsconf/20184606004 >, 2018. 117 118 Leçon X Les concepts d'emplois constitutifs, emplois caractérisants, emplois singularisants, et la notion de décalage Giorgio Christopulos École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France 1. Les emplois constitutifs Dans le cadre d’un emploi « constitutif », le terme employé exprime fondamentalement sa signification et l’impose comme structure de la paraphrase. Ceci étant la définition de base, compliquons tout de suite le cas de figure. Regardons l’énoncé : [5] Le spectacle que nous sommes allés voir était mauvais. Cet énoncé est paraphrasable par l’enchaînement suivant : [6] Nous avons regardé des actions se dérouler et pourtant nous n’avons pas été émus. Ici, c’est le mot spectacle qui est constitutif. Ce mot signifie normalement le schéma REGARDER DES ACTIONS DC ÊTRE ÉMU. Mais dans l’énoncé [5] ce schéma est transformé en REGARDER DES ACTIONS PT NÉG ÊTRE ÉMU. C’est l’adjectif attribut mauvais qui opère cette modification : un mauvais spectacle n’est pas tout à fait un spectacle ‒ c’est un spectacle dont certaines caractéristiques ont été transformées : un mauvais spectacle n’est pas émouvant. Dans ce cas de figure, ce n’est pas le schéma REGARDER DES ACTIONS DC ÊTRE ÉMU contenu dans le mot spectacle, mais le schéma transformé 119 REGARDER DES ACTIONS PT NÉG ÊTRE ÉMU qui constitue la structure de l’enchaînement évoqué [6]. Ce qui nous permet de préciser que, dans le cadre d’un emploi « constitutif », le terme employé impose, oui, sa signification ; mais cette signification peut très bien fournir un aspect qui, avant d’être concrétisé, subira une transformation de la part d’un opérateur (tel que l’adjectif mauvais dans le cas de la locution mauvais spectacle) Un terme constitutif ne fournit donc pas nécessairement la structure de la paraphrase. Il signifie un premier schéma qui peut ensuite être transformé par un « opérateur ». C’est alors seulement le schéma transformé, et non plus le schéma de départ, qui fournit la structure de la paraphrase argumentative. Une remarque. La fonction constitutive d’un terme ne découle pas de sa fonction grammaticale. Un adverbe peut très bien être constitutif, contrairement à ce que son statut grammatical de complément « circonstanciel » pourrait laisser penser. Prenons en effet les énoncés suivants : [7] Pierre a courageusement pris la parole devant tout le monde. [8] Pierre a audacieusement pris la parole devant tout le monde. [9] Tout le monde était assemblé pourtant Pierre a pris la parole. D’un point de vue sémantique, [7] et [8] ne sont pas du tout équivalents. L’adverbe courageusement signifie NÉG ENVIE PT FAIT et devant tout le monde décrit dans [7] une situation dans laquelle, selon le locuteur, Pierre n’avait pas envie de parler. Par contre audacieusement signifie RISQUÉ PT FAIT et devant tout le monde décrit dans [8] une situation dans laquelle, selon le locuteur, il est risqué de parler. Pour rendre compte de cette différence entre [7] et [8] il faut préciser que [7] évoque [9] compris comme concrétisant NÉG ENVIE PT FAIT, tandis que [8] évoque [9] compris comme concrétisant RISQUÉ PT FAIT. 2. Termes fondateurs et termes non fondateurs d’un enchaînement : les emplois singularisants et caractérisants Résumons (a) et formulons une considération introductive (b). (a) Nous venons de voir qu’un terme constitutif ne fournit pas nécessairement la structure de la paraphrase. Il peut très bien signifier un premier schéma qui, seulement après transformation par un 120 « opérateur », donnera la structure de la paraphrase argumentative. Dans ce cas-là, c’est alors uniquement le schéma transformé, et non plus le schéma de départ, qui fournira la structure de la paraphrase argumentative. (b) Les caractérisants participent à la détermination des termes fondateurs de l’enchaînement. Les singularisants, eux, participent par contre à la détermination des termes non fondateurs de l’enchaînement. 2.1 Les emplois singularisants Regardons ces deux énoncés : [10] La jeune fille a été prudente. [10’] Il y avait un danger et donc la jeune fille a modifié son comportement. La signification du mot prudent préfigure le sens de [10]. Mais la signification de prudent ne préfigure pas également l’emploi de la jeune fille comme sujet grammatical de [10’]. Le squelette de l’enchaînement est imposé par la signification de prudent ; en même temps, l’enchaînement lui-même découle également de l’emploi de la jeune fille. Dans l’enchaînement, c’est donc la signification de prudent qui est à l’œuvre, mais pas celle de la jeune fille. Comment décrire alors, non pas la signification, mais l’emploi de la jeune fille ? Certains emplois des mots, c’est le cas de la jeune fille dans [10] servent seulement à concrétiser l’aspect en discours. L’emploi de la jeune fille dans (25) est « singularisant », tandis que l’emploi de prudent est « constitutif ». L’entrelacement de la jeune fille et de prudent ne fait pas résonner ensemble les significations de ces deux mots ; l’entrelacement est purement matériel. Continuons en observant maintenant l’énoncé : [11] Le chat voyait la souris approcher. Cet énoncé se paraphrase par l’enchaînement : [12] Le chat regardait la souris et donc savait qu’elle approchait. 121 Dans [11], les emplois de le chat et de la souris approcher donnent chair à la structure de la paraphrase argumentative en déterminant les termes non fondateurs de la paraphrase argumentative. Voici ce que la Théorie des Blocs Sémantiques qualifie d’emplois singularisants. À noter que ce n’est pas le mot lui-même qui, par nature, est singularisant ; c’est un certain emploi de ce mot que la TBS qualifie de « singularisant ». Le chat et la souris approcher ne sont pas singularisants en eux-mêmes : ils le sont ici car employés dans ce contexte là. De même pour le verbe voir, ici employé comme « constitutif » ‒ il n’est constitutif que parce que l’entrelacement des mots l’emploie de cette manière-là. 2.2 Les emplois caractérisants Les emplois caractérisants, enfin, produisent un effet de décalage entre l’aspect qui structure la paraphrase et les termes fondateurs de cette dernière. Comparons donc les énoncés : [12] Pierre a fait preuve de sensibilité et [13] Par sensibilité, Pierre a pleuré pendant la cérémonie. Dans les deux cas, le mot sensibilité impose sa signification. Il communique l’aspect normatif X EST ÉMOUVANT DC Y EST ÉMU PAR X et Pierre est dit, dans [13] comme dans [12], avoir été ému à cause d’un événement émouvant. L’emploi de sensibilité dans [13] et dans [12] est « constitutif ». Il exprime la nature générale de l’événement qui s’est produit. Aucune différence entre [13] et [12] à ce niveau. Dans un cas comme dans l’autre, Pierre est dit avoir été sensible. La différence entre [13] et [12] réside dans les détails apportés. [12] ne nous dit rien de ce qui était émouvant ni de la manière dont Pierre a été ému, de sorte que [12] évoque l’enchaînement [12’] dont les termes émouvant et ému sont ceux qui se trouvaient déjà dans la structure X EST ÉMOUVANT DC Y EST ÉMU PAR X : [12’] La situation était émouvante et donc Pierre a été ému. 122 L’énoncé Pierre a fait preuve de sensibilité n’apporte aucune précision quant à la manière dont Pierre a fait preuve de sensibilité. [12] évoque un enchaînement dont la possibilité est déjà inscrite dans la signification même du mot sensibilité. Le cas de l’énoncé [13] est différent. Lui, il précise en effet que l’émotion de Pierre s’est manifestée par des pleurs. Pour souligner cette différence, notons que [13] évoque [13’] : [13’] La cérémonie a été émouvante et donc Pierre a pleuré. Comme dans [12’], on retrouve dans [13’] le mot émouvant de la structure X EST ÉMOUVANT DC Y EST ÉMU PAR X. Par contre, on ne retrouve plus être ému, qui est ici remplacé par pleurer. Il y a un décalage entre l’enchaînement [13’] et le schéma X EST ÉMOUVANT DC Y EST ÉMU PAR X, dû au verbe pleurer qui illustre l’émotion de Pierre. On dit que l’emploi du verbe pleurer dans [13] est « caractérisant ». L’énoncé [12] ne comportait pas de terme caractérisant de sorte que [12’] n’était qu’un reflet discursif de X EST ÉMOUVANT DC Y EST ÉMU PAR X. L’énoncé [13] comporte par contre le terme caractérisant pleurer, de sorte que [13’] n’est pas un simple reflet de la signification de sensibilité. Il y a décalage entre les termes fondateurs de la paraphrase [13’] et l’aspect concrétisé. Nous pouvons conclure que l’emploi de pleurer dans [13] à la fois construit [13’] et met en regard pleurer et ému. Bibliographie CAREL M. Interprétation et décodage argumentatifs. In : Signo, UNISC, vol. 44, n° 80, 2019, pp. 3-15. CAREL, M. L'entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques, Honoré Champion : Paris, 2011. CHRISTOPULOS G. Au delà de l’isotopie. SHS Web of Conferences, vol. 46, article n°06004, 6ème Congrès Mondial de Linguistique Française. Disponible en < https://doi.org/10.1051/shsconf/20184606004 >, 2018. 123 124 Leçon XI Les quasi-blocs Marion Carel École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France 1. Remarques préliminaires La notion de quasi-bloc sert à décrire la signification des termes. Quelques précisions sont nécessaires à ce propos. Nous reprendrons les distinctions de Ducrot entre signification et sens : la « signification » d’un terme est sa valeur sémantique hors emploi ; le « sens » est la valeur sémantique d’un emploi. Nous dirons aussi qu’un terme « signifie » telle valeur et que l’emploi du terme « exprime » telle valeur. Nous utiliserons également le verbe « préfigurer ». D’un emploi à l’autre, le sens peut en effet varier. Il est en partie prévu par la signification, mais en partie seulement. Nous dirons que le sens est « préfiguré » dans la signification du mot. 2. Exemple Le bloc sémantique du travail et de la réussite regroupe quatre aspects : TRAVAILLER DC REUSSIR, TRAVAILLER PT NEG REUSSIR, NEG TRAVAILLER DC NEG REUSSIR et NEG TRAVAILLER PT REUSSIR. Ces quatre aspects sont construits à partir d’un même bloc sémantique, qui leur sert en quelque sorte d’argile commune. Parmi ces quatre aspects, les deux premiers, TRAVAILLER DC REUSSIR et TRAVAILLER PT NEG REUSSIR, ont une parenté plus forte. Ils sont tous les deux préfigurés dans la signification du verbe travailler. Ils sont les deux faces d’une même idée du travail, qui amène normalement à réussir (TRAVAILLER DC REUSSIR) ou qui n’empêche pas l’échec (TRAVAILLER PT NEG REUSSIR). On dit que TRAVAILLER DC REUSSIR et TRAVAILLER PT NEG REUSSIR partagent le même quasi-bloc. Il est noté 125 TRAVAILLER(REUSSIR). Le deuxième terme, « réussir », a été mis entre parenthèses car il apparaît sous sa forme positive dans TRAVAILLER DC REUSSIR mais il apparaît sous sa forme négative dans TRAVAILLER PT NEG REUSSIR. Nous avions comparé le bloc sémantique à une argile ; en continuant la même métaphore, nous comparerons le quasi-bloc à une argile d’une certaine couleur. Les deux autres aspects du bloc sémantique, les aspects NEG TRAVAILLER DC NEG REUSSIR et NEG TRAVAILLER PT REUSSIR, ont également une parenté forte. Ils sont issus d’un autre quasi-bloc NEG TRAVAILLER(NEG REUSSIR). Ils sont faits de la même argile, mais colorée autrement. Ils sont préfigurés dans la signification de ne pas travailler. On peut représenter ces regroupements par un arbre. « TR » est mis pour « TRAVAILLER » et « REUS » est mis pour « REUSSIR » : On retrouve au niveau inférieur les quatre aspects du bloc sémantique du travail et de la réussite. Au niveau supérieur, le bloc sémantique lui-même. Entre les deux, on trouve les quasi-blocs, qui sont des notions d’un degré d’abstraction intermédiaire. De même que la notion d’Être est une notion plus abstraite que celle d’Être Animé, qui est elle-même plus abstraite que celle d’Homme, de même le bloc sémantique est une notion plus abstraite que celle de quasi-bloc, qui est elle-même plus abstraite que celle d’aspect. Le préfixe « quasi » marque cette position intermédiaire : un quasi-bloc est presqu’un bloc. On notera que les aspects relevant d’un même quasi-bloc sont ici converses. Plutôt que de considérer le bloc du travail et de la réussite sous l’angle du travail, on peut également le considérer sous l’angle de la réussite. Il existe deux manières de réussir, réussir à cause du travail (TRAVAILLER DC REUSSIR) et réussir malgré l’absence de travail (NEG 126 TRAVAILLER PT REUSSIR). Ces deux faces de la réussite partagent le quasibloc (TRAVAILLER)REUSSIR. Ici, c’est le premier terme, « travailler », qui est entre parenthèses car c’est lui qui apparaît positivement dans TRAVAILLER DC REUSSIR mais négativement dans NEG TRAVAILLER PT REUSSIR. La non réussite donne elle aussi lieu à un quasi-bloc (NEG TRAVAILLER)NEG REUSSIR. On peut à nouveau représenter ces regroupements par un arbre. Il est différent du précédent : Certes, comme le quasi-bloc TRAVAILLER(REUSSIR), le quasi-bloc (TRAVAILLER)REUSSIR donne lieu à l’aspect normatif TRAVAILLER DC REUSSIR. Mais les deux quasi-blocs se distinguent par l’aspect transgressif auquel ils donnent lieu. TRAVAILLER(REUSSIR) préfigure deux aspects converses. (TRAVAILLER)REUSSIR préfigure deux aspects transposés. Nous allons généraliser cet exemple puis nous passerons à l’application de la notion de quasi-bloc aux problèmes posés par la description du lexique. 3. Définition des quasi-blocs Les quatre aspects d’un même bloc sémantique peuvent être regroupés par paires, chacune comportant un aspect normatif et un aspect transgressif. Les « quasi-blocs de converses » constituent ce que partagent deux aspects converses ; chacun des deux aspects est dit « spécifier » le quasi-bloc : il en constitue une « spécification ». Un même bloc sémantique donne lieu à deux quasi-blocs de converses qui sont dits « complémentaires ». 127 TRAVAILLER(REUSSIR) et NEG TRAVAILLER(NEG REUSSIR) sont deux quasiblocs de converses complémentaires. Les « quasi-blocs de transposés » constituent ce que partagent deux aspects transposés ; chaque aspect est dit « spécifier » le quasibloc : il en constitue une spécification. Un même bloc sémantique donne lieu à deux quasi-blocs de transposés qui sont dits « complémentaires ». (TRAVAILLER)REUSSIR et (NEG TRAVAILLER)NEG REUSSIR sont des quasi-blocs de transposés complémentaires. Deux quasi-blocs complémentaires apparaissent dans le même arbre. Nota bene 1. Certains blocs ne comportent pas d’aspect du type X DC Y, sans négation dans aucun des deux termes. On peut bien sûr généraliser les définitions précédentes à de tels cas. Par exemple, la bêtise a deux faces : elle conduit à ne pas atteindre son but (BETE DC NEG ATTEINDRE) ou peut être dépassée et ne pas empêcher d’atteindre son but (BETE PT ATTEINDRE). Ces deux aspects proviennent d’un même quasi-bloc de converses BETE(NEG ATTEINDRE), 128 dont le complémentaire est NEG BETE(ATTEINDRE). En notant « ATT » pour « ATTEINDRE», on peut représenter ces regroupements par un arbre : On construit de la même manière l’arbre des quasi-blocs de transposés. Nota bene 2. Il est également formellement possible de construire des quasiblocs de réciproques. On notera ainsi (PETIT)DC(PASSE) le quasi-bloc que spécifient les deux aspects normatifs PETIT DC PASSE et NEG PETIT DC NEG PASSE. De manière parallèle, on notera (PETIT)PT(NEG PASSE) le quasi-bloc de réciproques que spécifient les deux aspects transgressifs PETIT PT NEG PASSE et NEG PETIT PT PASSE. Nous allons voir cependant (cf. plus loin le nota bene 4) que les quasiblocs de réciproques ne semblent pas avoir systématiquement de réalité lexicale : ils sont moins utiles à la description linguistique. Nota Bene 3. Le paradoxe linguistique (cf. ici même le chapitre écrit par Kohei Kida) conduit à introduire un nouveau type de complémentarité, entre quasi-blocs paradoxaux et quasi-blocs doxaux. 4. Application de la notion de quasi-bloc à la description du lexique 129 La signification d’un mot est constituée d’aspects argumentatifs et de quasi-blocs. Un aspect appartient à la signification d’un mot s’il est exprimé par tous les emplois de ce mot. Par exemple DANGER DC PRECAUTION est exprimé par tous les emplois de prudent. Il appartient donc à la signification de prudent et n’importe quel énoncé de Pierre a été prudent évoquera l’enchaînement argumentatif la situation était dangereuse donc Pierre a pris des précautions. Parfois cependant un aspect est exprimé par seulement certains emplois d’un mot, et c’est son converse, ou son transposé, qui est exprimé par les autres emplois. Dans ces cas d’instabilité, c’est le quasibloc, et non pas l’aspect, qui est inscrit dans la signification du mot. Un quasi-bloc appartient à la signification d’un mot si certains emplois du mot expriment l’une de ses spécifications, tandis que les autres emplois expriment l’autre spécification. Ainsi, le quasi-bloc PRUDENT(SECURITE), dont les spécifications sont PRUDENT DC SECURITE et PRUDENT PT NEG SECURITE, appartient à la signification de prudent. En effet, le terme prudent, selon ses emplois, exprime PRUDENT DC SECURITE ou PRUDENT PT NEG SECURITE. Dans le dialogue 1, l’interlocuteur B cherche à rassurer A et l’emploi de prudent exprime PRUDENT DC SECURITE : Dialogue 1 A : Je suis inquiet. Il pleut vraiment très fort et Pierre est encore sur la route. B : Il sera prudent. Par contre, dans le dialogue 2, l’emploi de prudent exprime PRUDENT PT NEG SECURITE : Dialogue 2 A : Pierre n’a vraiment pas eu de chance d’avoir cet accident. L’autre voiture venait de sa gauche, le conducteur n’a rien regardé et a foncé sur lui. B : Oui, ce n’est vraiment pas de chance. En plus, il était très prudent. La signification de prudent contient seulement ce que partagent ces deux aspects, à savoir le quasi-bloc de converses PRUDENT(SECURITE). 130 De même, le quasi-bloc (ETRE MENACE)SE BATTRE, dont les spécifications sont ETRE MENACE DC SE BATTRE et NEG ETRE MENACE PT SE BATTRE, appartient à la signification de se battre. Ainsi dans le dialogue 3, B répond aux inquiétudes de A en exprimant ETRE MENACE DC SE BATTRE : Dialogue 3 A : Ce n’est pas facile, la situation de Pierre. Une grosse entreprise vient de s’installer dans la région et propose des prix beaucoup plus attractifs que les siens. B : Il se battra, il l’a toujours fait. Par contre, dans le dialogue 4, l’emploi de se battre exprime NEG ETRE MENACE PT SE BATTRE : Dialogue 4 A : Je ne comprends pas Pierre. Tout va bien maintenant, son poste est sûr, il ne risque plus rien. Mais il est quand même très agressif. B : Oui, il est tout le temps en train de se battre. Le verbe se battre ne signifie aucun de ces aspects ; il signifie seulement leur quasi-bloc (ETRE MENACE)SE BATTRE. Propriété : schéma argumentatif et négation Lorsqu’un terme signifie un aspect, la négation de ce terme signifie l’aspect converse. Par exemple, économe signifie l’aspect NEG UTILE DC NEG ACHETE (être économe, c’est ne pas acheter si ce n’est pas utile) et sa négation dépensier signifie l’aspect NEG UTILE PT ACHETE (être dépensier, c’est acheter même ce qui n’est pas utile). Lorsqu’un terme signifie un quasi-bloc, la négation de ce terme signifie le quasi-bloc complémentaire. Par exemple, émouvant signifie le quasi-bloc X EST EMOUVANT(Y EST EMU) et pas émouvant signifie le quasi-bloc NEG X EMOUVANT(NEG Y EST EMU). De même réussir signifie le quasi-bloc (TRAVAILLER)REUSSIR et ne pas réussir signifie le quasi-bloc (NEG TRAVAILLER)NEG REUSSIR. 131 Propriété : relation genre-espèce Une relation genre-espèce apparaît dans le lexique entre un mot qui signifie un quasi-bloc (genre) et un mot qui signifie un aspect (espèce) spécifiant ce quasi-bloc. Ainsi faire la guerre signifie SE BATTRE(NEG REALISATION DE LA MENACE) et être victorieux, qui indique une forme de guerre, signifie SE BATTRE DC NEG REALISATION DE LA MENACE. De même, prendre des précautions signifie (DANGER)PRECAUTION et être timoré, qui est une manière de prendre des précautions, signifie NEG DANGER PT PRECAUTION. Nota Bene 4 Un tamis est un objet qui sert à séparer le petit du gros : les emplois du mot tamis expriment PETIT DC PASSE et NEG PETIT DC NEG PASSE. On n’en conclura pas que la signification du mot tamis contient le quasi-bloc de réciproques (PETIT)DC(PASSE) car cela voudrait dire que, selon ses emplois, le mot tamis exprime PETIT DC PASSE ou NEG PETIT DC NEG PASSE. Or tel n’est pas le cas. Le mot tamis, dans tous ses emplois, exprime à la fois PETIT DC PASSE et NEG PETIT DC NEG PASSE. La signification de tamis contient les deux aspects PETIT DC PASSE et NEG PETIT DC NEG PASSE, et non pas seulement leur quasi-bloc. Nota Bene 5 Il est possible que l’emploi d’un mot exprime un quasi-bloc, et non une des deux spécifications du quasi bloc. Il en va en particulier ainsi dans le récit. Supposons par exemple qu’il soit raconté que le héros a acheté une arme et que, seulement plus loin dans le texte, le lecteur sache si le héros a utilisé l’arme (POSSEDER UNE ARME DC BLESSER) ou non (POSSEDER UNE ARME PT NEG BLESSER). Dans ce cas de suspense, c’est seulement le quasi-bloc POSSEDER UNE ARME(BLESSER) qui sera exprimé. 5. Historique de la notion de quasi-bloc La signification d’un terme est constituée de deux sortes de schémas argumentatifs, les aspects et les quasi-blocs. Cette opposition de nature entre ces deux sortes de schémas remplace l’opposition que nous faisions, dans le cadre de ce qu’on peut appeler la TBS-standard, entre argumentation interne et argumentation externe. 132 Plus précisément, la notion de quasi-bloc remet en cause la notion d’argumentation externe, qui provenait elle-même de la Théorie des Topoï d’Anscombre et Ducrot. En effet, selon Anscombre et Ducrot, la signification du verbe travailler contient le topos plus on travaille, plus on réussit, et prépare ainsi la conclusion réussir. Ils expliquaient de cette manière que la réponse de B dans le dialogue 5 soit paraphrasable par Pierre a travaillé donc il va réussir. Dialogue 5 A : Je suis inquiet pour le résultat des examens de Pierre. B : Il a travaillé. La TBS-standard a repris telle quelle cette idée et a inscrit TRAVAILLER DC REUSSIR dans la signification de travailler. Puis, notant la possibilité du dialogue 6, la TBS-standard a ajouté dans la signification de travailler l’aspect TRAVAILLER PT NEG REUSSIR. Dialogue 6 A : Les examens de Pierre se sont mal passés. Le sujet était très difficile et il a raté. Cela l’embête, il va devoir recommencer son année. B : Oui, il doit être malheureux. En plus, il avait travaillé. – la réponse de B dans le dialogue 6 a en effet pour sens Pierre a travaillé pourtant il n’a pas réussi. Les deux aspects converses apparaissaient ainsi dans la signification de travailler, à l’intérieur de ce que la TBS-standard appelait l’argumentation externe de travailler. C’est là une erreur car aucun emploi de travailler ne peut exprimer à la fois TRAVAILLER DC REUSSIR et TRAVAILLER PT NEG REUSSIR. Ce n’est pas l’un et l’autre des deux aspects qui sont exprimés, mais seulement l’un ou l’autre. Les deux aspects sont, non pas signifiés par travailler, mais seulement préfigurés par travailler. La signification de travailler contient seulement ce que partagent TRAVAILLER DC REUSSIR et TRAVAILLER PT NEG REUSSIR : à savoir le quasi-bloc TRAVAILLER(REUSSIR). De manière générale, les aspects qui apparaissaient avec leurs converses dans l’argumentation externe droite sont maintenant remplacés par des quasi-blocs de converses ; et les aspects qui apparaissaient avec leurs transposés dans l’argumentation externe gauche sont maintenant remplacés par des quasi-blocs de transposés. 133 Dans la TBS-standard, la signification comprenait uniquement des aspects et, pour expliquer la négation, il fallait distinguer deux parties dans la signification, l’argumentation interne (dont les aspects sont transformés par la négation en leurs converses) et l’argumentation externe (dont les aspects sont transformés par la négation en leurs réciproques). Maintenant, la signification comprend des aspects et des quasi-blocs et, pour expliquer la négation, il suffit de prendre en compte la différence de nature de ces schémas : les aspects sont transformés par la négation en leurs converses et les quasi-blocs sont transformés par la négation en leurs complémentaires. Bibliographie CAREL, M. « Argumentation interne et argumentation externe au lexique : des propriétés différentes », Langages, n°142, 2001, 10-21. CAREL, M. « Signification et argumentation », publié en français et en traduction portugaise dans Signo, UNISC, vol 42, n° 73, 2017, 2-20. 134 Leçon XII Le paradoxe Kohei Kida Université Keio, Japon Le paradoxe est étymologiquement (para « contre » et doxa « opinion ») et en un sens intuitif une expression qui exprime une opinion contraire à l’opinion commune. Peut-on en rendre compte linguistiquement, c’est-à-dire sans faire intervenir ce qui est extérieur à la langue, comme par exemple la croyance en tant qu’objet sociologique ou psychologique ? Tel est le défi lancé à la sémantique argumentative en général et à la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) en particulier. Les lignes qui suivent sont destinées à présenter les enjeux des études consacrées au paradoxe dans le cadre de la TBS, l’accent étant mis sur le fait que la question du paradoxe a amené à remanier la conception du bloc sémantique. Nous nous appuierons sur des exemples librement inspirés des travaux de Marion Carel, sans en donner la référence précise. Nous supposerons une certaine familiarité du lecteur avec les notions de base de la TBS. 1. Doxal, paradoxal, contextuel Considérons les quatre discours suivants : (1) a. Cela fait souffrir donc Pierre ne va pas le faire b. Cela fait souffrir donc Pierre va le faire c. Cela fait souffrir pourtant Pierre va le faire d. Cela fait souffrir pourtant Pierre ne va pas le faire Le discours (1a) est tout à fait banal et n’appelle aucun commentaire ; appelons-le « doxal ». Le discours (1b) est par contre plutôt inattendu et demande une explication ; appelons-le « paradoxal ». Qu’en est-il pour (1c) et (1d) ? Pour le discours (1c), on peut dire de Pierre en français : C’est paradoxal : cela fait souffrir pourtant Pierre va le faire 135 (imaginez par exemple que Pierre, en tant que dentiste, pratique une opération douloureuse). Mais d’un point de vue technique propre à la TBS, le discours (1c) est doxal, dans la mesure où il partage avec le discours (1a) le même type d’interdépendance sémantique entre faire souffrir et ne pas faire. Quant à (1d), ce discours est paradoxal au même titre que (1b), car tous les deux reposent sur le même type de rapport sémantique entre faire souffrir et faire. Nous avons donc deux discours doxaux, (1a) et (1c), et deux paradoxaux, (1b) et (1d). Comment distinguer linguistiquement les deux types de discours, le doxal et le paradoxal ? Voici une première définition du doxal : un enchaînement argumentatif est dit « doxal » lorsque l’aspect argumentatif qu’il concrétise appartient à la signification d’un de ses segments. Le discours (1a) est doxal selon cette définition. En effet, il concrétise un aspect comme A FAIT SOUFFRIR DC NEG X FAIT A, qui appartient à la signification du segment faire souffrir. Le discours (1c) est aussi doxal selon la même définition, car il concrétise un aspect comme A FAIT SOUFFRIR PT X FAIT A qui appartient, au même titre que le précédent, à la signification du segment faire souffrir. Cette définition permet également de dire que les discours (1b) et (1d) ne sont pas doxaux. En effet, ils concrétisent respectivement des aspects comme A FAIT SOUFFRIR DC X FAIT A et A FAIT SOUFFRIR PT NEG X FAIT A, qui n’appartiennent ni l’un ni l’autre à la signification du segment faire souffrir. La même définition ne suffit cependant pas pour qualifier les discours (1b) et (1d) de paradoxaux, car les discours non doxaux ne sont pas forcément paradoxaux. Considérons le discours suivant : (2) Pierre a mangé des sushis donc il est content Ce discours n’est pas doxal selon la définition dans la mesure où il concrétise un aspect comme MANGER DES SUSHIS DC ETRE CONTENT, qui est construit par le locuteur et n’appartient pas à la signification du segment manger des sushis (le sushi a beau être aujourd’hui un plat populaire partout dans le monde, la langue française n’inscrit pas un tel aspect dans la signification du segment en question). Le même discours n’est pas paradoxal non plus, car il ne présente rien d’inattendu, contrairement à (1b) et (1d). Appelons « contextuels » les discours comme (2). 136 Les enchaînements argumentatifs se divisent donc en trois groupes : ceux qui sont doxaux, ceux qui sont paradoxaux et ceux qui sont contextuels. Parmi les enchaînements non doxaux, il faut encore pouvoir faire le tri entre les paradoxaux et les contextuels. Il est relativement facile de définir syntaxiquement le paradoxal, et cela de deux manières. Voici une première définition syntaxique du paradoxal : un enchaînement argumentatif est dit « paradoxal » si l’inversion de son connecteur donne lieu à un enchaînement argumentatif doxal. (Par « inversion d’un connecteur », on entendra le remplacement d’un connecteur du type de donc par un connecteur du type de pourtant et inversement.) Selon cette définition, les discours (1b) et (1d) sont paradoxaux parce que si on remplace leurs connecteurs donc et pourtant par pourtant et donc, on obtient précisément les discours doxaux (1c) et (1a) respectivement. Voici une autre définition syntaxique du paradoxal : un enchaînement argumentatif est dit « paradoxal » lorsqu’il est en rapport d’opposition avec un enchaînement argumentatif doxal. (Sont opposés les enchaînements argumentatifs du type x donc y et x donc non y, ou du type x pourtant y et x pourtant non y.) De ce point de vue, les discours (1b) et (1d) sont paradoxaux parce qu’ils sont opposés respectivement aux discours doxaux (1a) et (1c). Dans tous les cas, on peut définir le contextuel comme suit : un enchaînement argumentatif est dit « contextuel » s’il n’est ni doxal ni paradoxal. Comme on a déjà vu, le discours (2) n’est pas doxal. Il n’est pas paradoxal non plus, parce que d’une part Pierre a mangé des sushis pourtant il est content (discours formé à partir de (2) par l’inversion de son connecteur) n’est pas doxal, ce qui ne le rend pas paradoxal selon la première définition syntaxique du paradoxal, et d’autre part Pierre a mangé des sushis donc il n’est pas content (discours auquel il est opposé) n’est pas doxal non plus, ce qui ne le rend pas paradoxal selon la deuxième définition syntaxique du paradoxal. Il est donc contextuel. Les trois types d’enchaînements argumentatifs (doxal, paradoxal, contextuel) étant définis, on peut définir trois types d’aspects argumentatifs : l’aspect argumentatif concrétisé par un enchaînement argumentatif doxal (respectivement paradoxal, contextuel) est appelé « doxal » (respectivement « paradoxal », « contextuel »). Ainsi, les aspects A FAIT SOUFFRIR DC NEG X FAIT A et A FAIT SOUFFRIR PT X FAIT A, concrétisés respectivement par (1a) et (1c), sont doxaux ; les aspects A 137 et A FAIT SOUFFRIR PT NEG X FAIT A, concrétisés respectivement par (1b) et (1d), sont paradoxaux ; l’aspect MANGER DES SUSHIS DC ETRE CONTENT, concrétisé par (2), est contextuel. Cela permet d’établir deux rapports formels entre certains aspects doxaux et certains aspects paradoxaux. Premier rapport : celui d’inversion. Appelons « inverses » deux aspects du type X CONN Y et X CONN’ Y (« CONN » représente un connecteur d’un type et « CONN’ » un connecteur de l’autre, de sorte que si CONN est DC, alors CONN’ est PT, et si CONN est PT, alors CONN’ est DC). Un aspect est paradoxal si l’aspect inverse est doxal. Ainsi, l’aspect A FAIT SOUFFRIR DC X FAIT A est paradoxal car l’aspect inverse A FAIT SOUFFRIR PT X FAIT A est doxal. Deuxième rapport : celui d’opposition. Appelons « opposés » deux aspects du type X CONN Y et X CONN NEG Y (« CONN » représente un connecteur, soit DC soit PT). Un aspect est paradoxal si l’aspect opposé est doxal. Ainsi, l’aspect A FAIT SOUFFRIR DC X FAIT A est paradoxal car l’aspect opposé A FAIT SOUFFRIR DC NEG X FAIT A est doxal. La question qui se pose maintenant est de savoir comment intégrer tous ces aspects argumentatifs dans une théorie cohérente. Il s’agira plus particulièrement d’organiser adéquatement les aspects doxaux et les aspects paradoxaux en déterminant les rapports qu’ils entretiennent entre eux. FAIT SOUFFRIR DC X FAIT A 2. Conception classique du bloc sémantique Selon la conception classique du bloc sémantique, sur laquelle étaient fondées les premières études menées dans le cadre de la TBS, un bloc sémantique regroupe quatre aspects avec trois rapports fondamentaux (conversion, réciprocité et transposition). Toujours selon la même conception, les quatre aspects doxaux et les quatre aspects paradoxaux se répartissent sur deux plans globalement opposés, comme en miroir, de sorte que chaque bloc est soit doxal soit paradoxal mais jamais mixte et ne contient en aucun cas à la fois des aspects de deux types. Ainsi, si les quatre aspects notés en (3) sont doxaux, les quatre aspects notés en (4) sont paradoxaux et inversement : (3) X DC Y / X PT NEG Y / NEG X DC NEG Y / NEG X PT Y (4) X DC NEG Y / X PT Y / NEG X DC Y / NEG X PT NEG Y 138 Les aspects argumentatifs concrétisés par les discours (1a) à (1d) semblent correspondre parfaitement à ce schéma, dans la mesure où les aspects doxaux concrétisés par (1a) et (1c) sont respectivement du type X DC NEG Y et X PT Y, et les aspects paradoxaux concrétisés par (1b) et (1d) sont respectivement du type X DC Y et X PT NEG Y. Cette conception du bloc sémantique est pourtant remise en cause par l’observation de certains faits. Il existe en effet des cas où certains aspects doxaux et certains aspects paradoxaux ne sont pas opposés mais reliés par des relations graduelles. Admettons d’une part que les aspects argumentatifs suivants soient doxaux et qu’ils soient lexicalisés respectivement dans les mots qui les suivent : (5) a. A FAIT SOUFFRIR PT X FAIT A : dur b. DANGER PT FAIRE : brave Admettons d’autre part que les aspects argumentatifs suivants soient paradoxaux et qu’ils soient lexicalisés respectivement dans les mots qui les suivent : (6) a. A FAIT SOUFFRIR DC X FAIT A : sadique b. DANGER DC FAIRE : casse-cou On se rend compte alors que les aspects paradoxaux (6a) et (6b) sont graduellement plus forts que les aspects doxaux (5a) et (5b), comme le montre la possibilité des discours suivants : (7) a. Pierre est dur, je dirai même qu’il est sadique b. Pierre est brave, je dirai même qu’il est casse-cou On peut généraliser ces faits en disant qu’un aspect paradoxal est graduellement plus fort que l’aspect inverse doxal (on se rappelle que deux aspects sont inverses s’ils sont du type P DC Q et P PT Q). Ainsi, les aspects doxaux (5a) et (5b) et les aspects paradoxaux (6a) et (6b) sont respectivement inverses (ils sont du type X PT Y et X DC Y). La relation graduelle qui s’instaure entre ces aspects ne sont pourtant pas à confondre avec celle qui s’observe entre deux transposés, comme lorsque l’aspect NEG X PT Y est graduellement plus fort que l’aspect X DC Y (ce qui est confirmé par le fait qu’on peut dire Pierre n’est pas bête, je dirai même qu’il est intelligent, avec les aspects FACILE DC COMPRENDRE et 139 NEG FACILE PT COMPRENDRE lexicalisés respectivement dans pas bête et intelligent). Toutes ces considérations amènent donc à remanier la conception du bloc sémantique, en tenant compte des liens graduels entre deux aspects inverses, un doxal et un paradoxal. 3. Conception rénovée du bloc sémantique La conception rénovée du bloc sémantique repose largement sur la notion de quasi-bloc. Il convient donc de la présenter rapidement. Un quasi-bloc est ce que partagent deux aspects argumentatifs converses (ou transposés, voir leçon sur les quasi-blocs) du type X DC Y et X PT NEG Y. C’est leur noyau commun, noté X(Y). On dira que les deux aspects X DC Y et X PT NEG Y « spécifient » le quasi-bloc X(Y). La notion de quasi-bloc est utile par exemple pour décrire la signification des mots pleins. Ainsi, le verbe travailler contient dans sa signification le quasibloc TRAVAILLER(REUSSIR) qui se spécifie en TRAVAILLER DC REUSSIR et TRAVAILLER PT NEG REUSSIR. Cette description a pour avantage de rendre compte de l’imprécision sur laquelle peut jouer le locuteur de l’énoncé Pierre a travaillé, qui laisse le choix entre deux possibilités : Pierre va donc réussir ou Pierre va pourtant rater. La notion de quasi-bloc permet de simplifier les définitions qui ont été déjà proposées. Voici d’abord la redéfinition du doxal. Un quasibloc est doxal s’il appartient à la signification d’un mot. Ainsi, les quasiblocs suivants sont doxaux selon cette définition, dans la mesure où ils sont lexicalisés respectivement dans les mots qui les suivent : (8) a. A FAIT SOUFFRIR(NEG X FAIT A) : faire souffrir b. DANGER(NEG FAIRE) : danger Les quasi-blocs suivants ne sont pas doxaux selon la même définition, car il n’existe aucun mot qui les lexicalise : (9) a. A FAIT SOUFFRIR(X FAIT A) b. DANGER(FAIRE) c. MANGER DES SUSHIS(ETRE CONTENT) On pourrait songer que les deux quasi-blocs (9a) et (9b) sont respectivement lexicalisés dans sadique et casse-cou. Il n’en est rien. 140 Certes, l’aspect A FAIT SOUFFRIR DC X FAIT A, l’un des deux aspects qui spécifient le quasi-bloc (9a), est bien lexicalisé dans sadique, mais l’autre aspect A FAIT SOUFFRIR PT NEG X FAIT A ne l’est pas. Il en est de même pour (9b) et casse-cou. Le quasi-bloc doxal étant ainsi défini, voici deux définitions supplémentaires : un aspect argumentatif est doxal s’il spécifie un quasi-bloc doxal ; un enchaînement argumentatif est doxal s’il concrétise un aspect doxal. Passons maintenant au paradoxal. Pour le redéfinir, introduisons une dernière relation, la complémentarité des quasi-blocs : deux quasiblocs sont complémentaires s’ils sont du type P(Q) et P(NEG Q). (Il est à noter que cette notion de complémentarité n’a de sens qu’à l’intérieur d’un carré d’inversion, les quasi-blocs complémentaires dans un carré de transposition n’entretenant pas du tout la même relation. Voir la définition de la complémentarité entre quasi-blocs dans la leçon concernée dont la notion présentée ici est en quelque sorte une extension.) Avec cette notion, on peut définir le quasi-bloc paradoxal : un quasi-bloc est paradoxal si son complémentaire est doxal. Ainsi, le quasi-bloc A FAIT SOUFFRIR(X FAIT A) est paradoxal, dans la mesure où son complémentaire A FAIT SOUFFRIR(NEG X FAIT A), lexicalisé dans faire souffrir, est doxal. De même, le quasi-bloc DANGER(FAIRE) est paradoxal car son complémentaire DANGER(NEG FAIRE), lexicalisé dans danger, est doxal. On aura compris que cette définition permet d’unifier les deux définitions syntaxiques déjà données de l’aspect argumentatif paradoxal, dans la mesure où la complémentarité de deux quasi-blocs implique à la fois l’inversion des aspects qui les spécifient et l’opposition des mêmes aspects. Ajoutons encore deux définitions supplémentaires : un aspect argumentatif est paradoxal s’il spécifie un quasi-bloc paradoxal ; un enchaînement argumentatif est paradoxal s’il concrétise un aspect argumentatif paradoxal. Pour ce qui est du contextuel, il suffit, pour le définir, de reprendre ce qui a été déjà proposé : est contextuel ce qui n’est ni doxal ni paradoxal. Le quasi-bloc (9c) MANGER DES SUSHIS(ETRE CONTENT) n’est pas doxal, car il n’est pas lexicalisé. Il n’est pas paradoxal non plus, car son complémentaire MANGER DES SUSHIS (NEG ETRE CONTENT) n’est pas doxal. Il est donc contextuel. 141 Cela étant posé, nous sommes en mesure d’introduire le nouveau bloc sémantique. À la différence du bloc sémantique classique qui regroupe quatre aspects organisés en un seul carré, le nouveau bloc sémantique regroupe huit aspects, organisés en trois carrés, un carré central de transposition et deux carrés latéraux d’inversion, comme il est représenté par le diagramme suivant : Bloc sémantique à huit aspects Les quatre aspects en gras participent chacun à deux carrés, le carré central de transposition et un carré d’inversion. Les quatre autres aspects participent chacun seulement à un carré d’inversion. Le carré central de transposition regroupe les mêmes aspects que dans un carré ordinaire, à ceci près qu’il place des transposés en diagonale (d’où sa dénomination), alors que le carré ordinaire place des converses en diagonale. Chaque carré d’inversion regroupe des aspects « inverses » en diagonale, au sens où sont inverses deux aspects du type P DC Q et P PT Q (d’où sa dénomination). En colonne, que ce soit dans le carré central de transposition ou dans un carré d’inversion, les deux aspects sont converses et spécifient un quasibloc : les deux aspects X DC Y et X PT NEG Y spécifient le quasi-bloc X(Y), les deux aspects X DC NEG Y et X PT Y spécifient le quasi-bloc X(NEG Y), et ainsi de suite. Où placer alors les aspects doxaux et les aspects paradoxaux dans ce nouveau bloc sémantique ? On fera l’hypothèse que les quatre aspects dans le carré central de transposition sont doxaux, et les autres paradoxaux. Cette hypothèse permet de rendre compte des deux types de rapports, un rapport d’opposition et un rapport de gradualité, qui s’instaurent entre certains aspects doxaux et certains aspects paradoxaux. Le rapport d’opposition d’abord. On se rappelle que deux aspects sont opposés s’ils sont du type P DC Q et P DC NEG Q, ou P PT Q et P PT NEG Q. 142 On s’aperçoit alors que ce type d’opposition s’établit, à l’intérieur d’un carré d’inversion, entre deux aspects côte à côte en ligne. Ainsi, dans le carré d’inversion de gauche, l’aspect paradoxal X DC Y et l’aspect doxal X DC NEG Y sont opposés ; l’aspect paradoxal X PT NEG Y et l’aspect doxal X PT Y le sont aussi. Il en est de même pour le carré d’inversion de droite. Le rapport de gradualité ensuite. On se rappelle que deux aspects sont inverses s’ils sont du type P DC Q et P PT Q et c’est ce rapport d’inversion qui est source de gradualité, de sorte qu’un aspect paradoxal est graduellement plus fort que l’aspect inverse doxal. On se rend compte alors que ce rapport de gradualité s’établit, à l’intérieur d’un carré d’inversion, entre deux aspects en diagonale. Ainsi, dans le carré d’inversion de gauche, l’aspect paradoxal X DC Y est graduellement plus fort que l’aspect inverse doxal X PT Y. Il en est de même pour le carré d’inversion de droite. Récapitulons pour insister sur le fait que le bloc sémantique à huit aspects a pour avantage de rendre compte de la structure complexe dans laquelle les quatre aspects doxaux et les quatre aspects paradoxaux sont diversement reliés. • Les huit aspects constituent non pas deux carrés distincts, mais trois carrés partiellement superposés l’un sur l’autre. • Lorsque les quatre aspects doxaux sont regroupés dans le carré central de transposition, les quatre aspects paradoxaux apparaissent à la périphérie du doxal. Le paradoxal est pour ainsi dire un prolongement du doxal. Quant au contextuel, il est complètement étranger au doxal. • En colonne, que ce soit à l’intérieur d’un carré de transposition ou d’un carré d’inversion, les deux aspects sont converses et spécifient un quasi-bloc. • En ligne, les deux aspects sont en relation d’opposition. À l’intérieur d’un carré de transposition, les deux aspects doxaux en ligne sont réciproques. À l’intérieur d’un carré d’inversion, les deux aspects (un doxal et un paradoxal) en ligne sont opposés, en ce sens que sont opposés deux aspects du type P DC Q et P DC NEG Q ou du type P PT Q et P PT NEG Q. • En diagonale, les deux aspects sont en relation de gradualité. À l’intérieur d’un carré de transposition, les deux aspects doxaux en diagonale sont transposés. À l’intérieur d’un carré 143 d’inversion, les deux aspects en diagonale (un doxal et un paradoxal) sont inverses. C’est là d’ailleurs ce qui fait l’originalité la plus frappante du bloc sémantique à huit aspects par rapport au bloc sémantique à quatre aspects. Bibliographie CAREL, M. ; DUCROT, O. « Le problème du paradoxe dans une sémantique argumentative », Langue française, n° 123, 1999, p. 6-26. (Texte fondateur sur le sujet, indispensable pour qui s’y intéresse. Attention à la terminologie, qui diffère légèrement de celle de la version récente de la TBS.) CAREL, M. ; DUCROT, O. « Les propriétés linguistiques du paradoxe : paradoxe et négation », Langue française, n°123, 1999, p. 27-40. (Étude de première importance sur la négation des paradoxaux.) CAREL, M. « Tu seras un homme, mon fils. Un prolongement de la doxa : le paradoxe », in A.-M. Cozma, A. Bellachhab et M. Pescheux (dir.), Du sens à la signification. De la signification aux sens. Mélanges offerts à Olga Galatanu, Bruxelles : Peter Lang, 2015, p. 389-405. (Remise en cause de la conception classique du bloc sémantique par la relation de gradualité que certains aspects argumentatifs doxaux et certains aspects argumentatifs paradoxaux entretiennent entre eux.) CAREL, M. « Signification et argumentation », Signo, v. 42, n. 73, 2017, p. 2-20. (Esquisse d’une nouvelle conception du bloc sémantique, avec notamment des considérations sur le paradoxe.) 144 PARTIE 3 : LA PRÉSUPPOSITION 145 146 Leçon XIII La présupposition dans l’ADL Ana Lúcia Tinoco Cabral Universidade de São Paulo Pontifícia Universidade Católica de São Paulo Instituto de Pesquisa USP, PUCSP, IP, Brésil La façon dont nous concevons la langue tient à la manière dont nous l’utilisons et également à la manière dont nous l’envisageons dans nos études et nos recherches. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’idée classique des linguistes c'était que le langage avait pour fonction primordiale l’expression de la pensée ; cette idée s’est effritée au début du XXème siècle et, en substitution, nous le rappelle Ducrot (1972, p.1), « il est fréquent, depuis Saussure, de déclarer que la fonction fondamentale de la langue est la communication. » Assumer la communication comme fonction linguistique fondamentale c’est accepter également que « communiquer c’est toujours communiquer à quelqu’un », c’est « admettre que la parole, par vocation naturelle, est parole pour autrui, et que la langue s’accomplit elle-même dans la mesure seulement où elle fournit un lieu de rencontre aux individus » (DUCROT, 1972, p. 1). Au XXIème siècle l’idée qui est en vigueur c’est que la langue et le discours sont des lieux d’interlocution, de rapports intersubjectifs, d’interaction. La notion de langue liée à la communication qui était en vigueur dans les années 70 du XXème siècle, pose problème ; comme nous explique Ducrot (1972), cette notion a des limites, car elle rend prioritaire l’information, c’est à dire, elle établit comme acte linguistique fondamental l’acte d’informer. Les rapports intersubjectifs ne se réduisent pourtant pas à la communication et à la transmission d’informations. En effet, la langue comprend de multiples relations intersubjectives y compris les rôles que jouent les locuteurs, ceux qu’ils choisissent pour eux-mêmes et ceux qu’ils imposent à leurs 147 interlocuteurs et qui sont bien au-delà du simple échange d’informations. À ce propos, Ducrot nous explique que c’est le dialogue qui définit le langage, car c’est au moyen de la langue que les gens interagissent ; « Il y a une très grande variété de rapports interhumains, dont la langue fournit non seulement l’occasion et le moyen, mais le cadre institutionnel, la règle » (DUCROT, 1972, p.4). Cela veut dire que la langue nous donne les outils pour agir en société et nous impose aussi des limitations. À ce propos, Ducrot (1972, p. 13) affirme qu’il y a « à l’intérieur de la langue, tout un dispositif de conventions et de lois, qui doit se comprendre comme un cadre institutionnel réglant le débat des individus. » Cette vision contient la notion de lois du discours posée par Ducrot (1972), idée selon laquelle des dispositifs discursifs s’imposent à l’acte de communication. Le concept de lois du discours dialogue avec les philosophes du langage de l’École d’Oxford, surtout Paul Grice (1991 [1989]). L’idée que la langue sert à la transmission d’informations veut dire, selon Ducrot, que tous les contenus sont dits de façon explicite. La notion d’implicite dans la langue, au contraire, tient au fait que nous ne pouvons pas tout dire, selon Ducrot (1972), pour des multiples raisons : soit nous pouvons être contraints à ne pas dire, compte tenu d’une situation donnée, à cause de tabous, soit il serait trop long de tout dire. Imaginons un film où tout devrait être dit et montré, ce film aurait une durée si longue que les spectateurs en seraient fatigués et abandonneraient la séance de cinéma avant la fin. Il y a des situations dans la vie où nous voulons dire sans pour autant le dire, nous rappelle Ducrot (1972) ; en effet, souvent « on a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse en refuser la responsabilité » (DUCROT, 1972, p.5). Dans des situations semblables à celles mentionnées dans la citation de Ducrot ci-dessus les implicites sont utiles. En outre, il faut penser que tout ce que nous disons peut être sujet d’une discussion ou d’un rejet de la part de notre interlocuteur (Ducrot, 1972). Les implicites nous permettent de sauvegarder nos intentions, ils nous protègent des protestations et des rejets. Dans le cadre des contenus implicites, il faut signaler une distinction importante entre trois types de contenus : le posé, le sous- 148 entendu, et le présupposé : « le posé est ce que j’affirme en tant que locuteur, le sous-entendu est ce que je laisse conclure à mon auditeur, le présupposé est ce que je présente comme commun aux deux personnages du dialogue » ((DUCROT, 1984, p.20). Il y a, donc, d’après Ducrot, deux formulations possibles pour les implicites : les sous-entendus et les présupposés. Voyons comment chacun fonctionne dans le discours. Commençons par le sous-entendu. Les sous-entendus, selon Ducrot (1984) sont surajoutés au sens littéral de l’énoncé, ce qui permet toujours au locuteur d’imputer la responsabilité de l’interprétation d’un contenu sous-entendu à son interlocuteur : « le sous-entendu permet d’avancer quelque chose ‘sans le dire, tout en le disant’ » (DUCROT, 1984, p.20). C’est pour cette raison que Ducrot affirme que le sous-entendu ne prend « sa valeur particulière qu’en s’opposant à un sens littéral dont il s’exclut lui-même » (DUCROT, 1984, p.21). Le sous-entendu exige de la part de l’interlocuteur un raisonnement qui lui permette de tirer de l’énoncé certaines conclusions que le locuteur peut refuser. En ce qui concerne les sous-entendus, Ducrot affirme qu’ils sont introduits dans le discours, c’est à dire, qu’ils sont discursifs. Nous pouvons affirmer que les implicites ont à avoir avec notre habilité à utiliser la langue. Ducrot (1984) construit une analogie intéressante entre ces trois types de contenus et le système des pronoms, ce qui nous permet de mieux comprendre la différence entre eux : « le présupposé est présenté comme appartenant au ‘nous’, alors que le posé est revendiqué par le ‘je’ et que le sous-entendu est laissé au ‘tu’. » (DUCROT, 1984, p.20). Les implicites se construisent tantôt dans le contenu de l’énoncé, tantôt dans l’énonciation elle-même. L’implicite discursif ne doit pas être cherché dans le contenu de l’énoncé ; il doit être considéré comme une condition de l’existence de l’acte d’énonciation, c’est le contexte qui permet alors de reconstruire un contenu sous-entendu. Les contenus sous-entendus, selon Ducrot, sont liés aux lois du discours et portent sur ces lois. De ce fait, parler à quelqu’un sur un sujet donné peut, dans certaines conditions, signifier à cet interlocuteur que le sujet en question le concerne. Souvent nous donnons des ordres simplement pour affirmer d’une façon implicite que nous avons le pouvoir de les donner. Un éloge que l’on fait à un 149 tiers peut servir d’exemple à notre interlocuteur et lui laisser sousentendre qu’il devrait faire pareil. En ce qui concerne les implicites discursifs, la responsabilité de ce contenu est laissée à l’interlocuteur. C’est lui qui doit construire un raisonnement, basé sur ce qui a été effectivement dit, en tirer ses conclusions et les conséquences. C’est pourquoi on dit que le contenu sous-entendu n’est pas reconnu mais reconstruit. Prenons un exemple similaire à celui donné par Ducrot : Pierre rencontre son ami très proche Jacques, qui est en surpoids et a des problèmes de santé, du diabète et de l'hypertension, dus surtout à son inaction. Décidé à le convaincre de s’engager dans une activité physique régulière, Pierre parle à Jacques de Fred, un ami commun, qui a toujours eu les mêmes problèmes de santé que Jacques, voire des problèmes pires encore : « Jacques, c’est incroyable ! J’ai rencontré Fred hier ! Il est en pleine forme ! Il a diminué son diabète et son hypertension, il fait de la gym maintenant. Il n’a pas beaucoup minci, mais il est en forme grâce à l’exercice physique. Moi aussi, je pense m'y mettre... C’est fantastique ! » Pierre ne dit pas à Jacques qu’il devrait, lui aussi, pratiquer une activité physique régulière. Son discours laisse sous-entendre ce contenu et Jacques va le reconstruire par un raisonnement d’inférence. Le discours de Pierre a pour but de conduire Jacques à réfléchir et à inférer que, si les exercices physiques ont fait du bien à leur ami qui avait des problèmes de santé encore plus graves que lui, lui aussi pourrait en tirer des bénéfices. Ce raisonnement peut le convaincre de pratiquer une activité physique régulière. Mais ce raisonnement est de la responsabilité de Jacques, du coup, Pierre peut nier la responsabilité de ce contenu, car il n’a rien dit sur Jacques, mais a seulement parlé de leur ami, Fred. Le présupposé, à l’inverse du sous-entendu, appartient à l’énoncé, il est « vécu comme inhérent à l’énoncé lui-même » (DUCROT, 1984, p.20). Cela veut dire que le phénomène de la présupposition est lié au signifié de l’expression linguistique, et c’est à elle que l’on doit recourir pour comprendre le contenu présupposé. La linguiste Kerbrat-Orecchioni (1998 [1986], p. 25) définit le présupposé comme étant « toutes les informations qui, sans être ouvertement 150 posées (i.e. sans constituer en principe le véritable objet du message à transmettre), sont cependant automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé, dans lequel elles se trouvent intrinsèquement inscrites, quelle que soit la spécificité du cadre énonciatif » et, dans ce sens, il est présenté « comme un cadre incontestable où la conversation doit nécessairement s’inscrire » . La définition proposée par Kerbrat-Orecchioni renforce le postulat de Ducrot (1984) que le présupposé est dans le contenu linguistique. Ducrot (1984) affirme que le contenu présupposé est lié à l’expression linguistique, faisant partie du signifié de cette expression, ce qui fait que l’interlocuteur ne peut faire qu’accepter ce contenu. Cela arrive, selon Ducrot (1972), parce que la reconnaissance du contenu présupposé ne dépend pas d’une réflexion individuelle du sujet, puisqu’il est lié à l’énoncé lui-même, il est inscrit dans la langue. La différence est donc que le contenu sous-entendu est reconstruit alors que le contenu présupposé est reconnu. C’est pour cette raison que quand Kerbrat-Orecchioni (1998 [1986], p.41) définit les présupposés, elle affirme qu’il « sont en principe décodés à l’aide de la seule compétence linguistique, alors que les sous-entendus font en outre intervenir la compétence encyclopédique des sujets parlants ». Maingueneau (1992), en rappelant que toute personne maîtrisant la langue française peut, en principe, identifier les présupposés, reprend l’idée que ce contenu est lié au contenu linguistique, et que son appréhension dépend de la connaissance linguistique des interlocuteurs. Nous allons maintenant regarder comment cela fonctionne dans un exemple concret. Dans le conte « Lettre à terme échu », de l’écrivain brésilien du XIXème, Machado de Assis, Eduardo, le bien aimé de la jeune Beatriz, part étudier en Europe et laisse la jeune fille très triste et découragée. Quelques temps après le départ d’Eduardo, le narrateur raconte que « Beatriz retourna à ses habitudes antérieures : promenades, soirées, théâtres, conformément à la coutume » (Machado de Assis, 2010, p.29). Le contenu de l’expression linguistique « retourna à ses habitudes antérieures » affirme que Beatriz à ce moment-là a fait des promenades et a fréquentés les soirées et les théâtres ; cette expression a également comme contenu présupposé que la jeune a eu, dans un temps antérieur, l’habitude de faire des promenades, fréquenter les soirées et aller au théâtre, qu’elle est restée quelque 151 temps sans faire ces activités sociales et les a reprises. La connaissance que nous avons de la langue française nous permet de comprendre que l’expression « retourner à » présuppose l’interruption et la reprise d’une action réalisée au moment de l’énonciation. Les expressions qui contiennent des contenus présupposés ont un contenu posé et un contenu présupposé. Ducrot (1972) affirme que ces expressions « posent » un contenu donné et en « présupposent » un autre. Nous avons, ainsi, par exemple, dans l’énoncé extrait du conte de Machado de Assis que nous venons de voir : ➢ Un contenu posé – Beatriz se promène, fréquente les soirées et les théâtres au moment spécifié dans le récit. ➢ Et deux contenus présupposés ➢ ▪ Le contenu présupposé 1 – Beatriz ne s’est pas promenée ni a fréquenté les soirées et les théâtres dans un temps antérieur au moment spécifié dans le récit. ▪ Le contenu présupposé 2 – Beatriz se promenait et fréquentait les soirées et les théâtres dans un temps antérieur au moment auquel le présupposé 1 fait référence. Ducrot (1972 et 1980) explique que le phénomène de la présupposition, étant lié au contenu linguistique, a un rapport avec les constructions syntaxiques. J’ai déjà affirmé dans cette leçon que la langue offre les moyens pour l’interaction et impose des restrictions. Ducrot (1972 et 1980) propose trois restrictions qui, d’après lui, nous permettent de déterminer les contenus présupposés. (1) Les contenus présupposés d’un énoncé se maintiennent dans la négation. (2) Les contenus présupposés d’un énoncé se maintiennent dans l’interrogation. (3) Le lien de subordination ne porte que sur le contenu posé ; il ne porte pas sur le présupposé. Voyons comment ces restrictions marchent dans un exemple extrait du conte de Machado de Assis. Le père de Beatriz s’engage à la marier avec d’autres prétendants, mais elle les refuse tous. Le narrateur raconte que « Eduardo (...) apprit également la résistance que leur avait opposée la jeune fille » (Machado de Assis, 2010, p. 41). 152 L’énoncé extrait du conte a, d’après les postulats de Ducrot (1972), un contenu posé et un contenu présupposé : • contenu posé – Eduardo a obtenu une information sur l’existence de résistance chez Beatriz • contenu présupposé – Beatriz a effectivement résisté. Quand nous soumettons l’énoncé du conte à l’épreuve de la négation nous obtenons « Eduardo (...) n’apprit pas la résistance que leur avait opposée la jeune fille ». L’énoncé a comme contenu posé que Eduardo n’a pas eu d’information sur l’existence de résistance chez Beatriz ; le contenu présupposé est toujours que Beatriz a effectivement résisté. Cela veut dire que le présupposé s’est maintenu dans la négation. Pour l’épreuve de l’interrogation, nous avons l’énoncé « Eduardo (...) apprit-il la résistance que leur avait opposée la jeune fille ? ». Cet énoncé a comme contenu posé que l’on ne sait pas si Eduardo a été informé sur l’existence de résistance chez Beatriz et, comme contenu présupposé, que Beatriz a effectivement résisté. Cela veut dire que le présupposé s’est maintenu dans l’interrogation. En appliquant la subordination, nous pouvons avoir une construction comme « Je ne sais pas si Eduardo (...) apprit la résistance que leur avait opposée la jeune fille ». Dans cette construction, le doute porte seulement sur le contenu posé, soit, Eduardo a une information sur l’existence de résistance chez Beatriz; le contenu présupposé se maintient toujours : Beatriz a effectivement résisté. Cela veut dire que le présupposé se maintient dans la subordination. Les modifications sur l’énoncé du conte de Machado de Assis auquel nous avons appliqué les critères syntaxiques de la négation, de l’interrogation et de la subordination nous permettent de constater que le contenu présupposé est resté identique dans tous les tests appliqués sur l’énoncé de base, ce qui confirme le postulat de Ducrot à propos des restrictions syntaxiques de la présupposition. Cette confirmation renforce l’idée que le phénomène de la présupposition doit être examiné comme inscrit dans la langue. Kerbrat-Orecchioni (1986) réaffirme ce postulat, elle observe néanmoins que le contexte peut intervenir dans des cas où il y a une éventuelle polysémie qui doit être défaite. En outre, d’après cette 153 linguiste, le contenu présupposé semble emprunté à un discours antérieur. C’est pour cela que Ducrot (1972) nous explique que, quand nous proposons un contenu présupposé à notre interlocuteur, nous instaurons le dialogue en nous situant dans le lieu du connu, c'est-àdire en établissant que l’interlocuteur connaît déjà ce contenu, ce qui l’oblige à l’accepter, il ne peut pas faire autrement. Se basant sur cette particularité du présupposé, Ducrot (1984, p. 92) affirme que « L’information présupposée est présentée comme ne devant pas être le thème du discours ultérieur, mais seulement le cadre dans lequel il se développera ». Il s’agit de la loi d’enchaînement par laquelle, selon Ducrot, la présupposition se définit. Faisant partie de la composante linguistique, le contenu présupposé est dans la langue, il a un rapport avec la signification des mots qui composent l’expression dans laquelle il se présente. Prenons l’exemple que nous avons déjà observé : « Beatriz retourna à ses habitudes antérieures : promenades, soirées, théâtres, conformément à la coutume » (Machado de Assis, 2010, p.29). Une recherche dans le dictionnaire pour le verbe « retourna » nous indiquera que ce verbe signifie « se remettre à (une activité), suivre de nouveau (une ligne de conduite qu’on avait abandonnée) » (Le Grand Robert Électronique). Nous disons que ce verbe est un support linguistique de présupposition. Nous allons, maintenant voir quelques supports linguistiques de la présupposition. Commençons par les verbes itératifs, qui correspondent à l’exemple que nous venons d’observer. Les verbes itératifs portent comme contenu présupposé la répétition d’une action qui a déjà eu lieu auparavant. Dans le poème « Mort dans l’avion » le poète brésilien Carlos Drummond de Andrade déclare : les ingénieurs, les fonctionnaires, les maçons quittent leur travail. Mais les chauffeurs, les garçons, milles autres professions nocturnes continuent de veiller. D’un seul coup, la ville passe à d’autres mains. Le verbe « continuer » est un verbe itératif, il pose la réalisation d’une action et présuppose que cette même action se réalisait déjà dans un moment passé. Le poème pose que les chauffeurs et les garçons veillent et présuppose qu’ils veillaient déjà auparavant. 154 Un autre marqueur de présupposition se trouve dans les verbes de changement d’état. Ces verbes présupposent l’interruption d’une action qui était pratiquée, ou, au contraire, le début d’une action que n’était pas pratiquée. Ils sont connus, dans les grammaires, comme des auxiliaires aspectuels. L’exemple classique proposé par Ducrot quand il aborde le concept de présupposition est un verbe de changement d’état : Pierre a cessé de fumer. D’après Ducrot (1984), l’expression « cesser de » pose que Pierre ne fume pas actuellement et présuppose que Pierre fumait antérieurement. Voyons comment ce type de verbe se comporte dans un exemple extrait d’un texte. Prenons de nouveau un extrait d’un conte de Machado de Assis. Dans le conte « La cartomancienne », les deux personnages Vilela et Camilo, deux amis d’enfance, redeviennent amis quand Vilela revient de la province, avec son épouse Rita, une jeune femme ravissante qui est très sympathique avec l’ami de son mari : « Comment ils en arrivèrent à l’amour, Camilo ne le sut jamais. » (Machado de Assis, 1997, p. 12). Le verbe « arriver à », suivi d’un complément substantif indiquant un sentiment, pose que les deux jeunes s’aiment dans le présent du récit et présuppose que leur amour s’est développé à partir de la sympathie de Rita. C'est une évolution qui a conduit à un changement d’état de leurs sentiments. Voici d’autres exemples de verbes de changement d’état : commencer à, passer à, finir de, aboutir à, devenir. Outre les verbes, quelques expressions de temps indiquent également qu’il y a eu un changement, ou que l’action exprimée par le verbe avait déjà eu lieu précédemment. Ces expressions sont connues comme des marqueurs d’aspect. Dans l’énoncé Je ne fréquente plus les bals de carnaval, l’expression ne … plus pose que je ne fréquente pas de bals de carnaval actuellement et présuppose que je les fréquentais dans le passé. L’emploi de cette expression (ne … plus) indique qu’il y a eu un changement de mon attitude. Carlos Drummond de Andrade, dans le poème « Mort dans l’avion » affirme : « Je rentre chez moi. De nouveau je me lave. » (Andrade, 2005, p.15). L’expression « de nouveau » pose que le locuteur du poème se lave chez lui et présuppose qu’il s’était lavé antérieurement. Quelques expressions circonstancielles portent des contenus présupposés. Regardons, par exemple, cet extrait de l’introduction du 155 conte « Chant Nuptial » de Machado de Assis : « Ce n’est pas sur les prêtres et les sacristains, ni sur les yeux des jeunes filles cariocas, –des yeux qui étaient déjà jolis en ce temps-là (…) » (MACHADO DE ASSIS, 2010, p. 85). L’adverbe « déjà » présuppose qu’un événement ou une action qui se passent dans un temps déterminé se passaient également dans un temps passé. L’énoncé du conte de Machado de Assis porte comme contenu posé que les yeux des jeunes filles cariocas, au moment de l’énonciation, sont jolis et, comme contenu présupposé, qu’ils étaient jolis antérieurement à l’énonciation. Un autre type de verbe qui contient des contenus présupposés ce sont les verbes factifs. Les verbes factifs présupposent la vérité du contenu exposé dans le complément du verbe. Ces verbes présentent le contenu comme étant une connaissance partagée entre les interlocuteurs, ou, comme le dit Ducrot (1984, p. 20) un contenu « que je présente comme commun aux deux personnages du dialogue » et pour cette raison, le sujet est contraint à accepter ce contenu comme vrai. Le verbe « apprendre », déjà illustré précédemment à propos d’Eduardo et Beatriz (« Eduardo (...) apprit la résistance de la jeune fille »), est un verbe factif, parce qu’il présuppose la vérité du contenu exprimé par le complément du verbe, c’est à dire, la résistance de la jeune fille : Beatriz était en effet résistante. Voyons un autre exemple de verbe factif. Dans un autre conte de Machado de Assis, intitulé « Le Machete », le personnage Inácio est musicien et, quand son épouse tombe enceinte, lui, enthousiasmé, se propose de composer une musique pour la naissance de l’enfant, tel qu’il a fait pour le décès de sa mère, à l’occasion duquel il a composé sa première musique. Sa femme alors lui demande si la troisième il la composera quand elle-même sera morte. Le narrateur raconte : Inácio Ramos comprit le reproche que lui avait adressé sa femme (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.61) Cet énoncé a comme contenu posé Inácio comprend que le dire de sa femme est un reproche et il a comme contenu présupposé sa femme lui a effectivement fait un reproche avec son dire. Le verbe « comprendre » est un verbe factif, puisqu’il présuppose que le contenu de son complément est vrai. Il est important de dire que le jugement à propos de la vérité reste dans le contenu présupposé. Voici 156 d’autres exemples de verbes factifs : vérifier, confirmer, prouver, lamenter, pour n’en citer que quelques-uns. D’autre part, les verbes qui présupposent la fausseté du contenu exposé dans le complément du verbe sont appelés contre-factifs. Au début du conte « Le Machete », Inácio habitait avec sa mère et il était très attaché à elle. Quand sa mère est décédée, le narrateur raconte : Au moment où le cercueil, porté par une demi-douzaine de ses collègues artistes, sortit de la maison, Inácio vit s’en aller au-dedans tout le passé, le présent, se demandant si ce n’était pas l’avenir qui lui aussi s’en allait. Il a cru que si. (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.53) Le verbe croire pose que Inácio avait une opinion positive concernant l’incertitude de son avenir sans sa mère et présuppose que cette opinion est fausse. L’emploi du verbe au passé composé renforce la valeur du contenu présupposé. Les verbes qui suivent sont également des exemples de verbes contre-factifs, dans certains contextes : imaginer, supposer, penser. Il faut cependant rappeler que les mots peuvent avoir des signifiés variés : c’est donc leur emploi qui va indiquer le signifié que nous devons chercher, mais ce sens est prévu par la langue, raison pour laquelle nous pouvons dire qu’il est dans la langue. Une catégorie de verbes qui contiennent également des contenus présupposés est celle des verbes implicatifs. Regardons ce qui se passe, par exemple, dans le conte « Chant Nuptial » où le personnage maître Romão est un compositeur frustré : Il avait la vocation intime de la musique ; il portait au-dedans de lui nombre d’opéras et de messes, un monde d’harmonies nouvelles et originales, qu’il ne parvenait pas à exprimer ni à mettre sur le papier. (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.89) Le verbe parvenir dans l’exemple précédent : 1. pose que maître Romão n’exprimait ni ne mettait sur le papier les harmonies nouvelles et originales 2. et présuppose que maître Romão faisait des efforts pour exprimer et mettre sur le papier les harmonies nouvelles et originales dont on parle. 157 Voyons un autre appui linguistique de la présupposition : la nominalisation. La nominalisation est un procédé de transformation d’une proposition en un syntagme nominal. Spécialement quand la nominalisation a pour origine la dérivation d’un adjectif ou d’un verbe évaluatif, le substantif dérivé contient comme présupposé la valeur évaluative du verbe ou de l’adjectif dont le substantif est originaire. Nous allons voir comment ce phénomène est illustré dans le conte « Lettre à Terme Échu » de Machado de Assis. Le père de Beatriz veut la marier avec un autre jeune homme et, en profitant de l’absence de Eduardo qui est allé faire des études en Europe, lui présente le prétendant qui lui plaît. Le dialogue entre père et fille porte sur ce sujet : – Beatriz, lui dit son père, j’ai un mari pour toi, et je suis sûr que tu vas l’accepter… – (…) – Alors, tu acceptes ? – Non, mon père. (…) ce qui le surprit, ce fut la rapidité de la réponse. (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.31) L’expression « la rapidité de la réponse » est fruit d’un procédé de transformation de la proposition « la réponse de Beatriz fut rapide » en un syntagme nominal qui a son origine dans la dérivation de l’adjectif « rapide ». L’énoncé du narrateur du conte contient comme contenu présupposé que la réponse a été effectivement rapide. Le substantif « rapidité », qui est dérivé de « rapide » contient présupposée la valeur évaluative de cet adjectif. Regardons un autre exemple de nominalisation, cette fois-ci originaire d’un verbe. Dans le conte « Le Machete », à la naissance du fils d’Inácio, le narrateur raconte : La composition promise pour la naissance de l’enfant fut réalisée et exécutée, non plus dans l’intimité du foyer, mais en présence de quelques personnes amies. (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.63) L’expression nominale « la composition promise » est dérivée de « Inácio promit une composition ». L’énoncé La composition promise pour la naissance de l’enfant fut réalisée et exécutée contient le contenu posé « Inácio a réalisé une composition quand son fils est né » et le 158 contenu présupposé « la composition est fruit d’une promesse » qui correspond au verbe promettre. Les groupes nominaux définis constituent un autre cas de marque linguistique de la présupposition. Il s’agit de groupes de mots qui présentent une définition ou une spécification à propos du nom « tête ». Ils sont également connus comme descriptions définies (Maingueneau, 1992). Dans les groupes nominaux, le contenu présupposé spécifie quelque chose sur le nom « tête ». Dans le conte « Lettre à Terme Échu », le narrateur affirme que « Beatriz retourna à ses habitudes antérieures » (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.29). Le groupe nominal « ses habitudes antérieures » porte sur Beatriz et présuppose qu’elle avait des habitudes propres à elle (« ses ») et qu’elle les avait avant le départ d’Eduardo qui l’a beaucoup attristée (« antérieures »). Tout cela est spécifié par les déterminants « ses » et « antérieures » qui font partie du syntagme nominal avec le nom tête « habitudes ». Il y a des constructions plus étendues qui fonctionnent également comme des appuis linguistiques de la présupposition. Par exemple, les comparaisons et les contrastes, dans lesquelles s’établissent des rapports de similitude ou de disparité entre les éléments qui composent ces constructions. Les comparaisons et les contrastes présupposent l’existence des éléments qui se trouvent en comparaison. Reprenons l’exemple présenté au début de cette leçon. Dans l’énoncé « Jacques est plus gros que Fred », le fait même de faire la comparaison porte comme contenu présupposé que Jacques et Fred sont tous deux gros. Dans le conte « Lettre à Terme Échu », quand le narrateur présente l’état de tristesse de Beatriz dû au départ d’Eduardo, il affirme : Le matin la découvrit aussi triste que la nuit. Le soleil, comme d’habitude, dépêcha l’un des rayons les plus charmants et les plus vifs sur le visage de Beatriz qui, cette fois, les reçut sans tendresse ni gratitude. De coutume, elle manifestait à ce rayon aimé toutes les pensées et tous les sentiments d’une âme neuve. Le soleil stupéfié de cette indifférence, n’interrompit toutefois pas son cours ; il avait d’autres Beatriz à saluer, les unes rieuses, d’autres larmoyantes, d’autres apathiques, mais toutes des Beatriz… (…) La mère ne se 159 montra pas moins stupéfaite au moment du déjeuner. (MACHADO DE ASSIS, 2010, p.23). La comparaison que le narrateur établi entre la réaction du soleil et celle de la mère de Béatriz – Le soleil stupéfié, stupéfaite la mère – à propos de l’état de la jeune fille présuppose l’existence de l’état de stupéfaction qui se trouve en comparaison. La comparaison déborde l’expression elle-même, elle est visible dans l’ensemble du texte, mais c’est le contenu linguistique qui nous permet d’identifier le contenu présupposé qu’elle contient. Une autre construction qui contient des présupposés est l’interrogation partielle. Les interrogations partielles se manifestent à travers des particules de type « qui, quand, pourquoi, quel, combien, où » qui s'appliquent à un élément inconnu que l’on souhaite connaître. Ces particules interrogatives présupposent l’existence de l’action exprimée par le verbe, par exemple, dans la question posée par Inácio à Amaral dans le conte « Le Machete », de Machado de Assis, quand Amaral déclare à Inácio que son ami Barbosa est, lui aussi, musicien : Quel instrument joue-t-il ? (MACHADO DE ASSIS, 2010, p. 67). L’expression interrogative « quel » présuppose que Barbosa jouet en effet d'un instrument. Nous avons étudié des concepts concernant l’implicite, les sousentendus et les présupposés ; nous avons également étudié quelques appuis linguistiques de la présupposition. Évidemment, nous n’avons pas épuisé toutes les possibilités. Les cas que nous avons abordés servent à exemplifier le phénomène. Les exemples que nous avons vus nos aident à comprendre comment le contenu présupposé fait partie du contenu de l’énoncé, aussi bien que le contenu posé. Selon Ducrot (1984), l’interlocuteur ne peut pas nier le contenu présupposé ni le questionner, bien qu’il ne l’ait pas choisi. Ce contenu en effet est imposé à l’autre, qui en reste prisonnier. C’est pour cette raison que Maingueneau (1992) affirme que le présupposé peut être utilisé avec des buts manipulateurs. En somme, nous pouvons dire que le contenu posé est ce qui est affirmé, il appartient au locuteur ; le contenu sous-entendu doit être conclu par l’interlocuteur ; le contenu présupposé est présenté comme appartenant au locuteur et à l’interlocuteur ensembles, il établit entre eux une complicité fondamentale qui les lie. Aussi bien le 160 sous-entendu que le présupposé offrent, cependant, la même possibilité au locuteur : il peut se décharger de la responsabilité de ce qu’il a dit, soit en la laissant à l’interlocuteur (le sous-entendu est laissé au « tu » – DUCROT, 1984, p.20), soit en l’obligeant de la partager (le présupposé est présenté comme appartenant au « nous » – DUCROT, 1984, p.20). Finalement, nous pouvons dire que les enseignements de Ducrot sur le sujet des implicites, spécialement le présupposé, nous permettent de comprendre plusieurs aspects des possibilités pragmatiques que la langue nous offre. Bibliographie ANDRADE, C. D. de. Mort dans l’avion & autres poèmes. édition bilingue. Paris, Chandeigne, 2005. DUCROT, O. Dire et ne pas Dire. Principes de sémantique linguistique. Paris : Hermann, 1972. DUCROT, O. Le Dire et le Dit. Paris : Minuit, 1984. KERBRAT-ORECCHIONI, C. L’Implicite. Paris: Armand Colin, 1986. MACHADO DE ASSIS, J. Trois contes, traduits du portugais (Brésil) par Jean Briant – édition bilingue. Paris : Chandeigne, 2010. MAINGUENEAU, D. Pragmatique pour le discours littéraire. Paris : Dunod, 19921. ROBERT – Le Grand Robert de la Langue Française, dictionnaire électronique. KLEIBER, G. « Sur la présupposition ». Langages, vol. 186, 2012, p. 21-36. https://www.cairn.info/revue-langages-2012-2-page-21.htm# MARQUE-PUCHEU, C. « Les paroles implicites : l’absence de complément direct dans les formulations avec dire ». Langue Française, 186, 2015, p.123-137. VATRICAN, A. « Savoir que et la notion de présupposition ». Langages, vol. 186, 2012, p. 69-84. 161 162 Leçon XIV La présupposition dans la TBS Marion Carel École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France 1. Le phénomène linguistique 1.1. Définitions préliminaires Certains énoncés ne communiquent pas une seule « chose » mais plusieurs. L’une apparaît clairement, principalement : ainsi, l’énoncé les chats d’Henriette seront rue Rousselet communique principalement que Gnocchi et Chouffe seront rue Rousselet. Les autres « choses » sont communiquées au passage, comme ici le fait que Henriette a des chats. Toute la discussion sur la présupposition porte sur le statut de ces multiples « choses ». On appellera contenu d’un énoncé une unité de sens complète. Dans le cadre de la Théorie des Blocs Sémantiques, un « contenu » est un enchaînement argumentatif associé à un aspect argumentatif ; pour les sémantiques véritatives, un « contenu » est une formule évaluable en termes de vrai et de faux. Parmi les « choses » communiquées par un énoncé, certaines sont des contenus, d’autres sont des morceaux de contenu. Lorsqu’il sera nécessaire, pour la généralité de l’exposé, de ne pas préciser le statut de cette « chose », on parlera simplement de proposition. Certaines propositions s’avèreront être des contenus, indépendants, à part entière ; d’autres propositions s’avèreront être des morceaux de contenus. Reprenant la terminologie de Ducrot, nous appellerons signification (ou signification linguistique) les valeurs sémantiques d’une expression hors emploi, et nous appellerons sens les valeurs sémantiques de l’emploi d’une expression. 163 1.2. Un seul énoncé peut linguistiquement communiquer plusieurs propositions Parfois, nos énoncés communiquent linguistiquement, non pas une seule proposition, mais plusieurs. L’unité que suppose la notion d’énoncé ne commande pas l’unicité des propositions explicitement communiquées. Exemple. L’énoncé (1) Pierre, qui a travaillé, est en train de dormir communique les deux propositions [Pierre est en train de dormir] et [Pierre a travaillé]. Ces deux propositions sont communiquées grâce à la signification linguistique de l’énoncé pris en exemple. Le locuteur ne peut pas nier les avoir communiquées et l’interlocuteur ne peut pas poser de question à propos de leur acceptation par le locuteur, sauf à avoir l’air de ne pas avoir écouté : (1) Pierre, qui a travaillé, est en train de dormir – *Est-ce qu’il avait travaillé ? Les deux propositions [Pierre est train de dormir] et [Pierre a travaillé] sont signifiées par des groupes de mots différents de l’énoncé (1). Il arrive également qu’un énoncé communique plusieurs propositions du fait de la signification d’un seul de ses termes. Il en va ainsi de l’énoncé (2) : (2) Pierre a été prudent qui communique les deux propositions [Pierre a pris des précautions] et [Pierre a rencontré un danger] du fait de la signification du seul mot prudent – quelqu’un qui n’a rencontré aucun danger ne peut pas avoir été prudent. 1.3. Présupposé et posé Les diverses propositions communiquées linguistiquement par un énoncé n’ont pas toutes le même statut à l’intérieur du sens de l’énoncé. L’une d’elles a cette propriété d’être modifiable par la négation, la forme interrogative ou encore par mais. Cette proposition est dite « posée » par l’énoncé. 164 Exemple. L’énoncé Pierre a travaillé communique que Pierre a eu une certaine activité. L’énoncé Pierre n’a pas travaillé refuse à Pierre cette activité, l’énoncé est-ce que Pierre a travaillé ? l’interroge, et enfin le discours (3) : (3) Pierre a travaillé mais il n’a pas été payé concède que Pierre a eu cette activité : il a travaillé sans recevoir de salaire. Objet de la négation, de l’interrogation, de la concession, la proposition [Pierre a travaillé] est posée par l’énoncé Pierre a travaillé. À côté des propositions posées, nos énoncés expriment parfois d’autres propositions, qui sont difficilement niables, interrogeables, ou encore atteignables par mais. Elles sont dites « présupposées ». Exemples. Ainsi l’énoncé (1) Pierre, qui a travaillé, est en train de dormir pose la proposition [Pierre est en train de dormir] et présuppose la proposition [Pierre a travaillé]. De même Pierre a été prudent pose la proposition [Pierre a pris des précaution] et présuppose [Pierre s’est trouvé devant un danger]. En effet, il n’y a aucun sens à dire : *(4) Pierre, qui a travaillé, est en train de dormir mais il n’a pas été payé Alors que c’était possible à l’intérieur du discours (3), la particule mais ne parvient pas, à l’intérieur du discours (4), à opposer la proposition [Pierre n’a pas été payé] à la proposition [Pierre a travaillé]. La proposition [Pierre a travaillé] n’est pas posée par l’énoncé (1) : on dit qu’elle est présupposée. De même, la proposition [Pierre s’est trouvé devant un danger], difficilement atteignable à l’intérieur du sens de Pierre a été prudent, n’est pas posée : elle est présupposée. La présupposition est un phénomène sémantique, consistant à introduire une proposition sans pour autant le mettre en discussion. Comme le proposait Ducrot, présupposer, c’est « dire et ne pas dire ». La présupposition peut avoir (au moins) deux sources : le statut grammatical du groupe de mots communiquant la proposition présupposée (groupe nominal, subordonnée grammaticale, …) et la signification même des mots. On parle respectivement de présupposé 165 grammatical et de présupposé lexical. [Pierre a travaillé] est un présupposé grammatical de Pierre, qui a travaillé, est en train de dormir ; [Pierre a rencontré un danger] est un présupposé lexical de l’énoncé Pierre a été prudent. 1.4. Descriptions antérieures de la présupposition 1.4.1. La présupposition comme proposition « fantôme » L’étude de la présupposition a conduit à distinguer deux propriétés possibles des propositions : celle d’être linguistiquement signifiées par les mots et l’assemblage grammatical sous-jacent à un énoncé et celle d’être communiquées par l’énoncé. Les cas banals sont bien sûr celui où une proposition signifiée linguistiquement est, du même coup, communiquée par l’énoncé et celui où une proposition non signifiée linguistiquement n’est, du même coup, pas communiquée par l’énoncé. Ainsi, la proposition [Pierre a travaillé] est banalement communiquée par l’énoncé Pierre a travaillé et, banalement également, la proposition [Gnocchi a attrapé une souris] n’est pas communiquée par l’énoncé Pierre a travaillé. Les cas intéressants sont celui où une proposition signifiée n’est pas communiquée par l’énoncé et celui où une proposition non signifiée est tout de même communiquée par l’énoncé. Nous dirons, en forçant le sens des mots, que de telles propositions sont des propositions « fantômes ». Premier type de proposition « fantôme » : la proposition est signifiée sans être communiquée. C’est le cas, selon Frege et les linguistes qui le suivent, des propositions présupposées. Les mots employés par les chats d’Henriette seront rue Rousselet signifient, entre autres, la proposition [Henriette a des chats] mais cette proposition, selon les frégéens, ne serait pas communiquée par le locuteur. Sa vérité serait seulement un préalable pour que le groupe nominal les chats d’Henriette ait un référent et que l’énoncé les chats d’Henriette seront rue Rousselet ait alors une valeur de vérité. Deuxième type de proposition « fantôme » : la proposition n’est pas signifiée linguistiquement mais elle est tout de même communiquée. C’est le cas des implicatures conversationnelles étudiées par Grice et les gricéens. Ainsi le slogan publicitaire Certains 166 pensent encore que les Grandes Écoles doivent être réservées à une élite (Hong 2020) sous-entend [l’idée que les Grandes Écoles doivent être réservées à une élite est à abandonner]. 1.4.2. La présupposition dans la sémantique argumentative Selon Ducrot, et derrière lui la sémantique argumentative, les propositions présupposées ne sont pas « fantômes » : elles sont à la fois linguistiquement signifiées et communiquées. Ce que le phénomène de présupposition montre, c’est qu’une proposition peut être communiquée de plusieurs manières. Plus précisément, Ducrot (Ducrot 1972) décrivait la présupposition comme un acte illocutoire imposant à l’interlocuteur de ne pas contester la proposition introduite. La présupposition serait ainsi un exemple de la violence verbale. Cependant, si tel est peut-être le cas des présupposés des controverses, voire, plus largement, celui des présupposés de l’oral, cette description de la présupposition semble moins appropriée dans le cas de l’écrit, et en particulier dans le cas des formes non engagées de l’écrit, comme par exemple le récit. La mise en retrait des propositions présupposées ne peut plus être interprétée comme une manière d’imposer à l’autre un point de vue. A quoi servent-elles alors? Pourquoi les avoir communiquées ? Pourquoi dire si c’est finalement pour ne pas utiliser ce que l’on dit dans son discours ? La réponse de Carel (2010, 2011, 2018) est que les propositions présupposées complètent sémantiquement les propositions posées. On peut distinguer deux cas : celui des présupposés argumentatifs et celui des présupposés co-signifiés. 2. Les présupposés argumentatifs Définition. Un présupposé est argumentatif (ou encore « enchaîné ») lorsqu’il est relié au posé à l’intérieur d’un enchaînement argumentatif constituant ainsi avec lui un unique contenu. 167 2.1. Exemple de présupposé grammatical argumentatif [Pierre avait seulement volé un pain] est un présupposé grammatical argumentatif de : Pierre, qui avait seulement volé un pain, a été mis en prison pour un an. Avec le posé [Pierre a été mis en prison pour un an], il constitue l’enchaînement Pierre avait seulement volé un pain pourtant il a été mis en prison pour un an que l’on peut interpréter par l’aspect NEG COMMETTRE FAUTE PT ETRE PUNI. L’énoncé Pierre, qui avait seulement volé un pain, a été mis en prison pour un an met en avant le contenu : Pierre avait seulement volé un pain pourtant il a été mis en prison pour un an associé à NEG COMMETTRE FAUTE PT ETRE PUNI Le présupposé précise le sens du posé. Le groupe verbal être mis en prison pour un an contient dans sa signification le quasi-bloc (COMMETTRE FAUTE)ETRE PUNI : on peut être puni parce qu’on a commis une faute mais aussi bien qu’on ait peu, voire pas du tout, commis de faute. Le présupposé précise : c’est l’aspect NEG COMMETTRE FAUTE PT ETRE PUNI qui est mobilisé. 2.2. Exemple de présupposé lexical argumentatif [Pierre a rencontré un danger] est un présupposé lexical argumentatif de : Pierre a été prudent L’adjectif prudent signifie DANGER DC PRECAUTION et le nom propre Pierre ainsi que le passé composé concrétisent cet aspect en Pierre a rencontré un danger donc il a pris des précautions. L’énoncé Pierre a été prudent met en avant le contenu : Pierre a rencontré un danger donc il a pris des précautions associé à DANGER DC PRECAUTION 168 L’énoncé Pierre a été prudent évoque un enchaînement reliant argumentativement le présupposé [Pierre a rencontré un danger] et le posé [Pierre a pris des précautions]. A nouveau, le présupposé précise le sens du posé. Le groupe verbal prendre des précautions contient dans sa signification le quasi-bloc (DANGER)PRECAUTION : on peut avoir pris des précautions à cause du danger ou malgré l’absence de danger. En ajoutant le présupposé d’un danger, c’est-à-dire ici en employant prudent et non prendre des précautions, le locuteur précise : c’est à cause du danger que Pierre a pris des précautions. 2.3. Propriétés des présupposés argumentatifs (a) Les présupposés argumentatifs et les posés argumentatifs ne constituent pas des contenus mais des morceaux de contenus. Enchaîné au posé à l’intérieur d’un même contenu, le présupposé argumentatif est énoncé de la même manière que le posé argumentatif. (b) Tout terme T du lexique dont la signification comporte un aspect X EST P CONN Y EST Q donne lieu à un présupposé argumentatif concrétisant X EST P. Ainsi économe signifie NEG X EST UTILE A Y DC NEG Y ACHETE X et Pierre a été économe en n’achetant pas ce livre communique le présupposé argumentatif [ce livre n’était pas utile à Pierre]. 3. Les présupposés co-signifiés 3.1. Définitions Les périodes argumentatives. Selon la TBS, un texte articule ou, simplement, groupe des « périodes argumentatives ». Ces périodes peuvent se réduire à une phrase grammaticale ou au contraire englober plusieurs phrases, comme dans le cas de (5), qui constitue une seule période : (5) Tu juges mal les romans que tu lis. Le moindre petit effet, et te voilà en train de gémir. Tu fais preuve de sensiblerie. Toutes les phrases grammaticales de (5) participent en effet au développement d’une seule et même propriété, la sensiblerie de 169 l’interlocuteur, terme dont la signification est développée en plusieurs enchaînements argumentatifs : (6) tu fais preuve de sensiblerie donc tu juges mal les romans que tu lis (7) même si l’effet est petit, tu te mets à gémir Les mêmes enchaînements argumentatifs sont également évoqués par la phrase complexe (8) qui constitue cette fois, à elle seule, une période argumentative : (8) Ta sensiblerie te conduit à mal juger les romans que tu lis Les complexes discursifs. Le sens d’une période argumentative est appelé « complexe discursif ». Il groupe un ou plusieurs contenus argumentatifs, dont certains sont mis en avant, d’autres mis en arrière, d’autres encore exclus. Ainsi (8) met en avant (6) et met en arrière (7). Nota bene. La notion de période argumentative ne fait pas la différence entre la coordination et la subordination. La coordination (5), comme la subordination (8), constitue une période argumentative. Ce qui distingue (5) et (8), c’est la connaissance du complexe argumentatif exprimé : sa structure est grammaticalement déterminée par (8) alors qu’elle reste ambiguë dans (5) qui n’indique pas lequel de ses contenus est mis en avant. Présupposé co-signifié. Un présupposé est co-signifié lorsqu’il appartient au même complexe argumentatif que le posé. Le posé est alors mis en avant et le présupposé est mis en arrière. 3.2. Exemple de présupposé grammatical co-signifié Reprenons l’exemple (1) : (1) Pierre, qui a travaillé, est en train de dormir Le présupposé grammatical [Pierre a travaillé] n’est pas un présupposé argumentatif. Ce n’est pas directement parce qu’il a travaillé que Pierre 170 est en train de dormir. C’est parce que le travail l’a fatigué. Le présupposé grammatical de (1) est paraphrasable par (10) : (10) Pierre a travaillé donc il est fatigué et le posé [Pierre est en train de dormir] est paraphrasable par (11) : (11) Pierre est fatigué donc il est en train de dormir Le présupposé et le posé constituent ainsi, chacun de leur côté, un contenu argumentatif puis ces deux contenus sont regroupés, grammaticalement, à l’intérieur d’un seul complexe argumentatif dans lequel le présupposé (10) est mis en arrière et le posé (11) est mis en avant. (10) et (11) constituent de cette manière deux facettes d’une même propriété, celle de Pierre, que l’on peut nommer fatigue. Le présupposé précise le sens posé en cela qu’il fait apparaître le sommeil de Pierre comme une facette d’une fatigue due au travail. (10) constitue un présupposé co-signifié. Parfois, la propriété constituée par l’assemblage du présupposé et du posé à l’intérieur d’un même complexe argumentatif ne porte pas de nom, c’est-à-dire ne correspond à aucun mot du français. C’est le cas dans (12) : (12) Pierre, assis sur le bord du petit pont, regardait la rivière couler sous ses pieds (12) présuppose le contenu [Pierre était assis sur le bord du petit pont], c’est-à-dire (13) : (13) Pierre était sur le pont pourtant ses jambes pendaient dans le vide et pose le contenu [Pierre regardait la rivière couler sous ses pieds], c’est-à-dire (14) : (14) Pierre regardait la rivière et donc savait comment l’eau coulait sous ses pieds A nouveau, le présupposé et le posé constituent, chacun de leur côté, un contenu argumentatif et ces deux contenus sont regroupés, grammaticalement, à l’intérieur d’un seul complexe dans lequel le 171 présupposé (13) est mis en arrière et le posé (14) est mis en avant. (13) et (14) constituent deux facettes d’une même propriété, celle de Pierre, une propriété qui n’a cependant pas ici de nom. Le présupposé précise le sens du posé en cela qu’il le fait apparaître comme une facette de cette propriété sans nom. 3.3. Exemple de présupposé lexical co-signifié Prenons l’exemple (15) : (15) un convoi se formait dans la gare La signification du mot convoi contient l’idée de réunir des choses variées (MULTIPLES PT REUNIS) ainsi que celle de réunir des choses pour leur donner une même destination (CONVOI(DESTINATION)). Le verbe former sélectionne la première de ces idées et l’expression dans la gare précise que les choses réunies sont des wagons. (15) met en avant (16) qui constitue ainsi son posé : (16) les wagons étaient multiples pourtant ils étaient réunis Mais le reste de la signification de convoi est toujours exprimé et (15) met en arrière (17) (ou (18)), qui constitue ainsi un présupposé lexical co-signifié de (15) : (17) les wagons étaient dans le même convoi donc ils avaient la même destination (18) les wagons étaient dans le même convoi pourtant ils n’avaient pas la même destination Signalons qu’une même suite de mots peut fournir à la fois un présupposé argumentatif et un présupposé co-signifié. Il en va ainsi du sujet grammatical de (8) : (8) Ta sensiblerie te conduit à mal juger les romans que tu lis qui communique un présupposé argumentatif donnant lieu à l’enchaînement (6) : (6) tu fais preuve de sensiblerie donc tu juges mal les romans que tu lis 172 et un présupposé co-signifié (7) : (7) même si l’effet est petit, tu te mets à gémir 3.4. Propriétés des présupposés co-signifiés (a) Les présupposés co-signifiés et les posés co-signifiés constituent des contenus, indépendamment l’un de l’autre. C’est par leur rôle dans la construction textuelle que se distinguent les présupposés co-signifiés et les posés co-signifiés : les présupposés cosignifiés sont mis en arrière tandis que les posés co-signifiés sont mis en avant. (Cette différence de rôle a d’abord été vue comme énonciative ; dans les travaux les plus récents, elle est vue comme relevant de la Théorie des Blocs Sémantiques.) Les présupposés et les posés co-signifiés ne sont cependant pas indépendants : ils appartiennent au même complexe discursif, ils sont les facettes d’une même propriété. (b) Tout terme dont la signification comporte plusieurs schémas argumentatifs (par exemple un aspect et un quasi-bloc) est à l’origine de présupposés et de posés co-signifiés. Bibliographie CAREL, M. « Note sur la présupposition », M. Colas-Blaise, M. Kara, L. Perrin et A. Petitjean La question polyphonique ou dialogique en sciences du langage, Recherches Linguistiques numéro 31, Presses Universitaires de Metz, 2010, p. 157-175. CAREL, M. « La polyphonie linguistique », Transposition. Musique et sciences sociales, n°1, revue en ligne CRAL-EHESS, 2011. CAREL, M. « Présupposition et organisation du sens », M. Bonhomme et A. Biglari (éds) La Présupposition entre théorisation et mise en discours, Classiques Garnier, p. 2018, 263-289. DUCROT, O. Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972. HONG, M. « L’argumentation du langage publicitaire », 8ème Séminaire National, 2ème Séminaire International sur la Langue et la Littérature : Conversations à distance. PPG-Letras da Universidade de Passo Fundo – Brésil, 6-9 octobre 2020 (8º Seminário Nacional e 2º Seminário Internacional 173 de Língua e Literatura Conversas Remotas. PPG-Letras da Universidade de Passo Fundo – Brasil, 6-9 outubro 2020). 174 PARTIE 4 : LA CONJONCTION MAIS 175 176 Leçon XV La conjonction mais discutée selon la vision des contextes d’usage Maria Helena de Moura Neves Universidade Presbiteriana Mackenzie Universidade Estadual Paulista UPM, UNESP, CNPq, Brésil Introduction Cette approche de la conjonction mais s’intéresse particulièrement au travail de Ducrot, qui a souvent examiné cet élément grammatical, en développant une construction théorique remarquable et en produisant des conclusions extrêmement intrigantes et dont il est difficile de rendre compte dans leur ensemble. En effet, leur exploration peinerait, d’une part, à aborder la totalité des questions soulevées et, d’autre part, à atteindre la profondeur requise pour traiter les tensions créées. En ce qui a trait à la référence, dans mon titre, aux « contextes d’usage », elle indique déjà que mon biais d’analyse regarde et souligne l’orientation continue (et lucide) de Ducrot pour les questions fonctionnelles de la grammaire (aujourd’hui spécifiquement travaillées dans des théories dites « fonctionnalistes ») ; une orientation qui se manifeste, par exemple, avec l’occurrence fréquente, dans ses textes, d’expressions telles que « textes réels » et « diversité d’emplois ». Il convient de noter d’emblée que Ducrot n’est pas le seul auteur du chapitre, particulièrement significatif, que j’ai choisi comme point de départ pour mes réflexions sur le fonctionnement de cette conjonction qui, dans les études grammaticales actuelles, est appelée « adversative ». Il s’agit du chapitre « Mais occupe-toi d’Amélie » (BRUXELLES et coll., 1980), tiré de l’ouvrage Les mots du discours (DUCROT et coll., 1980, p. 93130) et écrit donc par plusieurs auteurs : S. Bruxelles, O. Ducrot, E. Fouquier, J. Gouazé, G. dos Reis Nunes et A. Rémis. Toutefois, pour la 177 discussion et l’appréciation que je développe, je cherche aussi à récupérer la pensée de Ducrot dans l’ensemble de ses travaux, en m’appuyant particulièrement sur deux autres textes : a) le premier chapitre (monoauteur) de ce même ouvrage (DUCROT, 1980a), pour ce qui concerne la conduction théorique de la question ; b) l’article Analyses pragmatiques 1 (DUCROT, 1980c) , à propos du regard pragmatique de notre auteur sur le fait grammatical analysé (et sur le langage en général), une question que je mets en avant dans mon étude. De surcroît, il convient de noter également – en tant que filtre offert aux lecteurs – que ces trois textes examinés ont une relation particulière avec mon cadre d’analyse, eu égard à l’attention de l’auteur invariablement dirigée vers « l’énoncé », en récupérant toujours « l’énonciation » (BRUXELLES et coll., 1980 ; DUCROT, 1980c), et à son insertion déclarée de la « langue en usage » dans la recherche (DUCROT, 1980a), soit précisément le biais de recherche qui caractérise mon travail. Pour cette raison, je me permets de renvoyer des préoccupations heuristiques observées dans ces textes (et qui seront discutées ici) à des échantillons de recherches qui ont marqué le cadre d’analyse « fonctionnaliste » de cette analyse (et qui est celui avec lequel j’opère), en référant épisodiquement à certains de mes textes sur le sujet. 1. Les questions en jeu dans l’étude de mais 1.1 La centralité de la sémantique et l’option pour l’étude de « textes réels » 2 La conjonction mais , traditionnellement classée comme « coordination adversative », constitue donc le thème central de cette étude. Comme l’indique mon intitulé, je l’aborderai sous le prisme des contextes d’usage. Je choisis de partir du chapitre « Mais occupe-toi d’Amélie » (BRUXELLES et coll., 1980), qui, dans la quête de « définir la valeur de la conjonction mais », annonce une motivation née de Il n’est pas sans intérêt d’observer qu’Análisis pragmáticos est le titre de l’un des chapitres de El decir y lo dicho (DUCROT, 1984b, la version espagnole de l’ouvrage Le dire et le dit). Cependant, ce texte ne figure ni dans l’édition originale en français que j’ai examinée (DUCROT, 1984a) ni dans sa version portugaise (DUCROT, 1987). 2 Ducrot cite l’anglais but, l’espagnol pero et l’allemand aber comme les correspondants dans d’autres langues de la conjonction mais qu’il traite. 1 178 « préoccupations strictement linguistiques, au sens le plus traditionnel du terme », mais dénote en même temps la nécessité de prendre en 3 compte des facteurs dits habituellement « extralinguistiques » (p. 93) . De toute évidence, l’étude entend s’abriter dans le créneau théorique de la valorisation de l’énonciation. C’est précisément le champ dans lequel se développe la proposition théorique de Ducrot. Cette insertion est précisément visible dans le chapitre intitulé « Analyse de textes et linguistique de l’énonciation », qui ouvre le même ouvrage – et qui me sert de balise –, un chapitre mono-auteur (DUCROT, 1980a), comme je l’ai déjà mentionné à la fin de mon introduction. Étant donné la centralité de la sémantique dans les réflexions de Ducrot, l’établissement d’une valeur déterminée – une « valeur unique » – pour l’élément grammatical mais s’est présenté comme une tâche impérieuse dans la description des éléments de l’énoncé, toujours dans le cadre de cette proposition de valorisation permanente de l’énonciation. Afin de rendre cette tâche possible, il est expressément affirmé qu’ « il faut faire intervenir, non seulement le contexte explicite, mais les intentions des locuteurs, leurs jugements implicites sur la situation et les attitudes qu’ils attribuent les uns aux autres par rapport à cette situation » (BRUXELLES et coll., 1980, p. 93). 1.2 La notion d’une « valeur unique d’opposition » pour la conjonction mais La deuxième indication majeure a trait précisément à la « valeur » que détermine le chapitre, sur lequel se fonde cette étude, pour la conjonction mais. Cette valeur proposée est « une valeur unique d’opposition, qui se maintient à travers la diversité de ses emplois » (BRUXELLES et coll., 1980, p. 93). Rappelons que ces réflexions sont exprimées dans le contexte d’une analyse portant sur des occurrences réelles, extraites d’un corpus constitué par les deux scènes initiales de l’élément « Occupe-toi d’Amélie » de George Feydeau (un corpus que les auteurs prennent soin de déclarer comme « arbitrairement » choisi). Il est extrêmement 3 Interprétation personnelle. La formulation originale est la suivante : « Cette étude est issue de préoccupations strictement linguistiques, au sens le plus traditionnel du terme. Il s’agit de définir la valeur de la conjonction mais, en analysant ses emplois dans deux scènes de Mais occupe-toi d’Amélie » (BRUXELLES et coll., 1980, p. 93). 179 intéressant d’observer que l’étude, sans aucun appel à une vision déclarée « fonctionnaliste » de la grammaire, mais simplement dirigée par la motivation interlocutoire de la vision d’une sémantique argumentative, s’installe explicitement dans l’analyse de la langue en fonction, en prenant soin de préciser que le corpus, quoiqu’appartenant au genre littéraire, est saisi comme un dialogue réel, comme une interlocution vivante, et non pas comme celle filtrée d’un écrivain qui s’adresse à un public. Le choix d’un tel traitement est de même soigneusement justifié (fonctionnellement) en expliquant pourquoi il est censé fonctionner : le type de comédie auquel appartiennent les occurrences analysées a pour ambition de s’effacer en tant que genre littéraire, ce qui l’amène à utiliser une langue aussi proche que possible de celle qui serait effectivement utilisée par les interlocuteurs. 1.3 La recherche d’une classification du mais comme méthode heuristique dans l’étude de « textes réels » Dans ce contexte programmatique s’insère la troisième indication que je souligne pour l’article examiné (BRUXELLES et coll., 1980) et qui a trait à la tâche liminaire des auteurs : rechercher une classification des diverses occurrences du mais, dans le corpus français, avec le dessein spécifique d’utiliser cette classification comme une méthode heuristique en vue de faire apparaître des problèmes linguistiques 4 particuliers dans l’étude des « textes réels » (p. 94), ce que je persiste à considérer comme une orientation théorique susceptible d’intéresser toutes les théories fonctionnalistes. L’indication suivante est également adéquate sur le plan fonctionnel et extrêmement pertinente : le chapitre entend montrer, dans une large mesure, que la diversité des mais analysés n’est qu’apparente et est due à la diversité des conditions d’usage. La principale notion défendue est la suivante : il ne convient pas de parler de différents mais, mais plutôt de « différentes possibilités d’emploi d’un morphème dont la valeur sémantique reste identique » (Bruxelles et coll., 1980, p. 94 ; je 4 Je tiens à souligner que Ducrot fait maintes fois référence, et explicitement, à cette expression : « textes réels ». 180 souligne) dans cette multiplicité. Dans la perspective de discussions ultérieures, je pointe déjà que cette question est délicate à évaluer. En soulignant la fonctionnalité et l’importance de ces orientations, j’observe cependant que l’analyse qui suit ne manquera pas de soulever des questionnements, malgré le maintien d’une vision similaire des faits. À partir de la proposition indiquée (BRUXELLES et coll., 1980), j’entends problématiser les trois questions qui suivent, en les renvoyant directement aux réflexions développées dans mes études de la langue en usage/fonction, en regard de ces mêmes faits (ainsi que des faits linguistiques en général). 2. La complexité de la question : la nature de l’évaluation grammaticale des textes 2.1 Le linguistique et l’extralinguistique en question Tout d’abord, comme je l’ai déjà mentionné, les auteurs insèrent leur proposition dans une vision des faits de langue qui est « linguistique », mais qui, précisément pour cette raison, incorpore automatiquement « l’extralinguistique ». En d’autres termes, il est proposé que la sémantique, au cœur de l’ensemble des analyses de Ducrot (et que je place aussi cognitivement et fonctionnellement comme le centre rayonnant de la production de signifiés et d’effets 5 dans le langage), ne se définisse que dans « l’énoncé énoncé ». Il en résulte donc que la vision doit être recherchée (fonctionnellement) dans la textualisation (rappelons qu’il s’agit de « textes réels »), que je propose comme étant fonctionnellement résolue selon trois composantes : 1) le texte se constitue sémantiquement (en transcendant la sémantique lexicale ainsi que les relations intraprédicationnelles) ; 2) le texte s’instancie dans un contexte (à la fois situationnel et socioculturel), qui se définit (pragmatiquement) dans l’interaction sociale ; 3) le tout significatif (et informatif) du texte se construit cependant dans la syntagmatisation de l’énoncé linguistique, et ce 5 J’utilise (et j’ai utilisé) cette expression afin de réunir le substantif « énoncé » (en tant qu’ élément concret du langage énoncée) et le participe passé du verbe « énoncer » (=« produit dans l’énoncé »). 181 produit final, qui est le texte (le « tissu »), s’amorce dans la syntaxe (et ne saurait s’en passer). J’aborde ici une question pertinente dans mon texte, à savoir l’attention portée à la compositionnalité (triple) de la grammaire. Je dois avancer que Ducrot (1972) signale, au moment précis où il s’évertue à montrer que l’analyse linguistique part des « énoncés » et non pas des « énonciations », que cela ne veut pas dire que « les « significations » qui constituent son point d’arrivée soient purement représentatives, et ne mentionnent pas le type d’acte accompli lors de l’énonciation » (p. 127). Plus loin, l’auteur, alors qu’il traite de la différence entre les « langues naturelles » et les « langues logiques » (p. 130), invoque, pour les premières, outre une « composante rhétorique », tout ce qui est fourni par le contexte de l’énonciation. Je développerai ces points à la section 4. 2.2 L’établissement d’une « valeur unique » pour les éléments grammaticaux en contexte En raison de cette compositionnalité, notée précédemment, tout élément de la construction linguistique a nécessairement, au sein du système de la langue, une catégorie scientifiquement établie dans une invariance (un substrat commun) qui lui permet de figurer (et de fonctionner) dans cette classe ; une invariance qui, en principe, ne peut être que syntaxique (distributionnelle). Toutefois, le texte étudié ici (BRUXELLES et coll., 1980) ne renvoie pas à cette idée, puisqu’il recherche une unicité dans l’analyse de la « conjonction de coordination » mais, en indiquant l’existence d’une « valeur unique d’opposition, qui se maintient à travers la diversité de ses emplois » (p. 93 ; je souligne ; déjà cité à la section 1.2), une indication qui, évidemment, n’est interprétable que comme « sémantique ». Certes, l’invariance d’une « classe » doit être scientifiquement établie. Cependant, seul mais est analysé par les auteurs, à savoir un élément grammatical concret qui représente déjà un sous-type sémantique de la classe grammaticale « conjonction de coordination », se définissant donc par une spécification notionnelle au sein de l’ensemble d’exemplaires d’une classe (une spécification généralement réglée comme d’« opposition », en relation directe avec son étiquette « adversative »). Ainsi, il ne serait question d’établir une 182 invariance commune à toute la « classe » à laquelle ces éléments grammaticaux de la langue appartiennent, et qui ne pourrait être que syntaxique : la « classe » des « conjonctions de coordination », ou « coordinateurs ». Bien entendu, il ne s’agit pas de reprocher ce point aux auteurs, mais cette observation est pertinente pour les discussions ultérieures. 2.3 La nécessité d’une « méthode heuristique » de classification pour mais : la recherche d’une « valeur » Je reviens au point 1.3 afin d’insister sur la lucidité des auteurs quand ils affirment que l’utilisation de la classification comme une méthode heuristique pour faire apparaître des problèmes linguistiques 6 plus spécifiques dans l’étude de « textes réels » est importante. Cependant, à partir de cette notion, deux points sont à discuter, ce qui d’une certaine manière conduit à des questions déjà soulevées dans cette présentation. Lorsque la réalité du langage (de la langue en fonction) est observée, la diversité des mais est due à la diversité des conditions d’emploi : certes, les auteurs indiquent avec raison qu’il n’existe pas différents mais, mais différentes possibilités d’emploi de ce morphème. Toutefois, l’affirmation catégorique selon laquelle une « valeur sémantique » d’une unité linguistique déterminée puisse rester « identique » pour différentes conditions d’emploi requiert une certaine relativisation, qui met donc en échec la proposition d’une « valeur unique » (aussi restreinte et aussi catégorique) pour mais, telle que celle de « l’opposition ». D’ailleurs, Ducrot, dans nombre de ses analyses sur ce coordinateur, rejette lui-même cette valeur (question sur laquelle je reviendrai au cours de cette étude), ce qui, à vrai dire, oblige à reconnaître, dans les méandres des analyses que Ducrot luimême présente lors des multiples incursions sur le thème, l’extrême complexité de cette proposition. Le chapitre de Bruxelles et coll. (1980), commenté ici, se montre également sensible à cette impasse, puisqu’il prévient que l’attribution possible de cette valeur unique (d’opposition) à mais, dans tous les usages, requiert impérativement de « faire intervenir, non seulement, le contexte explicite, mais les intentions des locuteurs, leurs jugements 6 J’insiste sur la note 4. 183 implicites sur la situation et les attitudes qu’ils s’attribuent les uns aux autres par rapport à cette situation » (p. 93 ; passage déjà cité à la fin de la section 1.1). Cependant, malgré cette réserve (ou en conséquence de celle-ci), il convient de vérifier la possibilité de suggérer, à un moment donné, la valeur « d’opposition », sans proposer, ou du moins sans essayer de proposer, de la comprendre non rigidement, puisque, notionnelle, elle ne saurait être un paramètre pour établir une « classe » du système de la langue. À vrai dire, ce qui est en jeu, c’est la question théorique que mais ne représente pas en soi une catégorie grammaticale de la langue. On comprend aisément (comme déjà indiqué ici) que la « conjonction de coordination » constitue une « classe » de la grammaire de la langue (déterminée syntaxiquement, c’est-à-dire établie par des oppositions distinctives), tandis que la « conjonction de coordination adversative » (mais) est un (sous-)type sémantique au sein de cette classe. Ainsi, ce qui peut distinguer, dans ses différents « emplois », ce sous-type de conjonction de coordination (« adversative ») d’un autre sous-type (par exemple, « additif »), ce sont les diverses valeurs sémantiques (liées à des propriétés notionnelles) qui se résolvent et se manifestent 7 différemment dans les contextes d’usage . Entrons dans l’analyse de ce qui, dans Bruxelles et coll. (1980), a été littéralement établi comme une « valeur unique » de mais. J’examine alors la possibilité que la valeur « d’opposition » puisse être entendue catégoriquement, en termes d’un oui/non absolu, c’est-àdire selon la proposition d’une « invariance » établissant définitionnellement une « classe » du système de la langue. 7 Ces indications ont été développées dans plusieurs de mes travaux, dont je donne cidessous quelques références, et ont constitué le point de départ pour ma thèse de livre-docência (NEVES, 1984), sur ce que j’appelle « la co-ordination interphrasique en portugais » (avec un trait d’union dans coordination). Je cite seulement Neves, 2011, p. 739-740 ; 2016c. p. 246-257 ; 2018a, p. 806-811. J’ai proposé que cette invariance syntaxique des conjonctions de coordination soit comprise comme un « bloc d’apposition » et que la caractérisation sémantique du (sous-)type de mais soit définie – en considérant l’étymon du mot – par la notion largement répandue de « différence ». Il s’agit de quelque chose d’analogue à ce que Ducrot (1980c, p. 17) appelle la « dissymétrie entre p et q », en invoquant les travaux de Ducrot et Vogt (1979, p. 317340), quant à l’utilisation de l’étymologie de la forme française du connecteur mais (ainsi que les formes correspondantes en portugais, espagnol et italien). 184 En fait – et reprenant –, mais (vu comme représentant des « conjonctions de coordination adversative ») n’est pas définissable comme une catégorie grammaticale. Il reste seulement caractérisable par une « valeur », c’est-à-dire par un ensemble de propriétés sémantiques, et il se résout ainsi (toujours fluidement) en fonction de « l’interprétation », dans le contexte d’usage. Étant donné la « non-catégoricité » de toute entité qui ne se distingue d’une autre que par des traits sémantiques, ce qui se configure dans ce cas est une niche de nuances notionnelles dont les éléments se résolvent (pragmatiquement) dans l’usage (en contexte). D’autre part – en reprenant la conception proposée ici –, l’élément mais, considéré comme un représentant de la classe des « conjonctions de coordination » se définit (indépendamment de ses propriétés sémantiques) par une « invariance » (syntaxique), partagée par un ensemble déterminé d’éléments qui constituent une catégorie déterminée du système de la langue ; c’est-à-dire : une « classe de mots ». En somme, dans le champ où nous nous mouvons, la « conjonction de coordination » constitue une « classe » de la grammaire de la langue (déterminée syntaxiquement, à savoir déterminée par des oppositions distinctives), tandis que la « conjonction de coordination adversative » représente un (sous)type sémantique au sein de cette classe grammaticale des coordinateurs. De la sorte, pour la distinguer, diverses « valeurs » au sein d’une niche sémantique plus englobante peuvent être indiquées ; il se produit donc une caractérisation qui résulte de la coparticipation à une « matrice » sémantique hyperordonnée, et avec une interprétation résolue en contexte. 3. La discussion de la proposition en analyse Dans le développement de la proposition de « définir la valeur » de la conjonction mais, le chapitre de Bruxelles et coll. (1980, p. 97) utilise l’interprétation donnée par Ducrot (1972, p. 128) à la séquence P mais Q avec cette explicitation : « L’expression P mais Q présuppose que la proposition P peut servir d’argument pour une certaine conclusion r et que la proposition Q est un argument qui annule cette conclusion. » D’emblée, la « paraphrase » que les auteurs proposent comme possible pour P mais Q va dans ce sens : « Oui, P est vrai ; tu aurais tendance à en 185 conclure r ; il ne le faut pas, car Q (Q étant présenté comme un argument 8 plus fort pour non-r que n’est P pour r) . » Sur l’un des nombreux autres points où il analyse ce type de séquence linguistique – et toujours en défendant une « caractérisation argumentative » –, Ducrot (1981, p. 179) commence par indiquer que le rôle de la conjonction mais ne saurait être compris si l’on dit seulement qu’elle signale l’opposition de deux propositions qui s’unissent. Et il propose de décrire A mais B comme « vous avez tendance à tirer de A une certaine conclusion r ; vous ne devriez pas le faire, car B, aussi vrai que A, suggère une conclusion non-r ». Il conclut : « Ainsi, l’énoncé A mais B suppose que, dans l’esprit des interlocuteurs, il existe au moins une proposition r, pour 9 laquelle A est un argument et B un contre-argument. » Comme je l’ai déjà mentionné dans cette étude, il s’agit d’une proposition qui conduit parfaitement à l’acceptation d’une « matrice de signifié » pour le connecteur mais. Selon le propre texte, on ne saurait aucunement entendre qu’une « identité » de « valeur » est prévue pour se maintenir dans cet élément grammatical, dans des énoncés différents, au point d’admettre la substitution de toute pièce par une autre, dans un texte, avec une relation d’équivalence sémantique (bien que certaines indications relevées ponctuellement dans les textes puissent suggérer cette compréhension). D’ailleurs, il convient de noter que c’est dans le contexte de ce type d’indications que Ducrot rejette (avec des contre-exemples) la proposition lakoffienne de la notion d’« incompatibilité » pour de telles constructions (DUCROT, 1972, p. 129). Ainsi, la question qui prête à discussion, au sein de ce que les auteurs exposent (et qui d’une certaine façon rend non conclusives certaines analyses des occurrences offertes par le corpus), ne se réfère pas exactement (ou seulement) à la tentative d’indiquer une sémantique invariante pour le coordinateur mais, mais plutôt à la tentative de le définir comme « d’opposition », ce qui serait la « valeur unique » de cet élément grammatical. En outre, les analyses proposées sont loin d’être en mesure de prouver que cette notion est 8 Une note importante des auteurs indique que leur modèle ne concerne pas le mais traductible en espagnol et en allemand par sino et sondern (« Ce n’est pas ma faute mais la tienne. ») et il ne sera pas question de ce mais dans leur travail. 9 Citations traduites en français par l’auteure, à partir de la version portugaise citée (DUCROT, 1981). 186 effectivement distinctive, étant donné que le contraste (« argumentatif ») créé par la construction pour les différents poids des arguments communicativement interposés reste évident. Sur plusieurs points, les textes examinés ici la rejettent ; par exemple, l’exposition de Ducrot (1972) sur la séquence P mais Q qui vient d’ouvrir cette section 3 peut être invoquée pour illustrer cette exclusion. Examinons, dans Bruxelles et coll. (1980, p. 97-98), la phrase qui est analysée pour démontrer cette interprétation de mais (par la séquence P mais q). Cette phrase est extraite du journal Le Monde (juin 1975), dans un contexte d’entretiens entre le président américain Ford et le premier ministre belge. De cet entretien, le diplomate Kissinger a déclaré « qu’il avait été très franc mais que l’atmosphère avait été amicale » (p. 97). Pour interpréter cette phrase, les auteurs admettent que, dans cette situation, la franchise et l’amitié risquaient d’entraîner des conséquences contraires : les points de désaccord entre les deux pays seraient tels que la franchise pourrait provoquer une rupture ; cependant, la rupture ne s’est pas produite, en raison finalement de l’atmosphère amicale de l’interlocution. Les auteurs concluent que cet emploi du mais n’implique pas de contradiction entre le concept d’amitié et celui de franchise, des concepts d’ailleurs souvent associés. Ce que j’entends pointer est que cette analyse très argumentée proposée pour ce segment de discours, contrairement (apparemment) à l’intention première des auteurs, démontre l’inconvenance (ou l’impossibilité) de comprendre que le connecteur français mais se produit avec la « valeur unique » « d’opposition ». Dans nombre d’exemples ultérieurs sur l’emploi de la conjonction mais, la conclusion même à laquelle conduit l’analyse contrarie la proposition (que je discute) qu’il existe catégoriquement une opposition, dans ce type de relation coordonnée étudiée, comme semble l’indiquer le texte sur certains points. Par conséquent, ce qui est exposé doit être, pour ma part, soigneusement examiné, en regard des deux questions conflictuelles qui sont créées : a) l’affirmation (fréquente) d’une « identité/unicité » de la « valeur » (sémantiqueargumentative) de mais dans tous ses contextes ; b) la vérification (fréquente, quoique non absolue) de la notion « d’opposition » de mais dans les diverses occurrences. J’estime que la consultation de certains exercices épars (parmi beaucoup d’autres) de Ducrot dans la définition de la « valeur » de mais 187 montrerait que les enseignements tirés de l’auteur ne présentent (évidemment) aucune forme « d’ingénuité ». Le point essentiel est que ses indications doivent être replacées a) sur une toile de fond conceptuelle déterminée, b) qui résulte d’un stock de développements théoriques donné, disponible et prévalent, c) à une époque historique des conduites heuristiques de la pensée sur le langage. 4. Un appareillage théorique ducrotien à récupérer Eu égard à l’ampleur des travaux de Ducrot, il n’est guère surprenant d’observer le passage par diverses phases d’élaboration d’une théorie, invariablement caractérisée comme « sémantique argumentative », au cours de son parcours qui explore certains angles de vue particuliers (la théorie de l’argumentation dans la langue, la théorie de la polyphonie, la théorie des blocs sémantiques). Le fondement théorique est une sémantique linguistique qui propose que la description des structures linguistiques ne se dirige pas vers l’obtention d’une information en soi (et encore moins vers une appréhension quelconque de la réalité), mais s’oriente selon un point de vue argumentatif. D’où « l’énoncé » pris comme objet d’étude, une unité « empirique » (produit de l’énonciation), et par conséquent une « unité argumentative de sens » (en anticipant ici le contraste entre cette entité pertinente « sens », de l’énoncé, et l’entité limitée « signification », de la phrase, une question déjà traitée au début de cette section 4). Compte tenu de l’intersection des différentes formulations que les travaux du groupe de Ducrot ont produites, l’énoncé peut apparaître comme l’enchaînement argumentatif de segments interdépendants en vue d’une conclusion, ce qui conduit précisément à la production de « sens », soit, par conséquent, à la valeur sémantique que l’énonciation produit dans l’énoncé. De l’énoncé s’abstrait la phrase, qui ne produit que de la « signification ». Ce qui est exposé dans la section précédente à propos de la recherche de définition de la « valeur » de la conjonction mais illustre parfaitement cette conception de l’analyse des énoncés, qui les voit comme des unités argumentatives de sens dans lesquelles des segments s’organisent vers une conclusion par le biais de l’énonciation, c’est-à-dire dans l’usage réel de la langue. 188 Le premier chapitre de l’ouvrage Les mots du discours (DUCROT et coll., 1980), élément théorique centrale dans mon étude, porte le titre significatif « Analyse de textes et linguistique de l’énonciation » (DUCROT, 1980a). L’auteur cherche clairement à établir une relation entre science et analyse pratique, et entend répondre à deux questions extrêmement pertinentes : la linguistique peut-elle servir à l’analyse de textes ? ; l’analyse de textes peut-elle servir à la linguistique ? Il est aisé de supposer que se tient ici l’explication de la ligne directrice théorique de Ducrot pour les questions en jeu dans ce chapitre. L’auteur part d’une analyse théorique assurée de l’entité phrase, qu’il établit, de manière abstraite (et dûment), par la syntaxe, comme « une entité linguistique abstraite, purement théorique, en l’occurrence un ensemble de mots combinés selon les règles de la syntaxe, ensemble 10 pris hors de toute situation de discours » (DUCROT, 1980a p. 7) . Il aborde ensuite l’entité « énoncé », ainsi spécifiée : « ce que produit un locuteur, ce qu’entend un auditeur, ce n’est donc pas une phrase, mais un énoncé particulier d’une phrase » (DUCROT, 1980a, p. 7). Son étude se poursuit par des incursions théoriques (j’oserais dire « fonctionnalistes ») fermement fondées sur la notion que la seule façon de justifier la description sémantique d’une phrase, c’est donc de montrer que cette description permet bien de calculer, étant donné une situation de discours particulière, le (ou les) sens attribuable(s) à l’énoncé de cette phrase dans cette situation (DUCROT, 1980a, p. 8). Clairement mu par cet intérêt pour les relations existantes entre la sémantique instanciée, qui est celle présente dans « l’énoncé », et la sémantique de la « phrase » non énoncée, Ducrot (1980a) récuse ensuite l’identification de la « signification » des phrases produites avec ce qui est habituellement nommé « sens littéral » (p. 11). Il associe maintes fois le succès de l’énonciation – de l’interaction linguistique – à la récupération du propos du locuteur, ce que j’entends illustrer avec trois indications très nettes de l’auteur. 10 Comme suite à mon analyse des leçons de Ducrot, je retiendrai cette notion pour le terme de phrase. Cependant, traditionnellement, ainsi que dans mes textes, le terme de phrase a plus souvent désigné l’entité communicative. 189 En se concentrant sur la signification (et non sur le simple « sens littéral »), Ducrot affirme qu’« interpréter un énoncé d’une phrase requiert de rechercher dans la situation de discours tel ou tel type d’information et de l’utiliser de telle ou telle manière pour reconstruire le sens visé par le locuteur » (DUCROT, 1980a, p. 12 ; je souligne). Il propose que l’intérêt porté sur les relations entre la sémantique de « l’énoncé » et celle de la « phrase » fasse découvrir que « la compréhension de « l’énoncé » implique la découverte de la conclusion précise visée par le locuteur » (p. 12 ; souligné par l’auteur). De nouveau, il insiste : ce que fait la description de la « phrase », c’est de donner, à qui interprète l’énoncé, l’instruction, compte tenu de la situation de discours, de « chercher la conclusion visée par le locuteur » (DUCROT, 11 1980a, p. 13) . Cette indication implique la différence, très significative dans la théorie ducrotienne, entre la « signification », qui réside dans la phrase, et le « sens », qui n’est atteint que dans « l’énoncé ». Sur ce point, il convient de rapprocher cette proposition – qui, dans son titre, est déjà placée dans une « linguistique de l’énonciation » – du modèle classique d’interaction verbale de la grammaire fonctionnelle de Dik (1997 p. 8), qui se formule comme suit : l’« interprétation » faite par un destinataire de l’énoncé qu’il reçoit d’un émetteur constitue une « reconstruction » de « l’intention » de cet émetteur dans l’interaction ; en contrepartie, l’énoncé de l’émetteur se construit sur une « intention » communicative déterminée, dans laquelle il « anticipe » une « interprétation » du destinataire, qui est la « reconstruction » de cette « intention ». Dans le même sens où ce modèle théorique est invoqué ici, je récupère l’interprétation que j’en ai faite, dans Neves (2018b), en ces termes : « les expressions linguistiques ne sont pas considérées comme des entités de valeur intrinsèque, indépendante, mais constituent l’expédient qui mesure la relation entre les interlocuteurs » (p. 29). En citant encore Neves (2018b), ce schéma se résume de la manière suivante : Dans ce modèle, l’expression linguistique est fonction : a) de l’intention du locuteur ; b) de l’information pragmatique du locuteur ; c) de l’anticipation qu’il fait de l’interprétation du destinataire. Il s’agit d’un long passage marqué par la notion de nécessité de « reconstruire », de « découvrir », de « chercher » le « sens » ou la « conclusion » auxquels vise le producteur de l’énoncé. 11 190 L’interprétation du destinataire est fonction : a) de l’expression linguistique ; b) de l’information pragmatique du destinataire ; c) de sa conjecture sur l’intention communicative du locuteur. (NEVES, 2018b, p. 40) Étant donné que le créneau théorique de Ducrot s’abrite nominalement dans la sémantique, qui est toujours au centre de sa conduite analytique – une conduite toujours visible dans le texte examiné ici –, le fait majeur est le rejet de la compréhension que le « sens littéral » de la phrase est ce qui importe dans le langage. Sans cette reconnaissance, il y aurait, entre « signification » et « sens », une différence seulement de quantité, non de nature, et la linguistique ne contribuerait guère à l’analyse de textes : certes, celle-ci existerait, mais elle ne s’enrichirait pas de celle-là. (DUCROT, 1980a, p. 11). En raison de son poids théorique conséquent, l’entité théorique « sémantique linguistique », fortement privilégiée par Ducrot, mérite d’être mise en avant dans cette explicitation, notamment en regard de l’analyse du discours (et pas uniquement par rapport à la linguistique du texte), précisément lorsque l’accent est mis sur le refus de considérer le « sens littéral » des expressions : Nous refusons d’identifier la signification des phrases avec ce qu’on appelle d’habitude de « sens littéral », en entendant par là un élément sémantique minimal qui serait contenu dans le sens de tous les énoncés d’une même phrase… (DUCROT, 1980a p. 11) Comme le propose l’auteur, « les faits, pour la sémantique linguistique, ce sont les sens des énoncés rencontrés dans des discours réels ou imaginaires : son modèle théorique, c’est un système d’attribution des significations aux phrases » (DUCROT, 1980a, p. 32). Plus loin, lorsque l’auteur affirme sa notion « d’énonciation » comme « l’événement, le fait qui constitue l’apparition d’un énoncé », il mentionne cette apparition comme « la réalisation d’une phrase », conformément à la description qui en est faite par la « linguistique sémantique » (p. 33). Ainsi, moyennant un apparat soigneusement préparé, Ducrot s’abrite théoriquement dans la pure sémantique pour parler du « concept d’énonciation » : 191 Le concept d’énonciation dont je vais me servir n’a rien de psychologique, il n’implique même pas l’hypothèse que l’énoncé est produit par un sujet parlant. Je donne en effet à ce concept une fonction purement sémantique. Pour qu’il puisse la jouer, je demande seulement qu’on m’accorde que des énoncés se produisent, autrement dit qu’il y a des moments où ils n’existent pas encore et des moments où ils n’existent plus : ce dont j’ai besoin, c’est que l’on compte parmi les faits historiques le surgissement d’énoncés en différents points du temps et de l’espace. L’énonciation, c’est ce surgissement. (DUCROT, 1980a, p. 34) Il s’agit, nous le savons, d’une sémantique expressément « argumentative » (DUCROT, 1980a, p. 30), avec des enseignements qui évoquent des entités explicitement référées à cette niche, telles que : « valeur argumentative » (p. 13), « variables argumentatives » (p. 12 ; p. 26) ; « morphèmes argumentatifs » (p. 14), « entités argumentatives » (p. 15), « utilisations argumentatives » (p. 26), etc. Cependant, ces entités se situent exactement dans « l’énoncé », ce dernier étant compris comme impliqué dans l’« énonciation » (p. 40, p. 41, p. 43 et p. 47, par exemple) : c’est-à-dire que le signifié a sa référence dans les « allocutaires » (p. 35, p. 43 et p. 47, par exemple), mais en se conditionnant par l’« acte illocutionnaire », ou « illocutoire » (p. 36, p. 37 et p. 52, par exemple). Dans la convergence la plus grande – celle au sein de laquelle tout ceci est lié et qui est la véritable bannière de la proposition de la « sémantique argumentative » – se trouve « l’acte d’argumentation » que l’auteur invoque également (DUCROT, 1980b, p. 233 ; je souligne). Il convient de noter sa proposition ciselée « d’échelles argumentatives » qui, surtout chez Ducrot (1973, chapitre XIII), se lie (avec une inspiration initiale chez Benveniste et dans l’attention que ce dernier porte à la subjectivité dans le langage), aux phénomènes concernant l’énonciation : la valeur argumentative d’une phrase ne 12 procède pas simplement de son « contenu informatif », mais « l’énoncé » a une orientation argumentative qui conduit le destinataire dans une certaine direction. 12 Quant à cette expression, j’attire encore l’attention sur le fait que Ducrot inclut dans le « contenu » (qui est sémantique) l’« information » (qui, en fait, est pragmatique, quoique relevant d’« une pragmatique interne », liée à la communication). 192 Cette convergence entre la sémantique et la pragmatique dans l’évaluation de « l’acte d’énonciation » – comme je le souligne – amène à remarquer que le terme pragmatique ne figure pas dans l’index des notions (p. 239) de l’ouvrage de Ducrot et coll. (1980), ici en cours d’analyse. De même, dans l’ouvrage Dire et ne pas dire (DUCROT, 1972), le terme n’apparaît que discrètement : il n’est présent qu’une seule fois, dans l’index (et coordonné avec la sémantique : « pragmatique et sémantique »). Toutefois, afin de parer à des interprétations malencontreuses, je considère le regard de Ducrot sur la pragmatique comme extrêmement pertinent. Il convient de noter que, pour l’auteur, la pragmatique entre exactement dans la comparaison (distinctive) entre des « langues naturelles » et des « langues logiques », avec l’indication qu’il existe, pour ces dernières, « toute une étude possible, syntaxique et sémantique à la fois, qui ne tient pas compte de son emploi éventuel (= de sa pragmatique) » (DUCROT, 1972, p. 130 ; je souligne). Par ailleurs, pour les langues naturelles, il insiste sur l’impossibilité d’imaginer un niveau de description sémantique dans lequel on agirait comme si elles n’étaient pas destinées à être parlées. Il est bon de rappeler encore, sur ce point, que Ducrot se réfère (en citant Austin, 1972) à ce qu’il appelle la « notion austinienne » d’entités comme la « valeur illocutoire » et l’« acte de présupposition » afin d’insister sur la nécessaire insertion de l’énonciation dans l’énoncé. Par ailleurs, pour les langues naturelles, il insiste sur l’impossibilité d’imaginer un niveau de description sémantique dans lequel on agirait comme si elles n’étaient pas destinées à être parlées. Assurément, la composante pragmatique guide toute la conduction de la proposition de notre auteur. Grâce à cette composante, sa proposition se range sous la bannière de la sémantique « argumentative », qu’il assume, et se centre précisément sur l’énoncé, au lieu de la phrase, comme il l’explicite à plusieurs reprises dans Ducrot (1980a) (une question qui est développée au début de cette section 4). D’ailleurs, à proprement parler, la « pragmatique » est loin d’être absente de son texte. Cependant, les textes examinés ne manifestent pas explicitement cette composante. Afin de tenter d’expliquer pourquoi sa conduction théorique ne déploie pas amplement cette bannière d’une détermination « pragmatique » de la grammaire qui régit les énoncés – une notion qui 193 reste cependant incorporée dans les leçons de Ducrot –, je reprendrais la fin de ma section 3 pour invoquer le fait que le développement de la science linguistique jusqu’aux années 1980 considérait plutôt la pragmatique comme une « perspective », une « façon de voir » le fonctionnement du langage, et non pas comme une « composante » de la grammaire, associée à la syntaxe et à la sémantique (ce qui s’est institué dans les théories d’une « grammaire fonctionnelle », c’est-à-dire d’une théorie « fonctionnaliste » du langage, selon le schéma présenté à la section 2.1). Sur cette même ligne, peut-être pouvons-nous reprendre de Ducrot sa déclaration significative que « les indications sur la valeur illocutoire ne sont pas d’ailleurs les seuls éléments dans les « significations » à contenir une allusion à l’énonciation » (DUCROT, 1972, p. 128 ; souligné par l’auteur). Il poursuit en accentuant davantage que de nombreux termes, « sans être eux-mêmes illocutoires, ne peuvent se décrire que par rapport à l’orientation pragmatique du discours, à l’affrontement des interlocuteurs, à leur façon d’agir l’un sur l’autre par la parole » (je souligne). Le fait notable est que Ducrot a réservé, dans plusieurs de ses ouvrages, des espaces significatifs à des considérations déjà étiquetées comme « pragmatiques ». La section 6 de cette étude en fera l’analyse. Cependant, ses explicitations ne proviennent pas vraiment de cette vision fonctionnelle d’une « grammaire » qui abrite la pragmatique dans une composition couplée à la syntaxe et à la sémantique ; peut-être s’agit-il d’une vision pré-théorique de la pragmatique. De manière remarquable, ce qui se passe, dans l’ensemble, c’est que la « sémantique », que Ducrot, avec beaucoup de sens, qualifie de « linguistique » (exactement comme une proposition théorique, comme je l’ai déjà indiqué), est clairement instituée comme saisie dans « l’énoncé » (dans ce que j’appelle « énoncé énoncé », une expression déjà commentée) : elle s’avance donc abritée sous sa bannière de « l’argumentation », qui est sans doute assez « pragmatique ». Pour ma part, au sein de ce visage « argumentatif » que Ducrot rend explicite (et qu’il défend avec l’appareillage de la « sémantique linguistique ») réside bien davantage que l’idée de « notion », ou de « contenu », qui, en général, est comprise comme subsumée par la base lexicale du mot « sémantique ». En fait, pour ce visage, il note, par exemple, l’entité « information », c’est-à-dire qu’elle comprend exactement ce qui 194 provient de l’élocution des expressions linguistiques utilisées dans la communication. C’est donc en elle que se trouve tout ce qui, dans les leçons de Ducrot, correspond à « l’interpersonnalité » dont parle Dik (1989 ; 1997). Et il est également indiqué qu’« illocutionnaire » (mentionné en corrélation avec « acte » : « acte illocutionnaire ») est le terme le plus fréquent dans l’Index de notions de l’ouvrage que j’examine le plus dans cette étude (DUCROT et coll., 1980, p. 239). 5. La vision générale de la « catégorisation » grammaticale du connecteur mais chez Ducrot Dans son premier chapitre, Ducrot (1980a) passe à la « catégorie générale des connecteurs », en notant que ce thème sera fréquemment présent dans l’ouvrage, et en illustrant la question avec les éléments grammaticaux mais, d’ailleurs, et afin de signifier que leur rôle habituel est d’établir un lien entre deux entités sémantiques. Ce chapitre initial et mono-auteur procède à l’analyse spécifique du 13 « connecteur » mais, qui est le thème central de mon texte . Pour sa première analyse des éléments grammaticaux cités, l’auteur indique qu’en général, ils ne sauraient être décrits isolément, et qu’il faut, par exemple, dans la description de la structure P mais Q, déterminer ces P et ces Q avec lesquels ces morphèmes se produisent. La tâche ne serait guère difficile, dit l’auteur, « si nous travaillions sur un langage logique », celui qui « est en effet construit de façon telle que l’on peut, par simple inspection d’une formule, savoir, sans contestation possible ce qui est relié par les connecteurs utilisés dans cette formule » : « d’une part parce qu’un connecteur relie toujours deux segments de la formule » ; et « d’autre part parce que des règles explicites permettent de déterminer quels sont ces segments » 14 (DUCROT, 1980a, p. 15 ; je souligne) . Cependant – annonce-t-il – en principe, cette exigence n’est pas satisfaite par les langues naturelles, car les connecteurs d’une langue ne relient pas des segments matériels du texte, mais « des entités sémantiques qui peuvent n’avoir qu’un rapport très indirect avec de 13 La section 3 mentionne déjà ce qui est présenté dans Bruxelles et coll. (1980) à propos de la « classification » de cette conjonction. 14 Il s’agit d’un autre point auquel l’auteur se consacre pour problématiser la différence entre les « langues naturelles » et les « langues logiques » (voir les sections 2.1 et 4). 195 tels segments » (DUCROT, 1980a, p. 15 ; souligné par l’auteur). Débutant son analyse du connecteur mais, l’auteur illustre la question avec ces deux phrases : 1. Pierre est là, mais Jean ne le verra pas. 2. Pierre est là, mais ça ne regarde pas Jean. Comme l’explique Ducrot, pour l’exemple 1, deux faits sont clairement exprimés dans la proposition grammaticale. Pour l’exemple 2, le second segment n’est pas un fait indiqué par le segment Pierre est là, car ce n’est pas la présence de Pierre qui conduit à croire que Jean est, d’une certaine manière, lié à cette présence ; c’est l’acte de parole accompli (à propos de la présence de Pierre) qui peut conduire à penser que Jean est d’une certaine manière lié à cette présence ; il y a donc un fait (énoncé) qui est récusé/nié. Sur ce point, en ce qui a trait au support théorique susceptible de conduire l’analyse de la question ici traitée, je souhaiterais mettre en parallèle la conduite heuristique de la sémantique argumentative (de Ducrot) avec la conduite théorique fonctionnaliste de Dik (1989 ; 1997) ainsi qu’avec celle cognitiviste de Sweetser (1990), dans lesquelles peuvent être recueillies – selon moi opportunément – deux propositions. En ce qui concerne les niveaux fonctionnels de structuration de l’énoncé (dans une grammaire fonctionnaliste organisée en « couches » hiérarchiques), Dik propose une organisation dans laquelle figurent trois niveaux : a) au niveau le plus bas se trouve la « prédication », qui est la relation entre des états de chose, ou d’événements, en tant que représentation de contenus (signifiés ou expériences), léguée par la situation de communication ; b) au niveau supérieur, revêtue de la force illocutionnaire, la prédication devient la « proposition », entité se référant déjà à des faits possibles ; c) au niveau supérieur, encadrée par la force illocutionnaire (de l’interlocution), la proposition constitue « l’énoncé », qui correspond à l’acte de parole. Il est aisé de relever, dans cette proposition, l’intégration des trois composantes de la grammaire d’une langue naturelle : la pragmatique, la sémantique et la syntaxe – ainsi ordonnées si l’on privilégie une vision top-down de la hiérarchisation, à savoir celle qui a particulièrement marqué la continuation de la 196 grammaire fonctionnelle (DIK, 1997) aux Pays-Bas, avec le développement de la grammaire fonctionnelle-discursive (HENGEVELD ; MACKENZIE, 2008). Dans sa contrepartie cognitiviste, Sweetser (1990), opérant dans le contexte des espaces mentaux, distingue trois domaines conceptuels qui, d’une certaine façon, captent la triple organisation qui se lie fonctionnellement à l’énonciation (telle que développée chez Neves, 2002, p. 472-475 ; p. 498-503 ; p. 552-561, en traitant de la zone d’expression de causalités et de conditionnalités dans le langage) : a) le domaine de contenu, dans lequel des représentations sont faites sur le contenu dont on parle dans l’interaction ; b) le domaine épistémique, dans lequel des représentations sont faites à partir des raisonnements et des croyances du locuteur sur des faits possibles ; c) le domaine des actes de parole, dans lequel des représentations sont faites sur la construction de la scène énonciative. Ces trois domaines ne correspondent pas exactement aux couches proposées par Dik dans son modèle d’interaction verbale (dans de nombreux travaux, notamment chez Dik, 1989 et 1997), car, dans la proposition, il n’est question ni de structuration ni de hiérarchisation : ce qui est en jeu, dans ce domaine, c’est cet ordonnancement des espaces mentaux qui constitue le réseau communicatif accessible dans toute situation d’interlocution (DANCYGIER ; SWEETSER, 2005). La discussion de la proposition de Ducrot pour l’analyse du connecteur mais, étudié dans plusieurs de ses travaux, et centralement dans ce chapitre, suit une vision théoriquement soumise à ce lien précieux de la recherche de « sens », dans le texte, par le biais des « énoncés énoncés », en opérant donc par l’observation des textes recueillis dans l’usage, et dans le cadre de ce que Ducrot appelle « linguistique de l’énonciation » (ce que j’ose mettre ici en parallèle avec les propositions fonctionnalistes d’analyse cognitivement soutenues/orientées). 6. Une évaluation du traitement de la « conjonction de coordination adversative » mais dans les articles de Ducrot Par deux fois (dans les sections 3 et 5), cette étude a porté sur la relation entre P et Q intermédiée par le connecteur mais, à partir des articles de Ducrot : via deux textes, l’un pluri-auteurs (BRUXELLES et coll., 1980) et l’autre mono-auteur (DUCROT, 1980a). 197 En poursuivant sur le thème, je reprends ici l’article de Ducrot qui, très significativement pour la direction que nous suivons, s’intitule « 15 Analyses pragmatiques » (DUCROT, 1980c) . L’auteur annonce qu’il entend « prouver, de facto, la possibilité d’analyses pragmatiques de détail » (p. 11 ; je souligne). Trois questions sont abordées et la première, qui a pour objet la conjonction mais, s’intéresse à nouveau à la notion d’« argumentation », une notion qui, selon l’auteur, décrit exactement : « l’acte linguistique fondamental » (p. 11). L’étude se présente donc sous un sceau nominalement pragmatique – c’est pourquoi je le souligne ici. Cependant, Ducrot débute son texte en déclarant qu’il considérera comme valable la 16 description générale de mais qu’il propose à maintes reprises (par conséquent non nécessairement sous le prisme de la pragmatique). Ainsi, pour la troisième fois, j’en viens à cette relation entre p et q intermédiée par le connecteur de coordination adversatif, selon ce que propose Ducrot (toujours par « l’argumentation » explicitement invoquée). De l’article, je récupère cette spécification initiale que, lorsque nous coordonnons deux propositions p et q par le biais du coordinateur mais, nous ajoutons à ces propositions p et q les deux 17 idées suivantes : 1) Une certaine conclusion r, celle mentalement présente et que le destinataire peut trouver, serait suggérée par p et invalidée par q ; autrement dit : p et q ont, par rapport à r, des orientations argumentatives opposées. 2) La proposition q a plus de force contre r que la proposition p en a en faveur de r, de sorte que l’ensemble p mais q va dans le sens de non-r. Si j’imagine, par exemple, qu’un tel me demande si je peux 15 Voir la note 1. Les études citées sont les suivantes : Ducrot (1972, p. 128ss) ; Ducrot (1973, cap. 13, p. 226) ; Bruxelles et coll. (1980) ; Anscombre ; Ducrot (1977). Ce chapitre de Ducrot (1973) contient également une présentation globale de la théorie de l’argumentation qui est commentée. Cette théorie a été reprise dans Ducrot (1976). 17 À propos des notations p et q, qui dans cette présentation figurent aux côtés des notations P et Q, il convient de préciser que, par la suite, l’auteur nous fait voir qu’il utilise des majuscules lorsqu’il se réfère aux « propriétés » et des minuscules lorsqu’il se réfère aux « membres » interdépendants. Il mentionne également plus loin que r (« conclusion ») n’est pas mis en italique, car il ne s’agit pas à proprement parler d’une proposition, contrairement à p et à q. 16 198 facilement me rendre à un endroit que j’indique et que je lui réponde « C’est loin, mais il y a un bus ». Ce « C’est loin » (p) suggère la conclusion « il est difficile d’y aller » (r), mais le « Il y a un bus » (q) suggère au contraire qu’« il n’est pas difficile d’y aller » (non-r) : la balance penche finalement vers la conclusion non-r, autorisée par q. Comme on peut l’observer – eu égard aux études de Ducrot que je viens de reprendre, et en particulier à la référence faite, section 5, à Ducrot (1980a, p. 15) –, les articles indiquent que le rôle de la conjonction étudiée ne consiste pas à relier simplement des « segments matériels » du texte. Examinons alors comment, chez Ducrot (1980c), se développe la problématisation de cette situation interlocutive : 1) Si je désigne celui qui parle, le r imposé par mais désigne la conclusion en regard de laquelle ce locuteur situe son discours ; et cette conclusion ne peut être spécifiée qu’en tenant compte de la situation du discours. 2) De surcroît – et on observe ici que la référence à la pragmatique est explicite –, mais est un exemple d’« un morphème qui ne saurait se décrire que par des termes pragmatiques, puisqu’il se réfère à certains effets présentés comme ceux que vise la parole » (DUCROT, 1980c, p. 12). L’auteur stipule que si nous admettons qu’une sémantique qui ignorerait ce mot ne serait pas valable, nous devons au moins nous montrer sceptiques quant à la séparation traditionnelle qui est établie entre la sémantique et la pragmatique (une affirmation qui révèle chez notre penseur l’indétermination entre la sémantique et la pragmatique, une question discutée ultérieurement). 3) Enfin – l’auteur insiste – la définition qu’il a proposée pour mais (mas en portugais, pero en espagnol et sondern en allemand) se fonde à l’évidence sur la notion d’argumentation : « Dire qu’une phrase a valeur argumentative c’est dire qu’elle est présentée comme devant incliner le destinataire vers tel ou tel type de conclusion : parler de sa valeur argumentative, c’est donc parler de la continuation envisagée pour elle » (DUCROT, 1980c, p. 12). Sur ce point, je tiens à souligner un ajout très pertinent de l’auteur et que, théoriquement, je considère comme particulièrement 199 important dans l’étude du thème en question : si, dans un mot aussi fondamental que mais, nous trouvons une invitation à étendre le discours au-delà de lui-même, « on est amené à penser qu’il ne s’agit pas là d’un usage second, mais d’une fonction primitive de la langue » 18 (DUCROT, 1980c, p. 12) . Le premier exemple proposé par l’auteur vise à illustrer la description présentée, et plus précisément les trois indications avec lesquelles il a problématisé la situation interlocutoire, comme je l’ai noté. Il s’agit d’un texte de la Bruyère, qui, pour Ducrot, est une sorte d’énigme organisée autour de mais. Il rapporte six « phrases », dont les cinq premières constituent ce qui serait « l’énoncé du problème », et la cinquième, « la solution » : Je vois un homme entouré et suivi ; mais il est en place. J’en vois un autre que tout le monde aborde ; mais il est en faveur. Celui-ci est embrassé et caressé, même des grands ; mais il est riche. Celui-là est regardé de tous avec curiosité ; mais il est savant et éloquent. J’en découvre un que personne n’oublie de saluer ; mais il est méchant. (DUCROT, 1980c, p. 12). Comme l’écrit Ducrot, la lecture de ce passage montre clairement que toutes les phrases ont une structure syntaxique et sémantique commune : dans tous les cas, le premier membre (p) présente un personnage auquel est attribuée une certaine propriété (P), tandis que le second membre (q) représente une seconde propriété (Q) de ce même personnage. Dans les cinq cas, la coexistence de la propriété Q avec la propriété P provoque un mais. Nous n’aurons compris le texte que si nous pouvons dire pourquoi un mais relie le deuxième membre au premier pour chaque cas. En outre, l’analogie entre les cinq phrases invite à attribuer un « effet de sens » identique à tous les mais (l’auteur ajoutant que cela reviendrait à supposer que tous ces cas présentent le même type d’opposition). Le point important à relever ici est qu’il est clairement Je souhaite renvoyer cette indication au statut syntaxique que j’ai proposé pour les conjonctions de coordination (voir note 8). Je propose que la définition syntaxique de cette classe soit comprise comme « bloc d’apposition » : la conjonction de coordination définit l’extériorité entre les deux segments coordonnés, et à partir de là, un deuxième segment s’ajoute au premier, de manière récursive (NEVES, 2011, p. 739), c’est-à-dire qu’il empêche un segment ultérieur (de même nature syntaxique) de s’apposer au précédent. 18 200 visible que cette relation (sémantique) échappe à toute interprétation extraite du contenu notionnel des expressions elles-mêmes, et ne se résout que par la pure force argumentative. Le cadre suivant de l’auteur (DUCROT, 1980c, p. 13) présente cette schématisation : P entouré et suivi abordé par tout le monde aborde embrassé et caressé, même des grands objet de curiosité, montré du doigt salué par tout le monde Q en place en faveur riche savant et éloquent méchant Je transcris ci-après une observation majeure, car Ducrot y pointe ce que je considère comme la véritable clé de la théorie exposée ; une clé qui se manifeste dans la construction alternative « pragmatique ou argumentative » que l’auteur monte pour sa « description » de mais : « On ferait un contresens complet sur le texte de La Bruyère si on voulait appliquer ici une description de mais qui ne serait pas d’ordre pragmatique ou argumentatif » (DUCROT, 1980c, p. 13 ; je souligne). Clairement, pour l’auteur, appliquer aux mais de ce texte une description qui ne soit pas « pragmatique ou argumentative », c’est-àdire appliquer une description qui considère que « la relation d’opposition exprimée par mais concernerait les propositions p et q elles-mêmes, indépendamment de l’influence que l’énonciateur prétend exercer sur le destinataire au moyen de ces propositions » (DUCROT, 1980c, p. 13 ; je souligne), est absurde. Selon lui, procéder de la sorte reviendrait à admettre que La Bruyère met dans ses textes des « choses bien inattendues » : par exemple, dans le premier cas du passage proposé, il aurait exprimé que « les gens entourés et suivis sont, d’habitude, ceux qui n’ont pas de situation sociale importante » ou que « les gens embrassés et caressés ne sont d’habitude pas riches ». Dans tous les cas, nous aurions « une sorte d’antinomie entre le succès mondain et la réussite sociale réelle, thèse étonnante, peu concevable au XVIIe siècle et qui n’apparaît nulle part ailleurs dans l’œuvre de La Bruyère » (DUCROT, 1980c, p. 13). En généralisant, Ducrot défend expressément – j’attire l’attention sur le fait – non seulement qu’il est impossible d’imaginer que la même relation puisse être signalée comme existant dans les cinq cas, mais 201 aussi qu’il n’existe en soi aucune relation d’« opposition » entre les « propriétés » p et q. Dans tous les cas, les « propriétés » cataloguées comme P ont effectivement la même direction, car elles vont vers ce que l’on appelle le « succès mondain » : elles se réfèrent à la réussite au niveau de l’opinion publique (les personnages sont bien vus et bien accueillis). Cependant, l’ensemble des propriétés Q est hétérogène : la réussite sociale, phrases 1 et 2 ; la fortune personnelle, phrase 3 ; les qualités intellectuelles, phrase 4 ; voire un défaut moral, phrase 5. Ducrot affirme donc – et je le souligne à nouveau – qu’il est malaisé d’imaginer que tous les cas présentent la même relation entre chaque propriété en Q et le succès mondain (en P). Poursuivant son analyse, Ducrot propose, une fois de plus, que « l’énigme » exige, outre les propositions (en soi) connectées par mais, de considérer la conclusion vers laquelle ces propositions peuvent mener. S’il est possible de dire que les propriétés P et Q « s’opposent », c’est parce que la première suggère une conclusion r et la seconde une conclusion non-r (la seconde « dément » la première). Ducrot révèle la dernière phrase du texte examiné : « Je veux un homme qui soit bon, mais qui ne soit rien davantage, et qui soit recherché » (DUCROT, 1980c, p. 14). Autrement dit, La Bruyère cherche un homme dont l’existence prouve effectivement que la bonté se suffit à elle-même. Déterminer la conclusion r afin d’appliquer la description générale de mais devient aisé : l’existence d’un homme qui, étant bon, et seulement bon, jouirait en même temps d’un succès mondain. Toutes les propositions p de l’ensemble sont des arguments en faveur de cette existence, puisqu’elles désignent des individus qui satisfont à l’une des trois exigences. Les autres propositions ne s’opposent à leur p que dans la mesure où elles ne satisfont pas minimalement à l’une des deux autres exigences. Finalement, ma compréhension est que, selon un plan d’ensemble cohérent, P mais Q présente une « différence » (rappelons la « dissymétrie » de Ducrot [1980c, p. 17]) en établissant naturellement un contraste, susceptible de parvenir (je souligne) à une opposition, dans la ligne argumentative, qui est sémantique et pragmatique. 202 8. Considérations finales La façon dont Ducrot (1980c) met en discussion la notion d’« argumentation » est bien visible. Cette notion est fondamentale dans sa théorie et extrêmement pertinente dans le cadre de mon étude, en raison de ce qu’elle représente, sous des angles différents, pour la « grammaire » de la langue, c’est-à-dire : a) soit avec le biais sémantique, mais en recourant continuellement à la pragmatique, ce à quoi s’emploie précisément Ducrot (et sans jamais s’affranchir de la syntaxe) ; b) soit avec une vision qui intègre (mais distingue nécessairement) la syntaxe, la sémantique et la pragmatique, en tant que composantes (fonctionnelles) directes de la grammaire. C’est par le biais sémantique-argumentatif de l’analyse que Ducrot (1980c, p. 15) commence sa discussion lucide sur la nécessité de distinguer l’« argumentation » de la « déduction », en montrant, dans ses exemples, que les différentes propositions p ne constituent pas des 19 « preuves » de la « conclusion » r, ni même des « preuves incomplètes ou affaiblies/débilitées ». Il propose, par exemple, que l’existence de personnes possédant une certaine propriété ne justifie pas la croyance qu’elles auraient d’autres propriétés supplémentaires, en supposant, d’autre part, que le passage de p à r puisse s’exprimer en termes probabilistes : l’existence de personnes possédant une propriété déterminée peut justifier la croyance dans la probabilité que certaines possèdent, en même temps, d’autres propriétés. Ducrot choisit 20 cependant d’incorporer ce qu’il nomme « mouvement psychologique ». Sur cette ligne, il fournit une explicitation d’énoncés, qui, en imaginant une scène et ses participants, implique, par exemple, un ensemble de faits (je rappelle le frame fillmorien) comme l’attention portée sur certains points, avec les alertes qui traversent le déroulement des faits, l’attention éveillée à certains moments, etc. 19 Il est intéressant de noter que Ducrot lui-même (1980c) voit la nécessité de relativiser ce terme « preuve », quand il indique qu’il utilise le terme « conclusion » faute de mieux, et demande que le terme soit compris « d’une manière largement métaphorique ». En citant Ducrot : le mot « conclusion, que j’emploie faute de mieux, doit d’ailleurs être compris d’une façon largement métaphorique » (p. 15). 20 Il convient de mentionner ici qu’en se référant surtout à l’étude du connecteur mais, l’auteur renvoie spécifiquement (dans la note 1 de la p. 15) à son chapitre « Occupe-toi d’Amélie », qui conduit aussi à ce concept de « mouvement psychologique » (ce qui a également fait l’objet d’une attention dans mon texte, notamment aux sections 1 à 3). 203 En somme, je retiens que les éléments incorporés sont les suivants : la notion de contexte de situation (interprétée dans la 21 composante « pragmatique » de la grammaire ) ; la notion d’espaces mentaux (domaines conceptuels qui contiennent des représentations d’entités et de relations, perçues, imaginées ou mémorisées dans un scénario), avec de bonnes solutions pour l’analyse sémantique et pragmatique22 ; et, nécessairement, la notion de frame (cognitif et interactionnel), se référant aux structures de connaissance systématiquement stockées dans la mémoire, et activées par l’exposition à la forme linguistique en contexte (FILLMORE, 1976). La conclusion de notre auteur – selon ma compréhension – est que le texte de La Bruyère doit être décrit dans ce sens afin d’y analyser les mais : dans le texte, ils marquent « une retombée de l’attention précédemment suscitée » (Ducrot, 1984a, p. 16). Ainsi, r n’est pas à proprement parler une proposition qui serait extraite de la proposition p et qui serait ensuite rejetée en prouvant q (et c’est précisément pour cette raison que le texte ne met pas r en italique contrairement à p et à q) ; r représente seulement « l’intérêt » que la première proposition suscite (argumentativement), et que la seconde annule. En explicitant la question par des formules comme P mais Q, Ducrot, loin d’évaluer l’organisation logique-sémantique d’un contenu propositionnel, met en place tout un raisonnement dit indispensable pour parvenir à une conclusion : il s’agit précisément d’une incorporation du visage « pragmatique » pour l’évaluation de l’« énoncé » en question. Je cite : Quand je pose, dans la description générale de mais, que p et q sont présentés avec des valeurs argumentatives inverses, je ne veux pas dire qu’elles sont toujours vues comme productrices de croyances : ce qui est constant, c’est qu’on les donne comme orientant celui qui les admet dans des directions opposées – qu’il s’agisse de ses opinions, de ses émotions, de ses désirs, de ses décisions, etc. (DUCROT, 1980c, p. 16 ; je souligne). 21 Le modèle d’interaction verbale de Dik (1997) est mentionné dans les sections 4 et 5 de ce texte. Les domaines conceptuels en rapport avec l’énonciation, par Sweetser (1990), sont mentionnés dans la section 5 de ce texte. 204 Pour conclure, j’extrais du paragraphe ultérieur une phrase supplémentaire, extrêmement révélatrice de ce que je veux indiquer, comme conduite « argumentative » de Ducrot, tout en observant qu’il maintient invariablement son appréciation pragmatique des questions ainsi traitées, et qu’il s’abrite dans la proposition théorique de sa vision de « sémantique linguistique ». Ainsi, en mentionnant la première partie de la sixième phrase de La Bruyère en cours d’analyse (« Je veux un homme qui soit bon, mais qui ne soit rien de plus que cela... »), Ducrot écrit : « La conclusion r qui pourrait prendre appui sur le premier membre de phrase tient plus, là encore de l’attitude que de la croyance... » (DUCROT, 1980c, p. 16 ; je souligne). Je reviens également à la section 4 pour souligner une nouvelle fois la notion centrale observée par notre penseur : pour mener la description à bon terme, il lui semble « nécessaire d’établir et de maintenir (même si cela coûte un peu) une distinction rigoureuse entre ‘l’énoncé’ et ‘la phrase’ » (DUCROT, 1984a, p. 174). Afin de clore mes considérations sur la proposition ducrotienne du traitement de la conjonction mais (et, de manière impliquée, du traitement de la langue comme producteur de sens et d’effets), 22 j’insère ce passage révélateur où Ducrot (1984a) déclare que ses « descriptions du sens » sont « pragmatiques », en donnant la justification suivante : On voit par là pourquoi j’appelle « pragmatiques » mes descriptions du sens tout en disant que le sens est quelque chose que l’on communique à l’interlocuteur : ces descriptions sont pragmatiques dans la mesure où elles prennent en compte le fait que le sujet parlant accomplit des actes, mais il accomplit ces actes en transmettant à l’interlocuteur un savoir – mais c’est un savoir sur sa propre énonciation. (DUCROT, 1984a, p. 184) En fin de compte, je considère que rien ne représente mieux la proposition de Ducrot que ce qu’il appelle lui-même « pragmatique sémantique » ou « pragmatique linguistique », une discipline dans laquelle – déclare-t-il – se situent ses recherches. Il ajoute que par 22 Il convient de noter que l’édition originale en français Le dire et le dit (DUCROT, 1984a) et sa version portugaise (DUCROT, 1987) présentent ce chapitre intitulé « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », qui n’apparaît pas dans la version espagnole dont je dispose (DUCROT, 1984b). 205 l’expression « pragmatique du langage », il désigne les recherches « qui concernent l’action humaine accomplie au moyen du langage » (DUCROT, 1984a, p. 173). Théoriquement – quoique Ducrot se dise « sceptique » quant à la séparation entre la « sémantique » et la 23 « pragmatique » (DUCROT, 1980c, p. 12) –, notre penseur finit par ne proposer rien de moins que la « somme » de ces deux composantes dans sa « sémantique argumentative ». Bibliographie ANSCOMBRE, J.-C. ; DUCROT, O. Deux mais en français. Lingua 43, p. 23-40, 1977. BRUXELLES, S. et coll. Mais occupe-toi d’Amélie. In : DUCROT, Oswald. et coll. Les mots du discours. Paris : Minuit, 1980, p. 93-130. DANCYGIER, B. ; SWEETSER, E. Mental spaces in grammar. Conditional constructions. Cambridge : Cambridge University Press, 2005 DIK, S. The theory of Functional Grammar. Dordrecht-Holland : Foris Publications, 1989. DIK, S. The theory of Functional Grammar. 2 éd. Édité par Kees Hengeveld. Partie 1 – The structure of the clause ; Partie 2 – Complex and derived constructions. Berlin, New York : Mouton de Gruyter, 1997. DUCROT, O. Dire et ne pas dire. Paris : Hermann, 1972. DUCROT, O. 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Les études ducrotiennes ont en effet subi un approfondissement considérable, notamment à la lumière de la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS). C'est cet approfondissement que ce chapitre va exposer. Ce qu'on va faire sans perdre de vue les études sur mais de Ducrot, notamment dans les années 70 et 80. Ainsi, ce chapitre vise à présenter le phénomène sémantique mis en place par la conjonction mais selon la Sémantique Argumentative, plus précisément par la TBS. Notre exposé opposera deux perspectives sur la conjonction mais : la perspective d'Oswald Ducrot et la perspective de Marion Carel2. Commençons par une introduction plus générale, typique de chaque leçon, sans engagement théorique profond. À quoi sert la conjonction mais ? Un exemple initial nous conduira à un début de 1 Je souhaite adresser mes remerciements les plus sincères à Madame Marion Carel pour ses nombreuses contributions au traitement théorique et analytique de ce chapitre. Je remercie également Monsieur Alfredo Lescano, Monsieur Corentin Denuc et Mademoiselle Louise Behe pour leurs précieuses contributions. 2 Nous éviterons d’expliquer le travail de Ducrot sur le mais, en considérant que le chapitre de Neves, dans ce volume, est dédié à ce propos. 209 réponse. Plongeons-nous dans l'une des plus belles poésies brésiliennes : le sonnet de la fidélité, de Vinícius de Moraes (1946)3 : (0) De toutes les choses, je serai attentif, envers mon amour Avant, et avec un tel zèle, et autant, et toujours Que même devant la plus grande merveille Plus ma pensée de lui s’émerveille (0) De tudo, ao meu amor serei atento Antes, e com tal zelo, e sempre, e tanto Que mesmo em face do maior encanto Dele se encante mais meu pensamento. Je veux le vivre en chaque vain moment Et à sa gloire éparpiller mon chant Et rire mon rire et verser mes pleurs Sur ta détresse ou sur ton contentement. Quero vivê-lo em cada vão momento E em louvor hei de espalhar meu canto E rir meu riso e derramar meu pranto Ao seu pesar ou seu contentamento. Et ainsi, lorsque plus tard me cherche Peut-être la mort, angoisse de celui qui vit Peut-être la solitude, sort de celui qui aime Je pourrai me dire de l'amour (que j'ai eu) : Qu'il ne soit pas immortel, puisqu'il est flamme Mais qu'il soit infini tant qu'il dure. E assim, quando mais tarde me procure Quem sabe a morte, angústia de quem vive Quem sabe a solidão, fim de quem ama Eu possa me dizer do amor (que tive): Que não seja imortal, posto que é chama Mas que seja infinito enquanto dure. Réfléchissons au dernier passage : « Qu'il ne soit pas immortel, puisqu'il est flamme / Mais qu'il soit infini tant qu'il dure ». Comment l’emploi de mais permet-il au locuteur d’affirmer à la fois que l’amour qu’il 3 Moraes (1946, s.p.). Disponible dans < http://www.viniciusdemoraes.com.br/ptbr/poesia/poesias-avulsas/soneto-de-fidelidade >. 210 a eu est (A) mortel, et (B) infini ? Comment permet-il au locuteur d’éviter la contradiction ? Il n’y a pas de réponse facile et nous sommes face à un défi pour les sémanticiens de tout bord. Mais une chose est sûre : c’est l’emploi de mais qui permet ce coup de force. L’emploi de mais agit sur le sens de ses segments, A ou B, dans les formats « A mais B ». En laissant de côté toute la richesse de la recherche historique sur mais, et des études de Frege, commençons par dire, dans ce chapitre, que la réponse de la SA à la question « à quoi sert l’emploi de mais ? » ne prendra pas la forme d’une règle académique limitant les emplois. La SA s'écarte par ailleurs d'une lecture, que nous appellerons lecture par raisonnement, dans laquelle l’emploi de mais servirait à établir un raisonnement entre deux segments adverses (l'énoncé ci-dessus ne cherche pas à opposer « l'amour fini » versus « l’amour infini », mais à les additionner : il s’agit d’une « étrange somme entre un amour infini et sa finitude »). La conjonction mais, pour cette théorie, ne se limite pas à créer des modèles adversatifs de type « A mais B ». Bien avant cela, la SA inscrit les sens produits par les emplois de mais dans un champ de signification lexicale si riche et large qu'il ne peut pas être limité à l'idée qu'un mot n'a qu'une seule propriété (dans le modèle « A mais B » ci-dessus, l'amour mortel du segment A, est en quelque sorte affecté par l'immortalité, du segment B). Ainsi, B n'exclut pas A entièrement, mais le nie partiellement. Ce regard profond (que nous appellerons lecture par discours), propre à la SA, postule que la conjonction mais a une fonction argumentative, où l'usage de mais illustre, assemble des sens (des argumentations), explicites ou implicites, dans et par les mots échangés « A mais B ». Des argumentations que ne sont pas toujours « présentes » dans la phrase ou l’énoncé lui-même. C'est ce que nous explorerons dans la suite. C'est ainsi que l'amour, selon l'énoncé cidessus, transite à la frontière entre le fini et l'infini, et que les mots « mortel » et « infini » ne peuvent pas faire face séparément à la puissance de cette valeur sémantique, caractéristique de l'amour. Ils ne reflètent pas cette valeur sémantique séparément, et un simple geste analytique de séparation de A et B ne peut pas rendre compte du sens qu’ensemble ils construisent. Ce que nous verrons dans la suite, c’est la théorisation d'exemples comme celui-ci. 211 2. Lecture par raisonnement versus lecture par discours Avant l'explication de notre position théorique, et avant nos analyses, il est important de considérer qu'il existe de nombreuses façons de lire les énoncés qui emploient mais. Et dans le cas de la SA, une lecture est fondamentale pour lire des emplois de mais : la lecture discursive (celle qui capte l'amour dans l'ensemble « fini + infini »). Cette lecture s'éloigne de la lecture par raisonnement (celle qui se trouve à la surface littérale entre deux sens isolés de « mortel » et de « infini »). Nous dirons que l'amour, ci-dessus, n'est pas la simple disposition entre deux mots, l'amour est signifié dans le mélange de deux mots, condensé par le mais (et non séparé par le mais). À travers le prisme de la SA, la lecture par raisonnement n'est pas contraire à la lecture discursive : la lecture par raisonnement est incomplète et impossible chez la SA. La SA cherche à montrer que l'idée de raisonnement est sans fondement, est une illusion, une tromperie. Le langage ne permet pas de raisonner, mais d'assembler des mots de certaines manières. C'est en cela que Ducrot se déclare platonicien plutôt qu'aristotélicien. On ne voit que des ombres, on n'a accès qu'à du langage. Regardons l’une et l’autre lectures. Le lecteur par raisonnement est comme quelqu’un qui effectue une randonnée qu'on peut suivre avec des panneaux sans avoir besoin d'établir des relations entre des éléments hors du chemin puisque celui-ci est déjà tracé. Il n'est pas nécessaire, donc, d’établir des relations, car le sens isolé, le sentier, est déjà donné. Il ne faut pas penser, car le chemin a déjà été pensé. Cette lecture prend en compte les éléments isolés. Au contraire, le lecteur par discours (c’est ainsi que la SA conçoit le lecteur) est comme le randonneur qui élabore son propre chemin à partir de sentiers déjà donnés mais également à partir des spécificités d’un contexte original : le chemin n’était pas le même hier que ce qu’il est aujourd’hui et le discours, réactualise toujours de façon originale les sentiers prévus par la langue. Cette lecture prend en compte les éléments isolés, mais ne se limite pas à eux. Le randonneur ne suit pas le sentier le plus direct ou le plus rapide : il choisit son chemin en prenant en compte ce qu’est véritablement la scène linguistique au moment où il la traverse, (et pas seulement les sentiers déjà tracés). La lecture discursive mobilise une vraie scène énonciative : ce qui est dit – et ce qui n'est pas dit –, qui a 212 dit, comment on l’a dit, quand on l’a dit, par quel moyen on l’a dit, et à quels locuteurs possibles on l’a dit, entre autres. La lecture discursive n’est pas universelle, cristallisée, (ce n’est pas une lecture normative). La lecture ne se limite pas à des éléments isolés (un rail, un panneau, des mots isolés). Pour les parcourir, il faut prendre en compte les relations avec les autres éléments : déictiques, contextuels, visibles ou non. Parce que la forêt ce n'est pas seulement des arbres, de même que le discours ce n'est pas que des mots : la même forêt peut signifier danger la nuit et sécurité le jour, tout comme les mêmes mots peuvent avoir des sens différents, dans des discours différents. De la même manière que le randonneur parcourt le sentier en fonction des particularités de la forêt (température, danger, relief etc.), chaque sens produit par chaque lecture est possible à la lumière de particularités discursives (situation et projet de celui qui parle, destinataire, stratégies énonciatives et autres particularités qui s’imposent au lecteur). Les sens d’un texte sont produits par le contraste entre les particularités discursives du locuteur et les particularités discursives du lecteur. D'où le dicton : « je ne suis responsable que de ce que je dis, pas de ce que vous comprenez ». Le lecteur peut ne regarder isolément que des mots (c’est la lecture par raisonnement qui correspond au lecteur qui ne lit que les mots, qui reste en surface de que est dit ou écrit, celui qui « se tient » au bord de l'observable), ou le lecteur peut se consacrer à une compréhension plus engagée dans le complexe énonciatif (le discours, niveau supérieur à l'énoncé) pour tracer son itinéraire, et explorer d'autres chemins dans la densité textuelle, en traçant des relations d’interdépendance, moins visibles, ne suivant que des indices, des chemins même interdits par les autres (c’est la lecture par discours qui correspond au lecteur qui lit les aspects argumentatifs indiqués dans les pistes structurelles, celui qui peut déceler certaines argumentations non évidentes dans les énoncés à travers des marques qu’il suit comme des pistes). Ce second lecteur est celui qui « transcende » l'observable. La lecture discursive nécessite la volonté du lecteur de comprendre « toute la forêt énonciative » dans son intégralité, surtout ce qu’on ne voit pas. Ce que nous allons faire ici, donc, c’est une lecture discursive de « A mais B ». 213 Carel (2014) reprend les conclusions de Ducrot (1977) sur ces deux types fondamentaux de lecture : la lecture par raisonnement et la lecture par discours. Illustrons cette prise de position : (1a) La bouteille est à moitié vide : va donc en chercher une autre. (1b) La bouteille est à moitié pleine : ce n’est pas la peine d’aller en chercher une autre. Comment comprendre que deux conclusions opposées soient possibles à partir de l’énoncé d’un même fait dans le monde (une bouteille remplie à moitié) ? La lecture par raisonnement, fondée sur le nombre de centilitres de liquide devrait conduire, dans les deux cas, à la même conclusion. Par conséquent, la seule lecture par raisonnement de la quantité de liquide est insuffisante pour comprendre le sens de ces énoncés. Il faut prendre en compte, dans nos observations de l'énoncé, la forêt discursive qui l'entoure. Comme les travaux de Sémantique Argumentative le soulignent, c’est « la distinction entre discours argumentatif et raisonnement qui constitue la force d'analyse de Ducrot » (CAREL, 2014, p. 4). Si le fait dans le monde est « une bouteille à moitié remplie de liquide », c'est la façon de décrire ce fait qui mène à une argumentation : « à moitié vide » (donc prends en une autre) ou « à moitié plein » (donc n’en prends pas d’autre), comme déclare Carel (2014, p. 5) : « je crois fondamental de tenir compte de la manière linguistique dont les faits sont décrits, je maintiendrai l’hypothèse que le locuteur de « A mais B » évoque des discours argumentatifs ». En résonance avec Ducrot (1990, p. 51), qui affirme que « la valeur argumentative d'un mot est par définition l'orientation que ce mot donne au discours ». Carel (2014, p. 3) souligne que la lecture par raisonnement est plus étroitement liée aux faits (la bouteille est à moitié remplie), et la lecture par le discours est plus liée à des façons dont le fait est décrit (« à moitié vide » va dans la direction des argumentations sur prendre autre bouteille : le vide appelle normativement le remplissage, et « à moitié plein » dans la direction des argumentations sur ne prendre pas d’autre bouteille : le plein n’appelle pas normativement le remplissage). De même, c'est par la lecture discursive que l'on peut rendre compte argumentativement de mais : « les argumentations évoquées par le locuteur d’un « A mais B » sont, non pas des raisonnements, mais des discours » (CAREL, 2014, p. 3). 214 Pour ce chapitre, il est donc important de considérer les deux modes de lecture fondamentaux : la lecture par raisonnement versus la lecture discursive (ou argumentative), pour réfléchir sur la conjonction mais, en se souvenant que les remarques précédentes, et la sémantique argumentative que nous présentons, nous poussent à toujours adopter une lecture discursive (ou argumentative), et jamais celle par raisonnement. En évitant d'entrer dans un exposé trop vaste sur la richesse des recherches sur la « lecture » au cours des siècles, nous conclurons cette partie en insistant sur la prudence que l'on doit avoir avec la lecture par raisonnement, car une lecture ne peut se réduire simplement à un exercice de classification morphologique-syntaxique (classer les adjectifs, les noms, les adverbes, les sujets, les prédicats...). Lire n’est pas classifier (normativement) ni faire de correction (orthographiquement), lire vise avant tout à reconnaître des argumentations. Cependant, la lecture par classification / correction est une méthode qui est malheureusement encore présente dans de nombreuses écoles, comme le critique Ducrot (1973, p. 60) : [...] « Car, s'il s'agit de langue, du système linguistique, les « finesses » que l’on doit inculquer aux élèves se réduisent pour une trop large part aux subtilités de la correction orthographique et grammaticale ». Il n'est pas difficile de comprendre qu'il est beaucoup plus productif, pour tous les objectifs de l'école, d’enseigner la « lecture » par la méthode de la lecture discursive. Il est crucial, en Sémantique Argumentative, de comprendre la lecture comme une procédure d’explicitation des argumentations lors de l'exploration des discours, car la lecture discursive, contrairement à la lecture par raisonnement, permet une reconnaissance argumentative (ce que signifient, les adjectifs, noms, adverbes, sujets, prédicats etc., dans les énoncés où ils se produisent). 3. La lecture conjointe [A mais B] proposée par Carel et la lecture disjointe [A] mais [B] proposée par Ducrot Considérons l’énoncé ci-dessous, classique dans les études sur mais : (2) Il fait beau mais je suis fatigué. 215 La richesse de l’emploi de mais dans cet énoncé montre d’emblée la difficulté de l’analyse adversative de cette conjonction en deux segments opposés puisque « beau temps » et « fatigué » ne sont pas sémantiquement opposés. La contradiction, l'adversité, serait : « beau x pas beau » et « fatigué x reposé », et leurs synonymes. Mais jamais : « beau temps x fatigué ». Comment comprendre alors ce que communique l’énoncé ci-dessus ? 3.1 L'hypothèse de Ducrot La perspective générale de la SA, à partir d'une lecture discursive, montre que les expressions « il fait beau » et « je suis fatigué », ci-dessus, constituent des arguments. Par exemple, « beau temps » (donc quitter la maison) et « fatigué » (donc ne quitter pas la maison). Ducrot propose d'appeler r et non r les conclusions visées par les segments A et B reliés par la conjonction mais : dans notre exemple, r = quitter la maison, et nonr = ne pas quitter la maison. Ainsi, la lecture ducrotienne entend, à la lumière de « A mais B », rechercher les argumentations « A donc r » et « B donc non-r », qui sont opposées en cela que leurs conclusions sont opposées. Résumons la conception de Ducrot. Ce qu’il est important de retenir initialement c'est que, pour Ducrot, mais a pour fonction d'articuler deux segments, [A donc r] mais [B donc non-r], de manière à « préférer » le second. Par exemple, dans [quitter la maison parce qu'il fait beau] mais [ne pas quitter la maison parce que je suis fatigué], le deuxième segment a une prépondérance sémantique sur le premier, en ce sens qu’il sera le seul finalement retenu : le premier segment, certes concédé, est finalement abandonné. Dans notre exemple, le locuteur refuse la promenade. Plus techniquement, les travaux de Ducrot (1977) affirment que l’argumentation évoquée par le premier segment articulé par mais, le A, est seulement accordée. Et l’argumentation évoquée par le deuxième segment articulé par mais, le B, est prise en charge par le locuteur. De cette façon le locuteur ne s'engage qu'avec le segment B, le segment pris en charge. 216 3.2 L'hypothèse de Carel Carel, pour sa part, évite d'utiliser les termes « r » et « non-r » car la fonction de [... mais ...] n'est pas, selon elle, d’opposer des conclusions et, au-delà, des mouvements argumentatifs. La linguiste n'utilise que « A mais B » et, dans cette formule, recherche les aspects argumentatifs qui y sont globalement évoqués. Dans les travaux de Carel, nous verrons que mais instaure la lecture d'un seul segment, [A + mais + B], dont le résultat, le sens final, sera une négation partielle de « A » à partir des indications qui existent en « B ». Par exemple, l'élément B, « fatigue », est un élément qui justifie l’annulation partielle de l'élément contenu dans A, « quitter la maison », de sorte que A est bien « partiellement » nié. De plus, nous ne lisons plus séparément « quitter » et « ne pas quitter », en préférant « quitter », comme le postulait Ducrot. Mais nous lisons [pouvoir quitter et ne pas quitter la maison, malgré l’agrément, en raison de la fatigue]. Carel (2011, p. 388) introduit son hypothèse par la question suivante : dans la mesure où « [...] si Pierre vient, Marie viendra constitue une proposition unique, nous devons nous demander pourquoi Pierre vient, mais Marie ne viendra pas en constituerait deux ». Selon elle, la réponse ne peut pas être purement normatif-grammatical car les parties « Pierre vient mais », ou « mais Marie ne viendra pas » ne sont pas dicibles isolément. Ce sont des raisons sémantiques qui doivent nous amener à voir dans A mais B une ou deux propositions. Elle développera quant à elle l’hypothèse que mais relie A et B de manière à exprimer un seul complexe argumentatif (pour cette notion, voir le chapitre de Christopulos). Ainsi, A ne s’oppose pas à B, et A n'est pas seulement un contenu abandonné qui permet de « soutenir » B, mais A s’ajoute à B4. À titre d'exemple pour cette réfutation du fonctionnement de l'opposition de mais, Carel (2011, p. 394) dira que face aux classiques « Il fait beau, donc j’irai me promener » ; et « Je suis fatigué, donc je n’irai pas me promener », les argumentations [A donc r] et [B donc non-r] ne relèvent pas du même bloc (la même idée sémantique). Il s'agit de « 4 Chez Carel, la lecture de segments séparés, est petit à petit, remplacée / mise à jour dans des concepts et des procédures qui appréhendent des lectures subordonnant un segment à l'autre, et d'énoncés globaux. Le mais n'est qu'une autre indication de cette préférence méthodologique. 217 promenades » distinctes dans les deux cas : « la promenade n'est pas envisagée de la même manière dans les deux cas ; il ne s’agit pas, dans notre perspective sémantique, d’un seul et même objet, la « promenade », définie comme un déplacement par la marche ». Comme on le voit, la négation partielle n’est pas une opération mathématique pure, de « soustraction d'une unité mesurable », mais un phénomène argumentatif qui instaure l’étrangeté sémantique d'une négation à l’intérieur d’une signification, perceptible mais difficilement mesurable. Réfléchissons plus théoriquement : dans les énoncés de type [A mais B], chez Carel, à quoi sert le B ? Il détermine quelle partie est exclue de A et quelle partie reste dans A, ne sachant pas comment mesurer cela avec précision (par exemple, le doute de quitter la maison, l'incertitude quant à la sortie de la maison, l'indécision entre quitter et rester, l’hésitation, enfin la sortie-pas-sortie instaurée par « mais B »). On se demande également à quoi sert le A ? Il sert à porter une négation partielle venue de mais B. Comme l'auteure elle-même l’affirme (CAREL, 2019, p. 6) : « Je retiendrai des études de Ducrot qu’il existe toute une famille d'emplois A mais B dont le locuteur limite la richesse argumentative de A ». Voici un résumé de la négation partielle : pour Carel, les énoncés du type « A mais B » sont équivalents à une négation partielle de A grâce aux indications contenus dans B, de sorte que ne se lit pas séparément [A] et [B], mais qu’on lit [A + B]. Pour les lecteurs les plus exigeants de la Sémantique Argumentative, il convient de mentionner ici que ces deux perspectives, ducrotienne et carélienne, à l’intérieur d'une organisation théorique plus large, la Sémantique Argumentative, ont été mises à jour à la lumière du tournant théorique qu’a constitué la Théorie des Blocs Sémantiques, ainsi que des récentes études de Marion Carel, qui a formalisé en profondeur des procédures d'analyse inutilisées dans les années 70 à 90. C’est ce que nous allons désormais observer. 4. Le mais dans la Théorie des Blocs Sémantiques : les fonctions textuelles Le but de ce chapitre est de détailler les sémantismes instaurés par la conjonction mais dans l’actualité théorique, pensé par le 218 raisonnement épistémologique de la SA dans le cadre spécifique de sa phase actuelle : la Théorie des Blocs Sémantiques, désormais TBS. Marion Carel, a publié plusieurs textes sur la conjonction mais dont quatre particulièrement importants : les deux premiers, au caractère le plus préliminaire sont : son article « La particule mais estelle une conjonction ? » (CAREL, 2010, p. 13-29) et le livre L’entrelacement Argumentatif (CAREL, 2011, p. 383 – 453) ; le troisième, moins théorique et plus concrètement attaché à l’analyse d’exemples est l’article « Mais : une marque de négation partielle » (CAREL, 2014), et le quatrième, le plus récent : « Interprétation et décodage argumentatifs » (CAREL, 2019, 2-15). Pour analyser mais, à la lumière des procédés de la TBS, nous laissons de côté les anciennes notions d'énonciateur et d’identification ou de distanciation, qui n'existent plus. La TBS propose trois façons avec lesquelles le locuteur peut présenter un contenu, ce sont les fonctions textuelles de mise en avant, mise en arrière et d’exclusion (pour ces notions, voir le chapitre de Carel sur « l’énonciation linguistique »). Par exemple, dans l’énoncé (3) L'élève ne veut pas étudier, son professeur est incompétent. le locuteur exclut le contenu [l'élève veut étudier, son professeur est compétent], le locuteur met en arrière [l’élève a un professeur], et le locuteur met en avant [si l'élève n'étudie pas, c’est parce que le professeur est incompétent]. Les contenus mis en arrière (cas des présupposés), sont aperçus implicitement, et dépendent du contenu mis en avant pour être identifiés. Les trois fonctions textuelles signalent la présence d’un sujet qui, avant d'être une personne physique, est quelqu'un constitué par son dire : d’une façon globale, il s’agit d’un locuteur qui met en avant que le problème de « ne pas étudier » est causé par le professeur, et pas par l'étudiant. Ce sont ces locuteurs qui attribuent aux écoles la responsabilité de certains échecs scolaires, par exemple. Des énoncés de ce type montrent également que le locuteur exclut, mais de manière plus discursive, moins explicite, des contenus tels que : [l'élève veut étudier, sa famille l'accompagne], puisque l'énoncé n’associe le contenu « ne pas vouloir étudier » qu’à la figure du professeur (ce qui signifie l’exclusion d'autres sources de « vouloir étudier »). 219 Transformant l’ancienne nomenclature de Carel (2014, p. 2)5, on peut expliquer les trois façons de dire comme suit : parmi ces trois manières de présenter un contenu, seule la mise en avant est énonciativement indépendante et peut de la sorte constituer une unité complète. La mise en arrière et l’exclusion sont par contre dépendants et accompagnent toujours une mise en avant : ils sont « énonciativement subordonnés ». Considérons maintenant un autre énoncé : (4) L'élève ne veut pas étudier, mais sa famille intervient. Selon l'hypothèse carélienne, le fait « l’élève ne veut pas étudier » est décrit discursivement dans le format A mais B, où A (ne pas vouloir étudier) est partiellement nié (et devient étudier un peu) par le fait de B (l'intervention familiale). La lecture conjointe sera : [l'élève aura un certain succès, étudiera partiellement, car il sera exposé à un élément de réussite, l'intervention familiale]. Notez que les mots A « ne pas étudier » et B « intervention familiale » n'ont pas de relations directes les uns avec les autres, comme le proposerait une lecture plus superficielle, la lecture par raisonnement. C'est dans la lecture discursive que cette relation A mais B produira des argumentations telles que : (A) « ne pas étudier (donc ne pas réussir) » et (B) « intervention familiale (donc réussir) ». Rappelant qu'il s'agit de succès différents, comme le remarque Carel (2011, p 394), qui seront lus ensemble : [(A) avoir une certaine réussite dans la dimension de la non-étude en raison de (B) un élément de réussite de la dimension de l’intervention familiale]. Les contenus argumentatifs sont organisés par les fonctions textuelles qui leur sont données : (i) Le locuteur met en arrière : [si l’élève étudie, il n’est pas content] La signification de ne pas vouloir contient l’idée de ne pas aimer et cet élément du sens du premier segment A n’est pas attaqué par « mais l’accord » (aujourd’hui, mise en arrière) , « prise en charge » (aujourd’hui, mise en avant) et « rejet » (aujourd’hui, l’exclusion) : parmi ces trois manières de présenter un contenu, seule la prise en charge est énonciativement indépendante et peut de la sorte constituer une unité complète. L’accord et le rejet sont par contre dépendants et accompagnent toujours une prise en charge : je dirai qu’ils sont « énonciativement subordonnés ». 5 Mise à jour des anciennes nomenclatures de « 220 sa famille intervient » : le locuteur maintient que l’étude ne plaît pas à l’élève en question (ii) Le locuteur exclut : [l’élève ne veut pas étudier donc il échouera] Aussi présent dans le sens de A (l’argumentation externe de vouloir faire p contient celle de faire p) c’est à cet élément que « mais sa famille intervient » s’attaque. (iii) Le locuteur met en avant : [même s’il ne veut pas etudier l’étudiant réussira] Si les familles interviennent dans les études de leurs membres alors ces derniers réussissent dans leurs études : c’est là la signification d’ intervenir, et non une loi psychologique. Lire argumentativement des énoncés et des textes contenant mais signifie lire trois choses : (i) un sens pré-accordé en disant, un pré-posé révélé par le posé et la dit mis en arrière. Exemple : l’énoncé « Pierre a travaillé en vain » met en avant l’échec de Pierre et met du même coup en arrière la fatigue qui a découlé du travail. (ii) un sens dont le locuteur s'écarte en le niant et représenté par l’exclusion. On peut dire « Il n’est pas mauvais professeur. Au contraire, il est très bon » sous la négation « il n’est pas mauvais » se trouve, exclue, la forme positive « il est mauvais » : c’est à elle que « au contraire » relie « il est très bon ». Par contre, on ne peut pas dire « * Il est bon. Au contraire, il est génial » sous l’affirmation « il est bon », il n’y a pas la forme « il est mauvais ». Affirmer et nier ne sont pas deux attitudes symétriques. Ici, seule la négation contient une exclusion. (iii) un sens plus évident, plus visible, qui se détecte dans l'acte même du dire, dans l'épaisseur explicite du dire (la fonction de mise en avant). Par exemple : dans l’énoncé « Pierre a arrêté de fumer », le locuteur met en avant le contenu [X a cessé de faire Y]. La notion de mise en arrière est plus riche que celle que nous exposons dans ce chapitre. Toute richesse significative prévoit des déploiements de ce qui est mis en arrière : en énonçant « John est le petit-fils d'un retraité », il est mis en arrière que « John a un grand-père 221 », il est mis en arrière que « le grand-père a travaillé avant », et il est mis en arrière que « le grand-père de John ne peut pas être si jeune », entre autres. Ainsi, les études argumentatives produisent une lecture sophistiquée qui élargit la gamme sémantique des énoncés, car elle nous oblige à identifier des implicites via des exclus et des mises en arrière présupposées, signifiés avec les explicites posés. Quoi qu’il en soit, aucun de ces points ne sera l’objet de ce chapitre. 5. Les trois types de mais : l’articulateur, le triangulaire et l’internalisateur Évidemment, il existe un certain nombre d'études sur la conjonction mais qui proposeront d’autres types de fonctionnement pour cette particule qui ne seront pas présentés ici. Comme ce n'est pas l'objet de cette leçon de faire une typologie des différents mais, restons-en aux types de mais tels qu’ils sont étudiés dans le cadre de la Sémantique Argumentative, notamment ici chez Carel6. Ce qui provoque une triple typologie de [A mais B] dans La Théorie des Blocs Sémantiques est, comme nous l'avons vu, l’hypothèse de Carel selon laquelle, contrairement à ce que suppose Ducrot (1977), le « A » de « A mais B » n’est pas globalement mis en arrière mais partiellement nié. C'est là la difficulté à mesurer ce qui est rejeté dans A (quel contenu de « A » est exclu ?), aussi bien que de trouver l'élément qui provoque ce rejet dans A, qui établit les trois types de mais chez la TBS. Regardons ces mais. Carel (2014) présente trois emplois de mais : le triangulaire, l’internalisateur et l’articulateur. 5.1 Le mais triangulaire Comme l'explique Carel (201, p. 4), « Les emplois dits ‘triangulaires’ ont pour caractéristique de continuer à communiquer les mêmes argumentations si on insère un pourtant ». Par exemple : (5) Monsieur A est républicain mais honnête. 6 Nous suggérons quelques indications bibliographiques/de lecture classiques : Dire et ne pas dire (DUCROT 1972) ; Deux mais en français ? (ANSCOMBRE, DUCROT, 1977), Les internalisateurs (DUCROT, 2002) et De magis a mais : une hypothèse sémantique (VOGT, DUCROT, 1979), entre autres. 222 (i) Ici, Carel explique que le locuteur exclut : [RÉPUBLICAIN DC NEG- HONNÊTE] Monsieur A est républicain, et par conséquent, il n’est pas honnête. (ii) Et le même locuteur met en avant : [RÉPUBLICAIN PT HONNÊTE] Monsieur A est républicain, pourtant il est honnête. Aucun contenu n’est mis en arrière. Le « A » est « partiellement nié » en cela qu’une de ses argumentations externes est exclue tandis qu’une autre est prise en charge. 5.2 Le mais internalisateur Le nom mais internalisateur provient d’études sur les internalisateurs de Ducrot (2002) – voir le chapitre sur les internalisateurs dans ce volume –, où l'expression en vain est présentée comme un internalisateur. Un bon exemple pour comprendre ce mais est : (6) Pierre a travaillé mais en vain. Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l’internalisateur, un internalisateur ne peut jamais être lu comme un élément isolé, indépendant. En Sémantique Argumentative, on ne lit jamais un internalisateur seul : il faut lire l'expression affectée par un internalisateur (il mentait sans raison, il étudiait péniblement, etc.) En effet, les internalisateurs (comme en vain) n’ont aucun but s’ils sont pris seuls, ils ne prennent sens qu’en agissant sur le mot auquel ils sont grammaticalement reliés (travaillé en vain). Carel explique que la différence entre le mais internalisateur et le mais triangulaire est précisément celle-ci : le mais triangulaire de Pierre a étudié mais il a échoué à son examen construit directement deux enchaînements, Pierre a étudié donc il n’a pas échoué à son examen et Pierre a étudié pourtant il a échoué à son examen : il exclut le premier et met en avant le second. Or dans l'emploi du mais internalisateur cette possibilité n'existe pas, car sa logique est toute autre, sa logique est d'opérer sur un seul segment et même un seul mot, dans notre exemple le verbe travailler, de sorte que l’on ne sait pas exactement 223 ce que Pierre a raté selon (6). L’ajout de mais en vain signale seulement qu’est exclu un enchaînement du type TRAVAILLER DC REUSSIR et qu’est mis en avant un enchaînement du type TRAVAILLER PT NEG REUSSIR. Ainsi selon Carel (2014, p.5), le locuteur de (6) qui contient un mais internalisateur : (i)Le locuteur met en avant : [TRAVAILLER PT NEG-RÉUSSITE] Il a travaillé pourtant il échoue / va échouer. (ii)Le locuteur exclut : [TRAVAILLER DC RÉUSSITE] Il a travaillé, par conséquent il réussit / va réussir. Dans tous les cas, il faut se souvenir que le mais triangulaire et le mais internalisateur ont une nature discursive argumentative (ce qui les éloigne des emplois de la lecture par raisonnement). 5.3 Le mais articulateur Comme nous l'avons vu, le nom d’« articulateur », proposée par Ducrot, vient de la compréhension du fait que le mais articule, met en relation deux segments, A et B, chacun communiquant un contenu. De l'avis de Ducrot, comme nous l'avons vu, A est indépendant de B, mais les deux s'articulent. Nous l’avons vu, avec des exemples comme les énoncés (2) et (4) sur lesquels nous avons déjà travaillé : « beau temps » mais « fatigue » et « ne pas étudier » mais « intervention familiale ». Passons à un exemple de Carel (2014, p. 7-8) : Imaginons deux cambrioleurs qui se demandent si Pierre, un troisième cambrioleur, a pu entrer dans la banque : Premier cambrioleur, X : Le passage est éclairé, il a sûrement renoncé. Second cambrioleur, Y : C’est vrai que c’est dangereux mais Pierre est courageux. Analysons cet énoncé : (7) C’est vrai que c’est dangereux mais Pierre est courageux. 224 Il est intéressant de noter que la signification du mot « éclairé » ne fait pas partie de la signification de « dangereux ». Cette relation argumentative se construit par une lecture discursive : Le renoncement de Pierre est envisageable, non pas à cause de l’éclairage en tant qu’éclairage (il arrive très sûrement à Pierre de traverser des pièces éclairées), mais à cause du danger que représente en cette occasion l’éclairage de ce passage (CAREL, 2014, p. 8). Carel dira ainsi que dans (7), Y reprend et résume la pensée de X par le mot « dangereux », qui regroupe deux argumentations indépendantes, qui s’articulent : (i) Le locuteur Y met en arrière : [EXISTE DC VISIBLE] Si on emprunte le passage, on est visible (et ça c’est dangereux). (ii) Le locuteur Y exclut : [DANGER DONC NEG-FAIRE] Passer est dangereux donc Pierre ne l’a pas fait. (iii) Le locuteur Y met en avant : [DANGER POURTANT FAIRE] Même si c’est dangereux, Pierre le fait. En conclusion, la question qui se pose ici est comment condenser l’emploi du mais en Sémantique Argumentative ? Dans les cas que nous avons vus le A est toujours partiellement nié. Il appartient à l'analyste de décrire comment le locuteur nie partiellement A par comparaison à B. Et l’analyse de [A mais B] est opérationnalisée par trois fonctions textuelles (mise en avant, mise en arrière et exclusion) dans trois emplois de « mais » (le triangulaire, l’internalisateur et l’articulateur). Et pour mieux comprendre ces trois emplois du mais, il est pertinent de considérer la différenciation entre eux, présentée par Carel (2014, p. 14) : Seul l’emploi articulateur de mais constitue ainsi à proprement parler une conjonction, reliant deux segments communiquant chacun un contenu ; par contre, l’expression B qui suit un mais d’internalisation ou un mais triangulaire ne communique aucun contenu et s’associe à mais pour constituer un opérateur unaire niant partiellement A. 225 Notons que Carel voit dans ces trois emplois de [A mais B] une présentation de la notion de négation partielle et un exposé des manières variées de la réaliser quand il s’agit de nier partiellement A. Il reste, selon Carel, que certains emplois de A mais B nient partiellement B. Il en va en particulier ainsi dans les exemples comme je n’ai rien contre le travail des femmes mais… Dans un tel exemple, on le comprend tout de suite, le locuteur va dire (ou comme s’il allait dire) quelque chose qui pourrait laisser penser qu’il est contre le travail des femmes : je n’ai rien contre le travail des femmes mais leur place est à la maison. Le premier segment du mais est là pour empêcher d’emblée cette lecture du second segment : la négation partielle porte sur B. 6. Il reste beaucoup à dire sur la négation partielle, mais nous devons conclure La tradition de l'enseignement des langues a construit des théories et des procédures qui traitent d'idées, de mots et de significations totalement pleins (« A », « mais », « B » ...). Et l'univers de la Sémantique enseignera, quoique tardivement, que nous ne sommes que face à la partie émergée de l'iceberg des quasi-niés ou partiellement niés (« A + mais + B ») et ses quasi-idées, quasisignifications, articulés par mais, dimension qui reste encore à être exploitée. Evidemment, ces études doivent progresser dans la TBS, au vu du manque de publications sur mais, qui, même s'il est au centre des préoccupations de la SA depuis les années 1970, n’a pas connu de mise à jour complète depuis 2014. Ce chapitre a traité de la lecture de discours organisés par mais en particulier à travers les outils de la TBS, qui s’articule de la manière suivante à la description que proposait Ducrot dans le cadre de la SA avant la TBS : •Le mais argumentatif dans Ducrot – [r] mais [~ r] : deux segments indépendants l'un de l'autre, articulés par mais, où le premier ne sera qu’accordé, et le deuxième sera toujours pris en charge ; •Le mais argumentatif dans Carel – [A mais B] : 226 deux segments interdépendants l'un de l'autre, une seule proposition organisée par mais, où l'effet interdépendant [A + B] annule partiellement A à travers deux fonctions textuelles, l’une négative (il s’agit de l’exclusion) et l’autre positive (mise en avant ou mise en arrière selon les exemples). Nous avons vu que dans la formule « A mais B », pour la sémantique argumentative de Ducrot, le A a une fonction de coadjuvant pour le segment principal B en concédant une argumentation de conclusion contraire, et pour la TBS de Carel, dans la même formule « A mais B », le segment B a pour fonction de limiter la richesse sémantique de A. B, déstabilisant la pleine signification de A, en déstabilisant le sens plein de A, de sorte que le sens des énoncés organisés par mais est étrangement A + B. Comme Carel (2011, p. 402) l'explique : « [...] le caractère ambigu, à son tour positif et négatif, dériverait de sa nature intermédiaire entre la prise de position et le rejet. » Ainsi, pour la TBS, « [...] une négation partielle est l'association de deux unités de discours, l'une dont le contenu est supprimé, l'autre dont le contenu est affirmé » (CAREL, 2011, p. 437). On dirait que mais est devenu, dans cette nouvelle conception de la TBS, un lieu théorique privilégié pour observer des sens déstabilisés, ou pour attraper « presque quelque chose », inhérent à la complexité des emplois de mais. La formule [A mais B] est, dans la TBS, l'étude incommode de la quasi-signifiance d'un affirmer-nier. Le début de ces études de mais par la perspective de la négation partielle représente une bonne proposition méthodologique pour démarrer des recherches des sens paradoxaux et limitrophes, en Sémantique et en Sémantique Argumentative. La contribution des études sur mais, effectuée par la Sémantique Argumentative, aux recherches sur la « lecture » consiste dans la compréhension du fait que lire des structures disposées en segments informationnels articulés par mais signifie co-lire des aspects argumentatifs, explicites et implicites : ce qui est mis en arrière (ou qui est en accord avec certaines significations co-signifiées) ; ce qui est exclu (ou qui exclut certaines significations co-signifiées), et ce qui est mis en avant (ou qui prend telles significations en charge) ; ce qui est mis en avant (et permet de structurer son discours et d’influencer celui de l’autre). Cette lecture s'écarte d'une vérification syntaxique et morphologique du mot ou de la phrase (visée de la lecture par 227 raisonnement), au détriment d'une signification inhérente à l'argumentation de ces syntaxes et formes, pas toujours explicite dans la phrase ou l'énoncé (visée de la lecture discursive). Le lecteur attentif se rendra compte que c'est un mérite de Ducrot que d'initier la lecture discursive de mais, et c'est un mérite de Carel que d'approfondir et de formaliser ces études discursives sur mais. L’argumentativité de mais, cependant, reste un terrain à explorer... Bibliographie ANSCOMBRE, J. DUCROT, O. Deux mais em français. Disponible à l’adresse <https://semanticar.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/4552/files/ 2019/02/ducrot-deuxmais-1977.pdf>. CAREL, M. L’Etude d’une conjonction. In : L’entrelacement Argumentatif , 2011, p. 385 – 453. CAREL, M. « Mais, une marque de négation partielle » in W. Weindenbusch (éd.) Diskursmarker, Konnektoren, Modalwörter, Narr Verlag, 143-158, 2014. Disponible à l’adresse <https://semanticar.hypotheses.org/files/2018/10/carelmais-n%C3%A9gation-2014.pdf>. MACHADO, J. C. A significação paradoxal: oposição ou prolongamento da significação doxal? a hipótese do cubo argumentativo. In: Língua e instrumentos linguísticos, v. 2, p. 89-138, 2017. Disponible à l’adresse <http://www.revistalinguas.com/edicao40/artigo4.pdf >. MORAES, V. Soneto da fidelidade, São Paulo, 1946. Disponible à l’adresse < http://www.viniciusdemoraes.com.br/pt-br/poesia/poesias-avulsas/sonetode-fidelidade >. 228 PARTIE 5 : LA GRADUALITÉ 229 230 Leçon XVII Le modificateur déréalisant, le modificateur réalisant, le modificateur surréalisant et l’internalisateur María Marta García Negroni Universidad de San Andrés Universidad de Buenos Aires CONICET, UBA, Argentine 1. Introduction L’une des hypothèses centrales de la théorie de l’argumentation dans la langue (Anscombre et Ducrot 1983) et, en particulier, de la théorie des topoï (Anscombre 1995 ; Ducrot 1995) c’est que les mots lexicaux (par exemple, les verbes et les noms) ont une gradualité intrinsèque, inhérente. En effet, dans la mesure où les mots sont décrits comme des « paquets de topoï » et que ceux-ci peuvent être appliqués avec plus ou moins de force argumentative, « les mots ont d’après leur sémantique propre, des degrés d’applicabilité différents » (Ducrot 1995, 1). Cela signifie non seulement que l’on peut associer aux mots des déterminations susceptibles de degrés, qui, de ce fait, leur ajoutent du dehors un aspect graduel, mais aussi, et surtout, que leur signification comporte en elle-même un certain type de gradualité. Pour justifier cette idée d’un point de vue linguistique, Ducrot (1995) étudie le comportement de certains modificateurs (adjectifs ou adverbes) que l’on peut faire porter sur les prédicats de la langue (verbes ou noms) et dont la présence diminue ou augmente la force avec laquelle on applique, à propos d’un objet ou d’une situation, les topoï constituant la signification des unités lexicales. Ducrot nomme déréalisants les modificateurs qui abaissent ou détruisent cette force et réalisants ceux qui l’augmentent ou l’accroissent. Plus tard, avec l’abandon du concept de topos compris comme schéma à deux échelles, la théorie des blocs sémantiques (Carel 2002, 2011 ; Carel et 231 Ducrot 2005) réinterprétera la notion de modificateur et introduira le concept d’internalisateur. Dans ce qui suit, nous analysons en détail chacun de ces concepts. 2. La théorie des modificateurs déréalisants et réalisants Dans le cadre de la théorie des topoï, Ducrot (1995) distingue deux types de modificateurs qui, appliqués a des unités lexicales, permettent de rendre compte de sa gradualité intrinsèque. Ces modificateurs sont ceux que Ducrot appelle « modificateurs déréalisants » (dorénavant MD) et « modificateurs réalisants » (dorénavant MR). Voici les définitions que l’auteur propose : Un mot lexical Y est dit MD par rapport à un prédicat X si et seulement si le syntagme XY : a. n'est pas senti comme contradictoire b. a une orientation argumentative inverse ou une force argumentative inférieure à celles de X. Si XY a une force argumentative supérieure à celle de X, et de même orientation, Y est un MR. (Ducrot, 1995, 2) Des définitions qui précèdent, il s’ensuit que deux formes de déréalisation sont possibles : les MD par rapport à un certain prédicat (par exemple, lente par rapport à amélioration dans (1) et (2) cidessous) peuvent être inverseurs ou atténuateurs. Des critères syntaxiques permettent de prévoir le rôle du MD : l’adjectif sera inverseur (i.e., il inversera l’orientation argumentative du prédicat) s’il fonctionne comme attribut (cf. (1)) ; il sera atténuateur (i.e., il atténuera la force argumentative du prédicat sur lequel il porte) si du point de vue syntaxique il fonctionne comme épithète (cf. (2)) : 1. L’amélioration de la situation est lente. 2. Il y a eu une lente amélioration de la situation. Si le MD lent est attribut, la conclusion que l’on peut tirer de l’énoncé le contenant est inverse de celle que l’on tirerait de l’existence d’une amélioration, cela si l’on admet, comme on le faisait à l’époque de la théorie des topoï, le topos selon lequel l’amélioration de quelque chose est un facteur favorable et amène à se sentir plus rassuré. Une conclusion du type Je me sens rassurée serait impossible après 232 l’argument L’amélioration de la situation est lente, mais pourrait être introduite par un mais qui, précisément, a pour rôle de joindre deux segments anti-orientés. 3. L’amélioration de la situation est lente. Cela m’inquiète. 4. L’amélioration de la situation est lente, mais je me sens rassurée. En revanche, lorsque le MD lent est épithète, il n’inverse pas l’orientation d’amélioration mais affaiblit sa force argumentative. Une conclusion comme Cela me rassure se comprend sans peine avec le même topos. 5. Il y a eu une lente amélioration de la situation. Cela me rassure. Cette caractérisation des MD a permis de donner une description positive de ce que les morphèmes peu et un peu ont en commun. Jusque-là, ces deux morphèmes avaient été décrits comme des opérateurs qui exploitaient deux formes topiques converses. Mais cette description, insistant sur ce qui les opposait, ne permettait pas de rendre compte de ce qu’ils avaient en commun. La théorie des MD a permis de combler cette lacune en décrivant l’un et l’autre, cette fois de manière positive, comme des modificateurs déréalisants. En tant que tels, peu et un peu diminuent l’applicabilité du prédicat qu’ils modifient. Et, comme cette diminution ou déréalisation peut se traduire comme une atténuation de la force ou comme une inversion de l’orientation argumentative, la théorie des MD permet d’expliquer ce qui les oppose : si peu est un MD inverseur (i.e., il inverse l’orientation du syntagme XY où il est introduit), un peu est un MD atténuateur (i.e., même s’il l’atténue, il permet de conserver la même orientation). Autrement dit, si les syntagmes Il a travaillé et Il a un peu travaillé autorisent, certes avec des forces différentes, le même type de conclusions (cf. (6) et (7)), le syntagme Il a peu travaillé oriente vers des conclusions contraires, et cela dans la mesure où peu inverse l’orientation argumentative intrinsèque du verbe travailler (cf. (8)) : 6. Aujourd’hui, Jean a travaillé. Il est fatigué. 7. Aujourd’hui, Jean a un peu travaillé. Il est un peu fatigué. 8. Aujourd’hui, Jean a peu travaillé. Il n’est pas fatigué. 233 Mais s’il y a deux formes de déréalisation, il n’y en a qu’une seule en ce qui concerne la réalisation. Les MR augmentent toujours l’application du prédicat qu’ils modifient et cela quelque que soit leur fonction syntaxique. 9. L’amélioration de la situation a été rapide. 10. Il y a eu une rapide amélioration de la situation. En tant que MR par rapport à amélioration, rapide n’est pas sensible, quant à l’orientation, à l’opposition attribut/épithète. Il fonctionne toujours comme renforçateur de sorte qu’une conclusion du type Cela me rassure peut être tirée aussi bien à partir de (9) que de (10). 11. L’amélioration de la situation a été rapide. Cela me rassure. 12. Il y a eu une rapide amélioration de la situation. Cela me rassure. 2.1. Les critères pour MD et pour MR Ducrot (1995) signale divers critères pour découvrir les MD et MR ou plutôt les paires XY où Y est un MD ou un MR par rapport à X. Le premier permet de repérer les MD et concerne la possibilité d’énoncer X, mais XY « sans avoir une raison argumentative précise d’opposer X à XY » (Ducrot 1995, 3). Si cela est le cas, alors Y est un MD par rapport à X. 13. Il y a eu une amélioration, mais elle a été lente. 14. Pierre est un parent, mais (un parent) lointain. Si, au contraire, il est nécessaire d’imaginer un mouvement discursif complexe pour pouvoir interpréter l’enchaînement avec mais, Y sera dit MR par rapport à X. Ce premier critère permet de confirmer la valeur déréalisante de lente vis-à-vis d’amélioration et nous amène à considérer, par exemple, que par rapport au prédicat parent, c’est lointain et non pas proche qui est un MD. 15. #Il y a eu une amélioration, mais elle a été rapide. 16. #Pierre est un parent, mais (un parent) proche. Signalons ici que le dièse (#) qui précède (15) y (16) n’indique pas agrammaticalité. Il signale simplement que l’interprétation de l’énoncé auquel il est attribué exige d’imaginer une argumentation en faveur 234 d’une troisième proposition. En effet, pour pouvoir interpréter un enchaînement comme (17), il ne suffit pas de connaître la signification du nom parent : 17. Non, Pierre est un parent, mais un parent proche. Il ne nous donnera pas ces renseignements. Autrement dit, l’énonciation de (17) implique autre chose que de savoir que Jean est un parent proche. Selon Ducrot (1995, 3), Il faut, par exemple, que l'on désire, afin de se renseigner sur quelqu'un, en rencontrer un parent éloigné, et l'on montre, (…), que Pierre ne peut pas convenir : tout en satisfaisant la condition d'être un parent de cette personne, il est trop proche pour donner sans méfiance les renseignements qu'on voudrait lui extorquer. Le deuxième critère permet de découvrir les MR par rapport à un prédicat et concerne la possibilité d’énoncer, sans une intention argumentative particulière, une phrase X, et même XY. En se fondant sur ce deuxième critère, on attribuera à rapide et à proche un caractère réalisant par rapport respectivement à amélioration et à parent. 18. Il y a eu une amélioration et même (une amélioration) rapide. 19. Pierre est un parent et même (un parent) proche. 20. #Il y a eu une amélioration et même (une amélioration) lente. 21. #Pierre est un parent et même (un parent) lointain. Ainsi, à la différence de la structure X, mais Y, où Y est un MD 22. Le boxeur B a perdu, mais de justesse. qui peut être énoncée dans n’importe quel contexte – puisque l’opposition du prédicat X et du MD Y est indépendante de toute conclusion précise -, celle du type X mais Y, où Y est un MR exige nécessairement « une situation argumentative complexe qui ne se réduit pas aux indications contenues dans les mots » (Ducrot 1995, 12). C’est, entre autres, le cas de l’enchaînement qui suit, 23. #Le boxeur B a perdu, mais clairement. 235 En effet, pour comprendre ce type d’enchaînement, où mais oppose deux événements sans lien linguistique intrinsèque entre eux (Anscombre 1990), il est nécessaire d’imaginer une argumentation en faveur d’une troisième proposition vis-à-vis de laquelle X (ici, perdre) et le MR (ici, clairement) peuvent devenir des arguments antagonistes. Il en serait ainsi, par exemple, dans le cadre d’un combat arrangé où il fallait que le boxeur B perde mais non pas clairement pour qu’il n’y ait pas de soupçons de tricherie et que le combat ne soit pas annulé. Ou encore, si l’énonciation de (23) est utilisée pour dissuader l’interlocuteur qui, se vantant de ses qualités comme entraîneur de boxeurs, affirme qu’il pourra faire de B un très bon boxeur. Tout en satisfaisant la condition d’être un boxeur médiocre (il a perdu), B ne peut pas convenir car il est trop mauvais (il a perdu clairement) pour pouvoir devenir un jour un bon boxeur, même avec les meilleurs des entraîneurs. Si, en revanche, un contexte comme ceux imaginés ci-dessus n’est pas accessible, la suite Il a perdu, mais clairement est difficile à interpréter, l’orientation du MR clairement ne s’opposant nullement à l’argumentativité inhérente du verbe perdre. Bien au contraire, en tant que tel, ce MR augmente le degré d’application du prédicat, la force avec laquelle on applique les topoï constituant sa signification. On pourrait en dire autant d’autres modificateurs de type réalisant tels que de façon écrasante par rapport au prédicat perdre, de terrible par rapport à drame, de très, très tranquille par rapport à eau tranquille ou de proche, proche par rapport à parent. Cependant à la différence de (23), les fragments de discours qui suivent et qui contiennent précisément ces modificateurs précédés d’un mais sont tout de suite interprétables sans que soit nécessaire le recours à une situation contextuelle particulière et complexe du point de vue argumentatif. 24. Ils ont perdu, mais de manière écrasante ! 25. C’est un drame, mais terrible, hein ? 26. Le Lac : deux hectares d’eau tranquille, mais alors vraiment très tranquille ! 27. Pierre est un parent, mais proche, proche ! Selon la description argumentative habituelle de mais, celui-ci marque toujours l’anti-orientation des deux segments qu’il conjoint. Or, dans ces exemples non seulement les deux segments sont co- 236 orientés mais le deuxième renforce l’orientation argumentative du premier. Pour expliquer la possibilité des énoncés du type (24)-(27), j’ai introduit une troisième classe de modificateurs que j’ai appelés « modificateurs surréalisants » (García Negroni 1995, 2003). 2.2. Une troisième classe de modificateurs : les modificateurs surréalisants Tout comme les MR, les MS renforcent l’application du prédicat X sur lequel ils portent (cf. la possibilité d’énoncer une phrase X et même X MS, comme le montrent (28)-(31)), 28.Ils ont perdu et même de manière écrasante. 29.C’est un drame et même (un drame) terrible. 30.Deux hectares d’eau tranquille et même très tranquille. 31.Pierre est un parent et même (un parent) proche, proche ! mais ils s’en distinguent du fait qu’il est possible d’énoncer une phrase X, mais MS sans avoir à chercher une intention argumentative lointaine pour pouvoir l’interpréter (cf. la possibilité de (24)-(27) ci-dessus). Ces deux propriétés qui distinguent les MS aussi bien des MR que des MD sont à relier à une troisième : l’énonciation des adjectifs ou adverbes surréalisants se voit toujours accompagnée d’une accentuation d’intensité ou de proéminence. Cet aspect prosodique spécifique n’est pas sans importance car il constitue la marque de la subjectivité du locuteur qui s’exclame à propos du degré extrême atteint dans la situation dont il s’agit. Ce degré extrême peut être désigné aussi bien intrinsèquement (i.e., dans le propre sémantisme du modificateur comme c’est le cas de l’adverbe de manière écrasante, de l’adjectif terrible, de la forme superlative vraiment très tranquille ou de la réitération proche, proche) qu’extrinsèquement par la présence de certains traits prosodiques (accent d’intensité, pauses, etc.) ou gestuels (mouvements des mains ou du visage) qui de manière caractéristique accompagnent l’énonciation du MS. On remarque, ainsi, que l’énoncé (23) devient tout à fait acceptable (i.e., interprétable sans qu’il soit nécessaire d’imaginer un mouvement discursif complexe du point de vue argumentatif) si a) le modificateur est précédé d’une petite pause ; 237 b) le modificateur est mis en relief par un accent d’intensité. en effet, accompagnée de ces traits prosodiques qui font de clairement un MS (d’où la notation avec des lettres majuscules), l’occurrence de mais entre le prédicat perdre et le modificateur clairement dans (32) ne pose plus de problèmes d’interprétation : 32. Le boxeur B a perdu, mais CLAIREMENT, hein ? 3. Les internalisateurs Dans le cadre de la théorie des blocs sémantiques (dorénavant TBS), la notion de modificateurs est reprise avec des rectifications et des réinterprétations. En effet, si appliqués à un mot lexical X, les MD et les MR permettaient de modifier (i.e., renforcer ou contredire) les argumentations normatives (i.e., en donc) qui avaient comme point de départ le prédicat X, les modificateurs sont caractérisés, dans le cadre de la TBS, comme un type d’opérateur qui se limite à réorganiser les aspects qui constituent l’argumentation interne (dorénavant AI) de X en les combinant d’une façon nouvelle avec les connecteurs et la négation. Voici la définition proposée par Ducrot (2002, 4-5) : Un mot-outil Y est dit « modificateur » par rapport à un mot X si l’AI du syntagme XY est faite avec les seuls termes pleins contenus dans l’AI du mot X : ainsi donc Y n’introduit aucun terme plein nouveau dans les aspects constituant l’AI de X : il se contente de les réorganiser en les combinant d’une façon nouvelle avec les connecteurs et la négation. Prenons, à titre d’exemple, le cas de l’adjectif facile, qui était analysé comme un MD vis-à-vis du mot problème. Pour la TBS, l’adjectif facile constitue un modificateur dans la mesure où il attribue à XY (problème facile) une AI converse de celle de X (problème). En effet, si problème peut être paraphrasé par ‘question que l’on risque de ne pas comprendre même si on se donne de la peine’, c’est-à-dire si on loge dans son AI l’aspect suivant : PEINE PT NEG COMPRÉHENSION 238 le syntagme problème facile aura pour AI l’aspect suivant, converse du précédent (si on se donne de la peine, on le comprend) : PEINE DC COMPRÉHENSION Mais la TBS prévoit un deuxième type d’opérateurs que Carel et Ducrot isolent sous le terme « internalisateur ». Ce deuxième type de mot-outil permet d’introduire l’argumentation externe (dorénavant AE) de X à l’intérieur de l’AI de XY. Autrement dit, les internalisateurs assureraient ainsi une sorte de passage entre l’AE et l’AI, ce qui permettrait de voir un certain rapport entre les deux modes d’argumentation, tout en respectant leur dualité. (Ducrot, 2002, 5) En ce qui concerne la caractérisation des AE, on se souviendra que si un aspect en donc (abrégé DC) appartient à l’AE d’une expression X, l’aspect converse en pourtant (abrégé PT) lui appartient aussi. Mais étant donné que ces deux aspects ne peuvent pas se trouver simultanément dans l’AI d’une même entité, l’internalisation de l’AE de X dans l’AI de XY doit opérer une sélection. En d’autres termes, l’internalisateur prendra en charge soit l’aspect en DC, soit l’aspect en PT de l’AE de X. Et c’est pour cela que la TBS reconnaît deux types d’internalisateurs : les internalisateurs transgressifs, qui ne conservent que l’aspect en PT, et les internalisateurs normatifs, qui ne conservent que l’aspect en DC. 3.1. Les internalisateurs transgressifs Un internalisateur est dit transgressif Y s’il place l’AE en PT de X à l’intérieur du syntagme XY. Considérons à titre d’exemple le cas de l’opérateur en vain dans le syntagme chercher en vain. Selon la TBS, l’AE de chercher contient les deux aspects suivants : AE de chercher : CHERCHER DC TROUVER CHERCHER PT NEG TROUVER Ces deux aspects permettent, en effet, de rendre compte de la relation qui existe entre chercher et trouver, car même s’il y a des cas de 239 recherches qui ne trouvent pas (cf. (33)), il est toujours question de trouver chaque fois que l’on parle de chercher. 33. J’ai cherché en vain. Mais il y a plus : l’expression adverbiale en vain constitue un internalisateur transgressif dans la mesure où l’AI du syntagme XY (chercher en vain) est constituée par l’AE transgressive de X (chercher). AI de chercher en vain : CHERCHER PT NEG TROUVER L’analyse des rapports entre chercher et en vain ainsi que de l’expression en vain comme internalisateur transgressif peut être étendu à la catégorie des verbes d’action (par exemple, regarder, étudier, frapper à la porte, appeler au téléphone, etc.). En effet, dans la mesure où les verbes d’action (A) indiquent une activité orientée vers l’obtention d’un résultat (R) sans impliquer que ce résultat a été obtenu, la TBS place dans leur AE les deux aspects : AE de A (verbe d’action) : A DC R A PT NEG R En ce qui concerne les opérateurs du type inutilement, en vain ou sans succès, leur combinaison avec ce type de verbes dans un syntagme AY implique toujours l’internalisation de l’AE en PT de A. AI de A (verbe d’action) + inutilement / en vain / sans succès : A PT NEG R Ainsi, par exemple, dans le cas de frapper à la porte en vain, la présence de l’internalisateur en vain prendra en charge l’aspect transgressif de l’AE de frapper à la porte. AE de frapper à la porte : FRAPPER À LA PORTE DC ÊTRE INTRODUIT 240 FRAPPER À LA PORTE PT NEG ÊTRE INTRODUIT AI du syntagme frapper à la porte en vain : FRAPPER À LA PORTE PT NEG ÊTRE INTRODUIT Dans les exemples qui précèdent, il a toujours été question d’une internalisation transgressive à droite, en ce sens que les aspects de l’AE sur lesquelles opère l’internalisation sont ceux dont le premier segment est le mot étudié, le second étant sa continuation à droite. Mais il y a aussi des internalisateurs transgressifs à gauche : entre deux aspects transposés, l’un transgressif et l’autre normatif, contenus dans l’AE d’un mot et dont ce mot est le second segment, ils ne conservent que les aspects transgressifs. Tel est le cas, par exemple, de l’expression sans raison appliquée au verbe se hâter. En effet, si les deux aspects transposés suivants constituent l’AE à gauche de se hâter AE à gauche de se hâter : ÊTRE PRESSÉ DC SE HÂTER NEG ÊTRE PRESSÉ PT SE HÂTER l’AI du syntagme se hâter sans raison, dans lequel sans raison fonctionne comme un internalisateur transgressif à gauche de se hâter, contient seulement l’aspect transgressif de l’AE à gauche du verbe. AI de se hâter sans raison : NEG ÊTRE PRESSÉ PT SE HÂTER Cette AI permet de rendre compte du fait que l’expression se hâter sans raison peut être paraphrasée par ‘se hâter alors que rien ne se passe’. De la même manière, le mot jaune constitue un internalisateur transgressif à gauche du verbe rire car l’AI de rire jaune est constituée par l’aspect transgressif à gauche de l’AE de rire. AE à gauche de rire : ÊTRE CONTENT DC RIRE NEG ÊTRE CONTENT PT RIRE 241 AI de rire jaune : NEG ÊTRE CONTENT PT RIRE 3.2. Les internalisateurs normatifs De la même manière que les internalisateurs transgressifs, les normatifs ne retiennent qu’un aspect de l’AE du terme auquel ils sont joints, mais à la différence des transgressifs, c’est l’aspect en DC qui est conservé par les internalisateurs normatifs. C’est pourquoi on les appelle des « tueurs de pourtant ». Comme premier exemple d’internalisateur normatif Ducrot (2002) propose celui de l’adjectif vraie quand on l’applique au nom princesse. En effet, ainsi que le signale l’auteur, une vraie princesse est celle ayant tous les traits qui découlent du fait qu’elle est princesse, et aucun de ceux qu’elle peut avoir bien qu’elle soit princesse. AE de princesse : PRINCESSE DC XXXX PRINCESSE PT NEG XXXX AI de vraie princesse : PRINCESSE DC XXXX De même, les modificateurs surréalisants pourraient être analysés comme des internalisateurs normatifs en ce sens que, appliqués à des noms ou des verbes, ils ne conservent que l’aspect normatif de leur AE, l’aspect en PT étant détruit. À titre d’exemple, on peut considérer le cas de de manière écrasante vis-à-vis du verbe perdre. AE de perdre : PERDRE DC GRAVE / EMBARRAS PERDRE PT NEG GRAVE / NEG. EMBARRAS AI de perdre de manière écrasante : PERDRE DC GRAVE /EMBARRAS 242 Ducrot (2002) signale finalement l’existence d’internalisateurs normatifs lexicaux. L’auteur propose le cas des verbes « résultatifs » qu’il définit comme la combinaison entre un verbe d’action, au sens défini plus haut, et un internalisateur normatif, qui reste implicite en français, mais est explicité dans certaines langues, par exemple par le préfixe allemand er-, ou par la conjugaison perfective en russe. (Ducrot 2002, 11-12) Ainsi, par exemple, la signification du verbe résultatif réfuter peut être décrite comme le résultat de l’opération d’un internalisateur normatif implicite sur le verbe d’action critiquer. En effet, si dans l’AE de critiquer on loge les deux aspects converses suivants : AE de critiquer : CRITIQUER DC DÉTRUIRE CRITIQUER PT NEG DÉTRUIRE Ducrot propose que l’adjonction d’un internalisateur normatif implicite aura comme résultat un morphème nouveau, réfuter, dont l’AI ne contient que l’aspect normatif de l’AE de critiquer. AI de réfuter : CRITIQUER DC DÉTRUIRE Bibliographie ANSCOMBRE, J.-C. « Topique or not topique. Formes topiques intrinsèques et formes topiques extrinsèques ». Journal of Pragmatics, 24 (1/2), 1990, 115-141. ANSCOMBRE, J.-C. Théorie des Topoi, París, Kimé, 1995. ANSCOMBRE, J.-C. ; DUCROT, O. L’argumentation dans la langue, Liège, Mardaga, 1983. CAREL, M. « Argumentation interne et argumentation externe au lexique : des propriétés différentes », Langages, 142, 2001, 10-21. CAREL, M. « Argumentation interne aux énoncé », Revue de sémantique et pragmatique, 11, 2002, 101-119. 243 CAREL, M. L’entrelacement argumentatif. Lexique, discours, blocs sémantiques, Paris, Champion, 2011. CAREL, M. ; DUCROT, O. La semántica argumentativa. Una introducción a la teoría de los bloques semánticos. Buenos Aires, Colihue, 2005. DUCROT, O. « Les modificateurs déréalisants », Journal of pragmatics 24 (1/2), 1995, 145-165. Disponible dans https://f.hypotheses.org/wpcontent/blogs.dir/4552/files/2018/10/Ducrot-de%CC%81re%CC%81alisants95.pdf DUCROT, O. « Les internalisateurs », dans Andersen et Nolke (éds) Macrosyntaxe et macro-sémantique, Berne, Peter Lang, 2002, 301-323. Disponible dans https://semanticar.hypotheses.org/files/2018/09/Ducrot-2002-LesInternalisateurs.pdf GARCÍA NEGRONI, M. M. « Scalarité et réinterprétation : les modificateurs surréalisants », dans Anscombre, J.C. (éd.) Théorie des Topoï, Paris, Kimé, 1995, 101-144. GARCÍA NEGRONI, M. M. Gradualité et réinterprétation, Paris, L’Harmattan, 2003. 244 Leçon XVIII Gradualité, une constante dans la Sémantique Argumentative1 Tânia Maris de Azevedo2 Universidade de Caxias do Sul UCS, Brésil 1. Quelques considérations Dans ce chapitre, j'ai l'intention d'analyser comment le concept de gradualité est abordé par Ducrot et ses collaborateurs dans trois moments de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue3 (TAL) : (a) dans le chapitre Les échelles argumentatives, publié dans le livre Provar e Dizer: leis lógicas e leis argumentativas, en 1981 ; (b) dans la deuxième version de la TAL, Théorie des Topoï4, développée avec Jean-Claude Anscombre ; et (c) dans la dernière version de la TAL, Théorie des Blocs Sémantiques, de Marion Carel et Oswald Ducrot. Quelle est la raison du choix de ces trois étapes comme représentatives de l'évolution de la sémantique argumentative ? Je vais essayer de l'expliquer. Dans le texte Les échelles argumentatives, Ducrot propose pour la première fois le concept de gradualité ; dans la théorie des Topoï, Ducrot et Anscombre, reconnaissent le caractère graduel comme l'une des propriétés du topos, accordant ainsi au concept de gradualité un rôle fondamental dans le cadre de cette 1 Dérivé d'AZEVEDO, Tânia Maris de. La Gradualité, une constante en Sémantique Argumentative. In Estudos da Lingua (gem), v. 13, n. 1, junho de 2015, p. 81-96. 2 Traduzido para o Francês pela profª. Elsa Mónica Bonito Basso. 3 Cher lecteur, afin d'éviter trop de répétitions, j'utiliserai les dénominations Théorie, Sémantique Argumentative et Sémantique Linguistique, ainsi que l'acronyme TAL pour désigner la totalité des versions de la Théorie de L'Argumentation dans la Langue. 4 Ensuite, je présenterai cette version de la TAL plus en détail ; pour l'instant il suffit de dire que topoï est le pluriel grec de topos, apporté d'Aristote par Ducrot et défini comme lieu commun argumentatif. 245 version de la TAL ; et dans la Théorie des Blocs Sémantiques, la gradualité apparaît de nouveau, appliquée à la signification des mots. 2. Échelles argumentatives et gradualité Dans le chapitre XIII de Provar e dizer (1981), Ducrot, sans différencier explicitement phrase et énoncé, commence par présenter la notion de valeur argumentative, indiquant que ce n'est pas le résultat du contenu informatif d'une phrase (comme le voudraient les investigations logiques sur le langage, du point de vue référentialiste et figuratif5 des études sémantiques), mais il concerne l'orientation argumentative donnée par certains morphèmes, termes ou expressions à l'énoncé. Il renvoie à l'orientation qui guide argumentativement le destinataire à comprendre et interagir avec l'énoncé qui lui est adressée. Donc, quand je dis (1) J'ai faim, je vais déjeuner je ne peux pas continuer l'énoncé (sauf dans des contextes très spécifiques) J'ai faim avec quelque chose comme je vais faire laver ma voiture, parce que J'ai faim indique de manière argumentative une continuation liée à la satiété. A cette époque, la thèse de la Théorie était formulée comme suit : « l'usage argumentatif du langage, loin de s'y superposer, y est inscrit, il est prévu dans son organisation interne » (DUCROT, 1981, 180). Or, nous pouvons y voir clairement l'affiliation saussurienne de la TAL, déjà mentionnée, et, en combinant cette thèse avec la notion de valeur argumentative, on aperçoit que la relation entre les entités qui composent la langue, « son organisation interne », donne un sens aux réalisations (énoncés et discours) de cette langue. Pendant cette période, Ducrot estime que le sens d'une entité linguistique réside dans l'orientation donnée par un argument vers une 5 La conception référentialiste en sémantique met dans l'origine de la signification linguistique les conditions de vérité d'un énoncé, c'est-à-dire, si le contenu de l'énoncé est vrai ou faux concernant la situation extralinguistique au sein de laquelle est dit cet énoncé : à propos de quoi on parle ? À quoi se réfère ce qui est dit au moyen de l'énoncé X ? La conception figurative, comme son nom l'indique, tente de démontrer que le sens d'un mot est dans la représentation que ce mot fait de ce qu'il nomme, c'est-à-dire de ce qui est extérieur à la langue, des objets et des êtres du monde. 246 conclusion. Par exemple, l'argument J'ai faim mène à la conclusion je vais déjeuner. Cette liste de définitions peut sembler bizarre au lecteur. Cependant, il est essentiel de comprendre ce que Ducrot entend par échelle argumentative et, de mon point de vue, par gradualité dans ce texte de 19806. Passons, donc, à l'interrelation de ces concepts. Ducrot (1981) explique que, dans une classe argumentative, le locuteur peut ordonner les phrases p7 et p', en considérant p' comme un argument plus fort que p par rapport à la conclusion r. Regardons un exemple. (2) C’est le moment de la boire ! (3) La bière est bien glacée, c’est le moment de la boire ! Le locuteur crée un ordre entre l'état de la bière et le point idéal pour la consommer, c'est-à-dire : ENONCE ARGUMENT (2) (3) p : être glacée p' : être bien glacée CONCLUSION r c’est le moment de la boire ! Dans le tableau ci-dessus, il est possible de voir que p et p' conduisent à la même conclusion, sauf que p' est un argument plus fort que p en faveur de la consommation de la boisson. À propos de ce phénomène de nature argumentative et non logique, Ducrot (1981, p. 181 – souligné dans l'original) déclare : « Pour énoncer une phrase comme p ou (e) même p', on suppose toujours qu'il existe un certain r, qui détermine une échelle argumentative dans laquelle p' est supérieur à p. » Ducrot représente l'échelle par le schéma que je reproduis ci-dessous à gauche, et que j'applique à mon exemple ci-dessous à droite : 6 J'insiste, une fois de plus, sur la complaisance que j'espère du lecteur pour comprendre qu'il ne m'est pas possible de revenir dans cet article sur tout le raisonnement ducrotien qui entrelace et rend les concepts présentés ici plus intelligibles. Même au risque de faire une erreur par rapport à la Théorie, je dois exposer très sommairement les constructions qui sous-tendent la relation de gradualité. 7 La notation p fait référence à phrase, qui en portugais équivaut à frase, sentença. Comme il s'agit d'une construction théorique, comme dans d'autres passages de ce texte, je maintiendrai la notation originale en français. 247 point de consommation r p’ bien glacée p glacée Ducrot (1981) déclare qu'une conclusion appuyée par un énoncé inférieur sur une échelle est encore mieux autorisée par l'énoncé supérieur sur la même échelle. Cependant, quand l'auteur parle d’« ordre », « plus fort » ou « mieux autorisé », il n’utilise pas encore le terme de gradualité (bien que, dans ce même texte, il parle déjà de gradation, pour distinguer ce qui se passe dans le monde physique de ce qui se passe dans le langage, à une échelle argumentative). Dans la présentation de ce travail de 1981, Ducrot se propose d'étudier les échelles argumentatives, de « caractériser certaines affirmations de la langue par leur orientation et leur force argumentative, c'est-à-dire par le type de conclusions auxquelles on considère qu'elles peuvent conduire et par le poids que l'on prétend donner à leurs conclusions. » (DUCROT, 1981, p. 08, souligné dans l'original). En écrivant ceci et, plus précisément, en utilisant « force argumentative » et « poids », le linguiste autorise à penser qu'ici nous avons déjà les premières références à ce qu'il appellera, dans la version de la TAL qui est appelé Théorie des Topoï, gradualité, c'est-à-dire la relation établie entre deux énoncés de la même échelle argumentative qui fait que l'argument supérieur autorise une conclusion meilleure et plus forte que l'inférieur. Mon enchantement pour ce concept vient du fait que nous constatons dans le langage courant les usages qui sont faits de la gradualité quand on veut que nos arguments soient plus efficaces pour orienter vers une conclusion déterminée, comme par exemple les usages que les médias en font pour donner plus de crédibilité ou pour conférer un plus grand impact sur une information. Un exemple de ceci sont les gros titres du type Plus d'une centaine de personnes sont mortes dans la circulation le week-end dernier. L'impact serait beaucoup moins important si le titre mentionnait 102 décès. Or, 248 pouvoir expliquer ce phénomène par une théorie qui inscrit dans le système linguistique lui-même un argument dont la gradualité détermine les changements de sens produits par l'utilisation de ce système est tout simplement fantastique. Passons maintenant à la gradualité vue par la Théorie des Topoï, développée par Ducrot et Anscombre à la fin des années 80 et au début des années 90. 3. Les topoï et la gradualité Ducrot (1989), dans le texte intitulé Argumentation et « topoï » argumentatifs, vise à faire connaître la Théorie des Topoï, deuxième version de la TAL. Comme je l'ai dit, topoï est le pluriel grec de topos, une notion aristotélicienne que Ducrot et Anscombre adaptent à la TAL comme un « lieu commun argumentatif » (DUCROT, 1989, p. 13). Ducrot (1989, p. 18) présente « l'hypothèse centrale » de la théorie avec la formulation suivante : « le sens de certaines phrases8 contient des instructions qui déterminent l'intention argumentative à attribuer à ses énoncés : la phrase indique comment on peut, et comment on ne peut pas argumenter à partir de ses énoncés. ». Partant de cette hypothèse, Ducrot intègre à la Théorie la notion d'opérateur argumentatif (OA), un type de morphème x qui appliqué à une phrase p donne une phrase px et qui a pour cause que les énoncés de p et px aient des valeurs argumentatives clairement différentes. Considérons l’énoncé (4) La bière est peu glacée, ce n’est pas encore le moment de la boire. Si nous le comparons à notre exemple précédent, l’énoncé (2) La bière est glacée, c’est le moment de la boire, nous verrons que les conclusions de (4) et (2) sont argumentativement différentes, puisque dans (4) le terme peu, un opérateur argumentatif, conduit à la conclusion non-r, c'est-à-dire la non-consommation de la boisson et en (2) la conclusion est r, c'est-à-dire la consommation de la bière. Par la notion d'opérateur argumentatif, on peut de nouveau constater le caractère graduel de certains morphèmes et expressions de la langue. Représentant à l'échelle ce qui se passe en (2) et (4), nous aurions : 8 Je dois dire que dans les premières pages de ce texte Ducrot définit et explique la terminologie qu'il a utilisée puis distingue phrase – entité linguistique abstraite de niveau simple, du champ de la langue en Saussure – de énoncé – entité linguistique concrète de niveau simple, réalisation de la phrase, appartenant au domaine du discours, dans la conception saussurienne. 249 point de consommation glacée peu glacée À partir de cette constatation et du concept de force argumentative, Ducrot explique l'introduction des topoï dans la TAL. Pour l'auteur, le « topos est un principe argumentatif et pas n'importe quel ensemble d'arguments. Le topos est, pour moi, une garantie qui assure le passage de l'argument à la conclusion » (DUCROT, 1990, p. 102 – ma traduction). Ainsi défini, selon l'auteur, un topos a trois caractéristiques : (a) il est commun, dans le sens qu'il est partagé, au moins, par les interlocuteurs dans une certaine situation de discours ; (b) il est général, car il doit être considéré comme valable pour un grand nombre de situations discursives similaires ; et (c) il est graduel, puisqu'il relie deux échelles argumentatives, deux gradations, entre lesquelles il établit une « correspondance 'uniforme' [...], lorsque l'on parcourt une des échelles, l'autre est parcourue aussi, et la direction dans laquelle [...] l'on parcourt l'une implique un certain sens du parcours dans l'autre. Par exemple, plus on monte dans la première, plus on descend dans la seconde ... etc. » (DUCROT, 1989, p. 26). Revenons à notre exemple. (2) La bière est glacée, c’est le moment de la boire. Dans (2) nous avons l'argument a, qui parle de la température de la bière, et la conclusion c, qui parle de la possibilité de consommation de cette boisson. Le passage de a à c, par la Théorie des Topoï, est garanti par un topos tel que la bière glacée est c’est le moment idéal pour la consommation, ce qui correspond à deux échelles, une pour la température et l'autre pour la consommation : 250 température consommation Ducrot (1990, p. 108 – ma traduction) donne à la gradualité deux caractéristiques : « a) l'antécédent et le conséquent du topos sont graduels, b) la relation entre l'antécédent et le conséquent est également graduelle. » Et il ajoute que « chaque degré de l'antécédent correspond à un degré du conséquent. » Examinons ces deux caractéristiques dans l'exemple donné. En raison de la première propriété de la gradualité, la notion de température et la notion de consommation sont graduelles, ce qui se vérifie parfaitement. Quant à la deuxième caractéristique, la relation entre la température et la consommation doit également être graduelle, ce qui se vérifie de nouveau. Il suffit de revoir les énoncés (2), (3) et (4): à mesure que la température de la bière augmente, la consommation est de moins en moins favorisée. Je pense qu'il est pertinent, encore une fois, d'attester le caractère fondamental de la construction de la gradualité dans la TAL, à laquelle Ducrot (1990, p. 109-110 – ma traduction) répond quand il se demande : « Que fait un énonciateur quand il argumente ? » Pour ce linguiste, l'énonciateur fait deux « mouvements » hiérarchiquement successifs : (a) il choisit un topos, et (b) « situe l'état de chose dont il parle à un certain degré de l'échelle précédente du topos. Ce deuxième point signifie que l'orateur donne un certain degré, faible ou fort, à son argument. » Par conséquent, le caractère graduel du topos évoqué par un énoncé est déterminant en termes de sens de cet énoncé. Or, le topos, selon Ducrot, est le lieu argumentatif commun qui garantit le passage de l'argument à la conclusion, constituant le sens d'un énoncé, afin que l'interprétant de l'énoncé puisse comprendre ce que « l'argumentateur veut faire admettre » (DUCROT, 1990, p. 113 – ma traduction). Une conjecture personnelle : la propriété graduelle du topos permettra, d'une part, au locuteur de choisir un topos dont le degré confère une force argumentative plus ou moins grande aux arguments qu'il utilise et, d'autre part, à l'interlocuteur de constater et 251 comprendre la force argumentative imprimée par le locuteur dans un énoncé, c'est-à-dire la gradualité de l'antécédent et du conséquent du topos, ainsi que la relation entre eux, qui lui permettra de comprendre et d'accepter ou non ce que dit le locuteur dans son énoncé. Afin de soutenir la théorie de la gradualité des topoï, Ducrot développe la notion de forme topique. Selon lui (1990, p. 128-129 – ma traduction), le fait qu'un topos établit une relation graduelle entre deux échelles, se traduit par les deux formes « rigoureusement équivalentes du point de vue logique », que chaque topos peut avoir. Selon Ducrot (id. ib — souligné dans l'original), « le topos T : 'P est un facteur favorable à Q', a deux formes topiques, à savoir : FT1 'plus P, plus Q' ; et FT2 'moins P, moins Q'. J'appelle ces deux formes formes topiques réciproques, linguistiquement différentes, mais logiquement équivalentes. » Appliqué à l'énoncé (2) La bière est glacée, c’est le moment de la boire, dont le topos serait quelque chose comme La température de la bière est un facteur à considérer pour la consommation de la boisson, équivaudrait à : FT1 plus la température de la bière est basse, plus sa consommation sera savoureuse ; et FT2 moins la température de la bière est basse, moins sa consommation sera savoureuse. Afin de traiter la relation graduelle entre deux échelles, Ducrot (1990, p. 129 – ma traduction) propose : « si j'ai deux échelles graduelles P et Q, je peux construire avec ces échelles deux topoï que j'appellerai contraires, chacun de ces deux topoï ayant deux formes équivalentes que j'appelle des formes topiques du même topos. » Je crois avoir démontré, quoique brièvement, l'importance de la notion de gradualité dans la Théorie des Topoï et la configuration qu'elle reçoit prend dans cette version de la Théorie de l'Argumentation dans la Langue. Dans le point suivant, j'ai l'intention de traiter cette construction théorique dans la version la plus récente de la Théorie, la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS). 4. La gradualité dans la TBS À la fin des années 90, Ducrot, avec la collaboration de Marion Carel, élabore, en substitution de la Théorie des Topoï, la Théorie des Blocs Sémantiques. Pourquoi « en substitution de » ? Il rencontre, en fait, plusieurs difficultés avec la notion de topos. En particulier, un topos, n’est pas intra mais extralinguistique. De plus, dans le cadre d’un 252 topos, l’argument ne détermine pas le sens de la conclusion, et, à l’inverse, la conclusion ne détermine pas le sens de l’argument. Or, Ducrot souhaite rester fidèle aux hypothèses sémantiques de Saussure : contre la notion de topos, il met alors en avant qu’il existe une relation sémantique entre les deux segments d’une chaîne argumentative, car elle actualise un même bloc, unitaire et indivisible, de signification. C’est ce que défend la TBS9. Étant donné que la gradualité a été proposée comme l'une des propriétés d'un topos, ainsi que des relations entre topoï et avec la « révolution » provoquée par la TBS dans la TAL, le lecteur peut penser que la gradualité, comme outil théorico-méthodologique a été bannie de la théorie. Cependant, Ducrot (2005) – dans le livre qui rassemble les conférences données par lui et Carel, à Buenos Aires, en 2002 – consacre une session de la quatrième conférence – Los efectos semánticos de las operaciones sintácticas – à la gradualité. Dans ce texte, le linguiste commence par présenter une définition générale du phénomène en disant que, considérant les expressions utilisées pour qualifier un objet10, plusieurs langages ont des morphèmes de type très que l'on notera ici T, et que l'application de M à une expression e, donc M-e, donne le même type de qualification à l'objet, mais avec une plus grande force. En revanche, poursuit-il, il y a des expressions comme un peu, que l’on notera UP, telles que UP-e donne à l'objet une note moins forte que e. Selon Ducrot (2005, p. 103 – ma traduction, souligné dans l'original), « il y a une relation graduelle entre UP-e et M-e. » Cette relation peut être représentée par le schéma ci-dessous à gauche et, appliquée à mon exemple, par le schéma cidessous à droite. T-e très froid e glacé UP-e un peu glacé Pour une étude plus approfondie de la TBS, qu’il m'est impossible de développer ici, voir, parmi d’autres, Carel et Ducrot (2005) et Azevedo (2006, 2012 et 2019). 10 Objet ici comme quelque chose à qualifier, pas comme un objet dans le monde physique. 9 253 Néanmoins, Ducrot (2005, p. 103, ma traduction, souligné dans l'original) déclare que cette description de la gradualité est incompatible avec la TAL, car elle utilise des propriétés extralinguistiques pour décrire des mots dans la langue, « nous devons décrire la signification de M-e et UP-e comme un ensemble de discours argumentatifs définis à partir de Xy de Y, de l'AI [Argumentation Interne11] et e. ». Ainsi, la description sémantique de la gradualité de M-e et UP-e, par la TBS, est, selon Ducrot (2005, p. 104, ma traduction, souligné dans l'original) : Si e a comme AI X CON Y, l'AI de M-e a pour aspect X’ CON Y', dans lequel X' est construit à partir de X et Y' à partir de Y. M-e est donc très glacé e, selon la description donnée par Ducrot, cela aurait comme AI un peu froid t0 PT glacial t1, c'est-à-dire « renforce […] en diminuant le terme X comme de son AI » (2005, p. 104, ma traduction, souligné dans l'original). Ducrot (2005, p. 104) attire l'attention sur le fait que la gradualité s'exprime de manière totalement différente dans les termes du type de très T sur e selon l'AI de e qu'elle soit normative ou transgressive, c'est a dire, respectivement en DC ou en PT. Ducrot (2005) attire l’attention sur le fait que la gradualité s’exprime de façon totalement différente selon qu’un modificateur M s’applique à un terme e dont l’AI est normative ou qu’il s’applique à un terme e dont l’AI est transgressive. Je vais donc essayer, dans un premier temps, d’appliquer cette description à un mot dont l’AI est normative avant d’envisager, ensuite, le cas d’un mot dont l’AI est transgressive. Considérons la phrase Pierre a été sensible. Le mot sensible, e, évoque ici son AI et l’énoncé exprime l’enchaînement C’était attristant donc Pierre a été ému. Si l’on applique un modificateur, M, à e, il faut alors renforcer ou diminuer le terme X ou Y de son AI. Le modificateur très, par exemple, « renforce e […] en diminuant le terme X de son AI » (2005, p. 104, ma traduction, souligné dans l'original). Ainsi Pierre a été très sensible exprimerait désormais C’était un peu 11 L'argumentation interne est définie dans Flores et al. (2009, p. 51) comme « une chaîne argumentative qui paraphrase une entité lexicale ». 254 attristant donc Pierre a été ému. Le modificateur un peu, diminue ici le terme X. Après avoir écrit et illustré le cas du mot normatif, celui dont l'AI est de type X DC Y, voyons maintenant comment se comportent les mots transgressifs – dont l'AI est de type X PT Y – concernant la gradualité telle que la conçoit la TBS. En revenant à Ducrot (2005, p. 106, ma traduction, souligné dans l'original), nous avons : Si l'AI de e est de type X PT Y, nous dirons que l'AI de M-e peut être de type M-X PT Y. Par exemple, Ducrot (2005, p. 106) utilise le mot intelligent comme exemple de mot transgressif. L’AI d'intelligent est difficile PT comprend. Pour qualifier quelqu’un comme très intelligent, selon la description de la TBS, il suffit de dire que, même face à un problème très difficile, la personne très intelligente le comprend, donc l’AI de très intelligent sera M-difficile PT comprend. Ducrot (id. ib.) dit aussi que pour décrire les effets d’une expression de type un peu UP sur e, il suffit d’utiliser les procédures cidessus, mais inversement. Pour l’instant, c’est ainsi que la TBS traite la gradualité, l’une des notions qui imprègne la Théorie de l'Argumentation dans la Langue depuis ses premières formulations. 5. Encore quelques considérations En finissant cette étude sur la gradualité dans le cadre de la Théorie de l'Argumentation dans la Langue, je voudrais souligner le caractère fondamental de ce concept dans la description de la signification des entités d’un système linguistique. D’après ce que je sais, la TAL est l’une des rares théories sémantiques (je voudrais être en mesure d’affirmer que c’est la seule) à expliquer le sens graduel de l’utilisation des morphèmes et des expressions linguistiques et les effets de cette relation sur le dire et le dit. Comme dit le linguiste parisien : les faits dans les sciences humaines sont des oignons infinis, parce que tout comme l’oignon a plusieurs couches superposées, les faits dans les 255 sciences humaines ont plusieurs niveaux qui se superposent. L’idée fondamentale est que dans les sciences humaines le nombre de revêtements est infini. Cela ne finit jamais. Le principal problème pour le scientifique est de démontrer que le revêtement enlevé dans sa deuxième analyse est plus profond que celui supprimé dans la première, c’est-à-dire qu’il serait possible d’expliquer ce qui se passe dans la première couche à partir de la seconde, mais pas l’inverse, car il y a un ordre dans les couches. (DUCROT, 1990, p. 127 – ma traduction). Ce que j’ai fait ici, c’est rassembler les « pelures » prises à partir de l'étude de la gradualité par Ducrot et ses collaborateurs et de montrer que même si la TBS a été en mesure de mieux expliquer cette relation que les première et deuxième versions de la TAL et est plus proche des hypothèses saussuriennes, comme c'est là toujours le plus grand objectif de Ducrot, il est possible qu’il y ait d’autres « pelures » à enlever, puisque la complexité du langage est évidente, en particulier celle de la signification. L’une des « pelures » que je vois encore, et que pour l’instant je ne me sens pas capable d’enlever, est celle qui concerne la relation graduelle entre les énoncés dans la constitution du sens des discours d’une langue. C’est un questionnement pour un autre moment. Bibliographie AZEVEDO, T. M. de. Em busca do sentido do discurso: a semântica argumentativa como uma possibilidade para a descrição do sentido do discurso. Caxias do Sul : EDUCS, 2006. AZEVEDO, T. M. de. 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En effet, si « le thème central de la théorie argumentative est que le sens d’un énoncé contient une allusion à son éventuelle continuation [et qu’il] lui est essentiel d’appeler tel ou tel type de suite, de prétendre orienter le discours ultérieur vers telle ou telle direction »2, c’est parce qu’il est admis qu’un argument peut être présenté comme ayant une force plus ou moins importante pour une conclusion donnée, et que pour une même conclusion certains arguments sont plus forts que d’autres. On dit alors que ces énoncés appartiennent à la même Classe argumentative3 et peuvent être classés sur des échelles argumentatives, pointant vers la conclusion visée, en fonction de leur force. Ainsi, l’argumentation est graduelle, dans ses principes et ses applications – tout argument communiquant toujours implicitement qu’un autre argument pourrait être plus fort que lui – et la gradualité s’inscrit non seulement dans le sens des énoncés mais dans la signification même des phrases4. 1 Se rapporter à la leçon XVIII, de Tania Maris de Azevedo, « La gradualité, une constante dans la sémantique argumentative ». 2 DUCROT, O., Les échelles argumentative, Paris, Minuit, 1980, p. 11 3 « Un locuteur place deux énoncés p et p’ dans la classe argumentative déterminée par un énoncé r s’il considère p et p’ comme des arguments en faveur de r ». Ibid, p.17 4 Comme Ducrot le montre dans Les échelles argumentative, grâce à l’exemple de presque. 259 Dans la seconde version de la théorie de l’argumentation dans la langue, la Théorie des topoï, la gradualité prendra d’autant plus d’importance, les topoï étant eux-mêmes doublement graduels, puisque tout d’abord, comme l’affirme Ducrot : « Les topoï peuvent être appliqués avec plus ou moins de force : on peut se déclarer plus ou moins légitime à présenter un fait comme une conséquence ou une exception ; autrement dit certains enchaînements discursifs peuvent être donnés comme plus ou moins nécessaires que d’autres ». De plus, ils mettent en relation des échelles argumentatives graduelles qui sont parcourues de manière graduelle également. La notion de forme topique, qui permet d’illustrer ce parcours des échelles, s’exprime alors naturellement avec des marqueurs de gradualité. Si l’on prend par exemple l’un des deux topoï mettant en relation le travail et la fatigue, on peut l’exprimer sous deux formes topiques telles que « Moins on travaille, moins on est fatigué », et « Plus on travaille plus on est fatigué ». On voit bien ici que la forme topique exprime la gradualité des topoï, et que donc « la signification des mots, étant constituée par des topoï, comporte en elle-même un type de gradualité »5. Ces formes topiques ne sont pas sans rappeler les aspects argumentatifs théorisés et utilisés par la Théorie des blocs sémantiques. Cependant, lors de l’élaboration de la Théorie des blocs sémantiques, Carel a abandonné les marqueurs de gradualité, et mis de côté cette notion, qui n’est plus considérée comme centrale à l’argumentativité. L’abandon des marqueurs de gradualité, est due notamment au fait que « La possibilité de cette correspondance graduelle présuppose que les propriétés conjointes sont déjà graduelles, qu’il y a des degrés de travail et de [fatigue], et cela avant leur utilisation pour une argumentation, et même avant leur mise en rapport dans un topos. » et que de fait la Théorie des topoï mettait « une gradualité non argumentative, et plus généralement non discursive à la base du discours argumentatif »6. De fait, l’argumentation se décrit désormais, avec la Théorie des blocs sémantiques, sans outils graduels. 5 DUCROT, O., « Les modificateurs déréalisants », Journal of Pragmatics, vol. n°24, n°12, 1995, pp. 145-165 6 DUCROT, O., « Lexique et gradualité », E. Alonso, M. Bruna, M.Muños (eds), La linguìstica francesa : gramatica, historia, epistemologia, Universidad de Sebvilla, Grupo Andaluz de Pragmatica, 1996, p. 191-206 260 Ce que nous appellerons, à partir d’ici, gradualité, désignera donc uniquement le phénomène graduel, et non pas l’analyse que l’on en faisait dans les premières versions de la théorie de l’argumentation dans la langue. 2. Que la Théorie des blocs sémantiques analyse comme un changement de sens Ce que l’on peut constater avec les avancées de la Théorie des blocs sémantiques c’est donc tout d’abord qu’on ne considère plus que la gradualité est une source d’argumentativité. En effet, on ne considère pas qu’il existe des degrés plus ou moins forts d’argumentativité pour une conclusion visée et l’argumentation se décrit désormais sans l’analyse de la gradualité, qui n’en est plus un constituant mais simplement un phénomène linguistique observable. Car il est vrai que bien que ne la considérant plus comme au centre de l’argumentativité, la TBS nous permet de considérer les expressions de la gradualité et de les analyser. On remarque alors que le renforcement ou l’affaiblissement graduel s’exprime plutôt par un changement de sens qu’une prise de position subjective du locuteur déclarant des arguments plus forts que d’autres. Ainsi, au lieu de changer le degré d’un même concept, l’opérateur change directement le sens. Cela s’observe tout d’abord à travers le fonctionnement des internalisateurs7, qui – rappelons-le – vont venir forcer le choix d’un aspect dans un quasi-bloc préfiguré par le prédicat auquel ils s’appliquent. Précisant plus que changeant réellement le sens, les internalisateurs ne portent pas le prédicat auquel ils s’appliquent à un degré différent. Par exemple, dans le cas de l’expression manger à sa faim on a le quasi-bloc MANGER(ETRE RASSASIE), préfiguré dans manger qui est concrétisé normativement par à sa faim en [MANGER DC ETRE RASSASIE], la relation graduelle entre manger et manger à sa faim, étant ici parfaitement indentifiable, mais ne relevant pas d’une quelconque scalarité. On peut également observer un second phénomène, qui met en relief le changement de sens. En effet, alors que Ducrot affirmait en 7 Se rapporter à la leçon XVII, de Maria Marta Garcia Negroni, « Les concepts de modificateur déréalisant, de modificateur réalisant, de modificateur surréalisant, et d’internalisateur » 261 1980 : « Enoncer une phrase du type p ou (et) même p’ c’est toujours présupposer qu’il existe un certain r déterminant une échelle argumentative où p’ est supérieur à p »8, on se rend compte avec la Théorie des blocs sémantiques que x même y ne présente pas y comme un argument plus fort en faveur d’une conclusion donnée, mais qu’il y a plutôt un changement de sens entre x et y. Prenons pour illustrer ce phénomène l’énoncé « Il est lucide, il est même méfiant » ; certes la relation graduelle entre les deux prédicats est indéniable mais celle de supériorité de l’un par rapport à l’autre est absente. En effet, ce que l’on remarque c’est plutôt que le premier exprime un aspect [NEG VRAI DC NEG ACCEPTE] alors que le second exprime [VRAI PT NEG ACCEPTE], et que donc si méfiant a une relation graduelle avec lucide ce n’est pas parce qu’il oriente, à un degré plus fort que lucide, vers une conclusion donnée, mais bien parce qu’il n’a pas le même sens, qu’il n’exprime pas le même aspect – les deux adjectifs étant ici axiologiquement contraires. Ce phénomène est appelé relation de transposition et ne met pas en relation différents degrés d’un même concept, mais bien deux concepts au sens différent – bien qu’appartenant au même bloc sémantique. La relation de transposition, souvent repérable par la présence de même, passe toujours d’un aspect normatif à un aspect transgressif ; on qualifiera d’intenses ces aspects qui peuvent se retrouver à droite du même. Enfin, on remarque qu’une même dynamique se retrouve dans ce que Carel appelle blocs structurels9, c’est-à-dire des blocs regroupant quatre aspects paradoxaux et quatre aspects doxaux. Dans le cas du bloc structurel de la cherté et du paiement par exemple, on peut observer des relations graduelles entre doxaux et paradoxaux, telle que celle exprimée par l’énoncé « C’est un dépensier, c’est même un flambeur » dont les deux prédicats, concrétisent respectivement l’aspect doxal [CHER PT PAYER] et le paradoxal [CHER DC PAYER]. Cette forme de gradualité, qui est donc « fondée sur la juxtaposition d’un aspect doxal et d’un aspect paradoxal » est également exprimée par un changement d’aspect. Comme dans le cas de la transposition, on peut ici émettre l’hypothèse que si on prend deux aspects du bloc 8 DUCROT, O., Les échelles argumentative, Paris, Minuit, 1980, p.18 Tu seras un homme mon fils. Un prolongement de la doxa : le paradoxe », dans A-M. Cozma, A. Belhachhab, M. Pescheux (ed.), Du sens à la signification. De la signification au sens, Peter Lang, 2014 9 CAREL, M., « 262 structurel et qu’on les connecte avec même, alors le paradoxal sera toujours intense, c’est-à-dire qu’il se retrouvera à droite du même. Cette similarité apparente entre transposition et paradoxal reste toutefois à explorer et analyser. 3. Voire même un « centrage » Il semble enfin que l’analyse de la gradualité comme un changement de sens ne s’impose pas seulement dans les cas où les termes comparés signifient des aspects différents mais également lorsque la gradualisation s’accompagne d’un phénomène de « centrage ». C’est là l’hypothèse de Lescano dans son article « Lorsque très ne renforce pas », dans lequel il montrait que l’application de très à des groupes nom-épithète tel que couteau aiguisé en modifiait ce qui était exprimé. En effet, alors que dans couteau aiguisé le discours est « centré sur » le nom – et exprimait un aspect [COUTEAU DC COUPER] – il était après l’application de très, dans couteau très aiguisé, « centré sur » l’épithète – et exprimait le quasi-bloc AIGUISE(DANGEREUX). Cela implique alors que très n’aurait pas un rôle de modification graduelle en tant qu’elle pourrait être exprimée par des degrés d’aiguisement, mais bien une incidence sur la construction du sens. Nous pouvons formuler l’hypothèse que très a une incidence sur la détermination du terme constitutif10 de l’énoncé. C’est effectivement ce que l’on pourrait déduire des exemples de Lescano, et de l’énoncé suivant extrait d’un poème de Marc de Larréguy : « Enterrés dans des trous comme un bétail docile ». En effet, le terme constitutif de cet énoncé est bétail, qui exprime un aspect comme [NEG HUMANITE DC NEG LIBERTE]. Or, si l’on appliquait très à cet énoncé, qui deviendrait donc « Enterrés dans des trous comme un bétail très docile », on aurait effectivement plutôt un quasi-bloc comme DOCILE(SOUFFRANCE) – ici internalisé normativement par « Enterrés dans des trous » – et dont docile est effectivement le constitutif. On voit bien que l’application de très à notre énoncé ne crée pas de différence de degré entre docile et très docile, ni même de différence d’aspect comme il le fait dans un groupe nom-adjectif, mais une différence Marion Carel parlait à l’époque de « prédication centrée sur X » pour évoquer le terme constitutif de l’énoncé. Pour plus de détails se rapporter à CAREL, M., « La construction du sens des énoncés », Revue Romane, n°40-1, p.79-97 10 263 d’emploi du mot docile dans la construction du sens de l’énoncé, dont il devient alors constitutif. Une même dynamique s’observe avec de nombreux autres adverbes auxquels on prête souvent un simple rôle graduel comme vraiment, bien, particulièrement, etc. Ce phénomène de centrage, que nous avons jusque-là observé dans des groupes nom-épithète s’observe également avec des groupes nom-attribut du sujet. Prenons par exemple l’énoncé « Le bûcheron était fatigué », qui communique un aspect comme [BUCHERON PT FAIBLE]. Si l’on applique particulièrement à fatigué, on se retrouve avec l’énoncé « Le bûcheron était très fatigué », qui communique alors le quasi-bloc FATIGUE(NEG TRAVAIL). Ainsi, la Théorie des blocs sémantiques nous permet de concevoir la gradualité comme autre chose qu’une simple relation scalaire. On remarque tout d’abord, par l’analyse de la relation de transposition, que la relation graduelle ne s’exprime pas en termes de degré mais en termes de changement de sens. En outre, la gradualité n’est en réalité pas forcément dépendante d’une quelconque relation entre différents prédicats, comme on a pu le constater avec le phénomène de centrage. On est donc bien loin de la conception première d’Anscombre et Ducrot du phénomène de gradualité. Cependant, cette gradualité reste encore à explorer, afin non seulement de repérer tous les phénomènes graduels observables, mais également de réussir à en proposer une analyse pertinente. Bibliographie AZEVEDO, T. M. « La gradualité, une constante dans la sémantique argumentative », (à paraître). CAREL, M. « Tu seras un homme mon fils. Un prolongement de la doxa : le paradoxe », A-M. Cozma, A. Belhachhab, M. Pescheux (éd.) Du sens à la signification. De la signification aux sens, Peter Lang, 2014, p. 389-407. CAREL, M. « La théorie des Blocs sémantiques », 2017, à paraître. DUCROT, O. Les échelles argumentatives, Paris, Minuit, 1980. DUCROT, O. « Les topoï dans la théorie de l’Argumentation dans la langue ». In : PLANTIN, C. (éd.), Lieux communs, topoï, stéréotypes, Paris, Kimé, 1994, p. 233-248. 264 DUCROT, O. « Lexique et gradualité », E. Alonso, M. Bruna, M. Muños (eds), La linguìstica francesa : gramatica, historia, epistemoligia, Universidad de Sebvilla. Grupo Andaluz de Pragmatica, 1996, p. 191-206 GARCÍA NEGRONI, M-M. « Les concepts de modificateur déréalisant, de modificateur réalisant, de modificateur surréalisant et d’internalisateur », (à paraître). LESCANO, A. « Lorsque très ne renforce pas », Revue Romane, n°40, vol.1, 2005, p. 101-114 265 266 PARTIE 6 : L’ÉNONCIATION 267 268 Leçon XX Dictum et Modus : Débats historiques, nouvelles approches et analyses de la subjectivité dans la langue Marta Tordesillas1 Universidad Autónoma de Madrid Laboratoire TilC&Com UAM, Espagne 1. Introduction Dans le cadre de l'histoire de la pensée sur la langue et le langage, dans une perspective contemporaine de la linguistique générale et, notamment, dans domaine de l’énonciation, les concepts de dictum et de modus deviennent spécialement intéressants. Une réflexion sur ce qu'ils signifient dans leur conception scientifique, sur leurs conséquences concernant la description de la langue et l'analyse du discours sont susceptibles de mettre en relief leur poids dans une recherche poussée sur le sens. Dans les pages qui suivent, nous analyserons certains aspects spécifiques qui les définissent, ainsi, en premier lieu, nous réfléchirons sur les fondements du sujet, puis nous aborderons la problématique et le développement qu'il comporte, et, en dernier lieu, nous observerons plusieurs propositions dans le domaine de la linguistique. Il est à signaler que, depuis plus de vingt siècles, la recherche, la conceptualisation et la définition des fondements linguistiques de la langue se poursuivent inlassablement. Les grands penseurs, philosophes ou logiciens, et, plus récemment, sémioticiens et linguistes, dans le but d'appréhender sa substance, sa matière, sa configuration et son fonctionnement se sont alors donné la langue Ce chapitre s’inscrit dans la recherche développée par le groupe LAEC-UAM, dirigé par Marta Tordesillas. 1 269 comme objet d'étude. Pour son observation et son analyse, ils ont formulé des théories qui ont déterminé la pensée philosophique qui ont marqué sa représentation au long des siècles, qui l'ont défini et contraint, au point d'entraîner un héritage déterminé et de conduire à l'élaboration de la plupart des théories du XXème siècle, fondées et développées sur des axiomes historiques. C'est en ce sens que la prise de conscience des principes scientifiques qui régissent les formulations théoriques, une prise de position scientifique sur ce qu'on pose comme langue, la fonction qu'on lui attribue et la composante que l'on désigne comme primaire, deviennent essentielles pour connaître la dimension et le rôle des concepts de modus et de dictum, ce que leur formulation implique, l'impact qu'ils entraînent sur les théories contemporaines et la possible redéfinition de la question, dans toute son extension. 2. Fondements Dans ce cadre-là, nous devons faire appel nécessairement à l'histoire de la pensée sur le langage et la langue, dont une question fondamentale qui est encore d'actualité tourne autour du débat objectivité/subjectivité, question qui est en relation directe avec le sujet qui nous occupe, du fait que le dictum a été, habituellement, associé à l'objectivité, et le modus a été associé, en général, à la subjectivité. Nous nous situons donc au cœur d'une problématique scientifique d’ordre majeur. Dans l'histoire de la pensée et pendant des siècles, il a été habituel de considérer que la langue représentait la réalité, et, avec cela, de considérer que le sens était objectif, informatif, descriptif et normatif, le formel présidant par ailleurs son essence et établissant de même une relation directe entre la langue et la pensée et le principe d’un sujet parlant unique. Cette caractérisation de la langue a contraint les études linguistiques, leurs formalisations, et elle a déterminé l'analyse de la langue, de son enseignement et de sa fonction socioculturelle et technologique marquée par la priorité de la composante informative sur toute autre composante ou possibilité conceptuelle. En fait, pendant des siècles, tout autre débat semblait stérile et même, au long 270 de certaines périodes socioculturelles et idéologiques, conflictuel, voire, parfois, mortel2. Parallèlement à cette conception informative et formelle, qui conduit Saussure, au début du XXème siècle, à concevoir la langue comme un code, un système de signes codifiés, constituant une structure et instaurant un fonctionnement moyennant des règles, ayant comme but de représenter la réalité, indépendamment de toute subjectivité, de toute énonciation et de tout contexte. C’est seulement à partir de l'observation de certains vides scientifiques pour l'explication, l'analyse et la catégorisation de certains éléments de la langue3 liés d'ailleurs à la composante sémantique et pragmatique dans toute expression langagière et linguistique, que surgit un intérêt croissant envers une facette de la langue, mise habituellement à l'écart, mais, historiquement, dans une certaine mesure, présente. Il s'agit de la subjectivité, de l'énonciation, du sens, situés au cœur du développement de la linguistique contemporaine et susceptible d'expliquer le lien langage/langue et langue/discours, de relier la langue à d'autres domaines du fonctionnement langagier et du comportement humain4, et de réfléchir sur l'image que l'activité linguistique peut donner d'elle-même en tant qu'activité discursive et/ou sociale. Dans ce contexte, il est à signaler qu'au cours du XXème siècle, différentes disciplines, telles que la philosophie, la logique, la sociologie, l'ethnologie et la linguistique, entre autres, ont développé d'importantes études sur la signification et sur le sens, ce qui a déclenché, d'une part, une plus grande complexité du domaine, et, à la fois, un enrichissement scientifique important de la linguistique. Bien que complexe au début, vu les nombreux sujets et les différentes problématiques qui en surgissent, cette réflexion a contribué à l'ouverture, pour ne pas dire à une explosion quelques années plus tard, de nouvelles voies de pensée et de recherche qui ont transformé 2 Entre autres periodes, nous pouvons faire appel, par exemple, à la période de l'Inquisition. Galilée, ainsi que Descartes plus tard, et pour la même raison, (...) fut obligé de supprimer la perception des sens comme la source de la connaissance et de déclarer que la connaissance intellectuelle, même a priori, est notre seul et unique moyen d’appréhender l’essence du réel (Domet de Vorges, Cte 1896, « L’objectivité de la Connaissance intellectuelle d’après Saint Thomas D’Aquin », Revue Philosophique de Louvain, 9, 3ème année, pp. 24-44). 3 Nous pouvons indiquer: les embrayeurs, les déictiques, les traces d'énonciation. 4 Nous pouvons faire appel aux émotions, par exemple. 271 le panorama des études sur le langage et la langue. Cette situation a favorisé un travail innovant et profond en sciences du langage et en linguistique et une recherche verticale et transversale dans des domaines multidisciplinaires et interdisciplinaires, entraînant une redéfinition et de nouveaux aperçus même de la communication et de la technologie, de nouvelles orientations dans les industries de la langue et en ingénierie informatique, de nouvelles perspectives dans la robotique ou des approches différentes en intelligence artificielle. Une redéfinition des concepts fondamentaux (langage, langue, discours, signe, signification, sens, modalité, etc.), une réélaboration des fondements langagiers et linguistiques et une révision des axiomes se sont alors avérées nécessaires. Dans ce cadre, il faut noter que la linguistique a subi une importante réorientation. En effet, depuis un demi-siècle, la priorité est donnée aux théories sémantiques et pragmatiques, dont l'intérêt principal consiste à situer la signification et le sens au cœur de la langue, à mettre en relief l’énonciation, les lieux communs, l'activité et la dynamicité dans/de la langue, à analyser et conceptualiser la configuration, verticale et horizontale, implicite et explicite, du sens dans le discours. Si Bally, Bakhtine, Benveniste ou Austin, entre autres chercheurs, avaient déjà signalé l’intérêt de ces caractéristiques, c’est surtout Authier-Revuz, Genette, Pécheux, Culioli, Danon-Boileau, Fuchs, Recanati, Kerbrath-Orecchioni, Plantin, Maingueneau, Nølke, Rabatel, Fontanille ou Hammad5 qui ont fait appel au domaine de l'énonciation en tant que pilier de la langue, bien que ce soient Anscombre et Ducrot, avec la proposition de la théorie de l'argumentation dans la langue ; Ducrot, avec la formulation théorique de la polyphonie énonciative, et Charaudeau, avec les fondements qu’il propose pour une analyse du discours et une description du sens et de l’expression grammaticale de la langue, qui, à notre avis, vont devenir pionnier et clés pour le développement d’une nouvelle linguistique et sémiotique générales, axées sur le sens argumentatif, polyphonique et émotionnelle… sur le caractère subjectif. D'ailleurs, ces théories vont non seulement intégrer le subjectif dans la pragmatique, au point de dire qu'il n'y a pas de sens qui ne soit pas teint d'éléments pragmatiques6, mais aussi dans la sémantique et surtout dans la 5 6 Nous ne citons pas tous les auteurs, étant conscients que la liste est longue. Ducrot, un deuxième type de rencontre. 272 langue. Elles ont représenté et continuent d'être un point de référence net pour les différentes voies de recherches concernant l'appréhension de la langue et sa gestion. Mais, cet état de la recherche sur le sens comporte toute une histoire préalable sur la relation objectivité/subjectivité qui l'explique et sur laquelle il convient de réfléchir pour rendre compte de sa spécificité, qui ne répond pas uniquement à ce débat historique, mais qui répond à la prise de position théorique que les auteurs et les théories adoptent face aux concepts et aux aspects et relations qui en dérivent et qui, de nos jours, est encore présent. Tel est le cas des concepts de dictum et de modus qui nous occupent et que nous allons analyser dans les pages qui suivent. 2.1. L'objectivité dans la langue, sens et vérité Bien que les débuts de la réflexion montraient une hésitation sur les fondements du langage, tel que nous venons de l’annoncer, une tendance déterminée va définitivement s'affirmer et s'imposer. Une longue tradition de pensée s’étale jusqu’au XXème siècle, elle se reflète dans les écrits théoriques, philosophiques et logiques, et sous-tendent aussi les grammaires, dites de nos jours traditionnelles. Elle va établir que la fonction principale de la langue c’est d’informer, de décrire le Monde, de représenter la réalité et, par conséquent, que le sens des phrases a, en soi, une valeur de vérité et doit s'exprimer en termes de Vrai/Faux, sous des paramètres logiques. Dans cette perspective, une déclaration sert principalement à octroyer une ou plusieurs propriétés à un objet et, d'ailleurs, c'est la justification du sens. Cette idée, qui peut être synthétisée en affirmant que les mots sont censés donner une représentation ou une image de la réalité, ce qui semble être à l'origine de la plupart des usages du mot signifier, est généralement définie comme fournissant des informations ou décrivant la réalité. Cette formulation informative qui, pour de nombreux chercheurs, a contribué, pendant des siècles, à l'étude des phénomènes sur le langage, sur la langue et sur le discours, s'est développée cependant au détriment d'une autre composante éloignée de la réalité et du monde. D’ailleurs, la conception informative la plus radicale affirme qu’un énoncé a un sens s’il est vrai et que la valeur de vérité d'un énoncé dépend de sa correspondance avec la réalité et cela 273 indépendamment de toute circonstance, de toute situation, de toute énonciation possible, de toute projection discursive et de tout contexte. La production explicite caractérise essentiellement cet aperçu. C'est le caractère purement objectif, véritatif et/ou logique de la langue qui prévaut sur tout autre considération possible. Cette approche, appelée conception représentationaliste du sens, forgée au cours de l'histoire, a permis, à des moments donnés, d'être cohérent avec un état de la science, d'attribuer une fonction informative à la langue et de résoudre, au moins apparemment, le problème de la référence. Cette proposition a en fait constitué le fondement de la langue au long des siècles et elle a agi vertical et horizontalement dans l'ensemble de la description de la langue, élaboré à partir des relations pensée/langue/sujet parlant et mot/objet/propriété/référence, ainsi que des fonctions prédicat/argument et de la segmentation en groupe nominal/groupe verbal. Parallèlement à cette approche, d’autres auteurs insistaient, sans grand succès, qu’il fallait considérer et inclure d’autres aspects, plus subjectifs, dans la langue. Pour d'autres auteurs, le sens doit être cerné et repéré dans l'emploi et l'usage de la langue, dans le discours lui-même7. Cela étant, par rapport à la formulation objective/descriptive, il est à signaler qu'à la moitié du XXème siècle, certains philosophes et chercheurs ont considéré la pertinence de tenir compte, dans la description même de la langue et pour la description du sens des énoncés, certains traits de subjectivité en premier lieu appelés déictiques, puis un caractère subjectif et cela au même niveau au moins que la composante véritative. Ce principe étant cependant une nouveauté, même vers les années 1975, il a été, pendant longtemps, mis à l’écart de la reconnaissance scientifique, et c’est définitivement l’identification de la délocutivité dans la langue, de son caractère argumentatif, la formulation du sens en termes explicites et implicites, la présence de voix ou de dynamiques discursives dans le sens vont entraîner un vrai changement conceptuel et scientifique, capable non « Nous parlons pour dire », écrit Tordesillas (Tordesillas, Marta, 1998, « De la Gramática al Discurso. De la coordinación y la subordinación al concepto de dinámica discursiva » in Discurso nº21/22, Le Méxique, p.167-183). 7 274 seulement d’intégrer la subjectivité dans la langue, mais de la rendre prioritaire. 2.2. L’objectivité et la subjectivité, un débat séculaire Pour rendre compte et surtout pour expliquer le débat, l’évolution et l’état actuel de la question, il est bon de faire appel à ses origines. Ainsi, nous pouvons noter que c’est Platon (427-347) qui a le premier soulevé une réflexion profonde entre l'idée d'un aspect illusoire et l'idée d'une réalité traversée ou pas par l'illusoire, tel qu'il le montre dans le mythe de la caverne où il conçoit que le philosophe doit s'élever au monde des idées, sans toutefois échapper définitivement au monde sensible. Aristote, de son côté, va aussi faire appel à ce questionnement philosophique qui a eu d'ailleurs un écho important tout au long de la pensée sur le langage. Aristote, dans De l'interprétation, il écrit : Tout discours n'est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai et le faux, ce qui n'arrive pas dans tous les cas ; ainsi la prière est un discours, mais elle n'est ni vraie, ni fausse […]. Laissons de côté les autres genres de discours : leur examen est plutôt l'œuvre de la Rhétorique ou de la Poétique. C'est la proposition que nous avons à considérer pour le moment (Aristote, 1959). Plus récemment dans l’histoire, liée à la linguistique occidentale moderne, il faut noter qu'au XVIIème siècle, Descartes (1596-1650) a établi une différence entre ce qu'il considérait comme deux facultés de la pensée humaine qu'il appelait entendement et volonté : Toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l'une consiste à apercevoir par l'entendement, et l'autre à se déterminer par la volonté (Descartes, extrait des Principes de la Philosophie, 32/réimpression de 1889 : paragraphe 32). Chez Descartes, l'entendement conçoit les idées des choses et offre une représentation de la réalité, il s'agit de la représentation du sujet et du prédicat, tandis que la volonté nous permet de prendre parti et d'adopter des attitudes par rapport aux idées fournies par l'entendement, c'est-à-dire l'assertion, liée à la faculté de juger. 275 D'autres philosophes, logiciens et grammairiens, notamment des membres de l'École de Port-Royal8, ont adopté une approche semblable appliquée à l'analyse de la langue. Ils ont conclu que la plus grande distinction se situe dans notre esprit où l'on peut distinguer l'objet de notre pensée et la forme ou mode de notre pensée ! Ils exposent que, dans une phrase, qui, d'après eux, manifeste une pensée, il y a des éléments qui expriment l'attitude de la volonté et d'autres qui reflètent la représentation de l'entendement, éléments qui seront appelés modus et dictum, respectivement. Port Royal situe l'assertion dans la même catégorie que d'autres modalités, telles que « les désirs, le commandement, l'interrogation » qui montreraient aussi la manière dont le prédicat est attribué au sujet. Pour Port Royal l'assertion lie le prédicat et le sujet à l'intérieur même d'une proposition, tout en affirmant à la fois, cette proposition. Ainsi, dans cette conception, chaque phrase devient une image d'une pensée dans la mesure où elle est une image du monde. Bien que le caractère informatif de la langue ait toujours été prioritaire sur le caractère subjectif et qu’il ait marqué la description de la langue et l'analyse linguistique pendant des siècles, nous avons remarqué qu'un débat objectivité/subjectivité a aussi été d'une certaine façon présent, d'ailleurs, avec le développement de la linguistique saussurienne au début du XXème siècle, de nouvelles réflexions et perspectives occupent une place spécifique dans la théorisation de certains linguistes. Tel est le cas de Charles Bally (18651947), dont les ouvrages expriment une conception dualiste du sens, en décrivant l'aspect objectif comme une représentation et l'aspect subjectif comme une réaction. Bally introduit également l'idée de communication et donne une place importante à la possibilité de concevoir la langue comme un instrument qui permet la communication, l'énonciation des idées par les mots et la possibilité de comprendre la phrase comme la façon la plus simple possible de communiquer une pensée. Il est à signaler que Bally conçoit l'« entendement » et la « volonté », en tant que des opérations liées à la « participation active d'un sujet pensant » et il signale trois facultés distinctes : entendement, volonté, sentiment. Cette différence maintient, quand même, une ressemblance de fond avec l’histoire de 8 Port Royal : Arnauld Antoine, Lancelot Claude, 1660 [ réed.1969], et raisonnée, Paris, chap. 13. 276 Grammaire générale la pensée, du moment où les deux perspectives se caractérisent par une même opposition, à savoir le côté actif et le côté passif de la pensée, entre ce dont la pensée est source et ce qu'elle subit. Bally va, en tout cas, au-delà de Descartes quand il explique : La phrase explicite comprend donc deux parties : l’une est le corrélatif du procès qui constitue la représentation (p. ex. la pluie, une guérison) ; nous l’appellerons, à l’exemple des logiciens, le dictum. L’autre contient la pièce maîtresse de la phrase, celle sans laquelle il n’y a pas de phrase, à savoir l’expression de la modalité, corrélative à l’opération du sujet pensant. La modalité a pour expression logique et analytique un verbe modal (ex. croire, se réjouir, souhaiter), et son sujet, le sujet modal ; tous deux constituent le modus, complémentaire du dictum. (Bally 1944 : 36). (Bally, 1965 : chapitre I). D'où l'on peut tirer la conclusion suivante : la phrase explicite est composée du dictum et du modus, où le modus consiste en une expression de la modalité corrélative à l'opération du sujet pensant ([verbe modal] + sujet modal [sujet]), ainsi : phrase explicite = dictum + modus ([verbe modal] + sujet modal [sujet]). Nous pouvons observer que Bally coïncide, en quelque sorte, sur la représentation ou dictum, mais, en ce qui concerne le modus, nous venons de le remarquer, il précise nettement les contenus : « l'expression logique et analytique de la modalité » qu'il appelle modus contenant un verbe modal, qui marquerait l'attitude du sujet pensant, et un sujet modal, faisant appel à ce sujet pensant. De cette sorte, du côté de ce qui est exprimé, on trouve [la modalité + le procès] et, du côté de l'expression, on a, en tant que modus, le [[sujet modal + verbe modal] + dictum] où les notions de modus et de dictum sont indissociables, avec une imbrication complexe de l'objectif et du subjectif. La complémentarité opératoire du modus et du dictum est donc envisagée du point de vue dynamique de l'actualisation, d'où : La langue, dans cette configuration, ne peut que représenter qu'un moment du processus : la mise en conformité de « l’à-dire » « au dit » 9. 9 Eliman, Abdou, 2013, « Charles Bally précurseur d'une linguistique cognitive de l'énonciation », in Synergies Espagne nº6, p.85-91 (pp. 90). 277 Dans cette structure il faut signaler que, d'après les analyses de Bally, le sujet pensant, source de la modalité et désigné par le sujet modal de la phrase, ne correspond pas nécessairement à la personne qui a prononcé la phrase. Cette propriété de la théorie de Bally constitue une marque distinctive, et toute une nouveauté, par rapport aux théories préalables, du moment où elle est susceptible d'indiquer qu'il existe des points de vue qui peuvent être différents du locuteur. En quelque sorte, il devient ainsi le précurseur de l'énonciation, d'une certaine forme de polyphonie dans le langage10. Nous pouvons dire que cette formulation se situe à la base de plusieurs développements postérieurs et même d'une sémantique contemporaine. Plus récemment, les recherches menées par la plupart des philosophes de l'École d'Oxford, et, en particulier, par l'un de ses plus grands représentants, John Austin (1911-1960) et par son disciple, John Searle (1932), s'inscrivent également dans un cadre duel de la description du sens. Leur approche formule que, dans le sens d'un énoncé, nous devons distinguer deux composantes, l'une appelée force illocutoire et l'autre contenu propositionnel, susceptibles de correspondre respectivement à une composante subjective et une autre objective. Searle va plus loin dans le caractère représentatif de la langue et définit le contenu propositionnel comme l'application d'un prédicat à un référent, application qui est condition nécessaire et suffisante pour qu'un jugement véritatif soit possible, en termes de vrai et de faux. Avec Searle, on fait, en quelque sorte, un pas en arrière face à l'inclusion du subjectif, du modus, de la force illocutoire, dans la langue, mais, bientôt, de nouvelles approches théoriques se développent. 2.3. La subjectivité dans la langue, sens et argument Au long des lignes précédentes, nous avons remarqué la présence d'un débat philosophique et scientifique entre l'objectivité et la subjectivité, plus ou moins visible, ainsi que le triomphe de l'objectivité sur la subjectivité qui s'installe pendant des siècles en ce qui concerne la pensée sur le langage et sur la langue. Un regard rétrospectif met en relief 10 L'idée de dictum, d'ailleurs, peut renvoyer à un compte rendu de perception ou de jugement du locuteur étant susceptible, peut-être, d'un marquage déictique de sa position, ce qui nous fait penser à la proposition de Rabatel, 2003a. La fonction d'effacement énonciative est aussi à mettre en relation avec ce processus. 278 la complexité de la situation et la contrainte qui intervient dans la définition de la langue, qui, même de nos jours, continue à se poursuivre. Face aux limites entraînées par ce fondement, des recherches renouvelées surgissent en sémiolinguistique, sémantique et pragmatique, notamment sous la perspective des théories de l'énonciation et, en particulier, des réflexions et des propositions théoriques de Ducrot11. En effet, les réflexions philosophiques ducrotiennes puisent dans la définition de la langue, mettent la subjectivité au cœur de la conception et de la description de la signification et du sens et formulent le principe de la polyphonie énonciative. Ceci permet non seulement de mettre à l'écart la notion de sujet parlant, du monde et du vrai, mais également de proposer de nouveaux concepts théoriques et méthodologiques, tels que les figures énonciatives de locuteurs, d'énonciateurs et de points de vue, inscrites dans le discours et dans la langue et susceptibles de créer des mondes discursifs et linguistiques12. Les théories ducrotiennes nous permettent d’aller plus loin dans la réflexion sur les conceptions de modus et de dictum, du moment où, dans les bases scientifiques qu’elles posent, d’une part la composante informative (proche au dictum) ne constitue pas une partie essentielle, et surtout pas principale, du sens, alors que la composante subjective en est conçue comme constitutive, et, d’autre part, la notion du sujet parlant n’a pas de place, d’où le questionnement possible du modus, qui reste en dehors de la conception linguistique en elle-même. Pour en rendre compte de cet aperçu et en vue d'établir ce que les théories évoquées peuvent apporter au domaine de l'objectivité et de la subjectivité, du dictum et du modus, voyons préalablement certaines observations. Première observation Au XXème siècle, nous avons observé qu'un aspect subjectif, soit en tant que réaction ou que force illocutoire selon les théories, est introduit, d'une façon plus ou moins profonde et directe, dans la description du sens. Il y a cependant une différence entre la réaction 11 Ducrot, un deuxième type de rencontre 12 L’idée de construire des mondes discursifs et linguistiques est attribuable à l’auteur de ce chapitre. 279 et la force illocutoire en ce qui concerne leur relation à l'énonciation et leur statut dans celle-ci. Il s'agit de l'identité du sujet auquel cette énonciation est attribuée et, par conséquent, au rôle qu'elle joue dans l'activité linguistique, dans sa double facette explicite et implicite. Dans la conception soutenue par Bally, rien n'impose, ni n'oblige à établir une identité entre le sujet de la réaction communiquée et le sujet parlant, étant donné que la distinction entre l'objectif, ou l'objet, et le subjectif, ou la manière/modalité, découle d'une analyse de la pensée et, plus précisément, d'une pensée élémentaire. Il n'en va pas de même pour les propositions de Searle, pour qui le sujet de l'acte illocutoire ne peut être que le sujet parlant, l'auteur de l'énonciation, puisque la différence qu'il établit entre les deux aspects trouve son origine dans une analyse de l'activité de communication, de ce qu'il désigne comme un acte élémentaire de communication. Il convient de noter alors une distinction importante entre les deux concepts : la possibilité offerte par Bally de dissocier les deux sujets ce qui favorise une plus grande subjectivité et hétérogénéité dans le sens, face à l'identification des deux sujets conçus dans l'approche de Searle. Deuxième observation À cette première différence, vraiment significative, il faut en ajouter une deuxième : pour Bally, l'aspect subjectif est d'ordre psychologique, c'est à dire qu'il constitue une indication de la pensée, alors que, dans la théorie des actes de langage, cet aspect correspond à l'activité qui se déroule au moment où l’on parle, et il appartient donc au domaine de l'action, c'est-à-dire qu'il constitue une indication de ce que fait le sujet lorsqu'il dit quelque chose. Dans ce dernier cas, la force illocutoire liée à une phrase caractérise l'énonciation de cette phrase. Sur la base de ces deux points, deux tendances ont pu être établies et, bien qu'elles aient un dénominateur commun – à savoir la distinction entre une composante subjective et une composante objective –, elles maintiennent néanmoins des divergences concrètes et transcendantes dans les approches linguistiques. D'une part, il y a la possibilité d'admettre que le sens peut manifester, montrer, d'autres sujets différents du sujet parlant (théorie de Bally, en particulier), et, d'autre part, que le sens concerne l'énonciation, qui a pour thème l'énonciation de l'énoncé même qui le communique (théories des 280 actes de langage). Ces deux aspects nous allons les retrouver plus tard, quand nous ferons appel à la théorie polyphonique de l'énonciation de Ducrot qui formule l'hypothèse que le sens d'un énoncé est polyphonique, c'est-à-dire qu'il présente un certain nombre de points de vue, et consiste en une description de l'énonciation en elle-même. Au-delà de la subjectivité à laquelle nous avons fait référence et à laquelle, sans doute, les auteurs cités précédemment ont porté une attention particulière, il faut dire que les approches préalables à Ducrot continuent à maintenir, dans le sens, une composante objective, soit l’entendement, le dictum, la représentation ou le contenu propositionnel, qui joue un rôle principal en constituant la base du sens des énoncés. Le but initial de Ducrot est, d’ailleurs, de décrire un état de sens où l'objectif et le subjectif seraient un tout, un état d'unité dans lequel les deux types d'éléments sont inséparables et où, dans la dynamicité discursive verticale, il montrerait que le vecteur directeur du sens est le subjectif13. Il reste alors à définir les concepts qui permettent de décrire ce premier niveau sémantique, fondamental, avant la séparation, tel que nous allons le voir dans les lignes suivantes. Avec Ducrot, nous souhaitons souligner la possibilité de dépasser ce qui semblent des contraintes informatives sur le sens pour concevoir l'analyse de la langue à partir de nouvelles hypothèses qui nous permettent d'envisager la signification et le sens autrement, de les formuler en termes subjectifs et de situer cette subjectivité dans la signification de la langue et dans le sens des énoncés et, avec cela, d'aller plus loin dans la formulation scientifique sur la langue. Argumentation et polyphonie Deux théories vont être capables de rendre compte de ces fondements et des buts poursuivis, et donc d’aller au-delà de l’axiome objectif et informatif préconçu sur la langue, il s’agit de la théorie de l’argumentation dans la langue de Jean-Claude Anscombre et d’Oswald Ducrot et de la théorie polyphonique de l’énonciation de Ducrot à laquelle on vient de faire appel. Leurs propositions non seulement s'éloignent radicalement des théories représentationnelles, mais elles ne partagent même pas les conceptions qui établissent l'opposition subjectif/objectif, 13 Ducrot, Oswald, 1987, « Sémantique et Vérité : un deuxième type de rencontre » in Recherches Linguistiques, 16. 281 du moment où les auteurs considèrent que lesdites approches ne permettent pas de se sortir des contraintes de l’informatif, ne décrivent pas suffisamment le sens et qu'elles ne sont pas assez radicales dans leur inclusion de la subjectivité susceptible de décrire le sens. L’hypothèse principale posée par Anscombre et Ducrot est que l'aspect objectif est une illusion et que l’aspect qu’ils vont appeler « argumentatif » est prioritaire. Ils formulent, dans une première étape, que le sens est argumentatif dans le sens où un argument s’oriente vers une conclusion, puis, dans une deuxième étape, que le sens convoque des topoï ou lieux communs partagés dans une infinité de situations, pour arriver à une troisième étape où Anscombre va plutôt s’orienter vers une conception de la langue dont la base serait des stéréotypes et Ducrot vers une accentuation des topoï, même lexicaux, cernés en topoï intrinsèques et extrinsèques et puis en blocs sémantiques, dans une dernière proposition conçue avec Marion Carel14. À son tour, il faut dire que l’argumentation est directement posée dans sa combinaison étroite et directe avec l’énonciation, une énonciation à caractère polyphonique inscrite aussi dans la langue. Dans cette formulation, la langue, telle que l’indique Ducrot, c’est du discours. De notre côté, dès nos premières recherches15, nous avons adopté non seulement l’argumentation dans la langue, mais aussi la subjectivité en termes absolus, n’ayant pas besoin d’utiliser le concept de modus ou de modalité. Lesdites théories posent que le sens des énoncés permet une reconstruction sémantique du sens, qui est calculée/obtenue à partir de la configuration du sens en tant que reflet de la signification des phrases, signification argumentative et polyphonique. Nous pouvons dire que le sens d’un énoncé rend compte alors de la signification et sa configuration comporte et montre des instructions, à travers les mots, les groupes de mots, les expressions, les dynamiques discursives, l’articulation, etc., qui le définissent et qui révèlent sa conception, l’exécution et la réalisation qui le produisent. Ces instructions concernent aussi l'insertion de l'énoncé dans la dynamique du discours et sont de l’ordre du subjectif-argumentation-énonciation, même si la 14 Carel, Marion, 1992, Vers une formalisation de la théorie de « l'argumentation dans la langue », sous la direction de Bernard Jaulin. 15 Tordesillas, Marta, 1992, L'argumentation : 'pourtant' dans la dynamique argumentative des Essais de Montaigne, sous la direction de Oswald Ducrot et de Javier del Prado. 282 réalité ou la description peuvent être présentées dans le discours, car, dans ce cas-là, ce sont des ressources discursives, mises à disposition du locuteur par la langue, qui le permettent, étant alors le but discursif l’information, mais dirigé toujours par le vecteur argumentatif. Pour parvenir à une description linguistique élaborée selon ces principes et pour montrer son importance par rapport au modus et au dictum, nous allons concentrer notre attention sur la théorie polyphonique de l'énonciation formulée par Ducrot. Dans ce contexte, en effet, indiquer que le concept de polyphonie conforme le sens et la signification, veut dire que le sens des énoncés est constitué par une sorte de dialogue. L’auteur propose d’ailleurs que le sens est conçu comme une scène de théâtre dans laquelle différents personnages fictifs sont susceptibles d’intervenir et de dialoguer entre eux. En d'autres termes, dans le sens même des déclarations, il y aurait une présentation de différentes figures, différentes voix, différents points de vue, que locuteur, moyennant la responsabilité que lui octroie l’énonciation, convoque et reflète leur apparition. Le sens de l'énoncé est présenté comme la cristallisation, dans le discours, de différentes voix abstraites ou points de vue. La première conséquence qui découle de cette théorie c’est que le sens est polyphonique, ce qui met en question à l’axiome de l'unicité du sujet parlant. Pour Ducrot, plusieurs figures ayant des statuts linguistiques différents sont présents dans un même énoncé, d'où l'idée que le sujet parlant renvoie à plusieurs fonctions très différentes : sujet empirique ou producteur de l'énoncé, locuteur et faiseur d'énoncés. La deuxième conséquence qui en résulte directement de la première est que l'auteur d'une déclaration ne s'exprime jamais directement, même si, apparemment, cela semblerait être le cas. La troisième conséquence qui s’ensuit favorise une analyse sémantique verticale de l'énoncé, et accorde donc à chacune de ses composantes une autonomie énonciative, pouvant faire l'objet d'un discours possible, par opposition à la description horizontale des énoncés qui est plutôt appliquée dans les études menées par les philosophes et logiciens. La quatrième conséquence est de présenter le sens d'un énoncé comme la description que l'énoncé donne de sa propre énonciation : en d'autres termes, la langue est comprise comme auto-référentielle. Par le seul fait de se référer à elle-même, la conception véritative de la langue est susceptible d’être mise en question. L'approche d’Anscombre et de Ducrot nie l'idée que la 283 langue ait principalement une fonction référentielle renvoyant à une matérialité externe et donc que le sens de l'énoncé soit jugé en termes de vérité ou de fausseté. L'aspect informatif, s’il est présent dans le sens, a un caractère dérivé d'une composante argumentative antérieure. Les fondements théoriques proposés par Anscombre et Ducrot, depuis 1983, montrent une progression qui se traduit par l'introduction de nouveaux concepts et son application chaque fois plus centrée sur la signification du lexique et son évolution chaque fois plus orientée vers des approches de plus en plus éloignées de la conception véritative de la langue/du langage et plus proches et identifiables à un caractère subjectif. De ce fait, le concept de dictum devrait être associé à la subjectivité ou directement ne pas avoir un sens théorique et, dans les deux cas, le concept de modus serait tout à fait relatif ou devrait, de même, ne pas avoir de sens. Sans arriver cependant à cette conclusion si drastique, qui, d’ailleurs, n’est pas la plus habituelle en linguistique, nous remarquerons qu’il existe non seulement une problématique, mais de nouvelles approches de la langue qu’il faut nécessairement considérer et qui tiennent à une conception subjectivité de la langue et qui oblige à préciser la valeur du dictum et, notamment, du modus. Dans ce qui suit, nous allons réfléchir sur le large domaine occupé par le modus, susceptible de représenter, dans tous les cas, une subjectivité, que ce soit intérieure et/ou extérieure à la langue, et d’être liée à d’autres processus, tels que la modalité ou la modalisation. 3. Modus et Modalité Tout au long des pages précédentes, nous avons observé que l’histoire de la pensée sur le langage et sur la langue, montre un débat entre l'objectivité et la subjectivité avec une priorisation presque unanime pendant des siècles de l'objectivité. Cette situation va trouver cependant des réactions, nous l’avons remarqué, dans la pensée de certains linguistes, tels que Bally, Bakhtine, Austin, Culioli, Charaudeau ou Ducrot entre autres, au point d'arriver, avec Ducrot, à prioriser le subjectif, laissant dans ce cas-là de côté la distinction du modus et du dictum. Le modus et le dictum, liés donc habituellement à un débat dérivé de la distinction entre subjectivité et objectivité, ne représentent 284 cependant pas uniquement ce questionnement, car la problématique en est majeure et demande une analyse plus détaillée. Une lecture des paragraphes ci-dessus met en évidence la complexité de ce sujet, notamment du fait que le cadre du modus et du dictum est à situer dans un contexte plus large qui est celui du sens, de sa configuration, de sa description et, donc, de sa conceptualisation. Une analyse en profondeur des différentes approches sur le sens montre la difficulté de le cerner et met en relief que les théorisations sur le sens vont au-delà d'une simple dualité objectivité et subjectivité, du monde et du sujet parlant, et cherchent à rendre compte du sens à partir des aspects purement logiques, sémiotiques et linguistiques. Il surgit alors un questionnement significatif plus large provenant, spécifiquement, du cadre de l'hétérogénéité énonciative, de son développement et des manières dont les mots, les expressions, les discours et les façons de dire sont appréhendées, identifiées et exprimées. 3.1. Les Modalités : approches et perspectives D'après Meunier16, il est à préciser que, quand on parle de modalité, [ce] terme est saturé d'interprétations qui ressortissent, explicitement ou non, selon les linguistes qui l'utilisent, de la logique, de la sémantique, de la psychologie, de la syntaxe, de la pragmatique ou de la théorie de l'énonciation. Le concept de modalité peut renvoyer alors à différentes définitions et valeurs selon qu'il soit formulé par une discipline ou une autre et selon la perspective. En effet, déjà Aristote faisait appel au concept de modalité, que nous pouvons trouver à l'origine de la description logique des modalités17. La logique constitue la première approche suffisamment précise qui s’occupe de cette catégorie. Le philosophe grec va en proposer quatre modalités, désignées en premier lieu par un terme assez contesté, celui de modalités aléthiques, puis comme modalités 16 Meunier André, 1974, « Modalités et communication » in Langue française, 21, p.8. L'Hermeneia et les Premiers Analytiques sont unanimement considérés comme la genèse de cette réflexion. 17 285 ontiques, qui, à son tour, sont liées au caractère nécessaire, possible, impossible et contingent18. Plus tard, certains auteurs médiévaux, notamment Abélard et Thomas d'Aquin, développent les modalités aristotéliciennes et, avec la contribution des philosophes de l’époque, ils conçoivent la modalité de re, qu’ils définissent comme intégrée au prédicat et inscrite dans les propriétés des choses (ex. « La terre est nécessairement ronde ») et la modalité de dicto, portant sur un contenu de pensée complet, extérieure à ce contenu propositionnel, concernant ce qui est dit (ex. « Il est nécessaire que la terre soit ronde »). Cette formulation des modalités va donner lieu à un certain type de logique qui va se trouver à l'origine de la logique modale. Nous pouvons observer cependant que, face à une vision de la logique modale, où les modalités portent sur la relation existentielle de la proposition à la réalité perçue, où la modalité est comprise en tant qu'une propriété de propositions indépendantes de leur contexte19, il existe d'autres approches théoriques qui surgissent lors du développement du concept d'énonciation et qui sont plutôt liées à la relation langue/discours et à l'interaction discursive que le locuteur maintient avec l'énoncé. Dans ce cadre-ci, on observe que la sémiotique et la linguistique montrent un éloignement conceptuel par rapport à la logique. En fait, ces deux disciplines ne fondent pas nécessairement le concept de modalité sur celui de « vérité » ou de « réalité », autrement dit sur des « référents factuels »20, bien que la sémiotique partage avec la logique une certaine élaboration des concepts à partir de ce que Pottier21 appelle « compréhension intuitive du discours », ainsi que par son lien direct à chaque langue naturelle. Voyons à la suite les particularités visées et les types de modalités proposées dans ce domaine par les différentes disciplines. 18 Ces distinctions vont donner lieu au carré logique. Idée présente au long des siècles par la logique. 20 Coquet Jean-Claude, 1976, « Les modalités du discours », in Darrault Ivan, Modalités : logique, linguistique, sémiotique, Langages, 10 année, nº 43, pp. 64-70. 21 Pottier Bernard, 1976, « Sur la formulation des modalités en linguistique », in Darrault Ivan, Modalités : logique, linguistique, sémiotique, Langages, 10 année, nº 43, pp-39-46. 19 286 3.1.1 Modalités et logique Dans le cadre de la logique, on peut concevoir la modalité dans un sens étroit ou dans un sens large. Dans le premier cas, le contenu de la proposition, au lieu de constituer une simple assertion, se voit modifié (que ce soit renforcé ou affaibli) par une idée de nécessité, impossibilité, possibilité ou contingence. Avec cette formulation on récupère les propositions aristotéliciennes, qui, d'ailleurs, ont le plus influencé la logique contemporaine. Dans le deuxième cas, on pose comme modale, toute proposition dont l'assertion est modifiée par adjonction d'un adverbe quelconque ou par la mise en forme d'une proposition complétive. Dans la logique moderne, les modalités les plus habituelles sont spécifiées selon les classes suivantes : – aléthiques : où l'on distingue le nécessaire, le possible, l'impossible, le contingent ; – épistémiques : relatives aux croyances du locuteur, liées à l'idée « d'un tel sait que » (ex. « Max part en voyage peut-être ») ; – temporelles : où il se produit à travers l'emploi du futur, du passé, d'adverbes de temps, etc. (ex. « Il s'est trouvé que Max est parti en voyage ») ; – axiologiques : où la formulation indiquerait une appréciation (ex. « Il serait bon que Max parte en voyage ») ; – bouliques : marquées par des processus d'exigence (ex. « Marie exige que Max parte en voyage ») ; – érotétiques : concernant des questionnements (ex. « Est-ce que Max part en voyage ? »). 3.1.2 Modalités et sémiotique La sémiotique a essayé d'établir un classement stable des modalités moyennant un appareil formel et logique. Ainsi, elle a voulu fixer une taxinomie et des règles de syntaxe en aboutissant à différentes définitions de modalités du pouvoir, du savoir, du devoir, du vouloir ou aléthiques (nécessité/contingence/impossibilité/possibilité), épistémiques (certitude/incertitude/improbabilité/probabilité), déontiques (prescription/ 287 facultativité/interdiction/permissivité), et véridictoires (être/non-être/ paraître/non-paraître). Quant à la syntaxe, pour la hiérarchisation ou l'ordre d'implication logique entre ces catégories, il s'agit de savoir si un tel ordre est lié au vouloir>savoir>pouvoir>faire ou au pouvoir>vouloir>savoir>faire ou bien si le nécessaire précède le possible, le certain, le nécessaire, l'obligation, le certain ou l'inverse. Cette description des modalités sémiotiques, bien que complexe, semble gérable pour une classification, bien que, pour une observation de la complexité du domaine des modalités, il est bon d'observer les analyses de Greimas sur les modalités et, notamment, l'article du père de l’Ecole de sémiotique de Paris, qui vise même une théorie des modalités22. 3.1.3 Modalités et linguistique Nous remarquons que l'idée de modalité est présente dans la réflexion grammaticale depuis des siècles, mais, bien que la grammaire décrit et classe la langue, nous devons distinguer la grammaire de la linguistique. Peut-être, le fait que la linguistique naisse, scientifiquement, au début du XXème siècle, explique que ce soit surtout, à partir du développement de la linguistique que la réflexion sur la modalité devient un des aspects de réflexion profonde susceptible de contribuer à spécifier de la configuration et gestion de la langue et du discours et vice-versa. Au long des pages précédentes, nous avons rappelées les propositions formulées par certains auteurs. Ainsi, celle de Bally (1932), qui distingue modus et dictum ; de Austin et Searle (1962 et 1983), qui établissent une différence entre force illocutoire et contenu propositionnel dans les liens avec les actes de langage ; de Benveniste (1965), qui pose la modalité, en tant que catégorie énonciative, comme une assertion complémentaire sur une relation V modal + que + prédication. Il existe aussi des approches linguistiques qui marquent la distinction d'un sujet modal face à un sujet parlant. Puis, nous distinguons d’autres perspectives qui proposent, tel que Ducrot (1979), un nouveau cadre et une nouvelle définition pour la langue et 22 Greimas Algirdas-Julien, 1976, « Pour une théorie des modalités », in Darrault Ivan, Modalités : logique, linguistique, sémiotique, Langages, 10 année, nº 43, pp. 90-107. 288 met l’énonciation et la polyphonie au centre de la langue, en proposant ou reformulant de nouveaux concepts, tels que, nous l’avons vu, celui de locuteur, d’énonciateur ou de points de vue, sans relation avec de possibles modalités. Antoine Culioli (1976), de son côté, précurseur aussi de l'énonciation23 avec Ducrot, présente une typologie des modalités sous la forme complexe de quatre faces, ainsi : modalité 1, assertion, interrogation, injonction ; modalité 2, probable, vraisemblable, possible, éventuel ; modalité 3, appréciatif ; modalité 4, intersubjectif, i.e. volitif, déontique, permissif. Cet essor de l’intérêt envers la modalité au XXème siècle va continuer, et même s’approfondir, jusqu'à nos jours, sous les nouvelles perspectives de la sémantique et de la pragmatique et, surtout, une réflexion plus précise va se poursuivre sous le développement et la reconnaissance du domaine théorique de l’énonciation, éprouvé notamment au long de ces dernières 30 années. 3.2. Les modalités en linguistique contemporaine En ce qui concerne trois des auteurs essentiels cités auparavant, tels que Bally, Benveniste et Ducrot, nous observons à la lecture de leurs écrits, qu'ils proposent des perspectives différentes sur plusieurs points, bien qu'ils partagent comme origine les écrits de Bally et, notamment, un point commun qui les caractérise. Il s'agit de l'intégration dans la langue d'un vecteur de subjectivité et d'intersubjectivité susceptible de ressortir à travers des ressources communes, telles que l'idée du sujet modal, de l'instance de validation, de locution, d'interaction, d'attitude et/ou de point de vue, qui seraient susceptibles de s'inscrire dans les phrases et d’être gérés sous les modalités : – déclarative – interrogative – exclamative – impérative ou – les types facultatifs. 23 Larendeau, Paul, « Modalité, opération de modalisation et mode médiatif », in Delamotte-Legrand, R., 2004, Les médiations langagières. Des faits de langue aux discours, vol. I, Rouen : DYALANG, CNRS, p. 87. 289 Une des tendances est alors de considérer que la modalité peut être liée aux attitudes du locuteur en relation avec le mode d'obtention de la connaissance de ce qu'il affirme. Le concept d'attitude va devenir une des clés pour aborder, au long du XXème siècle, les modalités. Pour entrer dans certains détails que nous voulons mettre spécifiquement en relief, nous rappelons que Bally, de son côté, distingue trois classes de relations modales : intellectuelles, affectives, volitives, classes auxquelles il ajoute la relation modale interrogative. Par ailleurs, la structure dans laquelle apparaît le sujet et le verbe modal peut être plus explicite/implicite (verbes, adjectifs, mots, phrases adverbiales) ou moins explicite/implicite (pas visible en surface, juste menée à bout à travers la morphologie et les traits prosodiques). Benveniste, dans le chapitre « L'appareil formel de l'énonciation », définit l'énonciation comme « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation24 » (Benveniste, 1974). Il ajoute que « le locuteur s'approprie de l'appareil formel de la langue et énonce sa position comme telle à travers des indices spécifiques » et des « procédures accessoires ». Ainsi, indépendamment de ces possibilités, Benveniste signale que quand un énonciateur utilise la langue pour influencer le comportement de l'allocutaire, il a à sa disposition différentes fonctions : l'interrogation, l'intimation, l'assertion. Ces procédures sont dites modalités d'énonciation. Dans cette catégorie sont aussi inclus certains adverbes, comme par exemple : « franchement » ou « sincèrement ». Benveniste ajoute que le locuteur a encore des modalités formelles, nommées modalités de l'énoncé, telles que les modes verbaux et certains adverbes modaux, tels que : « probablement », « sans doute » ou « peut-être ». Ducrot fait observer que le dictum irait plus loin qu'une simple représentation de la réalité et qu'il serait plutôt une construction subjective relevant de la prise de position du locuteur par rapport à la réalité. Tenant compte de plus que le sujet parlant n’a pas de place significative dans la linguistique ducrotienne. Dans le cadre d’une conception polyphonique de l’énonciation, qui vise la langue en elle et par elle-même, les concepts de dictum et de modalité sont dépassés, ce que nous pouvons lire dans ce qui suit : 24 Benveniste, É., 1974, Problèmes de linguistique générale, tome 2. 290 [...] c'est que je crois les mots de la langue incapables, de par leur nature même, de décrire une réalité. Certes les énoncés se réfèrent toujours à des situations, mais ce qu'ils disent à propos de ces situations n'est pas de l'ordre de la description. Il s'agit de montrer des prises de position possibles vis-à-vis d'elles. Ce qu'on appelle idée, dictum, contenu propositionnel n'est constitué par rien d'autre, selon moi, que par une ou plusieurs prises de positions. [...] Ces attitudes, je ne voudrais pas les appeler modalités, car, ce faisant, on donnerait à entendre qu'elles s'appliquent à des représentations. Pour moi, au contraire, elles constituent à elles seules la vision du monde véhiculée par nos énoncés. (Ducrot, 1993 : 128)25. 3.3. Les modalités et leur classement Un des défis des scientifiques, nous sommes conscients, est la classification. Les différents types de modalités, bien que difficiles à classifier, n’échappent pas à cette action. Voyons dans quelle mesure cela est-il possible, d’après les principales perspectives théoriques et dans le cadre complexe que l’on vient d’exposer au long du chapitre. Nous observons que Meunier (1974)26 met déjà en évidence le diffus et l'opacité, pour ne pas dire le caractère complexe et hétérogène, des formes de modalités. Il va diviser les modalités en plusieurs classes : tout d'abord il y a la modalité d'énonciation, se rapportant au sujet parlant, comme forme de communication qui s'établit entre le sujet parlant et l’auditoire, telle que la modalité de phrase interrogative, assertive et impérative. Ladite modalité est liée, d’après l‘auteur, aux marqueurs syntaxiques, typographiques et prosodiques qui sont nécessaire à sa production. Il peut s'agir, aussi, d’adverbes qui portent sur l'énonciation, tel que par exemple « franchement ». D’autre part, il propose comme classe la modalité d'énoncé, faisant appel au sujet de l'énoncé, éventuellement confondu avec le sujet de l'énonciation, qui porte exclusivement sur l'énoncé et pas sur l'énonciation, situant la proposition de base par rapport à la vérité, à la nécessité même, ce qui fait penser aux modalités logiques (possible, nécessaire, certain, invraisemblable, obligatoire), appréciatives ou évaluatives (triste, regrettable, souhaitable, 25 Ducrot, 1993, « À quoi sert le concept de modalité » in Modality in Language Acqusition, Norbert Ditmar, Astrid Reich : 128. 26 Meunier, A., 1974, « Modalités et communication », in Langue française, nº21, Communication et analyse syntaxique, pp.8-25. 291 etc.). Puis, il distingue la modalité de message, définie comme un autre jeu d’options dont dispose le locuteur pour organiser l’information de son message, elle porte sur l’organisation sémantique de l’énoncé, tout en mettant en relief le thème (ce dont on parle) et le propos (ce qui est dit). Elle est identifiable à travers des indices morphologiques et syntaxiques et elle est liée à des constructions emphatiques, passives, impersonnelles. Elles présentent la possibilité de pouvoir se combiner entre elles. Dans un approfondissement majeur sur les modalités, Le Querler (1996) distingue une conception restreinte et une conception large. Dans le premier cas, Damourette et Pinchon, inspirée de la théorie aristotélicienne, considère que la modalisation ne constitue qu'une des dimensions de l'énonciation. Pour Charaudeau, la modalisation permet d'expliciter ce que sont les positions du sujet parlant par rapport à son interlocuteur, à lui-même et à son propos, en distinguant les modalités : allocutives [locuteur>interlocuteur ; interpellation, question, injonction, etc.], élocutives [locuteur > locuteur ; opinion, appréciation, obligation, promesse, etc.] et délocutives [locuteur>proposition ; formes impersonnelles] (Charaudeau, 1992 : 572). La conception large, de son côté, est inspirée de Brunot ou Bally, où l'étude des modalités englobe diverses catégories grammaticales, différentes attitudes du locuteur par rapport à son énoncé et l'impression qui s'en dégage, où tout énoncé est modalisé. Elle différencie les modalités subjectives, en tant que l'expression seulement du rapport entre le sujet énonciateur et le contenu propositionnel. Elle est liée aux modalités épistémiques – degré de certitude sur ce qu'il asserte – et appréciatives. En outre, elle détermine les modalités intersubjectives, rapport établi entre le sujet énonciateur et un autre sujet, à propos du contenu propositionnel. Elle concerne des actes, tels que conseiller, demander, etc. Remarquons que le classement ne semble pas suffisamment délimité, bien qu’il devienne possible si on restreint son action à une seule approche théorique. Nous observons par ailleurs que ces deux conceptions, restreinte et large, se situent dans le cadre d’une approche générale de l'énonciation qui tient, essentiellement, au repérage des marques du sujet dans ses productions. Cette ambivalence constante trouve cependant une 292 position plus centrale chez Riegel, Pellat, Rioul27 du fait qu’ils distinguent entre modes et modalités, où les marqueurs modaux font l'objet d'un classement systématique entre : les noms, les adjectifs, les verbes, les adverbes, les interjections, les temps verbaux, les intonation, les structures syntaxiques, les gloses, les décalages, les signes, etc. Le Querler28, en fait, inscrite dans la linguistique de l’énonciation, propose elle-même une définition de la modalité en tant que l'expression de l'attitude du locuteur par rapport au contenu propositionnel de son énoncé, ce qui, d’après l’auteur : exclut l’assertion simple, évite de postuler que tout énoncé, dès lors qu’il présuppose un énonciateur, est de ce seul fait modalisé, et oriente ainsi vers la recherche de marques linguistiques effectives, aussi nombreuses que grammaticalement diverses (Le Querler, 1998, p.61). Elle identifie trois grandes classes de modalités : – la modalité qui exprime le rapport que le sujet énonciateur entretient avec le contenu propositionnel et son degré de certitude sur ce que le locuteur asserte ou d’approbation, blâme ou indignation : il s’agit de la modalité subjective, qui se développe dans la modalité épistémique (ex. « Je crois que Pierre va venir ») et de la modalité appréciative (ex. « C'est génial que Pierre vienne »), respectivement ; – la modalité qui exprime le rapport que le sujet énonciateur entretient avec un autre sujet à propos du contenu propositionnel, ainsi le locuteur ordonne, conseille, suggère, etc : c’est la modalité intersubjective (ex. « Tu dois venir ») ; – la modalité qui exprime le rapport que le sujet énonciateur établit entre le contenu propositionnel de son énoncé et la réalité objective, ainsi le locuteur asserte que p implique q : ce sont les modalités implicatives (ex. « Pour vivre, il faut manger »), qui marquent une implication au sens large. 27 Riegel Martin, Pellat Jean-Christophe, Rioul René, 1994, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF. 28 Le Queler Nicole, 1998, « Typologie des modalités », L’Information grammaticale, nº78, 61-62 et 2004, « Les modalités en français », Revue belge de philologie et d'histoire, tome 82, fasc. 3, pp. 643-565. 293 Dans cette description, elle ajoute une considération intéressante de plus : il s'agit de la portée du marqueur modal dans l'énoncé, qui représente sa zone d'influence dans cet énoncé. Ainsi, un adverbe peut porter sur : – un verbe (ex : « Max part en voyage tranquillement ») ; – un adjectif (ex. « Ce gâteau est vraiment bon ») ; – un autre adverbe (ex. « Marie mange très vite ») ; – un syntagme nominal (ex. « Une jeune, sans doute mon amie, s'était introduite dans la fête ») ou bien – l'ensemble de l'énoncé (ex. « Franchement, ce gâteau est bon »). Le Querler établit ainsi une distinction entre deux types de portées, soit la modalité influence le niveau du constituant d’une phrase, soit la phrase tout entière. Ces deux portées vont être distinguées sous la désignation de portée intra-prédicative (d'où la combinaison : sujetMODALITE-verbe) et de portée extra-prédicative (d'où la configuration : MODALITE-->[sujet-verbe]). L'auteur propose aussi de faire une différence entre ce qu'elle appelle la portée syntaxique et la portée sémantique. D’autre part, à l'intérieur de la catégorie des marqueurs modaux, elle va établir plusieurs catégories : – les marqueurs intonatifs, (du type, « Tu pars », qui peut marquer un ordre, une prière, une permission...), susceptibles d'être liés à la modalité appréciative ; – les marqueurs morphologiques (modes et temps verbaux), inclus dans l’appréciative ; – les marqueurs lexicaux (ex. verbes modaux, savoir, vouloir, pouvoir...) ; – les adverbes modaux (« peut-être », « sans doute », ...) ou – des adjectifs (tels que : « génial », « agréable »), qui peuvent marquer plusieurs modalités ; – marqueurs syntaxiques (du genre l'exclamation, ex. « Pars ! ») ; – des circonstants modaux (« à mon avis », « sur son ordre »…) ; – la subordination (« si..., on ira... »). 294 Les études sur la modalité de Le Querler sont précises et mettent en relief la présence de certains concepts classiques, auxquels s’ajoutent et se formulent d’autres concepts nouveaux qui surgissent dans le cadre de la linguistique de l’énonciation, qui permettent de cerner de plus près une configuration sémantique et pragmatique plus riche et profonde. Le Querler, en effet, met justement en relation le domaine des modalités avec des concepts tels que : subjectivité, intersubjectivité, sujet énonciateur, locuteur, énoncé, prédication, assertion, modalisation, rapport, portée, attitude, contenu propositionnel, vérité, marqueurs, etc. L’auteur insiste sur le fait que la modalité est analysable et interprétable à partir d'indices linguistiques repérables (p. 254). 4. Modalité et modalisation Avec l’essor du domaine des modalités et de leur analyse et classement, il se déclenche une nouvelle attention vers le concept de modalisation, processus qui va devenir central dans la plupart des théories de l'énonciation. En effet, nous avons remarqué que de nombreux auteurs, essentiels pour les sciences du langage et pour la linguistique, se sont intéressés à cette question, entre autres, Charaudeau et Vion, avec qui nous essayerons de rendre compte du sujet. Nous pouvons avancer que, d’une part, la modalisation maintient une relation étroite avec l'analyse des activités langagières et, d’autre part, elle renvoie au processus d'inscription du point de vue du locuteur dans l'énoncé, alors que celui de modalité est utilisé pour désigner les marques de ce processus dans l'énoncé. 4.1. Modalisation et énonciation Les recherches de Charaudeau mettent directement en relation la modalisation et l’énonciation, il insiste d’ailleurs sur le caractère déterminant de la modalisation dans l'énonciation : La modalisation ne constitue donc pas qu’une partie du phénomène de l’énonciation, mais elle en constitue le pivot, dans la mesure où c’est elle qui permet d’expliciter ce que sont les positions du sujet parlant par rapport à son interlocuteur /.../, à lui-même /.../ et à son propos /.../ (Charaudeau, 1992 : 572). 295 Il est à remarquer que, dans ce processus, le sujet qui prend en charge la communication laisse dans les énoncés, conscient ou inconsciemment, des marques susceptibles de faire ressortir la/sa subjectivé. Ces marques peuvent amener l'interlocuteur à les identifier et, avec cela, elles vont lui permettre l'accès au sens, à la subjectivité du sujet parlant et aux intentions visées. L’échange langagier est soumis à une certaine conception du monde, à certaines croyances ou savoirs partagés, en quelque sorte, imposés par les contrats communicatifs29 qui gèrent la vie en société. Le sujet sera toujours vu comme quelqu’un qui réalise des mises en scène30 (produites dans et par les actes communicatifs d’un individu donné, lors d’une situation donnée) en tant qu’acteur, dans un monde instauré par différents discours. Cette visibilité n’est pas cependant une condition sine qua non de la modalisation. D'après Charaudeau, le « non-dit » ou le « dire implicite » constituent eux-aussi des marques révélatrices d’une attitude du sujet qui se lance dans un acte de communication et qui « modalise » ses énoncés en fonction du contexte et de la situation de communication où il se trouve31. Dans ce sens, Charaudeau32 explique que les traces de l'énonciation sont susceptibles d'être identifiées à travers trois procédures : a) par l’emploi de certains pronoms personnels, démonstratifs, temps et modes verbaux, etc., c’est-à-dire, dans un cadre lié aux systèmes formels ; b) par l’emploi de certains adverbes, adjectifs, substantifs ; c) dans l’organisation du discours en catégories, aux modes d’organisation du discours : énonciatif, descriptif, narratif et argumentatif, sans oublier que, parfois, les marques peuvent recevoir plusieurs sens (ex. : le verbe vouloir). Par ailleurs, tout en rappelant l'inscription au sein de la sémiolinguistique de l’auteur, une intention de modalisation peut aussi être exprimée par des marques linguistiques appartenant à des systèmes formels différents, discursifs et multimodaux. Charaudeau indique que la modalisation peut être canalisée moyennant une expression sémiotique, et, de même, d’une façon implicite. Il conçoit 29 Voir Charaudeau, Patrick, 1983, 1992, 2008. La notion de contrat est un des fondements de la sémiotique. 30 Charaudeau, 1983, 1992, 2008. 31 Charaudeau, 1992 : 573. 32 Charaudeau, 1992 : 569-578. 296 la modalisation comme une catégorie conceptuelle qui rassemble plusieurs moyens d'expression, elle est susceptible d'être composée par des actes de langage de base (allocutifs, élocutifs, délocutifs), qui vont correspondre à une prise de position particulière du locuteur face à son acte de locution, permettant au sujet-communiquant de montrer/expliciter ses positions et ses intentions communicatives33. En ce qui concerne les modalités, Charaudeau parlera plutôt de « configurations de modalités », où le concept d'attitude revient, du moment où le sujet-énonciateur peut exprimer de deux façons principales son attitude par rapport au contenu de son énoncé, soit de façon explicite (ex. : verbes tels que : « Je pense que... ») ; soit de façon implicite à travers le langage exprimant la pensée lors de la prise de parole orale ou écrite (ex. hésitations, répétitions placées dans l’énonciation) ou encore moyennant des adverbes et des locutions adverbiales (ex. : « sans doute », « peut-être »). Nous pouvons aussi le repérer par le biais des adjectifs placés dans des constructions langagières, personnelles et subjectives, et des intonations et des ponctuations ayant un ton impératif, interrogatif, ou autre lié à un acte de langage. Par rapport aux études de Vion, auteur qui s’est spécialement occupé de la question34, nous constatons qu’il cherche à distinguer, clairement, le cadre des modalités de celui des modalisations, en octroyant un sens précis au concept de modalisation et en renvoyant à deux opérations énonciatives différentes pour chaque catégorie de phénomènes. Vion va ainsi associer la modalité à l'organisation subjective de l'énoncé et à son sémantisme et la « modalisation » au processus visant à décrire l'attitude que le sujet entretient vis-à-vis de l'énoncé35. C'est dans le cas de cette dernière définition qu'un ensemble important de phénomènes, associés à la modalisation, en surgissent tenant compte et de la relation à l'énoncé et des différents niveaux de positionnement des acteurs/interlocuteurs au sein de la relation qui les unit. Ceci dit, il faut contextualiser cette distinction dans la problématique majeure qui sous-tend le domaine des modalités et de la modalisation et que nous avons mis en évidence dès le début de cette recherche, il s’agit de la subjectivité et de 33 Charaudeau, Patrick, 1992 : 574-577. Vion, Robert, 2001, 2003a, b, c, 2004, 2005, 2006. 35 Arrivé, Michel & Gadet, Françoise & Galmiche, Michel, 1986 et, puis, Charaudeau, Patrick et Maingueneau, Dominique, 2002. 34 297 l’énonciation. Vion va revenir et insister sur le concept d'attitude, et si, au début, le concept de modalisation est plutôt conçu en tant que distance du locuteur vis-à-vis de son discours, il va vite être posée en relation à l'attitude du sujet, tel que nous pouvons le lire chez Arrivé, Gadet, Galmiche quand ils définissent la modalisation comme : « La modalisation est le processus par lequel le sujet de l'énonciation manifeste son attitude à l'égard de son énoncé » (Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986) ou chez Charaudeau, nous l’avons vu, quand il note que la modalisation « désigne l'attitude du sujet parlant à l'égard de son propre énoncé » (Charaudeau & Maingueneau, 2002). À notre avis, il serait intéressant de réfléchir davantage sur le concept « d’attitude », de même que sur les nouvelles précisions introduites par Vion et de les mettre en relation avec les concepts et les processus susceptibles de renvoyer aux différentes figures interlocutives (sujet parlant, locuteur, énonciateur, point de vue) pour analyser l’importance et/ou la pertinence du concept de la modalité et de la modalisation en ellemême, dans la juste mesure. En tout cas, il est à signaler que Vion, sensible aux théories ducrotiennes, va analyser ce large domaine dans le cadre d’une pluralité énonciative36 ce qui nous semble pertinent de synthétiser dans les pages suivantes. 4.2. Modalités, modalisation et polyphonie Nous tenons à rappeler que la distinction entre modalité et modalisation nous renvoie au modus et, avec cela, à nous situer déjà dans la subjectivité, cependant, même si ce principe est intéressant, nous devons, d’un côté, nous poser la question du rôle joué dans la langue par ce type de conception de modus et même par celui de subjectivité37, puis, de l’autre côté, avec Ducrot, de considérer si lesdits concepts sont nécessaires pour une description de la langue et s’il serait possible, d’une façon scientifiquement naturelle, de les mettre à l’écart et de réussir, ainsi, à dépasser un déséquilibre traditionnel 36 D'autres notions métaphoriques, comme celles d'idée regardante de Guillaume ou de regard chez Nølke ne semblent pas mieux placées pour théoriser sur ces phénomènes. 37 N’oublions pas que la question n’est pas seulement que l’on considère la subjectivité en tant que composante descriptive, mais que cette subjectivité ne soit pas secondaire par rapport à l’objectivité et, de même, qu’elle ne soit pas extérieure à la langue ! 298 (l’objectivité sur la subjectivité) qui a contraint à une certaine conception de la langue, démontrée insuffisante depuis des années. La complexité du phénomène dont nous nous occupons n’est pas nouvelle, déjà Bally attirait notre attention sur cette question et sur le besoin d’une prise de position théorique, quand il écrivait : [la modalité] c’est la forme linguistique d’un jugement intellectuel, d’un jugement affectif ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une perception ou d’une représentation de son esprit (Bally 1942 : 3). L’idée de « jugement », « volonté », « sujet pensant », « représentation de l’esprit » montre que le domaine que nous développons est transcendant. À cela, nous devons ajouter le concept de dialogisme issue de Bakhtine (1977), où tout locuteur serait habité d’une multiplicité de locuteurs, plus ou moins montrés, idée de pluralité et de monstration reprise et développée, d’ailleurs, par Authier-Revuz, quand elle parle de l’énonciation en termes d’hétérogénéité montrée et d’hétérogénéité constitutive en fonction du fait que les voix que le locuteur met en scène convoquent plus ou moins des marques. Nous pouvons remarquer que plus la recherche développe les connaissances sur l’énonciation, plus l’énonciation devient un tissu linguistique prioritaire, essentiel, riche et complexe pour la définition et pour l’analyse de la langue, difficile à identifier et, à la fois, nécessaire pour l’éclaircissement de la configuration et fonctionnement du langage, de la langue et du discours et, par extension, du modus, de la modalité et/ou de la modalisation. Dans ce sens, il convient de signaler que c’est Ducrot qui expose la vraie problématique concernant le sujet qui nous occupe et qui reconnaît le défi scientifique contemporain dans lequel se trouve la recherche en sciences du langage, un état de la linguistique générale et une conception de la langue donnée : J’indiquerai schématiquement pourquoi j’aimerais, sans en être vraiment capable pour l’instant, me passer de la notion générale de modalité : c’est que je crois les mots de la langue incapables, de par leur nature même, de décrire une réalité. Certes les énoncés se réfèrent toujours à des situations, mais ce qu’ils disent à propos de ces situations n’est pas de l’ordre de la description. Il s’agit seulement 299 de montrer des prises de positions possibles vis-à-vis d’elles. Ce qu’on appelle idée, dictum, contenu propositionnel n’est constitué par rien d’autre, selon moi, que par une ou plusieurs prises de positions (Ducrot, 1993 : 128). Remarquons que ce que l’on vient de décrire, dans les lignes ci-dessus, chez Bally, Bakhtine, Authier-Revuz ou Ducrot est, en quelque sorte, repris par Vion, et dans la définition de modalisation qu’il propose et dans l’insertion du dictum qu’il indique : le dictum serait plutôt à son producteur, à une construction de son esprit, à une réaction du locuteur, base de la réaction modale étant susceptible de structurer le dictum, de façon à ce que le dictum peut se présenter comme une construction subjective du locuteur, il est mis à distance et présenté comme une représentation qui lui est étrangère (Vion, 2007 : 198). Modus et dictum seraient alors conçus dans un même but et participeraient au sémantisme de l'énoncé. Il est intéressant de signaler que Vion parlera alors « d'orientation subjective du dictum » et « d'univers d'inscription du dictum » pour les modalités et de « commentaires réflexifs »38 pour ce qui est de la modalisation, intégrée à la grammaire des langues. La modalité concernerait les univers de croyance dans lesquels le locuteur inscrit son dictum et il ne saurait y avoir de dictum sans réaction modale. Cette conception comporte une certaine nouveauté, le modus étant déjà dans le subjectif, Vion inscrit aussi, d’une certaine façon, le dictum dans le subjectif, en termes d’orientation subjective ou d’univers d’inscription. Les remarques de Ducrot ont mis sur la piste le travail de Vion qui, lui, pour sa part, bien qu'associé à des univers de croyances qui nous font penser à la logique vérirelationnelle, arrive à situer, d'une façon définitive, quelques années plus tard, le dictum dans le subjectif, dans l'énonciation. C’est d’ailleurs dans cette formulation polyphonique de l’énonciation ducrotienne que Vion va développer l’analyse de la modalisation et des modalités. Pour Vion, la modalisation consiste en 38 Vion Robert, p. 198. 300 un phénomène de double énonciation, de dédoublement de la position énonciative du locuteur, dans lequel une des énonciations se présente comme un commentaire porté sur l’autre, les deux énonciations étant à la charge d’un même locuteur (Vion, 2001 : 222). Le segment commenté pouvant être, d’après l’auteur, « un énoncé complet tout autant qu’un simple lexème », il pose la modalisation comme l’ensemble formé des commentaires sur le dit et des commentaires sur le dire. Commentaires qu’il divise encore en « gloses méta-énonciatives », portant sur les mots utilisés (la manière de s’exprimer analysée par Authier-Revuz39), et en « gloses métadiscursives » portant sur la valeur illocutoire des propos tenus. Voyons quelques exemples40: ex. « Max viendra certainement jeudi », où E1 : produit l'énoncé ‘Max viendra jeudi’ et E2 : qui, avec ‘certainement’, produit un commentaire réflexif portant sur l'énoncé, sur l'énonciation de E1. Il importe de noter que ce concept de modalisation formulé par Vion obéit au souci de réduire le champ couvert par le concept de modalité en se substituant à des définitions très extensives de la modalité entendue comme attitude ou regard du locuteur, tel que lui-même écrit : […] définir la modalisation comme une double énonciation avec production d’un commentaire réflexif de l’une sur l’autre […] permet notamment d’éliminer du champ de la modalisation les divers types de phrases (assertion, interrogation, injonction ou discours hypothétique) dans la mesure où ces caractères ne sauraient être appréhendés comme commentaires par rapport à une autre énonciation. (Vion, 2001 : 225) Par ailleurs, il postule que, compte tenu de la grande diversité et la multifonctionnalité des formes, la seule façon d’aborder les modalités consiste à définir en premier lieu la modalisation : le concept de modalisation devrait permettre d’unifier les modalités qui, quelles qu’en soient les formes, réussissent à mettre en œuvre 39 Authier-Revuz, Jacqueline, 1994, « L'énonciateur glossateur de ses mots : exploitation et interprétation », Langue française, nº 103, pp. 91-102. 40 Un exemple semblable, nous le trouvons dans Vion, 2007, p. 202, vol8, nº 15, 2º sem. 301 les opérations de modalisation et de renvoyer sur l’organisation du dictum, l’ensemble des autres modalités qui ne correspondraient pas au concept aussi défini (Vion, 2003c : 218). La modalisation est donc, d’après Vion : un phénomène particulier, distinct de la modalité, qui n'apparaît qu'occasionnellement dans un énoncé. [Il] se manifeste par un dédoublement énonciatif complexe, fondé sur la coexistence de deux énonciateurs correspondant au même locuteur (Vion, 2006). L’idée sous-jacente dans cette définition de la modalisation (empruntée à Nolke, 1993) est que l’attitude modale est un ‘regard du locuteur’ sur sa production, et plus exactement sur son ‘dit’ et sur son ‘dire’ — qu’il s’agisse, dans ce dernier cas, de l’acte d’énonciation ou de l’acte illocutoire. Le regard du locuteur sur le ‘dit’ s’apparente à l’univers traditionnel de la modalité longtemps définie comme l’expression de l’attitude du locuteur concernant le contenu propositionnel. D’après Vion, il convient alors de distinguer les ‘modalités’ proprement dites (définies comme caractérisant le contenu propositionnel et ne relevant pas de la modalisation) des ‘modalisateurs’ (définis comme exprimant l’attitude énonciative du sujet parlant). Dans la mesure où le modalisateur remplit une fonction de connexion entre deux fragments discursifs, plus ou moins explicités, il participe à la mise en œuvre des phénomènes de reprise et de reformulation. Vion41 postule que toute reprise relevait d’une problématique polyphonique puisqu’elle fonctionnait comme une parole à deux voix simultanées : la voix du locuteur intégrant cette autre parole à la sienne. La présence du locuteur, qui peut aller jusqu’à une position de sur-énonciateur, était déjà soulignée par Bakhtine. Par ailleurs, le locuteur est toujours énonciativement présent, y compris dans les cas d’effacement énonciatif, stratégique en termes énonciatifs, comme l’ont exprimé Vion42 et Rabatel43. La modalisation, formulée en tant que commentaire réflexif sur un énoncé, introduit une distanciation vis-à-vis de cet énoncé qui laisse entrevoir l’existence d’un autre point de vue que celui prêté à l’énoncé non 41 Vion, Robert, 2006b. Vion, Robert, 2001a. 43 Rabatel, Alain, 2004a. 42 302 modalisé. Elle constitue donc l’un des moyens permettant au sujet de gérer la polyphonie. Le concept de modalisation devient plus qu’un commentaire réflexif porté sur un énoncé dans le cadre d’un dédoublement énonciatif, car il est susceptible de marquer l’ancrage de l’énoncé modalisé au sein du discours en permettant la connexion entre des fragments discursifs et même de le relier à tout un ensemble de discours non explicités, mais néanmoins envisageables et donc réels, sur lesquels s’appuie le locuteur pour donner du sens à son énonciation. Un autre usage de la modalisation consiste pour un locuteur à multiplier les modalisateurs afin de donner l’impression d’une distanciation vis-à-vis de ses propos et à se construire ainsi l’image d’un sujet mesuré maître de ses propos et de la communication. La modalisation est donc un concept qui concerne aussi bien le grain fin de l’analyse énonciative, et la dimension dialogique de la communication, que les fonctionnements cognitifs du langage. Elle constitue donc un outil essentiel pour une analyse multidimensionnelle des discours qui associe l’ensemble des niveaux d’analyse et permet à la linguistique de participer à la construction de savoirs interdisciplinaires sur la communication sans renoncer à ce qui fait sa spécificité. L’existence de points de vue, pas nécessairement exprimés, va se manifester à travers toutes ces marques de distanciation que sont ses lexicalisations, ses marqueurs du discours, ses connecteurs, ses modalisateurs, des dynamiques. Nous rejoignons alors la conception de Ducrot concernant les énonciateurs : S’ils « parlent », c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles. (Ducrot, 1984 : 204). Parmi les études qui lient, d’une façon explicite, la modalité à la polyphonie, nous pouvons signaler celles qui sont développés et proposés par Gévaudan. Il cherche à reprendre la théorie de la polyphonie linguistique, essentiellement celle qui est formulée par Ducrot, pour la placer dans un cadre général et réussir à rendre compte des modalités dans sa liaison avec les principes soutenues par la polyphonie énonciative, ainsi les concepts de locuteur, énonciateur et points de vue. Pour cela, dans l’une de ses analyses44, il commence par 44 Gévaudan Paul, Atayan Vahram, Detges Ulrich, 2014, Modalität und Polyphonie/Modalité et 303 distinguer la modalité linguistique et la modalité logique, puis par mettre en relief le concept d’« attitude » du sujet parlant et d’« attitude » du sujet grammatical, pour montrer et exposer après ce qu’il désigne comme « option polyphonique » et, ainsi, il fait appel à trois types de modalités : la modalité logique, les modalités qu’ils qualifient en terme de plus objectives ou subjectives et les modalités du discours. C’est à partir de ces distinctions et de trois dimensions sémantiques de l’énoncé dont parle Gévaudan, tels que la locution, l’illocution et la proposition, (concept de la théorie des actes de langage), que l’auteur renvoie à ce qu’il désigne comme plans de la théorie de la polyphonie de Ducrot et puis qu’il fait appel aux instances de locuteur, allocutaire et énonciateur et aux personnages. Gévaudan ajoute à la description les propositions de Nølke, pour qui la modalité indique l’attitude du locuteur par rapport à ce qu’il énonce et, avec cela, il marque une distinction entre modalité propositionnelle, modalité d’énoncé et modalité d’énonciation. Ces descriptions mènent l’auteur à insister sur le fait qu’une conception générale de la sémantique doit être inclue dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation, principe qui nous semble intéressant et qu’il est bon de mettre en valeur. Puis, Gévaudan ajoute que la distinction des trois dimensions mentionnées sert de base à la description des modalités et à la conception polyphonique de l’énonciation des modalités, tout en citant Ducrot. Ce point, à notre avis, devrait être remis en question, et, d’ailleurs, nous sommes loin de l’accepter, tout en suivant d'ailleurs Ducrot qui considère lui-même que la distinction des actes, dans le cadre de la théorie des actes de langage, continuent à maintenir, dans une certaine mesure, l’objectivité et la subjectivité dans la langue et que, de ce fait, nous n’arriverons pas à nous en sortir de la contrainte d’objectivité, qu’il veut éviter et de laquelle les théories formulées par Ducrot cherchent à s’en tirer45. Bien que les propositions de Gévaudan soient intéressantes et permettent des descriptions profondes et précises, tout en renvoyant au cadre de l’énonciation et de la polyphonie, elles continuent à développer, à notre avis, un type de modalité, encore, traditionnelle. polyphonie/Modalidad y polifonía, Stauffenburg Verlag : LinguistiK. 45 Ducrot Oswald, 1987, « Sémantique et vérité. Un deuxième type de rencontre », Recherches linguistiques, nº16. 304 5. Conclusion Nous avons parcouru l’histoire de la pensée philosophique et, par extension, scientifique, concernant la conception de la langue et nous avons mis en relief un débat historique entre l’objectivité et la subjectivité, où, pendant des siècles et jusqu’à la moitié du XXème siècle, l’objectivité a était la seule caractéristique essentielle acceptée, en termes philosophiques, scientifiques et sociales, pour ne pas dire idéologiques. Avec cela, la fonction informative de la langue, la représentation et la description du Monde, et le Vrai et le Faux ont constitué les buts visés par la conception et la description de la langue et la conception, la définition et l’explication du sens. On dira d’ailleurs qu’un énoncé a du sens s’il est vrai. De plus, ce principe a été mis en relation avec l’idée que la langue représente la pensée et un seul sujet parlant unique. Ces caractéristiques se sont imposées, au long des siècles, comme axiomes. Ceci dit, la subjectivité, même si elle a toujours occupé un deuxième plan ou même si elle a été, souvent, effacée, elle a constamment réclamé sa place, jusqu’au moment où, d’une part, les théories sémantiques et pragmatiques se sont imposées dans un cadre démocratique pluriel et par un besoin scientifique et les théories de l’énonciation ont réussi à être scientifiquement reconnues au point de s’inscrire dans le concept même de la langue et, avec cela, à mettre en question les axiomes liés à la langue comprise en terme objectif. C’est en fait dans ce contexte où se développent, avec plus ou moins de transcendance, les concepts de dictum et de modus, ainsi que les notions qui en sont proches, telles que l’entendement et la volonté ou le contenu propositionnel et la force illocutoire. Il est à signaler par ailleurs que plus l’énonciation est reconnue en tant que composante de la langue, plus l'énonciation et la subjectivité constituent et intègrent l'objet de la linguistique en ellemême, d'où la subjectivité devient nécessaire pour la conception, l’analyse et la description de la langue. C'est à partir de cette nouvelle perspective scientifique que plusieurs aspects linguistiques sont (re)formulés, ainsi : l’implicite/l’explicite ; le topique/l'argumentatif ; le polyphonique/l’énonciatif ; l’attitude/les figures discursives ; les actes/les fonctions, etc. et, bien entendu, avec cela le modus/la modalité/la modalisation et les concepts de langue et de discours. Il est vrai que, pour nous, de nos jours, les seules théories capables 305 d’échapper à la contrainte d’un sens objectif, informatif, descriptif, représentatif et vrai, sont la théorie de l’Argumentation dans la langue et la théorie de la Polyphonie énonciative46, mais il est vrai aussi que cela ne sera pas possible si nous continuons à chercher des réponses à des concepts classiques, sous des définitions et des formulations classiques et à justifier les définitions conçues au long des siècles47, mais avec de nouvelles ressources, développées à partir de fondements contraires. Nous devons donc être capable de prendre conscience de l’histoire de la pensée sur la langue et le langage, de voir ses limites et ses contraintes, de connaître leurs histoires et de formuler autrement les concepts classiques48 ou de nouveaux concepts, processus ou procédures à partir des nouvelles approches pour aller, vraiment, plus loin scientifiquement. Formuler que l’énonciation et l’argumentation sont dans la langue, que l’énonciation et l’argumentation sont polyphoniques et que la subjectivité est le vecteur directeur de la signification et du sens, nous permettrait aussi de poser que les concepts de dictum et le modus sont, tous les deux, marqués d’énonciation et d’argumentation, de polyphonie et de subjectivité, de discursivité, et donc que la dynamicité est une de leurs caractéristiques. Ainsi, de même que les locuteurs, les énonciateurs et les points de vue sont formulées comme des figures de langue et de discours, nous formulerons de même que le modus et le dictum49, authentiques, substantiels, sont des potentiels et des processus de langue et de discours, inscrits dans le signe en lui-même, sans aucun lien nécessaire, avec le Monde, la Vérité ou l’Objectivité, mais, tout au contraire, le modus et le dictum seraient des phénomènes linguistiques, susceptibles de composer respectivement le potentiel et le caractère positif, négatif ou neutre du signe et, à la fois, l’orientation 46 Il est à signaler que des efforts dans ce sens ont été développés par la Théorie modale de la polyphonie (TMP) de Kronning et la Théorie ScaPoline de Nølke et al. 2004, pp.31, mais sans y réussir complétement, dès le moment où le vericonditionnet est présent. 47 Nous coincidons avec les réflexions contenus dans Carel, Marion & Rossari, Corinne, 2005, « Attitudes ou contenus », Revue Romane, nº 40, 1, 1-4. 48 Kronning Hans, 2013, « Monstration, véridiction et polyphonie. Pour une théorie modale de la polyphonie », in DE CHANAY Hugues, COLAS-BLAISE Marion, LE GUERN Odile (dir.), DIRE/MONTRER au cœur du sens, Chambery, Université de Savoie, collection Langages. 49 Cette proposition s’inscrirait dans la SAE, théorie de la Sémantique Argumentative et Énonciative dans la langue, formulée par Tordesillas, à partir des théories ducrotiennes. 306 et la projection énonciatives et argumentatives du signe, de la langue dans le discours. Bibliographie ANSCOMBRE J.-C. ; DUCROT, O. L’argumentation dans la langue, Mardaga, 1983. ARISTOTE. De Interpretatione, 4, 17a, trad. J. Tricot, Vrin, 1959. AUTHIER-REVUZ, J. Hétérogénéité(s) énonciative(s). Langages, n°73, 1984, 98-111. AUSTIN J. L. Quand dire, c'est faire, Paris, Le Seuil, 1970. BAKHTINE M. Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Editions de Minuit, 1977. BAKHTINE M. Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, Collection Tel, 1978. BALLY C. 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VION, R. « Reprise et modes d’implication énonciative », La Linguistique, vol. 2006/2, n°42, Paris, 2006b, pp. 11-25. 309 310 Leçon XXI La polyphonie selon Ducrot1 Patrick Dendale Universiteit Antwerpen GaP, Belgique Danielle Coltier Université du Maine LAM & CREM, France La théorisation ou modélisation des notions de polyphonie et de dialogisme en linguistique a sa source dans des réflexions qu’Oswald Ducrot publie dès les années 80 (Ducrot 1980, 1982, 1984a, 1984b, Anscombre & Ducrot 1983). En vingt ans, la théorie esquissée par Ducrot a connu une série de modifications. Celles-ci commencent avec Ducrot lui-même et se multiplient quand d’autres linguistes appliquent ses conceptions à l’analyse de phénomènes de langue (par exemple le conditionnel2) ou quand ils entreprennent de rethéoriser certains éléments de la théorie, par exemple pour la rendre applicable aux textes littéraires – cas de la ScaPoLine (Nølke, Fløttum & Norén 2004). Ce qu’on nomme théorie de la polyphonie n’est donc pas un bloc monolithique ; c’est un ensemble pluriel de cadres théoriques ou de théorisations, dont celle de Ducrot est clairement fondatrice, comme celle de Bakhtine (qui a été inspiratrice surtout de la théorie du dialogisme de Bres (Bres 2001, 2005 ; Bres e.a. 2005)). 1 Cette étude est une version remaniée et sensiblement augmentée des articles : Dendale & Coltier 2006, Dendale 2006, Dendale 2007. 2 Voir Abouda, Donaire, Korzen & Nølke, Haillet, Vuillaume (références dans Dendale & Tasmowski 2001) ou Kronning 2005. 311 1. Sources et texte de base Chez Ducrot, on trouve les premières références à la notion de polyphonie dans Les mots du discours (Ducrot e.a. : 19803). L’auteur revient sur la notion dans Anscombre & Ducrot (1983 : 174-179), dans Ducrot 1983, dans une étude sur Bally en 1986 (reprise dans Ducrot 1989), dans un article sur la modalité en 1993 (p. 114). Quinze années plus tard, dans « Quelques raisons de distinguer ‘locuteurs’ et ‘énonciateurs’ » (Ducrot 2001), il revient sur la notion d’énonciateur, qui, entre-temps, avait été éliminée dans la version scandinave de la théorie de la polyphonie. En 2009, Marion Carel et Oswald Ducrot publient une « Mise au point sur la polyphonie », qui fait la transition entre la théorie de la polyphonie de Ducrot et la « Théorie argumentative de la polyphonie4 » de Carel5. On y trouve, entre autres, un aperçu critique des interprétations « non voulues » de la polyphonie énonciative de Ducrot. C’est dans le chapitre VIII du livre Le Dire et le Dit (1984a), intitulé « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », que se trouve la première systématisation des réflexions polyphoniques, de ce que Ducrot appelle la « théorie polyphonique de l’énonciation » (1984a : 171) ou « théorie de la polyphonie » (Ducrot 1984a : 73). On peut considérer ce texte comme la « version standard » de la théorie (Anscombre 2019 : 19 ; Lescano 2016 : 6, n.1), différente sur certains points de ce que Ducrot disait en 1980. Ce chapitre VIII est la refonte de deux articles, Ducrot 1982 et 1984b, « remaniés, l’un et l’autre, pour le fond comme pour la forme » (1984a : 171n.)6. Si la notion de polyphonie apparaît à d’autres endroits de l’ouvrage Le Dire et le Dit (chap. VII), le chapitre VIII [reste] « le texte de référence pour qui cherche une bonne introduction à la polyphonie ducrotienne » (Nølke e.a. 2004 : 19). Le chapitre se présente comme une esquisse de théorie (bien loin de la modélisation quasi axiomatique que développeront les 3 Voir le chap. 1 (p. 44-55), l'annexe du chap. 2 (p. 91-92) et le chapitre annexe « Note sur la polyphonie et la construction des interlocuteurs » (p. 233-236). 4 Lescano (2016 : 6 et 9) en distingue deux versions, appelées « Première théorie argumentative de la polyphonie » et « Seconde théorie argumentative de la polyphonie », qu’il caractérise brièvement. 5 Voir les travaux de Carel (p.ex. 2001, 2002, 2008, 2011a, 2011b) et de Lescano (p.ex. 2008, 2009, 2016). 6 Voir, dans ces articles, des passages éclairants absents de Ducrot (1984b), p.ex. sur les énoncés sans locuteur (1982 : 76) et (1984b : 16). 312 polyphonistes scandinaves). Il s’agit, d’ailleurs, plus d’une théorie de l’énonciation que d’une théorie de la polyphonie (cf. Larcher 1998 : 207). La première partie de ce chapitre VIII (p.171-188) présente les principales notions de la discipline linguistique que Ducrot nomme pragmatique linguistique ou pragmatique sémantique (p.173), à savoir énonciation, énoncé, phrase et sens, signification. (Voir sous § 3.1). Ce n’est que dans la seconde partie (p.189-233) que l’auteur esquisse sa « théorie de la polyphonie » (p.173), dont l’objectif est de « contester − et, si possible, de remplacer − un postulat […], que les recherches sur le langage, depuis au moins deux siècles, prennent comme allant de soi » (p.171), à savoir « l’unicité du sujet parlant » (p.172) ou « l’unicité du sujet de l’énonciation » (p.189). Ce postulat – que Ducrot nomme aussi : thèse (p.191), théorie (p.189) ou préalable (p.171) − consiste à poser que « chaque énoncé possède un et un seul auteur », « fait entendre une seule voix » (p.171). Il conduit, pour Ducrot, à repousser « dans le domaine de l’anormal les exemples qui feraient apparaître une pluralité de points de vue juxtaposés ou imbriqués » (p.172). La théorie de la polyphonie entend, elle, donner une réalité et une place aux énoncés qui se caractérisent par la coprésence d’une pluralité de voix, de points de vue. 2. Origine et définition de la notion de polyphonie 2.1 Origine de la notion de polyphonie Le mot polyphonie se trouve chez Bakhtine dès 1929. Ducrot lui at-il emprunté la notion ? Pas sûr7. La première fois qu’il parle de polyphonie, Ducrot attribue la notion à « certains grammairiens », précisément Baylon & Fabre (1978)8, qui l’emploient dans leur Grammaire systématique de la langue française « à propos des mots que le locuteur ne prend pas à son compte, mais met, explicitement ou non, entre guillemets » (Ducrot 1980 : 44). En 1982, Ducrot réfère à 7 Voir sur ce point Olsen 2002, Nølke, Fløttum & Norén (2004 : 18, n.1.), Nowakowska (2005), Bres & Nowakowska (2007 : 104, n.1), Bres & Rosier (2007 : 244-248). 8 Pour Larcher (1998 : 204-206), ceux-ci empruntent sûrement la notion aux théoriciens du style indirect libre, dont Bakhtine fait partie (cf. Le marxisme et la philosophie du langage, chapitre 11). 313 Bakhtine comme à celui qui « a élaboré le concept de polyphonie » (1982 : 65 ; 1984a : 171) : La notion de polyphonie a été utilisée par Bakhtine pour qualifier une catégorie de romans, ceux de Dostoïevski p.ex., où coexistent une pluralité de modes narratifs différents, et qui donnent au lecteur l’impression que plusieurs narrateurs s’adressent à la fois à lui (1984b : 3). Mais sa lecture de Bakhtine paraît incomplète, quand il affirme : « [la] théorie de Bakhtine, à ma connaissance, a toujours été appliquée à des textes, c’est-à-dire à des suites d’énoncés, jamais aux énoncés dont ces textes sont constitués » (1984a : 171). Bakhtine utilise en effet deux termes russes correspondant respectivement à polyphonie et à dialogisme. Si polyphonie concerne bien les textes, dialogisme désigne « un principe qui gouverne toute pratique langagière, et au-delà, toute pratique humaine » (Nowakowska 2005 : 25-26) et donc aussi l’énoncé. Si Ducrot connaissait les textes de Bakhtine, comment se fait-il qu’il ait préféré le terme de polyphonie à celui de dialogisme ? Dialogisme lui eût mieux convenu, d’autant qu’il recourt bien à la notion de dialogue dans sa description des phénomènes polyphoniques9. Bref, pour Bres (1996 : 39) et Nowakowska (2005 : 27), « Ducrot (1984) et ses épigones […] parlent de polyphonie là où Bakhtine parle de dialogisme ». C’est que Bakhtine n’est sans doute pas l’inspirateur direct de Ducrot10. C’est plutôt Bally qui joue ce rôle, ce que montrent les propos suivants de Ducrot : C’est en lisant Bally, et spécialement le début de Linguistique générale et linguistique française (1er partie, 1er section), que j’ai été amené à esquisser une théorie linguistique de la polyphonie (Ducrot 1986 : 37, cf. aussi p. 13-14). 2.2. Définition de la notion de polyphonie La notion clef de polyphonie11 n’est définie nulle part explicitement par Ducrot (1984a). Au mieux trouve-t-on chez lui une 9 P. ex. dialogue interne, dialogue cristallisé dans 1984a : 198, 218 ; 1986 : 25. On trouve cristallisation du dialogue dès Ducrot 1980 (p.53). 10 Voir sur ce point les remarques dans Anscombre (2009 : 12). 11 Sept occurrences du nom polyphonie dans ce chapitre VII, cinq de l’adjectif polyphonique. 314 caractérisation de ce qu’il appelle une « conception polyphonique du sens » : [C]’est l’objet propre d’une conception polyphonique du sens que de montrer comment l’énoncé signale, dans son énonciation, la superposition de plusieurs voix. (1984a : 183) Cette caractérisation contient le terme de voix, terme fréquent dans Ducrot 1984a12 et récurrent aussi dans les traductions françaises de Bakhtine (p.ex. 1970 : 32). Or, ce terme est ambigu. Que sont ces voix ?13 S’agit-il, métonymiquement, des êtres ou personnages qui, selon l’énoncé, s’expriment dans l’énonciation (des instances énonciatives ou « êtres discursifs » donc) ? Les extraits suivants donnent à le croire : – « plusieurs voix parlent simultanément » (1984a : 171, n.i.) − « Quant à l’énonciateur E1 […] il est assimilé à un certain ON, à une voix collective, à l’intérieur de laquelle le locuteur est lui-même rangé » (p.231, n.i.)14 – « certains morphèmes et certaines constructions ont pour fonction spécifique de répartir la responsabilité de la parole entre différentes voix » (1984b : 3) Ou s’agit-il de points de vue, positions ou attitudes (Ducrot 1984a : 204) de ces êtres15, ce que suggèrent à leur tour les extraits suivants : 12 Quatorze occurrences du terme dans ce texte. D’après cette interprétation de Lescano, les voix seraient les énonciateurs : « un deuxième moment fondateur de la théorie de la polyphonie est celui de l’apparition des « voix » qui cohabitent à l’intérieur d’un énoncé, qui seront appelées « énonciateurs » (2016 : 5, n.i.). 14 Interprétation homologuée par la caractérisation suivante, donnée dans Ducrot (1980 : 44-45, n.i.) : Je parlerai au contraire d'interprétation polyphonique si l'acte illocutionnaire d'assertion au moyen duquel on caractérise l'énonciation est attribué à un personnage différent du locuteur L, où il est clairement question de personnages, c’est-à-dire d’instances énonciatives. Cf. aussi dans Kronning (1996 : 43) : « deux voix expriment chacune son pdv » et Kronning (2014 : 125) : « les ‘voix’ […] auxquelles ces contenus sémantiques [c’est-à-dire ceux des points de vue] sont attribués ». 15 Selon Fløttum, c'est ainsi que Nølke les interprète : « With a polyphonic conception of meaning, the aim is to demonstrate how utterances can signal the presence of several voices, or points of view in Nølke's terminology » (Fløttum 2001a : 118, n.i.). 13 315 – « D’où l’idée que le sens de l’énoncé […] peut y faire apparaître des voix qui ne sont pas celles d’un locuteur » (1984a : 04, n.i.) − « j’ai substitué l’expression ‘faire entendre une voix’ à leur16 expression originale qui est ‘mentionner un discours’ » (1984a : 210, n.i.)17 La conclusion théorique que l’on pourrait tirer de cette ambiguïté est que les critères de définition de la polyphonie ne sont pas suffisamment explicites pour permettre une identification sûre des phénomènes polyphoniques. La double interprétation possible du mot voix explique certaines variations ultérieures de la théorie de la polyphonie (ou du dialogisme). La théorie scandinave par exemple interprète voix comme points de vue, les polyphonistes scandinaves ayant supprimé la notion d’énonciateur dans leur cadre théorique (Fløttum 2001a) Ducrot (2001) proposera une caractérisation quelque peu plus « complète » de la polyphonie sous la forme de trois thèses qui, selon l’auteur, « se retrouve[nt] dans toutes les conceptions d’une polyphonie linguistique » : 1.« la distinction entre sujet parlant (producteur empirique) et locuteur » 2.le fait que « certains énoncés présentent simultanément plusieurs points de vue » 3.le fait que « le sens de l’énoncé peut attribuer au locuteur différentes attitudes [d’adhésion ou de non-adhésion] vis à vis [sic] de ce ou de ces points de vue » (2001 : 20) Présentons maintenant les principales notions qui font partie du cadre descriptif de la polyphonie (dont certaines ont d’ailleurs déjà été utilisées ci-dessus). 16 Dans la citation, Ducrot renvoie à Sperber & Wilson (1978), qui utilisent la notion de mention pour décrire l’ironie. 17 Cf. aussi, dans la « Mise au point », l’affirmation : « Une conception de la polyphonie […] qui n’est pas non plus la nôtre, consiste à […] comprendre la polyphonie comme la co-existence de plusieurs paroles à l’intérieur d’un seul énoncé, ce qui correspond à une interprétation presque littérale du mot ‘voix’ » (Carel & Ducrot 2009 : 34). Les auteurs y reconnaissent l’assimilation courante de voix à parole (plus proche sans doute de point de vue que de énonciateur), tout en rejetant cela comme un critère définitoire de la polyphonie, version Ducrot. 316 3. Principales notions du cadre descriptif de la théorie de la polyphonie 3.1. Rapide rappel des notions de base de la pragmatique intégrée 3.1.1. Énonciation La théorie de la polyphonie est une théorie de l’énonciation. Ducrot définit ce terme comme suit (1984a : 178 et suivantes) : « Ce que je désignerai par ce terme, c’est l’évènement constitué par l’apparition d’un énoncé. La réalisation d’un énoncé est en effet un événement historique » (p.179) ; « […] pour moi, c’est simplement le fait qu’un énoncé apparaisse » (p.179). Le concept d’énonciation « ne renferme pas en lui dès le départ, la notion de sujet parlant » (p.180) Au total, d’après ces éléments définitoires, l’énonciation est un événement historique fait de deux constituants, l’énoncé et son sens. De ce concept d’énonciation, Ducrot précise qu’il « ne renferme pas en lui dès le départ, la notion de sujet parlant » (1984a : 180-81), bien que le sens soit quelque chose que le sujet parlant cherche à communiquer. 3.1.2. Énoncé Le terme énoncé désigne « ce que produit un locuteur, ce qu’entend un auditeur » (Ducrot, 1980 : 7). C’est une « réalité concrète » (Ducrot, 1984a : 131), qui appartient, pour le linguiste, au domaine de l’observable : « Ce que le linguiste peut prendre pour observable, c’est l’énoncé » (1984a : 174). Cela vaut aussi pour le discours, dont l’énoncé fait partie (1984a : 174) étant « fragment de discours » (1984a : 177). L’énoncé doit être repéré (délimité) dans le flot du discours, un repérage qui n’a rien qui aille de soi, car il dépend du repérage de l’intention du sujet parlant. La segmentation d’un discours en énoncés relève de ce que Ducrot appelle les « hypothèses externes » de la théorie linguistique (1984a : 174). Pour lui, un énoncé, correspond à un « segment relativement autonome » par rapport à d’autres segments (1984a : 174-175). Segmenter un discours donné en énoncés c’est : 317 [A]dmettre que ce découpage reproduit la succession de choix « relativement autonomes » que le sujet parlant prétend avoir opérés. Dire qu’un discours constitue un seul énoncé, c’est, inversement, supposer que le sujet parlant l’a présenté comme l’objet d’un choix unique. (1984 : 175). Ce qui est illustré par la « suite » Mange pour vivre. S’agit-il d’un énoncé unique ou de deux énoncés successifs ? Ducrot en propose l’analyse suivante : Si cette suite est utilisée « pour inciter à la frugalité une personne trop gourmande […] le Mange ne constitue pas un énoncé, car il est choisi seulement afin de produire le message global : le sujet parlant n’a pas donné d’abord le conseil « Mange » auquel il aurait ensuite ajouté la spécification « pour vivre ». Mais si la même suite sert à conseiller un malade sans appétit de prendre quand même quelque nourriture, le Mange doit être compris comme un énoncé […] renforcé après coup par un second énoncé qui apporte un argument à l’appui du conseil précédent (1984a : 175). Dans la première intention prêtée au sujet parlant qui produit Mange pour vivre (« inciter à la frugalité donc, déconseiller de trop manger »), pour vivre est le constituant d’un énoncé qui, sans lui, serait incohérent18 ; par suite, ni pour vivre, ni mange n’ont d’autonomie et mange n’est pas un énoncé, mais une partie d’un énoncé qui contient aussi pour vivre. Dans la seconde (« inciter à manger »), énoncer mange se suffit à lui-même. Mange a le statut d’énoncé, comme l’a aussi pour vivre. 3.1.3. Sens À l’énoncé est associée une « valeur sémantique », que Ducrot étiquette sens (1980 : 7-8). Le sens est « quelque chose » que le sujet parlant cherche à communiquer à l’interlocuteur (1984a : 182 & 184). Le sens d’un énoncé n’est pas pour Ducrot un contenu, n’est pas ce que l’on nomme un sens littéral. Il consiste en une description ou qualification de l’énonciation (1984a : 182) : 18 Ou ironique. 318 [T]out énoncé apporte avec lui une qualification de son énonciation, qualification qui constitue pour moi, le sens de l’énoncé (1984a : 174). Tout comme l’énoncé lui-même, le sens de l’énoncé a le statut d’observable : [D]ans le travail du linguiste sémanticien, le sens appartient au domaine de l’observable, au domaine des faits : le fait que nous avons à expliquer c’est que tel énoncé ait tel(s) sens, c’est-à-dire qu’il ait telle(s) interprétation(s) . (1984a : 180, nos italiques). Une fois délimité dans le discours et affecté d’un sens, l’énoncé devient, pour le sémanticien, un observable concret, qu’il a pour tâche d’expliquer. 3.1.4. Phrase et signification De l’énoncé, objet concret, observable, se distingue, dans la théorie de Ducrot, la phrase, objet abstrait, théorique, qui sert à rendre compte de l’énoncé : J’entendrai par phrase, dans ce chapitre, une entité linguistique abstraite, purement théorique, en l’occurrence un ensemble de mots combinés selon les règles de la syntaxe, ensemble pris hors de toute situation de discours (Ducrot, 1980 : 7). [L]a phrase n’appartient pas, pour le linguiste, au domaine de l’observable, mais constitue une invention de la grammaire. Ce que le linguiste peut prendre pour observable, c’est l’énoncé, considéré comme la manifestation particulière, comme l’occurrence, hic et nunc d’une phrase. Supposons que deux personnes différentes disent : « Il fait beau » ou qu’une même personne le dise à deux moments différents : on se trouve en présence de deux énoncés différents, de deux observables différents, observables que la plupart des linguistes expliquent en décidant qu’il s’agit de deux occurrences de la même phrase française, définie comme une structure lexicale et syntaxique, et dont on suppose qu’elle leur est sous-jacente (Ducrot, 1984a : 174). La valeur sémantique attachée à la phrase est appelée signification (Ducrot, 1980 : 7-8). Elle est décrite en termes d’instructions : 319 Pour notre part, ce que nous entendons par signification (du mot ou de la phrase) est tout autre chose que le « sens littéral » […]. Car elle [la signification] n’est pas un constituant de l’énoncé, mais lui est au contraire complètement hétérogène. Elle contient surtout, selon nous, des instructions données à ceux qui devront interpréter un énoncé de la phrase, leur demandant de chercher dans la situation de discours tel ou tel type d’information et de l’utiliser de telle ou telle manière pour reconstruire le sens visé par le locuteur (Ducrot, 1980 : 12). Ces instructions, destinées « à ceux qui devront interpréter un énoncé de la phrase », posent des variables, que les personnes qui ont à interpréter l’énoncé doivent saturer (ou instancier) pour « reconstruire le sens visé par le locuteur » : [la signification] Je préfère la représenter comme un ensemble d’instructions données aux personnes qui ont à interpréter les énoncés de la phrase, instructions précisant quelles manœuvres accomplir pour associer un sens à ces énoncés. Connaître la signification de la phrase française sous-jacente a un énoncé « Il fait beau », c’est savoir ce qu’il faut faire, quand on est en présence de cet énoncé, pour l’interpréter. La signification contient donc par exemple une instruction demandant de chercher de quel endroit parle le locuteur et d’admettre que celui-ci affirme l’existence du beau temps dans cet endroit dont il est en train de parler. Ce qui explique qu’un énoncé du type « Il fait beau » ne puisse pas avoir pour sens qu’il y a du beau temps quelque part dans le monde, mais signifie toujours qu’il fait beau à Grenoble, ou à Paris, ou à Waterloo. De même, la signification d’une phrase au présent de l’indicatif prescrit à l’interprétant de déterminer une certaine période – qui peut être d’étendue très diverse, mais doit englober le moment de l’énonciation – et de rapporter à cette période l’assertion faite par le locuteur. (Ducrot, 1984a : 181). Toutes ces notions de base de la théorie de l’énonciation de Ducrot peuvent être résumées dans le tableau qui suit, où la phrase relève du système de la langue et l’énoncé, de l’utilisation du système (de la parole) : Système langue phrase signification 320 Utilisation du système parole énoncé sens 3.2. Notions de la théorie de la polyphonie Le postulat central de la théorie de la polyphonie de Ducrot est que ce qu’on appelle communément le sujet parlant désigne en général plusieurs instances énonciatives : le locuteur, l’énonciateur et le producteur empirique, distingués par des responsabilités différentes. 3.2.1. Le locuteur Le locuteur chez Ducrot est ce qu’il appelle un « être de discours » (ou « être discursif »), c’est-à-dire un être qui « existe seulement dans le sémantisme de l’énoncé » (2001 : 20), qui n’a pas d’existence extralinguistique. C’est un être qui est présenté « dans le sens même de l’énoncé » comme celui « à qui l’on doit imputer la responsabilité de cet énoncé » (1984 : 193) ou la « responsabilité de l’énonciation » (2001 : 20). Le locuteur « est désigné par les marques de la première personne (celui qui est le support des procès exprimés par un verbe dont le sujet est je, le propriétaire des objets qualifiés de miens, celui qui se trouve à l’endroit appelé ici » (Ducrot 1984a : 190) : (1) – Ah, je suis un imbécile, eh bien, tu vas voir… (Ducrot 1982 : 66, cf. aussi Ducrot 1984a : 191-192) (2) Jean m’a dit : « Je viendrai » (1984a : 196) Dans (1), le locuteur est inscrit dans l’énoncé par le pronom je. Dans (2), il y a deux pronoms de première personne dans un seul et même énoncé : m’ et je. Ils réfèrent à deux locuteurs différents, chacun responsable d’une énonciation distincte (1984 : 196 ; voir aussi plus loin, § 4.2), avec Je référant à Jean. Les responsabilités attribuées par l’énoncé au locuteur sont précisées dans Ducrot (2001) : celle « du choix des énonciateurs » (2001 : 21), celle des « attitudes [prises] vis-à-vis des énonciateurs19 » et celle « des indications sur l’identité des énonciateurs » (2001 : 21). Le locuteur peut même « faire intervenir un autre locuteur » (2001 : 33), notamment dans le rapport au discours direct ; dans lequel cas, on distinguera « locuteur rapportant » et « locuteur rapporté » (2001 : 33). « [I]l peut les donner comme ses porte-parole […], mais il peut aussi leur donner simplement son accord ou s’opposer à eux » (2001 : 21). 19 321 Une autre distinction faite par Ducrot à l’intérieur même du locuteur est celle entre locuteur en tant que tel (symbolisé par L) et locuteur en tant qu’être du monde (symbolisé par λ) (1984a : 199). Tous deux êtres de discours, λ et L n’existent pas dans le monde extralinguistique ; ils existent uniquement dans le discours, dans l’énoncé : λ est une personne « complète », « qui possède, entre autres propriétés, celle d’être l’origine de l’énoncé » (1984a : 199) ; c’est, pour le dire dans les termes d’Anscombre (2009 : 18), « la représentation linguistique de l’être du monde réel ». L est un être de discours qui est pris dans sa seule propriété d’être (et de se donner comme) l’origine de l’énoncé, le responsable de l’énonciation. Selon ces définitions, je dans (3)a réfère au locuteur-en-tant-qu’être-du-monde, λ (1984a : 200), alors que je dans (3)b réfère au locuteur-en-tant-que-tel, L, pris dans son activité d’énonciation20 : (3)a. Je suis triste b. Je te jure que c’est vrai Le statut du locuteur d’un énoncé est comparé par Ducrot (1984a : 207 ; 2001 : 39) à celui du narrateur d’un récit, tel que le conçoit Genette (1972), tout comme l’auteur du récit correspond au producteur empirique (voir plus loin, § 4.3.). 3.2.2. Les énonciateurs Les énonciateurs sont, tout comme le locuteur, des « êtres de discours », des instances à qui on n’attribue « aucune parole, au sens matériel du terme » (1984a : 204-205), mais auxquels le sens de l’énoncé attribue des points de vue : 20 Ducrot toutefois ne fait pas systématiquement la distinction entre les deux. Ainsi il écrit, à propos de l'échange − Où étais-tu la semaine dernière ? − La semaine dernière j'étais à Lyon : Si l’on note "L" l’individu à qui la question est adressée et qui articule la réponse, c’est bien L qui est désigné par je (c’est de L qu’il est dit qu’il était à Paris) et c’est encore L qui prend la responsabilité de l’acte d’affirmation véhiculé par l’énoncé. (1984a : 191) En appliquant la distinction qu’il fait et référant à son analyse de (3)a, nous aurions mis ici λ et non L. 322 Les énonciateurs « sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils ‘parlent’, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles » (1984a : 204). Les énonciateurs appartiennent « à l’image que l’énoncé donne de l’énonciation » (1984a : 204). Ils sont « des intermédiaires entre le locuteur et les points de vue » (2001 : 20). Dans la comparaison avec le récit, les énonciateurs dans l’énoncé correspondraient à ce que Genette (1972), dans la théorie de la narratologie, appelle « sujets focalisateurs » dans le récit (2001 : 39). Le recours par Ducrot au terme d’énonciateur peut étonner et luimême admet que ce terme « était très mal choisi » (2001 : 19). C’est que le mot énonciateur « évoque, par sa construction morphologique, l’idée d’un fabriquant [sic] de l’énoncé – alors qu’il est destiné à désigner, dans l’énoncé, une forme de subjectivité qui n’est justement pas celle du producteur de cet énoncé » (2001 : 19). N’empêche que Ducrot maintient le terme dans Ducrot (2001) et dans Carel & Ducrot (2009). Il finira par être abandonné dans la « seconde théorie argumentative de la polyphonie » de Carel (Lescano 2016 : 9), au profit des notions « angle de vue » et « Personne » (Lescano 2016 : 9). 3.2.3. Le producteur empirique Le producteur empirique (1984a : 172) ou auteur empirique (1984a : 193) de l’énoncé, appelé aussi « producteur de la parole » (1984a : 193) est « l’être psycho-sociologique à qui on attribue [l’] origine [de l’énoncé] » (Ducrot 2001 : 20), qui a physiquement produit l’énoncé, qui est donc « une personne extérieure à l’énoncé » (Ducrot 1984b : 15). Il appartient au monde extralinguistique. Ce n’est pas un être discursif et en tant que tel, selon Ducrot, la description linguistique n’a pas à le prendre en compte, car il ne s’inscrit pas comme une indication sémantique dans l’énoncé. Si l’énoncé réfère à son producteur, c’est toujours à travers le personnage du locuteur. En filant la comparaison avec le récit, le producteur empirique d’un énoncé correspond à l’écrivain, « personnage social » (2001 : 39), auteur d’un récit, non au narrateur. Il est important de noter que le terme de sujet parlant est utilisé par Ducrot tantôt pour désigner le producteur empirique, tantôt le 323 locuteur. Sujet parlant a ainsi chez Ducrot (1984a, 1984b et 1982) un double sens, tantôt hyperonyme (couvrant le producteur empirique, le locuteur et l’énonciateur), tantôt hyponyme (désignant uniquement le producteur empirique), ce qu’l’illustrent respectivement les extraits cités sous (i) et (ii) : (i) – Un préalable de « la linguistique moderne », « c’est l’unicité du sujet parlant » (1984a : 171, nos italiques et gras.) – « Le locuteur constitue donc le premier type de ‘sujet parlant’ » (1982 : 75, nos italiques) (ii) – « le locuteur (être de discours) a été distingué du sujet parlant (être empirique) » (1984a : 199, nos italiques et gras). – il ne faut pas confondre « le locuteur − qui, pour moi, est une fiction discursive − avec le sujet parlant − qui est un élément de l’expérience » (1984a : 198-199, nos italiques et gras). Dans Ducrot (1984a), sujet parlant est hyperonyme approximativement dans la première partie du chapitre (p.ex. p.171, 178, 190), lorsque Ducrot le prend au sens qu’il a chez les linguistiques à qui il entend s’opposer, et hyponyme dans la seconde partie du texte (p.ex. 1984a : 198, 199, 200, 206, etc.). Dans la seconde acception, il est parfois doublé d’un adjectif : effectif (1984a : 195), empirique (p.207) ou d’une apposition : « (être empirique) » (1984a : 199). Quand Ducrot revient sur sa théorie de la polyphonie en 2001, le terme sujet parlant n’est clairement plus qu’hyponyme, avec le sens de producteur empirique, les adjectifs empirique et réel pouvant désormais être mis entre parenthèses. 3.2.4. Point de vue Importante encore dans le métalangage de Ducrot (1984a) est la notion de point de vue (désormais pdv21), souvent associée par Ducrot à celles de position et d’attitude. Aucun de ces termes n’est défini de façon explicite. Un pdv pour Ducrot n’est pas un énoncé au sens d’une « suite de mots » (p.218), une « entité sémantique abstraite » (p.218), mais une « proposition au sens logique, c’est-à-dire […] un objet de 21 Ducrot n’a recours lui-même à cette abréviation – introduite par les polyphonistes scandinaves – que dans le seul texte tardif de 2001 (publié dans les documents de travail des polyphonistes scandinaves). 324 pensée » (p. 219), donc non nécessairement liée à un signifiant. Ainsi le pdv affirmatif sous-jacent à l’énoncé (4)a est (4)b, étant donné que l’énoncé qui y correspond littéralement n’existe pas : (4) a. Pierre n’a pas fait grand-chose (p.2 18) b. Pierre a fait plein de choses / a beaucoup travaillé Le pdv de Ducrot correspond approximativement à la proposition dans d’autres cadres théoriques, vériconditionnels. Ce choix terminologique de pdv s’explique par la conception anti-descriptiviste du rapport langue/réalité que Ducrot défend et par sa conception argumentative de la langue Ducrot : ce qu’on appelle idée, dictum, contenu propositionnel n’est constitué par rien d’autre, selon moi, que par une ou plusieurs prises de positions [sic] (Ducrot 1993 : 128). Tout contenu d’énoncé est nécessairement pour Ducrot un pdv, qu’il soit évaluatif, ou, à première vue purement descriptif, comme dans Paul a cessé de fumer. Les pdv peuvent entretenir des relations entre eux. Ducrot en distingue au moins trois types : juxtaposition, superposition et réaction à : Il y a polyphonie quand dans un énoncé il y a multiplicité de pdv qui « se juxtaposent, se superposent ou se répondent » (Ducrot 1986 : 26, nos gras) 4. Illustration de quelques phénomènes de polyphonie décrits par Ducrot Ducrot 1984a analyse comme polyphoniques des phénomènes langagiers aussi divers que : • • • • • l’écho imitatif et le discours rapporté direct – deux cas de « double énonciation » (1984a : 203) la négation le sens et fonctionnement de au contraire l’ironie (et l’auto-ironie) la présupposition 325 4.1. L’écho imitatif L’exemple pour nous le plus parlant de la théorie de la polyphonie de Ducrot est (5) : (5) – Ah ! je suis un imbécile, eh bien tu vas voir… (Ducrot 1982 : 66, cf. aussi Ducrot 1984 : 191-192) Le pronom je désigne le locuteur, celui que l’énoncé lui-même indique comme le responsable de sa propre production, mais il est clair qu’il y a peu de chances que le pdv exprimé par cet énoncé (Je suis un imbécile) puisse être considéré comme un pdv du locuteur (1984a : 172). L’enchaînement marquant le désaccord eh bien tu vas voir, et peut-être aussi l’interjection d’étonnement Ah sont à mettre sur le compte d’un énonciateur auquel s’identifie le locuteur, ce qui montre que le pdv doit être interprété comme celui d’un autre énonciateur. L’énoncé se présente comme une sorte de reprise en écho d’un pdv énoncé ou suggéré par quelqu’un d’autre et que le locuteur ne fait que reprendre, sans le cautionner. C’est une forme de reprise quelque peu comparable à celle-ci, plus directe, que Ducrot appelle « écho imitatif » (1984a : 197) : (6) A – « J’ai mal » B – « J’ai mal ; ne pense pas que tu vas m’attendrir comme ça » L’être de discours, à qui l’énoncé attribue le pdv de B, est un énonciateur. La présence simultanée, dans un seul et même énoncé, de deux points de vue, attribués à deux énonciateurs, est une première forme de polyphonie décrite par Ducrot. 4.2 Le discours rapporté direct Nous avons vu plus haut (§ 3.2.1) que dans le discours rapporté direct (DD) il peut y avoir dans un seul énoncé deux locuteurs, renvoyant à deux êtres différents, à travers deux pronoms de première personne non coréférentiels. C’est ainsi que dans (2), on n’a pas deux énoncés successifs, mais un seul énoncé, le segment Jean m’a dit ne 326 pouvant pas satisfaire l’exigence d’indépendance contenue dans la définition de l’énoncé de Ducrot (1984 : 196) (voir (3.1.2). Il est connu que le DD ne peut être décrit comme une forme de rapport de discours qui rapporte toujours les propos de façon littérale. Des exemples comme (7) et (8) montent qu’il n’est pas question de littéralité ou de correspondance de forme dans le DD : (7) Et Aïcha me souffla alors en arabe : « Je t’aime ». (8) En un mot, Pierre m’a dit « J’en ai assez » (1984a : 199) En effet, Je t’aime n’est pas de l’arabe, mais une traduction en français des propos originaux en arabe que Aïcha a tenus, et J’en ai assez est présenté par « en un mot » comme le résumé du discours que Pierre a tenu. Il n’y a donc pas littéralité. Le rapport en DD doit donc être caractérisé autrement. C’est ce que Ducrot fait en ayant recours aux notions introduites dans sa théorie de la polyphonie : On peut admettre […] que l’auteur du rapport, pour renseigner sur le discours original, met en scène, fait entendre, une parole dont il suppose simplement qu’elle a certains points communs avec celle sur laquelle il veut informer son interlocuteur. La vérité du rapport n’implique donc pas […] une conformité matérielle des paroles originales et des paroles qui apparaissent dans le discours du rapporteur (1984a : 199). Avec le DD, le locuteur met « en scène une parole fort différente, mais qui en conserve, ou même en accentue l’essentiel » (1984a : 199). C’est ce qu’on constate dans (7) et (8). Pour l’exactitude du discours, il suffit que la parole « manifeste effectivement certains traits saillants de la parole rapportée » (1984a : 199). La conclusion de cette caractérisation du DD est : « cela n’entraîne pas que sa vérité tienne à une correspondance littérale, terme à terme » (1984a : 199). La présence de plusieurs locuteurs dans un seul et même énoncé est une deuxième forme de polyphonie que prévoit Ducrot. 327 4.3. La négation Un deuxième phénomène polyphonique est la négation dite « polémique ». L’exemple suivant est tiré du vécu d’Oswald Ducrot22. Un jour quelqu’un lui dit, à la sortie d’un cours ou d’une conférence : (9) – Monsieur Ducrot, vous n’êtes pas paresseux ! La présence de la négation dans cet énoncé, toute réfutatrice qu’elle soit, n’empêche pas que le destinataire de l’affirmation a des chances d’être un peu froissé. C’est que la négation de ce contenu suggère que quelqu’un a pu dire ou croire le contenu positif correspondant, à savoir que O. Ducrot est paresseux. Ducrot a analysé la négation dans cet énoncé – qu’il appelle négation « polémique » − par le mécanisme de la polyphonie. Tout énoncé contenant une négation polémique, comme (9), fait entendre deux voix, la voix d’un énonciateur qui exprime un pdv positif et la voix d’un second énonciateur qui réfute ce pdv positif et montre ainsi qu’il adhère au pdv négatif. C’est par son caractère intrinsèquement polyphonique – où l’on entend toujours non seulement le pdv négatif mais aussi le pdv positif, tenu par un autre énonciateur – que cet énoncé a quelque chose de virtuellement choquant ou vexant. Le comportement du pronom anaphorique le permet de montrer la co-présence des deux pdv – le pdv positif et le pdv négatif – dans un énoncé négatif : (10) a. Ce mur n’est pas blanc. Je te l’avais dit. b. Ce mur n’est pas blanc. Je le croyais pourtant. Dans (10) a, le pronom le reprend le pdv négatif « Ce mur n’est pas blanc » (ce qui donne : Je t’avais dit que ce mur n’est pas blanc) ; dans (10) b., il reprend le pdv positif « Ce mur est blanc » (ce qui donne : Je croyais que ce mur était blanc). Si on postule qu’un énoncé contenant une négation polémique est polyphonique et qu’il contient donc dans sa structure deux pdv, l’un positif, l’autre négatif, attribuables à deux Anecdote qu'Oswald Ducrot nous a racontée en juin 2004, lors d’une interview à Paris sur sa théorie de la polyphonie. 22 328 énonciateurs distincts, on peut expliquer que le pronom le, selon les cas, peut référer soit à l’un soit à l’autre de ces deux pdv. Aux exemples sous (10), on ajoutera celui d’Anscombre (1990 : 102) ; le pronom anaphorique cette fois-ci est ça ; l’énoncé est ambigu, ambiguïté qu’explique la théorie polyphonique : (11) Pierre ne viendra pas, parce que ça m’embête. Ça peut référer à qu’il vienne ou à qu’il ne vienne pas. Dans le premier cas, Pierre s’abstient de venir parce que sa venue ne ferait pas plaisir au locuteur (inscrit dans l’énoncé par ma) ; dans le second cas, il s’abstient de venir pour « embêter » justement le locuteur, sachant que celui-ci voudrait qu’il vienne.23 4.4. Au contraire et le dialogue cristallisé L’utilité de la notion de polyphonie peut être justifiée par l’analyse de au contraire. Considérons l’exemple suivant : (12) Paul n’est pas intelligent, au contraire, il est très bête. Dans (12), au contraire, à première vue, semble relier deux segments qui ne sont pas de sens contraire : il n’est pas intelligent et il est très bête. Si on met ces contenus dans un dialogue, l’emploi de au contraire semble plus facilement justifiable par rapport à son sens lexical. Dans (13), le locuteur B, en désaccord avec ce que vient de dire le locuteur A, s’oppose au pdv de ce dernier par l’emploi de la locution au contraire, qui sert à qualifier effectivement de « contraires » les pdv de A « Paul est intelligent » et de B « Paul est très bête » : (13) A – Paul est intelligent B – Au contraire, il est très bête L’hypothèse polyphonique ramène en fait l’emploi de au contraire de (12) à celui de (13) et postule que l’énoncé (12) contient un microdialogue cristallisé entre deux énonciateurs, semblable au dialogue qu’on a dans (13) : un premier énonciateur qui soutient le pdv Paul est 23 Pour une réflexion critique sur l’analyse polyphonique de la négation, voir Larrivée 2011. 329 intelligent et un second énonciateur, qui s’oppose au pdv du premier en qualifiant Paul de pas intelligent ou de très bête. La négation dans la première partie de (12) est une négation polémique, qui est déjà polyphonique en soi. Au contraire confirme cette analyse en prenant appui sur le pdv positif sous-jacent à la première partie niée de la phrase (pdv que la négation s’appliquait déjà à rejeter), plutôt qu’en niant la première proposition (négative) de la phrase. Au contraire lie donc des pdv et non des propositions. 4.5. L’ironie et l’auto-ironie antiphrastiques Par ironie « antiphrastique », on entend l’ironie qui consiste à dire P pour que l’interlocuteur comprenne non-P. C’est dire par exemple (14), quand on avait annoncé la veille que Pierre viendrait le lendemain et que l’interlocuteur a refusé de le croire, il peut alors dire, en montrant Pierre effectivement présent : (14) Vous voyez, Pierre n’est pas venu me voir. (1984a : 211) L’exemple (14) est analysé par Ducrot comme suit : Cette énonciation ironique dont je prends la responsabilité en tant que locuteur (c’est moi que désigne le me), je la présente comme l’expression d’un point de vue absurde, absurdité dont l’énonciateur n’est pas moi, et risque même, dans ce cas, d’être vous (c’est cette assimilation de l’énonciateur à l’allocutaire qui rend ici l’ironie agressive) je vous fais soutenir, en présence de Pierre, que Pierre n’est pas là. (1984a : 211). On sait combien il est parfois difficile de détecter si les propos de quelqu’un sont sérieux ou ironiques. Cela tient au fait que l’ironie n’est pas marquée24 ouvertement, comme l’est par exemple la négation. Ainsi (15), (15) Oh, mais ça c’est sympa ! Sauf dans certaines tournures spécialisées du type : C’est du joli, Excusez du peu, etc. (Ducrot 184 : 221 ; voir aussi Ducrot e.a. 1980 : 120). 24 330 peut être ambigu dans certains contextes entre une lecture négative (ironie antiphrastique) et une lecture positive. Un énoncé négatif comme ça n’est pas sympathique en revanche dit explicitement que ce n’est pas sympathique (encore qu’il puisse se prêter aussi à une lecture ironique antiphrastique – cas de figure de polyphonie complexe). Cela s’explique assez bien par l’analyse polyphonique de l’ironie proposée par Ducrot (qui s’inspire de celle de Sperber & Wilson (1978)). Dans l’ironie, pour Ducrot, « le locuteur ‘fait entendre’ un discours absurde », mais « comme le discours de quelqu’un d’autre » (1984a : 210) et sans que l’énoncé ne porte de marque d’un rapport de discours (comme dans le discours rapporté direct ou indirect). L’ironie s’analyse donc « polyphoniquement » comme suit : Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé dans l’énonciation (1984 : 211). Dans l’ironie, L met donc en scène un énonciateur qui défend un pdv absurde que L refuse (Ducrot 2001), mais sans que L mette pour cela en scène un autre énonciateur (identifié à lui-même par exemple), qui s’opposerait explicitement au point de vue de l’énonciateur absurde (par exemple au moyen de la négation ne pas). C’est la réalité extralinguistique qui montrera que le pdv est absurde. C’est cela justement qui rend l’ironie difficilement repérable parfois : il n’est pas toujours évident de voir si des éléments de la réalité contredisent le pdv (l’intonation peut toutefois aider). Si tel n’est pas le cas, l’énoncé est tout simplement interprété comme un pdv sérieux pris en charge par l’énonciateur auquel s’identifie le locuteur. Dans l’analyse polyphonique, l’ironie se distingue de la négation : dans la première, L ne met en scène qu’un seul énonciateur, celui qui défend le pdv absurde, et laisse à la réalité extralinguistique le soin de nier le pdv ; dans la seconde, un pdv est explicitement nié. Dans l’auto-ironie, le locuteur se moque de lui-même. Ainsi un locuteur qui avait prédit qu’il pleuvrait aujourd’hui, constatant qu’il fait un temps magnifique, peut se moquer de ses compétences météorologiques et dire, en montrant le ciel bleu : 331 (16) « Vous voyez bien, il pleut ». L’analyse polyphonique que propose Ducrot mobilise les notions de locuteur λ et locuteur L : L’énonciateur ridicule est ici assimilé à moi-même, ce qui semble contredire la description de l’ironie proposée tout à l’heure. En fait, la solution est immédiate dès qu’on accepte la distinction de L [le locuteur-en-tant-que-tel] et de λ [le locuteur-en-tant-que-être-dumonde] […]. L’être à qui L, responsable de l’énonciation, et d’elle seule, assimile le sujet énonciateur du point de vue absurde, c’est λ, le météorologue ignorant qui s’est mêlé de prévoir le temps sans en être capable. Mais justement L, en tant qu’il est le responsable de l’énonciation, et choisit l’énoncé, ne choisit pas de faire acte de météorologue : ce qu’il est censé faire, c’est un acte de moquerie, et cela en présentant une prévision accomplie par un énonciateur dont il se distancie à l’intérieur de son propre discours (même s’il doit s’identifier à lui dans le monde). D’où l’intérêt stratégique de l’autoironie : L tire profit des bêtises de λ, profit dont λ bénéficie ensuite par contrecoup, puisque L est une de ses multiples figures (1984a : 212-213). 4.6. La présupposition La présupposition se prête, elle aussi, un « traitement polyphonique » dans Ducrot 1984a, alors que jusque-là l’auteur y avait vu un acte illocutoire de présupposition (1984a : 190). Prenons l’exemple classique : (17) Pierre a cessé de fumer. Voici l’analyse que propose Ducrot : Je dirais qu’il [= le locuteur] présente deux énonciateurs, E1 et E2, responsables, respectivement, des contenus présupposé et posé. L’énonciateur E2 est assimilé au locuteur, ce qui permet d’accomplir un acte d’affirmation. Quant à l’énonciateur E1, celui selon qui Pierre fumait autrefois, il est assimilé à un certain ON, à une voix collective, à l’intérieur de laquelle le locuteur est lui-même rangé (j’utilise sur ce point les idées de Berrendonner, 1981, chap. II). Ainsi, au niveau des énonciateurs, il n’y a donc pas d’acte de présupposition. Mais l’énoncé sert néanmoins à 332 accomplir cet acte, d’une façon dérivée, dans la mesure où il fait entendre une voix collective dénonçant les erreurs passées de Pierre. La présupposition entrerait ainsi dans la même catégorie que les actes de moquerie ou de concession (1984a : 231). 4.7. Que conclure de ces illustrations d’analyses polyphoniques ? Ces analyses polyphoniques dessinent, nous semble-t-il, les contours de ce que l’on pourrait appeler des types de polyphonie, types distingués en fonction de la pluralité des instances énonciatives ? Nous distinguerions : • la polyphonie à deux énonciateurs. C’est le cas de la présupposition, de la négation polémique et de l’emploi de au contraire. Le locuteur met en scène deux énonciateurs « défendant » chacun un pdv. L’un de ces énonciateurs est assimilé au locuteur ; • la polyphonie à un seul énonciateur, qui défend un pdv auquel ne se rallie pas le locuteur, qui n’est en quelque sorte que le « metteur en scène » de cet énonciateur. C’est, selon Ducrot, le cas de l’ironie et de l’auto-ironie. Le locuteur ne s’identifie explicitement à aucun énonciateur ; • la polyphonie à deux locuteurs. C’est le cas du discours direct et de l’écho imitatif. 5. Variantes et mutations de la théorie La version « standard » (1984a) de la théorie de la polyphonie de Ducrot résulte de diverses mutations de versions antérieures. Les énonciateurs, responsables d’actes de langage en 1980, 1982 et 1984b, sont responsables de pdv, positions ou attitudes en 1984a. La distinction entre destinataire (« personne censée être l’objet des actes illocutoires », 1980 : 233) et allocutaire (« personne à qui l’énonciation est censée adressée »), faite en 1980, n’est plus utilisée dans 1984a. L’opposition polyphonie et discours rapporté (direct et indirect) (1980 : 44) est abandonnée en 1984a, où le DR entre dans les phénomènes de polyphonie. Enfin, est abandonnée également, la distinction entre énoncé-type et énoncé tout court, correspondant à l’occurrence d’un énoncé-type (p.ex. Ducrot, 1980 : 12-13). 333 Bibliographie ANSCOMBRE, J.-C. ; DUCROT, O. L’argumentation dans la langue, Mardaga, 1983. ANSCOMBRE J.-C. « Thème, espace discursif et représentations événementielle », in Anscombre, J.-C & Zaccaria, G. (éds), 1990, Fonctionalisme et Pragmatique. À propos de la notion de thème, Milan, Unicopli, 1990, p. 43-150. ANSCOMBRE, J.-C. « La comédie de la polyphonie et ses personnages », Langue française, 164, 2009, p. 11-30. BAKHTINE, M. [1977], Le marxisme et la philosophie du langage, Minuit, 1929. BAKHTINE, M. La poétique de Dostoïevski, Seuil,1970. BALLY, C. (4e éd.), Linguistique générale et linguistique française, Francke,1965. BAYLON C. ; FABRE, P. 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Introduction Dans le domaine de la linguistique, Oswald Ducrot a été le premier à développer de manière systématique la notion de polyphonie appliquée à l'analyse des énoncés. Inspiré par les travaux de Bakhtine (1981, 2005) sur le roman polyphonique, Ducrot élabore sa théorie de la polyphonie énonciative (1982, 1984, 2001) afin de montrer que l'auteur d’un énoncé ne s’exprime jamais directement, mais le fait en mettant en scène une série de personnages. En effet, selon le linguiste français, « le sens de l'énoncé, dans la représentation qu'il donne de l'énonciation, peut y faire apparaître des voix qui ne sont pas celles d'un locuteur » (1984, 204). Ainsi, en mettant en avant l'existence de voix ou de points de vue qui ne sont pas nécessairement ceux du responsable de l'énonciation globale et en définissant le sens de l'énoncé comme le résultat de la confrontation de ces points de vue, la théorie polyphonique met en question le concept du sujet parlant et l’idée de son unicité. Comme indiqué, la théorie de la polyphonie énonciative (désormais la TPE) conteste et rejette le principe de l'unicité du sujet parlant. Selon ce principe, l'énoncé aurait pour origine un seul sujet, c'est-à-dire un seul individu qui est, à la fois, celui à qui renvoient les marques du Je, le responsable des activités psychophysiologiques impliquées par la production de l'énoncé et la personne qui prend en charge tout ce qui est communiqué, en particulier, les actes de parole qui sont accomplis à travers l'énonciation. Il est vrai que, dans certains cas, ces trois propriétés pourraient être attribuées au même individu 337 empirique. Ainsi, par exemple, en (1), producteur, sujet de l'énoncé (cf. première personne du singulier) et responsable de l'assertion contenue semblent coïncider. (1) Je suis fatigué. Mais il n'en va pas de même dans (2), où il n'est pas possible d'attribuer au même individu les trois propriétés constitutives du sujet parlant. (2) [D'une femme à son mari, qui s'est plaint du désordre dans la maison et ne trouve pas une certaine chemise] Je suis désordonnée. Voici ta chemise ! En effet, bien que l'on puisse dire que les marques du pronom je et du féminin dans désordonnée réfèrent au producteur empirique de l'énoncé – i.e., la femme –, il est évident que ce n'est pas ce même sujet le responsable de l'acte illocutoire accompli dans la production de l’énoncé (en fait, (2) ne constitue pas une autocritique). L'interprétation de (2) exige donc de reconnaître qu'il y a des points de vue que le locuteur responsable de l'énonciation ne prend pas à son compte et que ceux-ci sont attribués à d'autres êtres de discours. Dans le cadre de la théorie polyphonique classique, ces êtres discursifs sont appelés « énonciateurs ». 2. Les êtres discursifs de la TPE : locuteur(s) et énonciateurs Extérieur au sens, le sujet parlant ne fait pas partie de la description linguistique. Selon Ducrot, celle-ci doit s’occuper des indications sémantiques contenues dans l'énoncé, et non des conditions extérieures de sa production. Selon les mots de l'auteur, [L] 'objet de la pragmatique sémantique (ou linguistique) est ainsi de rendre compte de ce qui, selon l'énoncé, est fait par la parole. Pour cela, il faut décrire systématiquement les images de l'énonciation qui sont véhiculées à travers l'énoncé (Ducrot 1984, 174) Précisément, les indications sémantiques qui permettent de rendre compte des images que l'énoncé donne de sa propre énonciation sont celles liées à la détermination du ou des sujets qui seraient à l'origine de l’énonciation. Parmi ces sujets – dit Ducrot – il 338 faut distinguer au moins deux personnages : le locuteur et les énonciateurs mis en scène dans l’énoncé. Le locuteur est défini comme la figure discursive à laquelle est attribuée la responsabilité de l'énonciation dans l’énoncé même : c’est à lui que font allusion les marques de la première personne. Par conséquent, et même si parfois il peut coïncider avec le sujet parlant (comme, c’est le cas, entre autres, de (1)), le locuteur ne saurait pas être confondu avec lui. Ainsi, par exemple, dans l’annonce (3) (3) [épigraphe d'une photo d'un chien sur une affiche pour retrouver un chien perdu] Je suis perdu depuis le 5 décembre et mon propriétaire est très triste. Les instructions associées à la marque de la première personne (je suis perdu) obligent à identifier le locuteur, c'est-à-dire le responsable présumé, avec le chiot perdu et non, par exemple, avec son propriétaire ou l'imprimeur d'affiches, individus qui ne font pas partie de la signification de (3). Or, comme nous l’avons indiqué, en plus de la figure du locuteur (dorénavant L), la théorie polyphonique classique pose l'existence d'autres sujets discursifs : les énonciateurs. Il s’agit dans ce cas d'êtres de parole qui sont mis en scène par L et vis à vis desquels L adopte des attitudes différentes. Pour Ducrot, la relation entre L et les énonciateurs est similaire à celle qui existe entre le narrateur et les personnages, dans la littérature : Le locuteur parle au sens où le narrateur raconte, c’est-à-dire qu’il est donné comme la source d’un discours. Mais les attitudes exprimées dans ce discours peuvent être attribuées à des énonciateurs dont il se distancie – comme les points de vue manifestés dans le récit peuvent être ceux de sujets de conscience étrangers au narrateur (Ducrot 1984, 208). Selon la TPE, L peut en effet adopter des attitudes diverses par rapport aux énonciateurs qu'il met en scène. Voyons-les en détail. 339 2.1. Énonciateurs et attitudes de L 2.1.1. Le cas de l’affirmation simple Une première attitude que L peut adopter c’est de s'identifier au point de vue d'un énonciateur et de le prendre en charge. C'est le cas des assertions affirmatives simples, comme (1), dans lesquelles, selon la TPE, L fait du point de vue relatif à sa fatigue l’objet déclaré de son énonciation. Autrement dit, en énonçant (1), L s'engage avec le point de vue de l'énonciateur qu'il met en scène et avec les continuations discursives qui en découlent, comme le montrent la possibilité de (1a) et l’impossibilité de (1b). (1a) Je suis fatigué, je vais donc me reposer un moment / mais je vais travailler un peu plus. (1b) * Je suis fatigué mais je vais me reposer un moment / je vais donc travailler un peu plus. 2.1.2. Le cas de la négation (descriptive, polémique, métalinguistique) L peut également rejeter le point de vue d'un énonciateur et adopter celui d'un autre énonciateur. C'est le cas, selon la TPE, de la négation polémique, comme celle qui apparaît dans (4). (4) Jean n'est pas venu à la conférence. Il convient de rappeler ici que Ducrot (1984) distingue trois types de négations : la négation descriptive, la négation polémique et la négation métalinguistique. Analysée comme un dérivé délocutif de la négation polémique, la première « sert à représenter un état de choses, sans que son auteur présente sa parole comme s’opposant à un discours adverse » (Ducrot 1986, 216-217). La négation qui apparaît dans la réponse de B dans (5) constitue un exemple clair de ce type de négation qui, selon Anscombre (1990, 94), « est vue comme l'état de fait qui justifierait le dialogue cristallisé dans la négation polémique, dialogue en quelque sorte ‘effacé’ dans la négation descriptive ». (5) A : – Quel temps fait-il là-bas ? B : – Il ne fait pas beau : il pleut et il fait froid. 340 La négation polémique, en revanche, implique toujours la présence de deux points de vue antagonistes et internes au discours lui-même. Ces points de vue sont attribués à différents êtres discursifs, les énonciateurs E1 et E2 : le premier est responsable du point de vue positif sous-jacent (dans (4), celui lié à l’absence de Jean à la conférence), le second constitue le rejet du premier et représente la perspective avec laquelle le locuteur est homologué. Maintenant, si, comme indiqué, dans les énonciations négatives L est toujours identifié avec E2, les instructions sémantiques de la négation ne donnent aucune indication au sujet de celui ou celle à qui doit être attribué le point de vue positif sous-jacent (c'est-à-dire celui correspondant à E1). Cette attribution peut rester indéterminée, mais, dans certaines situations le point de vue de E1 peut aussi être attribué à quelqu'un en particulier. Ainsi, dans le cas des énonciations de reproche, c'est l'interlocuteur qui est identifié au point de vue de E1 (cf. 6) : (6) Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu n’es pas venu, finalement. Contrairement à la négation polémique, la négation métalinguistique est caractérisée par Ducrot comme une négation qui contredit les termes mêmes d'une parole effective que l’on veut réfuter. Par conséquent, pour Ducrot, ce type de négation n'oppose pas les points de vue de deux énonciateurs mais de deux locuteurs différents: L1 (le responsable de l'énonciation actuelle) et L2, le responsable d'une énonciation effective antérieure à qui L1 reproche de ne pas avoir parlé comme il le fallait, soit parce qu'il a maintenu un point de vue faux, soit parce qu'il a introduit dans son énonciation une présupposition ou un degré qui ne peut être admis ou même « parce qu’il y a, dans la façon dont il s’est exprimé, quelque chose que l’on juge inadéquat » (Ducrot 2001, 30). 2.2. Le cas de la présupposition De même que dans le cas de la négation polémique, qui implique une sorte de hiérarchie entre les deux points de vue mis en scène (E2 s'oppose à E1, qui est donc antérieur à E2), l'analyse polyphonique classique de la présupposition présente également deux énonciateurs hiérarchiques : E1, point de vue du présupposé, et E2, point de vue du posé. Prenons, par exemple, le premier segment de (7), dans lequel E1 341 est lié à l’entrainement précédent de Marie (présupposé) et E2, avec son non-entrainement actuel (posé) : (7) Marie a arrêté d’entraîner. Quel dommage ! On notera ici que L s'identifie à E2, mais celui-ci vu à la lumière de E1 (Anscombre 2008). En effet, l'objet de l'énonciation de L n'est pas l'affirmation selon laquelle Marie n'entraîne pas actuellement, mais le fait qu'elle n’entraîne plus actuellement alors qu’elle le faisait avant. D'où justement le regret exprimé dans la continuité discursive (cf. Quel dommage !). Quant à E1, l'énonciateur du présupposé, il est important de souligner que son point de vue est assimilé à un certain ON, c’est-à-dire à une voix collective, anonyme et aux limites diffuses, à l'intérieur de laquelle le locuteur en tant qu’être du monde () est rangé. 2.2.1 Le cas de l’ironie La TPE signale la possibilité d'une troisième attitude susceptible d’être adoptée par vis-à-vis d’un énonciateur : L peut en effet s’en distancier. Ainsi, par exemple, dans le cas de l'ironie, où, au moyen d'une intonation particulière ou de certaines expressions spécialisées dans l’ironie (par ex., C’est du joli !), L marque sa distance par rapport au point de vue d'un énonciateur absurde qu’il met en scène. Selon le contexte particulier dans lequel apparaît l’énoncé ironique, l'attribution du point de vue de cet énonciateur peut rester indéterminée. C'est ce qui se passe, par exemple, dans (8), énoncé face à une pluie torrentielle : (8) Oh ! Qu’il fait beau aujourd’hui ! Dans d'autres cas, le point de vue de l'énonciateur absurde peut être attribué à quelqu'un en particulier. Ainsi, dans (2), que nous réitérons ici comme (9), (9) [D'une femme à son mari, qui s'est plaint du désordre dans la maison et ne trouve pas une certaine chemise] Je suis désordonnée. Voici ta chemise ! 342 le segment je suis désordonnée doit être interprété comme la mise en scène d'un point de vue critique d'un énonciateur que L attribue à son interlocuteur et dont il se distancie clairement en recourant à l'intonation ironique et à l’évidence situationnelle. Présenté comme l'auteur d'une critique infondée, l'interlocuteur apparaît montré dans l’énonciation de la femme comme quelqu'un qui dit des bêtises. Et toutes ces indications sémantiques font partie du sens de (9). Dans les exemples qui précèdent, l’énonciateur qui s’exprime dans l’énonciation ironique peut soit rester indéterminé (cf. 8) soit être attribué à l’allocutaire (cf. 9). Mais le point de vue absurde peut mettre en jeu d'autres sujets discursifs. C’est le cas, par exemple, dans l’auto-ironie, lorsque l’on se moque de soi-même. Ainsi, dans (10), l’énonciateur ridicule est assimilé à , le locuteur en tant qu’être du monde. (10) [Jean vient d’entrer dans la salle] Vous avez vu que j’avais raison et que Jean n’allait pas venir aujourd’hui ? Interpréter l’auto-ironie qui se manifeste dans (10) consiste en effet à reconnaître que L, responsable de l'énonciation, met en scène un énonciateur absurde qui s'assimile à  qui a prédit à tort que Jean ne viendrait pas. Comme l'affirme Ducrot, dans ce cas, L effectue « un acte de moquerie, et cela en présentant une prévision accomplie par un énonciateur dont il se distancie à l’intérieur de son propre discours (même s'il doit s'identifier à lui dans le monde) » (1984, 213). Il convient de souligner ici que, bien que l'ironie et la négation impliquent la mise en scène d'un énonciateur dont L se distancie, dans l'énonciation ironique, L n'introduit jamais un deuxième énonciateur qui soutiendrait le point de vue raisonnable. Ainsi, alors que dans la négation, la distanciation de L vis-à-vis de E1 est opérée par son homologation avec E2, il y a dans l'ironie d'autres ressources (des intonations particulières, des évidences situationnelles, des tournures spécialisées dans l’ironie) qui marquent que L n'adopte pas le point de vue de l’énonciateur absurde. Notons à cet égard, par exemple, que si dans l'énonciation de (9) de telles ressources n'apparaissaient pas, le point de vue de l'énonciateur critique attribué à l'interlocuteur serait interprété comme assumé par L de sorte que le sens de l'énonciation serait celui d'une autocritique. Signalons pour terminer que, dans le cadre de cette description polyphonique de l'ironie, Ducrot (1984) propose de caractériser les 343 énoncés humoristiques comme une forme d'ironie qui ne prend personne à partie. Selon le linguiste français, dans le cas de l'humour, le point de vue de l'énonciateur absurde n'est attribué à aucune identité spécifique et le L, défini par la simple distance qu'il établit entre lui-même et sa parole, est montré comme quelqu'un de détaché et désinvolte qui regarde de l'extérieur la situation de discours dont il est question. 2.2.2 Le cas des énoncés concessifs Une dernière attitude que, selon la TPE, peut adopter L devant les énonciateurs qu'il met en scène est celle de l'acceptation. C'est le cas dans les énoncés concessifs de la forme p mais q. Largement analysés dans le cadre de la théorie de l'argumentation dans le langage que Ducrot a développé avec Anscombre (Anscombre et Ducrot 1983 ; Ducrot 1995 ; Anscombre 1995), les différents énoncés concessifs ont en commun la même configuration polyphonique : elle consiste en la mise en scène, par L, d'au moins quatre énonciateurs successifs. Ces énonciateurs sont les suivants : E1, qui représente le point de vue par rapport à p ; E2, qui constitue l'énonciateur qui conclut, à partir de p, une certaine conclusion r ; E3, qui correspond au point de vue q et E4, qui présente la conclusion non-r de q. Quant à l'attitude de L, celui-ci s'identifie à E3 et à E4 (c’est à partir de ces deux énonciateurs que seront établies les continuations discursives), accepte E1 et se distancie de E2 (i.e., L n'accepte pas les conclusions qui sont dérivées de E1). Un cas particulier d’énoncé concessif est celui où p est introduit par certes, comme c’est le cas dans (11) : 11. Tout en dépouillant l’analyse électorale, un haut fonctionnaire révèle une contradiction que le gouvernement connaît aujourd'hui à l'égard de Cristina : « Certes, si on pense aux élections, il est convenable, pour nous, de l’avoir politiquement dans le camp opposé. Mais cela constitue un problème pour l'économie. Parce qu'à l'étranger, on revient à l’idée que si Cambiemos perd, le Kirchnerisme a des chances de reprendre le pouvoir et cette pensée est négative pour [l’économie] de notre pays. Ce serait 344 beaucoup mieux si l’alternative était un peu plus modérée ». (Clarín / Argentine, 20/07/2018)1 Schématiquement, (11) présente le schéma polyphonique cidessous : ▪ E1, dont le point de vue c’est que le Gouvernement a tout à gagner à confronter avec Cristina Fernández de Kirchner s’il veut gagner les prochaines élections ; ▪ E2, qui correspond à la conclusion à laquelle conduit E1, à savoir, le Gouvernement doit continuer de faire de Cristina Kirchner son adversaire privilégié ; ▪ E3, qui représente le point de vue selon lequel agiter le spectre du Kirchnerisme est un problème pour l’économie du pays ; ▪ E4, dont le point de vue correspond à la conclusion contraire de E2 : le Gouvernement ne doit pas continuer de faire de Cristina Kirchner son adversaire privilégié. Bien que, par rapport aux attitudes de L, celui-ci s’identifie toujours avec E3 et E4 – ce qui explique la conclusion générale du fragment : Ce serait beaucoup mieux si l’alternative était un peu plus modérée –, la présence de Certes introduit dans (11) une nouvelle instruction : le point de vue de E1, que L accepte, et celui de E2, que L rejette à l’aide du contrargument E3, sont nécessairement attribués à quelqu’un d’autre, dans ce cas, à la voix collective et indéfinie du ON. 3. Pour conclure Dans certaines occasions, Ducrot (1986) utilise le terme voix pour désigner la polyphonie énonciative. Néanmoins, il faut noter que, s’il le fait, c’est pour indiquer que ces voix sont celles des différents énonciateurs qui s’expriment à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis. En effet, selon le linguiste français, 1 Mientras desmenuza el análisis electoral, un alto funcionario revela una contradicción que está viviendo hoy el Gobierno respecto a Cristina: “Es cierto que por un lado nos conviene tenerla enfrente, políticamente, pensando en la elección. Pero para la economía es un problema. Porque en el exterior, vuelven a pensar que si pierde Cambiemos puede volver el kirchnerismo y eso es perjudicial para el país. Sería mucho mejor que la opción sea algo más moderado". (Clarín/Argentina, 20/7/2018). 345 s’ils « parlent », c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles (Ducrot 1984, 204). Or, comme le soulignent Jacques Bres et Aleksandra Nowakowska (2007), le terme voix est trop « incarné » pour caractériser les énonciateurs comme des êtres discursifs qui ne parlent pas. Cela explique peut-être pourquoi la notion de voix a été rapidement abandonnée par Ducrot et remplacée par celles d'énonciateur et de point de vue A chaque point de vue je relie un « énonciateur », présenté comme la source de ce point de vue, comme l'être qui a ce point de vue, ou, en filant la métaphore, comme l'œil qui voit : par définition l'énonciateur adhère donc au point de vue qui lui est attribué et ne saurait s'en distancier (Ducrot 2001, 20). Cette substitution a été encore plus radicale dans la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (Nølke 1993 ; Nølke, Flottum &Norén 2004), qui ne considère pas les énonciateurs comme intermédiaires entre le locuteur et les points de vue et qui fait de cette dernière notion l'un des noyaux de sa théorisation. Pour leur part, la théorie argumentative de la polyphonie (Carel 2008, 2011 ; Carel & Ducrot 2009) et l'approche dialogique de l'argumentation et de la polyphonie (García Negroni 2016, 2018a et b, 2019) remettent également en question, bien que pour d'autres raisons, la notion d'énonciateur et reformulent, chacune à sa manière, les relations entre le locuteur et les contenus sémantiques mis en discours. Bibliographique ANSCOMBRE, J.-C. Thème, espaces discursifs et représentations événementielles, in Jean-Claude Anscombre / Gino Zaccaria (edd.), Fonctionnalisme et pragmatique, Milan, Edizioni Unicopli, 1990, 43–150. ANSCOMBRE, J.-C. Théorie des Topoi, Paris, Kimé, 1995. ANSCOMBRE, J.-C. La polifonía : nociones y problemas, Archivum 58-59, 2008, 21–51. 346 ANSCOMBRE, J.-C. ; DUCROT, O. L’argumentation dans la langue, Lieja, Mardaga, 1983. BAJTÍN, M. Discourse in the Novel, in : The Dialogical Imagination, Austin, University of Texas Press, 1981 1, 1934-1935, 259–422. Disponible en https://www.d.umn.edu/~cstroupe/handouts/8906/Mikhail-Bakhtin-TheDialogic-Imagination-Excerpt.pdf. BAJTÍN, M. Problemas de la poética de Dostoievski. México, Fondo de Cultura Económica. Traducción de Tatiana Bubnova, 20051, 1979. BRES, J. ; NOWAKOWSKA, A. Voix, point de vue… ou comment pêcher le dialogisme à la métaphore…, Cahiers de praxématique 49, 2007, 103–32. CAREL, M. Polyphonie et argumentation, in : Merete Birkelund, Maj-Britt Mosegaard Hansen, Coco Norén (edd.), L’énonciation dans tous ses états. Mélanges offerts à Henning Nolke, Berne, Peter Lang, 2008, 29–46. CAREL, M. L’entrelacement argumentatif. Lexique, discours, blocs sémantiques, Paris, Champion, 2011. CAREL, M. ; DUCROT, O. Les propriétés linguistiques du paradoxe : paradoxe et négation, Langue française 123, 1999, 27–40. CAREL, M. ; DUCROT, O. Mise au point sur la polyphonie, Langue française 164, 2009, 33–43. DUCROT, O. 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Argumentación y puntos de vista evidenciales : acerca del condicional citativo en el discurso periodístico y en el discurso científico, Boletín Lingüística XXX/49-50, 2018b, 86–109. GARCÍA NEGRONI, M. M. El enfoque dialógico de la argumentación y la polifonía, puntos de vista evidenciales y puntos de vista alusivos, Rilce, 2019, 521-549. 347 NØLKE, H. Le regard du locuteur, París, Kimé, 1993. NØLKE, H. ; FLOTTUM, K. ; NORÉN, C. (edd.) ScaPoLine : la théorie scandinave de la polyphonie linguistique, París, Kimé, 2004. 348 Leçon XXIII L’énonciation linguistique : fonctions textuelles, modes énonciatifs, et argumentations énonciatives Marion Carel École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Ce chapitre concerne la notion d’énonciation linguistique. Après l’avoir distinguée du simple fait de prononcer ou d’écrire des mots, nous présenterons les deux notions centrales de la Théorie Argumentative de la Polyphonie que sont la notion de fonction textuelle et la notion de mode énonciatif. Nous conclurons sur les argumentations énonciatives, qui constituent des indices de l’énonciation linguistique. L’énonciation est un phénomène qui concerne uniquement l’énoncé, et non les mots du lexique, pris isolément. Son étude part de la remarque qu’un énoncé ne se contente pas de représenter un état de chose ou un événement. Son contenu est le point de vue de quelqu’un qui dit le défendre, le reprendre, ou au contraire le rejeter ; qui dit en être bouleversé, qui dit en témoigner ; qui dit l’avoir observé et donc le rapporter. Tout énoncé se donne un responsable. Il est le fait d’un locuteur qui « énonce » le contenu. 1. Énonciation actuelle et énonciation linguistique Une première difficulté, dans l’étude de l’énonciation, découle du fait qu’il faut distinguer le responsable réel de l’énoncé, celui qui l’a fabriqué, et le responsable que se donne l’énoncé : parfois c’est le même individu, mais parfois non. 349 Exemple La scène a eu lieu dans une petite ville, Milly-la-Forêt, au sud de Paris. Une dame est au restaurant, seule. C’est la fin de son repas. Elle commande au restaurateur un dessert puis elle lui demande si elle peut aller chercher son chien, qui l’attend dans la voiture. Le restaurateur accepte et la dame revient avec un grand chien, très joyeux. La dame déclare alors, en regardant le restaurateur : (1) Je m’appelle Jeffrey Le prénom Jeffrey étant masculin, tout le monde comprend, sans ambiguïté, que c’est le chien, et non la dame, qui s’appelle Jeffrey. Autrement dit, la dame est responsable du choix des mots et de leur matérialisation ; mais c’est le chien que l’énoncé se donne pour responsable et qui est donc désigné par je. Il faut distinguer celui qui prononce le mot je et celui qui est désigné par je. Définitions et propriétés On appelle « sujet parlant » le responsable du choix des mots ou de leur matérialisation et on appelle « locuteur » celui que l’énoncé se donne pour responsable. Le sujet parlant de (1) est la dame et le locuteur de (1) est le chien. On appelle « énonciation actuelle » l’activité du sujet parlant et on appelle « énonciation linguistique » l’activité du locuteur en tant que locuteur. Tout énoncé a un locuteur. Les marques de la première personne, lorsqu’elles existent, désignent le locuteur. Nota Bene 1. Un unique énoncé peut avoir plusieurs sujets parlants. La définition du sujet parlant comporte un « ou ». Cela découle du fait qu’un énoncé peut avoir plusieurs sujets parlants. La dame est l’unique sujet parlant de (1) : à la fois, elle choisit les mots et les prononce. Mais parfois ce sont des individus différents qui choisissent les mots et les matérialisent. Ainsi, un patron qui dicte une lettre à sa secrétaire choisit les mots ; mais c’est la secrétaire qui les matérialise : la lettre aura donc deux sujets parlants. Parfois aussi, plusieurs personnes choisissent les mots de sorte que le nombre de sujets parlants augmente encore. Lorsqu’un homme d’état doit faire un discours très important, c’est lui 350 qui matérialise le discours, mais ils ont été plusieurs à s’associer pour choisir les mots. On notera que, dans ces deux cas, le locuteur reste cependant unique. Admettons que le patron dicte à sa secrétaire les mots j’aurai le plaisir de vous rencontrer le 12 de ce mois : le locuteur est le patron ; c’est lui qui est désigné par je. De même, imaginons que l’homme d’état déclare à la télévision je veillerai moi-même à ce que soient punis les manifestants violents : c’est lui seul qui est le locuteur de son discours ; son énoncé ne fait pas allusion au fait que d’autres l’ont rédigé pour lui. Nota Bene 2. Un unique énoncé a un unique locuteur principal Tous nos exemples avaient un seul locuteur. Il existe cependant quelques cas où le locuteur donne la parole à un autre locuteur. Mais, à la différence des sujets parlants qui collaborent, ces locuteurs ne collaborent pas : l’un est principal et donne la parole à l’autre, qui est alors secondaire. L’exemple le plus net est celui du discours rapporté au style direct. L’énoncé (2), par exemple, comporte deux emplois de la première personne – il provient d’une chanson de Boris Vian dans laquelle une femme raconte une aventure : (2) Il me dit « je ne ferais pas de mal à une mouche ». Or ces deux emplois de la première personne ne renvoient pas au même individu. L’emploi de me désigne la femme. Elle est le locuteur principal et, à l’intérieur de son propre énoncé, elle donne la parole à l’homme : c’est lui qui est désigné par je et constitue ainsi un locuteur secondaire de (2). Ces deux locuteurs ne collaborent pas ; seule la femme raconte. On entend parler l’homme mais secondairement, à l’intérieur du récit de la femme. Nota bene 3. Parler en même temps et parler ensemble Parler ensemble, ce n’est pas multiplier les locuteurs. C’est multiplier les sujets parlants. Imaginons un instituteur entrant dans sa classe : L’instituteur : Bonjour, les enfants ! Les 30 enfants de la classe : Bonjour, Monsieur ! 351 Si les enfants ont seulement répondu en même temps, ils ont produit 30 énoncés de la même structure grammaticale et chacun d’entre eux est locuteur de l’énoncé qu’il a produit : chacun d’entre eux dit saluer l’instituteur au moyen de son propre énoncé. Si les enfants ont répondu ensemble, ils ont produit un seul énoncé. Cet énoncé a les 30 enfants pour sujets parlants. Il a par contre un seul locuteur, « la classe », un être abstrait qui n’existe pas réellement mais que la réponse Bonjour, Monsieur ! se donne pour responsable : c’est alors « la classe » qui dit saluer l’instituteur. C’est l’énonciation linguistique qui va nous intéresser. Étudier l’énonciation linguistique de (1), ce n’est donc pas déterminer les intentions de la dame, ce n’est pas se demander si, par exemple, elle aimerait que le restaurateur apprécie son chien : c’est déterminer comment le chien, en tant que locuteur de (1), décrit sa prise de parole. On notera par exemple que (1) n’est pas une réponse à une question ; le locuteur ouvre la conversation et ainsi communique à propos de son dire l’enchaînement argumentatif (3) : (3) nous nous rencontrons donc je vous dis que je m’appelle Jeffrey Son dire est un dire de rencontre, à la première personne. Plus généralement, énoncer linguistiquement un contenu ne consiste pas à dévoiler ses pensées, ni à avoir une réaction psychologique. Énoncer un contenu, c’est le placer à l’intérieur d’un discours et s’impliquer plus ou moins – en développant par exemple, comme le chienlocuteur de (1), ses raisons de dire ou encore les conséquences de son dire. Même lorsque le sujet parlant est identique au locuteur, un discours ne révèle jamais les croyances du sujet parlant, qui peut toujours mentir ou simplement ne pas très bien savoir ce qu’il pense. Un discours ne dévoile que sa propre construction et l’implication que son locuteur déclare avoir dans l’apparition des contenus. Dans cette perspective, l’énonciation d’un contenu est caractérisée par au moins deux paramètres : la « fonction textuelle », qui décrit le rôle qu’aura le contenu dans la construction du discours ; et le « mode énonciatif », qui décrit l’implication du locuteur en tant que locuteur. Cette approche a reçu le nom de « Théorie Argumentative de la Polyphonie », par référence à la Théorie de la Polyphonie de Ducrot (voir l’historique à la fin du chapitre). On verra 352 comment la notion d’argumentation énonciative permet de la mettre en pratique et de la développer. 2. Les fonctions textuelles La Théorie Argumentative de la Polyphonie (TAP) distingue trois fonctions textuelles : la mise en avant, la mise en arrière plan, et l’exclusion. Être mis en avant et être mis en arrière plan sont deux statuts positifs : le locuteur accepte les contenus mis en avant ou mis en arrière plan. Être exclu est un statut négatif : le locuteur n’accepte pas les contenus exclus. 2.1 Mise en avant et mise en arrière plan Comme un tableau qui superpose différents plans, un discours superpose un premier plan et un arrière plan. Ces contenus sont également acceptés par le locuteur. La différence entre les deux plans discursifs est relative au rôle du contenu dans la suite du discours. Un contenu « mis en avant » est un contenu auquel s’articulera la suite du discours ; un contenu « mis en arrière plan » (ou plus simplement « mis en arrière ») est un contenu auquel, au contraire, ne s’articulera pas la suite du discours. L’arrière plan se contente d’enrichir le premier plan. Exemple Imaginons deux savants, qui ont découvert ensemble un médicament très important. Pendant le dîner, leur biographe raconte à son conjoint leur histoire : (4) Leur rencontre à l’Université a été filmée Le locuteur de (4) accepte deux contenus. L’énoncé (4) communique en effet qu’un certain film a été fait. Mais il communique également, en quelque sorte en creux, que les deux savants se sont rencontrés à l’Université. Cette rencontre est dite par le locuteur de (4), à l’intérieur de son énoncé. C’est pourquoi il serait bizarre de l’interroger ensuite sur ce point : La biographe : Leur rencontre à l’Université a été filmée Le conjoint : Où est-ce qu’ils se sont rencontrés ? 353 La biographe : Qu’est-ce que je viens de te dire ? Tu ne m’écoutes vraiment pas quand je te parle. Le locuteur de (4) accepte deux contenus, celui relatif à l’existence du film, et celui relatif à la rencontre des deux savants. Ces deux contenus n’ont cependant pas le même statut dans sa parole. Seule l’existence du film est au centre de son propos. C’est à partir de l’existence du film que se développera son discours, par exemple en enchérissant avec un emploi de même : (5) Leur rencontre à l’Université a été filmée, on les voit même se moquer de leur professeur de chimie. Le contenu relatif à l’existence du film est mis en avant. Par contre, la rencontre des deux savants n’est pas au centre du propos et le locuteur ne peut pas développer son discours à partir de là. Ainsi, il serait possible d’enchérir sur « se rencontrer à l’Université » au moyen de « être très amis » : (6) Ils se sont rencontrés à l’Université, ils ont même été très amis Mais cet enchérissement ne peut pas être exploité par le locuteur de (4) car la rencontre des deux savants n’est pas au centre de son propos : *(7) Leur rencontre à l’Université a été filmée, ils ont même été très amis Le locuteur de (4) communique qu’il y a eu une rencontre à l’Université, mais en creux. Il accepte ce contenu sans l’utiliser. Il le met en arrière plan. Nota bene 4. Présupposition et mise en arrière plan Le contenu [ils se sont rencontrés à l’Université] est dit « présupposé » par (4). Il vérifie les critères habituels des contenus « présupposés », relatifs à la négation et à l’interrogation : (8) Leur rencontre à l’Université n’a pas été filmée (9) Est-ce que leur rencontre à l’Université a été filmée ? 354 Les locuteurs de (8) et (9) acceptent en effet, comme le locuteur de (4), que les deux savants se sont rencontrés à l’Université ; le contenu [ils se sont rencontrés à l’Université] n’est atteint, ni par la négation, ni par l’interrogation ; seule l’existence du film est niée ou interrogée. Comme le présupposé de (4), nombre de présupposés doivent leur mise à distance à une mise en arrière plan. Tel n’est cependant pas le seul cas et la distance qu’un locuteur prend vis-à-vis d’un contenu présupposé ne correspond pas toujours à une mise en arrière plan. On dit que [ils se sont rencontrés à l’Université] est un présupposé « énonciatif » de (4) ou, plus techniquement encore, un présupposé « co-signifié ». (Cf. le chapitre sur la présupposition). 2.2 Exclusion Le discours permet également d’exclure un contenu. C’est l’un des rôles de la négation. Le locuteur de (10) exclut que certains démons pousseront les damnés en Enfer : (10) Aucun démon ne poussera les damnés en Enfer Cette possibilité d’explicitement exclure un contenu est une différence entre le discours et la peinture. Comment un tableau pourrait-il en effet rejeter un élément ? Comment savoir si l’absence d’un motif est un rejet volontaire du peintre ? Certains tableaux du Jugement Dernier, par exemple celui de Beaune, montrent les damnés se dirigeant vers l’Enfer et ne représentent pas de démons les poussant avec des fourches ou des piques. Mais le tableau, en luimême, ne permet pas de savoir si le peintre dit seulement que les damnés se dirigeront vers l’Enfer, ou s’il dit qu’ils se dirigeront vers l’Enfer sans y être poussés par des démons. On distinguera bien la mise en arrière plan et l’exclusion. Mettre en arrière plan est possible dans la peinture comme dans le discours. C’est une attitude positive vis-à-vis du contenu, qui est introduit dans l’image, ou dans le discours, et est accepté par le peintre, ou par le locuteur. Par contre l’exclusion est une attitude négative : un contenu exclu est un contenu dont le locuteur refuse la présence dans son discours. L’exclusion est propre à la langue qui, à la différence de la peinture, a des moyens pour dire le rejet d’un contenu. 355 Exemple Reprenons la rencontre des deux savants et considérons cette fois l’exemple (11) : (11) Leur rencontre à l’Université a été filmée mais il n’y a pas le son Le locuteur de (11) « concède » l’existence du film. C’est là le résultat de la présence du mais. Un locuteur disant, sans plus, leur rencontre à l’Université a été filmée affirmerait l’existence du film : plus précisément, nous l’avons vu, il la mettrait en avant. Cependant, en faisant suivre cette phrase d’un mais, le locuteur change d’attitude énonciative. Il n’affirme plus l’existence du film, il la concède seulement. Il ne dit pas qu’elle est fausse, il ne dit pas que la rencontre n’a pas été filmée, mais il ne veut pas non plus tirer toutes les conséquences de l’existence du film. Il concède seulement l’existence du film parce que l’absence de bande sonore limite l’information qu’on peut obtenir du film. Le locuteur accepte l’existence matérielle du film et rejette qu’elle soit efficace. Il accepte, en arrière plan, le contenu argumentatif (11) : (11) leur rencontre à l’Université a été remarquée donc on en a des images Mais il exclut le contenu argumentatif (12) : (12) leur rencontre à l’Université a été filmée donc on peut savoir comment elle s’est exactement passée Concéder l’existence du film, c’est mettre en arrière plan certains traits de son existence (ici sa matérialité, cf. (11)) et en exclure d’autres (ici son efficacité documentaire, cf. (12)). Nota bene 5. Exclure et contredire Exclure ne signifie pas contredire. Exclure consiste seulement à ne pas dire – les raisons que le locuteur a de ne pas dire pouvant être variées. Ainsi, le locuteur de (13) exclut que Pierre soit intelligent, mais il ne contredit pas cette intelligence : (13) Pierre n’est pas intelligent : il est génial 356 La raison de son exclusion de [Pierre est intelligent] n’est pas qu’il trouve ce contenu faux mais seulement qu’il le trouve insuffisant. 2.3 Propriété Toute mise en arrière et toute exclusion accompagnent une mise en avant. Un énoncé ne peut pas comporter, en tout et pour tout, un contenu mis en arrière ; de même un énoncé ne peut pas comporter, en tout et pour tout, un contenu exclu. Les contenus mis en arrière ou exclus accompagnent toujours un contenu mis en avant. Ils enrichissent les contenus mis en avant, les complètent : ils n’ont pas d’existence indépendante. Inversement, il est possible de seulement mettre en avant un contenu. Considérons ainsi l’exclamation que j’ai chaud !. Le locuteur ne se décrit pas comme ayant chaud. Il se montre seulement en train de dire « que j’ai chaud ! », et cela précisément à cause du fait qu’il a chaud. Il met en avant le contenu argumentatif : j’ai chaud donc je dis « que j’ai chaud ! » 3. Les modes énonciatifs La TAP distingue trois modes énonciatifs : le mode du conçu, le mode du trouvé et le mode du reçu. 3.1 Mode du conçu Un locuteur peut se déclarer impliqué dans l’énonciation du contenu. Il se décrit alors comme en train de concevoir le contenu au moment même où il l’introduit. On dit que le contenu apparaît sur le mode du « conçu ». Cette définition du mode du conçu reformule celle de l’« énonciation discursive » que Benveniste définissait comme un cas où le locuteur prend la parole pour agir sur son interlocuteur. Exemples L’implication du locuteur peut se faire sur différents tons. Ainsi, c’est sur le mode du conçu qu’apparaît le contenu [je m’appelle Jeffrey] de (1). Le chien-locuteur, nous l’avons vu, évoque l’enchaînement argumentatif (3) : 357 (3) nous nous rencontrons donc je vous dis que je m’appelle Jeffrey et, par cet emploi implicite de je dis, il se représente en train de concevoir [je m’appelle Jeffrey]. Son dire est un dire de rencontre, à la première personne ; son implication se fait sur le ton de la rencontre. Mais imaginons maintenant un reporter de radio, durant un match de foot : (14) L’arbitre siffle un coup franc A nouveau, c’est sur le mode du conçu qu’apparaît le contenu, ici [l’arbitre siffle un coup franc]. Cependant, c’est en tant que reporter que le locuteur parle et son énoncé évoque l’enchaînement argumentatif : (15) je vois que l’arbitre siffle un coup franc donc je vous dis que l’arbitre siffle un coup franc Son dire est le dire de celui qui voit, du reporter, à la première personne. Son implication se fait sur le ton du reportage. Le locuteur est en train de concevoir [l’arbitre siffle un coup franc] à l’occasion de son reportage. L’implication du locuteur peut donc prendre diverses formes. La caractéristique du mode du conçu est que le locuteur se représente, non seulement présent, mais actif au moyen d’un je (vous) dis : il dit et est celui là seul qui dit. 3.2 Mode du trouvé A l’inverse du locuteur impliqué, le locuteur peut déclarer ne pas intervenir dans l’apparition du contenu. Il prétend alors le trouver là, comme s’il s’agissait d’un fait s’imposant de lui-même. On dit que le contenu apparaît sur le mode du trouvé. On reconnaîtra dans le mode du trouvé une reformulation de ce que Benveniste appelait l’énonciation « historique » et dans laquelle les événements semblent se raconter eux-mêmes. On notera cependant que, selon la TAP, le locuteur est toujours présent. Du mode du conçu au mode du trouvé, il n’y a pas disparition du locuteur : il y a seulement une différence de posture. Le locuteur d’un contenu conçu prétend être actif, il déclare 358 dire ; le locuteur d’un contenu trouvé prétend ne pas être actif, il déclare ne pas dire. Exemple Le mode du trouvé est particulièrement employé pour imposer des contenus. Imaginons que A souhaite aller à un colloque et demande à B, directeur de son centre de recherche, s’il pourra être financé : A : Est-ce que le centre pourra payer mon hôtel ? B : (16) Les centres ne financent pas l’hébergement Le locuteur B prétend ne pas choisir le contenu [les centres ne financent pas l’hébergement], qui, à la manière d’un fait, devient difficile à discuter. Le mode du trouvé n’implique cependant pas l’absence du locuteur qui peut se déclarer présent. C’est seulement son dire qui disparaît. Ainsi, c’est à nouveau sur le mode du trouvé qu’apparaît le contenu [la mer commence où la terre finit] communiqué par (17) : (17) Les ajoncs éclatants, parure du granit, dorent l’âpre sommet que le couchant allume ; au loin brillante encore par sa barre d’écume, la mer sans fin commence où la terre finit. (17) est la première strophe d’un sonnet du poète français Heredia (1842-1905), opposé, comme nombre de poètes français de son temps, au lyrisme romantique, à l’expression de soi. Or (17) évoque l’enchaînement (18), qui comporte un emploi de je, signalé par la présence de l’expression au loin de (17) – qu’il faut comprendre comme au loin de moi : (18) je regarde au delà de l’âpre sommet donc je sais que la mer commence où la terre finit Ce n’est pas le locuteur mais seulement son dire qui disparaît lorsque le mode est celui du trouvé. Le je de (18) ne parle pas ; il observe. Son désengagement s’effectue sur le ton de l’observation. 359 3.3 Mode du reçu Troisième et dernier cas, le locuteur se désengage mais au profit d’une subjectivité autre que la sienne. Non qu’il laisse la parole à un autre mais il parle à travers un autre, avec la voix d’un autre. On dit que le contenu apparaît sur le mode du « reçu ». Ce mode énonciatif n’était pas prévu par Benveniste. Il a été découvert par Ducrot dont l’hypothèse de polyphonie et la notion d’énonciateur sont ici reformulées (voir l’historique à la fin du chapitre). Exemple L’emploi de il paraît que est une marque du mode du reçu. Imaginons deux amis en train de discuter cinéma et comparons (19) et (20) : (19) Il paraît que le dernier Tarentino est raté (20) Je trouve que le dernier Tarentino est raté A la différence du locuteur de (20), le locuteur de (19) n’assume pas pleinement que le dernier Tarentino est raté. Il est possible d’interroger le locuteur de (20) sur les raisons de son point de vue : A : Je trouve que le dernier Tarentino est raté. B : Ah bon ? Pourquoi tu dis ça ? Ce qui est plus difficile pour le locuteur de (19) : A : Il paraît que le dernier Tarentino est raté. B : *Ah bon ? Pourquoi tu dis ça ? Le locuteur de (19) ne prétend pas avoir un avis personnel sur le dernier Tarentino : il présente cet avis comme étant le fait d’une subjectivité autre que la sienne. Le contenu [le dernier Tarentino est raté] apparaît sur le mode du reçu, alors qu’il apparaît sur le mode du conçu dans (20). 360 4. Description de l’énonciation linguistique Thèse de la Théorie Argumentative de la Polyphonie Toute énonciation de contenu est caractérisée par au moins deux paramètres : la fonction textuelle donnée au contenu et le mode énonciatif sur lequel il apparaît. Exemples Reprenons quelques exemples : (1) je m’appelle Jeffrey (16) les centres ne financent pas l’hébergement (4) leur rencontre à l’Université a été filmée (19) il paraît que le dernier Tarentino est raté Les deux premiers exemples ne posent pas de problème. Le locuteur de (1) met en avant le contenu [je m’appelle Jeffrey] apparu sur le mode du conçu. Le locuteur de (16) met en avant le contenu [les centres ne financent pas l’hébergement] apparu sur le mode du trouvé. L’exemple (4) communique deux contenus. Le contenu mis en arrière, relatif à la rencontre, apparaît sur le mode du trouvé : le locuteur ne se donne aucune part dans son apparition ; la rencontre est donnée comme connue. Le mode d’apparition du contenu mis en avant, relatif à l’existence du film, est par contre ambigu. Il peut s’agir, soit du mode du conçu, soit du mode du trouvé. Cela dépend de la lecture que l’on fait du passé composé, qui a deux valeurs en français. A l’intérieur du discours (20), le passé composé insiste sur le résultat présent de l’enregistrement de la rencontre et l’existence du film est dite sur le mode du conçu : (20) Leur rencontre à l’Université a été filmée. Je cours la voir à la vidéothèque. Par contre, si (4) appartient à un récit de la vie des deux savants, l’existence du film est dite sur le mode du trouvé : la biographe prétend articuler des faits. L’exemple (19) est le plus intéressant et constitue un phénomène énonciatif fondamental. En effet, bien que le contenu [le dernier 361 Tarentino est raté] apparaisse sur le mode du reçu, le locuteur peut l’articuler à son propre discours : (21) Il paraît que le dernier Tarentino est raté. C’est un homme ordinaire, avec ses bons et ses mauvais moments. Le contenu [le dernier Tarentino est raté] apparaît sur le mode du reçu et est mis en avant. Il est possible d’articuler son discours à un point de vue que l’on ne donne ni comme le sien, ni comme celui d’une autorité. Il est possible d’utiliser la voix d’un autre pour faire avancer son propre discours. Propriété 1. Mise en avant et mode énonciatif N’importe quel contenu peut être mis en avant, quel que soit son mode énonciatif. Cela est attendu si le mode est celui du conçu (cf. l’exemple (1)) : le locuteur articule son discours au contenu qu’il conçoit. Cela est également attendu si le mode est celui du trouvé puisque le contenu apparaît comme factuel (cf. l’exemple (16)). Mais il en va également ainsi lorsque le contenu est reçu. Comme le montre l’exemple (19), un locuteur peut utiliser un contenu qu’il ne donne pas comme le sien. Propriété 2. Deux formes de distanciation L’opposition entre fonction textuelle et mode énonciatif permet deux formes de distanciation. Ainsi, le locuteur de (4) se distancie de [ils se sont rencontrés à l’Université] et le locuteur de (19) se distancie de [le dernier Tarentino est raté] : (4) leur rencontre à l’Université a été filmée (19) il paraît que le dernier Tarentino est raté Leurs deux locuteurs à la fois disent et ne disent pas, soit qu’un contenu accepté ne soit pas utilisé (cf. l’exemple (4)), soit qu’à l’inverse soit utilisé un contenu présenté comme étant celui d’un autre (cf l’exemple (19)). Cependant, les deux formes de distanciation sont différentes : celle du contenu [ils se sont rencontrés à l’Université] découle d’une mis en arrière plan tandis que celle du contenu [le dernier Tarentino est raté] découle de son apparition sur le mode du reçu. 362 5. Les argumentations énonciatives : des indices de l’énonciation linguistique 5.1 Définition Parmi les divers enchaînements argumentatifs évoqués par un énoncé, certains concernent l’énonciation linguistique elle-même. On parle d’« argumentations énonciatives ». Tout énoncé évoque au moins une argumentation énonciative. Exemples Ainsi (1) évoque (3) : (1) Je m’appelle Jeffrey (3) nous nous rencontrons donc je vous dis que je m’appelle Jeffrey (17) évoque (18) : (17) … la mer sans fin commence où la terre finit (18) je regarde au delà de l’âpre sommet donc je sais que la mer commence où la terre finit et (19) évoque (22) : (19) il paraît que le dernier Tarentino est raté (22) l’échec du dernier Tarentino est dit donc je dis que le dernier Tarentino est raté (3), (18) et (22) constituent des argumentations énonciatives. Elles sont toutes les trois normatives mais une argumentation énonciative peut également être transgressive comme dans le cas de (23) : (23) Sans vouloir faire la voyante, Donald Trump sera réélu qui évoque l’argumentation énonciative : (24) je ne veux pas faire la voyante pourtant je dis que Donald Trump sera réélu 363 Propriété Les argumentations énonciatives fournissent des indices sur les modes énonciatifs sous lesquels apparaissent les contenus auxquels elles sont associées. Une argumentation énonciative comportant un je (vous) dis révèle le mode du conçu. Ainsi (3) révèle que le contenu [je m’appelle Jeffrey] de (1) apparaît sur le mode du conçu : (3) nous nous rencontrons donc je vous dis que je m’appelle Jeffrey Une argumentation énonciative comportant une forme du type il dit ou est dit et la reliant à un je (vous) dis révèle le mode du reçu. Ainsi (22) révèle que le contenu [le dernier Tarentino est raté] de (19) apparaît sur le mode du reçu : (22) l’échec du dernier Tarentino est dit donc je dis que le dernier Tarentino est raté Une argumentation énonciative ne faisant allusion à aucun dire révèle le mode du trouvé. Ainsi (18) révèle que le contenu [la mer commence où la terre finit] de (17) apparaît sur le mode du trouvé : (18) je regarde au delà de l’âpre sommet donc je sais que la mer commence où la terre finit 5.2 Ton énonciatif et activité performative du locuteur Toute argumentation énonciative, en tant qu’enchaînement argumentatif, concrétise un aspect argumentatif. Cet aspect n’a pas le même rôle selon que l’argumentation énonciative est mise en arrière plan ou mise en avant. Si l’argumentation énonciative est mise en arrière plan, elle commente alors l’apparition du contenu mis en avant et révèle son mode d’apparition, impliqué ou désengagé. L’aspect argumentatif qu’elle concrétise constitue le « ton » sur lequel le locuteur s’implique ou au contraire se désengage. Si l’argumentation énonciative est mise en avant, elle ne révèle l’énonciation d’aucun contenu. Il n’y a plus alors de mode énonciatif, 364 ni de ton sur lequel s’impliquer ou se désengager. L’argumentation énonciative reflète « l’activité performative » du locuteur. De l’énonciation de contenu à l’activité performative, il y a seulement passage de l’arrière plan au premier plan. Exemples L’argumentation énonciative (3) apparaît en arrière plan du contenu de (1) : (1) Je m’appelle Jeffrey (3) nous nous rencontrons donc je vous dis que je m’appelle Jeffrey Elle révèle que le mode énonciatif est celui du conçu et son aspect RENCONTRER DC DIRE SON NOM décrit le ton sur lequel le locuteur s’implique : il s’implique sur le ton de la rencontre. L’argumentation énonciative (18) apparaît en arrière plan du contenu de (17) : (17) … la mer sans fin commence où la terre finit (18) je regarde au delà de l’âpre sommet donc je sais que la mer commence où la terre finit Elle révèle que le mode énonciatif est celui du trouvé et son aspect REGARDER DC SAVOIR décrit le ton sur lequel le locuteur se désengage : il se désengage sur le ton de l’observation. Exemple L’énoncé (25) évoque deux argumentations, l’une qui paraphrase son contenu et l’autre qui révèle son énonciation : A : Mais tu lui as dit de venir ? B : (25) Oui, bien sûr, j’ai conseillé à Marie de venir (26) venir était profitable à Marie donc je lui ai dit de venir (27) tu me le demandes donc je te dis que j’ai conseillé à Marie de venir L’enchaînement (26) paraphrase le contenu de (25) : il décrit une discussion passée entre B et Marie ; il provient de la signification du verbe conseiller, qui contient l’aspect FAIRE P EST PROFITABLE A Y DC X DIRE A Y DE FAIRE P. (26) est mise en avant. 365 (27), par contre, est une argumentation énonciative. Elle décrit les relations entre B et son interlocuteur du moment : elle rend compte de ce que B est en train d’introduire le contenu (26) en réponse à une question de A. (27) est mise en arrière plan de (26). Elle révèle que (26) apparaît sur le mode énonciatif du conçu. Elle concrétise l’aspect X DEMANDER A Y DC Y DIRE A X et signale de cette manière que l’implication du locuteur se fait sur le ton de la réponse. Au passé composé, le verbe conseiller participe au contenu de l’énoncé. L’argumentation énonciative dépend, quant à elle, du statut de l’énoncé dans la discussion : du point de vue énonciatif, (25) est une réponse à une question. Exemple Austin découvre que certains verbes, qu’il appelle « verbes performatifs », ont un comportement particulier à la première personne du présent grammatical et constituent ainsi des « énoncés performatifs explicites ». Nous venons de voir, dans l’exemple précédent, que l’emploi au passé composé du verbe conseiller dans j’ai conseillé à Marie de venir participe au contenu : l’énoncé communiquait l’existence d’un conseil. Il n’en va pas de même lorsque le verbe conseiller est au présent énonciatif : (28) je te conseille de venir Cette fois, l’énoncé est un moyen de conseiller. (28) évoque uniquement (29) : (29) venir te sera profitable donc je te dis de venir et (29) constitue une argumentation énonciative. Lorsque le verbe conseiller est à la première personne du présent, sa signification, FAIRE P EST PROFITABLE A Y DC X DIRE A Y DE FAIRE P, fonde une argumentation énonciative, et non plus un contenu. Conseiller est l’activité performative du locuteur de (28). (29) est mise en avant. De manière générale, les énoncés performatifs explicites ne peuvent pas être analysés en un contenu et un commentaire sur l’apparition du contenu. Un énoncé performatif explicite met en avant une argumentation énonciative et représente ainsi l’activité du locuteur. Contrairement à Austin, la TAP n’identifie cependant pas cette activité du 366 locuteur à l’action entreprise par le sujet parlant. L’activité performative du locuteur n’est pas une action du monde. Elle appartient au sens de l’énoncé et participe seulement à l’échange linguistique. Nota Bene 6 Lorsqu’elles sont mises en arrière plan, les argumentations énonciatives révèlent le mode énonciatif et le ton sur lequel le locuteur s’implique ou se désengage. Elles contiennent cependant également des détails qui ne concernent pas l’énonciation du locuteur en tant que locuteur mais constituent des informations. Prenons le discours (30) : (30) Pierre dit qu’il va faire beau, alors allons pique-niquer. Il articule par alors deux énoncés, d’une part Pierre dit qu’il va faire beau, d’autre part allons pique-niquer. C’est le premier énoncé Pierre dit qu’il va faire beau qui va nous intéresser. Il évoque au moins trois enchaînements argumentatifs : (31) il va faire beau donc être dehors sera agréable (32) Pierre pense qu’il va faire beau donc il dit qu’il va faire beau (33) Pierre dit qu’il va faire beau donc je dis qu’il va faire beau (31) et (32) appartiennent au contenu de (30). (31) est articulé au contenu de [allons pique-niquer] et est donc mis en avant. Quant à (32), il est mis en arrière. Le locuteur communique que Pierre a la propriété d’avoir dit qu’il allait faire beau (il serait incongru de lui poser la question), mais ce n’est pas à cela que s’articule la suite du discours (30) : ce n’est pas l’objet de son propos. Concentrons-nous maintenant sur (33). Il s’agit d’une argumentation énonciative : elle commente l’apparition de (31) et révèle que son mode d’apparition est celui du reçu. On notera cependant que le fait que ce soit Pierre, et non Jean ou Marie, qui ait parlé du beau temps n’intervient pas dans l’énonciation du locuteur en tant que locuteur. C’est une information que (33) comporte mais ce n’est pas caractéristique de l’énonciation du locuteur. A côté des éléments qui révèlent le mode énonciatif, (33) contient donc des éléments qui ne concernent pas l’énonciation du locuteur en tant que locuteur. Les argumentations énonciatives ne sont pas assimilables à 367 l’énonciation. Elles constituent seulement ce qui, dans le sens de l’énoncé, reflète l’énonciation linguistique. 5.3 Détermination des argumentations énonciatives La signification linguistique des phrases ne suffit pas toujours à déterminer l’argumentation énonciative évoquée. Elle donne parfois des indications explicites, comme dans le cas de (23) qui évoque l’argumentation énonciative (24) : (23) Sans vouloir faire la voyante, Donald Trump sera réélu (24) je ne veux pas faire la voyante pourtant je dis que Donald Trump sera réélu Mais tel n’est pas toujours le cas. Ainsi, ce sont les situations respectives de (1) et de (25) dans la conversation : (1) Je m’appelle Jeffrey (25) Oui, bien sûr, j’ai conseillé à Marie de venir qui déterminent que leurs locuteurs s’impliquent respectivement sur le ton de la rencontre et sur le ton de la réponse. La connaissance de ces situations conversationnelles est nécessaire pour comprendre que sont évoquées les argumentations énonciatives (3) et (27) : (3) nous nous rencontrons donc je vous dis que je m’appelle Jeffrey (27) tu me le demandes donc je te dis que j’ai conseillé à Marie de venir De même rien dans l’énoncé (14) n’indique que le ton est celui du reportage et qu’est ainsi évoquée (15) : (14) L’arbitre siffle un coup franc (15) je vois que l’arbitre siffle un coup franc donc je vous dis que l’arbitre siffle un coup franc Seul le mode du conçu est indiqué par le présent grammatical de (14). A nouveau, c’est le discours global qui apparaît comme un reportage et détermine l’argumentation énonciative (15) évoquée par l’énoncé particulier (14). 6. Historique 368 6.1 Théorie Argumentative de la Polyphonie et Théorie de la Polyphonie La Théorie Argumentative de la Polyphonie a son origine dans la Théorie de la Polyphonie que Ducrot développe en 1984 dans Le Dire et le Dit. Plus précisément, la TAP reprend à Ducrot l’opposition entre sujet parlant et locuteur. Cependant, contrairement à Ducrot (1984) et son slogan « le sens d’un énoncé est une description de son énonciation [actuelle] », la TAP ne fait pas d’hypothèse sur les relations entre l’énonciation linguistique du locuteur et l’énonciation actuelle du sujet parlant. Selon la TAP, le sens d’un énoncé contient l’énonciation linguistique du locuteur et la TAP fournit des outils et des hypothèses pour analyser cette énonciation linguistique. Les relations entre l’énonciation linguistique et l’énonciation actuelle restent à étudier. Comme le montre l’exemple de la dame et de son chien Jeffrey, elles sont cependant plus compliquées que ne le suppose le slogan de Ducrot : le chien-locuteur choisit un dire de rencontre ; la dame-sujet parlant ne prétend pas rencontrer le restaurateur. La TAP reprend également à Ducrot (1984) l’hypothèse qu’un unique énoncé peut communiquer plusieurs contenus. Tout énoncé a un locuteur et ces divers contenus sont tous également introduits par lui. Leur confrontation constitue le point de vue global du locuteur. Ce dernier ne perd à aucun moment la parole. Il est responsable de toute la mise en scène. A la différence de Ducrot (1984), la TAP n’associe pas les contenus à des « énonciateurs », qui les garantiraient. Ayant pour but de décrire l’énonciation linguistique du locuteur, la TAP associe seulement les contenus à des modes énonciatifs. Ainsi Ducrot (1984) aurait associé à l’énonciateur Pierre le contenu [il va faire beau] communiqué par (30) : (30) Pierre dit qu’il va faire beau, alors allons pique-niquer. Et il aurait associé à l’énonciateur Marie le contenu [il va faire beau] communiqué par (34) : (34) Marie dit qu’il va faire beau, alors allons pique-niquer Cependant, comme l’énonciation linguistique de [il va faire beau] est la même dans (30) et dans (34), la TAP abandonne la notion 369 d’énonciateur et dit simplement que, dans (30) comme dans (34), le contenu apparaît sur le mode du reçu. 6.2 Évolution de la Théorie Argumentative de la Polyphonie Avant de parvenir à la notion de mode énonciatif, la TAP a utilisé les termes de « Personnes » ou de « Voix ». Ce sont d’autres noms du même phénomène. La Personne de Locuteur et la Voix de Locuteur sont d’autres noms du mode du conçu. La Personne du Monde, la Voix du Monde sont d’autres noms du mode du trouvé. La Personne ou la Voix de l’Absent sont d’autres noms du mode du reçu. La TAP a d’abord été construite comme une théorie devant s’ajouter à la Théorie des Blocs Sémantiques. Cette dernière avait pour rôle de décrire les contenus communiqués et la TAP avait pour rôle de décrire l’énonciation de ces contenus. Le « A » de TAP signalait seulement qu’elle était compatible avec l’analyse « argumentative » que la TBS donne des contenus. Progressivement, il est apparu que la TAP est une branche de la TBS. Les fonctions textuelles ne sont en effet que des indications sur l’assemblage de contenus que constitue un discours : à ce titre, elles appartiennent à la Théorie des Blocs Sémantiques et participent à la notion de complexe argumentatif. Quant aux modes énonciatifs, aux tons sur lequel le locuteur s’implique ou se désengage, et aux activités performatives, ils découlent tous des argumentations énonciatives évoquées par l’énoncé. Le sens d’un énoncé est ainsi entièrement analysable en enchaînements argumentatifs. De même que l’étude des triangles (avec ses notions de hauteur, de bissectrice, …) est une branche de la géométrie, de même la TAP (avec ses notions de fonction textuelle, de mode et de ton) est une branche de la TBS. La Théorie Argumentative de la Polyphonie propose un traitement argumentatif de la polyphonie. Bibliographie CAREL, M. ; DUCROT, O. « Mise au point sur la polyphonie », Langue Française n°164, 2009, p. 33-44. 370 CAREL, M. ; DUCROT, O. « Pour une analyse argumentative globale du sens », Arena Romanistica, n°14, 2014, 72-88. DUCROT, O. Le Dire et le Dit, Paris, Editions de Minuit, 1984. 371 372 PARTIE 7 : AU-DELÀ DE LA SÉMANTIQUE LINGUISTIQUE 373 374 Leçon XXIV Le langage gestuel et la gestualité du langage Carlos Vogt Universidade Estadual de Campinas UNICAMP, Brésil J’ai connu Oswald Ducrot au début des années 1970, à Paris, à la formation de sémantique qu’il offrait, rue du Tournon, à l’ancienne VIème section de l’École Pratique des Hautes Études, puis à l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales. La formation, par la suite, a été offerte au Collège de France, rue des Écoles et c'est en la fréquentant que j’ai pu, peu à peu, m’organiser pour préparer mon doctorat, sous la direction de Ducrot, et situer mes études dans le domaine naissant de la sémantique argumentative, sur lequel j’ai fait et soutenu ma thèse de doctorat, en 1974, sous la direction de Ducrot, à l’Unicamp, une des nombreuses fois où il est venu à l’université afin d’offrir des formations. En 1974 je suis retourné à Paris, pour la rédaction de la thèse sur laquelle j’ai travaillé pendant tout le premier semestre sous sa tutelle, dans un intense et riche processus d’interaction qui a résulté en une thèse, la même année, et après, en un livre en 1977, avec le titre suivant « O intervalo semântico – contribuição para uma teoria semântica argumentativa ». Lors de nos rencontres, les samedis, chez lui, à Paris, dans les discussions sur le comparatif, l’objet d’étude du travail, se sont aussi insinués les questionnements qui finiraient par mener à l’article sur la conjonction adversative mais et son origine magis, le comparatif latin magis ... quam et non la conjonction sed sa correspondante fonctionnelle dans cette langue-là (DUCROT ; VOGT, 1979). Plusieurs études sur mais considèrent, d’une façon générale, deux composants de signification fondamentaux dans la conjonction : l’un d’opposition, entre les parties coordonnées, et l’autre de concession. C’est le cas de Lakoff, de Halliday P. Hasan et de Van Dijk, 375 parmi d’autres, comme l'indique Maria Helena Neves dans son excellent article de 1984, mettant en évidence qu’elle a aussi pris comme point de départ pour son travail les observations contenues dans notre article. 1 J’aimerais, ici, dans ce texte, en hommage à Oswald Ducrot, non pas répéter ce qui est dit et ce qui n’est pas dit dans l’article « De magis à mais – une hypothèse sémantique », mais enregistrer, par des impressions, l’influence théorique, analytique et méthodologique que la coexistence avec l’auteur et avec son œuvre ont éveillé, développé et consolidé dans ma formation intellectuelle et aussi académique. 2 Je n’ai pas l’intention, dans cet article, malgré son titre, de traiter de formes gestuelles de langage différentes du langage verbal. Il ne s’agit ici ni de traiter du mime, ni de codes spéciaux, comme la langue des signes dans la communication entre les sourds-muets, ni encore du langage silencieux, mais expressif, de la face, bien qu’indirectement, tout cela ait à voir, en quelque sorte, avec le but de notre texte. L’objectif, c’est de montrer à quel point le langage verbal est gestuel dans sa dimension sémantique ; étant structurellement fonctionnel, elle est responsable de la dimension pragmatique du langage. 3 Il est bien connu que, pour la philosophie analytique, la fonction principale du langage est celle de la communication ; il est également connu que, dans cette même ligne, un énoncé ne communique que ce qu’il signifie, s’il communique quelque chose. Gardiner (Theory of speech and languague, 1932) distingue pour l’énoncé deux aspects constitutifs de sa signification : la chose signifiée (thing-meant) et la qualité discursive (sentence-quality). Le premier aspect constitue le contenu de l’énoncé ; le deuxième, sa forme. 376 Comme les langues naturelles connaissent une grande variété de modes d’énonciation, il est encore nécessaire de distinguer les différentes qualités discursives spéciales (special sentence quality) qui garantissent, dans l’énoncé, la reconnaissance, par l’interlocuteur, des intentions communicatives du locuteur. C’est ce qu’Austin (How to do things with words) appelle l’uptake. Sans ces indications, le circuit communicatif ne peut pas être complété, l’énoncé ne se réalise pas et le malentendu fait déraper le discours. Ainsi, tout énoncé, en plus de dire quelque chose sur quelque chose différent de lui (il décrit ou représente des états de choses dans le monde) « dit » aussi quelque chose sur lui-même : « dit » être une affirmation, un ordre, une demande, une question, etc. Pour éviter le purgatoire de tout rationalisme – qu’est la régression à l’infini – les philosophes analytiques, Gardiner en particulier, fait une distinction fondamentale entre le dire et le montrer dans un énoncé. Ainsi, tandis que l’énoncé dit, décrit, ou représente, sous l’aspect du contenu, il montre, indique, ou implique, sous l’aspect de sa forme. La distinction entre ces deux modes de signification, inséparables de la dynamique effective du langage humain, d’un côté, le dire (saying), de l’autre, le montrer (showing), trouve des correspondances dans d’autres oppositions, soit de linguistique, soit de théorie littéraire : telles que l’histoire et le discours chez Benveniste ; la fable et la trame chez les formalistes russes ; ou raconter et montrer (telling et showing) chez Henry James. 4 La notion d’intention communicative est cruciale pour la pleine réalisation sémantique de l’énoncé. Cependant, pour la sémantique argumentative, à la différence de l’usage psychologisant que fait, par exemple, John Searle dans sa théorie des actes de parole, le concept d’intention est, avant tout, sémantique et herméneutique, et la propre fonction prédominante du langage, bien au-delà de communicative, est, surtout, celle de la persuasion. 377 C’est cela que fait la sémantique argumentative, telle que je la comprends, au lieu de mettre en évidence les notions telles que la sincerité et le sérieux du sujet parlant, elle préfère travailler avec la notion de représentation dans un sens théâtral et comprendre le langage comme une forme d’action dramatique. Quand on donne un ordre à quelqu’un, dans un énoncé du genre ferme la porte, le rôle que l'on prend, dans et par cet énoncé, c’est celui du destinateur qui peut donner un ordre, comme il le donne effectivement. Celui vers qui l’ordre est dirigé, et que le destinateur se représente comme le destinataire de son acte de parole, n’existe pas non plus, linguistiquement parlant, sinon dans et par l’ordre qui lui est adressé, c’est-à-dire, comme une virtualité du discours. Le fait d’une existence ou d’une non-existence d’une porte, le fait que la porte soit ouverte ou pas, etc., sont des conditions d’emploi logique de l’énoncé, mais qui, si elles ne sont pas satisfaites, n’empêchent pas que l’ordre se réalise dans le moment où l’énoncé se passe. Il, se forme, ainsi un rapport d’autorité qui, à son tour, se constitue dans le fondement matériel des représentations spécifiques qui, dans cet acte de langage, caractérisent le destinateur et le destinataire. Certainement, ce n’est pas l’énoncé qui obligera l’auditeur réel à se comporter de telle ou telle manière. En tant qu’individu, ce n’est pas le fait de dire que je promets, dans une circonstance déterminée, qui me compromet avec l’accomplissement de la promesse. Celui qui s’oblige, ou qui s’engage, le fait toujours comme un je à l’intention d’un autre, c’est-à-dire en tant que personne, que persona, ou que masque, constitué(e) dans et par le jeu de langage que l’acte même de promettre a établi. Celui qui est obligé à accomplir un ordre qui lui est donné, c’est quelqu’un que l’ordre lui-même représente – le destinataire –, et dont le masque ou l’investiture pourront être toujours refusés par l’auditeur. Ce refus de la part de l’auditeur d’assumer le rôle qui, contenu dans la parole du locuteur, est attribué au destinataire, peut désorienter le discours, le détourner de sa trajectoire initiale, faire en sorte qu’il soit abandonné des avenirs qu’il proposait, ou encore que son développement ne puisse pas voir le jour, à partir du refus, sinon polémique, au moins jusqu’à ce que de nouveaux rôles soient accordés entres les interlocuteurs par d’autres actes d’énonciation. 378 Ce que l'on remarque avant tout dans cette manière de concevoir le langage, c’est l’aspect déontologique de sa structure et de son fonctionnement. Il faut dire, néanmoins, que cela n’implique pas de le concevoir comme un code explicite d’un appareil juridique capable d’obliger l’individu, par le simple usage, à des comportements prescrits à des règles ou des lois. S’il le fait, c’est avant tout comme une représentation, comme un jeu, comme une présentation, comme une mise en scène, enfin. On évite ainsi d’un côté de tomber dans le piège comportementaliste qui consiste à confondre le sens de l’énoncé avec son instrumentation sociale et, d’un autre côté, d’accepter la conception du langage et même de la langue comme un produit fini, disponible, avec les conditions de significations déjà établies, dans ce même produit où la place de l’individu n’est que celle d’un utilisateur que, selon les besoins ou les envies, vient au supermarché des signes pour s’approvisionner. Comme dit Robert Ezra Park (Race and culture), ce n’est pas probablement un simple accident historique que le mot personne, dans son sens premier, veuille dire « masque ». Mais avant, la reconnaissance du fait que tout homme est toujours partout, plus ou moins consciemment représentant un rôle... C’est dans ces rôles que nous nous reconnaissons. (...) En quelque sorte, dans la mesure où ce masque représente la conception que nous formons de nousmêmes – le rôle que nous nous efforçons pour arriver à vivre – ce masque est notre plus grand véritable je, ce que nous aimerions être. À la fin, la conception que nous avons de notre rôle devient une deuxième nature et une partie intégrale de notre personnalité. Nous entrons comme individus, acquérons un caractère et devenons des personnes (PARK, 1950, p. 249-250). Si le langage humain est structurellement et fonctionnellement une activité, la caractéristique fondamentale de cette activité est l’aspect dramatique de sa constitution. Dire que le langage est une forme d’action, équivaut alors, à dire que la forme de cette action est dramatique, dans la mesure où il s’agit toujours d’une action qui n’a pas de finalité, ni même d’efficacité en dehors de sa propre représentation. 5 379 C’est la forme de l’énoncé, c’est-à-dire, ce que l’énoncé montre, indique, ou implique, qui permet de le relier au contexte pragmatique de son énonciation. C’est toujours à la même intention de l’autre que ce rapport se donne ; comme l’autre est un rôle, un masque, une persona constitué(e) par l’intention du locuteur représentée dans l’énoncé, l’autre d’un énoncé, c’est son avenir discursif, cela veut dire, un autre énoncé qui avec le premier s’enchaîne dans une macrosyntaxe de représentations dont le thème constant est celui de l’autre en tant que forme de l’énoncé. Du point de vue argumentatif, s’impose alors une conception de la notion de sens, non comme une description d’états de choses dans le monde, mais comme une direction ou une orientation discursive. Ainsi, le sens d’un énoncé devra être compris, d’un côté, comme une fonction des combinaisons possibles de cet énoncé avec d’autres énoncés de la langue, à savoir, comme une fonction de sa direction argumentative, comme fonction de l’avenir discursif qui s’ouvre au moment même où il est dit. De l’autre côté, le sens d’un énoncé sera aussi la fonction des relations que cet énoncé établit avec d’autres qui appartiennent au même paradigme argumentatif ; des relations syntagmatiques et des relations paradigmatiques qui orientent vers une espèce de structuralisme du discours et qui exigent une étude macro-syntaxique de la langue. Il y a une grande variété de ressources qui fonctionnent comme des indicateurs de qualité discursive spéciale des énoncés, de sa force illocutoire, de sa valeur argumentative : depuis les gestes, proprement dits, à jusqu’à des expressions faciales, de l’intonation jusqu’à des éléments de phrase, ou même des phrases entières ; ce sont des éléments qui n’ajoutent rien au contenu des énoncés mais qui fonctionnent comme des indicateurs des chemins discursifs auxquels nous sommes contraints. Dans ce sens, on pourrait parler, abusant un peu du nom, d’une large et disséminée fonction gestuelle ou rituelle du langage et qui se caractérise comme une fonction éminemment pragmatique. C’est cette gestualité du langage qui, fournissant les conditions linguistiques de l’identité sociale des interlocuteurs, organise la langue comme une sorte de code juridique qui, à son tour, systématise l’ensemble des représentations sociales, qui sont par conséquent idéologiques, puisqu’elles passent nécessairement par les représentations du 380 monde du langage. Le langage, présentation de représentations, par la gestualité qui lui est propre, indique l’univers de ses relations avec l’idéologie. Dans cet univers qui constitue, il me semble, le domaine spécifique de la pragmatique, l’espace méthodologique où il faut penser son action n’est, dans la théorie linguistique, ni avant ni après la syntaxe et la sémantique, mais dans l’intervalle entre les deux. 6 J’ai appris que la pragmatique est la grammaire de la pratique ; et, inversement, la pratique de la grammaire. Cette partie où nous nous efforçons de capter le résiduel du linguistique, essayant de le penser comme un élément actif et intégrant de la signification du langage. J’ai l’impression que la richesse et l’originalité de la pragmatique résident dans le fait de pouvoir penser le phénomène linguistique non seulement en tant que langue, mais surtout comme langage. Etant donné que dans la pratique, la théorie c’est une chose et que, symétriquement, la pratique de la théorie c’est autre chose, le domaine de la pragmatique a tendance à s’élargir ou se rétrécir, en conséquence de l’importance mise sur la formule pratique de la grammaire ou sur la formule grammaire de la pratique. Malgré les jeux de mots, je soutiens avec la même affection les deux paires. Tout dépend des objectifs et des présupposés de qui fait l’analyse. La question du lieu que la pragmatique doit occuper dans la théorie linguistique et sémiotique a déjà été largement discutée. Les uns la veulent après la syntaxe et la sémantique, les autres, avant les deux, sans oublier ceux, comme moi, qui la préfèrent au milieu. Où nous situons-nous ? La réponse à cette question n’obéit à aucun principe immédiat de réalité. Au contraire, elle est apportée par la conception même de la théorie linguistique et, en dernier ressort, par les notions relatives à la nature du langage qui sont en jeu dans la construction de cette théorie. L’un des problèmes auquel il faut toujours faire face, cependant, est non seulement celui de la distinction des trois composants de la sémiotique, mais aussi celui de la relation, de la jonction entre eux. Les essais vers la formalisation du passage de l’un à l’autre sont bien anciens tant chez les linguistiques linguistes que chez les philosophes du langage. 381 Des solutions « physiologiques » et même « anatomiques » n’ont jamais arrêté de se présenter. Les « anatomistes » ont tendance à comparer le langage avec le propre organisme humain et ses parties avec les membres de celui-ci. De même font les « physiologistes » dont le surnom plus commun en sciences humaines est souvent celui de « fonctionnalistes ». La différence entre les uns et les autres c’est que, que ce soit justifié ou non, la « physiologie » du langage, au contraire de l'« anatomie », considère le langage comme un organisme vivant. Tuer le langage ou le supposer mort, pour procéder à sa dissection, c’est une pratique séculaire toujours présente de nos jours, même si ses exécutants sont presque toujours imprégnés d’une conviction missionnaire qu’envierait n’importe quel jésuite. C'est ce qui s’est passé quand les langues « vivantes » ont été étudiées dans le paradigme grammatical des langues « mortes ». C'est ce qui se passe toujours dans le « biologisme » accentué de certaines tendances actuelles qui ont l’intention de réduire à zéro les aspects sociaux constitutifs du langage humain. Le « naturalisme » de ces tendances gagne certainement en explication formelle ce qu’il perd en implication phénoménologique. Le fait est que si l’approche de l’« anatomie », permet de dire quelque chose d’intéressant sur les comportements symboliques de l’homme, parmi lesquels nous avons le comportement linguistique, elle ne permet pas de tout dire. Ici, comme partout, le tout n’est pas qu'une simple addition des parties. Même si ces parties sont en contiguïté anatomique. Il me semble à propos de mentionner les découvertes de Charcot sur l’hystérie et la grande influence que celles-ci ont exercé sur Freud. Dans le cas particulier des hystéries traumatiques, résultant d’un accident, Charcot montre que les symptômes ne sont pas délimités par l’anatomie du système nerveux mais, plutôt par référence aux concepts communs qui découlent de ce que nous avons un corps. Une personne hystérique pourra avoir une paralysie de la jambe, dans le sens où ce membre s’étend jusqu’à son insertion dans la hanche, ou une paralysie du bras, compris comme cette partie du corps que les vêtements sans manches laissent découverte. Comme aucune de ces parties ne correspond à un regroupement anatomique, on peut comprendre avec clarté l’affirmation de Freud quand il dit que 382 l’hystérie « se comporte comme si l’anatomie n’existait pas, ou comme si celle-ci lui était inconnue ». Je ne prétends pas, par excès d’analogie, suggérer que le langage est hystérique. Que l’hystérie est un langage, cela a été dit. Outre cela, la comparaison vaut par ce qui se laisse entrevoir dans les comportements symboliques de l’homme. Sa genèse, son maintien et sa transformation ne dépendent pas seulement des régions naturelles dans lesquelles se produisent et reproduisent les relations organiques de l’espèce. Les idées et les conceptions que les individus font d’eux-mêmes et des autres, les masques dans lesquels nous nous investissons et qui nous multiplient en identités sociales diverses, le processus, enfin, qui nous mène d’individu à personne, de l’espèce à la société, tout cela contribue de façon décisive à la constitution des mécanismes complexes de nos représentations et présentations. Pour insister un peu plus sur la métaphore, cherchant à lui donner en même temps une forme plus concise, je dirai que, comme les symptômes de l’hystérie, les symboles de la « normalité » sont aussi « idéogéniques ». 7 J’ai déjà dit avant que le langage est la représentation de la représentation. C’est-à-dire, le langage ne représente que les états de choses dans le monde, donnant, simultanément, le scénario dramatique, théâtral où se présente cette représentation. Dans ce sens-là, il est aussi une présentation de représentations. Un grand rituel dont on ne se rend fréquemment pas compte par habitude de sa pratique. Dans ce rituel qui inclut beaucoup de cérémonies, les divinités peuvent aussi varier et être même antagonisées par la micropolitique des groupes et des prêtres en dispute. Parfois, l’« objectivité » du dire de l’énoncé obscurcit la « subjectivité » du montrer, de l’énonciation. D’autres fois, c’est le contraire qui est vérifié. Dans le premier cas, l’activité de parler ou d’écrire a le vertige sémantique du monde, qui est vu donc, comme donné, construit et fini ; dans le deuxième cas, les mêmes activités constituent un appel expressif, pragmatique, des relations entre les interlocuteurs. Constituées, parmi d’autres formes de représentation 383 symbolique, aussi par le langage, ces relations, à leur tour, interposent les constructions sans finition définie. La distance entre l’une et l’autre de ces préférences est plus ou moins celle qui existe entre le symbole et l’allégorie, au sens que Walter Benjamin (1984) donne à ces concepts. Ce qui est en jeu dans le choix de l’une ou l’autre, ce sont les conceptions différentes de la culture : comme une entité abstraite, mais close, ou comme un processus réel et ouvert. Dans un cas l’« objectivité » de la connaissance est garantie par l’« objectivité » des choses à connaître ; dans l’autre, la « subjectivité » du connaître est liée aux états dynamiques de perception qui rendent possible la connaissance. D’une part, la culture tend à être identifiée comme civilisation et progrès, et son développement est vu comme linéaire et cumulatif. De l’autre, puisque le progrès réel de sa transformation est historique, la culture se fait dans les tensions et les conflits entre les différentes représentations sociales qui sous-tendent les symboles de ses manifestations. Pour moi, le langage concerne tout cela. Et la pragmatique pourra être transparente et raréfiée comme ont été et continuent à l’être la syntaxe et la sémantique inspirées du positivisme logique, ou, inversement, pourra chercher à apprendre l’épaisseur et la densité propres à tout geste de signifier : fait pour l’autre, nécessairement tourné vers ce qu’il n’est pas, sa réalisation effective est seulement possible, cependant, si ce geste signifie par lui-même comme un geste significatif. Les conditions de bonheur d’un geste de signification, d’un acte de parole peuvent tenir à de nombreux facteurs. Par exemple, à sa situation d’usage, cela veut dire, au contexte social de son emploi. Mais, quel que soit le cas, elles peuvent être aussi dans le langage lui-même qui de cette façon, avant de se référer aux états de choses et aux événements dans le monde, crée les conditions de cette référence. Raconter l’événement, ce n’est jamais que continuer à se raconter soimême. Et quand on donne trop d’importance à la forme, ce qui apparaît a un effet inverse à celui qu’on attend : le récit porte en soi les éléments de ce qui a eu lieu ; la fable se fait histoire et le langage se fait culture. C’est pour cela que la notion d’univers du discours ne gagne de la réalité qu’en passant par la notion de l’univers d’interaction entre les interlocuteurs de ce discours. 384 La pragmatique devrait s’occuper de la construction de cet univers d’interaction, de ses règles et régularités linguistiques. 8 Ce mode de comprendre la pragmatique suppose, comme on l’a déjà vu, une conception selon laquelle le langage est avant tout une forme d’action ; l’action dont la forme est essentiellement dramatique, théâtrale, c’est-à-dire, une action qui n’a ni de finalité ni d’efficacité hors de sa propre représentation (VOGT, 1981). Étant symbolique, au sens large du terme, le jeu de représentations actionné par l’activité linguistique met la langue sur la scène d’un spectacle plus grand et plus complexe : celui de l’histoire, de la culture et des masques sociaux, dont on ne sait pas toujours ce qu’ils signifient et pourquoi on les porte. Comme dit Octavio Paz (1972, p. 9) : Toutes les histoires de tous les peuples sont symboliques ; cela veut dire : l’histoire et ses événements et protagonistes évoquent une autre histoire occulte, ce sont la manifestation visible d’une réalité cachée. D’où notre demande : qu’est-ce que signifient réellement les croisades, la découverte de l’Amérique, le pillage de Bagdá, la terreur jacobine, la guerre de sécession nord-américaine ? Nous vivons l’histoire comme si c’était une représentation de masqués qui tracent des figures énigmatiques sur les planches ; même si nous savons ce que signifient nos actes, nous ne savons pas ce qu’ils disent et ainsi la signification de la pièce que nous jouons nous échappe. Ou comme écrit Jorge Luiz Borges (1960, p. 168) : Un homme se propose la tâche de dessiner le monde. Au long des années il peuple un espace avec des images de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de vaisseaux, d’îles, de poissons, d’habitations, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. Ou encore Octavio Paz (1972, p. 13) : « Nous sommes condamnés à nous inventer un masque et, après, à découvrir que ce masque est notre vrai visage ». 385 9 Cette conception du langage privilégie aussi, comme on l’a aussi vu, une certaine notion du sens linguistique. Rappelons que, selon cette manière de voir, le sens d’un énoncé doit être compris, d’un côté, comme une fonction des combinaisons possibles de cet énoncé avec d’autres énoncés de la langue, c’est-àdire, comme une fonction du futur discursif qu’il ouvre au moment même ou il est dit. D'un autre côté, le sens de l’énoncé est aussi une fonction des relations que cet énoncé établi avec d’autres énoncés appartenant au même paradigme argumentatif. En résumé, des relations syntagmatiques, d’une part, et des relations paradigmatiques, de l’autre. C’est ainsi qu’il est possible de parler d’un structuralisme de la parole ou du discours, ou, de la même façon, de dire que la proposition d’une étude macro-syntaxique ou de sémantique argumentative du langage gagne du corps. Si nous reprenions la métaphore de la route utilisée par Ducrot pour illustrer la conception du sens d’un énoncé comme une direction, ce serait peut-être intéressant d’ajouter que, décrire une route, au-delà de dire où elle mène, consiste aussi à décrire par où elle passe, un jet d’eau, une plantation de maïs, un quartier rural, et tous les « accidents » inscrits dans le trajet de la route et qui, en même temps, s’inscrivent dans le sens. La relation de la route avec ces « accidents » serait, suivant encore la métaphore, de nature similaire aux relations d’un énoncé avec d’autres énoncés appartenant au même paradigme argumentatif. Ainsi, cette conception particulière de ce qu'est le sens d’un énoncé permet d’entrevoir les relations entre la pragmatique, la sémantique et la syntaxe et le mode par lequel ces relations devraient être explicitées au niveau de ce que j’ai appelé macro-syntaxe, syntaxe du discours ou sémantique argumentative. Par le biais de cette macro-syntaxe, les relations entre la pragmatique, l’analyse du discours, la psycholinguistique, la sociolinguistique seraient, à leur tour, explicitées. Ces relations-là, en somme, par lesquelles le langage est inévitablement attiré par la force du paradoxe qui constitue le centre vide de sa gravitation : ayant de la matérialité et des formes propres, le langage n’existe pleinement que 386 par la négation de lui-même ; c’est ce qu’il n’est pas, encore que cette négation se fasse à travers lui-même. C’est toujours l’autre qui constitue l’horizon de la signification linguistique. Outre cela, si le langage était un instrument, comme tout instrument, il n’aurait aucun usage immanent. Mais il aurait des usages historiques. Toutefois, comme le marteau laisse et reçoit des cicatrices des coups portés sur un clou, il voit apparaître sur son manche l’inscription de la sueur des mains qui l’ont utilisé, et que dans les mains le souvenir de sa forme est configuré, ainsi le langage est la mémoire de lui-même lors des différents usages sociaux qui rendent possible et qui se font à partir de lui à travers l’histoire. Dans ce cas, la pragmatique s’ouvre à la diachronie et aux études philologiques. De ce point de vue, la pragmatique est le point critique de la négation du langage ; sa troisième marge. Le point de sa pleine réalisation. Une fois transposé ce point, nous entrons à la surface dense des corps vivants ; ici, comme dans un poème célèbre, le plus profond, c’est la peau : le langage, la littérature et le silence. 10 La gestualité ou la ritualité du langage peut, dans des cas exceptionnels, caractériser presque exclusivement la fonction d’une langue. Je pense au Cafundó, communauté noire de l’état de São Paulo au Brésil, composée par une soixantaine d’habitants, descendants d’anciens esclaves noirs, et qui, au-delà du portugais, langue largement utilisée pour leurs besoins de communication, parlent aussi une « langue » d’origine africaine, qu’ils appellent cucópia, phalange ou simplement langue africaine. (VOGT ; FRY, 2013). Il s’agit, en vérité, d’un lexique bantou, kimbudu principalement, d’approximativement deux cent mots, employés sur des structures grammaticales du portugais. Tout semble indiquer que la fonction de cette « langue » est entièrement gestuelle ou rituelle, créant pour les membres de la communauté un espace mythique dans lequel ils s’aperçoivent comme « africains » et sont ainsi aperçus par la société blanche des alentours. Si ethniquement ils sont vus comme des noirs et socialement, comme 387 des pions ou des « vagabonds », la « langue » leur donne un expédient rituel de compensation qui, superposé à la misère sociale qui, en général, caractérise l’histoire des personnes noires au Brésil, renouvelle une identité culturelle perdue pour toujours, puisqu’historiquement vilipendée. La singularité du Cafundó est due non seulement au fait de que sa langue africaine ait survécu au milieu des ruines que le capitalisme a cumulé au cours de son développement au Brésil, mais aussi à ce caractère extrême de gestualité et de représentation rituelle, auquel la raison même de sa survie serait liée. Parler la cupópia, c’est être « africain », ou, au moins, se présenter comme tel. Ici, l’acte de la parole est unique ; le mode d’énoncer dans la « langue » n’est qu’un seul : « parler, c’est se représenter « african ». » Il est évident que ceci est un cas extrême. Mais je crois que sa polarité n’est pas plus que dans l’exacerbation sociale d’une caractéristique structurelle des langues naturelles : celle que nous reconnaissons quand nous nous apercevons que le langage gestuel a son fondement sur la propre gestualité du langage. Bibliographie AUSTIN, J.L. How to do things with words. Harvard University Press, Cambridge, 1962. BENJAMIN, W. A origem do drama barroco alemão. 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Linguagem pragmática e ideologia, Editora Hucitec, São Paulo, 1ª ed., 1980, p. 103-129. 2ª ed., aumentada, 1989, p. 103-129. 3ª ed., Editora Hucitec & Editora da Unicamp, 2015, p. 103-128. 389 390 Leçon XXV Lecture (alphabétisation et littérisme) : brèves réflexions basées sur des concepts de la Sémantique Argumentative Neiva M. Tebaldi Gomes Centro Universitário Ritter dos Reis Laureate University UNIRITTER, Brésil 1. Considérations préliminaires Afin de discuter de la lecture, nous pourrions commencer par l’apport des indicateurs chiffrés issus des recherches évaluant les capacités de lectures des élèves brésiliens. Cependant, ces indicateurs chiffrés sont largement discutés dans différentes sphères de l’éducation brésilienne. Nous proposons alors, dans cette étude, de réfléchir au processus de lecture – dans lequel les concepts d’alphabétisation et de littérisme sont impliqués – et à l’enseignement de la lecture. Pour commencer, comme le terme « lecture » renvoie à différents concepts et types de lecture, il faut dire qu’il est question, dans ce texte, de la lecture du texte verbal. Il s’agit alors des réflexions mues par les questions : Qu’est-ce que lire ? Qu’est-ce qui différencie le processus d’alphabétisation du processus de littérisme ? Si l’acte de lecture peut être vu comme un processus cherchant la reconstruction de sens, quelles capacités y sont présupposées ? Qu’est-ce que lire pour la Sémantique Argumentative ? En prenant ces questions pour point de départ et étant sûrs que, pour traiter de la lecture du texte verbal, il faut comprendre comment se produisent les sens par la langue, nous reprenons les concepts saussuriens de relation et valeur qui, revisités, ont été assumés par la Sémantique Argumentative. Dans son développement, ce texte vise à démontrer, bien que de façon élémentaire, comment les concepts de cette théorie contribueraient à la compréhension des sens des énoncés. 391 2. Lecture : un processus de quête de la (re)construction du sens Les difficultés dans la lecture que les élèves de plusieurs niveaux de l’enseignement brésilien présentent sont dues notamment aux lacunes dans la formation des enseignants. Ceci peut être une affirmation assez polémique, mais c’est une réalité dont les institutions formatrices d’enseignants doivent s’occuper. Dans les cours qui préparent les instituteurs, il y a certes un accent sur les méthodes d’alphabétisation et les aspects cognitifs concernés. Cependant, d’après ce que nous en savons, il manque une formation linguistique consistante et, notamment, une théorie sémantique qui expliquerait comment la langue fonctionne pour produire des sens. Par conséquent, et parmi d’autres raisons, le processus d’alphabétisation qui va de la décodification alphabétique à l’attribution des sens aux énoncés présente souvent des lacunes ou est incomplet, ce qui caractérise ce que nous appelons l’alphabétisation fonctionnelle1, étape qui empêche une participation effective aux pratiques qui supposent le littérisme. Étant donné qu’il s’agit d’un processus, dans la littérature brésilienne, le terme alphabétisation est toujours lié à celui de littérisme. Lors de la distinction entre ces deux concepts, SOARES (2204, p.96) affirme que l’apparition du mot et du concept littérisme peut être interprétée comme une conséquence du besoin de configurer et nommer des comportements et des pratiques sociales dans le domaine de la lecture et l’écriture dépassant la maîtrise du système alphabétique et orthographique ; le niveau d’apprentissage de la langue écrite recherché traditionnellement par le processus d’alphabétisation. De cette façon, selon l’auteure, [...] si d’un côté, il faut reconnaître que l’alphabétisation – comprise en tant qu’acquisition du système conventionnel de l’écriture – se distingue du littérisme – vu comme le développement de comportements et d’habiletés de l’usage compétent de la lecture et de l’écriture dans des pratiques sociales : (ces deux processus) se différencient par rapport aux objets de connaissance et par rapport La caractérisation de l'alphabétisation fonctionnelle concerne le processus d'enseignement-apprentissage de la lecture et l’écriture qui n’atteint qu’un caractère instrumental permettant au sujet la réalisation des tâches quotidiennes du domaine professionnel ou de la vie en commun, mais de façon élémentaire. 1 392 aux processus cognitifs et linguistiques de l'apprentissage et, en conséquence, de l’enseignement de ces différents objets. [...] D’un autre côté, il est aussi besoin d'admettre que, quoique différents, l’alphabétisation et le littérisme sont interdépendants et indissociables : l’alphabétisation n’a de sens que lorsqu’elle est développée dans le cadre des pratiques sociales de lecture et d’écriture. (SOARES, 2004, p.97) Il faut mettre en évidence ce que sont les pratiques de lecture et d’écriture qui complètent le processus d’alphabétisation. La compétence en lecture (et en écriture), la cible des objectifs à atteindre, et pas seulement au Brésil, se développe tout au long de la vie au fur et à mesure que de nouvelles capacités sont acquises lors du contact avec différents genres et supports textuels existants dans une société et plus précisément par l’exercice de la lecture et l’écriture offert par l’école. Cet exercice doit donc se réaliser par des activités orientées par des objectifs spécifiques et méthodologiques adaptés. A titre d’exemple, si le but est celui de la lecture expressive, la lecture à haute voix, suivie d'exercices menant à l’identification des différents signes de ponctuation et leur fonction dans l’organisation textuelle des sens peut être une méthode ; si le but est l'apprentissage actif du vocabulaire, la prise en compte de la signification de certaines expressions, des familles de mots, de la synonymie, du sens de quelques morphèmes pourraient constituer le noyau de la lecture. Toutefois, quels que soient les buts, les activités ou les méthodologies adoptées, la lecture sera essentiellement un processus de quête du sens résultant de la sélection et de la façon dont certains mots ont été combinés dans un énoncé. Les théories sémantiques nous aident à comprendre ce processus. Parmi ces théories, nous mettons en évidence la Sémantique Argumentative qui cherche à comprendre pourquoi certains mots ont le sens qui leur est attribué dans un contexte linguistique déterminé. 3. Sémantique Argumentative : une théorie de la lecture ? La Sémantique Argumentative est une théorie qui cherche à décrire et expliquer les sens que prennent les mots lorsqu'ils sont mis en place les uns par rapport aux autres et constituent alors des syntagmes. Pour ce faire, on dit qu’il s’agit d’une théorie qui s’occupe 393 des relations syntagmatiques identifiées comme des enchaînements argumentatifs. Comme nous pouvons le lire dans d’autres textes de ce livre, cette théorie s’intéresse à l'identité sémantique de chaque énoncé ; c’est-àdire au sens qui résulte de chaque enchaînement et la description de comment le sens se construit par ces enchaînements. DUCROT (1987, p.56) dit que pour lui la description sémantique d’une langue est une sorte de machine susceptible de faire correspondre à chaque énoncé le sens que les sujets parlants, en effet, lui attribuent. Du point de vue de leur apparition, les sens sont alors singuliers et inimitables (ils ne peuvent pas se répéter), il en va de même pour les énoncés qui les comportent. Alors, une phrase telle que « Pedro est intelligent » pourrait exprimer une des característiques de Pedro, justifiant l’admiration que le locuteur a pour lui, mais elle pourrait aussi répondre à la question : « Pourquoi Pedro a été choisi et pas João ? », ce qui pourrait signifier : « Pedro est plus capable que João ». Cette même phrase pourrait être employée dans de nombreuses situations tout en générant dans chaque énonciation des sens différents. Cela se passe parce que, hors de l’usage, une phrase ne représente qu’une combinaison d'éléments abstraits contenant une signification alors que le sens se définit dans le cadre d’une énonciation produite par un locuteur qui s’adresse à un interlocuteur avec une certaine intentionnalité. En tant que théorie du sens, la Sémantique Argumentative postule que l’interprétation d’un texte doit résulter essentiellement de l'analyse du matériau linguistique avec lequel le texte/discours2 s’organise. Cela ne veut pas dire qu’au premier contact avec le texte l’intuition du lecteur ne peut pas collaborer afin de susciter des sens, mais ils ont besoin d’être validés par le matériel verbal. Dans ce processus, la signification lexicale (celle des dictionnaires) n'est qu’un point de départ parce qu’un syntagme comme « o patinho feio » (titre d’une histoire pour enfant)3 contient plusieurs sens : il ne s’agit pas d’un pato (canard), mais d’un pato + inho (suffixe diminutif qui veut Bien que dans la théorie les termes texte et discours puissent renvoyer à des entités distinctes, nous ne différencierons pas l’un de l’autre et ils seront employés dans le sens qu’on leur attribue dans le sens commun : la matérialité verbale. 3 En français, ce titre correspond au vilain petit canard. Nous avons gardé le titre en portugais en raison de l’analyse présentée par l’auteure. 2 394 dire petit), d’ailleurs, il ne s’agit pas d’un pato quelconque mais d’un pato défini (o4 patinho défini). L’ajout du morphème « inho » apporte aussi une valeur affective. Pour parler dans les termes de la Sémantique Argumentative telle qu’elle est développée aujourd’hui par la Théorie des Blocs Sémantiques : ‘patinho’ évoquerait ici l’aspect argumentatif PETIT DC MERITE DE L’ATTENTION, DE L’AFFECTION. Le syntagme présuppose également l’existence d’autres canards (patinho feio5 DC d’autres non feios). La théorie montre que le sens d’un mot ne réside pas dans le mot lui-même. Dans l’histoire des Trois petits cochons, par exemple, le sens du mot maison dans chaque occurrence – maison de paille, maison de bois, maison de briques – est différent et résulte de la relation que la maison entretient avec l’autre mot : respectivement paille, bois, brique. Brique, dans ce contexte, ne veut pas dire tout simplement le matériel dont la maison est faite, mais exprimer sa plus forte résistance par rapport aux deux autres maisons tout en mettant en relief une gradation : le mot maison combiné avec paille veut dire peu résistante, avec le mot bois, un peu plus résistante par rapport à paille, mais de résistance inférieure à celle de briques. Il est alors clair, à la lumière de cette théorie sémantique, que, dans un syntagme comme a bruxinha boa6 (la bonne petite sorcière) le terme « bruxa » (sorcière) porte une charge négative : il évoque le quasi-bloc SORCIÈRE(MECHANTE). Et si l’adjectif boa sélectionne dans le quasi-bloc l’aspect SORCIÈRE PT NEG MECHANTE, ce syntagme suppose également l’existence des sorcières « méchantes ». Ces exemples montrent bien que chaque nouvelle combinaison a pour résultat un nouveau sens. Autrement dit, le sens d’une expression ne résulte pas de l’addition d’éléments qui la constituent, mais il vient du rapport que noue le discours entre ses différents éléments. C’est pour cette raison également que, d’après cette approche, même les interprétations les plus subjectives d’un texte telles que celles précédées de « je trouve / je pense que » ont besoin d’être ancrées dans le matériau linguistique, O correspond à l’article défini le. Feio en portugais veut dire laid. Cependant dans la traduction de la version française cette spécificité correspond à celle exprimée par le mot vilain. 6 En portugais, un classique brésilien pour enfants A bruxinha que era boa, de Maria Clara Machado dont le titre se traduit par « La petite sorcière qui était bonne ». 4 5 395 raison pour laquelle la lecture doit être conçue comme un objet d’enseignement. Le principe de relation est au coeur de tous les niveaux d’analyse de la langue7. Au niveau phonologique, on met en relation des phonèmes (v+a = va ; v+i= vi ; r+e = re) pour former des morphèmes (mots ou des parties de mots) ; au niveau morphologique, il y a une combinaison des morphèmes pour former des mots (re+faz+er = refazer ; des+fazer = desfazer ; fazer+ivel= factível)8 et des mots formant des syntagmes (café com leite ; café sem leite9) ; au niveau sémantique, en prenant en compte sa combinaison avec d’autres mots, un mot peut voir son sens lexical complètement modifié et acquérir des sens très différents (lua satélite et lua de mel)10. Dans les pratiques scolaires de lecture, la réflexion sur ce mode de fonctionnement de la langue élargirait la capacité à percevoir et produire des sens et pourrait permettre l’internalisation des ressources linguistiques. La notion de relation découle de celle de valeur chez Saussure. Pour le linguiste, la valeur d’un signe découle de la présence d’autres signes, soit dans l’axe syntagmatique, soit dans l’axe paradigmatique. Ducrot importe ce concept saussurien dans la Sémantique Argumentative, mais en précise le sens en définissant les relations sémantiquement pertinentes comme les relations argumentatives ; c’est-à-dire comme des possibilités d’enchaînement argumentatifs entre un contenu linguistique et autre. L’idée de l’enchaînement découle du présupposé que l’argumentation réside dans la langue. La théorie postule que les mots, expressions et phrases de la langue contiennent en soi des possibilités ou impossibilités d’enchaînements. Alors, un syntagme comme la maison de briques contiendrait en soi l’instruction d’une continuité de type BRIQUE DC RESISTANCE. Dans ce syntagme, c’est le mot « brique » qui définit le sens de maison en cela qu’il est argumentativement le plus important car c’est dans lui que réside le sens de « résistante ». Phonologique, morphologique, syntaxique ou sémantique, mais ceci n’est qu’une division didactique car une langue est une totalité d’éléments de frontières peu définies. 8 En français, on aurait : re + faire = refaire ; dé + faire = défaire ; fai + able = faisable. 9 Café au lait, café sans lait 10 Lune satellite ; lune de miel 7 396 Même s’il a subi des modifications, un autre concept de la Sémantique Argumentative qui contribue à éclaircir des sens d’un texte est celui de la présupposition. D’après ce concept, un énoncé tel que « À cette époque-là, le village était tranquille » a au moins deux contenus : le village était tranquille dans un temps déterminé (contenu posé) et il n’est pas tranquille maintenant (contenu présupposé). De la même manière, en disant une phrase telle que « Il a arrêté de crier », nous avons un contenu posé (il ne crie plus) et un contenu présupposé (il criait avant) ; dans « Elle s’est mise à chanter » nous avons le contenu posé (elle a commencé l’action) et un présupposé (elle ne chantait pas avant). Selon la théorie, les présupposés font partie du sens des énoncés. Et il est impossible de ne pas les admettre car ils font partie de la signification lexicale. Revenant à la question « Qu’est-ce que lire pour la Sémantique Argumentative ? », nous pouvons conclure provisoirement, à partir des concepts commentés, que lire c'est comprendre le sens par la façon dont les mots constituant des séquences discursives déterminées ont été combinés et par l’orientation argumentative qui leur est propre ; lire c'est également comprendre les contenus posés et présupposés. Cela repose alors sur le travail actif d’un destinataire cherchant à récupérer les sens construits par un locuteur qui, lors de l’énonciation, construit des argumentations. De même, lire ça peut être aussi comprendre l’argumentation d’un discours. Ceci est bien évidemment une réponse très élémentaire parce qu’une réponse plus complète devrait prendre en compte d’autres développements comme celui de la polyphonie et celui de la Théorie des Blocs Sémantiques. 4. Considérations encore inachevées Dans ce chapitre nous défendons l’idée que le travail scolaire mobilisant la lecture exige des connaissances solides sur comment une langue fonctionne pour produire des sens et cela nous conduit sur le terrain de la sémantique. Nous avons mis en évidence la Sémantique Argumentative car nous comprenons que, dans cette théorie, il y a des concepts qui explicitent les possibilités d’aborder les sens d’un texte parmi lesquels celui de relation, de présupposition, d’orientation argumentative. Le but n’a pas été de théoriser ce sujet (d’autres chapitres de ce livre le font), ni de présenter une méthodologie de 397 lecture car nous comprenons que les méthodologies doivent être élaborées par l’enseignant à partir de sa compréhension de la construction du sens, du niveau scolaire des élèves, du but de la lecture et du genre textuel exploité dans chaque activité pédagogique. En ce sens, il n'y a pas de méthodologie unique. Nous défendons cependant l’idée qu’une activité de lecture, lorsqu’elle est pensée comme enseignement-apprentissage, peut prendre en compte l’interprétation et même l’intuition du lecteur, mais elle doit être ancrée sur le matériel linguistique qui constitue le texte. Les recherches qui évaluent les questions de compréhension et d’interprétation des textes montrent que c’est ce regard minutieux sur le langage qui manque aux manuels scolaires. Du point de vue de la recherche, la théorie présuppose également l’interprétation sémantique que le locuteur fait des énoncés ordinaires. Cela est clair au début du chapitre 11 de la troisième édition de Dire et ne pas dire. Principes de Sémantique Linguistique (2008, p. 307-323) : « L’interprétation en sémantique linguistique : un point de départ imaginaire ». Dans ce chapitre, Ducrot affirme que l’interprétation est un moyen, un instrument pour accéder à la signification des phrases, non une fin comme on le considère dans les disciplines qui la prennent en tant qu’objet d’étude. L’interprétation est alors comprise en tant que la compréhension des points de vue exprimés dans un texte/discours, ce qui est un objet d’étude à l’école. En effet, dans la recherche scientifique et dans le travail scolaire, la quête de sens doit être guidée par la question suivante : pourquoi telles interprétations et pas d’autres ont pu être données aux énoncés ? Cette question nous mène à une réflexion sur la langue. Et c’est en raison de ce retour à la langue que la Sémantique Argumentative se distingue des autres approches sémantiques. C’est aussi en raison de ce retour à la langue que la théorie peut contribuer à l’enseignement de la lecture. Sur la lecture, d’autres considérations, bien qu’inachevées, semblent faire sens. La première est celle qui voit la lecture comme un processus débutant avec l’alphabétisation qui dépend d’un traitement symbolique complexe qui comprend, parmi d’autres opérations cognitives, la correspondance graphème-phonème. C’est cette opération qui nous conduit à la compréhension que la combinaison des lettres et sons unis génère des mots porteurs de signification. A partir 398 de cette complexité, la formation de l’alphabétiseur et l'instituteur exige, outre les connaissances spécifiques concernant les opérations cognitives concernées et les méthodes d’alphabétisation, des connaissances sur le fonctionnement sémantique d’une langue. Enfin, il convient de noter que la compétence en lecture n’est pas un processus qui se termine à l’école, mais qui se développe tout au long de la vie, à mesure que de nouvelles compétences sont acquises grâce à l’exercice de lecture lui-même. Mais c’est un rôle essentiel de l’école de développer des compétences en lecture (et en écriture) qui résultent d’une réflexion sur le matériel linguistique. Pour cela, il ne suffit pas de bien connaître la langue et les méthodes d’alphabétisation. L’enseignant doit également comprendre comment la langue fonctionne pour produire des significations, c’est-à-dire qu’il a besoin d’une théorie sémantique. D’où la nécessité que les cours de formation et de qualification des enseignants incluent dans leurs programmes des connaissances spécifiques sur les processus d’enseignement-apprentissage de la lecture et de l’écriture. Et pour que ces cours apportent de telles connaissances, il faut qu’il y ait des chercheurs que s’engagent à développer des études orientées vers les pratiques scalaires. Bibliographie ANSCOMBRE, J.-C. ; D., Oswald. La argumentación en la Lengua. Madrid : Editorial Gredos, 1994. BARBISAN, L. B. A Presença de Saussure na Teoria da Argumentação na Língua de Oswald Ducrot. Matraga. Rio de Janeiro, v.21, n.34, jan/jun. 2014. CAREL, M ; DUCROT, O. La Semântica Argumentativa: una introducción a la teoria de los bloques semánticos. Edición Maria M. G. Negroni Y Alfredo M Lescano. 1ª ed., Buenos Aires : Colihue, 2005. CAREL, M. ; MACHADO, J. Debate sobre a Teoria dos Blocos Semânticos e a Semântica do Acontecimento: quase-bloco, locutor-posição e espaço de enunciação. Letras de Hoje, Porto Alegre, v. 51, n. 1, p. 38-46, jan-mar. 2016. CAREL, M. L´Entrelacement argumentatif : lexique, discours et blocs sémantiques. Paris : Éditions Champion, 2011. DUCROT, O. O Dizer e o Dito. Revisão Tec. da Trad. Eduardo Guimarães. Campinas, São Paulo : Pontes, 1987. 399 DUCROT, O. L´interprétation en sémantique linguistique : un point de depart imaginaire. In. Dire et ne pas dire. 3ª ed. París, Minuit, 2008. DUCROT, O. Les mots du discours. París, Minuit, 1980. DUCROT, O. Le structuralisme en linguistique. In. Qu´est-ce que le structuralisme ? París: Seuil, 1968. SAUSSURE, F. de. Curso de Linguística Geral. 28ª ed. São Paulo : Cultrix, 2012. SOARES, M. Alfabetização e Letramento: caminhos e descaminhos. Revista Pátio. Porto Alegre : Artmed Editora – Revue pédagogique du 29 février 2004. Parâmetros Curriculares nacionais. Língua mec.gov.br/seb/arquivos/pdf/livro02.pdf. 400 Portuguesa. http://portal. Leçon XXVI Sémantique Argumentative et conflictualité politique : le concept de « programme » Zoé Camus Université de Toulon, UTLN, France Alfredo M. Lescano Université de Toulouse École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France Les études issues du paradigme de la sémantique argumentative1 se sont jusqu’ici concentrées sur la résolution de problèmes proprement linguistiques (signification lexicale, rôle des conjonctions, des adverbes, etc.) en y intégrant parfois la dimension textuelle. Or on identifie, au sein de ce courant, une nouvelle tendance2 qui propose un élargissement des préoccupations : quels liens entre sémantique et politique ? Quelle est la part sémantique de la construction des rapports sociaux ? Quelles sont les propriétés sémantiques des processus discursifs ayant des conséquences sociales ? S’inscrivant dans ce courant, le programme de recherche présenté ici s’occupe de deux types de situations discursives : d’une part, d’interactions orales dans des assemblés citoyennes politiques, et d’autre part, de conflits sociaux — on les englobera, par commodité, sous la dénomination « situations politiques »3. Dans cette approche, les entités sémantiques 1 Dont les lignes centrales sont définies dans Anscombre & Ducrot 1983. Voir par exemple Camus 2017 ; Carel & Ribard 2016 ; Lescano 2015 ; Liisberg 2019 ; Montero 2012. 3 La dénomination de « situation politique » est une facilité que l’on s’accorde, tout en sachant que toute situation discursive comporte une dimension politique. Il faudrait dire en réalité que ce sont des situations qui sont « perçues comme politiques ». 2 401 élémentaires des situations politiques sont des possibilités d’agir toujours situées à l’intérieur d’un espace sémantique. 1. Programmes a. discours et puissances Selon l’une des thèses principales de la Théorie des blocs sémantiques, les unités sémantiques élémentaires, les « aspects argumentatifs »4, sont des schémas à partir desquels on peut produire des discours. Lorsqu’il s’agit d’étudier des situations discursives d’ordre politique du point de vue de la sémantique argumentative, cette thèse conserve une place centrale et nécessite d’être généralisée. En effet, la dimension sémantique d’une situation politique est régulée par le processus antagonique de formation des possibilités discursives disponibles. Cela apparaît parfois de façon explicite lorsque l’enjeu affiché est de choisir une « ligne communicationnelle » pour une circonstance particulière. Par exemple, dans une réunion élective du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)5, l’un des thèmes était de définir les lignes directrices du discours à tenir lors de la prochaine campagne présidentielle. Le parti doit-il avoir un discours général, englobant ? Ou doit-il montrer ses affinités avec tels ou tels autres collectifs de gauche6 ? Il s’agissait de sélectionner des modèles de discours susceptibles d’être ensuite produits puis déclinés, reformulés à l’heure de la campagne. Ce type d’assemblée déploie explicitement un mécanisme qui œuvre dans toute situation discursive politique. Que l’on s’intéresse à des assemblées en face à face, comme dans l’exemple précédent, ou à des antagonismes liés à un enjeu social qui se développent sur de longues périodes en de multiples événements discursifs, comme celui de Notre-Dame-des-Landes7, les situations 4 Voir Carel 2011. Ce que l’on dira sur les aspects argumentatifs vaut également pour les quasi- blocs. Pour simplifier notre propos, nous ne parlerons que des aspects argumentatifs. 5 Réunion qui s’est déroulée entre les militants du sud des Hauts-de-Seine le 16 mars 2016. 6 Voir à ce propos Camus, 2020. 7 Au début des années ‘70, l’État français a rendu public un projet visant le remplacement de l’aéroport existant à Nantes par un nouvel aéroport qui devait être construit dans la commune de Notre-Dame-des-Landes, située dans l’Ouest de la France. Ce projet a donné lieu à un conflit qui a pris une ampleur nationale à partir des années 2000. Le site prévu pour l’aéroport, classé « Zone d’Aménagement Différé » 402 politiques évoluent dans la mesure où les discours qui y participent modifient les possibilités de discours ultérieurs, travaillent sur les puissances discursives qui seront disponibles. Ces puissances discursives, bien que par nature aptes à être utilisées en tant que moules pour produire des discours normatifs ou transgressifs, ne sont pas, à proprement parler, des « aspects argumentatifs » : certaines de leurs propriétés en diffèrent. Dans une situation politique, les entités sémantiques définissent des types d’actions possibles. b. discours et actions Les possibilités d’agir ouvertes dans une situation donnée sont appelées « programmes »8. Les « programmes » établissent la possibilité d’une action. Ce ne sont ni des idées ni des représentations. Ce sont des puissances d’agir – un agir qui est à la fois discursif et non discursif. Agir dans une situation politique, c’est produire des discours qui installent de nouveaux programmes, reproduisent ou modifient les programmes disponibles ; ou bien effectuer des actions non purement discursives qui ne seront rattachées à cette situation que par leur imbrication à des programmes. De manière générale, les actions non discursives ne deviennent des actions « sociales » que par leur imbrication à des programmes9. La possibilité de tenir un certain discours donne sens à certains actes et accomplir certains actes n’a de sens que par leur imbrication à un certain type de discours. À Notre-Dame-des-Landes, l’une des modalités d’opposition au projet de la construction de l’aéroport a été l’occupation physique du site destiné à recevoir l’aéroport. Or cette occupation physique du site devient action politique à partir du moment où émergent des programmes qui (ZAD), a été occupé par des opposants et renommé « Zone À Défendre », donnant naissance au type de lutte qu’on appelle désormais « zadisme ». Pour plus de détails sur ce conflit, voir Kempf, H. (2014) Notre-Dame-des-Landes, Paris : Seuil ; Subra, P. (2016) Zadisme : de Sivens à Notre-Dame-des-Landes, Paris : éditions de l’Aube. 8 Ce qui est ici appelé « programme » (en résonance avec les « programmes » de V. Flusser, Post-histoire, T&P Work Unit, Collection(s) : Iconodule, Paris, 2019 sans en importer pour autant la définition) apparaît de manière liminaire sous la dénomination « concept » dans plusieurs de nos travaux antérieurs. Une présentation exhaustive des « programmes » peut-être trouvé dans Camus 2020 et Lescano 2021. 9 Ce qui découle des thèses anti-référentialistes de la sémantique argumentative. 403 permettent de la construire en tant que telle. L’installation d’un programme peut aussi précéder l’action, auquel cas l’action ne fait que « mettre en application » le programme. Par exemple, l’énoncé cidessous, prononcé par le Premier ministre É. Philippe, met en production une possibilité d’agir discursivement sur ce conflit par le soutien de l’alternative « soit ils partent, soit ils seront expulsés ». (1) Les occupants illégaux de ces terres devront partir d’eux-mêmes d’ici le printemps prochain ou en seront expulsés10. Ce programme avait été installé plusieurs années auparavant, mais avait été désactivé en tant que discours d’État par un accord politique de 2012 qui déclarait la mise en suspens du projet jusqu’à épuisement des recours juridiques engagés. Cet énoncé réactive donc un programme qui avait été désactivé. Les opérations policières qui suivirent quelques semaines plus tard n’ont finalement fait qu’accomplir, sur le terrain des êtres et des choses, ce programme défini sur le terrain sémantique. Le plus souvent une action non discursive est articulée à des multiplicités de programmes, qui peuvent même être pris dans des rapports d’exclusion mutuelle. En réalité, l’action policière d’expulsion des opposants au projet d’aéroport ne s’articule pas de manière directe au programme réactivé par le discours d’État : elle s’articule à la tension11 entre ce programme et ceux que les opposants installent, et qui construisent ces actions, entre autres, comme de la violence d’État. De ce fait, séparer action discursive et non discursive relève de l’artifice : l’existence sociale d’une action est toujours dépendante de son imbrication à des programmes, de même que l’existence d’un programme est toujours orientée vers l’action. c. programmes et valeur Un programme est dans une évolution constante liée à la concentration de plusieurs paramètres, dont principalement son degré de productivité, son « historique » (en gros, la trace des 10 Discours sur l’avenir du projet aéroportuaire du Grand Ouest, mercredi 17 janvier 2018. Disponible sur www.gouvernement.fr. 11 La notion de « tension » est définie dans Lescano 2015 et Camus, 2017. 404 opérations qu’il a subies) et les liens qui le relient à d’autres entités sémantiques. On appelle « valeur » l’ensemble de ces paramètres inhérents au programme12. On peut voir la transformation de la valeur d’un programme dans la séquence suivante. Dans une assemblée du mouvement Nuit Debout13, un intervenant promeut l’organisation de débats clôturés par un vote. (2) Tom : [...] Moi ce que je proposerais, c’est qu’on fasse des organisations de débats thématiques. [...] Prenons un exemple simple, on fait une journée là-dessus, aussi bien artistiquement que des débats ou autre, ou pour que les gens s’informent [...] et puissent à la fin décider en AG si on est pour ou si on est contre ce truc-là. Ce faisant, il met en fonctionnement un programme selon lequel le mouvement deviendrait plus efficace grâce à une organisation de la prise d’informations et d’arrêt des décisions. Appelons-le le programme de « l’efficacité de l’organisation ». Ce programme contient une interdépendance normative du type [ORGANISATION DC EFFICACITÉ]14 dont la valeur ne présente globalement pas d’obstacle à sa mise en production au moment où Tom prend la parole. À ce moment de l’assemblée, sa proposition ne nécessite pas particulièrement d’être défendue. Or ce programme est transformé par une intervention postérieure à celle de Tom : (3) Laura : Et tout à l’heure je vois des gens, ils sont une cinquantaine, à dire et ben si on est 20 qu’on décide que gnagnagna est-ce qu’on passe est-ce qu’on passe pas, et on lève les mains en l’air. Ma foi, y a pas de souci, on est là pour être dans le respect de tout un chacun, je suis pas là pour critiquer les méthodes. Cependant, […] est-ce qu’on est pas là pour parler du fond ? – ou pour parler de la forme ? [...] Je suis là pour 12 Nous employons ici la notion de « valeur » telle que définie dans Camus, 2020. Nuit debout est un mouvement de contestation qui a surgi dans le contexte des mobilisations contre la loi Travail de 2016. Dépassant largement immédiatement le sujet unificateur de l’opposition à la loi travail, le mouvement s’est notamment opposé au système institutionnel de la Ve République de manière globale, senti comme figé et non représentatif des citoyens. L’organisation d’assemblées générales partout en France a permis son développement. Il s’agit ici de l’assemblée du 2 avril 2016, place de la République à Paris. Voir Camus, 2020. 14 « DC » représente ici l'interdépendance normative, de type de donc, telle que décrite dans Carel 2011 et dans ce même volume. 13 405 dialoguer avec vous. […] Au lieu de dire est-ce qu’on fait, est-ce qu’on fait pas ? Y a des lois, on vote, on vote pas ? On est dans la reproduction [...] donc libérons-nous vraiment. L’intervention de Laura, parce qu’elle taxe la proposition de Tom de « reproduction » du système dont Nuit Debout cherche à s’affranchir, affaiblit les possibilités de mettre en fonctionnement le programme de « l’efficacité de l’organisation ». Désormais, il ne sera plus possible de mobiliser le même programme sans l’accompagner d’une justification adéquate – à moins que l’intervenant ne construise son discours en ignorant complètement l’intervention de Laura. Cela veut dire que le programme de « l’efficacité de l’organisation » n’a pas la même valeur selon qu’on le considère avant ou après l’intervention de Laura. On peut même dire que ce n’est plus exactement le même programme. 2. Espaces sémantiques Il découle de ces définitions que deux discours qui mobilisent la même interdépendance normative ou transgressive dans deux situations discursives différentes ne feront pas fonctionner le même programme, car chaque programme porte en lui les particularités de la situation conflictuelle dans laquelle il est installé. Un programme est une interdépendance sémantique normative ou transgressive située. C’est cet ancrage qui lui donne sa forme spécifique. Par exemple, dans le conflit sur la réintroduction de l’ours dans le sud-ouest de la France, comme dans le conflit sur le retour du loup dans le sud-est, on trouve des discours qui indiquent la nécessité de protéger les espèces vulnérables, du type de [ESPÈCE FRAGILE DC PROTÉGER]. Mais ces discours, semblables en apparence, mobilisent des programmes différents. Dans le cas du loup, le programme mobilisé est affaibli, car il fait face à un autre programme qui, lui, est très productif : il s’agit d’un programme qui relie l’augmentation rapide des dégâts produits par le loup au nombre grandissant de loups sur le territoire. Cette interdépendance [ESPÈCE FRAGILE DC PROTÉGER] a une toute autre valeur dans le conflit autour de l’ours. Elle a en particulier une grande force car, par exemple, elle y est solidaire15 d’un programme qui construit la très faible population des ours comme 15 Camus & Lescano 2019a. 406 ayant engendré la nécessité de réintroduire artificiellement des spécimens pour éviter leur extinction. Mobiliser l’interdépendance [ESPÈCE FRAGILE DC PROTÉGER] dans un cas ou dans l’autre, c’est produire des interventions différentes, à partir de programmes différents16. Lorsqu’on parle d’un programme, on parle toujours d’une unité reliée à d’autres par des rapports spécifiques à un moment donné de l’évolution d’une situation discursive, ayant un certain degré de productivité, ayant subi un certain nombre d’interventions discursives qui l’on affectée, etc. On dit que les programmes d’une situation discursive évoluent au sein de l’« espace sémantique » de cette situation. Les situations discursives sont ainsi analysables en une surface discursive où surgissent des énoncés, et en un espace sémantique où s’organisent des programmes pris dans des relations changeantes17. Ainsi, les énoncés de la surface discursive interviennent sur les programmes de l’espace sémantique, et celui-ci conditionne en retour le surgissement d’énoncés dans la surface discursive. Les possibilités discursives définies dans un espace sémantique n’existent que parce qu’elles sont installées et mises en production par des pratiques discursives effectives et non pas par leur présence préalable dans une sorte de système sémantique propre à une « idéologie » que les discours se contenteraient de reproduire. 3. Modes d’intervention a. énoncés et opérations Les énoncés qui participent d’une situation agissent sur un espace qui leur est extérieur pour transformer ou maintenir, ajouter ou supprimer les possibilités discursives ouvertes dans la situation. Les énoncés peuvent, entre autres choses, viser directement la valeur d’un programme, et ceci 16 Tout comme deux énoncés « de la même phrase » (ayant été produits dans deux contextes respectivement indépendants l’un de l’autre) ne peuvent être rapprochés que par la suppression de tout ce qui fait la spécificité de chacun d’eux pour n’en garder peut-être que leurs éléments lexicaux et leur syntaxe, le rapprochement de deux programmes appartenant à des situations différentes mais « relatifs à la même interdépendance sémantique » ne résulterait que de l’élimination artificielle de la valeur spécifique de chacun, pour n’en garder que leur dimension formelle. 17 Lescano 2017. 407 principalement de trois manières : en « investissant » un programme (comme on peut dire qu’une armée « investit » une place forte), ce qui équivaut à l’idée intuitive que l’on se fait des revendications, des demandes, des exigences, de l’expression des souhaits ; en le « combattant », ce qui correspond aux idées banales de rejet, d’attaque ; en le « naturalisant », c’est-à-dire en le donnant à voir comme un « fait brut », indépendant de toute prise de position18. L’« investissement » est accompli par des énoncés paraphrasables par des discours du type : « Pour nous/moi, ... », « nous revendiquons… », « nous exigeons… », « nous demandons… », « il faut... ». L’intervention suivante investit un programme selon lequel les trois plateformes qui constituent le NPA (la « A », la « B » et la « C ») résultent des divisions au sein du parti : (4) Émile : Y a une différence fondamentale entre ce que dit la A, la B et la C. La A, c’est du traditionalisme ! Le « combat » peut être accompli à l’aide d’énoncés pouvant être paraphrasés à l’aide de formules du type « nous sommes contre P », « non, A n’est pas B », « il est faux que P »... L’extrait suivant combat le programme mobilisé par Émile : (5) William : C’est-à-dire ce que dit Alain c’est vrai quoi, sur le terrain on est tous engagés dans les trucs et... sincèrement trouver les différences entre la A, la B, la C – et j’aime bien lire les textes un peu compliqués – c’est difficile. [...] On a connu cette bataille stratégique avec les copains qui sont partis au Front de Gauche. Y avait une discussion de fond, des différences stratégiques de fond qui se sont traduits par des engueulades et une scission, qui nécessitaient des discussions approfondies sérieuses. Mais c’est plus le cas aujourd’hui. La « naturalisation » peut être réalisée ou paraphrasée par des discours de structure « A est B », des tournures comme « face à P… », des discours au passé simple et d’autres procédures comme celles qui sont classées habituellement comme déclenchant une présupposition. Par l’utilisation du verbe « savoir », le fragment suivant naturalise le programme selon lequel le parti est divisé, recentrant le débat sur les mesures à prendre pour faire une bonne campagne électorale. 18 Lescano, op.cit. 408 (6) On sait qu’on est divisé ! On sait qu’on est divisé, y a des plateformes et tout. Autour de Poutou19, faut mettre des gens de différentes plateformes tout simplement [...]. Une opération (d’investissement, de combat, de naturalisation) affecte la valeur du programme qu’elle cible. Par exemple, en renforçant ou en affaiblissant sa stabilité20 dans l’espace sémantique. Un programme est d’autant plus stable qu’il ne reçoit pas d’opérations contradictoires – il faut donc prendre garde à ne pas associer à chaque type d’opération un même type de résultat qui lui serait attaché systématiquement. C’est-à-dire que si un programme est combattu et investi, alors sa place dans l’espace sémantique est instable. En revanche, un programme qui ne reçoit que des combats, que des investissements ou que des naturalisations est moins instable. Imaginons un programme qui n’est productif que par sa mise en fonctionnement naturalisée : il a un degré de stabilité très élevé, c’est un fait indiscutable (on peut même se demander si, de manière générale, les énoncés qui apparaissent aux yeux de tous comme des vérités indiscutables ne sont précisément pas ceux qui mettent en production les programmes ayant le plus haut degré de stabilité). Si un discours vient l’investir, il le montre de ce fait comme soumis à la discussion, et ainsi le déstabilise21. C'est ce qui est évité dans l'extrait suivant, tiré de l'assemblée du Nouveau Parti Anticapitaliste, où l'intervenant évacue la possibilité d'investir un programme s'opposant au capitalisme ; cela reviendrait à en faire un point possible du débat, et donc à le déstabiliser. (7) [...] C'est des points de tactique, on peut discuter : est-ce qu'il faut être dans Syriza, dans Podemos, ne plus y être, faire des trucs ? mais on va pas trancher dans une campagne électorale, enfin c'est absurde! Mais la critique « faut rompre avec le le le le... le capitalisme » et tout, on est unanime là-dessus. Tout énoncé intervient au moins sur un programme de l’espace sémantique où il agit. De plus, un énoncé effectue en général plusieurs 19 Philippe Poutou est le candidat du NPA aux élections présidentielles de 2017. Au moment de cette assemblée, sa candidature n’est pas encore actée. 20 Camus, 2020. 21 Ibid. 409 opérations simultanément. Par exemple, un énoncé peut à la fois installer un programme dans l’espace sémantique, le mettre en fonctionnement et le combattre, augmentant de ce fait sa productivité (c’est le cas de l’extrait (5) ci-dessus). b. opérations et modes d’intervention À chaque fois qu’un énoncé émerge dans la surface discursive d’une situation politique, il effectue au moins une opération sur un programme. De sorte que les programmes peuvent recevoir des opérations multiples, parfois analogues : deux énoncés qui, par exemple, combattent le même programme, interviennent de la même manière sur l’espace sémantique de la situation. On nomme « modes d’intervention » ces régularités qui se forment dans un espace sémantique22. En effet, les opérations ne doivent pas être considérées seulement du point de vue de l’opération singulière effectuée par un énoncé singulier, mais de celui du mode d’intervention qu’elles habilitent et mobilisent. Investir, combattre ou naturaliser un programme donné, c’est agir d’une certaine manière dans l’espace sémantique d’une situation donnée et donc ouvrir et/ou renforcer la possibilité d’effectuer à nouveau le même type d’intervention. Il existe par exemple une façon d’agir sur l’espace sémantique du conflit de Notre-Dame-des-Landes qui consiste à combattre le programme selon lequel le projet de nouvel aéroport doit être mis en chantier. Ce mode d’intervention est mis en production par ces trois fragments : (8) Nous nous opposons à toute tentative de début de travaux ou d’expulsion !23 (9) L’ACIPA a appelé à plusieurs manifestations massives de protestation contre la mainmise sur les terres, les 15 et 17 octobre à Nantes et St Nazaire24. 22 Camus & Lescano 2019b. Communiqué de presse du collectif COPAIN44, 30 novembre 2016, 7seizh.info. 24 Collectif francilien de soutien à la zad de Notre-Dame-des-Landes, 25 octobre 2013, nddl-idf.fr. L'ACIPA est l'Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d'Aéroport de Notre-Dame-des-Landes. 23 410 (10) Pour ne pas laisser leurs bulldozers administratifs faire leur sale besogne de résignation, le boycott ne suffit pas. N’attendons pas pour bloquer leur projet25. Autrement dit, ces trois fragments agissent de manière analogue sur le même programme, par l’exploitation d’un même mode d’intervention (qui a déjà été rendu disponible dans l’espace sémantique du conflit). Les fragments suivants agissent sur le même programme mais en l’investissant, donc en exploitant un mode d’intervention adverse au précédent : (11) Désormais, on a toute latitude pour réaliser les travaux. (…) Rien ne nous interdit de passer à l’action26. (12) Cette construction est prévue depuis maintenant plus de trente ans, sur un emplacement spécialement réservé à cet effet. Il est grand temps d’engager les travaux !27 (13) « Après la décision du tribunal administratif [qui doit intervenir au premier semestre 2015, ndlr], il faudra s’engager dans la construction de Notre-Dame-des-Landes. »28 Durant l’évolution d’une situation politique, la possibilité d’effectuer une opération donnée sur un concept donné peut être plus ou moins présente. Comme les programmes, un mode d’intervention peut être très productif à une phase de l’évolution du conflit et pas du tout productif à une autre phase du même conflit. Il s’ensuit que si des modes d’intervention différents portent sur le même programme, alors ce programme peut être seulement productif sous un mode d’intervention donné (il peut être systématiquement investi) et parfaitement improductif sous les autres modes d’intervention possibles (par exemple, un programme jamais combattu). Dans la réunion du NPA, par exemple, le fait de se présenter à la présidentielle oppose certains intervenants, mais on trouve un programme toujours investi et jamais combattu, selon lequel en cas de participation à la Tract non signé intitulé « Projet d’aéroport : arnaque publique » diffusé le 21 juin 2012 lors du blocage de la marie de Notre-Dame-des-Landes. 26 Propos de Mikaël Doré, sous-préfet en charge du dossier de l’aéroport de NotreDame-des-Landes, 4 mars 2014, Ouest France. 27 Association contre le survol de l’agglomération nantaise (acsan.info), 16 juin 2015. 28 Propos de Manuel Valls, cités dans « Notre-Dame-des-Landes : le crash annoncé de l’aéroport », 18 décembre 2014, L’Express. 25 411 campagne présidentielle, Poutou serait le candidat du parti. On le retrouve par exemple dans cet extrait : (14) Deuxièmement, heu... « quel candidat ? » Alors, y a eu des tas de débats, je vous passe les détails. Alors maintenant, tout le monde pense que ça peut être que Poutou. On aura compris qu’un discours ne peut jamais mettre en production un programme seul. Parler, c’est prendre position par rapport à un programme : on ne mobilise que des types d’action disponibles portant sur un programme (des modes d’intervention). Les programmes sont toujours intégrés dans un mode d’intervention. De ce point de vue, la notion de mode d’intervention prolonge les thèses centrales de la sémantique argumentative : les énoncés sont incapables de toute objectivité ; non seulement parce qu’à aucun niveau sémantique on ne trouve des « informations » (c’est la thèse de l’« argumentativité radicale »29), non seulement parce que les interdépendances sémantiques (celles établies par exemple par donc et pourtant) sont insécables (c’est ce qu’affirme la Théorie des blocs sémantiques), mais aussi parce que ces interdépendances sont situées dans un espace sémantique ; et encore parce qu'il est impossible de mobiliser de telles interdépendances sans les affecter par l’exploitation de l’un des modes d’intervention disponibles. Si l’on accepte que ce que les énoncés font sur les programmes modifie l’espace sémantique ; si l’on accepte que les modes d’intervention sont les voies d’accès au travail que les discours peuvent effectuer sur les programmes, alors il faut accepter que dans chaque espace sémantique se définissent les moyens disponibles pour sa propre transformation. 4. Perspectives L’étude sémantique des situations politiques rend nécessaire de concevoir les énoncés comme des interventions antagonistes pour rendre disponibles, renforcer ou fragiliser des moyens d’action. Une fois acceptées les notions élémentaires de cette approche, des questions plus complexes surgissent, auxquelles les recherches actuelles tentent 29 Anscombre et Ducrot 1986. 412 de répondre. Par exemple, les programmes qui intègrent un espace sémantique n’existent pas sous la forme d’une simple liste. Chaque situation conflictuelle les organise à sa manière de sorte que l’existence sémantique d’un mouvement ou d’un parti politique correspond à une organisation précaire de modes d’intervention. Il y aurait notamment certaines constantes qui permettent de croire qu’il y a toujours des programmes qui cristallisent les antagonismes et d’autres qui se subordonnent aux premiers. Par ailleurs, parce que certains programmes sont plus stables que d’autres à l’intérieur d’un espace sémantique, mobiliser un programme moins stable que celui de l’adversaire revient à tenir des propos qui ont moins de poids. Cette asymétrie semble être à la base d’un certain type de rapport de force entre les acteurs d’un conflit. Enfin, les espaces sémantiques ne sont pas clos, ne sont pas déconnectés les uns des autres. Bien qu’ils gardent une certaine autonomie, des points de jonction existent entre les différents espaces sémantiques d’une même conjoncture sociale – les espaces sémantiques ne sont pas des structures. Bibliographie ANSCOMBRE, J.C. ; DUCROT, O. L’argumentation dans la langue, Bruxelles : Mardaga, 1983. ANSCOMBRE, J.C. ; DUCROT, O. « Argumentativité et informativité » dans M. Meyer (éd.), De la métaphysique à la rhétorique, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1986, p. 79-93. CAMUS, Z. Pour une description sémantique des assemblés citoyennes politiques : Marinaleda, NPA, Nuit Debout. Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2020. CAMUS, Z. « Mise en tension et configuration conceptuelle », 16-21 juillet 2017, 15th International Pragmatics Conference, Belfast (Northern Ireland). Texte en ligne sur https://semanticar.hypotheses.org/textes-inedits. CAMUS, Z. ; LESCANO, A. « Quelle polyphonie pour une sémantique de l’interaction ? », Colloque Les voix en dialogue. Hétérogénéité énonciative et discours en interaction, Université de Lyon, 3-5 juillet 2019a. Disponible sur https://semanticar.hypotheses.org/textes-inedits. 413 CAMUS, Z. ; LESCANO, A. « Polyphonie et modes d’intervention discursive – À propos de la description sémantique des situations politiques conflictuelles », Antares, 11/23, 2019b, 24-52. CAREL, M. L’entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques, Paris : Champion, 2011. CAREL, M. ; RIBARD, D. « Témoigner en poésie », Poétique, n°179, 2016, p. 3955. LESCANO, A. « El signo de controversia », Topicos del seminario, 35, 2015, p. 173-215 LESCANO, A. « Prendre position. Une approche sémantique des conflits publics », Conexão Letras, vol.12, n°18, 2017, p. 73-94. LESCANO, A. « Groupes en lutte et rapports de force : une lecture sémantique. Le cas des habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes », 3ème congrès DiscoursNet en collaboration avec ALED, Savoir et pouvoir dans un monde polycentrique, 11-14 septembre 2019. Texte en ligne sur https://semanticar.hypotheses.org/textes-inedits. LESCANO, A. Prolégomènes à une sémantique des conflits sociaux, ms, ms, 2021. LIISBERG, M. « Comprendre les micros-évolutions d’un conflit social : au croisement de la sémantique et de la politique », 3ème congrès DiscoursNet en collaboration avec ALED, Savoir et pouvoir dans un monde polycentrique, 1114 septembre 2019. MONTERO, A.S. « Significantes vacíos y disputas por el sentido en el discurso político: un enfoque argumentativo », Identidades, Núm. 3, Año 2, 2012, pp. 125. 414 Leçon XXVII L’action en disant et l’attribution Corentin Denuc École des Hautes Études en Sciences Sociales EHESS, France 1. Introduction La notion d’action en disant, développée depuis 2018 par Marion Carel et Dinah Ribard, correspond à la notion d’acte illocutoire chez Austin. C’est l’action que l’on accomplit en disant quelque chose audelà de l’acte locutoire qui consiste seulement à produire un discours porteur de sens et en deçà de l’acte perlocutoire qui concerne les conséquences possibles du dire. La théorie de l’action en disant constitue donc une théorie pragmatique, au sens d’une théorie qui vise à déterminer comment l’on agit, dans le monde, avec les mots. C’est une théorie qui vise à expliquer en quoi dire, ça peut être, en soi, faire plus que communiquer un contenu porteur de sens. Cette théorie excède donc le domaine de la sémantique argumentative en ellemême. En particulier, avec l’action en disant, on quitte le domaine de la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) et de la Théorie Argumentative de la Polyphonie (TAP) qui visent à décrire les contenus sémantiques et énonciatifs communiqués par les énoncés et qui n’admettent pas que ces contenus décrivent réellement ce qu’on fait en employant ces énoncés. La théorie de l’action en disant cherche à saisir ce que l’on fait dans le monde lorsque l’on manifeste que l’on agit en produisant nos énoncés, c’est-à-dire, suivant la terminologie de Marion Carel et Dinah Ribard, lorsque qu’on s’attribue notre parole. La notion d’action en disant repense en fait la catégorie de l’acte illocutoire dans la lignée des théories non-référentialistes du sens et de l’énonciation comme la TBS ou la TAP mais également dans l’optique d’une réflexion sur l’activité réelle et située que l’on a avec les mots. 415 Cette approche se distingue donc des approches traditionnelles des actes de langage sur deux points. Le premier est le suivant : un énoncé ne décrit pas ce que fait celui qui l’emploie. Pour les approches traditionnelles de l’acte illocutoire, la signification des mots employés et leur assemblage préfigure d’une manière ou d’une autre (et d’une façon qui varie selon les approches) quel est l’acte accompli : dans les cas les plus simples, en disant « Je t’ordonne de fermer la fenêtre ! », on ordonne à notre interlocuteur de fermer la fenêtre. Pour Marion Carel et Dinah Ribard, s’attribuer un discours, c’est faire ce que l’on fait avec ce type de discours et non ce qu’indiqueraient les contenus sémantiques et énonciatifs communiqués. Le second point fondamental sur lequel la théorie de l’action en disant se distingue des approches traditionnelles porte sur la question de savoir quand est-ce que l’on agit en disant. Pour Austin, par exemple, un énoncé accomplit toujours un acte illocutoire quand les conditions de son accomplissement sont réunies. Tendre un objet à quelqu’un en lui disant « Je te le donne », c’est donner cet objet à partir du moment où celui qui parle possède effectivement cet objet. Pour Marion Carel et Dinah Ribard, s’il y a action en disant dans cette situation ou dans une autre, c’est parce que l’acteur parlant, celui qui agit avec les mots, s’attribue son discours. S’attribuer, c’est manifester que l’on agit en prononçant les mots. Mais il existe également une parole non attribuée qui consiste seulement à communiquer ou échanger des contenus sémantiques. Marion Carel et Dinah Ribard la désignent parfois du nom de parole heureuse. La suite de cette leçon développera successivement les deux points de divergences identifiés dans cette introduction. 2. L’action en disant n’est pas indiquée par l’énoncé 2.1 Les performatifs primaires, les actes illocutoires indirects et la fiction Pour Austin (1970), le cas où les énoncés indiquent explicitement ce que fait celui qui les emploie correspond, en vérité, uniquement au cas des performatifs explicites. En disant « Je te promets de venir », je promets de venir. Les performatifs explicites représentent le cas standard par rapport auquel tous les autres ont quelque chose de 416 déviant et auquel tous les autres doivent être rapportés d’une manière ou d’une autre. Pour Austin, l’acte illocutoire accompli par tout énoncé doit pouvoir être explicité par un performatif explicite. Or, cette exigence n’est pas sans soulever des difficultés. Parmi les énoncés qui divergent du cas standard, il y a, pour commencer, ce qu’Austin appelle les performatifs primaires par opposition aux performatifs explicites et qui seraient hérités d’un état antérieur et plus ambigu de la langue. Dans le cas des performatifs primaires, l’acte accompli n’est pas indiqué par un mot qui le désigne mais doit être deviné par des indices lexicaux, grammaticaux ou contextuels : l’impératif permet, par exemple, d’accomplir un acte de commandement. En disant « Viens ! », je peux ordonner à l’autre de venir (mais également lui recommander de venir : les performatifs primaires demeurent ambigus). Un cas plus problématique encore est celui où l’acte illocutoire accompli diffère de celui indiqué, explicitement ou non, par l’énoncé. En demandant à mon voisin de table « Peux-tu me passer le sel ? » je ne l’interroge pas sur sa capacité à me passer le sel, je lui demande de me passer le sel. Tout le monde agira, en tout cas, comme s’il s’agissait d’une demande et non d’une interrogation. C’est dans le cas où mon interlocuteur répondrait « Oui, j’en suis capable » que sa réponse serait perçue comme facétieuse. Un autre cas problématique est celui du discours fictionnel où, bien que les mots aient la même signification que dans le discours sérieux, ils n’accomplissent pas véritablement les actes illocutoires qu’ils sont supposés accomplir. Pour apporter une réponse à ces deux derniers cas tout en conservant l’hypothèse d’Austin, un auteur comme Searle (1982) a défendu une distinction entre actes illocutoires directs et indirects (voir Leçon XXXII) ainsi qu’une théorie spécifique pour le discours fictionnel. L’hypothèse selon laquelle la signification des énoncés indique les actes illocutoires accomplis par ceux qui les emploient soulève donc plusieurs difficultés aux approches traditionnelles. Les réponses qu’elles y apportent constituent la richesse même de ces approches mais supposent de nuancer et de complexifier l’hypothèse fondamentale : la signification d’un énoncé n’indique bien souvent que de façon ambigüe, indirecte ou non décisive l’acte illocutoire accompli in fine par cet énoncé. Mais il existe également un moyen de 417 contourner ces difficultés : en remettant en cause l’hypothèse même sur laquelle elles reposent. 2.2 Langage, métalangage et délocutivité Or, il existe des raisons plus profondes encore de mettre en cause l’idée selon laquelle la signification d’un énoncé indique l’acte accompli par celui qui l’emploie. Pour Ducrot (1984), le cas des performatifs explicites pose déjà problème en soi. Considérer qu’en disant « Je te salue ! », je salue, c’est confondre langage-objet et métalangage, c’est utiliser les mots du langage-objet pour décrire l’activité de celui qui utilise le langage-objet. En disant cela, on ne décrit pas l’activité illocutoire, on ne décrit pas la modification que les mots produisent dans la situation de discours, on ne décrit pas en quoi le langage modifie le monde, on répète seulement les mots de l’énoncé qu’on prend, arbitrairement, pour une description convenable de l’activité illocutoire. Pour que le verbe saluer décrive effectivement ce que l’on fait en disant « Je te salue ! », il faudrait d’abord définir ce que c’est que saluer et démontrer que c’est bel et bien ce qui se passe quand on dit « Je te salue ! » – or, comme on vient de le souligner, un énoncé est très loin de faire toujours in fine ce qu’il dit faire. Et l’on ne pourrait se contenter, en définissant ce que c’est que saluer, de considérer que c’est dire « Je te salue ! » ou un équivalent sémantique puisque cela décrirait seulement l’acte locutoire et non l’acte illocutoire. Par la suite, Anscombre et Ducrot vont aller plus loin en s’appuyant sur la notion de délocutivité développée par Benveniste. Comme l’a démontré Benveniste (1966) historiquement, ce que l’on fait en disant « Je te salue ! » ne dérive pas du verbe saluer. C’est saluer qui dérive (via salutare) de l’acte illocutoire accompli en disant « Salus ! », c’est-à-dire, non pas « Je te salue ! » mais « Bonne santé ! » employé pour saluer. Saluer est en fait un verbe délocutif qui dérive de la locution « Salus ! » employée pour saluer alors que ce n’est pas la signification originale de salus. Anscombre (1979) et Ducrot (1980) ont, pour leur part, généralisé cette analyse à l’ensemble des verbes performatifs : si les performatifs explicites permettent de faire ce qu’ils disent faire, ce n’est pas parce qu’ils dérivent du nom d’un acte illocutoire qui décrirait originellement ce qu’on fait en les employant, mais parce que le nom d’un acte illocutoire dérive d’eux. Pour 418 Anscombre et Ducrot, celui qui dit « Je te salue ! » dit bien ce qu’il fait. Mais il ne le fait pas parce qu’il dit le faire : ce n’est pas parce que le verbe saluer désigne l’acte de saluer que dire « Je te salue ! » permet de saluer mais parce que la locution « Salus ! » s’est mise à être employée pour saluer. La verbe salutare, employé pour décrire ce qu’on fait en disant « Salus ! », est apparu après l’utilisation de « Salus ! » pour saluer. 2.3 La TBS, la TAP et l’action en disant La théorie de l’action en disant s’inscrit dans la lignée de cette conception généralisée de la délocutivité. Un énoncé ne permet pas d’accomplir une action parce qu’il dit l’accomplir mais parce que ce type d’énoncé s’est mis à être utilisé pour accomplir un certain type d’action – sur le modèle de « Salus ! » qui a progressivement été utilisé pour saluer malgré la signification initiale de salus. Plus exactement, comme cela sera détaillé plus loin, s’attribuer un énoncé, c’est accomplir une des actions que l’on accomplit habituellement avec ce type d’énoncé. Si l’on peut s’excuser en disant « Je m’excuse », ce n’est pas parce que le verbe s’excuser indiquerait ce que l’on fait alors. C’est parce qu’il existe un type de discours dans lequel l’on peut employer l’expression « Je m’excuse » et qui est effectivement employé régulièrement pour s’excuser. Là où Marion Carel et Dinah Ribard vont plus loin qu’Anscombre et Ducrot, c’est en cela qu’elles n’admettent pas qu’un énoncé dise, d’une manière ou d’une autre, ce qu’on fait en l’employant. On fait même bien souvent le contraire de ce qu’on semblerait dire. C’est le cas avec un énoncé comme « Je m’excuse si vous m’avez mal compris » : typiquement, ce ne sont pas des excuses. Il n’est pas question d’accepter ou de refuser le pardon à celui qui dit « Je m’excuse si vous m’avez mal compris ». Et à l’inverse, il est possible de s’excuser en employant un énoncé qui semble pourtant présupposer le contraire comme « Je sais que m’excuser ne servirait à rien comparé à ce que je t’ai fait ». Cette redéfinition de l’action en disant était rendue nécessaire pour une autre raison encore que celles évoquées jusque-là : le cadre théorique de la TBS et de la TAP. Pour être compatible avec les développements de la sémantique argumentative proposés par la TBS et la TAP, la théorie de l’action en disant ne pouvait reposer sur une 419 conception référentialiste du langage – ni au niveau des contenus que la TBS analyse en termes d’aspects et d’enchaînements argumentatifs non-référentiels, ni au niveau de l’énonciation dont la TAP a finalement développé une analyse également argumentative. Ainsi, les contenus par lesquels un énoncé semblait communiquer une description de sa propre énonciation sont finalement analysés par la TAP, dans la lignée de la TBS, comme des enchaînements argumentatifs sans contenu descriptif (voir Leçon XXIII). Il est ainsi exclu qu’un énoncé puisse décrire ce qu’on fait en l’employant. 3. Toute parole n’est pas attribuée 3.1 La parole attribuée Pour Austin, tout énoncé accomplit un acte illocutoire si les conditions sont réunies pour l’accomplissement de l’acte illocutoire associé conventionnellement à cet énoncé. Et, en effet, si cette convention est inscrite dans la signification des mots, chaque fois que les mots sont employés, ils accomplissent l’action – s’il est possible, dans les circonstances de l’énoncé, d’accomplir cette action. Pour Marion Carel et Dinah Ribard (2019), une action en disant n’est pas accomplie par la signification des mots employés. Elle n’est pas accomplie simplement par le fait de prononcer ou d’écrire certains mots dans les circonstances appropriées. Pour accomplir une action en disant, l’acteur parlant ne prononce pas simplement les mots : il les utilise pour accomplir une action. Plus exactement, il manifeste accomplir une action en employant ces mots. C’est ce que Marion Carel et Dinah Ribard appellent s’attribuer son discours : « s’attribuer un discours » consiste, d’une part, à le constituer en objet, extérieur à soi-même. Le discours est là, matériellement, et, deuxième étape, l’acteur parlant communique que ce discours est d’un certain type, qu’il suppose déterminable par le destinataire, grâce aux indices qu’il a laissés. Enfin, troisième étape, l’acteur parlant agit en communiquant que son discours est de ce type. (Carel et Ribard, 2019). S’attribuer un discours, c’est donc, premièrement, manifester que l’on produit un discours dans le monde. Mais surtout, c’est 420 manifester l’appartenance de ce discours à un certain type de discours identifiable par le destinataire. C’est cette notion de type qui fait le lien, dans le processus de l’attribution, entre les mots employés et l’action en disant. C’est cette étape qui permet de déterminer quel est l’acte accompli. Car l’action en disant doit bien dépendre, d’une manière ou d’une autre, de ce qui est dit – sans quoi pourquoi s’attribuer ces motslà plutôt que d’autres ? Si elle n’en dépend pas sur un mode référentiel, elle en dépend par la ressemblance du discours avec d’autres discours. Si l’action accomplie en disant n’est pas déterminée par une relation directe entre un discours et le monde, il faut bien qu’elle soit déterminée par une relation entre ce discours et d’autres discours. L’énoncé que l’acteur parlant s’attribue ne renvoie pas directement à un type d’action mais à un type de discours – et seulement par cet intermédiaire à un type d’action. Car s’attribuer un discours, ce n’est pas seulement manifester l’appartenance de ce discours à un type de discours, c’est enfin manifester que l’on accomplit par-là l’action qu’on fait avec un discours de ce type. Si l’on reconnait qu’en prononçant les mots « Je sais que m’excuser ne servirait à rien comparé à ce que je t’ai fait », la personne s’excuse, c’est parce qu’elle manifeste produire un discours dans le monde, indique le rattachement de ce discours à un certain type et montre qu’elle fait ce qu’on fait avec ce type de discours. Manifester que l’on agit en produisant un énoncé sur l’inutilité de s’excuser du fait de la gravité de nos actes, c’est une façon paradoxale mais typique de demander pardon à l’autre – c’est en tout cas le mettre dans une situation où sa réaction sera perçue ou bien comme une façon de pardonner ou bien comme un refus de pardonner. 3.2 La parole heureuse Si tout énoncé n’accomplit pas un acte illocutoire, si un acte illocutoire n’est pas accompli du simple fait de la signification des mots employés, s’il faut manifester que l’on agit en disant pour agir en disant, on doit reconnaître l’existence d’une parole non-attribuée, qui ne réalise pas d’action en disant. Qu’est-ce, dans ce cas précis, que la parole ? La parole non attribuée consiste seulement à communiquer ou échanger des contenus porteurs de sens et qui réclament des réponses avant tout linguistiques : 421 On distinguera [l’]auto-attribution du simple fait d’introduire un contenu dans une discussion. Car, celui qui dit peux-tu me passer la valise ?, peut se contenter de placer cette forme interrogative dans la discussion : il ne se l’attribue pas et attend seulement une réponse linguistique à sa question, par exemple je ne sais pas, elle m’a l’air bien lourde (Carel, 2018). Parler peut être en soi d’une grande richesse et d’un grand intérêt dans le monde. La parole est une activité sociale fondamentale même quand parler ce n’est ni décrire le monde ni accomplir une action en disant – c’est de toute manière une forme de contact et de coopération avec l’autre. Plus encore, ça peut être l’objet d’un jeu subtil, en particulier dans la façon dont on construit et dont on amène les contenus communiqués ou encore dans la façon dont l’on concrétise les structures sémantiques prévues par la langue. De même que l’on prend du plaisir à jouer aux cartes, c’est-à-dire à suivre des règles en tentant d’être le plus subtil dans leur application, alors que cela ne renvoie à rien dans le monde, ne simule rien et n’accomplit rien en dehors du jeu, il y a un plaisir de la parole et de la conversation. Il existe donc « un acte heureux de parler ». Ce syntagme, emprunté par Marion Carel et Dinah Ribard à Starobinsky dans un article intitulé « La Rochefoucauld et les morales substitutives », leur a inspiré l’expression de parole heureuse pour désigner la parole non attribuée. Il faut ici entendre heureux et heureuse dans un sens qui n’est précisément pas celui qu’utilise Austin lorsqu’il parle d’un acte heureux ou malheureux. Ce n’est pas ici, la réussite ou l’échec d’un acte de langage qui est en question mais le bonheur que l’on tire de l’activité linguistique en elle-même. La parole non attribuée n’est peut-être pas toujours effectivement une source de plaisir ou de bonheur mais elle a bien en général, dans l’activité sociale, une fonction de cet ordre. 4. Conclusion La théorie de l’action en disant et de l’attribution demeurent des théories en construction. Elles sont encore loin de prétendre apporter une réponse à toutes les questions qui se posent à elles. Il est alors possible, pour clore cette leçon aussi bien que pour en élargir le propos d’évoquer trois ensembles de questions parmi celles qui restent actuellement ouvertes : 422 ❖ Quels sont les critères, les marques de l’attribution ? Comment s’attribue-t-on notre discours ? Comment distingue-t-on la parole attribuée de la parole non-attribuée ? Peut-être même qu’il n’existe aucun critère, aucune marque, aucune trace décisive de l’attribution et que tout discours peut être interprété par l’interlocuteur ou bien comme une parole attribuée ou bien comme un simple contenu communiqué dans l’échange linguistique et qui réclame seulement une réponse linguistique. ❖ Identifier le type du discours que s’attribue l’acteur parlant suffit-il pour identifier l’action qu’il accomplit ? Un même type de discours est-il suffisamment précis pour être associé à une seule action ou permet-il d’accomplir des actions différentes ? Dans ce dernier cas, comment déterminer quelle est l’action accomplie – ne demeure-t-il pas une part d’indétermination ? Plus encore, un type de discours estil associé à une action précise ou à un type d’action ? Dans ce second cas, qu’est-ce qui préciserait l’action accomplie si ce n’est pas, comme le pense Searle par exemple, le contenu propositionnel de l’énoncé ? ❖ Comment décrire ou seulement nommer l’action en disant ? Au-delà même du paradoxe qu’il y a à utiliser, pour décrire le langage et son activité, un langage naturel dont on n’admet pourtant pas qu’il décrive le monde, se pose ici une difficulté plus spécifique. En affirmant que s’attribuer un discours, c’est faire ce que l’on fait avec ce type de discours, l’on ne décrit pas ce que l’on fait concrètement dans le monde. Renvoyer à des antécédents du même type ne décrit pas la nature de l’acte de langage. Il reste quelque chose à décrire. Pour la théorie de l’action en disant, il s’agit d’expliquer ce que l’on fait concrètement dans le monde en s’attribuant un discours du type de « Je m’excuse ». Bibliographie Les approches traditionnelles des actes de langages AUSTIN, J. L. Quand dire, c'est faire, Editions du Seuil, Paris, 1970. SEARLE J. Les actes de langage : Essai de philosophie du langage, Hermann, Paris, 2009. SEARLE J. Sens et expression : Etudes de théorie des actes de langage, Les Editions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1982. 423 Benveniste et les premières critiques de la Sémantique Argumentative ANSCOMBRE, J.-C. « Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée et performativité » in Langue française, n°42, La pragmatique, 1979. BENVENISTE, E. Problèmes de linguistique générale, Editions Gallimard, Paris, 1966. DUCROT, O. Le Dire et le Dit, Chap. VI, Paris, Editions de Minuit, 1984. DUCROT, O. « Analyses pragmatiques » in Communications, n°32, Les actes de discours, 1980. L’action en disant et l’attribution CAREL, M. « Les argumentations énonciatives », publié en français et en traduction portugaise dans Letrônica, volume 11, numéro 2, 106-124, 2018. CAREL, M. « La Sémantique argumentative de nos jours : questions liées aux notions de langue, de discours, de sens et d’énonciation », entretien avec Lauro Gomes, publié en français et en traduction portugaise dans Signo, UNISC, vol 44, n° 80, 2019, 214-230. CAREL, M. ; RIBARD, D. « L’acte de témoigner » in Antares: Letras e Humanidades, v. 11, n°23, 2019, 3-23. 424 PARTIE 8 : DES LIMITES THÉORIQUES : LES RELATIONS POSSIBLES ENTRE D'AUTRES AUTEURS ET LA SÉMANTIQUE ARGUMENTATIVE 425 426 Leçon XXVIII La présence de Saussure dans la Théorie de l’Argumentation dans la Langue d’Oswald Ducrot Leci Borges Barbisan Pontifícia Universidade Católica do Rio Grande do Sul PUCRS, Brésil Nous exposerons, dans cette leçon, quelques concepts conçus par Ferdinand de Saussure, l’un des théoriciens du langage les plus célèbres et qui a créé de nombreux concepts ayant influencé d’importantes théories linguistiques du 20ème siècle et, parmi celles-ci, la Théorie de l’Argumentation dans la Langue, sémantique linguistique développée par Oswald Ducrot et sur laquelle nous allons nous focaliser. Loïc Depecker a publié, en 2009, un livre qui a pour titre Comprendre Saussure : D'après les manuscrits, traduit au Brésil en 2012. Dans l’Introduction à son livre, Depecker pose la question de savoir s’il y a « une pensée saussurienne » (p.5). Cette question peut sembler étrange aujourd’hui, après ce qui a déjà été dit et discuté à propos de la théorie saussurienne, après tous les résultats que la pensée du Maître de Genève a générés. Mais la question de Depecker se justifie par le fait que le Cours de linguistique générale (CLG), qui indique le nom de Saussure comme auteur, a été publié en 1916, trois années après sa mort et qu'il n’a pas été écrit par lui, mais par Charles Bally et par Albert Séchehaye, qui n’ont pas suivi les cours et qui ont écrit et publié le Cours de linguistique générale – le CLG – à partir des notes d’étudiants qui ont effectivement participé à ces cours. Donc – il faut le comprendre – Saussure a été l’auteur d’un livre qu’il n’a pas écrit... A travers les conditions dans lesquelles cette œuvre a été produite, nous savons aujourd’hui que le Cours de linguistique générale présente des ruptures, des interprétations des éditeurs Bally et Séchehaye, ainsi que des réductions et des déformations. Robert Godel a eu accès aux sources manuscrites des étudiants qui étaient présents aux cours de Saussure, sources qui ont servi à écrire le CLG. 427 En se fondant sur ces textes, Godel a publié en 1957 son livre Les sources manuscrites du Cours de Linguistique Générale. Dans cette œuvre, nous lisons que certains exemples et commentaires trouvés dans le CLG ont été construits par les éditeurs, et non par Saussure. Pour ne citer qu’un exemple, le dernier énoncé du CLG (page 305) : « La linguistique a comme seul et véritable objet la langue, considérée en elle-même et par elle-même », nous savons aujourd’hui que ce n’était pas la pensée de Saussure. Un autre « Saussure » – cette fois « le vrai » pour reprendre les mots de Depecker – est né 80 années plus tard, en 1996, pour les chercheurs en Linguistique. Un grand nombre de notes manuscrites, rédigées par la main du maître, trouvées dans le manoir de la famille, ont été déposées à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève. A partir de cette date, un très grand travail autour de ces documents, relatif à la datation, et à la méthode de travail a été réalisé et un livre, qui a reçu le nom d’Écrits de linguistique générale, contenant certains de ces écrits, a été édité par Simon Bouquet et Rudolf Engler, publié à Paris chez Gallimard en 2002, traduit en portugais et publié au Brésil chez Cultrix en 2004. Parmi ces documents, il y a ceux qui traitent de la double essence du langage, qui auraient dû composer un livre que Saussure écrivait, mais qui n’a jamais été achevé, ni publié. Cependant, d’autres textes originaux doivent encore être analysés et diffusés. Certainement, de nombreuses surprises nous réserve la pensée de Ferdinand de Saussure. Mais malgré les difficultés que nous percevons dans le Cours de linguistique générale, nous ne pouvons pas condamner Bally et Séchehaye, poursuit Depecker. Dans la préface du CLG, Bally et Séchehaye assument, face à la critique, toute responsabilité pour ce qu’ils publient, et se placent comme interprètes du maître. Ils écrivent dans la préface de la première édition : Nous sentons toute la responsabilité que nous assumons vis-à-vis de la critique, vis-à-vis de l’auteur lui-même, qui n’aurait peut-être pas autorisé la publication de ces pages. Cette responsabilité, nous l’acceptons tout entière, et nous voudrions être seuls à la porter. La critique saura-t-elle distinguer entre le maître et ses interprètes ? Nous lui saurions gré de porter sur nous les coups dont il serait injuste d'accabler une mémoire qui nous est chère. 428 C’est le Saussure du CLG que le XXème siècle a lu, et plus encore, a interprété, pas toujours peut-être de la façon dont le maître aurait voulu être interprété. Mais, explique Depecker à la page 15 de son livre, « le CLG a eu l’immense avantage de sauver la pensée de Saussure de l’oubli ». Sans le CLG, la recherche sur le langage humain n’aurait probablement jamais eu accès à la contribution du maître. En outre, on peut dire que le 20ème siècle n’aurait jamais connu les théories sur le langage qui, pendant cette période, ont été pensées et discutées à partir des affirmations trouvées dans le Cours de linguistique générale et qui, d’une manière ou d’autre, ont fait avancer les réflexions sur la Linguistique Synchronique, théories comme celles de l’École de Prague (en particulier avec Karcevskij, Jakobson, Troubetskoy), de l’École de Copenhague (avec Bröndal, Hjelmslev), du structuralisme américain (avec Whitney, Sapir, Harris, Chomsky). C’est d’une théorie française du 20ème siècle que nous voudrions traiter ici : la Théorie de l’Argumentation dans la Langue, la sémantique linguistique, développée dans les années 70, à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, par Oswald Ducrot et Jean-Claude Anscombre, et continuée encore aujourd’hui par Oswald Ducrot et Marion Carel, dans la même institution française. Le saussurianisme de Ducrot Dans le Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, écrit par Oswald Ducrot et par Jean-Marie Schaeffer en 1995, l’entrée saussurianisme, signée par Ducrot, présente son regard sur quelques concepts créés par Saussure. Aux pages 36 et 37 de l’édition 1995, Ducrot part de la déclaration saussurienne selon laquelle le langage se présente comme un système, montrant l’organisation par laquelle les signes n’ont de réalité linguistique que par les relations qui s’établissent entre eux, introduisant ainsi à la notion de valeur. Ensuite, le signe est décrit par la relation entre signifiant et signifié, terminologie du troisième cours, rejetant les désignations de concept et d’image acoustique, formulation que l’on peut lire au début du Cours de linguistique générale mais considérée comme provisoire. Dans l’entrée Référence du même dictionnaire, Ducrot rappelle, à la page 361, la déclaration du maître selon laquelle les signifiés « sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, 429 mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas : ce sont des valeurs pures » (chapitre 4, paragraphe 2 du CLG). En comprenant le signe comme étant constitué d’un signifiant et d’un signifié, et comme étant donc dans la langue, Ducrot s’oppose au référentialisme et au cognitivisme linguistiques. Dans le chapitre La sémantique argumentative peut-elle se réclamer de Saussure, publié en 2006 dans le livre Nouveaux Regards sur Saussure, Ducrot explique son point de vue selon lequel « les entités linguistiques […] n’ont pas de sens » (p. 154-155). Il justifie son affirmation par l’argument selon lequel « on ne saurait exhiber une chose, matérielle ou psychique, qui ne serait donc pas elle-même constituée par des mots, et qui pourrait être considérée comme le sens de ce mot ». C’est sur la première page de ce même chapitre du livre Nouveaux Regards sur Saussure qu’Oswald Ducrot raconte comment, en 1960, en tant que professeur de philosophie, connaisseur de philosophie classique, surtout de Platon, Descartes et Kant, en lisant, dans le Cours de linguistique générale, le chapitre sur la valeur, il s’est lancé dans la recherche linguistique, qu'il n’a jamais abandonnée. Son travail, depuis lors, a été fondé sur cette œuvre, avec le soutien de l’édition critique de Tullio de Mauro et Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale (1957) de Robert Godel, pour résoudre les contradictions et les ambiguïtés qu’il a trouvées dans le CLG. Dans la notion de valeur, expliquée par Saussure dans le chapitre IV de la deuxième partie du Cours de linguistique générale, Ducrot a trouvé l’altérité, pensée par Platon dans son dialogue Le Sophiste. Dans la Préface que Ducrot a écrite en 2009 pour le livre L’intervalle sémantique : une introduction à une théorie sémantique argumentative, la théorie de l’altérité conçue par Platon est expliquée. Nous savons donc que dans Le Sophiste, aux catégories fondamentales de la réalité, Platon ajoute un cinquième genre, l’Autre, constitué d’une nature singulière, puisque : Et nous dirons qu’elle a pénétré dans toutes les formes ; car chacune en particulier est autre que les autres, non point par sa propre nature, mais parce qu’elle participe de l’idée de l’autre (Le sophiste, 255e). Ainsi, le Mouvement, par exemple, est ce qu’il est parce qu’il n’est pas le Repos. Ducrot s’est aperçu, dans le chapitre sur la valeur du CLG, 430 que Saussure applique aux mots de la langue ce que Platon a dit sur les idées. Ducrot explique, dans la même Préface, aux pages 10 et 11, que Saussure compare la notion d’altérité de Platon, constituante des idées, à la valeur d’un mot qui s’oppose aux autres. La notion de valeur devient alors, depuis les premières réflexions qui constitueront la Théorie de l’Argumentation dans la Langue jusqu’à nos jours – parce que la théorie continue à se développer – la notion fondamentale pour l’explication de la sémantique linguistique. La sémantique linguistique d’Oswald Ducrot La recherche sur la Théorie de l’Argumentation dans la Langue (ADL) menée par Oswald Ducrot, dont le développement actuel est la Théorie des Blocs Sémantiques – approfondissement et radicalisation de l’ADL – est affiliée à des textes du Cours de linguistique générale sur le signifié et la valeur. La Théorie de l’Argumentation dans la Langue et surtout, à sa suite, la Théorie des Blocs Sémantiques, rejettent en effet la possibilité de décrire le sens par référence à la réalité ou à la pensée. Le sens d’une entité linguistique est alors défini comme un ensemble de structures argumentatives que lui associe la langue. Les argumentations, qui ne doivent pas être considérés comme des raisonnements logiques, sont constituées par deux propositions, reliées par un connecteur, qui peut être donc (argumentations normatives) ou pourtant (argumentations transgressives). En se fondant sur la notion de valeur linguistique proposée par Saussure, dans laquelle il retrouve l’altérité conçue par Platon, Ducrot explique le sens des entités lexicales et des énoncés par des rapports de similitude et de différence. C’est ainsi qu’en 1988, lors de la première conférence prononcée à l’Université de Cali en Colombie, il a défini la valeur argumentative comme l’orientation que la signification d’une entité lexicale donne au discours, rendant possible ou impossible une continuation. Déterminée par des instructions, l’orientation argumentative appartiendrait au sens des énoncés. La valeur argumentative est donc comprise comme étant le niveau fondamental de description sémantique. La notion d’orientation argumentative a continué, par la suite, à se développer, en particulier à travers l’idée selon laquelle les argumentations qui constituent la signification d’une entité lexicale 431 peuvent y être liées de façon externe ou interne (DUCROT 2006). C’est ce que Théorie des Blocs Sémantique appelle – dans sa version dite « standard » et qui évoluera plus tard – argumentation externe et argumentation interne (voir Leçon IV). Dans le cas d’une argumentation externe comme « étudier donc apprendre », étudier oriente vers apprentissage. Dans le cas d’une argumentation interne, l’entité lexicale contient dans sa signification un schéma argumentatif complet qu’elle est susceptible d’exprimer dans un énoncé. La signification du mot prudent peut ainsi être exprimée par un enchaînement dans lequel danger oriente vers précaution. Les enchaînements que les entités lexicales construisent sont constitués par deux et seulement deux segments, contenant la même interdépendance sémantique. Les différentes relations possibles entre deux entités lexicales peuvent être représentées par deux blocs, chacun contenant quatre schémas argumentatifs, appelés aspects argumentatifs, formés à partir des connecteurs donc ou pourtant, et à partir de l’affirmation ou de la négation. Ces relations d’interdépendance entre les entités lexicales qui permettent, dans la Théorie des Blocs Sémantiques, de construire des enchaînements argumentatifs en donc et en pourtant, poussent donc en quelque sorte jusqu’à leurs dernières conséquences les notions de relation et de valeur développées par Saussure. Considérations finales Comment, enfin, Saussure est-il présent dans la sémantique argumentative d’Oswald Ducrot ? À notre avis, la pensée de Saussure apparaît dans la Théorie de l’Argumentation dans la Langue essentiellement à travers les notions de valeur, de relation et, par conséquent, à travers le refus de rechercher le sens dans l’extériorité du langage. Dans un article intitulé Argumentation rhétorique et argumentation linguistique, traduit en portugais en 2009 (DUCROT, 2004), Ducrot reprend les bases de sa théorie. Il explique d’abord qu’il comprend par argumentation linguistique la façon dont deux segments A et C sont liés par les connecteurs donc ou pourtant dans un enchaînement argumentatif. Le segment A contient en lui-même l’indication qu’il doit être complété par C, c’est-à-dire, A conduit, sans 432 intermédiaire, à conclure C. Par conséquent, A ne peut pas être compris indépendamment de C. Hors de l’enchaînement, A ne signifie rien. Le segment A contient la possibilité de la continuation « donc C » ; il contient également la possibilité d’être continué par « toutefois pasC » si le connecteur est changé. Ainsi, si A a en lui-même la possibilité d’être suivie par C, il a aussi la possibilité d’être articulé à « toutefois pas-C ». Ces observations sont la preuve, dit Ducrot, que nous utilisons dans notre discours le « trésor » du vocabulaire commun à tous les locuteurs de la langue. Avec cela, nous pouvons conclure que les significations que nous construisons, lorsqu’on parle, sont purement linguistiques, n’ont pas d’explication logique, ne peuvent pas être comprises par des faits de la réalité. Dans les années 60, Ducrot a découvert la pensée de Saussure et le notions de valeur et de relation dans le Cours de linguistique générale, écrit par Bally et Séchahaye, et dans les sources manuscrites présentées par Godel. Il a alors développé une théorie sémantique fondée sur la notion saussurienne de valeur linguistique qu’il a enrichi d’une approche argumentative des relations entre les entités lexicales qui construisent les énoncés. Pour justifier sa thèse selon laquelle les sens sont construits par la langue, et non par l’extériorité, Ducrot revient, à la conclusion de son article Argumentation rhétorique et argumentation linguistique, au point duquel il est parti, quand il a lu le chapitre sur la valeur linguistique. Nous transcrivons ci-dessous le regard du philosophe devenu linguiste, qui n’oublie pas sa formation d’origine : Appelons pour simplifier platonicienne la recherche d’une vérité absolue, qui exigerait que l'on dépasse le langage, c’est-à-dire que l'on tente, sans même savoir si c’est possible, de « sortir de la Caverne » (car la vraie caverne, celle qui nous interdit le rapport avec la réalité, celle qui nous contraint à vivre au milieu des « ombres » c'est, pour moi, le langage). Appelons aristotélicien, de façon tout aussi schématique, l’espoir de trouver dans le discours, c’est-à-dire « à l’intérieur de la Caverne », une sorte de rationalité imparfaite, insuffisante, mais somme toute acceptable, vivable. Moyennant ces approximations, mon exposé s'inscrit dans une opposition systématique à l’optimisme rhétorique d’Aristote et de ses innombrables successeurs ; il souhaiterait promouvoir un retour à Platon et à une méfiance radicale vis-à-vis du discours. (DUCROT, 2004, p. 34) 433 A la fin de ces observations autour du thème choisi dans cette leçon, une question se pose : Ducrot a-t-il dépassé Saussure ? Nous pensons que la réponse est non. Ducrot s’est éloigné des concepts saussuriens du CLG, et des manuscrits des étudiants du maître, présentés par Godel – parce que ce n’est que très récemment que le monde académique a connu ces écrits – et, avec eux, a créé une sémantique qui trouve dans les propriétés des mots des principes pour arriver à l’énoncé et au discours. Avec ce regard sur le langage, toujours entretenu et approfondi pendant toutes ces années de développement de la recherche, Ducrot n’a pas dépassé Saussure ; il a créé une autre théorie, originale, unique, qui part des sens construits par le discours pour trouver dans la langue – son objet d’étude – l’explication de ces sens, produisant non pas une sémantique du mot isolé, mais une sémantique syntagmatique originale, qui n’a probablement pas été pensée par le maître, mais a certainement été inspirée par lui. En cela la Théorie de l’Argumentation dans la Langue débitrice de l’œuvre fondatrice de Saussure. Bibliographie CAREL, M ; DUCROT, O. La semántica argumentativa: una introducción a laTeoría de los Bloques Semánticos. Buenos Aires : Colihue, 2005. DEPECKER, L. Comprendre Saussure. Paris : Armand Colin, 2009. DUCROT, O. Polifonía y argumentación. Cali : Universidad del Valle, 1990. DUCROT, O. ; SCHAEFFER, J.-M. Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris : Seuil, 1995. DUCROT, O. « Argumentation rhétorique et argumentation linguistique » M. Doury, S. Moirand (éds), L’argumentation aujourd’hui. Positions théoriques en confrontation, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 17-34. DUCROT, O. La sémantique argumentative peut-elle se réclamer de Saussure ? In SAUSSURE, Louis de. Nouveaux regards sur Saussure. Genève : Droz, 2006. DUCROT, O. Prefácio. In VOGT. Carlos. O intervalo semântico. Campinas : Editora UNICAMP, 2009b. GODEL, R. Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale. Genève : Droz, 1969. PLATON. Le Sophiste. Paris : Flammarion, 1993. 434 SAUSSURE, F. de. Cours de linguistique générale, éd. critique Tullio de Mauro. Paris : Payot, 2000. SAUSSURE, F. de. Écrits de linguistique générale. Paris : Gallimard, 2002. 435 436 Leçon XXIX La question de l’énoncé chez Foucault et Ducrot Julio Cesar Machado Universidade do Estado de Minas Gerais UEMG, Brésil Jocenilson Ribeiro Universidade Federal do Sergipe UFS, Brésil Nous sommes tous des foucaldiens, dans une certaine mesure, d’une manière ou d’une autre, sans pouvoir le définir très clairement. (Oswald Ducrot, 2013, p. 50) 1. Le mot « énoncé » comme point de rencontre1 La gageure de construire cette leçon autour d’une notion foucaldienne, en recherchant un rapprochement ou un rapport quelconque avec le travail d’Oswald Ducrot, requiert de notre part de s’adonner à un exercice aussi complexe que plaisant. La complexité procède des limites tracées par deux auteurs dont les questions de philosophie du langage s’inscrivent dans des horizons résultant de situations théoriques différentes ; mais, le plaisir de cette entreprise réside précisément dans un retour aux notions à la base de leurs objets. En premier lieu, ce type de rapprochement met en évidence deux penseurs du langage – nous dirions des philosophes du langage – aux problèmes et aux objets distincts, et dont les regards sur le langage diffèrent. Il n’y a pas lieu de souligner ici les multiples disparités entre 1 Nous exprimons ici notre gratitude pour les diverses suggestions proposées lors de la lecture technique de nos collaborateurs de recherche : Louise Behe, Marion Carel, Luiz Francisco Dias et Corentin Denuc. 437 le linguiste et le philosophe, mais il convient de signaler que l’ensemble de leur production manifeste une différence chronologique et font des années 1980 un contexte à la fois d’intersection et de bifurcation. Chez Foucault, cette décennie marque malheureusement une vie interrompue ; par bonheur, chez Ducrot, elle sert de cadre à un ensemble de travaux que nous pouvons aujourd’hui considérer comme un héritage majeur pour l’histoire des idées linguistiques. Au-delà de cette discordance biographique factuelle, nous avons établi comme point de rencontre l’usage du mot « énoncé » ; un mot que Ducrot et Foucault ont examiné dans le cadre de la formulation et de l’appropriation de la langue, en focalisant notamment le sujet de l’énoncé au niveau de l’événement historique, tel que le soutient Foucault (2008) dans Les mots et les choses (1969) ainsi que Ducrot dans Le dire et le dit (1984). En second lieu, il nous semble salutaire de commencer par ce qui correspond, selon nous, à l’unité de l’objet d’analyse de/dans la langue et dans le langage. Ce choix méthodologique relève davantage de notre propre fait que de celui des deux auteurs analysés ici. Compte tenu de l’ensemble des concepts, des notions, des intérêts, des problèmes et des objets de ces deux auteurs, outre les différences que nous avons à peine évoquées, nous estimons que partir de la notion d’énoncé pour penser le discours est un chemin fécond, car il nous conduit au point d’intersection entre ces deux penseurs : la dimension constitutive du sujet dans l’ordre de la langue et du discours, c’est-àdire dans l’ordre de la syntaxe, de la sémantique mais surtout au niveau de la mémoire et des événements, qui va au-delà de la nature de la langue. Cet exercice méthodologique ne disqualifie pas cependant d’autres approches possibles, par exemple, celle qui consisterait à réfléchir au problème de l’argumentation dans la langue au sein d’une archive. Le mot archive, chez Foucault, est un concept utilisé pour décrire le phénomène signifiant d’un complexe de formation discursive implicite qui avoisine certains sens et les met en crise. Il s’agit d’un système général de formation et de transformation des énoncés, dernier élément de l’analyse discursive foucaldienne. L’archive ne saurait être ni mesurable ni épuisée, car il ne s’agit pas d’« œuvres antérieures », mais de « dispositions diverses antérieures ». Pour le propos de cette leçon, la notion d’archive constitue un point de 438 rencontre subtil. Il est en effet pertinent de penser que la notion d’archive (de Foucault) rapproche Foucault de la sémantique argumentative, qu’elle peut être appréhendée dans un premier temps, au sein de cette Sémantique Argumentative, par la notion de connaissance antérieure (de Ducrot), et qu’elle se trouve actuellement formalisée par diverses notions de la Théorie des Blocs Sémantiques et de la Théorie Argumentative de la Polyphonie. Une première comparaison générale semble particulièrement prometteuse : ✓ Archive : « J’appellerai ‘archive’, non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses » (FOUCAULT, 2000c, p. 95). ✓ Connaissance antérieure ou interdiscours co-signifié : « Une interprétation exige toujours que l’on mette en œuvre des connaissances que l’on possède indépendamment de l’objet à interpréter, et qu’on les applique à cet objet » (DUCROT, 1999, p. 106). Eu égard à notre dessein, la question que nous devons alors nous poser est la suivante : ✓ Qu’est-ce que l’énoncé dans les travaux de Ducrot et de Foucault ? ✓ Quelles différences et quels rapprochements possibles devonsnous reconnaître au sein de leurs écrits ? Bien que Foucault ne se soit pas réellement penché sur l’étude de la langue et des grammaires en s’efforçant de comprendre le mode de fonctionnement des opérateurs argumentatifs dans les langues néolatines en général, ou dans la langue française en particulier (qui intéresse Ducrot, par exemple), nous savons que le philosophe conservait dans ses lectures les innombrables travaux des néogrammairiens et des linguistes saussuriens, auteurs d’un ensemble de connaissances et de concepts qui ont donné corps aux systèmes de pensées et de représentations sur la langue et les discours dans l’ordre de l’histoire, comme nous pouvons l’observer à la lecture de l’ouvrage Les mots et les choses (1969). De la sorte, à leur manière, Foucault et Ducrot apparaissent tous deux comme des penseurs jouissant d’une 439 connaissance extrêmement approfondie sur les questions saussuriennes et sur la conception de la langue comme système. La problématique du structuralisme, par exemple, est un objet de discussion récurrent chez Foucault, qui l’a longuement analysée dans Retourner à l’histoire (2000a), Linguistique et sciences sociales (2000b), Réponse à une question (2000c). Mais, c’est dans Les mots et les choses que l’auteur discute le rôle de la grammaire en tant que discipline scientifique du langage, ce qui conduit dans une certaine mesure à étiqueter le philosophe comme structuraliste. Dans cet ouvrage, il est aisé de relever les lectures et les réflexions foucaldiennes à propos des systèmes de classifications, d’ordonnance et de taxonomie dans les domaines de la biologie, de l’économie et de la grammaire, alors que l’auteur cherche à les comprendre historiquement non seulement comme un système de représentation, en tant que miroir de la réalité empirique sensible, mais aussi comme des discours qui confèrent une forme identitaire au sujet historique. Cet ouvrage pointe déjà chez le philosophe une approche de la problématique du langage, la grammaire générale y étant conçue comme un ordonnancement de la langue, au côté de l’histoire naturelle et de l’analyse des richesses, et comme un terrain systématisé des formes de représentation d’un domaine du savoir (que ce soit en biologie, en économie ou en philologie), c’est-à-dire qu’elle est envisagée dans son rapport avec la valeur de représentation au sein de ces champs du savoir. En guise d’illustration, nous pouvons dire que si, pour Foucault, les discours sont régis historiquement par des systèmes de règles qui les gouvernent et qui opèrent sur la conscience des sujets, les règles grammaticales et linguistiques font partie de ce jeu d’ordonnancement des formations discursives à l’intérieur desquelles nos paroles, savoirs et connaissances font sens ou non. Cependant, l’énoncé ne saurait être réduit à une « unité réelle de la communication verbale » [texte], comme le discute Bakhtine (1997, p. 239), par exemple, qui conçoit l’énoncé sous une perspective dialogique. Il ne saurait être réduit à un élément de la grammaire ni même à un problème d’ordre linguistique, car il est une fonction, et non pas une catégorie d’analyse restreinte à une formulation au niveau de la phrase (un groupe de termes se régissant grammaticalement). Nous reprendrons plus loin ce thème et présenterons ses spécificités lorsque nous aborderons la définition de l’énoncé chez Foucault. 440 2. L’énoncé chez Ducrot Après avoir cerné la ligne directrice de notre réflexion dans le préambule de cette leçon, nous poursuivons notre propos avec Ducrot. Chez le linguiste français, l’énoncé ne saurait être caractérisé sans considérer la définition de l’énonciation, attendu qu’il en est le produit : Énonciation : ce que je désignerai par ce terme est l’événement constitué par l’apparition d’un énoncé. La réalisation d’un énoncé est en effet un événement historique : une existence est donnée à quelque chose qui n’existait pas avant de parler et qui n’existera plus après. C’est cette apparition momentanée que j’appelle « énonciation » [...] Pour ma part, c’est simplement le fait qu’un énoncé apparaît (DUCROT, 1987, p. 168). Les lecteurs attentifs remarqueront que nous rapprochons progressivement les deux penseurs, Foucault et Ducrot. Leur mode de raisonnement semble en effet cohérent si nous considérons que les notions épistémologiques s’avèrent plus harmonieuses qu’il n’y paraissait de prime abord, avec des rapprochements évidents entre l’énonciation/énoncé ducrotien et l’énoncé foucaldien2. Ces notions peuvent être lues selon la dynamique suivante : Foucault à la lumière de Ducrot ou bien Ducrot à la lumière de Foucault ; une lecture à laquelle nous œuvrons présentement. À ce stade, notre leçon semble s’orienter davantage vers l’exploration des points de rencontre entre ces deux auteurs que vers la démonstration de leurs divergences – ce qui peut être l’objet d’une autre leçon. Une seconde observation conforte ce rapprochement. Il s’agit de l’idée selon laquelle l’énoncé, historique, non répétable et singulier, provient du discours ou, comme l’affirme Ducrot, est un « fragment du discours » (DUCROT, 1987, p. 166). Le regard du sémanticien/linguiste semble se porter sur le discours, mais son observation requiert immanquablement l’examen d’une portion mineure des sens : l’énoncé. 2 Il convient de signaler l’intense collaboration entre Ducrot et Carel, co-auteurs de nombreux travaux et de cours, au sein de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris. 441 ✓ Chez Ducrot, une question fondamentale se pose : eu égard à la richesse et à la complexité d’un énoncé, fragment d’un phénomène plus ample encore et complexe, le discours, comment le linguiste doit-il procéder pour l’analyser ? Nous savons que de nombreux linguistes font preuve d’expertise pour décrire la complexité des énoncés, mais peu d’entre eux, sauf exceptions, s’aventurent à proposer des mécanismes et des procédés pour les analyser. Au contraire, Ducrot, quoiqu’il assume la richesse insondable des énoncés, suggère une méthode d’observation de l’énoncé, qui est toujours en usage en sémantique argumentative : la phrase. La phrase « est une construction du linguiste, et […] permet de rendre compte des énoncés3 » (DUCROT, 1987, p. 166). L’énoncé est une entité observable, et la phrase, une entité théorique. Actuellement, l’idée méthodologique de la phrase est réorganisée et formalisée dans la théorie des blocs sémantiques, avec la notion d’argumentation structurelle (qui illustre des significations de la phrase), co-travaillée avec la notion d’argumentation contextuelle (qui illustre les sens de l’énoncé). Chez Ducrot, une opération analytique ne 3 Il n’est pas sans intérêt d’attirer l’attention sur la façon dont Ducrot examine la phrase : en pensant à des énoncés. Le linguiste/sémanticien ne pense aux énoncés que par les phrases, et vice-versa. Ducrot ne traite jamais la phrase isolément, car ses analyses transgressent la limite de la phrase. Les critiques de Ducrot, qui lui attribuent l’épithète de « phrasiste », n’ont pas conscience que, pour penser une seule phrase ou un seul mot, Ducrot plonge dans une série d’énoncés, fait émerger certains groupes d’archive (pour utiliser une nomenclature de Foucault) articulés par des conjonctions ou adverbes comme : mais, voire, beaucoup, peu, un peu, etc., à partir desquels il identifiera des occurrences de significations phrastiques dans des groupes d’énoncés. Comme l’auteur le dit lui-même : « Je crois vraiment que nous ne pouvons pas décrire les mots sans faire apparaître les énoncés qui se forment grâce à ces mots » (DUCROT, 2013, p. 41). Prenons comme exemple la notion de sous-entendu (aujourd’hui, interprétation argumentative). Dire « Pierre a cessé de fumer » peut sous-entendre ou favoriser l’interprétation argumentative « vous devez cesser de fumer ». La notion de sous-entendu / interprétation argumentative n’est autre qu’une invitation à l’archéologie argumentative qui révèle une archive de règles, dans laquelle donner un conseil signifie citer des exemples pour que ce conseil soit valide. À la lumière de Foucault, nous dirons que le fait de « déchiffrer », qui fonde le sous-entendu ducrotien, est un geste consistant à observer l’archive dans laquelle un énoncé se produit et signifie. Au vu de cette pratique, il est davantage cohérent d’affirmer que Ducrot n’est pas un phrasiste de structures isolées (il ne l’a jamais été), mais le fondateur d’un structuralisme énonciatif, un analyste du discours via des phrases dans des énoncés. Un bon lecteur ducrotien comprend que, chez Ducrot, la phrase est avant tout une méthode. 442 saurait s’intéresser à la phrase sans l’énoncé, et vice-versa, contrairement à ce qui peut être avancé de temps à autre. La sémantique argumentative s’occupe de cette unité théorique-divisible (la phrase) afin d’aborder le phénomène de la signification. Ainsi, en sémantique argumentative, considérer une phrase ou un énoncé isolément (mauvaises lectures de Ducrot) ne repose sur aucun fondement épistémologique. Comme l’enseigne Ducrot, la phrase et l’énoncé ne sont divisibles qu’en tant qu’abstraction théorique, puisque nous parlons d’une méthodologie (la divisibilité), et non de l’objet (l’énoncé, à savoir le produit de l’énonciation ou le phénomène de l’énonciation signifiante). Selon Ducrot (1987, p. 167), il s’agit « d’une différence de statut méthodologique ». Les notions de signification et de sens découlent de cette approche méthodologique ducrotienne. Puisque la sémantique constitue le centre d’intérêt de la sémantique argumentative, les investigations signifiantes et signifiables, au sein de cette théorie, sont formalisées de la façon suivante : l’énoncé produit des sens, et la phrase (la méthode pour observer l’énoncé) révèle des significations, de sorte que pour examiner le sens (procédant de l’énoncé), le sémanticien doit considérer la signification (inscrite dans la phrase). En somme, Ducrot nous enseigne que la signification, son objet d’étude, est perçue par le biais du discours, lequel est décomposable en fragments (l’énoncé). De surcroît, cette signification, pour être acceptable, doit relever de l’ordre intelligible et analytique de la phrase, en considérant la façon dont les significations de la phrase sont actualisées en sens dans les énoncés. 3. L’énoncé chez Foucault À l’occasion du 50e anniversaire de la publication de L’archéologie du savoir (1959), en 2019, il importe grandement de revisiter cet ouvrage fondamental de Michel Foucault, en commençant par l’un de ses concepts basiques, issu d’un ensemble de travaux antérieurs. À vrai dire, cet ouvrage nous est singulier, car il se présente comme une sorte de texte-traité historique et méthodologique où sont réunies et clarifiées les conceptions théoriques et méthodologiques adoptées par l’auteur pour mener à bien ses analyses dans Maladie mentale et psychologie (1954), Histoire de la folie à l’âge classique (1961), La 443 naissance de la clinique (1963) et Les mots et les choses (1966), si l’on ne s’en tient qu’aux premières publications de sa phase archéologique. Dans L’archéologie du savoir, Foucault promeut la « méthode archéologique », grâce à laquelle il développe ses études sur l’histoire des idées et des systèmes de pensée. Ce faisant, il questionne le principe de la continuité historique, qu’il cherche minutieusement à décomposer en mettant en relief les marques de discontinuité au sein des grandes formations discursives régissant les « cosmovisions historiques », le « sens commun » paré de scientificité, les savoirs monumentalisés dans les sociétés, enfin, la propre rhétorique naturalisante et continuiste de l’histoire globale. À cet effet, Foucault analyse des discours compris comme des pratiques à l’intérieur de configurations propres à une époque (à titre de comparaison, Ducrot a appelé cet ensemble connaissance antérieure). Par exemple, la philosophie observe qu’historiquement, les pratiques discursives ont changé autour de l’idée même que nous avons du fou et de la folie (à travers l'histoire, la « folie » n'a pas toujours été un objet scientifique : qui était le fou ? quelle était la folie ? Et qui était autorisé à prononcer des discours sur le fou / la folie ?), mais la médecine et le médecin n’ont pas toujours eu le pouvoir autorisé de maîtriser les corps des fous et des malades mentaux, en les analysant, en les soignant, en parlant d’eux, et en les maintenant sous leur regard médical vigilant. Mieux encore, des sujets qui jouissent de certains privilèges, places et positions juridiques et scientifiques sont autorisés à se prononcer à propos de corps déterminés (tout comme, aujourd'hui, un « juge » peut nommer quelqu'un « coupable », ou tout simplement un « médecin » peut nommer quelqu'un « porteur de maladie mental »). Et, par conséquent, à prononcer ou à décrire des énoncés producteurs de vérités, soit la vérité juridique et policière soit celle médicale et psychiatrique. Dans le Cours du 8 janvier 1975, alors qu’il analyse la relation entre la vérité et la justice à partir de cas psychiatriques en matière pénale, Foucault (2010a) questionne, devant son auditoire, comment les rapports médicaux et de police s’imposent comme des genres discursifs constitués par un discours de vérité jouissant de certains privilèges documentaux. Le primat de la véracité est directement lié aux sujets qui énoncent et prononcent un savoir d’ordre criminel matérialisé dans un genre discursif donné. Selon ses mots : 444 […] le rapport des experts – dans la mesure où leur statut d’expert confère à ceux qui le prononcent une valeur de scientificité ou plutôt un statut de scientificité – a, vis-à-vis de tout autre élément de la démonstration judiciaire, un certain privilège. Ce ne sont pas des preuves légales au sens où l’entendait le droit classique, encore à la fin du XVIIIe siècle, mais ce sont pourtant des énoncés judiciaires privilégiés qui comportent des présomptions statutaires de vérité, présomptions qui leur sont inhérentes, en fonction de ceux qui les énoncent. Bref, ce sont des énoncés avec des effets de vérité et de pouvoir qui leur sont spécifiques : une sorte de supra-légalité de certains énoncés dans la production de la vérité judiciaire (FOUCAULT, 2010b, p. 11). De la sorte, une série d’énoncés produits au cours des siècles est en mesure de soutenir une formation discursive donnée, plus ou moins consolidée, en constituant ainsi un savoir avec ses règles de formation et en configurant le champ de la médecine psychiatrique dans la modernité. Par conséquent, dans le sillage de la méthode archéologique, Foucault s’est efforcé de comprendre comment ces règles de formation fonctionnaient, à quels principes et institutions ces discours obéissaient pour qu’ils puissent faire sens ou qu’ils soient rejetés (des subtilités qui, dans l’actualité de la sémantique argumentative, se traduisent par la notion d’argumentation contextuelle, 1er plan et 2nd plan, comme nous l’observerons au cours des autres leçons composant cet ouvrage). Foucault pensait clairement que ce problème relevait de l’ordre du langage, mais ce dernier ne saurait « révéler » la réalité matérielle et empirique du monde libre des traversées subjectives et historiques, où le propre sujet réside et se constitue comme tel. Sur ce point, le langage est une représentation, mais aussi une matérialité qui représente le monde, ses choses et les savoirs à des époques distinctes ; c’est lui qui donne forme au discours, qui le conforme et le distribue. Entre les deux épistémologies basiques de cette leçon, l’archéologie de Foucault et la sémantique argumentative de Ducrot, se dessine un nouveau point de rencontre : le référentialisme empirique, physique et réel, ne se présente pas comme un élément constitutif de la théorie foucaldienne et ducrotienne. Chez ces deux auteurs, le langage apparaît avant tout comme un système dont la finalité n’est aucunement la relation entre des mots et des choses physiques du monde, mais la production de sens. L’énonciation ducrotienne (et 445 l’énoncé foucaldien) entend prendre au sérieux l’idée selon laquelle dire ne consiste pas à mettre en rapport les mots et les choses dans le monde, comme le proposent, par exemple, Ockham ou Frege4. Dire, c’est signifier, et signifier est le seul moyen de participer au monde. Dire c’est énoncer à partir d’un lieu (lieu de parole ?, position sujet ?), volontairement ou involontairement, c’est être invariablement guidé par une archive énonciative qui pré-argumente dans chaque discours. Mais revenons aux réflexions de Foucault. À la lumière des éléments que nous avons développés jusqu’ici, Araújo (2004) avancerait que le « véhicule, l’instrument de ces savoirs, est le discours » (p. 217). Cela dit, il convient de revenir à une notion fondamentale, dans L’archéologie, afin de comprendre le fonctionnement du discours, de saisir sa configuration en tant que « véhicule » moteur, sans lequel les idées n’ont aucun sens. Comme nous l’annoncions, il s’agit de la notion d’énoncé et de la question de son association directe avec l’énoncé linguistique. Existerait-il une sorte d’équivalence explicite dans les études de Foucault ? Tel est le point que nous chercherons à élucider. Le concept d’énoncé occupe une place centrale dans la méthode de Foucault. La totalité du troisième chapitre de l’ouvrage L’archéologie du savoir est consacrée à son analyse. L’énoncé y est opposé à trois catégories de la langue : la phrase, la proposition et les actes de parole (speech acts). Le philosophe commence par diverger d’une compréhension possible de l’énoncé selon une perspective grammaticale ou une vue logique. Il préfère alors situer la discussion non pas au niveau de l’analyse moléculaire (l’énoncé), mais au niveau 4 Ducrot et Foucault s’éloignent de l’approche suivante : le sens (les mots, les phrases, etc.) est nécessairement en rapport avec un objet du monde (une chose, quelque chose d’existant, quelque chose de physique), selon une équivalence directe : mot – objet dans le monde. Cette perspective de rapport direct entre le langage et les extériorités du langage vient de Guillaume d’Ockham. De l’avis de Gottlob Frege, le rapport entre le langage et les extériorités se configure par le sens, compris comme ce qui élucide la référence et fournit une vision partielle du référent. Pour Frege, la référence d’un énoncé devient une valeur de vérité, en « régulant » la relation entre le langage et des choses empiriques dans le monde. En tout état de cause, la position de Frege diffère grandement de celle assumée aussi bien par Foucault que par Ducrot. Dans le modèle sémantique de Frege, le sens (les mots, les phrases, etc.) se rapporte nécessairement à un objet dans le monde (une chose, quelque chose d’existant, quelque chose de physique), selon une équivalence directe : mot – objet dans le monde. 446 plus ample (l’archive) de sa méthode, ce qui justifie l’intitulé du chapitre : L’énoncé et l’archive. Deleuze, dans son ouvrage Foucault, place le philosophe dans une position d’archiviste et le distingue de la tradition possiblement structuraliste par sa manière de procéder avec l’analyse de l’archive : « Le nouvel archiviste annonce qu’il ne tiendra plus compte que des énoncés. Il ne s’occupera pas de ce qui faisait, de mille manières, le soin des archivistes précédents : les propositions et les phrases » (DELEUZE, 2005, p.13). D’emblée, en vue de répondre à sa question fondamentale « qu’est-ce que l’énoncé ? », Foucault affirme qu’il s’agit de l’unité élémentaire du discours, et non pas de la langue, quoiqu’il ne nie aucunement les trois catégories linguistiques susmentionnées, dont l’existence possible procède de l’énoncé. Ainsi, l’énoncé offre les conditions de possibilité et d’existence de phrases, de propositions et d’actes de parole. Sa formulation linguistique est possible, mais il ne saurait simplement se résumer à une forme fixe de description ou de décomposition au niveau de la textualité. Pour cette raison, Foucault annonce : « Or, de définition préliminaire de l’énoncé, je me suis gardé d’en donner » (FOUCAULT, 2008, p. 90). Il choisit de tracer une série de caractéristiques, d’établir des relations, de situer l’énoncé dans une série de regroupements afin que l’on puisse l’entendre au sein des formations discursives. Le philosophe affirme alors : Au premier regard, l’énoncé apparaît comme un élément dernier, indécomposable, susceptible d’être isolé en lui-même et capable d’entrer dans un jeu de relations avec d’autres éléments semblables à lui. Point sans surface, mais qui peut être repéré dans des plans de répartition et dans des formes spécifiques de groupement. Grain qui apparaît à la surface d’un tissu dont il est l’élément constituant. Atome du discours. (FOUCAULT, 2008, p.90) Cette citation illustre tout le soin pris par Foucault pour situer, par hiérarchie, le rapport et en même temps la différence entre l’énoncé et le discours. Il poursuit ce raisonnement et distingue l’énoncé de la proposition, de la phrase et du speech act. 1) Foucault différencie tout d’abord l’énoncé de la proposition : deux propositions logiques, de structure identique dans leur formulation et supportant la même valeur peuvent pourtant fonctionner comme des énoncés distincts. Il présente alors les deux 447 propositions suivantes : « personne n’a entendu » et « il est vrai que personne n’a entendu », toutes deux présentent la même identité d’un point de vue logique. Par conséquent, elles sont indiscernables. Il serait vain de juger l’une comme vraie et l’autre comme fausse. 2) Ensuite, l’énoncé ne saurait être confondu avec une phrase, car il ne repose pas nécessairement sur une structuration linguistique décomposable en un sujet grammatical, en un verbe de liaison ou transitif, et un prédicat ou complément verbal. Foucault affirme : « Partout où il y a une phrase grammaticalement isolée, on peut reconnaître l’existence d’un énoncé indépendant ; mais en revanche, on ne peut plus parler d’énoncé lorsqu’au-dessous de la phrase ellemême, on accède au niveau de ses constituants » (p. 92). Dans cette perspective, des énoncés peuvent ne pas se résumer exactement à une phrase : c’est le cas du tableau périodique, d’un tableau de classification des espèces botaniques, d’un graphique, d’une pyramide des âges, d’un tableau, d’un dessin. Tous ces exemples ne sont pas des phrases, mais peuvent s’inscrire dans l’ordre du discours en tant qu’énoncés entretenant un rapport de coexistence avec d’autres énoncés au sein d’une formation discursive donnée5. 3) Enfin, Foucault différencie l’énoncé de l’acte de parole (speech act), une catégorie d’analyse des études pragmatiques de tradition anglaise, qui octroie à l’individu son caractère intentionnel, lié à une volonté singulière de son esprit, lorsqu’il produit un acte illocutoire. Le fait de convaincre, d’inciter l’autre à agir à partir d’une affirmation donnée, l’acte perlocutoire de persuader quelqu’un, selon Austin, les actes illocutoires des ordres, des promesses etc., et des actes d’obtenir un résultat ou un effet empirique chez l’interlocuteur de façon à ce qu’il se sente heureux, malheureux, aimable etc., n’est pas considéré chez Foucault. Le philosophe ne se souciera pas de ces résultats concrets d’un 5 Le refus de la phrase grammaticale (isolée, informationnelle et auto-normative) est également un geste ducrotien (cf. DUCROT, 1987, p. 166-167). Comme nous l’avons vu, chez Ducrot, la phrase n’est pas une unité normative (qui illustre des règles). La phrase est une unité sémantique (qui illustre des significations). C’est-à-dire que la phrase ducrotienne est un élément qui sert à sa méthode : une façon de penser l’énoncé, une méthode pour observer des significations (de la langue, hors de l’usage) dans le sens (dans la langue en usage). Une autre lecture intéressante pour approfondir les notions de phrase et d’énoncé chez Ducrot est : DUCROT, O. Énonciation. In : ROMANO, Ruggiero. Enciclopédia Eunadi : linguagem – enunciação. Volume 2, 1984. 448 acte illocutoire du locuteur, mais des conditions qui ont conduit des sujets à présenter un énoncé donné, et pas un autre a sa place. Dans ce parti pris, l’intérêt de Foucault consiste à analyser le niveau de corrélations entre une phrase dans un acte de parole et une autre phrase prononcée antérieurement, en un autre lieu, avec la possibilité de retour et d’actualisation au moment de son émergence. Sommairement, le philosophe conclura qu’une langue ne se présentera jamais dans sa totalité ou réduite à une expérience mentale et individuelle du locuteur ; elle n’existe que par la possibilité d’existence d’énoncés qui lui donnent une forme matérielle. Par conséquent, l’énoncé est une fonction d’existence qui appartient aux signes, c’est un ensemble de signes dans une fonction énonciative ; « c’est qu’il n’est point en lui-même une unité, mais une fonction qui croise un domaine de structures et d’unités possibles et qui les fait apparaître, avec des contenus concrets, dans le temps et l’espace » (FOUCAULT, 2008, p. 98). Dans ce même troisième chapitre, consacré à l’explicitation de la notion d’énoncé, le philosophe présente un autre aspect de ses réflexions en approfondissant la notion de fonction énonciative. Il expose 4 conditions qui, pour notre part, constituent les caractéristiques fondamentales de l’énoncé, à savoir : être directement lié à un domaine d’objets (à un référentiel) et à un sujet, présenter une historicité et se formuler moyennant une matérialité répétable. Nous examinerons succinctement ces quatre caractéristiques en analysant l’énoncé suivant : (A) Je ne suis pas raciste, j’ai même des amis noirs (en portugais : eu não sou racista, até tenho amigos negros). 4. Petite analyse à la lumière de Foucault Dans l’optique foucaldienne, la première condition pour qu’un énoncé fonctionne et pour qu’il fasse sens est son rapport à un référentiel, à un domaine d’objets, ainsi que le fait qu’il soit toujours peuplé d’autres énoncés. Contrairement aux phrases aléatoires qui peuvent être décrites et décomposées à partir des niveaux phonéticophonologiques, morphologiques et syntaxiques, la définition d’un énoncé dépend d’un référent qui lui est extérieur. Comme le dit le philosophe : « Il faut savoir à quoi se rapporte l’énoncé, quel est son 449 espace de corrélations » (p.101). L’énoncé (A) Je ne suis pas raciste, j’ai même des amis noirs n’est pas lu comme une phrase isolée de son référent, mais à partir d’un rapport possible avec d’autres domaines d’objets (référentiels) : l’histoire de l’esclavage, les pratiques de résistance et de lutte contre les différentes formes d’oppression du peuple noir au Brésil et dans le monde, les violences quotidiennes qui tourmentent le peuple afro-descendant, les tentatives de criminalisation des luttes sociales et ethnoraciales par l’État et ses institutions. La deuxième condition de fonctionnement de l’énoncé concerne l’existence d’un sujet ; non pas un sujet grammatical ni un sujet empirique compris comme un individu, mais une position et une fonction qui peuvent être occupées par différents individus ; par conséquent, un lieu déterminé et vide que des individus peuvent occuper. L’énoncé (A) peut être émis par diverses instances productrices, à savoir un personnage dans un roman, le narrateur de ce roman, un politique accusé de racisme, un comédien en scène, un humoriste dans une émission télévisée, etc. Cependant, le sujet de l’énoncé ne saurait être confondu avec le sujet grammatical, car ce dernier est indépendant de l’historicité inhérente à l’énonciation. La troisième caractéristique de la fonction énonciative, au dire du philosophe, est le domaine associé ; c’est-à-dire que l’énoncé compose inévitablement une trame, le « champ associé » à d’autres énoncés, savoirs et discours au sein d’une formation discursive donnée. Les analystes du discours ont mobilisé la notion de mémoire discursive pour tenter de comprendre le rapport entre un énoncé donné et d’autres, formulés antérieurement et ailleurs, mobilisés ou actualisés dans l’ordre des événements. Courtine (1999), par exemple, propose une analyse du champ des énoncés afin de comprendre la corrélation avec d’autres énoncés ainsi que leur condition d’existence. À cette fin, il mobilise les notions de mémoire discursive et d’interdiscours, vues non pas comme des synonymes, mais comme des catégories constitutives de l’énoncé, au niveau de son existence historique, moyennant les pratiques discursives ainsi que sa formulation matérielle et linguistique à travers la paraphrase, la citation et la réactualisation. Dans cette perspective, l’énoncé (A) mobilise d’autres énoncés déjà dits et également connus à l’intérieur d’une formation discursive de teneur raciste : (A1) Je ne suis pas raciste, car j’ai déjà eu une compagne noire ; 450 (A2) Je ne suis pas raciste, mais je préfère avoir une belle-fille blanche ; (A3) Une fois, un passager a refusé de voler avec un pilote noir ; (A4) Il n’y a plus de Noirs ni de Blancs, nous sommes tous humains. 6 Enfin, la quatrième et dernière condition de fonctionnement de l’énoncé concerne son existence matérielle, à savoir que chaque énoncé gagne sa formulation par le biais d’une matérialité signique. Pour que l’énoncé fasse sens, actualise d’autres énoncés déjà produits, que sa nature historique puisse être décrite, il faut qu’il se manifeste dans une épaisseur sémiologique, qu’il présente une textualité linguistique et/ou non linguistique. C’est dans cette idée que Foucault évoque, comme des exemples d’énoncés, un tableau de classification d’espèces botaniques, un graphique, une pyramide des âges, distinguant ainsi la notion d’énoncé et de phrase (grammaticale). La matérialité présente également une substance, un temps et un espace dans lesquels elle a émergé ou a été mise en circulation ; elle se réalise dans une sphère générique, se présente sous la forme d’un genre discursif (un roman, une pièce de théâtre, une conversation, une nouvelle journalistique, une caricature, une photographie, etc.), elle a une identité et un régime qui peut être répétable et obéit à des règles de fonctionnement établies historiquement par certaines institutions comme la science, l’université, la littérature, la justice, etc. Dans notre exemple A (Je ne suis pas raciste, j’ai même des amis noirs), l’énoncé analysé s’est matériellement présenté par des signes linguistiques parfaitement compréhensibles pour un locuteur-lecteur francophone. Il pourrait également être formulé dans une autre langue en obéissant à ses règles de formation et de structuration. Toutefois, la même série de discours qui cohabitent dans l’énoncé (A) peut donner lieu à d’autres matérialités mettant en évidence le discours raciste dans lequel s’opposent les Noirs et les Blancs, au sein d’une société dont la mémoire esclavagiste résiste à d’autres discours qui insistent pour la nier, la minimiser ou lui réserver l’oubli, voire lui adresser un rire moqueur et indifférent, c’est le cas des énoncés précédents A1 à A4. 6 Ces énoncés ont été extraits du site buzzfee.com (https://www.buzzfeed.com/br/ ramosaline/coisas-que-toda-pessoa-que-ainda-e-racista-diz) et ont été traduits en français par nous-même. Site consulté le 17 février 2019. 451 5. Petite analyse à la lumière de Carel et Ducrot Nous suivrons les quatre étapes foucaldiennes ci-dessus, pour tenter de rapprocher le raisonnement théorique foucaldien du raisonnement théorique de la sémantique argumentative. Comme le souligne Machado (2019, p. 6), « il convient de prendre conscience que nous lisons concomitamment deux épistémologies autonomes entre elles, non pas pour placer entre elles un signe égal, mais afin de promouvoir un choc théorique productif pour les deux modes de raisonnement ». Notre ambition, sans aucune prétention, consiste à s’adonner librement à l’exercice de lire simultanément Foucault, Ducrot et Carel, sans s’en tenir à des conclusions préconçues. Le point de départ est valable pour les deux perspectives énonciatives : partir de l’énoncé donné pour explorer les sens qui s’y produisent ; des sens captés par des notions co-signifiantes de/dans cet énoncé. Comme l'explique Ducrot (1987, p. 172) : le sens est la description de l'énonciation (et pas seulement de l'énoncé). En Sémantique Argumentative, la première condition de fonctionnement de l’énoncé foucaldien, rendu possible par les notions de référent et de domaine d’objets, est naturellement inscrite dans la notion du bloc sémantique structurel du mot « racisme » (qui est inscrit au niveau de la phrase, c'est-à-dire qui porte des significations de la langue hors d'usage). Dans notre cas, le bloc est la conception technique des discours antérieurs sur le racisme. Reprenons l’énoncé (A) Je ne suis pas raciste, j’ai même des amis noirs. Eu égard à l’absence d’une contextualisation, mais en profitant de tout le passé sémantique qui a construit la signification du mot racisme, nous pouvons avancer une supposition. Nous proposons que la signification de « raciste » ait le référent suivant (ce qui serait traité comme un aspect argumentatif structurel pour la Sémantique Argumentative) : [ HIÉRARCHISER DIFFÉRENTES MÉLANINES OU ETHNIES, DONC TRAITER DIFFÉREMMENT LES PERSONNES ]. Almeida (2018, p. 25) décrit magistralement ce référent raciste, organisé par un domaine objet constitué de quatre notions, selon lui : Le racisme est une forme systématique de discrimination fondée sur la race, qui se manifeste par des pratiques conscientes ou inconscientes qui aboutissent à des désavantages ou des privilèges pour les individus, selon le groupe racial auquel ils appartiennent [...]. 452 Le préjugé racial est le jugement fondé sur des stéréotypes sur des individus appartenant à un certain groupe racialisé et qui peuvent ou non entraîner des pratiques discriminatoires [...]. La discrimination raciale, à son tour, est l'attribution d'un traitement différent aux membres de groupes racialement identifiés [...]. Le racisme structurel : l'imposition par l'institution de règles et de normes racistes est en quelque sorte liée à l'ordre social qu'elle cherche à sauvegarder. De même que la performance de l'institution est conditionnée à une structure sociale préalablement existante, le racisme que cette institution va exprimer fait également partie de cette même structure. Les institutions ne sont que la matérialisation d'une structure sociale ou d'un mode de socialisation dont le racisme est l'une de ses composantes organiques. Sur la base de la Sémantique Argumentative, nous pouvons réorganiser ce domaine d'objet ci-dessus, ou des connaissances antérieures (DUCROT, 1999, p. 106), par le bloc sémantique structurel suivant du mot « racisme » (où « x » est l'agent des événements) : ➢ Discrimination raciale [X HIÉRARCHISE DIFFÉRENTES MÉLANINES OU ETHNIES DC X TRAITE CERTAINES PERSONNES DIFFÉREMMENT] ➢ Préjugé racial (pas manifeste) [X HIÉRARCHISE DIFFÉRENTES MÉLANINES OU ETHNIES PT X NE TRAITE PAS CERTAINES PERSONNES DIFFÉREMMENT] ➢ Racisme structurel (inconscient) [X NE HIÉRARCHISE PAS DIFFÉRENTES MÉLANINES OU ETHNIES PT X TRAITE CERTAINES PERSONNES DIFFÉREMMENT] ➢ Non raciste [X NE HIÉRARCHISE PAS DIFFÉRENTES MÉLANINES OU ETHNIES DC X NE TRAITE PAS CERTAINES PERSONNES DIFFÉREMMENT] La seconde condition foucaldienne, également étudiée par Carel et Ducrot, concerne la Théorie Argumentative de la Polyphonie (qui s'inscrit au niveau de l'énoncé, c'est-à-dire qui porte des sens propres à la langue en usage). La polyphonie concerne le sujet du discours (le sujet de l'énonciation, distinct du sujet empirique). D’abord, nous pouvons récupérer l'ancien concept d'énonciateur ducrotien. Le Locuteur de (A) évoque quelques énonciateurs (E) (points de vue) : en disant je ne suis pas raciste, se présentent l’énonciateur E1 « je 453 suis raciste » et l’énonciateur E2 « je ne suis pas raciste » ; et en disant j'ai des amis noirs, se présente l’énonciateur E3 « je côtoie des noirs » et le E4 « ce sont parfois mes amis » ; et en évoquant l'amitié en utilisant « même » (cette particularité est propre à la langue portugaise), une gradualité d’amitié s'établit, dont l'effet de sens est : « d'autres amis » (quels qu'ils soient, même sans être nommés) sont plus préférables que les « amis noirs », puisque le « même » établit une échelle de valeurs argumentatives, dont la dévaluation du noir est légitimée par l'utilisation de « même ». Par exemple, on peut penser à la différence hiérarchique entre : je ne suis pas raciste, j'ai des amis de diverses ethnies (s'écarte du discours qui marque les préférences ethniques) ; Je ne suis pas raciste, j'ai des amis blancs, noirs et indigènes (nommer une minorité finit par légitimer l'existence d'une minorité, dans un lieu « mineur ») ; et Je ne suis pas raciste, j'ai même des amis noirs (concéder au noir l'entrée dans un cercle amical par des moyens de « même » marque un ranking désavantageux du noir dans l’énoncé, et semble plus ou moins communiquer quelque chose comme « Je suis une bonne personne pour permettre aux noirs d’entrer dans ma vie »). Ça c'est la gradualité : apercevoir des variations d’intensité par l’analyse sémantique de « même ». Il est encore productif d’apporter à cette discussion les notions de modes énonciatifs (l’ancienne « personne » ou « voix »), mise à jour de l’ancienne paire locuteur / annonceur, et qui reprennent de manière moins incarnée l’ancienne notion d’énonciateur (voir le chapitre de Carel sur « l'énonciation linguistique » dans ce volume). Pour eux, l’énoncé Je ne suis pas raciste, j'ai même des amis noirs illustre une Personne du Locuteur avec le sens « JE » (je ne suis pas…), appelée mode énonciatif du conçu, qui déclare avoir des amis noirs ; et une Personne du Monde, avec un sens collectif « MONDE », appelée mode énonciatif du trouvé, qui met le point de vue trompeur d'une collectivité qui énonce avoir des amis noirs pour signifier ne pas être raciste. Si nous connaissions les conditions de production des instances productrices de cet énoncé (une accusation ? une campagne politique ?), nous pourrions identifier davantage de personnes : un TU (discours qui m’accuse d’être raciste si je n’ai pas d’amis noirs), un IL (non identifié), appelée mode énonciatif du reçu, comme énoncer (A) en réponse à un « j'ai entendu dire que vous êtes raciste » etc. Enfin, pour la Sémantique Argumentative, chaque énoncé révèle une polyphonie signifiante : des modes énonciatifs inscrits dans 454 l’énoncé, qui révèlent les « voix » de leurs groupes. À l’instar de Foucault, le sujet de l’énoncé ducrotien et carélien est sans rapport avec le sujet grammatical informationnel. Ensuite, dans la troisième condition du fonctionnement de l'énoncé pour Foucault, le domaine associé, avec des mémoires, des interdiscours et des relations entre énoncés passés et énoncés présents, nous présentons, selon Carel et Ducrot, le domaine associé propre à la polyphonie des usages du « même » – en portugais « até » – (qui touche à la fois le niveau des significations de la phrase, ici l’adverbe « même » hors d'usage, et le niveau des sens de l'énoncé, ici l’adverbe « même » en usage). Il existe un large éventail de significations et d'utilisations de « même » qui s'écartent de l'usage normatif, au détriment d'un fonctionnement argumentatif sur lequel nous voulons nous concentrer. Mais d'abord, il faut se rappeler que cette analyse linguistique ne suit pas le même paramètre que Michel Foucault, car le philosophe n'a pas les mêmes objectifs que les linguistes avec lesquels nous le faisons dialoguer. Comme nous l'avons dit, l'énoncé de Foucault ne se réduit pas à la phrase ou à un aspect linguistique, et son sujet n'est pas confondu avec le sujet de la grammaire. Nous procédons donc à une analyse à la lumière de Ducrot et Carel, essayant de montrer dans quelle mesure le domaine associé peut être saisi à la surface de la syntaxe qui matérialise le discours de teneur raciste. Choisissons deux groupes séparés par « même », car pour Ducrot, les connecteurs servent moins à relier qu’à révéler les sens des énoncés. Nous avons choisi les mots « raciste » et « amis noirs » pour un examen détaillé (ce que nous pourrions réaliser avec tous les mots de l’énoncé ainsi qu’avec des groupes de mots). Dans cette paire, la première remarque que nous faisons est la façon de décrire l’amitié, c'est-à-dire la nomination de « noir » dans un univers infini d’amis : gras, maigre, timide, extravagant, religieux, athées, riche, pauvre, joyeux, hargneux etc. Selon Tadeu (2020), l'idée même de classer les amitiés par race est une attitude raciste. Et l'utilisation du « même » fait émerger deux voix réciproques, quelque peu clichées sur le racisme : la voix présupposée et exclue [ne pas avoir des amis noirs DONC être raciste] et la voix contraire et posée [avoir des amis noirs DONC ne pas être raciste]. C'est dans ce quasi-bloc de paire réciproque que le locuteur se construit comme un λ antiraciste (un « je » antiraciste), selon Ducrot, ou se construit sur le mode énonciatif du conçu selon Carel. 455 Ainsi, l'emploi de « même », même si la phrase est normativement correcte, produit un effet de sens « être raciste », puisque « même » établit un référentiel (pour Foucault) ou une gradualité (pour la Sémantique Argumentative) dans un univers hiérarchisé qui place « l’ami noir » dans un lieu défavorisé (par exemple: il n'y a aucun moyen de ne pas percevoir certaine hiérarchie dans l'usage de « même » comme suit : « J’ai un ami blanc (haute hiérarchie), j'ai un ami X, j'ai un ami Y (hiérarchie moyenne) et j'ai même un ami noir (hiérarchie basse) ». Comme l'affirment Ducrot et Anscombre (1983, p. 58) : « même révèle l’existence d’une organisation argumentative inscrite dans la langue ». Catégoriser les amitiés en mélanines, et dans cet univers de couleurs établir une hiérarchie grâce à « même », c'est placer le noir à un niveau défavorisé (pourquoi, ne dit-on pas « je ne suis pas raciste, j'ai même des amis blancs »), et manifester une certaine négativité malgré le discours qui se voulait positif vis-à-vis des personnes noires. Nous voulons aussi présenter, dans ce domaine associé des usages de « même », d'autres tentatives pour tenter de valoriser les minorités, mais qui finissent par les discriminer en leur réservant des places labellisées dans un monde inégal, qui ne produit qu'une valeur d'inclusion superficielle. Ce sont des énoncés utilisant mais : « il est républicain, mais honnête » ; utilisant m’entendre avec : « je m'entends avec les gitans » ; utilisant autorisée : « entrée autorisée pour les émigrants » ; utilisant priorité : « travail pour couper l’herbe – priorité pour les hispaniques » ; en utilisant à condition : « recrutement pour les femmes à condition d'être belles »7 ; en plus des tentatives de compliments qui métaphorisent la jungle et illustrent les valeurs animales, comme : « Vous, les Noires, vous êtes des tigresses, des lionnes »8. Ducrot a déjà réalisé des analyses sur « même »9, sur lesquelles nous revenons à titre d'exemple illustratif : Le programme était si prometteur que Pierre et même Paul sont venus. On constate que Paul se distingue des autres participants présents, précisément parce qu’on ne l'attendait pas là-bas, parce que Paul est défavorable à aller au 7 Sur des qualifications sexuelles pour le travail et des règles de contrôle de l’apparence, voir, par exemple, Soares (1998, p. 112), disponible sur < https://doi.org/10.7202/005239ar >. 8 Juillard, Amit (2020). « Je ne suis pas raciste, j’ai un amant noir ». Disponible sur < https:// www.letemps.ch/societe/ne-suis-raciste-jai-un-amant-noir>. Accès le 14 janvier 2021. 9 Consulter les études de « même » dans La nature sémantique de même : même opérateur argumentatif (DUCROT ; ANSCOMBRE, 1983, p. 57) et Les échelles argumentatives (DUCROT, 1980, p. 18). 456 programme d'une manière ou d'une autre, ce qui fait de lui un argument privilégié en faveur du succès du programme. De même, dans je ne suis pas raciste, j'ai même des amis noirs, les noirs se distinguent des autres participants au cercle d'amitié du locuteur, car ils sont en quelque sorte défavorables à ce cercle. Comme l'a conclu Ducrot : dans la phrase Le programme était si prometteur que Pierre et même Paul sont venus, « Paul avait plus de raisons que Pierre de ne pas venir » (1980, p. 19), aussi, dans Je ne suis pas raciste, j'ai même des amis noirs, les noirs auraient plus de raisons de ne pas être considéré amis que les personnes d'autres couleurs. Ducrot et Anscombre (1983, p. 56) ont montré que « [...] le morphème même est un excellent révélateur de phénomènes scalaires ». L'utilisation du même montre une certaine gradualité argumentative (ancienne échelle argumentative), qui hiérarchise des choses, des personnes, des lieux et des éléments. Un autre côté analytique à considérer dans le domaine associé de la polyphonie des usages de même, est la loi de faiblesse de Ducrot (1987, p. 98). Par exemple, lors d'une récente interview, un journaliste a demandé à un candidat à la présidence : avez-vous quelque ami « preto » ? (o senhor tem algum amigo preto? – en portugais, le mot « preto », littéralement la couleur noire, est informel et même inélégant, s’il est énoncé par des non-noirs). La réponse du candidat, en bref, était : J'en ai plusieurs, certains ont étudié avec moi, et certains travaillent même avec moi. Il y a eu une polémique, à la fois de la part des journalistes et d'autres groupes militants, selon laquelle le candidat a perdu l'occasion de corriger le journaliste pour avoir utilisé le terme « preto », et a également perdu l'occasion d’affirmer qu'il n'acceptait pas de classer ses amitiés par la race. Nous avons alors deux argumentations énonciatives, l'une plus faible et l'autre plus forte, comme ceci : ✓ Selon la loi de faiblesse de Ducrot, dans les années 80, nous avons deux orientations argumentatives : (B) Avez-vous quelque ami « preto » ? B1 – Je préfère ne pas classer mes amitiés par la race, ni utiliser ce nom. (argument fort pour l'antiracisme). 457 B2 – J’en ai plusieurs, certains ont étudié avec moi et certains travaillent même avec moi. (argument faible (ou contre-argument) pour l'antiracisme). ✓ Selon l'argumentation énonciative de Carel, actuellement, nous avons une paire d'aspects réciproques 10 : l'argumentation énonciative dite « plus faible », B2, illustre le schéma argumentatif : ACCEPTER LA NOMINATION < PRETO > ET LA CLASSIFICATION DE L'AMITIÉ PAR LA RACE, DC PERPÉTUER DES NOMINATIONS ET DES PRATIQUES RACISTES ; et l'argumentation énonciative dite « plus forte », B1, illustre le schéma argumentatif : NE PAS ACCEPTER LA NOMINATION < PRETO > ET LA CLASSIFICATION DE L'AMITIÉ PAR DES RACES, DC NE PAS PERPÉTUER DES NOMINATIONS ET DES PRATIQUES RACISTES. Ce court exemple illustre ce que dit Ducrot (1987, p. 98) : « un énoncé peut être présenté, en fait, pour une conclusion opposée à celle qu'il laisse de prédire ». Car en énonçant comme réponse B2 « avoir des amis pretos » comme argument pour le non-racisme, en acceptant les présupposés du dialogue que les amitiés sont classifiables par la race, ainsi qu'en acceptant que ses amis soient appelés « preto », la description de cette énonciation devient un argument en faveur du racisme. Comme l'explique Ducrot « si un énoncé, pris dans son < sens littéral > est un argument, mais l’argument reconnu comme faible pour une conclusion r, il peut être donné comme un argument pour non-r ». Passons au quatrième et dernier déploiement foucaldien : l’existence matérielle de l’énoncé. Il est pertinent de parler ici de la déontologie linguistique (DUCROT, 1972), (au sens des règles discursives que l’orateur utilise pour dire ce qu'il dit, comme par exemple, les lois de la politesse : manières de dire au revoir, manières d'annoncer des graves nouvelles, manières d'être discret etc.). Ducrot a en effet toujours affirmé que, dans l’événement historique d’un énoncé, l’apparition de cet objet – l’énoncé – qui n’existait pas auparavant et qui n’existera pas après, se produit selon les conditions 10 Donc (DC) et pourtant (PT). 458 des « lois de discours ». Rien n’est dit sans auspices. Le dire et le dit respectent des conditions d’énonciation (plusieurs façons d’énoncer existent). De nombreux exemples dans la production de la Sémantique Argumentative révèlent le cadre imposé par les lois discursives : plaisanteries, ironies, sous-entendus, messages, affirmations, pétitions, lettres, etc. Ces formats sont des pré-arguments des propres énoncés (« comment dire » fait signifier le « dire »). C'est dans ce contexte que l’énoncé (A) est déjà devenu une manière de se présenter comme raciste, en se disant non raciste. Comme le déclare Tadeu (2020, s.p.) : « La phrase < J'ai même des amis pretos > est un instrument de propagande raciste construite pour convaincre les personnes non racistes de soutenir les idées racistes. C'est dangereux ». Dans cette quatrième condition foucaldienne d'existence de l'énoncé, la pertinence de l’effet du sens des mots s'inscrit également pour réfléchir à pourquoi utiliser un mot et pas un autre (paraphrasant Michel Foucault : pourquoi utiliser un certain énoncé et pas un autre à sa place ?). Les mots ne sont pas choisis au hasard, et leurs effets de sens sont fondamentaux pour la description de l'énonciation. Pour Ducrot (1987, p. 48), la particularité de chaque mot, dans l'énonciation, produit un effet de sens : « ce que nous appelons l'effet du sens contextuel d'un mot n'est donc que le changement produit dans ce contexte par l'introduction de ce mot, c’est-à-dire la modification dont ce mot est responsable au sens global de l'énoncé ». C'est pourquoi la journaliste Patrícia Reis (2020)11 a critiqué son collègue en disant qu'il aurait pu demander (C) « Avez-vous des amis d’autres ethnies ? » au lieu de demander (B) « avez-vous des amis preto ? ». Ce que l’on peut dire, au minimum, c’est que, même s’ils présentent des caractéristiques sémantiques du même ensemble, les mots « ethnies » et « noir » produisent un effet de sens très différent : le premier illustre des aspects de la diversité, le second illustre des aspects de la hiérarchie, en plus de mettre en évidence tout un référentiel historique de perte de prestige de la race noire lusophone. Outre le choix des mots qui constituent l’énoncé, la condition même de la production de l’énoncé (A) « Je ne suis pas raciste, j'ai même des amis noirs », doit être prise en compte. Ducrot (1972, p. 270) affirme 11 Reis, Patrícia. (2020). Disponible sur <https://24.sapo.pt/opiniao/artigos/e-voces-tem- amigos-pretos>. Accès en 15 janvier 2021. 459 que les énoncés, leurs modèles, leurs mots sont formulés au sein de prototypes linguistiques de certaines collectivités. Ainsi, nous réfléchissons, aussi selon Tadeu (2020)12, certaines conditions du prototype de cette collectivité qui veut / a besoin de se dire non-raciste, et qui nous fait mieux comprendre l’apparition de cet énoncé (A) : – Pour ne pas être raciste, faut-il avoir des amis noirs ? – Pourquoi on ne voit pas de noirs dire « j'ai même des amis blancs », mais on voit des non noirs dire « j'ai même des amis noirs » ? 6. Autres rapprochements théoriques entre Foucault et Ducrot : la pré-signification dans le langage Une lecture conjointe de Foucault et Ducrot fait nettement ressortir cette proximité entre certains termes foucaldiens – grandes formations discursives, sens commun, savoirs monumentalisés dans les sociétés et histoire globale –, d’une part, et la notion ducrotienne de signification, voire même d’argumentation structurelle, d’autre part, mobilisées pour traiter d’antériorités signifiantes, qui sont devenues des significations propres du langage, avant toute énonciation. Par exemple, une série d’énoncés faisant valoir le mot « eau » et prononcés au cours de l’histoire a culminé avec la signification de base [L’EAU DC FAIT DU BIEN] ou [L’EAU, DC C’EST LA VIE], une signification intrinsèque au mot « eau ». De telles significations résonnent explicitement ou implicitement, comme dirait Ducrot, dans toutes les nombreuses énonciations sur « boire de l’eau », et ce, de multiples façons : subtile, voilée, en accord ou en désaccord, c’est-à-dire de manière plus ou moins accentuée (y compris dans des discours contraires où l’eau fait mal, par exemple, après une chirurgie). Prenons un autre exemple : analysons le mot « fou ». Foucault, sans s’attarder sur les mots ni sur les structures (bien qu’en étant toujours attentif à leurs significations), s’est penché sur le fonctionnement des règles pour signifier le fou et a scruté les principes et les institutions auxquels les discours obéissaient afin de donner du sens à cette idée ou d’être rejetés. Ducrot, de son côté, a tracé et trace 12 Tadeu (2020). Quem tem amigos "pretos" não pode ser racista?. Disponible sur < https://www.dn.pt/opiniao/opiniao-dn/pedro-tadeu/quem-tem-amigos-pretos-naopode-ser-racista-13047110.html>. Accès en 14 janvier 2021. 460 la même ligne d’investigation, mais en étant plus attentif aux mots ainsi qu’aux structures (quoique son objet d’étude soit toujours la signification/sens des mots, et non pas simplement les mots « creux »). Ainsi, attardons-nous sur le mot « fou » et ses discours. Comme Foucault l’a souligné, l’univers énonciatif historique de ce mot a défini certains monuments de savoirs et de sens communs à propos de ce signe (pour Ducrot, la structure du mot « fou » + ses significations, dans cette langue et ce mot cristallisés, à travers l'histoire). Ducrot dirait qu’au cours de ce long chemin énonciatif, le mot « fou » a cristallisé les significations structurales co-signifiées de [FOU DC NON NORMAL] et [NON NORMAL DC DOIT ÊTRE TRAITÉ]. Dans le sillage de ces deux significations, Foucault s’est efforcé de savoir qui traitait le fou, quand et où, dans la mesure où le fou était différent des autres. Le fou est d’abord, selon Ducrot – qui n’a pas étudié la folie – un sémantisme de la négation sémantique [UN ÊTRE HUMAIN, PT IL N’EST PAS NORMAL, IL N’EST PAS CONFORME AUX REGLES SOCIALES STANDARDS], la signification monumental, fondamental des discours sur la normalité (être normal, c’est céder aux standards sociaux structurels : s’habiller, se comporter de telle manière, etc.). L’énonciation de la folie dérange et affronte la signification préalable, présupposée, du sens commun et donc structurelle selon laquelle « il existe des personnes normales, il existe des pratiques standards normales ». Si nous contextualisons, l’énoncé « ce type est fou », émis à propos d’« un passant marchant nu dans la rue », fait émerger le savoir monumental, le sens commun, l’histoire globale, la signification structurelle propre inhérente au mot « passant » : [SORTIR DE CHEZ SOI, DC ÊTRE VETU]. De même, « déchirer de l’argent » montre la signification propre, monumentale qui s’est cristallisée dans le mot « argent » (et dans ses discours) : [AVOIR DE L’ARGENT DC L’UTILISER OU LE GARDER]. Assurément, ces notions (de Foucault et de Ducrot) ne s’équivalent pas et sont loin d’être compatibles, eu égard à leurs épistémologies distinctes. Néanmoins, les deux auteurs semblent convenir, chacun à sa façon, qu’en ce qui concerne l’énonciation, les significations de sens commun, les argumentations préalables, monumentales et structurales sont d’une manière ou d’une autre captées dans l’actualité du dire. 461 7. Conclusions partielles : l’intrication de l’objet mouvant et complexe de l’énoncé Tout débutant en études du langage doit douter d’une leçon qui prétend clarifier et définir de manière transparente la vaste richesse de l’énonciation ou d’un énoncé quelconque. Tel est le présupposé fondamental de l’énoncé. Aujourd’hui, quoique Foucault, Ducrot et Benveniste ainsi que d’autres philosophes du langage n’aient point ménagé leurs efforts pour comprendre l’énoncé, la tâche de saisir la complexité d’énoncés comme « Pierre a cessé de fumer » et « Pierre a été prudent » (repris en grande partie dans la production bibliographique de Ducrot au cours de ces 50 dernières années) se montre immanquablement ardue. Le fait que deux simples énoncés de formulation linguistique aient déconcerté un linguiste pendant un demi-siècle illustre bien que l’énoncé, peu importe son extension, sa forme matérielle, en mots ou en image, est d’une intrication sémantique incommensurable. Cette complexité révèle peut-être les lacunes de notre actualité scientifique-linguistique, car la déficience pourrait ne pas figurer du côté de l’objet (le sens, la signification), mais chez l’analyste (chez nous, le linguiste, le professeur), comme Bloomfield l’a constaté (1933, p. 140) : « la déclaration des signifiés est donc le point faible de l’étude du langage, et elle le restera jusqu’à ce que la connaissance humaine avance bien au-delà de son état actuel ». C’est dans cette dimension mouvante, insaisissable, nébuleuse et turbulente que s’inscrit l’énoncé de Foucault et de Ducrot. Nous achevons notre leçon en proposant de réfléchir à certaines questions. Lorsque nous cherchons à saisir l’énoncé dans sa chaîne constitutive, uniquement en tant que matériel linguistique, nous devons alors nous poser la question suivante : quelle est la nature historique des sens comportés par un énoncé X ? Pourquoi l’énoncé Y est-il lu de cette façon, et non d’une autre ? Pourquoi cet énoncé surgit-il ainsi, et non dans un autre lieu ? Quelle est la nature constitutive de l’énoncé ? Pourquoi la constitution verbale de l’énoncé est-elle insuffisante pour le comprendre ? Quelles sont les conditions d’émergence pour que l’énoncé porte un sens donné ou, mieux encore, pour que nous pensions qu’il ne porte qu’une signification donnée ? Lorsque le sujet, au sein d’une formulation linguistique, mobilise certains marqueurs argumentatifs dans la phrase, selon la perspective ducrotienne, quelles implications socio-historiques 462 permettent qu’un sujet déterminé assume une position donnée dans une formation discursive comme nous le concevons à la lumière de Foucault ? Au terme de cette leçon, nous nous sentons à même de soulever les questions suivantes : finalement, qu’est-ce qu’un énoncé ? Combien de définitions distinctes, basées sur des filiations théoriques différentes, avons-nous de l’énoncé ? Une seule et unique définition de l’énoncé est-elle possible ? À vrai dire, ces questions d’ordre plus théorique (car il nous faut un monde « organisé » [la théorie] pour traiter un objet complexe, symbolique et abstrait [le langage]) nous conduisent à l’univers de la sémantique (la science qui s’occupe des mystères de la signification et des sens), car elles produisent davantage de questionnements que de réponses. La tâche de définir un énoncé implique de traiter des questions pour le moins épineuses : comment signifions-nous ? Sommes-nous autonomes pour signifier le monde ou préexiste-t-il quelque chose ? Quelque chose était-il antéposé avant de faire sens ? Maîtrisons-nous ce que nous disons ? Est-il possible d’organiser le monde par des mots ? Définir l’énoncé implique de fournir des réponses à toutes ces questions. Et d’autres... En délaissant quelque peu ce cadre labyrinthique auquel se rattache l’énoncé, nous en venons à condenser notre leçon. En regard de cet exposé, à quelle synthèse cette leçon nous permet-elle d’aboutir ? Premièrement, il convient de rappeler que notre objectif était d’établir un rapprochement entre deux auteurs, en évitant une lecture forcée, car le philosophe et le linguiste se sont livrés à des tâches bien distinctes. La richesse de ce rapprochement semble due précisément au contexte épistémologique de critique du structuralisme français, courant de pensée dont ces deux auteurs ont tenté de construire leurs propres interprétations. De surcroît, nous avons pris conscience que la notion d’énoncé ne saurait être strictement liée à une idée de phrase ou de catégorie linguistique-grammaticale. L’énoncé évoque une conception historique des discours qui lui permettent des significations au sein de formations discursives où s’inscrivent les sujets. De la sorte, cette leçon pourrait s’achever par l’examen d’autres types d’exercices ainsi que par une immersion dans les travaux des deux auteurs. La langue et le langage y figurent en effet comme des thèmes fondamentaux pour leurs champs théoriques et qui donnent lieu à cette leçon. Comme l’affirme Ducrot (2013, p. 50) : 463 « Nous sommes tous des foucaldiens, dans une certaine mesure, d’une manière ou d’une autre, sans pouvoir le définir très clairement. » Bibliographie ALMEIDA, S. L. O que é racismo estrutural? Belo Horizonte: Grupo Editorial Letramento, 2018. ARAÚJO, I. L. Do signo ao discurso: introdução à filosofia da linguagem. São Paulo : Parábola Editorial, 2004. BAKHTIN, B. Estética da criação verbal. Trad. de Maria Ermantina Galvão G. Pereira. 2e éd. São Paulo : Martins Fontes, 1997. BLOOMFIELD, L. Language. In: Meaning. London: George Allen & Unwind Ltd., 1933, p. 140. CAREL, M. Présupposition et organisation du sens. M. Bonhomme et A. Biglari (éds) La Présupposition entre théorisation et mise en discours, Classiques Garnier, p. 263-289. Paris, 2018. COURTINE. J-J. O chapéu de Clémentis. 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Disponible sur <https://www.dn.pt/opiniao/opiniao-dn/pedro-tadeu/quem-tem-amigospretos-nao-pode-ser-racista-13047110.html>. Accès le 14 janvier 2021. 465 466 Leçon XXX La Sémantique Argumentative et ses relations avec la Théorie du Langage d’Émile Benveniste1 Carmem Luci da Costa Silva Universidade Federal do Rio Grande do Sul UFRGS/CNPq, Brésil Émile Benveniste ? (...) Je lui dois beaucoup. C’est lui qui m’a donné l’idée, non seulement à moi mais à toute ma génération, de classer l’énonciation dans le sens et je crois vraiment qu’on ne peut pas décrire les mots sans faire apparaître les énonciations qui se font grâce à ces mots. (DUCROT ; BIGLARI, 2018, p. 74). 1. Introduction Invitée à participer à ce livre intitulé Cours de Sémantique Argumentative : des concepts-clés, notamment à écrire dans la partie qui établit des relations possibles entre d’autres auteurs et la Sémantique Argumentative, j’ai eu cette tâche heureuse d’aborder les possibles relations entre la Sémantique Argumentative et la Théorie du Langage2 d’Émile Benveniste, un linguiste qui, comme l’atteste Oswald 1 Ce texte a été traduit en français par Daniel Costa da Silva, traducteur, titulaire d’un master et étudiant de doctorat en Sciences du Langage à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul (Porto Alegre – Brésil). 2 Je conçois l’ensemble de l’œuvre benvenistienne, à l’instar de Flores (2013), comme un signe d’une Théorie du Langage au sens large, qui inclut l’approche énonciative, mais qui ne s’y limite pas. Cela parce qu’il y a d’autres thèmes qui ont guidé les recherches de Benveniste. S’il y a quelque chose de transversal à cette diversité d’intérêts scientifiques, c’est l’inclination de Benveniste au problème de la signification linguistique qui peut constituer un point de contact majeur avec la théorisation de la Sémantique Argumentative. Pour plus de précisions sur les moments (axes) de la réflexion benvenistienne, dans l’approche énonciative, consultez la bibliographie 467 Ducrot, dans l’épigraphe de ce texte, a influencé la génération de linguistes dans laquelle le sémanticien argumentatif s’inclut. Pour ouvrir ce dialogue, je présente les mots de Ducrot, dans la série d’entretiens menés par Amir Biglari et publiés dans l’ouvrage Les risques du discours. Interrogé sur la subjectivité, sur la question de savoir si elle est liée aux mots de la langue ou si elle est liée à la coprésence du locuteur et de l’interlocuteur, le linguiste répond : On entend beaucoup de choses sur la subjectivité. Il y a une subjectivité qui est présente dans la langue parce qu’elle fait allusion à un locuteur et à un destinataire, c’est ce qui a été dit et redit par Benveniste. Si par subjectivité de la langue, on entend l’intérêt pour le locuteur et le destinataire, si on entend le fait de ne pas considérer les énoncés comme ayant un sens indépendant de l’activité de parole, si on entend la présence de l’énonciation dans la parole, à ce moment-là, il est sûr que la linguistique est une étude de la subjectivité linguistique. J’essaie en cela d’être fidèle à un programme, à la tâche de voir dans la langue les marques de la subjectivité, en ce sens de subjectivité : j’essaie de voir les marques de l’énonciation. (DUCROT ; BIGLARI, 2018, p. 37)3. Il y a ici des traces de la possible relation entre la Sémantique Argumentative et la linguistique benvenistienne : la préoccupation pour la relation entre langue et énonciation dans sa dimension (inter)subjective, puisque la langue elle-même offre une place pour que des locuteurs et des destinataires se constituent dans les discours. En effet, Ducrot évoque le fait, inéluctable, qu’une génération produit de la connaissance et qu’une autre hérite de cette connaissance. Comme le dit Claudine Normand (2009)4, à propos de la relation Saussure-Benveniste, il y a, chez Benveniste – en relation à Saussure – un discours de la filiation, de la transmission, de l’« école ». Ainsi, Normand souligne que « Saussure genuit Benveniste, qui a généré quelques autres enfants ». Je considère que Benveniste a également influencé la linguistique qui l’a suivi. Comme suivante : FLORES, Valdir do Nascimento. Introdução à teoria enunciativa de Benveniste. São Paulo : Parábola, 2013. 3 DUCROT, Oswald ; BIGLARI, Amir. Os riscos do discurso : Encontros com Oswald Ducrot. Trad. Leci Borges Barbisan et Lauro Gomes. São Carlos : Pedro e João Editores, 2018. [titre original : Les risques du discours : Rencontres avec Oswald Ducrot]. 4 NORMAND, Claudine. Convite à linguística. Claudine Normand ; Valdir do N. Flores et Leci B. Barbisan (Dir.). Trad. de Cristina de C. V. Birck et al. São Paulo : Contexto, 2009. 468 le souligne la linguiste, chaque génération hérite d’un trésor, qu’elle « est chargée de transmettre et de faire fructifier ; mission et transmission ! » (NORMAND, 2009, p. 197). Cet héritage de la réflexion benvenistienne par la Sémantique Argumentative est parfois explicite, parfois implicite. Par conséquent, dans ce texte, j’essaye de traiter des dialogues explicites et implicites entre la Sémantique Argumentative et la théorisation linguistique de Benveniste, pour, ensuite, vérifier les limites entre leurs approches respectives. Pour ce faire, j’organise ce texte en trois sections : 1) dans la première section, j’aborderai un héritage explicité dans des textes de la Sémantique Argumentative, en présentant le dialogue des spécialistes de cette perspective théorique avec la linguistique benvenistienne ; 2) dans la deuxième section, j’examinerai un héritage implicite entre la Sémantique Argumentative et la Théorie du Langage de Benveniste, en établissant, à partir d’un « geste » interprétatif, un possible dialogue entre les approches ; 3) dans la troisième section, je soulignerai la possibilité d’un dialogue avec des frontières, en mettant l’accent sur certaines particularités qui différencient les approches en question. 2. Le dialogue explicite entre la Sémantique Argumentative et la Théorie du Langage d’Émile Benveniste En tant qu’influenceur d’une génération de linguistes, comme le souligne Ducrot (2018), Benveniste apparaît dans les réflexions initiales de l’approche qui donne naissance à la Sémantique Argumentative : la « Sémantique Pragmatique » ou « Pragmatique Linguistique ». Dans cette perspective, Ducrot (1972)5 propose, d’une part, que la description linguistique doit considérer que la langue fait référence à ce qui, pour Saussure, constitue la parole et, d’autre part, que l’énonciation soit introduite dans la phrase, qui, à ce moment théorique, est conçue comme énoncé. Dans ce cadre, le terme énonciation apparaît défini comme un acte qui constitue un événement unique, en impliquant un locuteur particulier, pris dans une situation particulière, tandis que l’énoncé (désigné phrase, dans les versions ultérieures de la théorisation) reste invariable à travers l’infinitude d’actes d’énonciation dont il peut être l’objet. DUCROT, Oswald. Dire et pas dire : principes de sémantique linguistique. Paris : Hermann, 1972. 5 469 À ce moment, Ducrot associe la notion d’énonciation à l’« acte de parole individuel », constitué dans un schéma général d’activité linguistique comme confrontation entre un locuteur et un destinataire, en lui attribuant certains rôles. Le sémanticien recourt ici à la distinction sémiotique/sémantique proposée par Benveniste, en soulignant que l’étude du système de signes (sémiotique) ne peut pas se constituer sans inclure l’étude de l’emploi des signes (sémantique). À partir de cela, Ducrot arrive à la formulation suivante : « d’une part, la sémantique linguistique doit être structurale. Et, d’autre part, ce qui fonde le structuralisme en matière de signification, c’est la prise en considération de l’énonciation ». (DUCROT, 1984, p. 71)6. Dans des phases ultérieures à celle de la discussion sur les actes illocutoires, le linguiste mentionne un lien entre sa réflexion et la perspective de Benveniste, comme il le fait remarquer dans « Structuralisme, énonciation, communication », en distinguant l’étude de Pietro de celle de Benveniste : Il s’agit de montrer deux directions divergentes dans lesquelles on peut développer le structuralisme saussurien. Ce structuralisme amène Pietro à concevoir la langue comme un code organisé pour la transmission d’informations. Benveniste, au contraire, à partir du même point de départ, décrit la langue comme le fondement des relations intersubjectives mises en œuvre dans le discours (c’est cette dernière position que j’ai essayé de systématiser dans mes recherches en sémantique). (DUCROT, 1989, p. 149)7. En fait, tout le parcours de Ducrot montre ses efforts pour désinformatiser la langue ; c’est pourquoi il distingue son étude de celle de Pietro et il reconnaît, dans le travail de Benveniste, le traitement de la langue en emploi et une pratique discursive marquée par des relations intersubjectives. Selon Ducrot (1989), l’originalité de Benveniste réside dans le fait qu’il a vu que le sens du discours ne se réduit pas à la relation de la langue, en tant que système combinatoire de signes, avec la situation matérielle dans laquelle le discours est employé, car il y a des marques intersubjectives intrinsèques au système linguistique dans le discours. Cf. référence bibliographique de la note 4. DUCROT, Oswald. Logique, structure, énonciation : Lectures sur le langage. Paris : Les Éditions de Minuit, 1989. 6 7 470 Dans la phase actuelle de la Sémantique Argumentative – la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) –, Marion Carel (2011 ; 2018)8 mentionne Benveniste dans ses textes, en particulier lorsqu’elle aborde la polyphonie sémantique et les argumentations énonciatives. Dans la réflexion sur la polyphonie sémantique, Carel (2011) considère que cette polyphonie s’inspire de l’approche énonciative de Benveniste, notamment en ce qui concerne sa division entre l’énonciation historique – dans laquelle les événements semblent se raconter eux-mêmes – et l’énonciation discursive – dans laquelle il y a la possibilité d’inversibilité des relations de personne je-tu constitutives du discours9. Une fois que Benveniste a utilisé les temps grammaticaux pour caractériser ces types d’énonciation, Carel (2011)10 met en évidence l’intérêt du linguiste pour cette caractérisation liée à la langue, et non extérieure à la langue, car elle souligne également qu’elle cherche à expliquer les phénomènes de la polyphonie sémantique comme liés à la langue, et non à l’extériorité. Ainsi, à l’instar de Benveniste, Carel cherche une analyse centrée sur des explications linguistiques. La polyphonie linguistique (sémantique), présentée par Carel dans 201111, est liée à ce que l’on appelle la Théorie Argumentative de la Polyphonie (TAP), théorie que la sémanticienne a développé avec Oswald Ducrot et Alfredo Lescano. Dans cette réflexion, Carel cherche à aborder la complexité impliquée dans la responsabilité du locuteur CAREL, Marion. « La polyphonie linguistique », Transposition [en ligne], 2011, mis en ligne le 01 février 2011, consulté le 25 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/ transposition/365. « Les argumentations énonciatives ». Letrônica, Porto Alegre, v. 11, n. 2, 2018, p. 125-143. 9 Carel fait référence au texte de Benveniste « Les relations de temps dans le verbe français », publié à l’origine dans Bulletin de la Societé de linguistique, LIV (1959), fasc. 1. Le texte apparaît dans l’œuvre Problèmes de linguistique générale 1, publiée à l’origine en France en 1966. À cet égard, il est important de rappeler au lecteur que, dans ce texte de Benveniste, comme l’observe Flores (2013), le mot « énonciation », dans les expressions « énonciation historique » et « énonciation de discours » n’a pas le sens d’« actes d’énoncer », mais plutôt celui d’énoncés observables. Dans cet article, Benveniste traite des types d’énoncés résultant de différences de marques formelles, en particulier de la temporalité par rapport à la personne subjective. La différence entre histoire et discours est de nature formelle et est due à la présence (ou non) de la marque de personne dans l’énoncé par rapport aux temps du verbe. 10 Cf. référence bibliographique de la note 7. 11 Cf. référence bibliographique de la note 7. 8 471 face à un même contenu présent dans des énoncés différents. C’est pourquoi elle discute la notion de « responsabilité énonciative », en proposant différents modes par lesquels le locuteur prend en charge un même contenu ; ces différences sont liées à la façon dont les voix sont présentées : le locuteur peut laisser entendre sa propre voix ; le locuteur peut s’appuyer sur des faits et faire entendre la voix factuelle du monde ; le locuteur peut faire entendre la voix d’un absent. Pour cela, Carel soutient que les voix de la polyphonie sémantique sont utilisées par le locuteur pour graduer sa propre responsabilité vis-à-vis des contenus introduits. C’est à partir de ces différentes responsabilités énonciatives du locuteur que la sémanticienne présente trois modes énonciatifs différents : celui du trouvé, du reçu et du conçu. Dans le mode du trouvé, il y a la voix du monde, qui permet au locuteur de prendre un ton factuel, puisque le contenu apparaît comme rencontré, trouvé, sans que le « ton » de la voix du locuteur s’explicite, en ressemblant à ce que Carel perçoit dans l’énonciation historique décrite par Benveniste, dans laquelle les événements semblent se raconter euxmêmes. Le mode du trouvé apparaît dans des énoncés tels que « Notre université n’inscrit pas de thèse littéraire sur un auteur. Il faut refuser cette inscription ». Il y a, dans ce cas, un effacement du locuteur qui, bien que présent, prend un « ton » factuel. Dans le mode du reçu, il y a la voix d’un absent, ce qui permet, au locuteur, de se désengager et de donner de la voix à cet autre, l’absent. Ce mode apparaît dans des énoncés tels que « Il semble que notre université n’inscrit pas de thèse littéraire sur un auteur. Il faut refuser cette inscription » ou « Marie dit que la crise économique est déjà finie ; Pierre devrait rapidement trouver du travail ». Le mode du conçu, par contre, se produit lorsque le locuteur apparaît avec un « ton » engagé. Dans ce cas, Carel soutient que le contenu apparaît comme conçu par le locuteur au moment même de l’énonciation, lorsqu’il laisse des marques de son engagement dans l’énoncé. C’est ce qui se passe dans l’exemple « Je pense que les études littéraires sur un auteur n’ont pas de place dans notre université. Il faut refuser cette inscription ». Dans cette version de l’approche polyphonique (la TAP), Carel (2011) déclare qu’il existe un intérêt pour la responsabilité du locuteur, qui est dissociée du fait d’utiliser un contenu ou la source d’un contenu. Dans la discussion sur les argumentations énonciatives, Carel 472 (201812) cite de nouveau explicitement Benveniste, en mentionnant, encore une fois, l’énonciation historique et du discours, afin de réviser la Théorie Argumentative de la Polyphonie (TAP), en ce qui concerne les attitudes du locuteur à l’égard du contenu énoncé. Dans cette étude récente, la sémanticienne se concentre sur la description argumentative du mode du conçu dans l’analyse du poème « Nuit de relève », de Marc de Larréguy de Civrieux. À partir de cette analyse, Carel soutient que le mode du conçu, sous-jacent au poème, prend différentes formes, dont l’unité repose sur le fait qu’elles sont représentables par des enchaînements argumentatifs comportant un je dis. Dans cette réflexion, Carel cherche à donner un sens nouveau au terme « argumentative », dans Théorie Argumentative de la Polyphonie, car il ne s’agit plus « d’une théorie de l’énonciation décrivant l’utilisation qu’un locuteur peut faire de contenus argumentatifs, mais d’une théorie décrivant argumentativement les phénomènes réputés énonciatifs ». (CAREL, 2018, p. 128)13. En d’autres termes, Carel souligne que la description des phénomènes énonciatifs est centrée sur l’argumentation linguistique, car l’analyse présente les enchaînements argumentatifs qui soutiennent le discours. C’est de cette manière que Carel (2018) mentionne explicitement Benveniste, en rapprochant, une fois encore, le mode du trouvé du locuteur à la notion benvenistienne d’énonciation historique, à travers l’exploration des marques temporelles. En revanche, dans le cas d’un récit dans lequel le locuteur dit ce qu’il voit, Carel caractérise ce mode d’énonciation comme impliquant le dire d’un « je » qui n’est pas lié à l’énonciation historique de Benveniste. Cela se passe parce que la description apporte un enchaînement qui, dans ce cas, révèle l’énonciation d’un locuteur dans un « ton » complexe, qui implique perception et engagement. À partir des analyses du poème, Carel (2018) reconnaît deux formes du mode du conçu. Dans le premier cas, l’énoncé évoque une concrétisation au présent X DC DIRE X ; dans le second cas, l’énoncé évoque une concrétisation au présent et au « je », qui peut être formalisée par les enchaînements REGARDER DC SAVOIR et VOIR DC DIRE14. Cf. référence bibliographique de la note 7. Cf. référence bibliographique de la note 7. 14 La Théorie des Blocs Sémantiques suppose que le contenu des énoncés est paraphrasé par des enchaînements argumentatifs reliant des entités au moyen de 12 13 473 À chaque fois, les enchaînements évoqués comportent un je dis, et, dans ce cas, le dire actuel est ce qui caractérise le mode du conçu. Pour cela, Carel affirme que « Le mode du conçu n’est pas une énonciation dans laquelle le locuteur donne son avis ; c’est une énonciation dans laquelle un ‘dire’ se déroule et imprègne l’événement, le rend présent » (CAREL, 2018, p. 137)15. En conséquence, il existe un dialogue explicite entre la Sémantique Argumentative et l’approche de Benveniste, notamment avec la réflexion énonciative de ce linguiste. D’un côté, ce dialogue découle de l’intérêt commun à la relation entre système et usage ; d’un autre côté, il découle de ce qui est impliqué dans la réflexion énonciative, ce qui suppose de penser que la langue comporte des lieux pour que le locuteur se constitue et constitue l’autre dans le passage de la langue au discours, via l’énonciation. Ces lieux sont, apparemment, contenus dans des pronoms et des catégories temporelles ; mais, après un examen approfondi, on voit que la langue dans son intégralité permet, via l’énonciation, la constitution de sens argumentatifs dans des relations intersubjectives, par des formes qui – lorsqu’elles sont mises en relation dans les énoncés – permettent, à ceux qui étudient la Sémantique Argumentative, de décrire, de manière argumentative, les phénomènes relatifs à l’énonciation au moyen d’enchaînements. 3. Un dialogue implicite entre la Sémantique Argumentative et la Théorie du Langage d’Émile Benveniste Dans cette section, je cherche à établir des possibles dialogues entre la Sémantique Argumentative et la perspective benvenistienne à partir de la linguistique de laquelle les deux approches partent, à savoir, la linguistique saussurienne. La lecture du Cours de Linguistique Générale (CLG), de Ferdinand de Saussure, semble être le point de départ des travaux d’Émile Benveniste et de la Sémantique Argumentative inaugurée par Oswald Ducrot, la thématisation sur le couple langue/parole étant transversale à la réflexion des deux auteurs, deux connecteurs : donc (DC) et pourtant (PT). Ces connecteurs construisent des sens, respectivement, normatifs (DC) et transgressifs (PT), qui montrent le type d’interdépendance sémantique argumentative constituée entre de telles entités. 15 Cf. référence bibliographique de la note 7. 474 ainsi que la notion de relation et celle de valeur. À mon avis, ces aspects de la réflexion saussurienne – outre le soutien des théorisations et des analyses de la Sémantique Argumentative et de la Théorie du Langage de Benveniste – constituent les points qui marquent la proximité entre ces perspectives. 3.1. Langue et parole dans les perspectives linguistiques de la Sémantique Argumentative et d’Émile Benveniste La relation langue/parole, telle que présentée dans le CLG par Ferdinand de Saussure, a été réinterprétée dans les domaines de la réflexion linguistique d’Émile Benveniste et d’Oswald Ducrot. À cet égard, il est intéressant de noter l’observation de Catherine Fuchs (1981)16 sur les théories énonciatives et sur l’interrelation entre langue et parole. Selon Fuchs, d’un côté, les théories énonciatives mettent en question le couple langue/parole, en partant du principe qu’il y a des catégories dans la langue qui font référence au fonctionnement de la langue elle-même et qui ne peuvent pas être étudiées sans tenir compte de la situation d’énonciation ; d’un autre côté, de telles théories mettent en question ce couple en admettant que, dans le fonctionnement concret du discours, il est impossible de dissocier le plan objectif du subjectif. Il me semble que Benveniste et Ducrot réinterprètent la relation langue/parole pour intégrer les deux côtés présentés par Fuchs. Chez Saussure, langue (institution sociale) et parole (acte individuel) font partie de divisions du langage et sont interdépendantes, tandis que chez Benveniste, système et usage font partie des deux modes d’être de la langue, dans le sémiotique (domaine du signe) et dans le sémantique (domaine du mot, de la phrase et du discours). Dans l’article « La forme et le sens dans le langage »17, qui fait partie du livre Problèmes de Linguistique Générale II, le linguiste souligne la différence entre, d’un côté, le signe (unité du 16 FUCHS, Catherine. « Les problématiques énonciatives : Esquisse d’une présentation historique et critique ». In : Documentation et recherche en linguistique allemande contemporain – Vincennes, n°25, 1981. Dans le champ pragmatico-énonciatif, p. 35-60. 17 BENVENISTE, Émile. « La forme et le sens dans le langage ». Problèmes de linguistique générale 2. Paris : Gallimard, 1974. 475 domaine sémiotique) et, d’un autre côté, le mot et la phrase (unités du domaine sémantique). Pour Benveniste (1974), avec la notion de signe linguistique, Saussure a ouvert la voie à une description des unités sémiotiques, qui doivent être caractérisées par le double point de vue de la forme et du sens. Penser le signe comme une unité sémiotique, c’est le reconnaître comme doté de signification dans la communauté de ceux qui font usage d’une langue. Cette reconnaissance des unités en tant que signes, par le locuteur, implique le caractère distinctif et la considération de son existence dans l’usage. Dans ce cas, l’auteur souligne trois principes : 1) le domaine sémiotique ne traite pas des relations entre la langue et le monde, mais des relations internes à la langue ; 2) le signe a toujours une valeur générique et conceptuelle ; et 3) les oppositions sémiotiques sont binaires. En se tournant vers le domaine de la phrase, le linguiste demande : « Mais qu’en est-il de la phrase ? Qu’en est-il de la fonction communicative de la langue ? ». Pour répondre à de telles questions, Benveniste soutient que le signe et la phrase sont deux mondes distincts et qu’ils appellent des descriptions différentes. Du sémiotique au sémantique, l’auteur souligne l’existence d’un changement. Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, tandis que le sémantique résulte d’une activité du locuteur qui met en action la langue : « Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue ; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue » (BENVENISTE, 1974, p. 225)18. C’est sur le fondement sémiotique que la langue-discours construit une sémantique propre, produite par la syntagmation des mots, où chaque mot ne retient qu’une petite partie de la valeur qu’il a en tant que signe. À travers des termes tels que syntagmation et langue-discours, on peut voir à quel point Benveniste défend l’interrelation sémiotique (domaine du signe) et sémantique (domaine du mot, de la phrase et du discours). Pour le linguiste, dans le domaine sémiotique, le signe a toujours une valeur générique et conceptuelle. Dans le sémantique, à son tour – qui trouve son expression par excellence dans la phrase – sa valeur n’est que particulière, car lorsqu’il est sémantisé dans l’emploi, il cesse d’être signe et s’actualise en mot. En fait, le sens de la phrase implique une référence à la situation du 18 Cf. référence bibliographique de la note 16. 476 discours et à l’attitude du locuteur : « à partir de l’idée chaque fois particulière, le locuteur assemble des mots qui dans cet emploi ont un ‘sens’ particulier » (BENVENISTE, 1974, p. 226)19. Dans le cadre de la Sémantique Argumentative, la discussion sur la relation langue/parole est opérationnalisée par Ducrot à travers l’interrelation entre ce qu’il appelle le système abstrait et la manifestation de ce système, à partir du moment où il conçoit le fait énonciatif comme comprenant une interdépendance entre ces deux instances. La relation système (langue) et usage (parole) le conduit à élaborer deux distinctions terminologiques majeures : phrase/énoncé et signification/sens. La phrase appartient à la langue, système abstrait, et sous-tend les entités concrètes et observables (les énoncés). Outre la distinction phrase/énoncé, on voit, dans la Sémantique Argumentative, le déplacement de la notion saussurienne de valeur, qui englobe, alors, la notion de signification, comme valeur sémantique de la phrase (entité abstraite), et la notion de sens, comme valeur sémantique de l’énoncé (entité concrète produite par un locuteur). Dans Les mots du discours, Ducrot (1980)20 traite de l’énonciation comme le fait qui constitue l’apparition d’un énoncé. À cause de cela, il observe que la sémantique linguistique décrit cette apparition comme la réalisation d’une phrase et, dans ce cas, décrire le sens de l’énoncé, c’est montrer la représentation21 qu’il apporte de son énonciation. Dans une étude ultérieure, dans l’Enciclopédia Einaudi, Ducrot (1984)22 dit que le sens de l’énoncé ou du discours (entités concrètes) est constitué par des commentaires à propos de son énonciation, ce qui, selon le sémanticien, équivaut à affirmer que « ce qui est dit a comme élément constitutif une certaine qualification du dire » (DUCROT, 1984, p. 382). Dans le même texte, en traitant du phénomène de l’énonciation, le sémanticien, encore une fois, fait la différence entre entités abstraites et entités concrètes, dans le but de Cf. référence bibliographique de la note 16. Analyse de textes et linguistique de l’énonciation ». In : DUCROT, O. Les mots du discours. Paris : Minuit, 1980, p. 7-56. 21 La notion de représentation dans le discours est liée au fait que celui qui s’énonce laisse des marques dans son discours de soi et de convocation à l’autre. En ce sens, représentation est équivalent à marquage/indication dans le discours des relations intersubjectives. 22 DUCROT, Oswald. « Enunciação ». In : Enciclopédia Einaudi. Lisboa : Imprensa Nacional/Casa da Moeda, 1984, p. 368-393. 19 20 DUCROT, Oswald. « 477 dire que les phrases d’une langue restent les mêmes dans tous leurs usages et que chaque réalisation de ce matériau abstrait donne lieu à un énoncé unique par rapport aux autres. Cette réflexion sur l’énonciation, l’énoncé (sens) et la phrase (signification) apparaît dans d’autres textes de Ducrot, comme « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », chapitre VIII de Le Dire et le Dit23. Dans la mesure où la langue et la parole sont imbriquées dans l’agencement de mots par un locuteur pour « parler de », selon la réflexion de Benveniste, ou liées à l’actualisation des phrases (entités abstraites) en énoncés/discours (entités concrètes), selon la proposition de Ducrot, d’autres thèmes saussuriens prennent de l’importance dans la Sémantique Argumentative et dans l’approche benvenistienne. Ces notions seront traitées dans la suite de ce texte. 3.2. Les notions saussuriennes de relation et de valeur dans les perspectives linguistiques de la Sémantique Argumentative et d’Émile Benveniste À chaque énonciation, le locuteur convertit la langue en discours, en faisant des choix particuliers pour l’événement énonciatif, qui se situe dans un certain temps et dans un certain espace. Ce fait conduit à une étude des formes, liée essentiellement à des sens toujours singuliers liés à celui qui s’énonce. Parler de sens, ici, signifie repenser les notions de relation et de valeur, proposées par Saussure dans le CLG. Chez Saussure, la notion de valeur est pensée à partir de relations associatives (in absentia) et syntagmatiques (in praesentia). Dans ce cas, la valeur des unités dans le discours se constitue au moyen des associations que les sujets parlants font entre des éléments manquants ou par la combinaison d’unités présentes dans la chaîne discursive. Considérer les deux ordres de valeur est, donc, fondamental pour l’étude de la langue et pour la réflexion sur le sens, un enjeu fondamental pour les approches sur lesquelles je me concentre ici. Saussure, comme déjà souligné, met l’accent sur la langue ; Benveniste et la Sémantique Argumentative soulignent l’usage de la langue, c’est-à-dire, le discours, résultat de l’actualisation de la langue. Face à cette observation, une question se pose : comment les DUCROT, Oswald. « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation ». Le dire et le dit. Paris : Les Éditions de Minuit,1984. 23 478 théorisations de la Sémantique Argumentative et de Benveniste expliquent-elles les sens constitués dans le discours ? Pour répondre à cette question, je mets en évidence deux notions chères aux approches concernées : le sens impliqué dans la relation du dit avec le dire ; et le sens constitué par la relation des éléments dans le discours. Ces deux notions de relation sous-tendent la notion de valeur. La première notion de relation – la relation dire-dit – se réfère au fait que ces perspectives cherchent à réfléchir sur le dire, pas seulement sur le dit. Dans ce cas, de telles approches donnent la priorité au fait que le locuteur a dit ce qu’il a dit, non pas au contenu de ce dit en soi. L’étude du dit conduit l’analyste à l’énonciation, au dire. Cela parce que, comme déjà souligné, ce sont les marques laissées dans le dit (discours) qui permettent l’analyse du dire (de l’énonciation). En fait, Benveniste (1974)24 met l’accent sur l’existence de caractères formels de la langue qui situent celui qui énonce dans son propre discours (marques temporelles, spatiales et personnelles). De plus, sur l’énonciation, le linguiste souligne que « le mécanisme de cette production est un autre aspect majeur du même problème » (BENVENISTE, 1974, p. 81), qui est dans la conversion de la langue en discours. Cette conversion a pour question centrale la vérification de comment le « sens » se forme en « mots ». À cause de cela, il ajoute : « C’est la sémantisation de la langue qui est au centre de cet aspect de l’énonciation », avec les « procédés par lesquels les formes linguistiques de l’énonciation se diversifient et s’engendrent » (BENVENISTE, 1974, p. 81)25. Pour le linguiste, ce ne sont pas seulement les indices temporels, spatiaux et personnels qui situent celui qui énonce dans son discours, mais toutes les formes qui produisent des sens toujours singuliers à chaque actualisation de la langue. Cela parce que tout choix de formes dépend de celui qui énonce, qui, en engendrant ou en rapportant de telles formes linguistiques, de façon toujours particulière, produit des sens inédits à chaque discours énoncé. En faisant des choix linguistiques pour référer dans le discours (« parler de »), le locuteur convertit les formes d’usage général de la langue en des formes qui ont un sens dans la particularité de son discours. BENVENISTE, Émile. « L’appareil formel de l’énonciation ». Problèmes de linguistique générale 2. Paris : Gallimard, 1974. 25 Cf. référence bibliographique de la note 23. 24 479 En se rapprochant de Benveniste, Ducrot (1984) affirme que l’énoncé/discours présente des indications de son énonciation, parce que, pour lui, « le sens d’un énoncé fait référence à son énonciation, en présentant des indications sur le fait de son apparition, sur la valeur de cette apparition » (DUCROT, 1984, p. 24)26 ; cette valeur est liée aux relations argumentatives qui relient les énoncés, les segments au sein des énoncés et les mots eux-mêmes au sein de chaque discours. Pour cette raison, la Sémantique Argumentative, à travers la thèse de « l’argumentation est dans la langue », soutient l’idée que le discours est un donneur de sens, car les mots et leurs relations dans le fil du discours, en tant que choix linguistiques du locuteur, « argumentent ». C’est de cette première conception de relation – relation diredit/énonciation-énoncé – que se dégage, dans chacune des deux perspectives traitées ici, un redimensionnement de la notion saussurienne de valeur. Je souligne, chez Benveniste, la présence du terme valeur dans trois de ses textes : « La forme et le sens dans le langage » (BENVENISTE, 1974)27, « La nature des pronoms » (BENVENISTE, 1966)28 et « De la subjectivité dans le langage » (BENVENISTE, 1966)29. Dans le premier texte, l’auteur souligne la condition liée à chaque actualisation du langage : « l’idée doit subir la contrainte des lois de leur assemblage ; il y a, ici, nécessairement, un mélange subtil de liberté dans l’énoncé de l’idée, de contrainte dans la forme de cet énoncé » (BENVENISTE, 1974, p. 227). Et il ajoute : « C’est par suite de leur coaptation que les mots contractent des valeurs que en (sic) eux-mêmes ils ne possédaient pas » (BENVENISTE, 1974, p. 227). Dans le même texte, le linguiste indique que, dans la syntagmation de mots dans le discours, « chaque mot ne retient qu’une petite partie de la valeur qu’il a en tant que signe » (BENVENISTE, 1974, p. 229). À cet égard, Normand (2009, p. 175)30 souligne que, pour Benveniste, il est évident qu’une particularité formelle n’a de valeur linguistique que si 26 DUCROT, Oswald. « Lingüística, enunciación, discurso. Conversación con Ducrot ». Revista Punto de vista. n. 21. Argentina : 1984, p. 23-26. 27 Cf. référence bibliographique de la note 16. 28 BENVENISTE, Émile. « La nature des pronoms ». Problèmes de Linguistique Générale 1. Paris : Gallimard, 1966. 29 BENVENISTE, Émile. « De la subjectivité dans le langage ». Problèmes de Linguistique Générale 1. Paris : Gallimard, 1966. 30 Cf. référence bibliographique de la note 3. 480 elle est liée à une particularité de sens. De plus, le linguiste est célèbre pour avoir observé que les formes des indicateurs de « personne » et de « temps » ne peuvent être interprétés que dans l’échange intersubjectif. Ces éléments de la langue pointent vers l’énonciation, dans laquelle ils passent d’entités vides à des entités pleines. Pour cette raison, Normand (2009) souligne qu’avec la description déictique, Benveniste approfondit la problématisation des conditions de la communication intersubjective et commence à s’intéresser au cadre du discours, en déplaçant son centre d’intérêt du sens inhérent au système – car lié aux relations entre ses unités (semblable à la notion de valeur chez Saussure) – vers le sens constitué dans le discours par le locuteur. Dans ce cas, je considère que la valeur, dans l’approche benvenistienne, devient subjective, car liée à celui qui s’énonce. Cette question est liée aux réflexions de Benveniste dans les textes « La nature des pronoms » et « De la subjectivité dans le langage », tous deux présents dans Problèmes de Linguistique Générale 1. Dans le premier texte, l’auteur relie la notion de valeur à la nature des pronoms, en posant que la première personne ne se définit que dans le discours et par le discours : je ne peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. Il ne vaut que dans l’instance où il est produit. Mais, parallèlement, c’est aussi en tant qu’instance de forme je qu’il doit être pris ; la forme je n’a d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la profère. (BENVENISTE, 1966, p. 252). En suivant cette ligne, dans le deuxième texte, l’auteur relie également la notion de valeur à celui qui s’énonce, en soulignant que « la forme il... tire sa valeur de ce qu’elle fait nécessairement partie d’un discours énoncé par ‘je’ » (BENVENISTE, 1966, p. 265). De ces réflexions, je conclus que, pour le linguiste, la notion de valeur est, d’une part, liée aux libertés et aux restrictions de chaque locuteur qui agence et assemble des mots dans le discours afin de produire des sens singuliers à chaque énonciation ; d’autre part, elle dépend de celui qui énonce, puisque, à chaque énonciation, les formes de la langue acquièrent des valeurs subjectives, car elles sont mobilisées précisément par le locuteur. Dans la Sémantique Argumentative, à son tour, la notion de valeur est pensée à la lumière de sa conception d’argumentation, car les aspects objectifs, subjectifs et intersubjectifs – impliqués dans l’usage de la langue 481 – sont unifiés dans ce que l’on appelle la valeur argumentative, qui est définie comme l’orientation qu’un mot donne au discours. En fait, comme le souligne Barbisan (2007)31, cette approche rejette la distinction entre dénotation (aspect objectif) et connotation (aspect subjectif), puisque Ducrot considère qu’il n’y a pas une partie objective dans le langage et qu’à travers lui, on n’a pas d’accès direct à la réalité. Si le langage décrit le monde, cela se fait à travers des aspects subjectifs et intersubjectifs, ce qui en fait un lieu de débat entre les individus. Ainsi, en saisissant la réalité d’une manière particulière, le locuteur convoque l’interlocuteur à participer de son discours. Pour cela, l’attitude du locuteur devant la réalité (aspect subjectif) et sa convocation de l’interlocuteur (aspect intersubjectif) sont unifiés dans la valeur argumentative des mots dans le discours (DUCROT, 1990)32. C’est dans cette ligne que Carel (2018) soutient également : [les] énoncés expriment des points de vue, fondamentalement argumentatifs, dans lesquels il est impossible d’isoler un noyau purement descriptif. Il n’existe pas, à l’intérieur du sens de nos énoncés, une ligne de partage entre, d’une part, la représentation du monde, et, d’autre part, l’énonciation du locuteur. (CAREL, 2018, p. 126)33. Ainsi, la valeur argumentative d’un mot condense les aspects objectifs et intersubjectifs, car son actualisation dans le discours renvoie à l’ensemble des possibilités ou des impossibilités de continuation discursive. De cette façon, la valeur découlant du sens de l’énoncé est dans les indications liées à son apparition. Cette valeur découle des relations argumentatives établies par le locuteur au sein de son énoncé ou discours. C’est le niveau fondamental de la description de la Sémantique Argumentative, car, comme le soutient Carel (2018, p. 142)34, l’énonciation et le contenu qu’elle contemple « sont tous les deux (...) de nature argumentative, et non pas informative ». Cela conduit la sémanticienne à dire qu’elle prend « Au pied de la lettre l’hypothèse de BARBISAN, Leci. « Uma proposta para o ensino da argumentação ». Letras de Hoje, Porto Alegre, v. 42, n. 2, 2007, p. 111-138. 32 DUCROT, Oswald. Polifonia y argumentación. Cali : Universidad del Valle, 1990. 33 Cf. référence bibliographique de la note 7. 34 Cf. référence bibliographique de la note 7. 31 482 Ducrot selon laquelle le sens d’un énoncé contient une description de son énonciation » (CAREL, 2018, p. 142)35. Il est important de noter encore que, dans plusieurs ouvrages, Ducrot souligne la notion de valeur, en distinguant signification et sens. Comme je l’ai déjà indiqué, la signification est la valeur sémantique de la phrase (entité abstraite), alors que le sens est la valeur sémantique de l’énoncé (entité concrète). Pour la Sémantique Argumentative, la signification contient des instructions données à ceux qui interpréteront l’énoncé de la phrase. Ces instructions indiquent ce que l’on doit faire pour trouver le sens, qui est particulier à chaque fois qu’une phrase est énoncée. La deuxième notion de relation – la relation des éléments dans le discours – est liée à la première et au fait que la Sémantique Argumentative et l’approche de Benveniste se soucient plus de comment on dit et moins de ce qui se dit. Ainsi, les analyses donnent la priorité à la manière dont les éléments d’un discours sont liés, organisés, syntagmatisés pour produire certains sens plutôt que le contenu du dit lui-même. En conséquence, ces approches soulignent que l’action d’un mot sur les autres indique des sens particuliers produits par celui qui s’énonce. À propos de cette relation forme-sens, la notion de valeur chez Benveniste est associée à celles de syntagmation, d’agencement et d’arrangement de formes dans la production de sens dans le discours (sémantisation). Dans la Sémantique Argumentative, à son tour, la notion de valeur est liée aux idées d’enchaînement et de relation entre segments, à partir du moment où les sens argumentatifs sont constitués d’éléments qui s’enchaînent. De là émerge l’attitude du locuteur, par laquelle l’allocutaire est appelé à s’énoncer également. La conception selon laquelle le sens est constitué par les choix du locuteur et par la relation – établie par lui dans le discours – de formes permet d’affirmer que l’approche benvenistienne ainsi que celle de la Sémantique Argumentative donnent la priorité au linguistique et à l’interne au discours. De cette manière, la référence et les sujets, dans la perspective énonciative de Benveniste, sont internes au discours énoncé. La situation est constituée dans le discours, tout comme le sujet est une figure discursive, et non pas mondaine. Ainsi, en incluant la référence 35 Cf. référence bibliographique de la note 7. 483 dans les études du langage, Benveniste la relie au sujet et non au monde, puisqu’en mobilisant la langue et en s’en appropriant, le locuteur établit une relation au monde au moyen du discours. En fait, la relation avec le monde dépend de l’énonciation, l’acte individuel d’appropriation de la langue introduisant le locuteur dans son discours : « La présence du locuteur à son énonciation fait que chaque instance de discours constitue un centre de référence interne ». (BENVENISTE, 1974, p. 82)36. Pour cela, Normand (2009, p. 166)37 souligne que, chez Benveniste, « tout rapport à la référence, dans la langue mise en emploi, dépend de la sui-référence ; la référence ne concerne que la situation chaque fois unique du locuteur ». Aussi dans la Sémantique Argumentative, l’autonomie de l’ordre linguistique est beaucoup discutée, car, dans de nombreux textes, on voit souligné le fait que le langage ne décrit pas directement la réalité. De ce fait, les sémanticiens inscrits dans cette approche défendent que la langue, réalisée dans des énoncés, ne peut pas être réduite à sa fonction informative. De cette manière, le présupposé référentialiste – pour lequel la description du sens est basée sur les conditions de vérité – et le présupposé cognitiviste – pour lequel l’explication du sens est basée sur la pensée – sont abandonnés. Pour la Sémantique Argumentative, le sens des énoncés est constitué en faisant référence, non à l’extralinguistique ou à la pensée, mais aux relations argumentatives qui relient les énoncés, les segments au sein des énoncés et les mots eux-mêmes. Comme déjà expliqué, c’est le discours lui-même qui est le donneur de sens, dans la mesure où la valeur du mot actualise discursivement le sens argumentatif. Ducrot, dans le passage suivant, souligne sa conception d’autonomie de la langue actualisée dans le discours et non dépendante du monde : le monde apparaît, dans l’énoncé, à travers l’exploitation discursive qui en est faite (...) ce qui préexiste à la parole, c’est une situation sans limites et sans structures : la parole apporte avec elle les limites et les points de vue qui rendent cette situation utilisable pour l’interprétation. (DUCROT, 1997, p. 14-15)38. Cf. référence bibliographique de la note 23. Cf. référence bibliographique de la note 3. 38 DUCROT, Oswald. « La pragmatique et l’étude sémantique de la langue ». Letras de Hoje. v. 32, n. 1. Porto Alegre : EDIPUCRS, 1997, p. 9-21. 36 37 484 Comme le souligne Barbisan (2007, p. 122)39, pour Ducrot, « C’est à partir des mots que l’énonciation et son contexte doivent être caractérisés, parce que le choix des mots crée une image de la parole et cette image est pertinente pour la compréhension du discours. C’est le discours, produit par le locuteur, qui établit le contexte : celui-ci ne pré-existe pas au discours ». Donc, dans l’approche de Benveniste et dans la Sémantique Argumentative, on refuse d´aborder le sens à partir des facteurs extralinguistiques, parce que c´est le discours qui produit le sens. De cette manière, énoncer est transformer la langue-système en languediscours. Dans cette manifestation de la langue, il se passe quelque chose de nouveau : un discours unique, jamais répétable, dont les formes en relation produisent des sens singuliers. Ces sens singuliers sont également révélés dans chaque cadre théorique et tissent des points de distanciation entre les approches – en particulier en ce qui concerne la notion d’énonciation –, question que je vais traiter dans la prochaine section. 4. Un dialogue avec des frontières : les particularités de chaque approche Comme nous l’avons vu, c’est avec la théorisation énonciative que se produisent la plupart des dialogues entre ceux qui étudient la Sémantique Argumentative et Benveniste. Si, dans les sections précédentes, j’ai indiqué les points de rencontre entre ces perspectives, dans cette section, je vais traiter des différences ou des points de discordance entre elles ; après tout, ce sont des énonciations théoriques distinctes, avec des limites importantes, qui marquent la singularité de chacune. C’est par la notion d’énonciation et par le mode d’analyse que je commence à établir la distinction entre les deux types d’approche linguistique de l’énonciation. Pour Benveniste (1974, p. 80)40, l’énonciation est « cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » ; pour Ducrot (1984, p. 179)41, l’énonciation est « l’événement constitué par l’apparition d’un énoncé ». Nous constatons des différences Cf. référence bibliographique de la note 30. Cf. référence bibliographique de la note 23. 41 Cf. référence bibliographique de la note 22. 39 40 485 importantes dans ces définitions, car, d’une part, Benveniste mobilise la notion d’acte (procès) et, d’autre part, Ducrot mobilise celle d’événement lié à l’apparition de l’énoncé. Bien que les deux approches puissent traiter de la relation entre procès (dire/énonciation) et produit (dit/énoncé/discours), la relation procès/produit est conçue différemment, puisque, chez Benveniste (1974), l’acte (procès), dès le départ, est impliqué ; fait observé lorsqu’il soutient que, dans l’énonciation, on considère successivement l’acte même (procès d’appropriation du locuteur qui se déclare comme tel et qui implante l’autre), les situations constitutives de référence et les instruments (formes et fonctions de la langue engendrées par le locuteur). Dans la Sémantique Argumentative, on regarde les formes présentes dans le produit (énoncé/discours) pour arriver au procès (énonciation), car ces formes donnent des indications pour que le sémanticien atteigne le sens et les représentations liés à cette apparition de l’énoncé/discours. Une telle apparition de l’énoncé est l’événement énonciatif lui-même. En ce sens, pour la Sémantique Argumentative, les marques du produit conduisent l’analyste à obtenir une image du procès. Si, pour Benveniste, il existe un jeu de formes spécifiques (de personne, d’espace et de temps), dont la fonction est de mettre le locuteur en relation constante avec l’énonciation, pour la Sémantique Argumentative, il existe un ensemble d’indications qui attestent aussi la relation argumentative entre les entités présentes dans l’énoncé/discours du locuteur, qui montrent sa présence dans ce discours et la manière dont il convoque l’autre à la continuité discursive. Ainsi, la langue en usage permet le débat entre les interlocuteurs. Dans le phénomène de la polyphonie, quelle que soit la phase théorique de la Sémantique Argumentative, il existe des marques (adjectifs, conjonctions, adverbes, temps verbaux, etc.) qui montrent les attitudes des locuteurs par rapport au contenu et aux différents points de vue présents dans le discours. Dans la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS), phase actuelle de la Sémantique Argumentative, la présence d’articulateurs (mais, donc, etc.) et d’opérateurs (peu, un peu, etc.), par exemple, montre également l’attitude du locuteur dans l’énoncé ou discours et la manière dont il oriente l’enchaînement vers une continuité discursive. En ce sens, 486 « Décrire la langue c’est décrire ce qu’elle impose au discours ». (DUCROT ; BIGLARI, 2018, p. 40)42. C’est pourquoi, dans la phase actuelle de la Sémantique Argumentative (TBS), on cherche, de plus en plus, à défendre « l’argumentation dans la langue » et, en ce sens, le discours est ce qui révèle, par l’analyse, la présence de la langue. Dans ce cas, il me semble que la TBS se rapproche de Saussure et s’éloigne de Benveniste, un linguiste qui s’intéresse à vérifier la manière dont la langue se convertit en discours et dont le locuteur devient le sujet pour implanter l’autre en face de lui, via l’acte d’énonciation. Les formes spécifiques (instruments de personne, de temps et d’espace), dans ce cas, plus que de révéler la langue, ont la fonction « de mettre le locuteur en relation constante et nécessaire avec son énonciation ». (BENVENISTE, 1974, p. 82)43. En effet, pour Benveniste, le locuteur est toujours impliqué dans l’analyse ; et ce linguiste attire l’attention sur le fait que le texte de l’énoncé n’est pas l’objet d’analyse, c’est-à-dire, le contenu dit ; mais l’objet d’analyse est, au contraire, le fait que le locuteur mobilise la langue d’une certaine manière pour définir les caractères linguistiques de son énonciation. Il convient de mentionner une autre différence entre les perspectives qui me semble pertinente : la question de la méthode. Benveniste ne propose pas un modèle d’analyse énonciative. Bien qu’il développe de nombreuses analyses dans ses travaux, il ne présente pas un modèle d’analyse énonciative à appliquer. Il présente peut-être des principes d’analyse, ce qui permet, à chaque chercheur adepte de son approche, de construire une méthode d’analyse et non d’appliquer un modèle d’analyse énonciatif pré-construit. Contrairement à Benveniste, la Sémantique Argumentative – en choisissant des catégories linguistiques et en décrivant ses analyses – propose une méthode d’analyse linguistique, toujours ancrée sur les relations argumentatives constituées dans les usages de la langue. Bien que des différences puissent être observées, les deux approches cherchent à étudier les sens singuliers constitués dans le discours à travers la manière dont le locuteur relie les formes : la manière dont le locuteur organise le dit révèle l’intersubjectivité inscrite dans toutes les énonciations. Dans ce cas, il est important 42 43 Cf. référence bibliographique de la note 2. Cf. référence bibliographique de la note 23. 487 d’analyser comment se dit ce qui est dit, et non ce qui est dit, ainsi que les sens évoqués par la façon dont les formes sont organisées et reliées dans chaque énoncé/discours. 5. Conclusion La conception de la langue héritée de Saussure était une condition à la fois pour que Benveniste développe sa théorie du langage et pour que la Sémantique Argumentative s’établisse comme une théorie linguistique de l’argumentation. En outre, je pense que les notions d’énoncé/discours – produits de l’énonciation – sont fondamentales pour le développement des constructions particulières de chaque perspective linguistique. C’est pourquoi, dans ce dialogue entre les approches, je souligne un aspect commun : la langue ne peut être étudiée que par l’énoncé/discours, car, avant l’énonciation, elle a seulement la possibilité d’exister. Et c’est au moyen des énoncés/discours que la production de sens, dans l’échange intersubjectif, peut arriver. C’est par là que les locuteurs donnent existence à la langue et à eux-mêmes pour signifier et argumenter à travers le langage. Et c’est dans ce mouvement de la langue au discours que nous occupons, en tant qu’humains, notre place comme sujets dans le langage. Bibliographie BARBISAN, L. « Uma proposta para o ensino da argumentação ». Letras de Hoje, Porto Alegre, v. 42, n. 2, p. 111-138, 2007. BENVENISTE, É. Problèmes de linguistique générale 1, Paris : Gallimard, 1966. BENVENISTE, É. Problèmes de linguistique générale 2. Paris : Gallimard, 1974. CAREL, M. « La polyphonie linguistique », Transposition [En ligne], 1|2011, mis en ligne le 01 février 2011, consulté le 24 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/transposition/365. CAREL, M. « Les argumentations énonciatives ». Letrônica, Porto Alegre, v. 11, n. 2, p. 125-143, 2018. DUCROT, O. Dire et pas dire : principes de sémantique linguistique. 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Austin Dans How to do things with words (1962) (traduction française : Quand dire c’est faire, 1970), publication qui réunit une série de douze conférences prononcées par John L. Austin à l’Université de Harvard en 1955, son auteur entreprend de façon vigoureuse la critique de la position descriptiviste associée au positivisme logique. Selon cette conception, la fonction essentielle du langage est la représentation des états de choses, représentation qui peut être jugée à la lumière du critère du vrai/faux. Ainsi ont un sens les énoncés qui, décrivant ou affirmant un certain fait, ont une valeur de vérité déterminée ou déterminable par l’expérience. Or, remarque Austin, dans le langage ordinaire, il y a des énoncés déclaratifs qui ne « décrivent » ni ne « représentent » aucun fait. C’est le cas notamment des énoncés illustrés ci-dessus : 1. Je baptise ce bateau Queen Elizabeth. 2. Oui, je veux. (Ce « oui » étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage) 3. Je donne et lègue ma montre à mon frère. où « il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que 491 je le fais : c’est le faire » (Austin, 1970, p. 41). Par conséquent, énoncer une phrase déclarative, ce n’est pas toujours décrire ou représenter une réalité. Dans certains cas, c’est instaurer une réalité nouvelle : baptiser un bateau, c’est dire dans les circonstances appropriées (1) ; se marier, c’est dire (2) à la mairie ou à l’autel. Par ailleurs, les énoncés appartenant à ce groupe ne sont ni vrais ni faux. Considérez à ce propos la bizarrerie des dialogues suivants : 4. L1 : Je te parie 5 euros que demain il pleuvra. L2 : ?? C’est vrai. 5. L1 : Je te promets que je viendrai. L2 : ?? C’est faux. Austin propose d’appeler ce type spécial de phrases, et les énoncés qui les manifestent, performatives, par opposition aux énoncés constatifs qui décrivent ou représentent des faits différents d’eux-mêmes et qui sont, par conséquent, vrais ou faux (ex : La terre est ronde ; Je suis allé chez le dentiste). Or, si les performatifs ne sont ni vrais ni faux, leur énonciation peut être malheureuse. Ainsi, si je dis « Je baptise ce bateau La belle étoile », je peux ne pas réussir à baptiser le navire même si je prononce ces mots, si, par exemple, il a déjà un nom, ou si je ne suis pas la personne appropriée pour le faire, ou s’il n’y a pas de témoins, etc. Austin propose donc une série de « conditions nécessaires au fonctionnement « heureux » et sans heurts d’un performatif » (Austin, 1970, p. 49). Il s’agit des conditions de réussite (ou de bonheur) : • il doit exister une procédure conventionnelle dotée par convention d’un certain effet. Les personnes et les circonstances particulières doivent être celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question ; • la procédure doit être exécutée correctement et intégralement ; • les personnes doivent avoir les pensées ou sentiments requis par la procédure et l’intention d’adopter le comportement impliqué. De plus, elles doivent se comporter ainsi, en fait, par la suite. Cette première distinction (constatifs vs. performatifs) étant faite, Austin essaie de caractériser les performatifs en termes linguistiques. 492 En ce sens, il remarque que les énoncés performatifs sont toujours à la première personne du présent de l’indicatif actif. Ainsi, l’énoncé 6. Je te promets de venir. est performatif, mais 7. Il promet de venir. 8. J’ai promis de venir. sont deux constatifs qui décrivent respectivement le fait qu’il promet ou le fait que j’ai promis. Cependant, remarque Austin, il y a un type de performatif très répandu qui se présente à la deuxième ou troisième personne (du singulier ou du pluriel) et à la voix passive ; par exemple : 9. Vous êtes priés de revenir plus tard. 10. Les voyageurs sont avisés que la descente se fait à gauche dans le sens de la marche du train. À la voix passive, le verbe peut aussi être impersonnel : 11. Il est formellement interdit d’entrer sans autorisation. De tout cela résulte que ni la personne ni la voix ne sont des éléments essentiels à la performativité de l’énoncé. Mais l’indicatif ne l’est pas non plus. Comparer en effet : 12. Je t’ordonne de partir. 13. Pars ! En effet, malgré le fait que (12) soit à l’indicatif et que (13) soit à l’impératif, ces deux énoncés remplissent la même fonction : dire (12) ou (13) revient à effectuer le même acte, en l’occurrence l’acte d’ordonner. Mais il y a quand même une différence : (12) se présente explicitement comme étant un ordre au moyen du préfixe « je t’ordonne ». Un énoncé qui contient un indicateur explicite de ce type (« je t’ordonne », « je te promets », « je parie », « je suggère », etc.) est nommé par Austin énoncé performatif explicite. À côté des performatifs explicites, il y a les performatifs primaires, dont (13), qui sont performatifs parce qu’ils sont des actes, mais qui ne sont pas des 493 performatifs explicites parce qu’ils ne contiennent pas l’indicateur explicite de la nature de l’acte qu’ils sont. Néanmoins, le mode verbal, le contexte d’énonciation, l’intonation permettent d’interpréter un performatif primaire (par ex : « je viendrai demain ») comme une promesse, une menace, une question, etc., et, en ce sens, ils peuvent toujours être paraphrasés à l’aide d’un performatif explicite qui indique explicitement le sens performatif de l’énoncé. Attention au chien ! = Je vous avertis qu’il y a un chien méchant. Partez immédiatement ! = Je vous ordonne de partir immédiatement. Je viendrai demain. = Je vous promets que je viendrai demain. Or cette deuxième distinction entre performatifs explicites et performatifs primaires entraîne nécessairement une révision de la première opposition (constatifs vs performatifs). En effet, tous les énoncés constatifs peuvent être considérés comme des performatifs primaires et devenir des performatifs explicites : il suffit d’expliciter l’acte d’affirmation à l’aide d’un préfixe (« je dis que », « j’affirme que ») qui affiche sans ambiguïté la performativité de l’énoncé. Ainsi : La terre est ronde. = J’affirme que la terre est ronde. Pierre est venu. = Je dis que Pierre est venu. La dichotomie entre performatifs et constatifs est donc rejetée en faveur d’une théorie générale des actes de langage. Tout énoncé en est donc un : « je te promets de venir » est une promesse ; « je suis venu hier soir » est une affirmation. Il n’est donc pas vrai que ces énoncés s’opposent parce que le premier constitue un acte et le deuxième représente un fait différent de lui-même. Selon la thèse fondamentale d’Austin, chacun de ces énoncés a deux aspects : une dimension constative (le fait de représenter un fait différent de lui-même) et une dimension performative (le fait de se présenter comme étant un acte de langage). Ainsi, en abandonnant l’opposition performatif/constatif, Austin distingue en tout énoncé : – un aspect locutoire : ce qui est dit, c’est le contenu même de l’énoncé ; – un aspect illocutoire : c’est le fait de dire ce qui est dit dans la mesure où dire c’est faire, c’est accomplir un acte illocutoire 494 (promesse, ordre, affirmation, avertissement, menace, jurement, question, etc.). Austin isole trois sens dans lesquels dire quelque chose est faire quelque chose, et donc trois types d’actes qui sont accomplis simultanément : • l’acte locutoire : c’est l’acte de dire quelque chose, autrement dit, c’est l’énonciation d’une phrase avec un sens et une référence. Il comporte trois sous-actes : l’acte phonétique qui est la simple production du son ; l’acte phatique qui correspond à la production de mots appartenant à un vocabulaire et se conformant à une grammaire ; et l’acte rhétique qui consiste à employer ces mots dans un sens et avec une référence plus ou moins déterminée ; • l’acte illocutoire : c’est l’acte effectué en disant quelque chose. C’est l’acte de faire une promesse, une offre, une affirmation, etc., à l’aide de l’énonciation d’une phrase en vertu d’une force illocutoire conventionnelle a elle associée (ou à sa paraphrase performative explicite). Cet acte constitue l’acte fondamental de l’acte de langage, et en fait quand on parle d’acte de langage on se réfère exclusivement à lui ; • l’acte perlocutoire : c’est l’acte que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire quelque chose (exemples : convaincre, persuader, empêcher, induire en erreur, etc.). Il est caractérisé en termes d’effets perlocutoires produits par nos propos sur nos interlocuteurs. Ainsi, par exemple, l’énonciation dans les circonstances appropriées de (14) 14.Tire sur elle ! comporte l’acte locutoire : il m’a dit « Tire sur elle », voulant dire par « tire », tire, et se référant par « elle » à elle ; l’acte illocutoire : il me pressa (ou me conseilla, ou m’ordonna, etc.) de tirer sur elle ; et l’acte perlocutoire : il me persuada de tirer sur elle. 495 1.2.La théorie de J. Searle Publié en 1969, Speech Acts (traduction française : Les actes de langage, 1972), de John Searle se situe dans la ligne des travaux d’Austin. Pour Searle, qui inscrit sa démarche au point de contact d’une théorie du langage et d’une théorie de l’action, « parler une langue, c’est adopter une forme de comportement régi par des règles. […] Parler, c’est accomplir des actes selon les règles » (Searle, 1972, p. 59). Searle propose une autre description de l’acte de langage. Pour lui, lorsqu’un locuteur énonce une phrase, il accomplit au moins trois types d’actes distincts : • énoncer des mots (morphèmes, phrases) = effectuer des actes d’énonciation ; • référer et prédiquer = effectuer des actes propositionnels ; • affirmer, poser une question, donner un ordre, promettre, etc. = effectuer des actes illocutoires. À ces trois types d’actes, Searle ajoute l’acte perlocutoire dans des termes semblables à ceux d’Austin, c’est-à-dire que cet acte est défini comme les effets ou les conséquences que les actes illocutoires ont sur les actions, les pensées ou les croyances, etc. des auditeurs. Cependant, le statut de cet acte est différent : dans la conception searlienne, l’acte perlocutoire ne fait pas partie de l’acte de langage proprement dit. Dans la presque totalité des actes de langage, on peut distinguer l’acte illocutoire et son contenu propositionnel. La forme canonique de l’acte illocutoire telle que la propose Searle est la suivante : FI (CP) où la variable FI prend ses valeurs parmi les procédés marqueurs de force illocutoire et où CP représente le contenu propositionnel, c’està-dire des expressions qui expriment des propositions. Ainsi par exemple, dans 15. Je te promets que je viendrai. 496 « je te promets » est le marqueur de force illocutoire et « que je viendrai » est le marqueur de contenu propositionnel, celui-ci étant nécessairement caractérisé en termes de la dichotomie vrai/faux. En ce qui concerne les marqueurs de force illocutoire, Searle signale qu’ils indiquent « la façon dont il faut considérer la proposition, c’est-à-dire quelle sera la force illocutionnaire à attribuer à l’énonciation ; ou encore quel est l’acte illocutionnaire accompli par le locuteur lorsqu’il énonce la phrase » (Searle, 1972, p. 68). Parmi les procédés utilisés pour marquer la force illocutoire on peut signaler les verbes performatifs, l’ordre des mots, l’intonation, le mode du verbe, l’accent d’insistance, la ponctuation. 1.2.1.Les actes de langage indirects Dans les cas les plus simples, affirme Searle, le locuteur énonce une phrase en voulant dire exactement et littéralement ce qu’il dit. Mais il y a des situations de signification, continue l’auteur, dans lesquelles le sens de l’énonciation du locuteur et le sens de la phrase cessent de se recouvrir (par ex., dans les métaphores, les ironies, les allusions, etc.). Une classe importante de tels cas est constitué par ceux où « le locuteur énonce une phrase, veut dire ce qu’il dit mais veut dire encore quelque chose d’autre » (Searle, 1982, p. 71). Ainsi, selon Searle, si je dis par exemple : « Peux-tu me passer le sel ? », je veux dire ce que je dis mais je signifie encore une autre illocution de contenu propositionnel différent. Autrement dit, l’énoncé ne doit pas être entendu comme une question mais comme la demande à l’auditeur de passer le sel. Dans ce cas, où l’énonciation a deux forces illocutoires, un acte illocutoire est accompli indirectement par l’accomplissement d’un autre acte illocutoire. Searle appelle ces actes des actes de langage indirects. C’est dans le domaine des actes directifs que les actes de langage indirects sont les plus nombreux. La motivation principale qui conduit à employer ces formes indirectes est la politesse et on comprend bien pourquoi : Les réquisits conversationnels habituels rendent difficilement admissible de proférer des phrases purement impératives (par exemple : « Sortez de cette pièce ») ou des performatifs explicites (par exemple : « Je vous ordonne de sortir de cette pièce »). (Searle, 1982, p. 77). 497 Searle dresse une liste de quelques phrases que l’on peut employer conventionnellement pour faire des demandes indirectes ou exprimer d’autres énoncés directifs, comme des ordres. Voici quelques exemples de ce type de phrases : 16. Pourriez-vous faire moins de bruit ? 17. J’aimerais que tu partes maintenant. 18. Vas-tu finir ton petit-déjeuner ? 19. Cela vous dérangerait-il de venir me voir ? 20. Pourquoi ne pas s’arrêter ici ? 21. Tu devrais être plus poli avec ta mère. Toutes ces phrases servent typiquement, normalement, et par convention, à énoncer des directifs (notons ici que la plupart d’entre elles admettent « s’il vous plaît » à la fin de la phrase ou avant le verbe), et cela même si aucune force impérative n’appartient au sens des phrases considérées. Cela dit, selon Searle, l’acte illocutoire y est aussi accompli. Pour montrer ce point, l’auteur signale qu’il y a des énonciations littérales de ces phrases où elles n’ont plus la valeur de demande indirecte. Ainsi, « Pouvez-vous me passer le sel ? » peut être énoncé comme une simple question concernant vos capacités dans une situation, par exemple, où l’on vient de vous enlever le plâtre que vous aviez au bras. Searle signale, par ailleurs, que quand ces phrases sont énoncées avec le but illocutoire primaire d’une demande, elles conservent leur sens littéral et sont énoncées avec ce sens littéral : dans chacun des cas mentionnés, le locuteur fait un directif en posant une question ou en affirmant. 2. Les actes de langage dans la perspective de la sémantique argumentative Ducrot (1984) propose une nouvelle définition des actes illocutoires en les intégrant dans sa conception générale de l’énonciation et dans sa définition du sens de l’énoncé. En effet, dans la mesure où interpréter un énoncé consiste, entre autres choses, à y reconnaître des actes et que cette reconnaissance se fait en attachant à l’énoncé un sens (i.e., un ensemble d’indications sur l’énonciation) 498 [d]ire qu’un énoncé possède, selon les termes de la philosophie du langage, une force illocutoire, c’est pour moi dire qu’il attribue à son énonciation un pouvoir « juridique », celui d’obliger à agir (dans le cas d’une promesse ou d’un ordre), celui d’obliger à parler (dans le cas d’une interrogation), celui de rendre licite ce qui ne l’était pas (dans le cas d’une permission), etc. (1984, p. 183) Par ailleurs, Ducrot critique l’expression « performatifs explicites » dans la mesure où elle laisse entendre qu’« il est possible d’effectuer un acte illocutoire par le simple fait qu’on asserte explicitement qu’on l’effectue « (1984, p. 201). Pour l’auteur, au contraire, si une formule comme Je te souhaite dans l’énoncé Je te souhaite bonne chance sert à accomplir un acte de souhait à propos du succès de l’interlocuteur, c’est parce qu’elle est d’abord assertion d’un désir de , au sens psychologique du terme (et non pas une assertion sur l’acte de souhaiter de L). Rappelons que, selon Ducrot, ce n’est pas en tant que locuteur L qu’on éprouve le désir, mais en tant que , le locuteur en tant qu’être du monde. En effet, l’acte de souhait, « qui n’existe que dans la parole où il se réalise, appartient typiquement à L : L fait l’acte de souhait en assertant que  désire » (1984, p. 202). En ce qui concerne les entités linguistiques intervenant dans les actes illocutoires, Ducrot et Schaeffer (1995) signalent l’existence de deux positions clairement différentes que l’on appelle habituellement ascriptiviste et descriptiviste. Selon les auteurs ascriptivistes, entre lesquels on peut ranger Austin et Ducrot, l’illocutoire doit être logé non seulement dans l’emploi des phrases, mais aussi dans les mots qui interviennent dans ces phrases. Autrement dit, selon cette perspective, il est difficile et même impossible d’isoler un contenu descriptif à l’intérieur de l’acte illocutoire et cela parce que la détermination de l’acte est souvent directement liée à l’emploi des mots du lexique. Ainsi, par exemple, dans un énoncé comme 22. Cet hôtel est bon. C’est l’adjectif « bon » qui donne lieu à la qualification de l’énonciation comme accomplissant l’acte illocutoire de recommandation ou, du 499 moins, comme faisant allusion à une recommandation passée, présente ou future par rapport à l’objet auquel il s’applique. Plus généralement, il est intrinsèque au sens des mots (cf. entre autres, les évaluatifs bon, juste, courageux, intelligent) de permettre l’accomplissement d’actes illocutoires. Etant donné que la détermination de l’acte se fait ainsi indépendamment des conditions empiriques de l’apparition de l’énoncé, la description vériconditionnelle concernant l’hôtel dont il s’agit en (22) n’a vraiment pas lieu. Comme le signalent Ducrot et Schaeffer (1995, p. 648), Une telle décision oblige à admettre que les concepts mêmes qui sont agencés par le discours peuvent ne pas avoir de contenu objectif, mais représenter des attitudes subjectives – attitudes du locuteur au moment où il parle, ou attitudes de locuteurs virtuels auxquels il fait allusion. Cette perspective – on le note – constitue un clair prolongement du rejet de la part d’Austin de l’« illusion descriptiviste » des philosophes du langage, selon laquelle la dimension vérité/fausseté est centrale dans la détermination du sens. Rappelons ici que la distinction initiale faite par Austin entre le constatif et le performatif constitue un argument à cette critique car elle fait reconnaître la nature performative qu’il peut y avoir dans le langage. Et que le philosophe anglais va encore plus loin dans la deuxième étape de ses travaux, quand il montre que les énoncés constatifs possèdent eux aussi une valeur d’action de sorte que la dichotomie entre performatifs et constatifs est rejetée en faveur d’une théorie générale des actes de langage valable pour tous les énoncés. Ainsi, le locuteur de Marie est au bureau ne se contente pas de représenter un fait, il fait une affirmation et cette affirmation est une action. Pour la position inverse, le descriptivisme, soutenu notamment par Searle, les mots du lexique n’ont pas de valeur illocutoire : il n’y a d’acte illocutoire que dans un énoncé complet. Rappelons que, selon Searle, deux parties doivent être distinguées dans le sens d’un énoncé : le contenu propositionnel (CP) et la force illocutoire (FI). Le contenu propositionnel étant conçu en termes de conditions de vérité – ce qui implique la considération d’une correspondance objective et 500 réaliste entre le monde et le sens –, et la subjectivité étant isolée et restreinte dans la force illocutoire, l’approche référentialiste de Searle repose sur une conception du sens selon laquelle les mots de la langue ne font que calquer le monde. En effet, pour Searle, un énoncé comme (22) serait analysé comme appliquant une FI assertive à un CP (bonté de l’hôtel), vu comme une pure description du réel et dépourvu, donc, de toute valeur de recommandation. De cette façon, et comme on aurait d’abord asserté que l’hôtel possédait le caractère objectif d’être bon, (22) constituerait un acte de langage indirect car il servirait, en plus, indirectement, à recommander l’hôtel. En définitive, selon la position descriptiviste, la recommandation n’est pas liée à l’emploi du terme « bon » de sorte qu’elle n’est pas une question de langue. La perspective de la sémantique argumentative est toute autre, on le sait : les termes ne désignent pas des objets du monde et le sens n’est pas de nature référentielle ni vériconditionnelle. Bien au contraire, le contenu est avant tout de nature discursive, ce qui veut dire qu’il se présente essentiellement en termes de discours. Rappelons, par exemple, que pour la théorie des blocs sémantiques (Carel, 2011 ; Carel et Ducrot, 2005) la valeur d’un mot ou d’une expression est constituée de discours, et que ceux-ci adoptent la forme d’argumentations, i.e., d’une interdépendance sémantique de deux éléments reliés par un « donc » ou un « pourtant ». Une dernière précision en ce qui concerne les conditions de réussite ou de félicité des actes illocutoires. Considérons un énoncé comme (23) 23. Venez vite ! Selon la perspective descriptiviste, pour déterminer la valeur illocutoire de (23), il est question de savoir s’il présente dans le monde (i.e., en dehors du langage) les conditions de réussite de l’acte d’ordre. Ainsi, si on considère que l’une de ces conditions externes établit que l’ordre peut être accompli avec réussite si et seulement si la personne qui énonce (23) se trouve en situation de supériorité hiérarchique par rapport à la personne à laquelle (23) est destiné, (23) est soumis à la dichotomie réussite/échec. 501 Face à cette vision réaliste qui lie la détermination de l’acte illocutoire aux propriétés du monde, Ducrot (1972, p. 293) signale avec précision : Tel que je l’ai décrit, le caractère illocutoire d’un énoncé tient à une certaine image qu’il donne de la parole, la présentant comme source de droits et de devoirs. Si on admet cela, il n’y a aucune raison d’attribuer à ces droits et devoirs une existence indépendante : ils ne valent que dans le monde déployé par l’énonciation au moment où elle s’effectue : aussi bien le destinataire que le spectateur peuvent les refuser, en refusant cet univers que le locuteur voudrait imposer, et en le réduisant à une pure prétention. Pour n’avoir pas fait attention à l’aspect « sui-référentiel » de l’illocutoire, les philosophes du langage ont été au contraire amenés à une sorte de juridisme réaliste, origine de problèmes, à mes yeux, artificiels. Pour Ducrot, par contraste, l'acte illocutoire d'un énoncé se détermine seulement dans la mesure où le sens de l'énoncé qualifie son énonciation comme accomplissant tel ou tel acte. On peut expliquer ainsi sans problème pourquoi un inférieur peut être puni pour avoir donné des ordres à son supérieur : « si on donne un statut purement intentionnel aux transformations juridiques impliquées par l’acte illocutoire [r]ien n’empêche alors que le soldat donne des ordres au général, c’est-à-dire, invente, par sa parole, un monde où le général devrait lui obéir, et ce « mauvais esprit » suffit amplement pour expliquer la punition » (Ducrot, 1972, p. 293). Bibliographie AUSTIN, J. L. [1962]. Quand dire, c’est faire, Paris, Ed. du Seuil, 1970. CAREL, M. L’entrelacement argumentatif. Paris : Honoré Champion, 2011. CAREL, M. ; DUCROT, O. La semántica argumentativa. Una introducción a la teoría de los bloques semánticos. Buenos Aires : Colihue, 2005. DUCROT, O. Dire et ne pas dire. Paris : Hermann, 1972. DUCROT, O. Le dire et le dit. Paris : Minuit, 1984. DUCROT, O. ; SCHAEFFER, J.-M. Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris : Seuil, 1995. 502 SEARLE, J. R. [1969]. Les actes de langage, Essai de philosophie linguistique. Paris : Hermann, 1972 SEARLE, J. R. [1975]. Sens et expression. Etudes de théorie des actes de langage (Chap. II. « Les actes de langage indirects »). Paris : Minuit, 1982. 503 504 Leçon XXXII Ducrot et Maingueneau : rapprochements et distanciations1 Samuel Ponsoni Universidade do Estado de Minas Gerais UEMG, Brésil 1. Questions préliminaires2 Il existe de nombreuses questions qui rapprochent le domaine d'étude conventionnellement appelé Sémantique Argumentative et fondé par Oswald Ducrot et l’Analyse du Discours à base énonciative proposée par Dominique Maingueneau, et nous ne disons pas cela uniquement en raison de la relation de nationalité des deux chercheurs. Il y a des rapprochements possibles également dans le domaine théorique, 1 Traduction : Samuel Ponsoni et Julia Lourenço Costa. Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo – UFSCar-FAPESP 2017/12792-0. 2 On ne pouvait pas commencer ce court texte, qui remplit un parcours plus descriptifdidactique que la vérification de thèses et certaines assertions taxonomiques et axiomatiques sur les dialogues et les distances, sans oublier que Ducrot et Maingueneau, non seulement parce qu'ils sont vivants, mais aussi parce qu'ils sont des chercheurs tenaces dans le domaine des études de langage, formulent et reformulent constamment leurs thèses. Sur ce lit, cher lecteur, vous trouverez ici un découpage « synchronique » des propositions théoriques faites par les deux auteurs à en certaines circonstances historiques. Cela, bien sûr, ne signifie pas que ces propositions théoriques juxtaposées ici ne sont pas en partie valables, mais il est possible, de temps en temps, de rencontrer d'autres compréhensions théoriques sur elles-mêmes faites par les auteurs eux-mêmes. En ce qui concerne Oswald Ducrot, dans ce livre même, en plusieurs chapitres, le lecteur pourra trouver dans son infatigable Sémantique Argumentative un parcours absolument solide, pertinent et sans précédent des formulations (re)théoriques de Ducrot. En ce qui concerne Maingueneau, nous proposons des travaux plus récents sur le concept d'ethos, qui peuvent être vérifiés : MAINGUENEAU, Dominique.. Retorno crítico ao ethos. In : BARONAS, R. ; MESTI, P. C. ; CARREON, R. (Orgs.) Análise o Discurso: entorno da problemática do ethos, do político e de discursos constituintes. Campinas, SP : Pontes Editores, 2016 e MAINGUENEAU, Dominique.. Variações sobre o ethos. São Paulo : Parábola Editorial, 2020. 505 bien qu’entre ces deux cadres théorico-méthodologiques, les marques de distance, de divergence et, parfois, de contradiction soient aussi claires. Ainsi, tout ce que nous examinons ici en termes de rapprochements ne sera qu'un simple essai didactique. Maingueneau a publié un livre, déjà ancien, mais très populaire au Brésil, intitulé Nouvelles tendances en analyse du discours3, dans lequel le discursiviste français aborde, dans un long et fructueux chapitre, une série de perspectives théoriques et méthodologiques de la Sémantique Argumentative. Pour rester dans un cas lapidaire, Maingueneau a examiné les opérateurs argumentatifs, une thèse très importante dans les travaux de Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot, du point de vue structurel et immanent du langage, il est possible de comprendre les fonctionnements linguistiques de certains éléments, comme, par exemple, « mais », « bien que », « car », « puisque », « parce que », entre autres, comme étant tous responsables de l'interaction argumentative entre les locuteurs d'une langue donnée. Dans ce chapitre de Maingueneau, dont le titre est « Les connecteurs argumentatifs », deuxième chapitre de la Troisième partie du livre précité, le discursiviste propose un ensemble de problématisations de l'usage du soi-disant posé, présupposé et implicite. Cependant, Maingueneau le fait non seulement en pensant à ces dispositifs linguistiques par rapport à l'usage immanent du langage, fortement basé sur les propositions de Anscombre e Ducrot, mais aussi en s'interrogeant sur ce qui est considéré comme le discours à ce moment (années 1980 dans le contexte français), c'est-à-dire, l'entrelacement entre la primauté d'un interdiscours, le rapport que tout discours entretient entre les discours, par alliance, conflit, contradiction etc., et le mouvement énonciatif de l'usage luimême, dans les scènes énonciatives les plus distinctes auxquelles Maingueneau soumet ces connecteurs argumentatifs pour les analyser. Quelques annés plus tard, nous avons un autre texte tout aussi productif, qui reflète les théories de Ducrot et de Maingueneau, les mettant en relation. Il s'agit d'un essai introductif proposé par Sírio Possenti, chercheur et professeur dans le domaine de la linguistique au Brésil. 3 MAINGUENEAU, D. Novas tendências em Análise do Discurso. Campinas, SP : Pontes/ Editora Unicamp, 1997. La traduction des premières publications est assurée par la chercheuse et professeur brésilienne Freda Indursky, em 1987/1988. 506 Possenti, dans « Ducrot et l'analyse du discours »4, fait une incursion heuristique des concepts les plus chers à l'analyse du discours (ci-après AD) et à Ducrot, comme, par exemple, la relation des hypothèses à l'implicite de la théorie française du discours, principalement à travers la question des discours transversaux ; mais pas seulement cela. Possenti propose une approche assez inhabituelle, mais intéressante, entre Ducrot, un théoricien plus structurelimmanentiste, comme nous l'avons déjà dit, et le concept d'idéologie, via Slavoj Žižek, un philosophe slovène très populaire aujourd'hui – d'une part, peut-être parce qu'il n'avait pas tout préjugé lors de la mobilisation des savoirs les plus différents (profane, religieux, scientifique...) dans l'élaboration de ses théories et, d'autre part, pour « vivre à la fin des temps », en profitant d'un jeu de mots avec son célèbre ouvrage – un concept, soit dit en passant, très fructueux (et polémique) dans les domaines des études matérialistes-historiques, qu'il s'agisse des théories linguistiques, humaines ou sociales. En fait, contrairement à Possenti, qui scrute les possibilités de Ducrot face à une perspective plus large de l'AD ou, à la différence de Maingueneau, qui examine de plus près et plus « stricto sensu » la théorie du posé, présupposé et implicite de Anscombre et Ducrot, dans ce texte nous nous consacrerons à analyser la relation entre la théorie de l'Ethos discursive, dans la vision énonciative de Maingueneau, et la théorie polyphonique, qui passe aussi par la question de l'Ethos, de la Sémantique Argumentative de Ducrot, disons « 1.0 » (voir note 2). Nous analyserons cette relation, tout d'abord, car il nous semble qu'il y a une possibilité de rapprochement théorique dans cette notionconcept d'ethos discursif, soit par la perspective énonciative que, chez Ducrot et Maingueneau, cette notion-concept semble soulever, soit aussi par la tradition historique que les deux les théoriciens reconnaissent, à savoir, celle d’Aristote et son influence et sa formulation pensante de la rhétorique ancienne. Ensuite, parce que de rares ouvrages à vocation plus didactique se sont consacrés à cette 4 In: POSSENTI, Sírio. Questões para analistas do discurso. São Paulo : Parábola editorial, 2010. 507 approche spécifique, c'est-à-dire l'influence originale chez les deux auteurs français5. 2. Sur le chemin de la Rhétorique ancienne Avant d'approfondir la question des rapprochements théoriques possibles entre Sémantique Argumentative et Analyse du Discours énonciatif, proposée par Dominique Maingueneau, par la catégorieconcept d'ethos, il est possible de dire que cette notion remonte à des traditions anciennes, principalement des études rhétoriques et que ces traces d'influence n'ont disparu chez aucun de ces théoriciens français, étant donné que leurs réinterprétations (linguistiques et discursives) partent précisément de la Rhétorique aristotélicienne. Dans la rhétorique ancienne, il était assez habituel de se référer à cette dimension scénographique (pas avec cette nomenclature) pour l'usage d'un art oratoire, d'une bonne maîtrise du mot, surtout en la liant à l'oral devant un public, grâce à laquelle les locuteurs avec leur énonciation acquéraient pour propriétés persuasives un ensemble d'ethos – ethé –, conférés par eux-mêmes ou par un public auquel ils s'adressaient et qui le plus souvent était lié d'une manière ou d'une autre à leur propre manière de dire6. Les études d'Aristote, principalement en Rhétorique7, dans lesquelles l’auteur cherche à examiner comment les techniques persuasives des locuteurs agissent sur les destinataires, soutenues, entre autres, par une notion d'ethos, cherchent, à la limite, à construire un dire 5 Récemment, la traduction au portugais du livre L'analyse du discours poststructuraliste a été publiée : les voix du sujet dans le langage chez Lacan, Althusser, Foucault, Derrida et Sollers, par Johannes Angermuller, dans laquelle ce chercheur met les théories d'inspiration ducrotienne, ainsi que la théorie de Ducrot elle-même sur la réalisation sémantique-énonciative de certains énoncés avec le concept-notion de scénographie de Maingueneau, qui est, en définitive, l'une des dimensions énonciatives-discursives qui composent l'éthos du discours. (Voir ANGERMULLER, Johannes. Análise de discurso pós-estruturalista: as vozes do sujeito na linguagem em Lacan, Althusser, Foucault, Derrida e Sollers. Campinas, SP : Pontes Editores, 2016). 6 Notez que la persuasion oratoire n'était pas ce que les orateurs disaient d'euxmêmes, dans une affirmation de soi de leur efficacité ou de leur compétence à parler au public qui leur était réservée, mais, principalement, ce qui était révélé par la façon dont ils le disaient. 7 In : Aristóteles. Obras completas. Lisboa : Imprensa Nacional-Casa da Moeda (Coleção Biblioteca de Autores Clássicos). 508 de manière « correcte et efficace » comprise comme un ensemble de techniques capables de donner une bonne impression et une efficacité au discours d'un locuteur à son public, à travers l'image que ce dernier construit de lui-même, en cherchant à gagner son public. Selon l'argument de l'éthos rhétorique, l'orateur utiliserait essentiellement trois qualités: la prudence, la vertu et la bienveillance. En d'autres termes, Aristote proposait déjà une description faisant référence de manière synonyme à ces trois formes d'imposition de l'efficacité d'une énonciation par un locuteur, qu'il appelait : phronèse – se présenter comme une personne réfléchie et sensible ; arête – avoir l'attitude et la vertu d'un homme de parole vraie, franche et directe ; eunoia – offrir une image positive et bienveillante de soi-même. L'efficacité du discours serait garantie à un locuteur possédant de tels attributs, compte tenu du fait que l'ethos passerait également par cette triade persuasive de l'énonciation, sans toutefois rendre explicites ces fonctions d'éthé persuasives. L'étude de l'éthos par la rhétorique ancienne a marqué son efficacité et implanté son analyse de l’orateur. Ce sujet, tel un charmeur de serpent, aurait la capacité d'hypnotiser et de captiver dans une énonciation, mobilisant, à son libre choix – souvent dans une mise en scène d'improvisation – la bonne parole. Sinon, l'utilisation de cette technique, pour Aristote8, consiste à ce que l'orateur fasse bonne impression par la façon dont il construit son discours, en donnant une image de lui-même capable de convaincre le public en gagnant sa confiance, l'amenant à adhérer à ses positions. Cependant, souligne Aristote, cette confiance doit être l'effet du discours, et non d'une prévention sur le caractère de l’orateur, une lacune interprétative et théorique assez bien utilisée par Maingueneau, par exemple. En portugais, comme petit exemple bien connu, nous avons l'art rhétorique dans la prédication oratoire du père Antônio Vieira. D'abord investi dans l'argumentation orale puis dans des publications considérées comme littéraires, ce religieux a suscité de nombreuses études, notamment dans le domaine de la littérature. 8 Il est nécessaire de considérer que dans ce texte nous faisons une brève référence et une lecture de l'œuvre aristotélicienne, qui peut laisser de nombreuses lacunes car l'œuvre de cet ancien penseur est monumentale et d'une importance inévitable dans différents domaines de la science. 509 Les Sermões9, qui donnent aussi le nom à une organisation de livres du même nom à l'époque moderne, sous la rubrique de ce prêtre jésuite, ont eu un grand impact sur son auditoire. Vieira a toujours été considéré comme l'un des plus éminents argumentateurs de la langue portugaise. Il y avait une recherche dans ses discours de grandes métaphores, prémisses, anticipations devant les interlocuteurs. 3. De Ducrot à Maingueneau D'un autre point de vue théorique, à une époque éloignée de celui des études de la rhétorique ancienne, Oswald Ducrot a une étude de la catégorisation sémantico-pragmatique de la notion d'ethos, dans laquelle le linguiste a engagé ses efforts théoriques sur l'existence, d'un annonceur (Locuteur L), responsable de tout le développement énonciatif, en tant que voix qui se prêterait à la conduite d'énoncés dans une situation de communication, et sur celle d’un sujet empirique, qui vit dans un lieu et dans un temps, c'est-à-dire un être, ou même un Locuteur Lambda –  – qui se propose d'être l'auteur d' un énoncé. Cette théorisation de Ducrot est assez intéressante et a donné et donne encore lieu à plusieurs débats et réflexions, puisqu'elle conduit encore à une théorie plus large, à savoir la Théorie Argumentative de la Polyphonie. Cet événement, en fait, est celui d'une mobilisation dans laquelle l'éthos se configure progressivement dans un deuxième plan énonciatif, étant donc ainsi perçu par les interlocuteurs d'un locuteur donné dans une énonciation. En d'autres termes, selon le sémanticien français, l'éthos est associé au L, le locuteur en tant que tel. Ainsi, l'éthos n'appartient pas à l'ordre du dire, du Locuteur tel qu’il ? est dans le monde –  –, mais à l'ordre du montrer. Ainsi, c'est dans la mesure où c'est une source d'énonciation que le Locuteur en tant que tel – L – est recouvert de certains caractères qui, par conséquent, rendent cette énonciation acceptable ou réfutable. Dans cette perspective théorique de Ducrot, à ce stade de sa théorisation du concept, c'est-à-dire les années 1980, ce qui compte, c'est l'image que l’interlocuteur se fait du locuteur. Ducrot (1987) déclare que le Locuteur – L –, lorsqu'il produit une information sur luimême, différemment de ce que l'on croit dans certaines théories de la 9 VIEIRA, Antônio. Sermões. Lisboa : Porto, 1945 (Obras completas de Padre Antônio Vieira). 510 communication (celle des facteurs d'utilisation du langage, par exemple), n'essaie pas simplement de dire à l’interlocuteur en quoi consiste cette information, en déclarant « je suis ceci, je ne suis pas cela » de manière à rendre sa déclaration acceptable, mais amène le destinataire à incorporer que « nous devons croire le locuteur », car son patrimoine (linguistique, culturel ...) fortement mis en jeu dans son discours prouve, garantit et, par conséquent, légitime ce qu’il dit. Certes, cet ethos se construit entre les participants de l'énonciation, soit dans toute situation de communication (dans une interaction momentanée comme un dialogue face à face, ou dans un conte littéraire avec plusieurs interlocuteurs, la plupart du temps, pedant longtemps), soit dans tout dispositif énonciatif (un discours vidéo, le discours publicitaire, le discours d'une lettre, etc.), dans lequel l'écriture existe effectivement, mais pas nécessairement comme objet de discours, d'une étude analytique discursive. Cependant, la vision théorique de Ducrot, selon Maingueneau luimême, (2008, p. 71), prolonge les perspectives aristotéliciennes sur l'éthos, immanemment attachées à l'ordre du langage et au plan de l'énoncé, bien que ce ne soit pas un terme aristotélicien. En d'autres termes, dans la perspective théorique de Ducrot, il manques des interférences discursives existent avec la position énonciative, devant une institution qui englobe les pratiques discursives – famille, police, école, écoles littéraires –, sans que le genre, le lieu, le temps historiquement et culturellement determiné ne soient pris en considération, ni les constructions faites par les destinataires de la situation de communication. Autrement dit, si Ducrot croit que l'éthos est associé au locuteur en tant que tel – L –, appartenant à la sphère de l'indication, du montrer, donc à l'ordre du deixis linguistique, Maingueneau comprend que le sujet est constitué dans une instance subjective qui se manifeste à travers le discours, en tant que concept et objet d’analyse. C'est-àdire non plus dans l'ordre de la deixis, comme l'entrevoit Ducrot, mais aussi dans l'ordre de ce qui est historiquement (im)possible d'être montré et dit selon les évidences idéologiques des discours des sujets. Un lieu socio-historique, institutionnel, matérialisé dans le discours ; une image-sujet à incorporer dans l'énonciation, une instance qui ne peut être conçue comme une simple perspective qui se résume à l'ordre linguistique, dans lequel le sujet se déplace consciemment et 511 commence à parler à partir de différentes positions énonciatives, mais comme une « voix », associé à un « corps énonciatif » historiquement et institutionnellement déterminé. Dans cette vision, une plus grande finesse est donnée à l’analyse de Maingueneau. Ni ce qui est montré ni ce qui est dit par le discours n’est le produit d'une intention du locuteur, mais le résultat d'une (im)possibilité historique de l'existence de ces interactions à travers les discours, qui autorise certains significations – et leurs effets – et en désautorise d'autres. Par conséquent, comme nous le verrons ici, en nous appuyant sur les études de Maingueneau, l’ethos comprend aussi des connaissances discursives, pré-discursives ou extra-énonciatives des locuteurs, institutionnellement imbriquées s'elever qui doivent et peuvent retomber sur des éléments de l'ordre discursif, au-delà du locuteur, en comptant également les destinataires, dans leurs possibilités d'adhésion. Cela diffère, selon le point de vue de Maingueneau : i) des études aristotéliciennes de la rhétorique, liées aux attributs de l'énonciation même du locuteur, qui, de cette manière, mériteraient d'être commentées de manière à porter davantage le trait sur le caractère du locuteur, ou mieux, sur la manière dont il mobilise son caractère dans son énonciation, plutôt que sur ce qui est garanti dans son énonciation ; et ii) des études de Ducrot, qui en quelque sorte prolongent les théories rhétoriques ne prêtant pas attention aux connaissances discursives en dernier instance. Ainsi, « l'efficacité de l'éthos est liée [...] au fait qu'il implique en quelque sorte l'énonciation sans être explicite dans l'énonciation » (MAINGUENEAU, 2006a, p. 268), et cet auteur complète en disant que « Autant qu'il est lié au locuteur, dans la mesure où il est à l'origine de l'énonciation [...] le destinataire attribue à un locuteur inscrit dans le monde extradiscursif des caractéristiques en réalité intradiscursives, parce qu'elles sont associées à une façon de dire » (MAINGUENEAU, 2006a, p. 268). En raison de ce biais de Maingueneau, dans la scène énonciative à laquelle un texte est attaché, les analyses du lieu et de la deixis – en tant qu'expédient linguistique qui entrelace les ensembles de réalité et de langage – qui la composent ne suffisent pas. Pour étendre la démarche de l'étude à ces coénonciateurs, sous forme d'adhésion discursive, il est nécessaire de voir comment les discours qui 512 recouvrent des dispositifs énonciatifs, même lorsque ceux-ci sont matériellement de nature scripturale, sont faits pour résonner d'une voix, d'une vocalité qui, bien souvent, se garantissent comme des scènes qui valident la connaissance discursive et qui entonnent et donnent le ton à l'engendrement de ce discours par l'ethos. L'usage discursif de l'éthos ne doit donc pas se dérober ou refuser de relier les énoncés présents dans les discours aux voix et aux tons qui sont présents dans les énonciations des textes dans lesquels ils sont inscrits. Ces voix proviennent des énonciations, à la fois dans la forme et en arrière-plan, qui représentent, comme il est dit dans l'extrait précité, l'une des différentes dimensions des formations discursives10. Les manifestations de l'éthos seraient données à un public non seulement par la vocalité, mais aussi par une sorte de figuration du corps qui est énonciateur, à partir d'une construction historique qui est legitime et légitimée au fur et à mesure que l'énonciation des discours se déroule. Ainsi, selon l'étude de Maingueneau, pourquoi recourir : (...) à la notion d'ethos : son lien crucial avec la réflexivité énonciative et la relation entre le corps et le discours qu'elle implique. Il ne suffit pas de voir l'instance subjective qui se manifeste par le discours uniquement comme un statut ou un rôle. Elle se manifeste aussi comme une « voix » et, de plus, comme un « corps énonciateur », historiquement spécifié et inscrit dans une situation, que son énonciation présuppose et valide progressivement (MAINGUENEAU, 2008, p. 70). Dans ce ton, les études discursives permettent de dire l'existence d'un ethos lié à l'ordre du montré et d'un ethos lié à l'ordre du dit. On peut donc dire que l'éthos d'un discours résulte d'une interaction de plusieurs facteurs. En effet, lorsque le sujet produit une énonciation, il construit une image de lui-même, un ethos efficace. Cependant, cette 10 En bref, la notion de formation discursive, tout à fait centrale dans l'analyse du discours française, a été introduite par Foucault (1969) et reformulée par Pêcheux, qui la définit comme « ce qui peut et doit être dit [...] à partir d'un position donnée dans une conjoncture donnée » (HAROCHE ; PÊCHEUX ; HENRY, 1983, p. 26). Ainsi, une Formation Discursive n'est pas un espace structurel fermé, car elle est constitutivement « envahie » par des éléments qui viennent d'autres lieux (c'est-à-dire d'autres Formations) qui s'y répètent / reformulent, lui fournissant ses preuves discursives fondamentales (PÊCHEUX , 1990, p. 314). 513 image de soi dialogue dans une rue à double sens, d'une part, avec quelque chose qui a été dit auparavant, indépendamment, à un autre lieu, l'éthos pré-discursif, et, d'autre part, avec la mise à jour de ce qui a déjà été dit, l'éthos discursif. Le pré-discursif et le discursif, à leur tour, dialoguent avec une mémoire du dire, un imaginaire discursif composé de stéréotypes liés à des mondes éthiques, des mondes possibles d'interaction entre sujets. Cette mémoire du dire, cependant, soutient à la fois l’ethos dit et l'ethos montré, et ceux-ci, à leur tour, également dans les deux sens, soutiennent l'éthos discursif. En y regardant de plus près, le linguiste français note que le ton seul ne recouvre pas tout le champ énonciatif d'un ethos ou de son ensemble, ethé. Une telle forme de vocalité est également liée à un personnage, qui serait un ensemble de traits psychosociaux attribués par les coenonciateurs à la figure de l’énonciateur du discours. La même situation s'applique à la notion de corporéité. « Corps » est compris ici comme quelque chose de construit par les destinataires dans la lecture, selon la Formation Discursive de chaque groupe. La combinaison du narrateur avec l'attente du public et la construction des significations permet un retour à la construction et à l'exécution de la scénographie, générant, entre autres, un garant de certains ethés – l'homme prototypique des histoires de faits différents. L'éthos implique donc un contrôle tacite du corps, appréhendé à travers un comportement global. Le caractère et la corporéité du garant reposent alors sur un ensemble diffus de représentations sociales valorisées ou dévalorisées, de stéréotypes sur lesquels l'énonciation se fonde et qui, à leur tour, contribuent à renforcer ou à transformer. Ces stéréotypes culturels circulent dans les archives les plus diverses de la production sémiotique d'une collectivité : livres de morale, théâtre, peinture, sculpture, cinéma, publicité... (MAINGUENEAU, 2008, p. 72). Avec cet ordre d'éléments non-dits, que la théorisation discursive de l'ethos appelle anti-ethos, il y a corrélativement la figure de l'anti-garant, qui serait la construction d'une image stéréotypée de celui sur lequel il ne faudrait pas s'appuyer ni suivre pour l'incorporation du discours. Lorsque la discursivité est intégrée aux éléments de l'ethos, le discours commence alors à fusionner avec le corps des 514 caractéristiques sémantiques dans lesquelles il est investi. Maingueneau parle alors d’incorporation pour désigner ce « mélange essentiel entre une Formation Discursive et son ethos qui se produit par la procédé énonciatif » (MAINGUENEAU, 1997, p. 48). Une incorporation produit sutout au niveau textuel, bien que cette incorporation semble évidente ; l’auteur ajoute également : « L’incorporation que l’ethos appelle se développe à partir d’une corporalité si évidente que nous risquons de l’oublier : celle du texte. L'œuvre n'est pas seulement une certaine forme d'énonciation, elle constitue aussi une totalité matérielle qui, en tant que telle, fait l'objet d'un investissement par l'imaginaire » (MAINGUENEAU, 2006a, p. 287-288). Les études de l'AD, au moins jusqu'à un second moment d'éruption épistémologique, notamment autour des travaux de Michel Pêcheux, ont souvent eu recours à l'explication de l'inscription des sujets dans une certaine formation discursive à travers les théories althussériennes de l'assujettissement, qui, avec plusieurs nuances, feraient non-identification entre les sujets et la formation discursive. Cette forme d'incorporation de l'étude de l'éthos dans le discours, selon Mainguenau (1997), ne résoudrait pas adéquatement la question de la participation des coénonciateurs à l'efficacité d'un discours, car ces sujets qui sont dans l'un des pôles de l'énonciation discursive ne sont pas contestés ou pris par des contenus de l'ordre de leurs intérêts ; ces individus ont leur accès enregistré à travers le dit et au fur et à mesure leur façon de dire, qui s'enracine dans la manière d'être d'un imaginaire vécu socialement, mais construit historiquement et idéologiquement, c'est-àdire que l'adhésion des sujets passe par l'interprétation de l'incorporation telle que nous la décrivons : Si le discours peut « assujettir » c'est parce que, avec toute vraisemblance, son énonciation est liée à cette possibilité ; la notion d'« incorporation » semble aller dans le sens d'une meilleure compréhension de ce phénomène. En revanche, si nous nous contentons d'expliquer l'adhésion des sujets à travers la projection de structures socio-économiques (l'appartenance à un tel groupe social nous oblige à croire en un certain discours), nous maintiendrons une relation d'extériorité entre discours et la société (MAINGUENEAU, 1997, p. 49). 515 Ainsi, cette démarche faite par l'éthos du garant avec ses interlocuteurs, directement ou indirectement, est appellée, dans le sillage de Maingueneau, incorporation et peut, à son tour, être investie de trois manières, essentiellement : a) par la Formation Discursive comme celui qui garantit et donne la corporalité à l’énonciateur du discours, en même temps qu'elle donne la corporalité à la figure du destinataire ; c'est cette forme discursive qui règle cette action de corps textuel. Le garant, élément de l'éthos, est à son tour, partie constitutive de ce processus et prend corps à travers l'énonciation du texte en question en l'analyse ; b) pour ce qui est de l'ordre de l'incorporation, il définit à son tour les schémas qui permettent aux sujets d’habiter le monde, la société, l'institution discursive, c'est-àdire qui permettent que l’énonciateur entre en situation d'énonciation en absorbant un certain schéma qui lui permet, d’une manière spécifique, de se rapporter au monde, se construisant son propre corps ; c) et enfin, ces deux conditions d'abord énumérées (a et b) définissent la condition d'incorporation imaginaire des destinataires dans le corps construit aux deux extrémités de l'énonciation, faisant avancer ces deux formes d'incorporation référées et construisant un corps d'une communauté imaginaire qui divise un discours identifié11. Les sens qui imprègnent un discours donné se manifestent à la fois par cette manière de se positionner dans l'interdiscours et par leur propre manière de dire. Le coénonciateur n'est pas confronté à un texte juste pour entrevoir la bonne disposition de ses personnages, mais pour être coopté à l'adhésion. En effet, pour le cadre théorique de l'AD, on ne peut ou ne doit utiliser le concept d'ethos rhétorique qu'en effectuant un double déplacement, afin de l'adapter à sa proposition discursive pour l'étude du langage. Comme le souligne Maingueneau12 : 11 Bien que nous indiquions qu'il y a un locuteur qui, tout en développant son énonciation, s'investit également dans un ethos, établissant toujours un garant dans le plan énonciatif, on souligne en cela qu'il n'y a pas de caractère subjectiviste, comme cela pourrait sembler à première vue dans cet usage du langage ; au contraire, un ton qui recouvre une certaine vocalité d'un texte liée à une dimension identificatrice d'une certaine position discursive. 12 Ce linguiste français est l'un des chercheurs les plus tenaces lorsqu'il s'agit d'associer le discours à une situation d'argumentation de textes nettement ancrés dans le langage verbal, dans le langage non verbal, ou, lorsque, par coercition générique, par exemple, il s’agit de l’associer à deux plateformes d'utilisation de la langue. Je pense 516 Premièrement, [le concept ethos] doit supprimer toute préoccupation « psychologisante » et « volontariste », selon laquelle l'énonciateur, comme l'auteur, jouerait le rôle de son choix en raison des effets qu'il entend produire sur son public. En réalité, du point de vue de l'AD, ces effets sont imposés, (sic) non par le sujet, mais par la formation discursive [...] ils s'imposent à ceux qui, à l'intérieur, occupent une place d'énonciation, faisant partie intégrante de formation discursive, au même titre que les autres dimensions du discours. Ce qui est dit et le ton qui est dit sont également importants et indissociables. Deuxièmement, l'AD doit recourir à une conception de l'ethos qui, d'une certaine manière, est transversale à l'opposition entre l'oral et l'écrit. [...] En réalité, même le corpus écrit (sic) ne constituent pas une oralité affaiblie, mais quelque chose avec une « voix ». Bien que le texte soit écrit, il est soutenu par une voix spécifique [ ...] (MAINGUENEAU, 1997, p. 45-46 souligné par l'auteur ; l’insertion entre crochets a été faite pour nous). 4. Une brève analyse pour finir Désormais, nous testerons les propositions de Ducrot et Maingueneau sur la notion d'ethos. À cette fin, nous mobiliserons l'énoncé Comme nous nous sommes récemment engagés, dans le bon sens Cette déclaration a été dite par le président brésilien, Jair Bolsonaro, lors de l'inauguration d'un bureau d'affaires brésilien à Jérusalem, en Israel, dans le contexte linguistique suivant13 : Comme nous nous sommes récemment engagés, dans le bon sens (au sens acceptable), en ouvrant ici un bureau pour le commerce la technologie, la recherche, et l'innovation à Jérusalem, vous commencez ici aux textes utilisés par le discours publicitaire, sur lesquels l'auteur se concentre avec beaucoup d'emphase, mais aussi à des mobilisations argumentatives dans des textes du genre caricature, pour retenir un exemple. 13 L'article complet, intitulé « La relation est là pour rester », dit Bolsonaro à propos d'un bureau commercial au Brésil et à Jérusalem, est disponible à : https://g1.globo.com/mundo/noticia/2019/04/02/relacionamento-veio-para-ficar-dizbolsonaro-sobre-escritorio-comercial-do-brasil-em-jerusalem.ghtml>. Accès 22/11/2020. 517 de plus en plus à remarquer que cette relation qui est la nôtre est là pour durer, a déclaré le président. À partir de ce contexte, nous soulignons l'énoncé suivant « Comme nous nous sommes récemment engagés, dans le bon sens », pour faire une analyse qui croise partiellement les deux théories. D'une part, du point de vue de Ducrot, quand on pense à l'image que cet énoncé peut construire d’un locuteur L qui cherche à se projeter dans l'énonciation en direction d’un public et à travers la sémantique des arguments, il faut observer un sens supposé qui est étroitement lié à l'ordre des significations du mot dans l'organisation structurelle de la langue, comme, par exemple, dans l'existence d'un bon sens et d'un mauvais sens de la fiancée, qui est une sorte d'accord de pré-célébré de mariage en définitif. Cependant, en réfléchissant aux sous-entendus – une compréhension qui devrait conduire à des points de vue plus subjectifs – de l'orateur qui assume cet énoncé, on peut déduire que, dans ce cas, en célébrant, dans la métaphore, le partenariat entre le Brésil et Israël, et dans la métonymie le célébration entre lui, Bolsonaro et Netayanhu, il y a un sentiment que l'engagement s'est établi entre eux. Par conséquent, nous avons deux images et deux ethés qui peuvent être placés dans l’auditoire pour les convaincre : deux sens, des présupposés, dans l'énoncé, et une gamme de sous-entendus, mais qui par l'ordre de compréhension générale auquel l'énonciation est soumise, reviennent à supposer un sens positif dans l'engagement entre le Brésil et Israël, célébré dans la figure des présidents des deux pays Bolsonaro et Netayanhu qui ont établi une bonne alliance dans l'engagement. D'un autre côté, du point de vue de Maingueneau, l'éthos engloberait une série d'autres interprétations qui dépassent l'ordre des arguments de l'énonciation énoncé par les locuteurs de la phrase analysée, mais qui influencent directement l'interprétation de l'implicite dans ce dire. En réfléchissant à l'ethos construit dans la scénographie, c'est-àdire à ce qui dans la structure de l'énonciation, dans le cas verbal et organise les ordres du pré-dit, les scènes fondatrices, le dit lui-même et le spectacle, Bolsonaro, tout en étant orateur qui assume la représentation discursive de parler à un certain public, apporte des significations de cet engagement qui sont dirigées vers la 518 compréhension que, bien qu'il soit bon d'être engagé, comme un sens métaphorique d'un accord politique productif. Ce geste lui fait chercher quelque chose, dans l'ordre du langage et du discours, qui nécessite un complément, placé dans la glose comme « dans le bon sens ». Ce bon sens établit une division entre les mondes éthiques possibles à comprendre. On peut comprendre l'engagement à l'image de l'accord voulu et montré, mais, dans ce monde qui est entré, il faut comprendre que cet engagement ne pourra jamais être un engagement entre deux sujets masculins et hétérosexuels. Pour cette raison même, le rejet, « dans le bon sens », établit non seulement une explication de l'image construite métaphoriquement, mais une sorte « d'ajustement de précision » afin qu'il n'y ait pas de sous-entendus qui détruisent l'éthos construit dans cette phrase, c'està-dire qu’il n’y ait qu'un engagement politique et structuré dans un engagement uniquement métaphorique, mais qui ne détruit pas non plus l'éthique antérieure que le président actuel cherche souvent à construire dans ses discours, c'est-à-dire des actes de discours fortement belligérants contre des personnes qui ont le choix et la volonté de relations homosexuelles, par exemple. Bibliographie AMOSSY, R. 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